Brader la culture pour soutenir les hôpitaux ? La vente du mobilier national est un faux choix

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Brigitte Macron et Emmanuel Macron en 2018

Le mobilier national, un service du ministère de la Culture, a annoncé jeudi une vente aux enchères exceptionnelle de meubles de sa collection afin de « contribuer à l’effort de la Nation pour soutenir les hôpitaux ». Il s’agit d’une partie de ses collections qui sera cédée lors des Journées du Patrimoine, les 20 et 21 septembre, dont tous les bénéfices seront reversés à la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France, présidée par Brigitte Macron.


Selon le Figaro, une commission composée de conservateurs est en train de formuler une liste d’une centaine d’objets, majoritairement des meubles Louis-Philippe et du XIXe siècle, dont Hervé Lemoine, directeur du Mobilier, assure qu’ils n’auront « ni valeur patrimoniale, ni valeur d’usage ». En plus, dit-il cette liste sera établie à l’unanimité des conservateurs, afin d’éviter le procès en «dilapidation des bijoux de famille».

Jusque-là, le Mobilier national, dont les origines remontent au Garde-Meuble de la Couronne, fondée au XVIIe siècle par Colbert, ministre de Louis XIV, vendait régulièrement quelques objets déclassés, sans en faire de grande publicité. Cette fois-ci, il s’agit d’un coup de comm’ qui devrait inquiéter tous les amateurs de la culture. En effet, si cette vente a lieu, elle pourrait faire jurisprudence non seulement pour la vente d’autres éléments du patrimoine et donc conduire à un morcellement progressif des collections publiques et la privatisation du monde culturel au nom de la solidarité nationale, mais aussi entraîner des détournements de biens publics ou une prise illégale d’intérêts.

L’inaliénabilité des collections publiques

Alors qu’outre leur appartenance à un style et une époque, les objets destinés à la vente n’ont pas été précisés, les collections nationales sont en théorie « inaliénables, insaisissables et imprescriptibles », comme le précise même le site du ministère de la Culture. Cet inaliénabilité des biens de l’État, une «personne publique» juridiquement parlant, remonte à l’Édit de Moulin de 1566 qui prévoyait l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du domaine de la couronne. Jugée comme la loi fondamentale du Royaume, elle était prononcée lors du serment du sacre et avait pour but de protéger les biens de la couronne contre les ventes excessives du pouvoir royal. Un roi ne pouvait pas, par exemple, vendre son héritage pour payer les dettes du Royaume. La métaphore de M. Lemoine quant à la dilapidation des bijoux de famille est donc d’une grande justesse historique. Mais cette règle était violée lorsque les biens étaient aliénés pour nécessité de guerre, comme ce fut le cas pour le célèbre mobilier d’argent de Louis XIV, fondu pour payer la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La Révolution a donc conduit à son abrogation ; les biens de la Nation ont ainsi pu être aliénés lorsque le Royaume est devenu la Nation. Mais le principe d’inaliénabilité a connu une résurgence au XIXe siècle, notamment sous la plume de Pierre-Joseph Proudhon, qui estime que la personne publique n’est pas propriétaire du domaine public, mais simplement gardienne. Elle ne peut donc pas vendre ces biens.[1] 

Plus d’un siècle et demi plus tard, dans son rapport de février 2008, l’ancien directeur de cabinet du ministre des Affaires culturelles, Jacques Rigaud, fait écho à Proudhon en rappelant que l’État ne  devrait être considéré comme collectionneur, mais qu’au contraire il doit gérer et préserver le patrimoine légué par les générations précédentes pour les générations futures. Il n’est que le dépositaire de ce patrimoine qu’il doit transmettre intact et enrichi aux générations qui suivent. C’est une idée importante qui constitue la toile de fond de la notion même de patrimoine depuis la Révolution : les biens de la Nation, «trésors nationaux» et «monuments historiques» appartiennent à tous les citoyens.

Il existe pourtant une procédure de déclassement des objets des collections nationales et biens classés mise en place par la loi Musées de France du 4 janvier 2002. Le texte soumet la possibilité de déclassement d’objets des collections d’un musée de France à l’autorisation d’une commission scientifique dont la composition et le fonctionnement sont fixés par décret et exclut de cette possibilité les objets provenant de dons et de legs, ainsi que ceux acquis avec l’aide de l’État. Dans le rapport susmentionné de M. Rigaud, ce dernier regrette pourtant que les dispositions de cette loi “n’ont […] fait l’objet jusqu’ici d’aucune application pratique”.[2]

Les déclassements exceptionnels et stratégiques

L’histoire nous indique que la récente possibilité de déclasser et donc d’aliéner des objets de collections publiques a surtout servi d’outil diplomatique. Par exemple, l’année où la loi est entrée en vigueur, l’État a finalement répondu aux demandes de l’Afrique du Sud de restituer la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, une femme khoïsan réduite en esclavage et exhibée en Europe pour son large postérieur où elle était surnommée « Vénus hottentote ». Les demandes de restitution de cette dépouille remontent aux années 1940 et ont fait l’objet d’une demande personnelle de Nelson Mandela en 1994. Avant 2002, les autorités du monde scientifique français avaient refusé ces demandes au nom de l’inaliénabilité du patrimoine de l’État. 

Ce n’est pourtant qu’en octobre 2009 que la première «véritable» procédure de déclassement fut déclenchée. À cette occasion, le Louvre a déclassé par obligation cinq fragments des fresques d’un tombeau égyptien datant de la VIIIe dynastie. Dispersés en 1922, le Louvre revendique les avoir « acquis de bonne foi ». Après la révélation de leur sortie illégale du territoire égyptien, l’Égypte avait fait pression sur le musée, promettant de suspendre toute collaboration archéologique avec le Louvre en attendant la restitution de ces pièces « volées ».

Une représentation de Saartjie Baartman, surnommée “Vénus hottentote,” sur une estampe intitulée ‘Les Curieux en extase ou les Cordons de souliers,’ 1815, gravure à l’eau-forte, coloriée; 18,4 x 27 cm, © BNF, Paris / DR

Depuis ce « premier » déclassement et cette restitution, la procédure continue à s’appliquer, surtout aux œuvres dont la provenance s’avère douteuse, notamment sur le plan moral – comme cela a été le cas pour les têtes Maori du Musée de Rouen puis du Musée du Quai Branly, déclassées et restituées aux descendants maoris de la Nouvelle Zélande.[3]  Plus récemment, Emmanuel Macron a proposé la restitution des œuvres africaines aux anciennes colonies françaises, une promesse nébuleuse, aux arrière-goûts stratégiques sur un plan géopolitique et qui a quand même réussi à susciter la colère des professionnels des musées pour la transgression qu’elle représente de l’inaliénabilité des collections publiques.

Donc, bien que l’inaliénabilité des collections publiques ne soit pas inébranlable, celle-ci est, au mieux, une manière d’assurer la fonction de service public des musées et au pire, elle fait office de dernier rempart contre les demandes légitimes de restitution de biens pillés d’anciennes colonies françaises. 

Vendre la culture pour payer les dettes publiques

Dans leur rapport très controversé, Valoriser le patrimoine culturel de la France, les économistes Françoise Benhamou et David Thesmar évoquent le « danger de malthusianisme dans la gestion des collections nationales ». Ils ajoutent que « dans un contexte de finances publiques très contraintes, les collections nationales ont du mal à s’étoffer, car les financements pour acquérir de nouvelles œuvres, pour compléter, mettre en cohérence ou enrichir certaines collections, font défaut ».[4] Alors que leur argument vise à ce que les lois concernant l’inaliénabilité des collections s’assouplissent davantage, ils sont on ne peut plus clair quant à la destination des éventuels fonds accrus par la vente des objets : « Le revenu de la vente devrait exclusivement être affecté à des acquisitions nouvelles».[5] 

L’un des moyens défendus par Benhamou et Thesmar pour «valoriser le patrimoine» est l’adoption d’un processus tel que le deaccessioning à l’américaine. Cette pratique permet à un musée d’art américain de céder un objet qu’il possède à une autre institution. Les objets peuvent être vendus ou échangés, mais le deaccessioning permet aussi à un musée de se débarrasser d’un objet en raison de son mauvais état. La procédure est encadrée par l’Association of Art Museum Directors (AAMD) qui contraint les établissements membres à obéir à des règles strictes. Par exemple, la ville de Detroit, en faillite avec un dette de plus de $18 millards, envisageait en 2013 de vendre un partie des collections du musée municipal Detroit Institute of Art, sur proposition d’un fonds d’investissement pour $3 milliards. Cette vente a été freinée à la dernière minute, en partie grâce au AAMD, qui dans une lettre ouverte adressée à Rick Snyder, gouverneur de l’état du Michigan, a menacé de retirer l’accréditation du musée, ajoutant :

«Une telle vente – même contre la volonté du personnel et de la direction du musée – ne serait pas en conformité avec les principes professionnels acceptés dans ce pays. Si une telle démarche s’effectue, ce serait une violation des lignes directrices d’administration des collections définies dans les Pratiques Professionnelles des Musées d’art de l’AAMD. Ce serait, par ailleurs, représenter une rupture de responsabilité de la ville de Detroit d’entretenir et protéger une ressource culturelle inestimable qui lui a été confiée pour le bénéfice du public ».

La collection fut épargnée, mais la ville a dû céder la gestion du musée à un organisme privé à but non lucratif, qui a privatisé la gestion de la collection municipale et a restreint davantage le budget du musée. 

Des parallèles inquiétants

Tandis que la situation de la vente exceptionnelle d’objets de la collection du Mobilier national ne reflète pas encore la gravité de la situation à laquelle a été confrontée la ville de Detroit, elle laisse poindre certains parallèles qui indiquent un précédent potentiel inquiétant pour le futur des collections françaises. 

D’abord, comme à Detroit, la vente d’une partie de la collection est proposée pour combler un déficit budgétaire longtemps présenté par les pouvoirs publics comme la faute des dépenses publiques irresponsables car trop généreuses. Dans la ville américaine où est né le fordisme, ce sont les retraites payées à une population vieillissante d’anciens syndicalistes et servants publiques qui sont devenues la cible de Wall Street. Ces derniers ont encouragé les pouvoirs locaux à accepter des prestations aux conditions abusives, réclamant la privatisation des écoles, des transports et même des services de traitement de l’eau.

Le site du Mobilier national dans le 13e arrondissement de Paris © Roberto Casati.

En France, bien avant que nous ayons été submergés par la crise actuelle du Covid-19, les hôpitaux publics ont été déjà systématiquement affaiblis, devenus objets d’une conquête financière d’une grande ampleur. L’introduction en 2004 de la tarification à l’activité (T2A) pour aider à financer le système de santé qui représentait désormais 10% du produit intérieur brut (PIB) alors qu’il en représentait seulement 6% trente ans plus tôt, a eu pour effet la mise en concurrence des hôpitaux publics et des cliniques commerciales. Incités à gagner des parts de marché en augmentant l’activité financièrement rentable plutôt qu’en répondant à des besoins, les établissements ont dû réduire les coûts de production, à la fois augmenter les séjours et réduire leur durée, fermer des lits (70 000 en dix ans) et contenir la masse salariale, bloquer les salaires et comprimer les effectifs. 

La toile de contradictions qu’a tissée cette conception néolibérale de la santé a réduit l’hôpital public à une chaîne de production, créé des déserts médicaux dans les territoires ruraux et en ville, et  a permis la résurgence de maladies chroniques. Tandis que le nombre des passages aux urgences a explosé, nous avons observé le retour des épidémies infectieuses malgré plusieurs alertes ces dernières années, à l’instar de la crise de l’épidémie de bronchiolite à l’automne 2019.  

Un conflit d’intérêts

Maintenant que la catastrophe annoncée du Covid-19 est arrivée, le système de santé mis en danger par l’austérité est davantage estropié. Dans ce contexte, la vente des meubles du Mobilier national est présentée comme un secours, une sacrifice charitable sinon un mal nécessaire. La culture joue son rôle dans l’effort de la « Guerre » qu’Emmanuel Macron a déclarée lors de son allocution télévisée du 16 mars 2020 – mais les décisions politiques des dernières deux décennies dans une perspective de « start-up nation » du Président montrent qu’elle est tout le contraire. 

D’ailleurs, le fait que Brigitte Macron soit la présidente de la Fondation hôpitaux de France pose des problèmes sur le plan juridique. En tant que présidente de cet organisme privé, madame Macron est ce qu’on appelle une « personne privée ». Or les époux Macron ont pris cette initiative en tant que « personnes publiques » et auraient dû théoriquement le faire pour des motifs d’intérêt général. Porter la double casquette des genres public-privé est interdit par l’article 434–12 du code pénal qui sanctionne la « prise illégale d’intérêts ». Monsieur et madame Macron, en tant que personnes publiques, sont censés surveiller et administrer la décision de la vente. En tant que « personne privée », madame Macron, destinataire des sommes a un intérêt personnel privé, monsieur Macron en tant qu’époux de celle-ci, un intérêt personnel indirect également privé. La jurisprudence concernant cette infraction est de ce point de vue inflexible.[6]

Une fausse générosité

L’affaire sent l’opportunisme: le Mobilier national, qui avait été épinglé en début 2019 par un rapport de la Cour des comptes pour mauvaise gestion des fonds publics (5 millions d’euros alloués par an) aura l’occasion de faire bonne figure, en donnant l’impression de se sacrifier pour la Nation. 

En effet, afin de policer une décision de toute évidence sujette à caution, le Mobilier national a souligné son intention de soutenir les artisans d’art qui travaillent à la fabrication, la restauration et l’entretien du mobilier, avec une enveloppe de 450 000 euros. Mais l’argent que la vente des objets pourrait apporter aux finances publiques des hôpitaux voire même à l’enrichissement des collections est bien modeste en comparaison des 38,5 milliards d’euros payés en dividendes aux actionnaires des banques et assurances, des 171,5 milliards d’euros de dividendes placées par d’autres sociétés en France en 2018 ou bien des 30 à 80 milliards d’euros annuels estimés que représente l’évasion fiscale. De plus, entre 1992 et 2018, les exonérations de cotisations patronales ont représenté 570 milliards d’euros. Nous pouvons citer encore les 84,4 milliards des crédits d’impôt sans contrepartie donnés aux entreprises par le CICE entre 2013 et 2018.

Le capitalisme néolibéral avec sa doctrine d’austérité n’est peut-être pas directement responsable de la crise du Covid-19, pourtant ses effets néfastes sur les services publics et sur l’État social ont mis en relief de façon brutale l’inaptitude dangereuse de cette politique. Après le coronavirus, comment va-t-on préparer la prochaine crise ? Va-t-on continuer à éroder d’autres secteurs comme la culture ou l’éducation plutôt que de revendiquer un changement systémique ? Combien de trésors nationaux sommes nous prêts à déclassifier, à qualifier exceptionnellement « sans valeur patrimoniale, ni valeur d’usage » et à vendre avant de pointer du doigt celles et ceux dont le pouvoir ne cesse de prendre le pas sur l’intérêt collectif ?

 


  1. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou la philosophie de la misère, Paris : A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1867, p. VIII.
  2.  Jacques Rigaud, Réflexions sur la possibilité pour les opérateurs publics d’aliéner des œuvres de leurs collection, Rapport remis à Christine Albanel Ministre de la Culture et de la Communication, 20 février 2008, p. 34
  3. Jean-Marie Pontier, « Une restituions, d’autres suivront, Des têtes maories aux manuscrits Uigwe », AJDA, 19 juillet 2010, pp. 1419-1422
  4. Françoise Benhamou et David Thesmar, Valoriser le patrimoine culturel de la France, Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2011, p. 99.
  5. Ibid., p. 79.
  6. Cette analyse repose sur le décryptage offert par Régis de Castelnau, « Privtisation et vente de la France à la découpe : Le Mobilier national maintenant », Vu du Droit, un regard juridique sur l’actualité avec Régis de Castelnau, 1 mai 2020, [en ligne] URL: https://www.vududroit.com/2020/05/privatisation-et-vente-de-la-france-a-la-decoupe-le-mobilier-national-maintenant; consulté le 2 mai 2020.

La gloire de nos camarades danseuses

https://youtu.be/oVueDU8uw1I
Performance des danseuses de l’Opéra de Paris en grève le 24/12/19 Capture YouTube / ©Cyril Mitilian

Depuis plusieurs semaines fleurissent sur les réseaux sociaux les images de danseuses vêtues de tutus d’un blanc immaculé, interprétant des tableaux du Lac des Cygnes devant l’Opéra Garnier à Paris, face à une foule les acclamant chaleureusement. Ces images relayées massivement en France et ailleurs émeuvent et sont emplies d’une grâce et d’une dignité toutes particulières. Pour cause, il s’agit des danseuses et de l’orchestre de l’Opéra de Paris en grève, jouant devant leur lieu de travail recouvert de banderoles de mobilisation la veille de Noël, alors que la grève interprofessionnelle contre la réforme des retraites bat son plein et s’apprête à égaler la durée des grèves de 1995, dépassée depuis. Au delà de la beauté de cet instant, cette performance brille d’une pertinence multiple en ces temps cristallisant l’opposition au néolibéralisme et la lutte pour une société solidaire.


Le 5 décembre, premier jour de mobilisation contre le projet de réforme des retraites, si l’on se félicitait du nombre historique de grévistes chez les cheminots ou dans le corps professoral, un autre cortège n’avait pas démérité par son taux de personnel mobilisé. Celui de l’Opéra de Paris, avec 120 danseuses et danseurs sur les 154 (tous postes confondus, des quadrilles aux étoiles) que compte l’institution, aux côtés des choristes, de musiciens de l’orchestre et de personnels administratifs. Le mouvement persiste sans discontinuer depuis le premier jour, annulant de fait les représentations des opéras Garnier et Bastille pour ce mois de décembre. Si la mobilisation des danseuses et des danseurs semble historique, elle est à l’image du fait que ces derniers feraient partie des plus durement touchés par le projet de suppression des régimes spéciaux du système de retraite « universel » du gouvernement. Dans le système actuel, ils cotisent comme tous les employés de l’institution à la Caisse de retraite des personnels de l’Opéra de Paris, qui leur prévoit un départ à la retraite à partir de 40 ans et contraint à 42 ans maximum. Et pour cause : la formation pour intégrer la prestigieuse troupe commence à 8 ans, pour ensuite être engagé entre 16 et 20 et avoir un rythme de travail quotidien pouvant aller régulièrement de 9h à 23h30, comme le spécifie Alexandre Carniato, danseur élu à la caisse des retraites. Cette pratique intensive pour atteindre un tel niveau d’excellence entraîne irrémédiablement d’importantes séquelles corporelles, bien avant l’âge de la retraite. « Avec cinq heures de danse par jour, à 17-18 ans, on est nombreux à avoir des blessures chroniques, des tendinites, fractures de fatigue, douleurs aux genoux », indique Héloïse Jocqueviel, une des danseuses du 24 décembre. Des stigmates profonds, comme en témoigne Carniato :

« Le matin, quand je me lève, pour pouvoir dérouiller tout mon corps et marcher normalement, il me faut au moins une demi-heure. »

Calculées sur leurs trois meilleurs années, leurs pensions peuvent ensuite atteindre 3000 euros pour les danseurs étoiles, actuellement au nombre de 15 dans la compagnie. Mais pour leurs collègues n’ayant pas fait partie des rares élus à accéder à ce titre prestigieux, le montant de leur retraite peut être autrement plus modeste. C’est le cas de Guillaume Carniato, dont la pension s’élèvera à 1067 euros. Beaucoup continuent ainsi à travailler pendant leur retraite. Une reconversion pas toujours aisée après avoir consacré sa vie à la troupe depuis l’âge de 8 ans, ayant empêché de nombreux d’entre eux de passer le baccalauréat. 

Voilà notre travail

Interpréter le ballet mythique de Tchaïkovski au pied de leur lieu de travail tout aussi emblématique qu’est le Palais Garnier avec une équipe entièrement gréviste est ainsi un beau cadeau de Noël adressé à l’ensemble des travailleurs mobilisés contre la réforme des retraites, alors que la grève dure et persiste pendant les fêtes. Plus que ça : sans avoir à dire un mot, la performance de ces danseuses incarne l’ensemble du combat qui est actuellement mené. Un travail exemplaire qui ne peut exister que grâce à des dispositifs propres à ses conditions de réalisation. Elles nous rappellent cet élément essentiel que nie le gouvernement : les corps s’usent au travail. Les danseuses et les danseurs de l’Opéra de Paris ont choisi cette vie de dévotion à leur pratique, qui contribue à la renommée culturelle de la France. En sortant danser sur la place publique devant l’opéra d’où pendent leurs banderoles, elles montrent au monde ce que permettent les régimes spéciaux de retraite et en quoi ils sont splendides. Elles disent

« Voilà notre travail. Voilà grâce à quoi il existe. Voilà à cause de quoi il disparaîtra. »

En supprimant le régime spécifique des danseurs de l’Opéra de Paris, le gouvernement bousculerait l’ensemble de la temporalité de travail et de formation de la troupe, équilibrée entre les départs à la retraite et les entrées par concours chaque année. Non sans l’affubler d’une allure de privilège d’ancien régime, de nombreux médias rappellent que ce régime spécifique créé en 1698 est un des plus anciens qui soient, en omettant de préciser que la danse classique n’abîme pas moins les corps au 17ème siècle qu’au 21ème et que c’est justement face à cette nécessité évidente que la logique des régimes spécifiques de retraite est née. Cette excellence n’aurait pu se développer sans, pour des raisons physiques donc, mais également des raisons économiques. Sans ce régime, les danseuses et danseurs seraient bien plus facilement débauchés à l’étranger dans des compagnies proposant des salaires plus avantageux. Il s’agit donc également d’une mesure de protectionnisme encourageant les danseurs à faire carrière dans la troupe publique malgré les difficultés physiques et psychologiques qui incombent à cette vie.

Le principe politique de l’exception culturelle, à savoir la préservation des secteurs culturels des logiques de marché et de fait de rentabilité, dont la France est pionnière, justifie ainsi les investissements de l’État dans cette caisse de retraite à hauteur de 14 millions d’euros. Ils viennent s’ajouter aux 12,5 millions issus des cotisations des salariés et aux 900 000 euros issus de droits sur les places vendues dont 1,3% sont reversés à la caisse. Ces recettes s’élèvent à 27,4 millions d’euros, pour 28,5 millions de dépenses qui occasionnent actuellement un peu plus d’un million d’euros de déficit. Une somme déficitaire qui peut paraître conséquente certes, mais dérisoire à l’échelle d’un budget national et devant prendre place dans un nécessaire plan de revalorisation des budgets du Ministère de la Culture et des structures culturelles publiques dont le personnel est souvent aussi dévoué que celui de l’Opéra de Paris, mais peine comme partout à pouvoir exercer au mieux ses missions dans un contexte de rigueur généralisée, de démantèlement de l’État et plus spécifiquement d’absence de projet politique depuis de nombreuses années pour ce ministère. Une absence de projet qui prend plus spécifiquement sous le mandat d’Emmanuel Macron la forme d’une volonté de se passer de ce ministère et d’un service public de la culture au profit des structures privées (de divertissement et de mécénat au bon goût des milliardaires des fondations LVMH, Pinault, Lagardère et autres, pour qui les arts et la culture riment plus avec attractivité qu’émancipation). 

Une mobilisation partagée dans tous les secteurs de la Culture

A l’instar de l’Opéra de Paris où les danseuses et danseurs ne sont pas les seuls mobilisés, de nombreux autres secteurs de la culture se sont mis en grève le 5 décembre contre la réforme des retraites et la dégradation généralisée de leurs conditions de travail. Dans l’institution parisienne, l’orchestre s’est également illustré le 31 décembre en interprétant plusieurs morceaux sur le parvis de l’Opéra Bastille, en concluant par la Marseillaise, reprise dans les paroles par les centaines de grévistes d’autres secteurs et personnes solidaires présentes en ce dernier jour de 2019. Ces derniers sont également concernés par une excellence nécessitant un régime spécifique au sein de la caisse de l’Opéra, leur permettant de partir à la retraite à taux plein à 62 ans avec une retraite calculée sur leurs trois dernières années. Lors de la manifestation du 17 décembre, c’est l’ensemble des corps de métier de l’opéra en grève, des choristes aux techniciens en passant par les administratifs et les habilleuses qui chantaient sur le même parvis pour accompagner le cortège passant devant. Dans le spectacle vivant, aucun métier n’est exempté des difficultés inhérentes à des professions dont le produit du travail se montre durant le temps libre du reste de la société, mais qui nécessite d’être conçu durant le temps de labeur commun de la journée. Des spécificités que résument clairement Sabine, habilleuse de l’opéra :

« Les horaires décalés, l’absence de week-end, la pression énorme, et la quasi dévotion à tous ces métiers de la scène. »

A la Comédie française, ce sont les techniciens qui tiennent le piquet de grève depuis le 5, soulignant également la pénibilité de leur travail. De nombreux autres théâtres ont fermé leurs portes, uniquement le 5 pour beaucoup, comme les théâtres de l’Odéon, de la Colline, Chaillot, également dans le privé comme celui des Champs Elysées et bien entendu hors de Paris comme le Théâtre national populaire de Villeurbanne, le Théâtre de la Cité de Toulouse ou encore la scène nationale de Niort. Ne bénéficiant pas du même régime que ses camarades parisiens, l’opéra de Lyon est également entré en grève, annulant notamment une représentation le 17 décembre sous les applaudissements ou huées d’une salle pleine à qui les comédiens venaient d’annoncer la décisions collective. Des compagnies de théâtre se sont également elles-mêmes mises en grève ou ont décidé de reverser le montant de leurs cachets à des caisses de grève. D’autres types d’établissements ont donc rejoint le mouvement social, liant lutte pour la préservation de la retraite par répartition et lutte sectoriel contre le manque de moyens et la dégradation des conditions de travail. Notons ainsi les grèves des personnels des différents sites de la Bibliothèque nationale de France ainsi que de la Bibliothèque publique d’information ayant occasionné 11 jours de fermeture depuis le 5 décembre, contribuant tous à un appel national des personnels de bibliothèque en lutte afin d’accentuer la mobilisation en vue du 9 janvier. Les employés de la Cinémathèque française se sont également mobilisés pour cesser le travail à partir du 8 janvier, premier jour de la rétrospective sur Jean-Luc Godard. Les équipes de Radio France sont également en grève quant à elles depuis le 25 novembre pour refuser une nouvelle suppression d’effectif à hauteur de 300 postes, alors que le nombre d’employés est passé de 12 000 il y a 10 ans à 7000 aujourd’hui. 

https://artengreve.com/
Interface de la plateforme Art en grève ©Art en grève

Enfin, de multiples travailleuses et travailleurs de l’art n’appartenant pas directement à une structure les employant se mobilisent depuis les préparatifs du 5 décembre. Beaucoup ont répondu à l’appel « Art en grève » initié par plusieurs collectifs abordant de nombreuses questions politiques et sociales quant aux conditions de production de l’art, comme La Buse travailleu·r·se·s de l’art, Documentations.art, La Part des Femmes, Économie solidaire de l’Art, rapidement rejoints par des organisations syndicales et politiques comme le Syndicat National des Artistes Plasticiens – CGT ou l’équipe culture de la France Insoumise. Largement relayé et signé, cet appel entend clairement que la retraite par capitalisation est également une quasi impossibilité pour de nombreuses profession de l’art d’exercer leur métier. En effet, lorsque Édouard Philippe annonce une retraite minimum de 1000€ pour toutes les carrières complètes, comment appliquer cela à des professions ponctuées de trous dans les périodes de travail rémunérées inhérents à ces types de travail ? Plus que sur la seule question des retraites, c’est également un mouvement voulant se battre contre l’importante précarité d’une multitude de professions aux statuts instables et souvent de fortune faute de mieux qu’illustre la longue énumération de métiers en tête d’appel.

Ce qui lie cette infinie liste de signataires sur la page de la plateforme d’Art en grève aux travailleuses et travailleurs de l’opéra, c’est une volonté de faire reconnaître aux yeux de toutes et tous, et plus spécifiquement du gouvernement, que l’ensemble de ces pratiques sont un travail. Certes, il implique une passion, poussant surtout à ne pas compter ses heures, d’autant quand elles ne sont pas rémunérées, mais il n’est pas exclu des réalités matérielles et financières du monde du travail. Si la grève de l’Opéra de Paris, désormais la plus longue de son histoire le rappelle clairement en ayant occasionné plus de 12 millions d’euros de pertes à son institution, il peut être plus compliqué pour de nombreuses autres professions précaires de trouver les moyens d’entrer en lutte d’où une réflexion au cœur d’Art en grève qui propose des pistes de lutte pour ses différentes composantes, et plus largement pour l’ensemble des professions de la culture mobilisées, réunies en assemblée générale le 6 janvier dans la salle du théâtre Traversière dans le 12ème arrondissement de Paris, complètement remplie pour l’occasion.

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Assemblée générale des travailleurs de la Culture le 06/01/20, Théâtre Traversière, Paris 12e ©CGT BNF

Ainsi, la performance des danseuses de l’Opéra de Paris en grève le 24 décembre dernier a brillé d’une pertinence caractéristique aux temps présents. D’un côté, la banderole « La culture en danger » met en lumière les difficultés grandissantes de tout un secteur du service public essentiel à l’émancipation individuelle et collective que les derniers gouvernements libéraux successifs abandonnent et laissent pourrir les uns après les autres par manque d’investissement et de projet et surtout pour des considérations comptables et des yeux doux faits aux grandes entreprises et mécènes privés. De l’autre, elles rappellent la nécessité d’un système permettant à l’ensemble des travailleuses et des travailleurs de pouvoir accomplir leur travail dans de bonnes conditions, par respect pour elles et eux mais également pour que ce dit travail puisse être bien accompli. En refusant la concession égoïste du gouvernement de n’appliquer la réforme qu’aux générations futures et en exigeant que leur régime soit étendu aux autres personnels de l’opéra, c’est aussi la nécessité d’une société solidaire qu’ils soulignent. A leur manière, ces danseuses nous ont offert de quoi réaffirmer ce qu’est la grève: un temps autre, libéré de la temporalité laborieuse habituelle. Il permet de lutter mais est également propice à des surgissements inhabituels et poétiques. On pourrait y voir une force de la poésie et du spectacle qui réchauffent les cœurs en temps de lutte et effraient les gouvernements qui essaient vite et vainement d’en acheter les auteurs. Quoi qu’il arrive, ce qu’il s’est passé sur le parvis de l’opéra Garnier le 24 décembre 2019 était en rupture totale avec un néolibéralisme aveugle, cupide, brutal qui n’a de cesse d’isoler et d’écraser les corps et les imaginaires pour chercher toujours, partout, comment les marchandiser encore plus.