Laura Parker : « Momentum est une organisation d’origine populaire »

Laura Parker, coordinatrice de Momentum, à la manifestation Stop the coup.

Laura Parker est la coordinatrice de Momentum, le mouvement né dans la foulée de l’arrivée à la tête du Labour par Jeremy Corbyn. Organisation dans l’organisation, le mouvement a bousculé la politique établie à travers des campagnes efficaces qui ont su mobiliser massivement sur tout le territoire britannique. Traversé par des contradictions sur le Brexit, nous avons voulu revenir sur son histoire et son positionnement.


LVSL – Pour commencer, nous aimerions que vous puissiez présenter à nos lecteurs votre organisation Momentum. Outre ses liens avec Corbyn et le Labour party, est-ce que vous pourriez revenir sur ses modalités d’apparition et ses modes d’action ? Quels étaient les réseaux préexistants et constitutifs de l’organisation ?

Laura Parker – L’origine de l’organisation remonte à la campagne de Jeremy Corbyn pour l’élection à la présidence du Labour Party en 2015. La façon dont les élections fonctionnent au sein du Labour pour le leadership fait que tous les candidats ayant reçu suffisamment de nominations de la part du groupe parlementaire travailliste auront accès à toutes les données concernant les membres du Labour. Jeremy Corbyn était donc l’un des quatre candidats en lice et il a mis sur pied une équipe de campagne, puis nous avons téléphoné aux membres du Labour au cours de l’été 2015 pour leur demander s’ils voulaient soutenir Jeremy. Lors de cette opération, nous leur avons également demandé s’ils étaient d’accord pour que nous restions en contact avec eux. Même si l’on raconte souvent que Momentum est une organisation d’origine populaire, ce qui se vérifie à bien des égards, le fait est qu’elle s’est formée à partir d’un nombre important de personnes dont les données étaient déjà enregistrées parce qu’elles étaient membres du parti. Ceci étant, le Labour a modifié ses règles pour permettre d’adhérer à un prix réduit, ce qui a conduit à son développement, et nous avons donc pu accueillir beaucoup de nouveaux adhérents grâce à la campagne en faveur de Jeremy Corbyn. Surtout, nous avons pu bénéficier d’une avance considérable car nous connaissions déjà les coordonnées de tous ces membres du Labour, ce qui nous distingue des nombreux autres mouvements de ce genre qui ont pu voir le jour.

Des milliers de personnes qui ont pu se détourner du Labour – ou comme moi qui n’avais jamais adhéré au parti – voulaient avant tout soutenir le projet politique de Jeremy Corbyn, qui a ensuite été élu en septembre 2015. De nombreux groupes se sont formés dans tout le pays. J’étais dans le quartier de Lambeth dans le sud de Londres et nous avions « Lambeth for Corbyn » : il y avait des groupes comme « Leeds for Jeremy », ou « Bradford supports Jeremy Corbyn for Leader ». Dans tout le pays, de nombreux groupes ont été mis sur pied. Mais ce que Momentum représente aujourd’hui a émergé d’une équipe de bénévoles très réduite d’environ trois personnes. À l’automne 2015, nous avons contacté tous ces soutiens et leur avons demandé de se joindre à un réseau qui est par la suite devenu Momentum. Ainsi, au cours de l’été 2016, lorsque Jeremy a dû revenir aux urnes pour obtenir le leadership du parti et qu’il y a eu une deuxième campagne, Momentum a fait émerger des groupes de militants dans tout le pays formant un réseau suffisamment souple pour qu’ils puissent décider de leurs propres priorités de campagne. Ainsi, à Lambeth, nous étions occupés à mettre fin aux fermetures des bibliothèques, parce que le conseil municipal était sous pression et que nous essayions d’empêcher la réduction des services publics. Dans d’autres régions du pays, différents groupes avaient chacun leurs priorités. En 2016, Momentum a mis son poids dans la balance pour conforter Jeremy Corbyn dans sa position de leader, fournissant ainsi une base de volontaires pour porter sa campagne. Puis nous avons recommencé à nous regrouper pour les élections générales de 2017, lorsque Momentum a pu jouer un rôle clé en mobilisant des activistes dans tout le pays, à l’aide de nouvelles méthodes de campagne inédites pour le Parti. Nous sommes tous des membres du Labour, mais nous sommes tous autour de Jeremy.

Depuis cette élection que nous avons failli remporter, nous avons essentiellement continué à accroître notre force en tant que groupe militant à travers le pays. L’organisation a trois objectifs principaux. Notre objectif global est évidemment de voir un gouvernement socialiste être élu. Au-delà de ça, nous cherchons à remporter des campagnes lors des élections municipales ou lors des élections de l’assemblée du Grand Londres. Nous avons d’ailleurs fait élire récemment un maire dans le nord de Tyne. Notre second objectif est de transformer le Parti travailliste en changeant ses procédures démocratiques et ses méthodes. Enfin, le dernier objectif est de participer à la construction d’un mouvement social plus large – en créant des liens entre le Parti travailliste, le mouvement syndical et les organisations issues de la base qui militent pour les droits des locataires et pour le climat. Récemment, nous avons fait partie de la grande campagne sur « stop the coup » avec d’autres groupes de campagne. Par ailleurs, nous cherchons à faire de l’éducation politique – nous sommes des partenaires proches du festival The World Transformed. Cette initiative a été lancée par les membres de Momentum. Elle permet de donner aux gens l’occasion d’avoir des débats de qualité et de reconstruire un parti doté d’une base idéologique plus solide. C’est ce qui constitue l’essentiel des raisons d’être de Momentum.

 

LVSL – Comment vous est venue l’idée du festival The World Transformed  ? Quel est l’objectif ?

LP – Deux militants de Momentum d’une vingtaine d’années sont à l’origine de la fondation de The World Transformed car ils ont estimé qu’il fallait constituer un espace pour avoir un débat politique digne de ce nom. L’appareil du Labour n’était pas favorable à Jeremy Corbyn, de telle sorte qu’une partie du débat politique que nous voulions avoir n’était pas si facile à obtenir au sein du parti. Ces deux personnes, avec d’autres, dirigeaient une série de débats appelée « Brick Lane Debates » dans le sud de Londres pour enseigner aux gens les principes de l’économie. C’était un groupe de gens qui avaient fait partie de Momentum ou qui gravitaient autour et qui ont tout simplement eu l’idée, probablement assis un soir autour d’un verre. Il y avait un appétit énorme pour le débat, alors que la machine du parti était opposée à Jeremy Corbyn, que cela semblait logique qu’une telle initiative émerge, même si cela représentait une quantité de travail considérable. En tout cas, il y avait un espace politique et une demande parallèle à la conférence du Labour, qui portait majoritairement sur le fonctionnement du parti.

The World Transformed a seulement fourni un espace différent où ceux qui avaient rejoint le Labour et qui étaient enthousiasmés par la victoire de Jeremy Corbyn puissent réellement parler de politique. Maintenant, au fil du temps et au fur et à mesure que la politique de Jeremy s’est enracinée et s’est intégrée au sein de la majorité du Parti, les relations se sont évidemment facilitées. L’autre aspect de cet évènement, c’est qu’il rassemble aussi des gens qui font partie de notre troisième objectif – la construction d’un mouvement social. Donc si vous allez à un événement de The World Transformed, vous rencontrerez beaucoup de gens qui ne font pas partie du Labour. J’ai pris la parole lors d’un événement l’année dernière, il y avait environ 120 personnes dans la salle, et quand j’ai demandé combien étaient adhérents au parti, ils ne représentaient même pas la moitié. Certains d’entre eux appartenaient au parti Vert, d’autres à une tradition anarchiste. Certains n’avaient aucune appartenance partisane voire étaient peut-être même d’anciens adhérents ayant quitté le Labour. The World Transformed est donc un espace pluraliste. Je dirais que nous sommes comme des cousins. C’est presque comme si nous [à Momentum] réalisions l’essentiel du travail concernant le Labour, et qu’ils réalisaient le travail à destination de l’extérieur du parti. Ce lien qui nous unit nous permet de construire ce mouvement social plus large.

LVSL – Depuis sa naissance, Momentum cherche à influencer la ligne politique du Labour, notamment en essayant de promouvoir des profils politiques marqués à gauche contre les députés issus du blairisme. De telle sorte que des figures centristes vous ont régulièrement attaqués et ont pointé votre « entrisme » dans le Labour. Où en est cette « guerre de position » dans le parti ?

LP – C’est une énorme hypocrisie de la part des gens que de laisser entendre que nous faisons de l’entrisme alors qu’il y a déjà eu des exemples de groupes similaires au sein du Labour. Il y a eu un groupe appelé Progress et qui a été fondé par Tony Blair. Il s’agissait davantage d’un groupe de relais avec le Parlement, mais axé autour du parti, de sorte que l’essentiel du pouvoir revenait aux députés. Notre approche relève d’une toute autre forme, visant à donner le pouvoir aux militants. Il a existé d’autres groupes comme Labour First et encore d’autres à différentes époques, et nous ne sommes en rien différents de ceux-ci – excepté que nous ne poursuivons pas un objectif étroit et intéressé, la preuve en est que nous avons fait campagne pour le Labour. En effet, lors des élections de 2017, nous avons fait campagne pour tous les députés travaillistes qui se présentaient partout dans le pays et pas seulement pour ceux qui étaient des soutiens de Corbyn. Malgré tout, beaucoup de gens apprécient vraiment Momentum et qu’ils comprennent que cette énergie militante est positive.

Bien sûr, si vous êtes contre la politique de Corbyn, vous serez contre Momentum. Par ailleurs, nous sommes devenus une cible facile, donc si quelqu’un de Momentum fait quelque chose d’un peu imprudent, un député de l’opposition aura tôt fait de s’exclamer : « Regardez, vous voyez ces gens de Momentum derrière Jeremy Corbyn ; ils mènent de terribles politiques d’intimidation, de haine… », ce genre d’inepties. De toute évidence, les choses se sont un peu calmées. Certes le moment est un peu tendu parce qu’il y a un processus en cours par lequel certains députés pourraient être ou non désignés comme candidats à leur propre réélection. Évidemment, dans certaines régions du pays, les militants du parti ne veulent pas toujours que leurs députés se maintiennent alors que les places sont rares, ce qui suscite évidemment l’inquiétude de ceux qui ne veulent pas perdre leurs sièges. Les choses sont en train de mûrir. Nous sommes invités à participer à un grand nombre d’activités officielles du Labour. Cette semaine, par exemple, je prendrai la parole au cours de sept débats, dont seulement deux d’entre eux sont au World Transformed. Tous les autres sont à la conférence officielle aux côtés des députés travaillistes. Cet après-midi, je m’exprime sur l’importance du vote pour la réforme électorale avec Steven Kinnock, qui est un député d’une aile très différente du Parti. Donc je pense que les gens se sont habituée à notre présence.

LVSL – Nés en 2015, vous avez réussi à fournir un souffle important en faveur de l’engagement politique des jeunes et du soutien à Jeremy Corbyn. La campagne de 2017 a été l’apogée de ce moment. Momentum revendiquait alors le fait de s’engager politiquement dans toutes les sphères de la société, au-delà de l’agenda du Labour. Par exemple, en organisant des crèches populaires pour pallier l’absence de l’État. Aujourd’hui, votre organisation semble s’être institutionnalisée à l’intérieur du parti et jouer avant tout le rôle de groupe d’influence. Partagez-vous cette lecture ?

LP – Au cours des différentes phases de notre courte histoire, nous avons eu diverses priorités. Il est vrai nous sommes moins dans une phase de construction du mouvement. C’est le reflet du travail considérable que nous sommes obligés de faire au sein de l’appareil du Labour afin de garantir que la politique de Corbyn reste mainstream dans les rangs du parti. Après tout, le Labour a un énorme passif institutionnel. La grande majorité des conseillers du Parti a été élue avant que Jeremy Corbyn ne prenne le pouvoir. Certains sont à gauche mais beaucoup d’autres ne le sont pas. Un nombre important de personnes qui travaillent pour le parti au sein de ses déclinaisons territoriales sont là depuis très longtemps. Certains d’entre eux changent de position pour être plus accommodants avec Corbyn, d’autres ne le font pas. Si nous n’exerçons pas d’influence envers les organes institutionnels du parti comme le Comité exécutif national [NEC], le Comité d’organisation de la conférence où les gens décident de ce qui doit être débattu au sein des conférences du Labour et au sein d’autres structures importantes du parti, cela limite notre impact extérieur. Malgré ce travail, nous devons continuer à exercer une pression populaire sur le pouvoir. Or, à certains moments, nous n’avons pas su gérer cet équilibre car nous avons cédé à la tentation immédiate de faire élire des gens dans les organes internes, parce que les élections fournissent un résultat rapide et tangible.

Nous avons mené ces activités dans le sens d’une réflexion sur la construction d’un mouvement externe plus long et plus lent, et c’est une tension constante entre ces deux objectifs. Finalement, la manière dont notre organe dirigeant fonctionnera sera déterminante. Nous avons un organe de direction, le National Coordinating Group et une équipe de bénévoles dont je suis à la tête, ce qui fait en quelque sorte de moi le lien entre ces deux pôles. Cependant, notre organe directeur a estimé dernièrement que nos priorités devaient consister à nous concentrer sur le travail interne au Labour. Pour ma part, j’aimerais que nos objectifs soient construits de façon plus équilibrée. Nous sommes en train de nous restructurer et de développer notre capacité à mener des campagnes externes en investissant davantage vers nos groupes et nos membres. Alors je pense que l’équilibre peut changer un peu, mais, encore une fois, il s’agit d’une tension constante. Je vois cela comme le signe que, depuis 2015, nous prenons à peine la mesure de tout ce qu’il y a à faire pour changer ce parti. Car que le blairisme a régné de 1997 à 2015, ce qui représente près de deux décennies. Renverser la situation prend du temps.

LVSL – Votre position sur la question du Brexit n’est pas évidente. D’une relative position de neutralité, de nombreuses figures de Momentum semblent désormais soutenir explicitement la demande d’un second référendum au cours duquel il faudrait faire campagne pour le Remain. Qu’est-ce qui a conduit à ce changement de ligne ?

LP – Momentum, historiquement, si on peut qualifier d’historique quelque chose qui a commencé il y a 4 ans, n’est pas un organe à caractère législatif. Il soutenait uniquement la politique du leadership du Labour. Personnellement, je dirais surtout que la ligne politique du leadership du parti n’a pas toujours été très claire. Par voie de fait, la position de Momentum n’a pas semblé claire non plus. Fondamentalement, nous avons essayé de soutenir la direction en tant qu’organisation qui avait cette tâche délicate d’équilibre, et tenté d’honorer le résultat du référendum qui, comme chacun sait, était très serré. Ce n’était pas une victoire décisive, ni pour le camp du Leave, ni pour celui du Remain. De toute évidence, au fur et à mesure que les négociations ont été menées par les Tories, ces derniers se sont radicalisés. De la même façon, beaucoup de ceux qui sont du côté du Remain s’accrochent vigoureusement à cette position. Ce que la direction du Labour essaye de faire a été de rester proche d’une position intermédiaire. De notre côté, nous avons, de façon générale, appuyé la direction.

Désormais, les dirigeants disent dans leur majorité qu’on devrait organiser un deuxième référendum. C’est la seule façon de résoudre l’impasse actuelle. Personnellement, j’en suis arrivé à la conclusion que nous aurions probablement dû avoir un deuxième référendum il y a un certain temps déjà. Même si, comme la plupart des gens, je ne suis pas très enthousiaste à l’idée d’assister à un autre référendum dont l’issue pourrait s’avérer terrible. À moins que ce référendum soit très bien tenu, il pourrait être source de division et ne pas nécessairement produire un résultat différent. Mais tant le parti travailliste que Momentum ont fait face à une position complexe parce que, contrairement aux Libdems qui ont juste à soutenir les 48 % de remainers, dans un contexte où le parti conservateurs n’incline plus seulement vers Leave mais désormais vers un Hard Brexit. Le Labour a tenté avec sincérité, sans grand succès, de combler la brèche qui divise les britanniques. Évidemment, les membres du Labour sont majoritairement favorables au Remain, mais les électeurs du parti, comme le reste de la Grande-Bretagne, ont des opinions très différentes. Certains sont focalisés sur l’idée que nous ne pourrons pas gagner une autre élection générale si nous n’occupons pas certains sièges dans le nord de l’Angleterre, qui appartiennent en théorie à la frange Leave du parti.

Dans la pratique, même au sein des circonscriptions traditionnellement travaillistes ayant votés Leave, la grande majorité des électeurs du Labour ont finalement voté Remain, parce que les leavers, qui l’ont emporté, sont des électeurs de l’UKIP, des gens qui n’avaient jamais votés auparavant, et seulement une petite partie de l’électorat du Labour. Mais pour ce qui est de gagner de nouveau ces sièges, il est clair que les dirigeants du Labour craignent que ce ne sera pas le cas s’ils ne maintiennent pas leur position initiale. Je dirais aussi que nous devons être très prudents avec ces régions du pays où le point de vue des leavers est écrasant. En fin de compte, la seule façon de s’en sortir malgré le gâchis actuel est d’organiser ce second référendum. Le Labour, contrairement aux autres grands partis, est doté d’un programme national de réformes massives. Je crois que nombre de nos électeurs qui ont votés Leave sont davantage intéressés par le programme politique national des travaillistes en faveur des services publics, des investissements, des réformes, des transports, de l’éducation, de la santé et du logement.

Nous sommes maintenant proches de la fin de ce qui aura été un processus très complexe et très désordonné. Mais lorsque nous avons sondé nos propres adhérents en 2018 sur la question du Brexit, la majorité des membres du parti et de de Momentum pensaient de façon écrasante (82%) que le Brexit serait nuisible pour nos quartiers, nos amis et nos familles, et ce avant même que n’arrive cet horizon du No-deal. De façon générale, les membres de Momentum sur la même longueur d’onde que la grande majorité des membres du Parti. Mis à part que nous mettons davantage l’accent sur le fait de s’assurer que peu importe la ligne que prendra le parti autour de la question du Brexit cela ne doit pas entraver le maintien de la ligne socialiste Labour. Nous ne voulons vraiment pas être de connivence avec des gens qui figurent à la droite du parti et qui ont utilisé le Brexit comme levier pour attaquer Jeremy Corbyn. Nous ne partageons pas leur ligne politique.

LVSL – Votre slogan « For the many, not the few » trace une démarcation nette entre la minorité privilégiée et la grande majorité du peuple britannique. Cette référence au peuple vous est disputée par Nigel Farage et Boris Johnson, qui pointent le refus des élites d’accepter le verdict du référendum de 2016 sur le Brexit. Votre parti, le Labour, mène actuellement une stratégie de blocage du Brexit au Parlement. N’avez-vous pas peur de renforcer la rhétorique de la droite radicale qui dénonce un complot des élites contre le vote populaire, et les laisser ainsi hégémoniser la référence au peuple ?

LP – Oui, c’est un grand risque et l’un des principaux débats au sein du Parti a été de savoir comment trouver une position concernant le Brexit qui n’encourage pas la droite et ne lui permette pas d’affirmer qu’elle est l’alternative populaire et radicale. Il s’agit d’un véritable combat pour nous du fait de la structure de la propriété des médias dans ce pays. Ces derniers sont détenus à environ 85% par la droite, qui est évidemment très favorable à Boris Johnson. Cependant, toute analyse rigoureuse de ces leaders montre l’imposture totale qu’ils représentent. Boris Johnson, Nigel Farrage et Jacob Rees-Mogg sont tous multimillionnaires. Ce sont eux qui gagneraient de l’argent avec un Hard Brexit.

Leur existence reste un défi pour nous et il y a eu de grandes tensions au sein du parti parce que certains ont préféré soutenir que nous ne devions pas nous éloigner des gens qui ont été tentés de voter pour le Brexit Party mené par Nigel Farage. Selon eux, si nous employions un certain langage trop pro-Remain, nous encouragerions l’extrême droite. L’autre école de pensée, dont je fais partie, estime que nous ne pouvons pas céder un seul pouce à l’extrême droite. Je pense que nous devrions aller dans les quartiers afin d’avoir des échanges avec les gens et de leur expliquer que leurs salaires ne sont pas faibles à cause des migrants mais parce que leur employeur ne les a pas payés : « votre grand-mère n’a pas obtenu sa prothèse de hanche non pas parce qu’un polonais l’aurait eue à sa place, mais à cause des diminutions de l’investissement dans le système de santé national au cours des dix dernières années. Votre salaire stagne depuis dix ans et ça n’a rien à voir avec l’immigré lituanien. » Ces questions ont représenté une source de tensions et de discussion continue sur la façon dont nous devions gérer la situation. HOPE not Hate organise d’ailleurs une conférence à laquelle je vais participer sur la façon de battre le Brexit Party. L’idée que si nous faisons preuve d’une certaine retenue, nous regagnerons des électeurs n’est pas forcément efficace. Vous ne pourrez jamais faire mieux que la droite sur son terrain, mais il s’agit là sans aucun doute d’une question importante sur laquelle il faut débattre.

Retranscription et traduction par Eugène Favier-Baron

Comment le Labour britannique peut-il arriver au pouvoir ?

Jeremy Corbyn lors d’un meeting.

Le Labour revient de loin. Après avoir incarné un modèle de reconversion de parti de masse de la classe ouvrière en parti néolibéral “moderne” prônant une “Troisième Voie” entre conservatisme et socialisme avec l’arrivée de Tony Blair à sa tête en 1994, 13 ans d’exercice du pouvoir avaient épuisé le parti. A la fin du mandat de Gordon Brown en 2010, le “New Labour” se retrouva coupé de sa base militante, décrié pour sa mauvaise gestion de la crise financière, empêtré dans différents scandales et fustigé pour son aventurisme en Irak aux côtés des États-Unis. La campagne peu inspirante d’Ed Miliband contre David Cameron en 2015, marquée par une hémorragie électorale en Écosse face au SNP, semblait indiquer un déclin massif du principal parti de gauche britannique, le conduisant sur la même voie que ses cousins sociaux-démocrates du continent européen, notamment le PS français et le PASOK grec.


En septembre 2015, Jeremy Corbyn est élu par surprise par les militants face à des représentants de l’establishment du parti.  Son combat de plusieurs décennies pour la protection des travailleurs, la lutte contre les privatisations, la paix et même la mise en place d’une république remotiva la base militante, longtemps marginalisée. En dépit de la polarisation sur la question européenne créée par la campagne sur le Brexit et de la fronde de nombreux parlementaires travaillistes contre leur nouveau leader – qui provoqua une nouvelle élection interne en septembre 2016-, Corbyn fut non seulement réélu à la tête du Labour avec une majorité de voix encore plus importante – 62% – mais parvint aussi à priver les Conservateurs de majorité à la Chambre des Représentants l’an dernier. Et ce en dépit de l’avance de plus de 20 points de ces derniers au début de la campagne. Fragilisée et décrédibilisée, Theresa May est pourtant parvenue à se maintenir au pouvoir grâce au soutien d’un petit parti unioniste réactionnaire d’Irlande du Nord, le DUP. Alors que le Labour incarne désormais une vraie alternative face aux Conservateurs, il devient crucial de s’interroger sur ce qui fait sa force et sur les éventuels obstacles qui pourraient compromettre son arrivée au pouvoir.

Jeremy Corbyn lors d’un meeting. © Wikimedia

Affirmer que les conséquences du référendum du 23 juin 2016 sur la vie politique d’outre-Manche se font encore sentir relève de l’euphémisme. Toute la vie politique du Royaume-Uni a été bouleversée par la victoire du Brexit, que la plupart des sondeurs et des politiques ont été incapables de voir venir. Les projets indépendantistes de l’Écosse et de l’Irlande du Nord ont été réanimés instantanément : leurs soutiens arguent que l’option du maintien dans l’Union y est majoritaire. Ces territoires ne peuvent continuer de suivre les décisions de Westminster, formulées majoritairement par les Anglais. Le UKIP y vit la consécration d’années de combat mais surtout une perte de crédibilité totale suite à l’amateurisme et aux mensonges de Nigel Farage. C’est en somme l’obsolescence quasi-instantanée d’un parti pourtant en plein essor les années précédentes. Les Libéraux-Démocrates, à la recherche d’une idée phare qui fasse oublier leur appui à la politique d’austérité de David Cameron, plaident pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE et l’organisation d’un second référendum. Dédaignant la consultation populaire de 2016, ils espèrent profiter d’une polarisation politique autour du Brexit qui attirerait vers eux les 48% de “Remainers”. Quant aux deux grands partis historiques, les Tories et le Labour, après avoir été fracturés en leur sein par une campagne historique, ils ont peu à peu repositionné leur offre politique sur les deux grandes options possibles à la suite du référendum. Sortir de l’Union et de toutes les institutions et structures qui y sont liées – le “Hard Brexit” – pour les Tories ; maintenir un niveau de coopération minimum sur un certain nombre de dossiers malgré la fin de l’appartenance en bonne et forme à l’Union pour les travaillistes. Alors que les indépendantistes se remobilisent à l’échelle régionale, la polarisation autour du Brexit a rétabli la puissance du bipartisme traditionnel outre-Manche : les deux grands partis obtiennent un score combiné de 87.5% en 2017, un niveau record depuis les années 1970.

« Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés.  »

Alors que la stratégie de Theresa May, ancien soutien modéré du “Remain”, s’affirme chaque jour davantage comme un échec manifeste, l’opposition travailliste a longtemps eu le luxe de pouvoir critiquer les errements du gouvernement tout en maintenant un certain flou sur ses positions réelles. Depuis le 26 février dernier, ce n’est plus le cas. Jeremy Corbyn a dévoilé ses propositions pour la sortie de l’Union Européenne, exercice périlleux tant le leader de Labour avait hésité sur la position à adopter lors de la campagne du référendum. Il avait en tête l’opposition majoritaire de ses électeurs à une Union Européenne représentant une oligarchie hostile à leurs intérêts. Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés. C’est dans ce contexte que le Labour a proposé de demeurer dans l’union douanière ainsi que dans différentes agences européennes telles l’Agence Européenne du Médicament ou EURATOM afin d’éviter une catastrophe économique à partir de mars 2019, date officielle de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne.

Une protestation contre la politique de Theresa May avant la conférence du parti conservateur à Manchester en Octobre dernier. © Wikimedia

La stratégie des travaillistes a certes le mérite de proposer une alternative claire au “Hard Brexit” aventureux des Conservateurs. Ceux-ci cherchent depuis deux ans à séduire les opposants les plus radicaux à l’Union Européenne en reprenant la rhétorique de l’UKIP. Ainsi, le Labour, en tant que premier parti d’opposition, tente de proposer une stratégie alternative répondant aux demandes antagonistes de sa base, où l’on retrouve pro et anti-Brexiters. Pour certains commentateurs londoniens, la prise de position de Jeremy Corbyn en faveur de l’appartenance à l’union douanière signale un “pragmatisme” économique, au contraire des Conservateurs de plus en plus opposés au libre-échange. En réalité, il y a fort à parier qu’il s’agisse avant tout d’un calcul politique destiné à infliger une défaite à Theresa May lors du vote de la Chambre des Représentants sur l’union douanière. En effet, une dizaine de députés conservateurs pourraient voter en faveur de l’appartenance à l’union douanière, aux côtés des travaillistes et des libéraux. Étant donné que sa majorité est très restreinte – 13 sièges – Theresa May a reporté ce vote à une date ultérieure et a menacé de considérer ce vote comme un vote de confiance, ce qui entraînerait la démission du gouvernement si l’appartenance à l’union douanière était adoptée. Une opportunité que le Labour entend sans doute faire fructifier : en exposant au grand jour les divisions internes du parti Conservateur, ce vote non seulement fragiliserait davantage le gouvernement, mais surtout démontrerait que les Conservateurs sont incapables de prendre des décisions d’intérêt national à cause de querelles internes. Pourtant, l’appartenance à l’union douanière est un sujet économique crucial qui pourrait remettre en cause la politique économique voulue par Jeremy Corbyn.

Demeurer dans l’union douanière permettrait de pas fermer la frontière entre les deux Irlandes et de continuer à commercer sans droit de douane avec l’UE – premier partenaire commercial du Royaume-Uni – tout en évitant de devoir contribuer au budget de l’Union, d’appliquer la libre circulation des individus ou d’être sous la supervision de la Cour Européenne de Justice. En somme, le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté politique et ne serait soumis aux règles européennes que dans le domaine commercial, une situation semblable à celle de la Turquie. Cela éviterait également de devoir négocier des dizaines d’accords de libre-échange bilatéraux avec des pays du monde entier, travail mené par la Commission Européenne depuis de nombreuses années. Cependant, cela pose un double problème essentiel pour le Royaume-Uni, expliqué en détail dans The Guardian. Premièrement, le marché britannique serait ouvert à la concurrence étrangère mise en place par l’UE dans sa zone de libre-échange, sans ouverture réciproque aux produits britanniques des marchés étrangers avec lesquels l’UE conclut des traités, tels que le Canada (CETA), les USA (TAFTA-TTIP actuellement suspendu) ou le Mercosur. Théoriquement, le Royaume-Uni pourrait tenter de peser dans les négociations poursuivies par la Commission Européenne et de décrocher au minimum l’ouverture réciproque de marchés étrangers aux produits britanniques. Mais avec Jeremy Corbyn au pouvoir, la Commission Européenne y serait-elle vraiment prête? C’est peu probable. Par ailleurs, compte tenu des orientations très libérales de la Commission Européenne, les accords de libre-échange qu’elle conclut poursuivent des objectifs de concurrence des régimes sociaux, environnementaux et fiscaux. Cette situation ne bénéficie qu’aux “moins-disants” ou aux productions spécialisées basées sur la compétitivité hors-prix tels que les machines-outils et automobiles allemandes. Le Royaume-Uni se retrouverait alors prisonnier des décisions commerciales de l’Union sans pouvoir peser sur elles puisque désormais absent des institutions européennes.  Enfin, l’appartenance à l’union douanière ne garantit en rien une ouverture sans friction du marché européen, réservée aux pays acceptant la liberté de mouvement comme la Norvège, comme en témoigne les files de camions en attente à la frontière UE-Turquie.

L’appartenance à l’union douanière mérite au minimum un véritable débat, notamment au sein du Labour, voire un second référendum tant la question est cruciale. Quant à la capacité du Royaume-Uni à définir un traité bilatéral particulier avec l’UE qui lui permette de choisir son degré de participation aux structures européennes au cas par cas, celle-ci s’amenuise au fur et à mesure que l’échéance de mars 2019 se rapproche. Les négociateurs européens, pleinement conscients que le temps joue en leur faveur, ne veulent rien lâcher au Royaume-Uni sans contrepartie, afin de forcer leurs “partenaires” à accepter des concessions sur de nombreux sujets. Le récent accord sur une période de transition de 21 mois, qui laisse de nombreuses questions non résolues, permet de retarder l’entrée en vigueur concrète du Brexit, mais n’a été obtenu par Londres qu’au prix de concessions importantes, notamment le versement progressif de 40 milliards de livres sterling jusqu’en 2064. Les reculs des Conservateurs par rapport à leurs ambitions irréalistes dans les négociations avec l’UE ne surprennent guère, mais il est dangereux pour le Labour de soutenir une union douanière gérée par Bruxelles simplement pour fragiliser davantage le gouvernement. Nul ne doit douter un seul instant que les commissaires européens utiliseront à leur tour tous les moyens à leur disposition pour fragiliser Jeremy Corbyn ainsi que sa politique d’économie mixte et d’État-providence.

Dans les sondages comme sur le terrain, le Labour est en pleine forme, dans un contraste saisissant avec le parti conservateur qui souffre de la mauvaise image de Theresa May, des conséquences de sa politique d’austérité ainsi que de son amateurisme dans la gestion du Brexit. Avec 550 000 adhérents en juin 2017 (dernières données disponibles), le Labour a retrouvé une présence sur le terrain d’une ampleur inédite depuis les années 1970 et peut se targuer d’être le premier parti d’Europe. L’organisation Momentum (en français “élan”, “dynamisme”, ndlr), formée après la campagne réussie de Jeremy Corbyn pour le leadership du Labour en 2015 afin de continuer la mobilisation autour de celui-ci et de ses idées, dispose quant à elle de 37.000 membres et croît à un rythme soutenu, ce qui lui permettrait théoriquement d’avoir plus de militants que le parti conservateur dans deux ans si les tendances se prolongeaient. Cette organisation a joué un rôle clé dans les structures internes du parti, auquel elle est désormais officiellement affiliée, pour en assurer la démocratisation et l’implication massive des militants, tout en fournissant des cadres pour occuper des mandats partisans, afin d’assurer un soutien solide à Jeremy Corbyn dans un Labour qui lui a longtemps été hostile. Sur la scène nationale, Momentum s’est fait connaître par sa présence en ligne, propageant le discours du Labour dans de courtes vidéos faisant plusieurs millions de vues ou défendant Corbyn contre une pluie incessante d’attaques médiatiques. Son efficacité n’est plus à prouver puisque chaque offensive des tabloïds contre Corbyn – de la soi-disant affaire de collaboration avec les services secrets tchécoslovaques durant la Guerre Froide à la prétendue défense du Kremlin – booste le nombre d’adhésions à Momentum. Motivés par l’idée d’une organisation radicale offrant aux militants les plus endurcis une occasion d’être en première ligne, les Conservateurs ont tenté de créer une copie de Momentum, dénommée Activate, à grand renforts de community managers et de marketing, qui s’est révélée être un échec retentissant après une polémique horrible sur un groupe Whatsapp lié à l’organisation.

« Le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme “For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. »

Le clivage générationnel observé durant l’élection de 2017 est une des lignes de fracture les plus importantes dans la politique britannique, avec le niveau d’éducation. © YouGov

La comparaison entre Momentum et l’éphémère Activate permet d’analyser les stratégies respectives des deux grands partis ainsi que la sociologie de leur électorat. Ainsi, le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme ”For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. Les conservateurs préfèrent quant à eux user de campagnes publicitaires traditionnelles et espèrent que les calomnies des tabloïds possédés par les milliardaires suffiront à démobiliser suffisamment l’électorat du Labour pour se maintenir au pouvoir. La fracture générationnelle est particulièrement forte entre les deux partis: le Labour dispose d’un soutien extrêmement fort chez les jeunes, frappés de plein fouet par les prix exorbitants des logements, les frais de scolarité et la surqualification sur le marché de l’emploi. Les Conservateurs séduisent davantage chez les plus âgés, moins touchés par les conséquences de l’austérité et qui se sont majoritairement prononcés en faveur du Brexit il y a deux ans. La question de la participation aux élections est donc cruciale pour les deux partis. Le Labour a intérêt à mobiliser encore davantage les jeunes s’il souhaite arriver au pouvoir. Un objectif difficile à atteindre quand on sait que ce groupe social figure parmi les plus enclins à l’abstention, mais pas hors de portée, comme le montre le taux de participation des électeurs de 18 à 24 ans à l’élection de Juin 2017, 64%, établissant un record depuis 1992, sans doute en partie motivés par la sensation de défaite lors du référendum sur le Brexit, où la majorité d’entre eux avaient voté pour le maintien dans  l’Union Européenne.

« La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). »

Malgré ces données encourageantes et la fragilité du gouvernement actuel, l’élection anticipée de juin 2017 a prouvé combien les résultats pouvaient être serrés et une majorité difficile à réunir. La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). En effet, le Royaume-Uni a beau avoir vu une résurgence inespérée du bipartisme traditionnel au détriment d’autres forces politiques, la mobilisation dans les deux camps promet d’être forte si une nouvelle élection était organisée, tant la société britannique est divisée. Ainsi, de petits écarts peuvent conduire à une différence majeure dans le résultat final en empêchant la formation d’une majorité d’un seul parti. L’avance actuelle du Labour dans les sondages, évaluée à 7 points par Survation (l’organisme à l’estimation la plus juste de l’élection de 2017), ne constitue pas un rempart suffisant, tant il est possible que ce chiffre encourage certains électeurs travaillistes à rester à la maison et au contraire booste la mobilisation des électeurs conservateurs, effrayés par la perspective de voir Corbyn devenir Premier Ministre.

Une fois prise la mesure de cette situation, les questions des alliances et des défections s’affirment plus importantes que jamais. Comme le suggère Owen Jones, journaliste à The Guardian et auteur, et Jon Lansman, président de Momentum, les Verts auraient tout intérêt à s’allier avec le Labour tant leur force électorale est devenue faible depuis que Jeremy Corbyn est arrivé à la tête des travaillistes en reprenant nombre de leurs propositions. S’ils constituaient en effet une alternative de gauche au New Labour néolibéral et au manque de radicalité d’Ed Miliband, les Verts sont désormais concurrencés directement par le Labour, au point qu’ils ne disposent que d’une seule élue à la Chambre des Représentants et ont dû choisir entre retirer leurs candidats ou risquer une victoire des Conservateurs face au Labour dans de nombreuses circonscriptions l’an dernier. Un tel pacte, qui peut prendre la forme d’une double appartenance partisane, vert-rouge, pour ceux qui le souhaitent, aurait le mérite de mettre fin à une division désormais inutile et contre-productive de la gauche britannique, tout en accroissant la percée des revendications écologistes au sein du Labour. Si certains membres des Verts sont idéologiquement plus proches des Libéraux-Démocrates, une éventuelle scission du parti profiterait sans doute à la clarification du débat politique.

Momentum est l’une des organisations politiques les plus actives au Royaume-Uni. © Wikimedia

Dans le contexte incertain qui caractérise le rapport de force politique actuel, le pouvoir des centristes libéraux se retrouve décuplé, en faisant des “kingmakers” à contenter si aucune majorité ne se dégage du Parlement. Si une alliance avec les Libéraux-Démocrates, troisième force politique historique, n’est pas à l’ordre du jour pour le Labour en raison de divergences idéologiques évidentes, les quelques députés rescapés de la ”Troisième Voie” néolibérale de Tony Blair et de Gordon Brown risquent d’être une entrave à l’arrivée au pouvoir de Jeremy Corbyn ou à la mise en place de son programme. De manière comparable aux opposants au “Hard Brexit” chez les Conservateurs, ceux-ci sont susceptibles de quitter le parti, qui ne représente plus la vision libérale qu’ils défendent, et ainsi de le priver de quelques sièges cruciaux. L’attrait des électeurs pour les Libéraux-Démocrates comme pour les derniers blairistes étant assez limité, les centristes libéraux savent que leur rôle est avant tout celui d’arbitres, ce qui a des chances de se traduire en une tentative bancale, mais peut-être suffisante, de constituer un rempart contre l’arrivée de la gauche radicale au pouvoir. Jeremy Corbyn en est pleinement conscient et son plan pour l’après-Brexit peut être interprété comme une volonté d’apparaître moins radical que les Conservateurs sur la question de l’Union Européenne et d’être ainsi considéré comme un moindre mal par ces politiciens proches des préoccupations des grandes entreprises, inquiètes de la tournure que prend le Brexit. Le leader travailliste fait en effet face à un dilemme vis-à-vis des quelques députés libéraux que compte encore son parti: il ne peut les débarquer et les remplacer, en tout cas pas avant une prochaine élection pour laquelle leurs investitures seraient révoquées, faute de se priver de quelques précieux sièges et d’être accusé de purge. Or, pour favoriser la tenue d’une nouvelle élection qui permettrait de se séparer des derniers blairistes encombrants et peut-être d’arriver au pouvoir, Corbyn ne peut qu’essayer de profiter des opportunités de division de la majorité actuelle, comme sur la question de l’appartenance à l’union douanière, et pour cela il aura besoin des centristes libéraux pour encore quelque temps.

Malgré le mauvais bilan de Theresa May au pouvoir et la fragilité de sa position, il y a des chances que la situation politique britannique n’évolue pas significativement durant l’année à venir : la plupart des Conservateurs ont intérêt à laisser le gouvernement porter seul la responsabilité de sa politique désastreuse et à s’en désolidariser autant que possible, quel que soit leur responsabilité réelle dans la crise politique et socio-économique que traverse le pays depuis plusieurs années. Il est donc peu probable qu’une motion de défiance à l’égard du gouvernement ou que la révocation de Theresa May comme dirigeante des Tories – ce qui aurait pour conséquence sa démission forcée du poste de Premier Ministre – intervienne avant le mois de mars 2019 ou de décembre 2020, car il sera ensuite plus simple pour tout le monde de blâmer les conséquences négatives du Brexit sur sa politique. Il est donc possible que le prochain Premier Ministre ne soit pas Jeremy Corbyn, mais plutôt un individu correspondant aux préférences droitières du DUP et des Conservateurs, tel Jacob Rees-Mogg.

« Le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. »

En attendant la prochaine élection, que les Conservateurs souhaitent retarder le plus possible – potentiellement jusqu’en juin 2022, soit 5 ans après celle de l’an dernier – le Labour doit poursuivre une stratégie de guerre de position, en s’opposant aux projets du gouvernement dans les institutions et en maintenant la mobilisation sur le terrain. Compte tenu de la distribution générationnelle du vote, tout doit être fait pour encourager la participation de la jeunesse et convaincre davantage de personnes âgées de se tourner vers le Labour. Surtout, le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. Le Parti des Travailleurs de Belgique (PTB) a par exemple mis en place un réseau de onze maisons médicales entièrement gratuites fournissant différents types de soins plus ou moins avancés à tous ceux qui ont en besoin. Ce programme, dénommé “Médecine Pour le Peuple”, vise à la fois à fournir un service gratuit d’utilité publique dans un domaine où l’État néolibéral ne cesse de réduire son périmètre d’action et fonctionne de plus en plus selon des logiques de rentabilité, mais aussi à mettre en avant le programme du PTB et les réussites concrètes des combats menés. Recourant à la fois au travail de professionnels de la santé et à celui de bénévoles, ce service d’utilité publique a soigné plus de 25000 patients et a été imité en Italie par “l’ambulatorio popolare” de Naples dont est issu la formation populiste de gauche Potere Al Popolo. De même, les nombreuses structures associatives ouvertes à tous que proposaient, entre autres, le Labour britannique et le SPD allemand au début du siècle dernier mériteraient grandement un regain d’intérêt au vu de la déliquescence avancée des services publics et de la cohésion sociale. Qu’il s’agisse de clubs sportifs, de théâtre, de cinéma ou de lecture, de loisirs pour la jeunesse ou même de petits commerces comme des bars et des cafés, la variété d’activités proposées et leur forte présence locale ont toutes contribué à la construction d’une base militante éduquée et massive. Loin d’être futiles et déconnectées des luttes, ces espaces alternatifs permettent de construire des réseaux de solidarité et d’entraide pour faire face aux difficultés de la vie et proposent d’autres formes d’engagement plus concrètes que les traditionnelles conférences académiques et mobilisations sociales. A tel point que cette stratégie de maillage territorial et de politisation populaire est aujourd’hui imitée par certains groupes d’extrême-droite, tel que le mouvement néo-fasciste italien Casapound.

Après plus de 7 ans dans l’opposition et un bilan déplorable au pouvoir durant les années 2000, le Labour est donc aujourd’hui de retour en force sur la scène politique britannique grâce à son dynamisme militant et institutionnel. Le très bon résultat électoral inespéré de l’an dernier et les sondages encourageants qui se multiplient depuis attestent de la volonté de rupture avec le néolibéralisme et de la popularité grandissante des propositions de la gauche radicale. L’accession au pouvoir est désormais probable, et le “Shadow Cabinet” travaille pleinement à s’y préparer. Le risque principal auquel fait désormais face Jeremy Corbyn est celui d’un enthousiasme trop important et d’une focalisation sur l’aspect électoral de la lutte. Le climat politique actuel au Royaume-Uni rappelle celui de la Grèce d’après 2012, où Syriza avait manqué la victoire face au parti de droite Nouvelle Démocratie d’une courte tête et apparaissait clairement comme le prochain parti qui dirigeait le pays. Faute de s’y être suffisament préparé stratégiquement et s’étant coupé de sa base, Syriza doucha presque tout espoir d’alternative en seulement six mois et ne s’en est jamais remis. Jeremy Corbyn est en conscient et semble tout mettre en œuvre pour  éviter de reproduire les mêmes erreurs, notamment au travers de la démocratisation interne du parti et avec l’aide de Momentum pour mener des campagnes vigoureuses de politisation et de lutte. Le Labour est sans doute désormais plus proche du pouvoir que toute autre formation politique aux objectifs semblables.

 

 

Crédits photos:

https://yougov.co.uk/news/2017/06/13/how-britain-voted-2017-general-election/

https://en.wikipedia.org/wiki/File:Manchester_Brexit_protest_for_Conservative_conference,_October_1,_2017_17.jpg

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party,_UK_speaking_at_rally.jpg

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/99/Momentum_at_the_Stop_Trump_Rally_%2832638700770%29.jpg