Le Burkina Faso au bord de l’effondrement, la présence française en question

Photo du blocage du convoi militaire français à Kaya. Facebook : OR noir.

Depuis plusieurs mois la situation se dégrade au Burkina Faso : les attaques se multiplient, la population manifeste sa colère contre le gouvernement et l’intervention française n’a jamais été aussi impopulaire. Bruno Jaffré, spécialiste du Burkina Faso, biographe de Thomas Sankara et auteur de L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014 (Syllepse, 2019), analyse ici les conséquences politiques des attaques terroristes et des manifestations contre la présence de l’armée française au Burkina Faso. Ce texte a initialement été publié sur son blog, hébergé par le Club de Mediapart.

Jamais depuis l’indépendance une crise au Burkina Faso n’a été aussi grave. Le pays semble s’enfoncer dans une crise politico-militaire, sans qu’aucune perspective ne se dessine.

Dans un de nos récents articles [1], nous évoquions déjà l’électrochoc ressenti après l’attaque de la ville de Solhan, située dans la région Nord à proximité d’un site d’orpaillage. Cette attaque terroriste avait fait 132 victimes, sans que l’armée n’ait été capable d’intervenir à temps, alors qu’une garnison n’était distante que d’une quinzaine de kilomètres.

De nombreuses attaques se produisent très régulièrement, faisant de nombreuses victimes. Il y a peu, lesdits terroristes s’en prenaient aux civils et parfois aux religieux, avec pour objectif clair de faire fuir les personnels administratifs et les habitants s’ils ne respectaient pas leurs consignes. Les incursions menaçantes touchent désormais de nouvelles régions plus au sud, alors que, jusque-là, elles ne touchaient que le grand nord. Les terroristes semblent se déplacer à leur gré dans de nombreuses régions, souvent par groupe de dizaines ou centaines de motos. Ils se promettent même de revenir s’ils ne sont pas entendus, donnant l’impression d’être les maîtres de ces territoires. L’armée paraît dépassée et manquant de renseignements.

Progression des attaques terroristes depuis 2017 (Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)) © Free Afrik.

L’audio ci-dessous, datant de quelques jours, illustre le désarroi de la population. Il provient d’un habitant de la province de Nayala, située dans la région Nord à environ 150 km de Ouagadougou et est révélateur de leur progression et de leur avancée vers le sud.

Écouter ici le témoignage d’un habitant de la région de la Boucle du Mouhoun.

La population n’en peut plus. Si Ouagadougou semble vivre dans une certaine insouciance, de nombreuses villes voient affluer des déplacés fuyant l’insécurité. Depuis déjà plusieurs mois, de nombreuses manifestations se déroulent dans les grandes villes du Nord et de l’Est, les plus touchées par les attaques. Les manifestants dénoncent l’incompétence du gouvernement et l’incapacité de l’armée. Ils sont souvent sortis dans les rues à la suite d’appels de coalitions locales qui les encadraient ; d’autre fois, ils sont sortis avec un certain décalage avec les appels de l’opposition politique dirigée par le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Blaise Compaoré, au pouvoir de 1987 à 2014. La guerre frappe souvent aux portes de ces villes qui, dans un élan de solidarité sans faille, accueillent des dizaines de milliers de déplacés.

Inata, l’attaque de trop

L’attaque d’Inata du 14 novembre dernier fait l’effet d’un électrochoc. Cette localité du Nord du pays a subi l’assaut d’une dizaine de motos accompagnées de pickups munis de mitrailleuses. L’assaut est attribué au Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida. Son bilan est lourd : 57 tués dont 53 gendarmes, sur 113 gendarmes et 5 civils présents dans le camp. Le carnage est doublé d’une grave défaite militaire. Le même jour, une autre garnison, située à Kelbo, dans la région du Sahel, était attaqué. Mais, selon un communiqué officiel de l’armée, les Forces de défense et de sécurité (FDS) et les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) ont pu la repousser. Et le 21 novembre, l’attaque d’un détachement de gendarmerie de Foubé, dans la région du Centre-Nord, a tué une dizaine de civils et neuf gendarmes.

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire.

Une défaite militaire écrasante ! Chacune de ces défaites est ressentie comme une humiliation pour ce pays. Pays qui, hier encore, était fier de son insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, et de la victoire contre le putsch du général Diendéré, fomenté en 2015. Le général Diendéré, déjà condamné à vingt ans de réclusion pour sa tentative de putsch, est actuellement jugé pour l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Sept ans après, le Burkina Faso est méconnaissable.

Lire sur LVSL notre entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Il y a peu, on lisait encore régulièrement sur Facebook des sarcasmes de Burkinabè à l’encontre des militaires d’autres pays, notamment au Mali, qui a entamé des négociations avec les Russes de la milice Wagner pour affronter les terroristes.

Mais la colère grandit au fur et à mesure que les informations sur ce dernier drame se précisent. Informations dramatiques et révoltantes s’il en est ! LeFaso.net, média numérique de référence, est, fait rarissime, sorti de sa neutralité le 23 novembre. On peut lire, dans un éditorial intitulé « Inata ! : la grande honte de la grande muette ! », des extraits d’un message radio, daté du 12 novembre et issu de la garnison, dans laquelle elle se plaint « d’une rupture totale de provision alimentaire » obligeant les soldats à abattre les animaux alentours pour se nourrir, et ce depuis deux semaines. Et, plus loin, un groupe de gendarmes « qui se présente comme les “gendarmes de la mission Dablo/Foubé” révèlent qu’”avant le mois de mars 2021, tous ceux qui ont effectué des missions dans ces deux zones n’ont reçu que la moitié des primes. Aucune prise en charge sanitaire”. “Pourquoi ?” exclame le groupe qui dit n’avoir eu que des promesses de la part de ses supérieurs qui sont responsables de ces coupures ». Les gendarmes étaient donc abandonnés à eux-mêmes sans nourriture depuis près de deux semaines !

Nouvelles promesses du président Roch Marc Christian Kaboré

Une première réaction du président intervient d’abord le 17 novembre sous forme de condoléances. Et, après un très long silence gouvernemental, la réponse aux manifestations qui se multiplient dans le pays intervient dans un discours le 25 novembre, à 23h30 ! Il annonce le lancement d’une enquête administrative suivie de sanctions et de poursuites judiciaires contre les responsables, des changements dans la hiérarchie militaire, l’envoi sur le terrain des chefs militaires souvent accusés sur les réseaux sociaux de rester en sécurité à Ouagadougou et la constitution d’une nouvelle équipe gouvernementale plus resserrée. Mais aussi, ce qui est nouveau et était très attendu, c’est une opération mains propres et le traitement tous les dossiers pendants de corruption, afin de « mettre fin aux dysfonctionnements inacceptables qui sapent le moral de nos troupes combattantes et entravent leur efficacité dans la lutte contre les groupes armés terroristes. »

Quelle crédibilité accorder à ces déclarations ?

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire. Même le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) – méga-parti issu d’une scission interne au CDP, peu avant l’insurrection de 2014 – disposant pourtant de la majorité absolue, semble aphone devant la gravité des évènements. Il s’est contenté d’appeler à « fédérer des énergies contre le terrorisme ». Seul est monté au créneau l’Union pour la renaissance / Mouvement patriotique sankariste (UNIR/MPS), appartenant à la majorité présidentielle. Son président, maître Bénéwendé Sankara [2], a proposé, lors d’une conférence de presse, des changements dans l’armée, la mise en place de l’état d’urgence et de l’état de siège.

Pourtant, la majorité présidentielle est écrasante après le ralliement de nombreux partis au lendemain des dernières élections. Leurs militants, surtout formés pour mener des campagnes électorales, s’avèrent incapables d’affronter cette grave crise politique et de se mobiliser pour défendre la politique gouvernementale. En revanche, les journaux sont envahis de déclarations ou comptes-rendus de conférences de presse de petites organisations sans envergure, affirmant leur soutien ou demandant la démission du président.

Déjà, lors des nombreuses grèves des années 2016 et 2017 à l’appel des syndicats demandant des augmentations de salaire, des voix s’exprimaient dans le pays dénonçant la faiblesse du gouvernement qui satisfaisait à leurs revendications alors que la guerre s’amplifiait. En réalité, la corruption et les dysfonctionnements de l’armée sont dénoncés depuis de nombreuses années sans que le gouvernement n’ait engagé d’action pour y remédier.

Des officiers corrompus, des moyens aériens déficients

Les FDS, qui affrontent les terroristes, subissent de très graves revers suivis parfois de quelques communiqués de victoire annonçant la mise hors d’état de nuire de dizaines de terroristes. Malheureusement le doute s’est installé depuis que, par le passé, de simples civils ont été qualifiés de terroristes. Des organisations de la société civile, comme le Mouvement burkinabè des droits humains (MBDHP) dénoncent régulièrement les exactions des militaires envers les populations.

Lire sur LVSL : « Sur quoi prospère le “djihadisme” au Burkina Faso », par Tangi Bihan.

La population, qui ne ménage pas ses déclarations de soutien aux FDS, ne cesse de déplorer les pertes militaires et civiles. Mais elle découvre, avec une stupeur mêlée d’une colère grandissante, les très graves dysfonctionnements de l’armée.

À Inata les gendarmes n’étaient plus approvisionnés en nourriture depuis plus de deux semaines, faute de disponibilité d’un hélicoptère. Ils en étaient réduits à abattre les animaux alentours, ce qui n’est pas la meilleure façon d’acquérir la sympathie et la collaboration des habitants de la ville. Et ils s’apprêtaient même à quitter leur position après avoir demandé, sans succès, à leur hiérarchie que l’évacuation se fasse par hélicoptère. Mais ce n’est pas tout. La relève devait être assurée depuis début novembre [3]. C’est un cantonnement isolé et abandonné par sa hiérarchie qui a été massacré : environ la moitié des gendarmes ont été tués et on ne sait pas ce que sont devenus les autres, s’ils ont été blessés, évacués ou enlevés.

Ra-Sablga Seydou Ouedraogo [4], directeur de l’institut de recherche indépendant Free Afrik, était interrogé sur 3TV le 25 novembre. Dès janvier 2017, a-t-il déclaré, l’institut Free Afrik a publié un rapport, intitulé Burkina Faso 2016/2017 : s’éloigner du précipice ; engager le renouveau, dans lequel les dysfonctionnements actuels étaient déjà signalés, et notamment la corruption des officiers. « Rien n’a été fait depuis » a-t-il lancé avec colère. Selon la presse, les militaires au front ne touchent plus leurs primes depuis plusieurs mois. Par ailleurs, il a fustigé les députés de l’actuelle Assemblée nationale dont beaucoup se sont fait élire pour bénéficier de l’immunité parlementaire.

Concernant les moyens aériens de l’armée, questionné lors du débat à l’Assemblée nationale, le ministre de la Défense, le général Aimé Barthélémy Simporé, a déclaré : « Vous avez parlé des capacités aériennes, nous les renforçonsBientôt, d’ailleurs, nous allons vous présenter de nouvelles acquisitions en matière d’outils aériens ».Ce débat a permis de rendre public les chiffres prouvant l’accroissement des moyens mis à la disposition de la défense. Ainsi, le portefeuille de la Défense et de la Sécurité est passé de 157,97 milliards de francs CFA en 2016 à 428,32 milliards de francs CFA en 2021 !

Récemment, des communiqués de l’armée rapportaient les différentes sorties aériennes pour soutenir l’armée ou le retour des civils dans leurs villages. Pourtant, lors de l’attaque de Sohlan, le ministre de la Sécurité, questionné sur l’absence d’hélicoptère, avait déclaré « L’hélicoptère ne vole pas à toute heure. Il faut un certain équipement pour pouvoir voler de nuit » [5]. Plus grave, un bruit récurrent court, et dont j’ai fait vérifier la véracité par deux sources sérieuses, selon lequel des hélicoptères achetés par l’armée ne sont pas opérationnels. Ce serait l’œuvre de circuits mafieux d’achat d’armes que dénoncent Ra-Sablga Seydou Ouedraogo à la télévision. D’ailleurs, 48 heures après l’attaque d’Inata, des troupes d’élite de la gendarmerie ont pu reprendre le contrôle de cette position. Et c’est un avion Transall C-160 de l’armée française qui les a transportés avec leur matériel, d’abord à Djibo, la ville la plus proche, puis un hélicoptère français a ensuite fait la navette à partir de Djibo pour les transporter sur place [6].

Un convoi militaire français bloqué à Kaya

Kaya, ville située à centaine de kilomètres au nord-est de Ouagadougou, accueille des milliers de déplacés. Elle se trouve sur la route du nord qu’empruntaient, jusqu’ici très régulièrement et sans incidents, les importants convois militaires composés de plusieurs dizaines d’engins espacés parfois de plusieurs kilomètres.

Les incidents ont en réalité commencé quelques jours avant, à Bobo-Dioulasso, la seconde ville du pays. Des activistes peu connus de la Coalition des patriotes du Burkina Faso (COPA/BF), avaient annoncé, lors d’une conférence de presse en juin 2021, vouloir organiser une manifestation pour demander le départ des troupes françaises. Pour assurer le succès de leur manifestation, ils ont invité Kemi Seba à Bobo-Dioulasso [7]. Celui-ci est finalement expulsé du pays avant de rejoindre la ville. Quelques centaines de manifestants se réunissent cependant, à l’appel du COPA/BF, du Mouvement panafricain de rejet du franc CFA et d’Urgences panafricanistes de Kemi Seba, rapidement dispersés par les forces de l’ordre [8].

Des manifestations et tentatives de blocage, rassemblant plusieurs centaines de jeunes et rapidement dispersés, ont émaillé le passage du convoi militaire à Bobo-Dioulasso le 16 novembre et à Ouagadougou le 17 novembre.

Mais c’est une manifestation d’une toute autre ampleur qui va se dérouler à Kaya à partir du 18 novembre. Les échos de ces précédentes tentatives de blocage et des appels à la radio locale ont rapidement fait sortir des centaines puis des milliers de personnes après que les organisateurs sur place, mal identifiés, aient fait le tour des différents établissements scolaires de la localité pour ramener des renforts. Les appels à manifester vont jusqu’à raconter que ce convoi, à destination de Gao, contient des armes à destination des « djihadistes » !

Alors que partout dans le pays les manifestations fustigent le gouvernement et ses insuffisances et exigent souvent la démission de président Roch Marc Christian Kaboré, à Kaya, seule l’armée française est visée. Cette fois, le convoi est bloqué et bien bloqué et les réseaux sociaux sont envahis de messages de soutien aux bloqueurs. Plusieurs leaders d’opinion tentent vainement d’expliquer que si ce convoi est là, c’est en raison des accords entre le gouvernement et l’armée française et qu’il convient plutôt de s’adresser au gouvernement. Un communiqué du Balai citoyen, publié le 20 novembre et silencieux sur le blocage de Kaya, remet les responsabilités gouvernementales au premier plan.

Les notables du pays – les autorités politiques et les chefs traditionnels et religieux – essayent de négocier pour que le convoi puisse repartir, sans succès. Les FDS burkinabè tentent de maintenir la foule avec beaucoup de retenue. Des vidéos ont montré des jeunes ayant réussi à ouvrir un container et à vider quelques caisses à la recherche d’armes. Deux des camions appartenant à l’armée burkinabè, remplis de nourriture à destination des garnisons du nord du pays, furent finalement autorisés à passer.

Par la suite, une militaire française va tirer, occasionnant plusieurs blessés, comme l’indique la journaliste Agnès Faivre dans un reportage publié dans Libération. Elle a pu interroger plusieurs manifestants et rapporter leur état d’esprit. « “Pendant que les attaques s’amplifient chez nous, on voit passer ces convois, tous les trois ou quatre mois. Si nos soldats avaient eu l’armement des Français à Inata, ils auraient pu combattre, [indique] Abdoulaye Ouedraogo, étudiant de 27 ans et secrétaire de l’association des élèves et étudiants de Kaya. Et puis nos soldats tombent. Leurs convois sont visés par des engins explosifs. Les Français passent sur les mêmes axes, mais on n’a jamais appris qu’un convoi français a été attaqué.” Et l’homme de s’interroger sur les “armes puissantes” des djihadistes. “Qui leur donne ?” On demande : dans quel but la France les armerait-elle ? “Nous, ce qu’on sait, c’est que la France n’a pas d’amis. Elle n’a que des intérêts”, balaie calmement Ouedraogo. »

En réalité, en raison d’une communication déficiente, les explications manquent sur les revers de l’armée. Est-ce le secret défense ? La colère et le désarroi laissent la population à la merci d’activistes peu scrupuleux qui diffusent des informations mensongères. Le Balai citoyen a été contraint de diffuser un communiqué démentant être à l’origine de collectes destinées à soutenir les manifestants. Ce n’est pas nouveau, à chaque nouvelle attaque d’envergure, les Burkinabè se demandent : avec tous ces satellites, les réseaux de renseignements occidentaux ne sont-ils pas informés des attaques ? Pourquoi ne préviennent-ils pas nos soldats ? Ce déficit de communication sur les accords entre l’armée française et les FDS burkinabè laissent la place à toute sorte de supputation. Selon nos informations, au Burkina Faso, l’armée française n’intervient que lorsque les autorités burkinabè la sollicitent. La coopération est-elle efficace ? N’y a-t-il pas de la part du Burkina Faso une volonté d’indépendance ? Autant de question sans réponse.

Pour éviter de nouvelles manifestations et éviter la communication entre les manifestants, le gouvernement a coupé l’Internet mobile, rajoutant un motif supplémentaire de mécontentement.

Le convoi va rester bloqué six jours avant de pouvoir reprendre la route vers le Niger, où il se trouvera de nouveau confronté à des manifestants dans la localité de Tera. Deux manifestants vont perdre la vie, après des tirs de l’armée française pour dégager la voie, tandis que 18 sont blessés dont 11 gravement, selon un communiqué de l’armée nigérienne [9].

Nouvelles manifestations antigouvernementales

Les attaques d’Inata et de Kelbo ont de nouveau fait descendre dans la rue des milliers de manifestants exprimant leur colère contre le gouvernement, avec parfois même des appels à un coup d’État. Ce qui est nouveau, ce sont les appels nombreux et récurrents à la démission du président. Un véritable ras-le-bol s’est emparé des Burkinabè. Si le blocage de Kaya a entraîné un véritable engouement parmi la jeunesse, de nombreuses voix moins juvéniles, notamment le très respecté maire de Dori, la grande ville du Nord, appellent à plus de retenue, expliquant qu’un coup d’État ne ferait qu’aggraver la situation.

Une coalition dite du 27 novembre appelait depuis plusieurs jours à manifester à cette date [10]. De nombreuses échauffourées ont éclatées à Ouagadougou, avec notamment des dégradations de bâtiments publics. Le nombre de manifestants est resté modeste au vu des photos publiées dans la presse. La manifestation étant interdite, les forces de l’ordre ont dispersé toute tentative de rassemblement. Et la presse a raillé les leaders ayant appelé à manifester, pour leur absence sur les lieux.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont aussi multipliées en France

Quant au Chef de file de l’opposition (CFOP), il a lancé un ultimatum au gouvernement pour le 9 décembre : « Si dans un délai d’un mois, rien de sérieux et de concret n’est entrepris pour maîtriser la situation sécuritaire, l’Opposition politique, en concertation avec des organisations soucieuses de l’avenir de la Nation, appellera à des manifestations fortes pour exiger purement et simplement la démission immédiate du chef de l’État et de son gouvernement » [11]. Selon maître Guy Hervé Kam, le CDP de Eddie Komboïgo n’aurait guère le rayonnement suffisant pour drainer des foules derrière lui.

Le pouvoir à bout de souffle, les potentialités internes existent encore pour éviter le pire

Les jours qui viennent seront déterminants. La réaction risque d’être vive si le président ne respecte pas ses dernières promesses. Mais la situation n’a rien à voir avec celle ayant précédé la fuite de Blaise Compaoré. Il n’y a pas de leaders capables de canaliser la jeunesse, alors qu’à l’époque, les Sams’K Le Jah ou Smockey, alors respectés et écoutés en tant que leaders du Balai citoyen, avaient de l’autorité et réussissaient à limiter la violence. Et les manifestations de rue massive étaient parfaitement encadrées. Par ailleurs, l’opposition, qui alors parlait d’une seule voix, paraissait en mesure d’assumer le pouvoir, même si ce sont finalement les leaders de la société civile, hors du Balai citoyen d’ailleurs, qui ont essentiellement œuvré à la mise en place de la transition. Les partis politiques semblaient laisser les choses se faire… avant de rejoindre le processus enclenché.

Comme nous l’avons dit, le Burkina Faso est fier de son histoire. Il regorge de personnalités compétentes et intègres aptes à affronter les problèmes d’aujourd’hui. Il existe cependant une vive compétition dans les excès verbaux, amplifiée par les réseaux sociaux, et sans qu’il soit tenu compte de la véracité des informations diffusées, entre des aspirants leaders souvent plus jeunes. Mais c’est aussi l’expression d’une prise de conscience des responsabilités du peuple Burkinabè et pas seulement les dirigeants, qui ont laissé le pays sombrer petit à petit en perdant toute la rigueur morale dont le pays était si fier par le passé. C’est en se ressourçant auprès de ses potentialités que ce pays pourra éventuellement sortir de cette grave crise, inédite dans l’histoire du pays. Mais rien n’est possible sans une lutte implacable contre la corruption, ce qu’avait entrepris rapidement Thomas Sankara et qui avait entraîné cette immense popularité.

La présence française en question

Les blocages, qui ont gravement perturbé le convoi de l’armée française en route pour Gao, ont démontré une impopularité jamais égalée de la présence militaire française. Même si ce convoi a représenté un exutoire à la colère des populations après l’attaque d’Inata, la désinformation affirmant que les armes étaient destinées aux terroristes ne peut à elle seule expliquer le développement de cette colère, qui, nous l’avons vu, a bien d’autres motifs. À ce propos, une communication conjointe plus efficace et plus transparente entre les militaires et les dirigeants politiques des deux pays, expliquant la réalité de la collaboration entre les militaires locaux et les militaires français, paraît nécessaire.

Lire sur LVSL : « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont multipliées aussi en France. Citée par Mediapart, Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), explique : « Dictée par des considérations humanitaires – la France craignait des exactions des soldats maliens contre les Touaregs – mais surtout stratégiques – le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes –, cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le “double jeu” de la France au Mali. »

Et le Burkina Faso de Blaise Compaoré, très proche de la France, n’était pas en reste. En mars 2018, nous écrivions : « C’est encore un hélicoptère burkinabè qui viendra sauver in extrémis les chefs du MNLA, qui avaient aussi les faveurs de la France, en déroute le 26 juin 2012 », et qu’« Iyad Ag Ghali fut lui-même un des protégés de Blaise Compaoré. »

Aujourd’hui, Iyad Ag Ghali est en quelque sorte devenu l’ennemi public numéro. Reste qu’il apparaît désormais difficile pour le gouvernement français de ne pas repenser sérieusement sa stratégie. Car chaque convoi risque dorénavant d’être perturbé. Coincée entre sa volonté de défendre sa place de grande puissance dans la lutte contre le terrorisme et les difficultés des régimes en place au Sahel – peu mobilisés pour résoudre les problèmes sociaux des populations éloignées des capitales et disposant d’armées affaiblies par de graves dysfonctionnements internes – la France n’a guère de véritable marge de manœuvre.

Se retirer en ordre ? Ce serait reconnaitre la défaite. Renégocier les interventions avec les gouvernements ? Est-il encore possible d’éviter un retrait ? Gardons-nous de nous poser en donneur de leçon, tant les questions sont complexes. Mais nous souhaitons par cet écrit alerter et exprimer notre forte inquiétude.

Mais on reste en droit de se poser la question : y a-t-il eu un acte terroriste en France ou en Europe commis à la suite d’un ordre donné depuis le Sahel ? Sans se détourner du drame qui se joue au Sahel, n’est-il pas temps de réfléchir à des nouvelles formes de solidarité à négocier avec les gouvernements en place ?

Notes :

[1] Bruno Jaffré, « Enfin le procès de l’assassinat de Sankara et de ses compagnons », Le Club de Mediapart, 10 octobre 2021. Voir notamment la dernière partie de l’article.

[2] Maître Bénéwendé Sankara a exprimé de nouvelles ambitions à l’issue de son récent congrès, affirmant : « l’objectif ultime c’est de conquérir le pouvoir d’État ». L’UNIR/MPS est issu d’un congrès de réunification de plusieurs organisations, partis et associations, dont surtout l’ancien Mouvement patriotique pour le salut (MPS). L’ancien MPS était dirigé par Augustin Lada, ancien chercheur et ancienne figure de la société civile et son président d’honneur n’était autre que le général Isaac Zida, ancien officier supérieur du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) de Blaise Compaoré et qui fut le Premier ministre lors de la transition.

[3] « Burkina Faso : problèmes de ravitaillement, absence de relève… Ce que l’on sait de l’attaque d’Inata », Jeune Afrique, 20 novembre 2021.

[4] C’est une des personnalités les plus en vue de la société civile, grâce à son intégrité, son engagement, ses qualités pédagogiques et ses compétences. Il multiplie les conférences dans son institut. Nous en avons déjà parlé dans notre blog. Il a joué un rôle important lors de la mise en place de la transition en 2014. (Voir Bruno Jaffré, L‘insurrection inachevéeBurkina Faso 2014, Syllepse, 2019). Son portrait y figure, ainsi que ceux de nombreux autres de personnalités du pays.

[5] « Sécurité : “L’hélicoptère ne vole pas à toute heure” le ministre Ousséni Compaoré explique les difficultés face à certaines attaques terroristes », Toute Info, 23 juin 2021.

[6] « Attaques terroristes : les Burkinabè reprennent le contrôle d’Inata », WakatSéra, 19 novembre 2021.

[7] Kemi Seba a d’abord côtoyé en France Alain Soral, proche des idées d’extrême droite et plusieurs fois condamnés pour racisme. À son tour condamné pour violence en France, il s’est installé en Afrique, d’abord au Sénégal puis au Bénin. Polémiste, « suprématiste noir » comme le surnomment les médias français, ses excès de langage relayés par une communication importante sur les réseaux sociaux l’ont rendu populaire en Afrique, notamment après son engagement contre le franc CFA et maintenant contre la présence française sur le continent.

[8] Romuald Dofini, « Marche-meeting contre le néocolonialisme : Les manifestants dispersés à coups de gaz lacrymogène à Bobo-Dioulasso », LeFaso.net, 31 octobre 2021.

[9] « Niger : le convoi de la mission Barkhane enfin arrivé à Gao après de nombreux heurts », France 24, 29 novembre 2021.

[10] Deux des personnalités à l’origine de la manifestation, Hervé Ouattara et Michel Tankoano, se sont fait connaître lors de l’insurrection et de la transition. Le premier a depuis un itinéraire sinueux, proche du MPP durant l’insurrection, il deviendra le responsable de la jeunesse du MPS (le parti qui a rejoint la coalition UNIR/MPS) tout en se rapprochant de Kemi Seba.

[11] « Ultimatum lancé par le CFOP au chef de l’État », Le Pays, 15 novembre 2021.

Bolsonaro… la chute ?

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© Isac Nóbrega/PR

Sur fond de crise sanitaire mondiale, Jair Bolsonaro vient de vivre des mois d’avril et mai apocalyptiques. La séquence a été qualifiée de « plus grosse crise de la démocratie brésilienne » par le parti de Michel Temer, son prédécesseur – qui avait pourtant accédé au pouvoir suite à la procédure d’impeachment lancée contre Dilma Rousseff. Le chef d’État brésilien, déjà très critiqué pour sa gestion de la pandémie de coronavirus, a en effet vu, en pleine crise sanitaire mondiale, la succession de trois ministres de la Santé en un mois. À ce fiasco s’ajoutent la démission de Sergio Moro – ministre de la Justice connu pour avoir emprisonné Lula – ainsi que des tensions idéologiques entre Paulo Guedes, le « gourou économique » de Bolsonaro et les alliés de circonstances du président : Centrão et militaires. Une situation explosive qui ne semble favorable qu’aux derniers, grappillant, silencieusement, un nombre croissant de postes au sein du pouvoir brésilien, au gré des réorganisations ministérielles. Par Arnaud Brunetière et Nicolas Netto Souza.


Une gestion de la pandémie critiquée jusqu’au sein du gouvernement

Continuant de minimiser la gravité de la pandémie, alors que les hôpitaux brésiliens étaient saturés et que, dans les favelas, des trafiquants de drogues prennaient la place de l’État en interdisant aux habitants de sortir pour éviter la propagation du virus, Jair Bolsonaro a ouvert un véritable vaudeville politique en limogeant, jeudi 16 avril, son ministre de la Santé : Luiz Henrique Mandetta.

Ce dernier ne cachait plus ses désaccords avec le président quant à la gestion de la crise sanitaire. Le ministre se prononçait en faveur du confinement et de la distanciation sociale et suivait à la lettre les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une attitude qui n’avait pas plu au chef d’État. Jair Bolsonaro avait alors prévenu son ministre qu’il n’était pas irremplaçable, même si apprécié de la population.

Après plusieurs semaines d’oppositions par déclarations interposées, le président a donc rappelé qui était le chef, en renvoyant son ministre, en pleine pandémie mondiale. Populaire, le ministre était aussi suivi par la quasi-totalité des gouverneurs des États brésiliens et plusieurs ministres fédéraux dont Sergio Moro, alors ministre de la Justice.

Moins d’un mois après cette manifestation d’autorité, le 15 mai, c’est le successeur de Luiz Henrique Mandetta, Nelson Teich, qui démissionne. Le tout nouveau ministre de la Santé a ainsi marqué son refus de se voir imposer la fin du confinement par Jair Bolsonaro. Et pour cause : son départ est survenu trois jours avant que le pays devienne le troisième foyer mondial de coronavirus – et ce alors que le nombre victimes quotidiennes dépassait le millier.

Sergio Moro, l’homme fort du mandat de Bolsonaro, claque la porte

Agacé par le limogeage de Luiz Henrique Mandetta qui avait sa préférence dans la gestion de la pandémie sur le territoire brésilien, Sergio Moro, ministre de la Justice, a présenté sa démission, une semaine plus tard, le vendredi 24 avril.

Il s’était fait connaître des Brésiliens quelques années plus tôt, par son rôle et sa ténacité dans la méga-opération anti-corruption connu sous le nom de Lava Jato. Cette investigation étendue sur plusieurs années avait fait grand bruit dans le pays, en éclaboussant de nombreux chefs d’entreprises et politiciens brésiliens de gauche comme de droite. C’est notamment suite à cette opération que l’ex-président Lula Da Silva avait été condamné à 12 ans de prison. L’entrée de l’ancien juge anti-corruption au gouvernement de Bolsonaro était ainsi apparue, pour de nombreux Brésiliens, comme le premier succès du président.

Un a priori positif qui avait toutefois été remis en cause l’an dernier suite aux révélations de The Intercept. Le journal de gauche avait en effet dévoilé que Sergio Moro aurait emprisonné Lula Da Silva sans preuves, dans l’unique but de l’empêcher de se présenter à la présidentielle de 20191. Ces articles ont cependant eu davantage d’écho à l’international qu’à l’intérieur du pays. L’ex-ministre de la Justice demeurait ainsi l’homme fort du gouvernement de Bolsonaro. Popularité, qu’il garde encore, en dehors du pouvoir, avec un taux de confiance de 57%, contre 30% pour l’actuel président.

Mais en le quittant, Sergio Moro n’a pas seulement privé de sa notoriété le gouvernement de Bolsonaro. L’ex-ministre est aussi parti avec son image de chevalier blanc de l’anti-corruption en s’assurant d’asseoir son départ sur davantage de justifications qu’il n’en a fallu pour faire condamner Lula…

L’ingérence du président dans les affaires en cours

L’ex-ministre de la Justice a ainsi démissionné en invoquant la violation par Jair Bolsonaro de sa promesse de garantir l’indépendance de la justice vis-à-vis de la gestion politique du pays. Condition à laquelle le juge avait accepté le poste de ministre. Sergio Moro a, en effet, officiellement abandonné sa charge pour protester contre l’insistance du président à remplacer le chef de la Police fédérale par un de ses amis proches.

Mais l’ex-ministre a également affirmé posséder les preuves de l’ingérence politique du président dans plusieurs enquêtes de la police fédérale en cours, concernant le chef d’État ou des membres de sa famille.

Jair Bolsonaro avait déjà manifesté l’année passée sa volonté de changer le chef de la police de Rio de Janeiro, qui enquêtait sur l’embauche par son fils, d’assistants fantômes liés à des milices paramilitaires. Parallèlement, cette même année, des syndicats de policiers accusaient Jair Bolsonaro de chercher à ralentir l’enquête en cours sur l’assassinat de Marielle Franco2.

De l’anti-corruption aux alliances « anti-Lava Jato »

Si le vote Bolsonaro signifiait pour de nombreux Brésiliens un rejet de la corruption de la classe politique, avec le départ de Sergio Moro, le chef d’État se trouve tout à coup privé de cette légitimité. Le président est dès lors condamné à diversifier ses alliances au sein du Congrès brésilien pour éviter l’impeachment.

Le parlement brésilien étant très fragmenté, l’immensité du pays, son fédéralisme et la règle d’élection à la proportionnelle stricte impliquent une représentation politique extrêmement divisée. La Chambre des députés fédéraux compte ainsi, en plus des 6 ou 7 partis d’envergure nationale, une grosse vingtaine de micro-partis régionaux. Il est donc structurellement impossible qu’un parti gouverne seul. À titre d’exemple, même avec une popularité de 87% en faveur de Lula Da Silva, jamais son parti n’a eu plus de 20% des sièges.

Ce système favorise ainsi le maintien de partis sans affiliation idéologique marquée, apportant leur soutien aux gouvernements de droite comme de gauche, en échange de postes politiques importants. Ce nuage opportuniste appelé Centrão regroupe presque 50% des députés brésiliens. Et leur vénalité n’en fait, naturellement, pas de grands défenseurs des campagnes anti-corruption telles que Lava Jato

Suite aux départs de ces différents ministres, le parti de Bolsonaro – qui compte moins de 10% des sièges – se trouve contraint de renégocier ses alliances avec ce Centrão pour éviter un impeachment. Le président renonce ainsi, pour se maintenir au pouvoir, tant à la gouvernabilité qu’à l’adhésion des masses conquises par son ancienne posture anti-corruption.

Les militaires : dernier ressort de Bolsonaro

Avec la perte des soutiens de la droite modérée et des médias, favorables à l’ancien ministre Sergio Moro, Jair Bolsonaro est désormais obligé de se tourner encore davantage vers son premier et dernier ressort : les militaires.

Alors qu’ils avaient quasiment disparu de la vie politique brésilienne depuis le retour à la démocratie en 1989, l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro s’est accompagnée de la réapparition de plusieurs officiers au gouvernement. Ainsi, sur les 22 membres du cabinet actuel, 10 sont des officiers, auxquels il faut ajouter ceux occupant des fonctions subalternes à l’intérieur de chaque ministère.

De plus, pour la première fois depuis 1989, les trois postes les plus importants de l’exécutif sont occupés par des militaires : son président, le Capitaine Jair Bolsonaro ; son vice-président, le Général Hamilton Mourão et le ministre de la Casa Civil (que l’on pourrait comparer au premier ministre français), le Général Walter Souza Braga Netto.

Parallèlement, le président a pris pour habitude de résoudre crises et désaccords avec des personnalités importantes de son gouvernement, en les remplaçant, elles ou les membres de leur administration, par des militaires.

Ainsi, par exemple, le Conseil stratégique pour l’Amazonie, placé sous le contrôle du vice-président et général Hamilton Mourão, réunis 19 autres militaires et aucun représentant d’organisation environnementale. De même, suite à la démission de Nelson Teich, 13 militaires – sans aucune expérience dans le domaine de la santé – ont été nommés pour coordonner le ministère.

Pour Jair Bolsonaro, l’obéissance de militaires envers la hiérarchie est un avantage indéniable. Elle lui confère une stabilité palliant les conséquences désastreuses des départs à répétitions. Mais cette militarisation du pouvoir n’est pas sans danger. En cas d’impeachment, elle faciliterait un recours à l’Armée pour maintenir le président en poste, contre le Congrès et l’opinion publique. Le Général Augusto Heleno, chef de cabinet à la sécurité institutionnelle a ainsi affirmé que la poursuite d’investigations sur le président pourrait mener à des « conséquences imprévisibles ».

Paulo Guedes, le « gourou économique » de Bolsonaro

Après Luiz Henrique Mandetta et Nelson Teich, ex-ministres de la Santé, et Sergio Moro, ex-ministre de la Justice, c’est un quatrième poids lourd – présenté comme le principal ministre de Bolsonaro, avec pas moins de 5 portefeuilles cruciaux – qui pourrait prendre la porte : Paulo Guedes, ministre de l’Économie, des finances, de l’industrie, du travail et du commerce.

Élève de Milton Friedman, proche des Chicago Boy dans les années 70, Paulo Guedes est la courroie de transmission entre Jair Bolsonaro et les puissances économiques et financières brésiliennes. Ultralibéral, climato-sceptique, ayant donné des cours à l’université chilienne sous Pinochet, il a acquis le surnom de « gourou économique » du président.

En pleine pandémie et contraction économique, Paulo Guedes est resté fidèle à ses dogmes austéritaires. Pour combattre la crise, il a ainsi suggéré une baisse de 50 % des salaires, sans aucune compensation étatique. Bien reçu par l’élite financière mais rejeté par l’électorat, le projet est tombé à l’eau avant même d’être voté.

Le ministre plaide aussi pour un déconfinement qui soit le plus rapide possible. Il est ainsi en harmonie avec le chef d’État, mais pas avec ses nouveaux alliés. D’un côté, en effet, le Centrão a approuvé, au sein du Congrès, un soutien d’urgence pour les plus démunis, afin de gérer la crise du coronavirus. De l’autre, les militaires, historiquement très influencés par les idées keynésiennes, sont quant à eux favorables à une intervention de l’État et une relance économique permise par l’augmentation des dépenses publiques.

Et après … ?

Avril et mai ont ainsi été des mois forts éprouvants pour le Brésil, qui en plus de la pandémie mondiale de coronavirus, doit faire face à une crise politique invraisemblable. Faut-il y voir les prémisses de la chute de Jair Bolsonaro ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer. L’organisation institutionnelle brésilienne a en effet cette particularité de faire du nuage opportuniste que constitue le Centrão, les béquilles improbables d’un gouvernement menaçant de s’effondrer.

Toutefois, si le Centrão peut maintenir en place un gouvernement honni, il peut également en devenir le fossoyeur lorsque le taux de popularité présidentiel tombe en-dessous des 20-25% – considérés au Brésil comme constituant le noyau dur militant – comme ce fut le cas pour Dilma Rousseff. Se pose alors la question de l’après-Bolsonaro …

De nombreux observateurs ont vu dans la démission de Sergio Moro, l’homme fort de la droite brésilienne, une distanciation d’un pouvoir critiqué de toute part, jetant les premiers jalons d’une candidature à la présidentielle de 2022. La popularité que garde l’ancien juge anti-corruption en fait incontestablement l’un des acteurs de la politique brésilienne de demain. Reste à voir si les preuves de l’ingérence du président, qu’il affirme détenir, lui permettront d’ajouter le nom de Bolsonaro à son tableau de chasse et quels avantages politiques il en tirera.

D’ici-là, cependant, dans l’année et demie qui sépare le Brésil de sa prochaine échéance présidentielle, il faudra observer l’évolution de la place prise au pouvoir par les militaires. Pour le moment, ils ne s’exposent pas publiquement, ni même ne prennent la parole sur la crise sanitaire. Conscients que Jair Bolsonaro traverse une crise politique grave, leur ouvrant les portes à un pouvoir accru, ils patientent silencieusement en prenant les postes qui leurs sont confiés …

 

1 Élection remportée par Bolsonaro, alors que Lula Da Silva était donné gagnant dans tous les sondages, contre n’importe lequel des candidats.

2 Jeune élue de la municipalité de Rio de Janeiro, noire, lesbienne et issue d’une favela carioca, Marielle Franco était une sociologue, militante de gauche, qui faisait partie des figures politiques brésiliennes montantes. Ses déclarations et prises de positions, ainsi que ses recherches universitaires contre les violences policières à l’encontre des habitants des favelas ont construit son parcours politique. Elle a été assassinée, le 14 mars 2018, vraisemblablement par des membres de la police brésilienne.