JDD, Europe 1, CNews… Derrière la croisade médiatique de Bolloré, la défense d’un empire fossile et néo-colonial

Le Vent Se Lève - Bolloré Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

L’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD et l’agenda réactionnaire qu’il est en train d’y déployer ont inquiété une partie du monde politique français cet été, de la gauche au centre-droit. Si les méthodes brutales et l’ultra-conservatisme de Vincent Bolloré focalisent l’attention, on oublie souvent que sa préférence pour l’extrême-droite découle largement des intérêts de son groupe, bâti autour des énergies fossiles et de la Françafrique. La montée en puissance d’autres milliardaires représentant ces secteurs, comme Rodolphe Saadé ou Daniel Krétinsky, fait peser le risque d’un basculement plus large du monde médiatique vers l’extrême-droite. Article de la New Left Review par Théo Bourgeron, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Que signifie le rachat du Journal du Dimanche (JDD) par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ? Pour commencer, revenons sur le rôle que ce journal joue dans le champ politique français. Fondé en 1948, le Journal du Dimanche est un hebdomadaire relativement confidentiel (135 000 numéros par semaine, contre 500 000 ventes quotidiennes pour Le Monde). Cependant, il est devenu au fil des ans une institution médiatique, une sorte de gazette gouvernementale officieuse lue par la plupart des journalistes, des hommes politiques et des chefs d’entreprise français. Et que les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche successifs utilisent pour annoncer de nouveaux projets de loi et fixer l’agenda politique. Le JDD se caractérise par sa position invariablement pro-gouvernementale. Le penchant affirmé de sa rédaction pour le centre-droit l’a rendu compatible avec la plupart des gouvernements français depuis sa création. En période de gouvernement socialiste, il s’aligne sans problème sur l’aile droite du PS. Politiques et journalistes eux-mêmes plaisantent souvent sur le rôle que le journal joue dans la politique française. Libération le qualifie ainsi de « Pravda de Macron », tandis que des memes circulent sur Twitter avec les unes du journal, sur lesquelles figurent invariablement, chaque semaine, la photo d’un ministre. Une gazette officieuse du gouvernement : voici donc ce qu’était le JDD jusqu’à cet été. 

Un mécanisme bien rodé

Toutefois, ce statut d’importance n’a pas protégé la rédaction du journal. Depuis quelques années, le milliardaire breton avait patiemment construit une participation majoritaire dans Lagardère, le groupe de presse propriétaire du Journal du Dimanche. Au début de l’été, il juge le moment venu de dévoiler ses intentions. Le 23 juin, il nomme rédacteur en chef du journal un représentant notoire de l’extrême droite, Geoffroy Lejeune. Celui-ci arrive de Valeurs actuelles, un magazine où il a été impliqué dans d’innombrables affaires. Il a notamment fait l’objet d’une enquête pour incitation à la haine raciale, après avoir appuyé la publication d’un « documentaire-fiction » abject présentant la députée Danielle Obono comme une esclave vendue en Afrique. Il a également publié une couverture antisémite présentant George Soros comme un « le financier mondial » qui « complote contre la France ». Un profil inacceptable pour l’équipe éditoriale mainstream du Journal du Dimanche. Ironie du sort, après avoir obstinément ignoré pendant des mois les grèves contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, 96% des journalistes du JDD votent une grève illimitée, empêchant la parution du journal pendant plusieurs semaines.

Pour Vincent Bolloré, cette prise de contrôle relève de la routine. Au cours des dix dernières années, il a mené de nombreuses acquisitions dans les secteurs des médias et de l’édition, appliquant chaque fois la même stratégie. On sait comment il avait racheté le groupe de télévision Canal + en 2014. L’un de ses principaux actifs était la chaîne d’information en continu de centre-gauche I-Télé. Après avoir racheté le groupe, Vincent Bolloré avait décidé d’en licencier les dirigeants et de nommer ses acolytes, déclenchant une longue grève. Celle-ci s’était conclue quelques semaines plus tard avec le départ de la plupart des journalistes d’I-Télé. Bolloré avait alors embauché une nouvelle équipe et rebaptisé la chaîne CNews, la positionnant délibérément à l’extrême-droite en « Fox News à la française ». Un coup réédité de manière similaire avec la station de radio Europe 1. Il est désormais en pourparlers pour racheter le groupe Hachette, plus grande maison d’édition d’Europe, qui possède un large éventail d’activités, notamment dans le domaine des manuels scolaires.

Un empire bâti sur le colonialisme et les énergies fossiles

Douzième fortune de France avec un patrimoine net de 11,1 milliards d’euros, Vincent Bolloré a longtemps été considéré comme un homme d’affaires moderne. C’est en important des techniques financières sophistiquées des États-Unis qu’il a développé son empire. Adepte du « capitalisme sans capital », il a importé dans le  capitalisme familial français la technique du rachat d’entreprise par effet de levier (LBO, leverage buy out, ndlr) des années 1980, rebaptisée « poulies bretonnes », du nom de sa région d’origine. Son penchant pour l’innovation financière lui vaut alors les surnoms de « Petit Prince du cash-flow » et de « Mozart de la finance » dans la presse économique française. 

Cependant, l’innovation financière ne doit pas masquer l’ancrage traditionnel du milliardaire. Sa fortune s’est essentiellement construite sur des secteurs anciens et en déclin, dans lequel le milliardaire investit à contre-courant de l’histoire. L’entreprise en difficulté qu’il a héritée de son père, OCB, était spécialisée dans le papier à cigarettes. Après l’avoir vendue, il s’est consacré aux actifs post-coloniaux, en particulier les infrastructures portuaires africaines et les plantations, devenant ainsi une figure de la Françafrique. Il possède plus de  200 000 hectares de plantations dans des pays tels que le Cameroun, le Nigeria et la Côte d’Ivoire. Jusqu’à récemment, Bolloré Africa Logistics possédait également des infrastructures portuaires dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Congo. En parallèle, il a également acquis des actifs dans le domaine des énergies fossiles, notamment des dépôts pétroliers en France et en Suisse

Vincent Bolloré incarne parfaitement le capitalisme familial à la française. À l’occasion du bicentenaire de la société Bolloré, il a même posé en costume de velours traditionnel breton devant l’église de son village avec ses fils, affirmant que ces derniers devaient désormais planifier les deux cents prochaines années. Il prône des valeurs ouvertement réactionnaires, multipliant les déclarations d’attachement à une société catholique, patriarcale et autoritaire. 

Après la prise de contrôle du JDD par Vincent Bolloré, de nombreuses voix se sont indignées. Des représentants de la gauche et du centre-droit ont exprimé leur crainte – fondée – que cette série de prises de contrôle de médias par un milliardaire d’extrême droite ne fasse basculer l’équilibre du débat politique français. Un groupe de 400 personnalités, parmi lesquelles des journalistes, des acteurs, des syndicalistes et d’anciens ministres, ont publié une tribune contre la nomination de Geoffroy Lejeune dans le Journal du Dimanche. D’autres tribunes ont également dénoncé la « toute-puissance » de Vincent Bolloré, engagé dans une « croisade pour l’Occident chrétien », croisade qui aurait pour origine le « terreau favorable » constitué par le capitalisme familial conservateur dont il est l’émanation.

La rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme » ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré.

Cependant, une bonne partie de ces critiques manque la signification réelle de ces rachats médiatiques. Elles ont tendance à se concentrer sur les opinions d’extrême droite de Vincent Bolloré, faisant de ces investissements successifs le caprice d’un milliardaire vieillissant, en perte de vitesse et aux opinions réactionnaires. Or, Vincent Bolloré est bien plus que cela. D’abord, il n’est pas un milliardaire des médias. Il représente au contraire deux secteurs puissants du capitalisme français, les secteurs des énergies fossiles et de la Françafrique. Quant à la rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme », elle ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré. La domination raciale est une composante importante des activités du groupe Bolloré en Afrique. La criminalisation des mouvements écologiques et sociaux est nécessaire pour la poursuite de ses activités dans le secteur pétrolier français. Enfin, son empire industriel repose étroitement sur la domination patriarcale depuis ses débuts, transmis qu’il est de père en fils et d’oncle en neveu depuis six générations

Une nouvelle génération de milliardaires de la presse

D’autant que Vincent Bolloré n’est pas seul. D’autres milliardaires issus des secteurs similaires sont également très actifs dans l’achat de médias français. Le Monde, très réputé, a été en partie acheté en 2018 par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui a amassé sa fortune dans le secteur des mines de charbon et des centrales électriques. Daniel Kretinsky possède également plusieurs autres journaux, dont Elle, Marianne et Franc-Tireur et est en train de racheter à Vincent Bolloré le deuxième groupe d’édition français, Editis. (Les autorités de la concurrence européennes contraignent en effet Vincent Bolloré à céder Editis pour avoir le droit d’acquérir Hachette.) La compagnie CMA-CGM, géante marseillaise du transport maritime, est l’une des premières actrices de la logistique en Afrique et est en passe d’acquérir une partie des activités logistiques de Vincent Bolloré pour près de 5 milliards d’euros. Dans un parallèle troublant, CMA-CGM vient elle aussi de prendre le contrôle du journal économique La Tribune, après avoir déjà racheté La Provence. Le groupe contrôlé par le milliardaire Rodolphe Saadé prévoit également de lancer un concurrent au Journal du Dimanche dans les prochains mois. Alors que les groupes de presse français étaient historiquement contrôlés par des milliardaires des secteurs du luxe, de la défense et des télécommunications, il semble qu’ils soient de plus en plus rachetés par des milliardaires de la Françafrique et des énergies fossiles. 

Comment comprendre cette évolution ? Tout d’abord, ces secteurs ont connu une croissance extraordinaire au cours des dernières années. Si les combustibles fossiles et les business de la Françafrique sont parfois considérés comme des vestiges du passé, ils restent financièrement lucratifs. En 2022, CMA-CGM a atteint le record historique du plus grand bénéfice jamais réalisé par une entreprise française, avec 23 milliards d’euros de profit en un an seulement. Les activités liées aux énergies fossiles de Daniel Kretinsky sont également florissantes. Entre 2020 et 2022, grâce à la crise énergétique, le chiffre d’affaires de son groupe (EPH) est passé de 8,5 milliards d’euros à 37,1 milliards d’euros, et son bénéfice de 1,2 milliard d’euros à 3,8 milliards d’euros. Le bénéfice du Groupe Bolloré pour 2022 semble plus modeste (3,4 milliards d’euros), mais il constitue également un record pour le groupe et la somme est énorme par rapport à sa capitalisation de 16 milliards d’euros. En d’autres termes, c’est d’abord la montée en puissance financière de ces secteurs qui leur permet d’investir l’espace médiatique et politique.

Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

Deuxième explication, ces secteurs ont aussi d’impérieuses raisons d’intensifier leur lutte politique. Malgré leur succès financier, ils se trouvent confrontés à de nouvelles menaces. Du côté des actifs africains par exemple, l’influence post-coloniale de la France semble aujourd’hui contestée. À la suite des coups d’État, souvent soutenus par la Russie, au Mali, au Burkina Faso, en Guinée et au Niger, le système politico-économique qui permettait aux milliardaires de la Françafrique d’extraire des richesse du continent est sérieusement remis en question. D’autant que la politique africaine d’Emmanuel Macron s’est quelque peu démarquée de celle de ses prédécesseurs, adoptant une position anti-interventionniste, laissant s’effondrer des régimes amis et autorisant la justice française à enquêter sur des affaires de corruption liées à la Françafrique. Dans ces conditions, qui défendra les ports et les plantations africaines de Vincent Bolloré ? Ou les activités logistiques de CMA-CGM sur le continent ? Du côté des énergies fossiles, la politique d’Emmanuel Macron n’a rien de révolutionnaire, mais elle s’est tout de même alignée sur les proposition de la Commission européenne visant à interdire les voitures ayant un moteur à combustion d’ici 2035, les objectifs relativement ambitieux de « zéro émissions nettes » et la diminution des exonérations fiscales aux énergies fossiles. Là encore, qui défendra les dépôts de carburant de Vincent Bolloré et les centrales à charbon de Daniel Kretinsky ? Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont ici réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

L’ambiguïté d’Emmanuel Macron

L’aspect le plus curieux de cette histoire reste la position ambiguë d’Emmanuel Macron. Après le début de la grève au journal, Emmanuel Macron s’est bien gardé de critiquer Vincent Bolloré. La Première ministre Elisabeth Borne a ainsi expliqué qu’il s’agissait d’une question « délicate » et que le gouvernement « n’avait pas à s’immiscer dans la gestion des médias ». Rompant les rangs, le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a malgré tout déclaré quelques jours plus tard qu’il était « inquiet » au sujet du rachat, étant donné comment Vincent Bolloré avait transformé les autres médias qu’il avait rachetés en médias « d’extrême droite ». Dans les jours suivant l’interview de Pap Ndiaye, les chaînes d’information de Vincent Bolloré se sont déchaînées contre lui, dénonçant sans rougir une tentative de limiter la liberté d’expression. Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un remaniement gouvernemental, Pap Ndiaye est limogé et affecté à un obscur poste d’ambassadeur auprès du Conseil de l’Europe.

D’autres détails étonnent. Après quarante jours de mobilisation, les journalistes du Journal du Dimanche ont fini par abandonner la grève. Le dimanche suivant, un nouveau numéro du JDD est publié. Dans la grande tradition des casseurs de grève d’extrême droite, il avait été rédigé en secret par une autre équipe de journalistes recrutés chez CNews, Minute et Valeurs actuelles. À la surprise générale, le numéro comprend une interview d’une ministre de Macron : la secrétaire d’État à la ville, Sabrina Agresti-Roubache. Critiquée pour avoir semblé approuver la prise de contrôle par Vincent Bolloré, celle-ci se défend en expliquant qu’elle avait accordé l’interview à la nouvelle équipe du Journal du Dimanche pour défendre « Charlie Hebdo » et la « liberté d’expression », sous-entendant bizarrement que les journalistes auraient entravé la liberté de la presse par leur grève.

L’ambivalence d’Emmanuel Macron à l’égard du milliardaire d’extrême droite est-elle si surprenante ? Après tout, les médias contrôlés par des milliardaires ont joué un rôle important dans ses campagnes électorales de 2017 et de 2022. Malgré les récentes manœuvres hostiles de Vincent Bolloré, le contrôle des grands médias par des milliardaires est l’une des clés de voûte des néolibéraux représentés par Emmanuel Macron. En outre, depuis qu’il a perdu sa majorité parlementaire en 2022, le Président de la République cultive une ambiguïté stratégique à l’égard de l’extrême droite, condamnant et adoptant alternativement ses idées en fonction des humeurs des instituts de sondage. Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure ces empires capitalistes et le centre-droit macroniste finiront par coopérer ou s’opposer. Ce que l’on sait déjà, c’est l’objectif que ces capitalistes poursuivent : un glissement vers l’extrême droite de la politique française. Qu’il s’agisse de Marine Le Pen ou d’un Emmanuel Macron 2.0, version Viktor Orbán, peu importe. Ils veulent protéger leurs intérêts économiques et ils ont les moyens de le faire.

NDLR : Face à la concentration croissante des médias entre les mains de milliardaires, Le Vent Se lève a réuni l’an dernier plusieurs journalistes spécialistes du sujet pour évoquer des pistes de solution face au pouvoir de l’argent sur la presse. Une conférence à retrouver ci-dessous :

Elon Musk rachète Twitter : la liberté d’expression, mais pour qui ?

© William Bouchardon

Le rachat du réseau social des célébrités et personnalités politiques par l’homme le plus riche du monde se confirme. Si Elon Musk promet davantage de liberté d’expression, il est fort probable que celle-ci profite surtout à ceux qui défendent les intérêts des milliardaires. Donald Trump pourrait être un des principaux bénéficiaires de l’opération. Article issu de notre partenaire Novara Media, traduit et édité par William Bouchardon.

« Je suis obsédé par la vérité », a déclaré Elon Musk devant une salle comble de Vancouver au début du mois. Pour celui qui avait qualifié Vernon Unsworth – un spéléologue qui avait sauvé 12 enfants coincés dans une grotte en 2018 – de « pédophile » pour avoir eu la témérité de critiquer son idée d’utiliser un mini-sous-marin pour les sauver, une telle déclaration paraît un peu exagérée.

Quoi qu’il en soit, Musk est certainement quelqu’un d’obsessionnel qui, du fait de sa fortune, obtient généralement ce qu’il veut. Au début du mois, il a déposé une offre d’achat du réseau social Twitter à 54,20 dollars par action, valorisant l’entreprise à hauteur de 43,4 milliards de dollars. Quelques jours plus tôt, le PDG de SpaceX et de Tesla avait déjà révélé avoir pris une participation de 9,2 % dans la société, faisant de lui le plus grand actionnaire du réseau social. Si Musk parvient à racheter Twitter, l’entreprise ne serait plus cotée en bourse et appartiendrait à un certain nombre d’actionnaires, sous le seuil maximum autorisé. Il semble donc que Musk ait préféré, du moins dans un premier temps, une transition en douceur à une refondation totale et orchestrée par lui seul de l’entreprise.

Le fait que des milliardaires investissent dans les médias n’a évidemment rien de nouveau. Si l’édition et la presse ont pu faire la fortune de milliardaires comme Rupert Murdoch, Silvio Berlusconi ou Robert Maxwell, ce secteur est aujourd’hui devenu le terrain de jeu de personnalités, ayant, quant à elle, fait fortune dans d’autres domaines. Jeff Bezos (patron d’Amazon) possède le Washington Post, Bernard Arnault (LVMH) Le Parisien et Les Echos et Carlos Slim (milliardaire mexicain des télécommunications) est le principal actionnaire du New York Times. En Grande-Bretagne, en France et dans de nombreux autres pays, la presse, la radio et la télévision sont très largement aux mains de milliardaires.

L’homme le plus riche du monde serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques considèrent comme un élément essentiel de leur image publique.

Le rachat de Twitter par Elon Musk place le curseur encore plus haut. L’homme le plus riche du monde, dont la fortune personnelle dépasse actuellement les 240 milliards de dollars (soit plus que le PIB du Portugal ou de la Nouvelle-Zélande !), serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques – de Donald Trump à Narendra Modi – considèrent comme un élément essentiel de leur image publique. S’il se concrétise, l’achat de Musk serait sans doute l’opération la plus marquante de notre époque, illustrant l’influence considérable des ultra-riches aujourd’hui. Cette puissance dépasse même celle des « barons voleurs » de la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, qui avaient constitué d’immenses empires dans les voies ferrées, le pétrole ou la finance.

Un tel achat pourrait en effet avoir des implications politiques quasi immédiates, parmi lesquelles le retour de Donald Trump sur la plateforme – où il était suivi par près de 89 millions de personnes avant les primaires républicaines de l’année prochaine. Alors que les sondages suggèrent déjà que Trump pourrait battre à la fois Joe Biden et sa vice-présidente Kamala Harris dans un éventuel face-à-face en 2024, son retour sur Twitter augmenterait considérablement ses chances de réélection. Musk a d’ailleurs fait allusion au retour de Trump sur la plateforme, en déclarant qu’il aimerait que l’entreprise soit très « réticente à supprimer des contenus […] et très prudente avec les interdictions permanentes. Les suspensions temporaires de compte sont, d’après lui, préférables aux interdictions permanentes. »

Certes, les relations de Musk avec Trump n’ont guère été de tout repos. Le milliardaire avait ainsi quitté un groupe de conseillers du président après le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. Toutefois, suite au soutien de Joe Biden à un plan de construction de voitures électriques de General Motors et Chrysler, Musk avait déclaré – dans un tweet évidemment – que Biden était une « marionnette de chaussette humide sous forme humaine ». S’estimant systématiquement négligé par un homme qu’il ne tient pas en haute estime, Musk pourrait bien faire du rachat de Twitter le moyen de régler ses comptes avec l’actuel résident de la Maison Blanche, en apportant son concours à Trump. 

Au-delà des gamineries d’Elon Musk et de Donald Trump sur les réseaux sociaux, la question de la liberté d’expression en ligne – et donc de ses limites – demeure entière. Depuis un certain temps déjà, les partisans du « de-platforming » sur les médias sociaux, c’est-à-dire du bannissement de certaines personnes considérées comme néfastes – affirment que les entreprises privées n’ont pas le devoir de protéger la liberté d’expression. Certes, il est vrai que refuser à quelqu’un l’accès à telle ou telle plateforme n’équivaut pas à lui retirer le droit de s’exprimer. Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Dès lors, le rachat de Twitter par Elon Musk, plus encore que le voyage de Jeff Bezos dans l’espace, constitue peut-être la plus grande déclaration d’intention ploutocratique de l’histoire. Dans une économie capitaliste, l’argent donne le pouvoir. Quel niveau de pouvoir sommes-nous prêts à laisser à des individus qui sapent les voix de millions d’autres ? Les années 2020 vont être le théâtre d’une lutte pour la survie des démocraties libérales face à des concentrations de richesses toujours plus indécentes, qui n’ont rien de démocratiques. Or, ceux qui prônent une redistribution radicale des richesses vont se trouver face à la puissance de feu des milliardaires et de leurs médias, qui vont tout mettre en œuvre pour les censurer et les caricaturer. Plus que jamais, de nouveaux médias, indépendants des pouvoirs de l’argent, sont nécessaires pour construire une société alternative à la ploutocratie actuelle.