Prix Nobel de Littérature : Qu’attend-t-on pour récompenser Kundera ?

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©Elisa Cabot

À 86 ans, l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être, fait largement autorité parmi les romanciers contemporains. Pourtant, il n’a toujours reçu aucun Prix Nobel de Littérature bien qu’il soit traduit dans presque toutes les langues et enseigné aux lycéens du monde entier. 

« Kundera, de la province pragoise au quartier latin »

Milan Kundera est passé à la postérité, cela ne fait aucun doute. On ne compte plus ses prix littéraires et il est entré dans la prestigieuse collection de la Pléiade en 2011 — alors qu’il est excessivement rare d’y entrer de son vivant. Mais si le nombre de livres vendus et les prix littéraires ne font pas tout pour décerner un prix Nobel de littérature, c’est bien pour la singularité et l’importance de son œuvre dans l’Histoire de la Littérature qu’il faudrait le récompenser.

Né en 1929 à Brno d’un père musicologue et d’une mère très cultivée, il grandit parmi les arts et la culture. Étudiant en littérature à Prague, il s’engage à 18 ans au Parti Communiste mais s’en fait exclure par deux fois, trois ans plus tard. Il publie La plaisanterie et Risibles amours en 1947 un an avant le coup de Prague. Le tournant du Printemps de Prague en 1968 achève de convaincre l’écrivain de quitter la Tchécoslovaquie où la liberté d’expression régresse et la censure croît. Il choisit la France en 1975 et F. Mitterrand lui octroie la nationalité française six ans plus tard. En 1990, après son roman L’Immortalité, il décide de délaisser le tchèque pour n’écrire plus qu’en français.

C’est probablement la préface de Louis Aragon pour La Plaisanterie qui le fait connaître aux lecteurs français, mais c’est très certainement son roman l’Insoutenable légèreté de l’être, qui le révèle au monde entier. Véritable succès de librairie, traduit en trente-cinq langues, et même au programme de Français en classe de seconde. L’enseignement de cette œuvre démontre le caractère intemporel et original qu’elle inspire.

La majorité de ses intrigues se déroulent en Bohême — il refuse le mot Tchécoslovaquie, même lorsqu’il écrit en français. Les lieux paraissent donc exotiques pour les Français. De plus, la Tchécoslovaquie lui retire sa nationalité et lui ôte donc toute attache au pays qui l’a vu naître. Il n’est donc pas pertinent de dire que Kundera est un écrivain français ou tchèque : on peut qualifier son œuvre d’européenne. De même, sa conception de l’Homme confirme la vocation de l’œuvre à être universelle puisqu’il expose ses personnages à des situations d’une normalité harassante, à l’amour, l’objection de conscience, la haine…

« Il a su faire du Roman un art à part entière »

Stendhal disait que « Le roman doit raconter ; c’est le plaisir qu’on lui demande. […] c’est l’action qui fait le roman, et non pas la dissertation plus ou moins spirituelle sur les objets auxquels pense le monde ». Si l’on prend en compte la définition stendhalienne du roman, Kundera n’en a écrit aucun, puisqu’il mêle à la trame de l’histoire de longs discours philosophiques interrompant son cours. Mais le roman a évolué depuis le XIXème siècle, il n’est plus un long récit fictif comme l’on en écrivait jusqu’au début du XXème siècle — en ceci, Du côté de chez Swann de Proust est le premier à rompre avec cette tradition en laissant une grande place à la réflexion du narrateur sur le monde qui l’entoure.

On ne peut pas en vouloir aux écrivains des éditions de Minuit, à ces tenants du Nouveau Roman, que d’avoir fait disparaitre toute l’essence du personnage romanesque. Après les deux guerres mondiales, l’expérience de l’absurde, le désabusement, ont envahi tous les cœurs et les écrivains ont eu le besoin d’exprimer ce vide et cette négation de la vie, du « non-être » dirait Kundera, à travers la mort psychologique de leurs personnages. Ils doutèrent même de la pertinence du mot de « roman » en lui préférant les mots « écriture », « fiction », et même « antiroman ».

Si les écrivains du Nouveau Roman ont parachevé de tuer le roman et d’aseptiser l’habitacle psychologique des personnages, Milan Kundera fait partie de ceux qui l’ont réinventé. Marcel Proust avait déjà annoncé l’entremêlement complexe entre action et réflexion, Kundera a su le prolonger. De longs passages d’analyses du rêve se trouvent dans l’Insoutenable et La vie est ailleurs. Kundera adopte une posture presque freudienne et dissèque méticuleusement la psychologie de ses personnages. Et cela fait du bien après avoir éprouvé le vide inhumain dont sont pétris les héros durassiens et butoriens. Kundera a sauvé le roman du sort qu’ont connu le théâtre et la poésie, relayés aux « limbes de la littérature », cantonnés à un art d’auteur, comme l’écrit François Ricard dans sa préface de l’Œuvre de Kundera à la Pléiade. Milan Kundera n’est pas le seul à l’avoir réinventé : on peut lui associer Gabriel Garcia Marquez, Philip Roth, ou encore Hemingway, tous nobélisés par l’Académie suédoise, à l’exception de Roth qui reçut le Pulitzer qui est d’un prestige équivalent.

Milan Kundera ne s’est pas contenté de réinventer le roman en en écrivant, mais aussi en théorisant ce qu’il considère comme un art indépendant de la littérature. Dans L’art du roman, il donne la définition suivante :

« La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques thèmes de l’existence. […] l’histoire du roman sera celle du roman devenu poésie. Mais assumer les exigences de la poésie est tout autre chose que lyriser le roman (renoncer à son essentielle ironie, se détourner du monde extérieur, transformer le roman en confession personnelle, le surcharger d’ornements). »

En ce sens, son travail vaut celui de Jean-Paul Sartre (Qu’est-ce que la littérature ?) et de Roland Barthes (Le plaisir du texte ; Le degré zéro de l’écriture), en tant que théoricien, ou plutôt praticien, puisque c’est, à partir de sa pratique, qu’il a pu forger ses théories comme il l’explique fort justement dans L’art du roman :

« Le monde des théories n’est pas le mien. Ces réflexions sont celles d’un praticien. L’œuvre de chaque romancier contient une vision implicite de l’histoire du roman, une idée de ce qu’est le roman. »

« Chers Suédois, Kundera n’a pas besoin de votre Nobel mais le Nobel a besoin de lui »

Milan Kundera fêtera son quatre-vingt-huitième anniversaire en avril prochain, il n’est pas éternel. Il ne faut donc pas tarder pour lui décerner SON prix Nobel. En le décernant à Svetlana Aleksievitch en 2015, œuvre à la limite du journalisme, et à Bob Dylan, musicien-poète, l’académie suédoise a fait preuve d’une grande ouverture d’esprit et souhaite montrer qu’elle est capable d’élargir sa conception de la littérature. De fait, la composition du jury s’est beaucoup modifiée ces dix dernières années, contenant désormais cinq académiciennes, le tout pour une moyenne d’âge de soixante-huit ans. Le jury n’a pu passer outre Milan Kundera et connaît son œuvre. Mais qu’attend-il donc ?

Thomas Mann, Albert Camus, Gabriel Garcia Marquez, Samuel Beckett, Pablo Neruda, … La liste des Prix Nobel de littérature est bien longue et contient beaucoup de mastodontes de l’écriture. Elle rassemble les plus brillants psychologues de nos êtres, les plus réfléchissants miroirs de nos âmes, ceux qui aident l’humanité à progresser en elle-même pour qu’elle puisse s’améliorer hors d’elle-même. Kundera fait partie de ceux-là. À la lumière de tous ces noms, un irréductible vide s’immisce parmi les fantômes de ce panthéon littéraire, celui que devrait occuper Milan Kundera.

Monsieur le Roi de Suède, Mesdames et Messieurs de l’Académie suédoise, Kundera n’a pas besoin de votre Nobel, probablement n’a-t-il pas même la vanité de l’espérer, mais le Nobel a besoin de graver le nom de Kundera dans son palmarès immortel.

Pour conclure, je vous recommande sincèrement l’extrait de l’émission Apostrophes, animée par Bernard Pivot, avec Milan Kundera en invité :

Crédits photo : ©Elisa Cabot