Covid à Metropolis : la crise sanitaire au prisme de la science-fiction

Politiques et épidémiologistes sont légion dans l’espace médiatique. Et si les artistes, Freder Fredersen, Vador ou encore Arcadia Darell, s’invitaient aux débats ? Champ littéraire et filmique souvent prompt à inventer des futurs cauchemardesques, la science-fiction est aussi considérée par opposition à un certain académisme comme un sous-genre bien peu sérieux. Mais en tant qu’émanation des paradigmes sociaux, politiques et culturels de son époque, elle offre une profondeur critique souvent insoupçonnée qui a fini par susciter l’intérêt des sciences sociales et d’une poignée de chercheurs – en littérature et en géographie notamment – qui ont entrepris de la prendre comme objet d’étude original et novateur. Tandis que la crise sanitaire qui dure depuis plus d’un an suscite de nombreux enjeux et d’inépuisables réflexions plus ou moins fines sur nos modes de vie et de gouvernance, les œuvres de science-fiction et les travaux de ce champ de recherche naissant mais ambitieux semblent fort à propos pour penser selon de nouvelles perspectives ce qui nous arrive.

Peurs sur la ville et crise sanitaire

Méta-commentaires sur les villes d’hier et d’aujourd’hui, les œuvres de science-fiction sont une ressource précieuse pour les sciences sociales quand elles n’anticipent pas les théories académiques elles-mêmes. Depuis un siècle et la Metropolis de Fritz Lang (1927), la ville est le terrain de jeu privilégié de la science-fiction qui en fait généralement le théâtre d’une expansion urbaine toujours plus grande et toujours plus dévastatrice. Comme le démontrent certains géographes pionniers en termes de géo-fiction1, la ville du futur semble vouée à être cette « monstruopole » uniforme, surpeuplée et surtout gouvernée d’une main de fer.

Coruscant, capitale galactique de l’univers © Star Wars évoque très clairement les théories de Constantinos Doxiadis 

À l’instar de la vile et dépravée Babylone des textes bibliques, la ville du futur incarne paradoxalement un progrès humain à son apogée capable en même temps de donner naissance aux plus grandes monstruosités. Du côté des sciences sociales, les théories et concepts foisonnent et s’entrecroisent avec les œuvres de science-fiction qui leur répondent voire anticipent leurs conclusions. Ainsi trouve-t-on des pendants science-fictifs nombreux à la global city théorisée par Saskia Sassen ou à l’œcuménopole (ou ville-planète) de Constantinos Doxiadis. En bref, de plus en plus de villes sont marquées par une concentration des pouvoirs décisionnels (politiques, économiques etc.) qui pourraient à terme s’accompagner d’une expansion urbaine paroxystique2. Coruscant, œcuménopole et capitale galactique de l’univers créé par George Lucas ou encore la monstrueuse Trantor qui sert de décor à l’œuvre d’Isaac Asimov en sont des exemples emblématiques. Leurs formes architecturales, leur urbanisation totale et l’organisation socio-spatiale qui en découlent témoignent des « pathologies réelles ou supposées de la cité globale contemporaine3 ».

De manière plus générale, nombreux sont les auteurs de sciences sociales ou de science-fiction à avoir démontré ou illustré à quel point les relations de pouvoir et de domination s’inscrivent avec force dans l’espace. Comme Winston Smith, personnage principal de 1984, on ne peut en effet qu’être frappé d’étonnement et d’écrasement à la vue du ministère de la Vérité : « C’était une gigantesque construction pyramidale de béton d’un blanc éclatant. Elle étageait ses terrasses jusqu’à trois cents mètres de hauteur. […] 4» Hors du domaine de la science-fiction, certains artistes illustrent aussi à la perfection ces prémonitions peu engageantes. Prémonition est précisément le titre que la peintre surréaliste Remedios Varo donne à l’un de ses tableaux qui dénonce une sorte de machinerie urbaine qui retient, opprime et fait perdre leur identité aux individus.

La distinction sociale, super-pouvoir du monde urbain et du monde de demain

En tant que catalyseur du pouvoir qu’elle spatialise, la ville est donc logiquement devenue un objet dont la science-fiction s’est emparée avec délice. Les griefs qu’elle révèle permettent en effet d’imaginer les pires dictatures urbaines. Dans Les Monades urbaines, l’écrivain américain Robert Silverberg décrit le mode de vie des 75 milliards d’individus qui peuplent désormais la planète et qui s’entassent dans de gigantesques constructions de plusieurs kilomètres de hauteur. À la fois solution alternative au malthusianisme5 pour contrer la surpopulation – ces bâtiment peuvent loger jusqu’à 800 000 habitants – et formes de dérives autoritaires, les monades sont de véritables sociétés-microcosmes où la mobilité et la localisation au sein de ladite structure sont conditionnées au pouvoir économique. Cette dialectique haut-bas en termes de distinction sociale et la spatialisation de la richesse constituent somme toute un phénomène courant dans les imaginaires urbains. Du côté de la science-fiction, les exemples sont nombreux à l’instar des classes laborieuses (low-opps) installées dans les Warrens (ou Terriers), regroupements de minuscules logements présents dans le roman High-Opp de Frank Herbert. 

© Metropolis, Fritz Lang (1927) : « [Freder] Et où sont ceux, père, qui ont construit ta ville de leurs mains ? […] [Joh] : Là où ils doivent être. Dans les profondeurs. »

Considérée sous le prisme sanitaire, la vie en hauteur est un considérable avantage. Loin de la pollution du sol, l’air y est plus pur et les capacités pulmonaires augmentées. D’ailleurs, la corrélation entre pauvreté et effets délétères du confinement et de la crise sanitaire en général a été visible avec une terrible acuité dans certains territoires et notamment au Chili lors de la première vague6.

Covid très long et sclérose urbaine, les maladies du pauvre du futur

Comment maintenant développer cette même réflexion à l’aune de la pandémie actuelle ? Ce modèle majoritairement dystopique prédit par la science-fiction peut-il être amené à ne pas avoir lieu ou, du moins, sous une forme différente en raison des conséquences de la crise que nous vivons ? 

D’une part, verticalité et hyper-densité sont aujourd’hui remis en cause. En effet, la surpopulation, désormais mise en accusation, rend peut-être possible une dé-densification massive. Quoi qu’il en soit, elle invite au moins à se replonger dans la lecture de ces auteurs urbanophobes que pouvaient être Ovide ou Jean-Jacques Rousseau dix-sept siècles plus tard. À regarder la cohorte d’urbains en fuite qui s’entassaient dans les TGV vers le sud ou l’Atlantique en réaction ou en prévision de chaque annonce gouvernementale, on peut se dire que le poète latin et le philosophe franco-suisse étaient peut-être visionnaires. Mais voilà sans doute la véritable question : qui sont ces gens qui fuient les villes ? A priori les représentants d’une certaine catégorie sociale qui s’incarne ici dans des pratiques mobilitaires multi-résidentielles. Et puisque Côte d’Opale et Île de Ré sont tout autant inégalement accessibles que les derniers étages des monades géantes du XXIVe siècle, l’exode urbain sanitaire auquel nous avons assisté peut sans doute être considéré comme une forme nouvelle de distinction sociale, mais loin de la ville. La campagne du futur est désormais peut être celle qui sera la plus amenée à se développer. Mais uniquement avec une fraction particulière de la population, nourrie par des exodes urbains sélectifs en fonction du pouvoir économique. Ce développement inégal pourrait ainsi ressembler à la cage dorée qu’est la station spatiale d’Elysium de Neill Blomkamp (2013). En effet dans ce film, l’ambition de SpaceX est devenue réalité et les plus riches ont pu quitter une Terre mourante dirigée par des gouvernements despotiques au service de puissants devenus littéralement extra-terrestres.

Vue de la station spatiale du film © Elysium. Une gated community stellaire 

De là à dire que la boulangerie du cœur de village laissera place à une boutique Prada il n’y a qu’un pas, mais cette perspective semble tout à fait envisageable et d’autant peu réjouissante que les cauchemars urbains que nous promet la science-fiction pourraient prendre une forme inattendue. Tandis que les gated communities fleuriraient dans ces espaces ruraux autrefois délaissés, une véritable ghettoïsation, non pas dans la ville, mais de la ville elle-même, se produirait.

Dans Le temps du débat, diffusé sur France Culture le 23 juillet 2020, consacré à la thématique de l’exode urbain, les intervenants faisaient ainsi notamment remarquer que cette dynamique est différemment accessible selon les catégories sociales. Une reproduction au moins partielle du mode de vie de riches urbains7 pourrait ainsi avoir lieu sous la forme d’une gentrification rurale. De même, dans son roman L’Homme des jeux, Iain Banks présente les conséquences désastreuses d’un exode rural. Les pauvres aux rêves urbains illusoires se retrouvent entassés dans des bidonvilles sur lesquels s’appuie la ville pour fonctionner. Ainsi l’exprime le guide du personnage Gurgeh : « Je vous informe que cela s’appelle un bidonville, et que c’est là que la ville puise son excédent de main-d’œuvre non qualifiée ». C’est donc peut être l’exact inverse que la crise sanitaire rend possible mais avec un résultat loin d’être plus souhaitable. La campagne deviendrait ainsi un nouvel horizon épuré des problématiques urbaines mais toujours fabriqué par et pour les plus favorisés. Dans chaque cas, comme le disait l’historien Mike Davies, il semble que « les bidonvilles ont devant eux un avenir resplendissant8». 

Ainsi, sans véritable réflexion sur l’organisation et l’aménagement des villes à venir, les prédictions de la science-fiction semblent donc amenées à se réaliser. La crise du Covid-19 quant à elle, paraît rebattre certaines cartes, bien que le recul ne soit pas encore suffisant pour en tirer des jugements. Mais cela confirme sans doute qu’un travail de fond sur les sociétés urbaines et sur leur capacité à faire Cité est nécessaire. En d’autres termes, la ville juste se construit avec les individus, avec le « pouvoir citadin » comme l’appelait Marcel Roncayolo. Et comme le dit le géographe Alain Musset en résumant la pensée d’Henri Lefevbre dans Station Metropolis direction Coruscant (2019) : « Elle n’est que l’expression spatiale d’un ordre social. »

Terre fragile et fragiles terriens 

Si dans le film de Neil Blomkamp les plus riches ont d’ores et déjà quitté la planète, la perspective de voir un jour une espèce humaine extra-terrestre n’est malgré tout pas si évidente. D’une certaine façon, la crise sanitaire nous rappelle que notre emprise sur la planète n’est heureusement pas totale. Dans le même temps, elle nous force aussi à reconnaître notre statut intrinsèque de terriens. Confinés ou non, nous devons composer avec et protéger notre environnement. En d’autres termes, « poursuivre un mode de vie, qui entraîne des dégâts massifs pour le milieu de vie terrestre […] alors que la vie des hommes en est tout à fait dépendante, c’est bien une entreprise de Thanatos 9». Ces considérations phénoménologiques sont aussi l’occasion de rappeler que l’habitude qui est la nôtre de malmener la planète et les crises environnementales ou sanitaires qui s’ensuivent sont à la base de la majorité des œuvres de science-fiction.

Dès le début du XXe siècle, le genre littéraire du « merveilleux-scientifique » imaginait déjà l’attaque de Paris par des microbes géants10. Au cinéma, les productions très grand public dont on pourrait sans doute contester la qualité cinématographique sont aujourd’hui nombreuses. Mais le chef d’œuvre fondateur de la conscience écologique en science-fiction est évidemment Soleil Vert de Richard Fleischer (1973). New-York en 2022 est une mégalopole de 44 millions d’habitants. La nourriture y est manquante, les naissances contrôlées et les habitants uniquement nourris de tablettes comestibles appelés « soleils verts », distribuées et rationnées par les autorités. L’horrible conclusion du film (et du roman dont il est issu) qui nous apprend la véritable composition desdites tablettes ne peut que nous pousser à nous interroger sur les enjeux de pouvoir et de contrôle d’une part et sur la gestion de nos ressources d’autre part, qu’il s’agisse de nourriture, ou d’une denrée plus d’actualité, de vaccins. Dans le film, l’individu est roi et la solidarité quasi-inexistante. Une réalité qui ne semble malheureusement pas si fictive. De même, dans la magistrale saga vidéoludique The Last of Us (Naughty Dog, 2013 et 2020), nous suivons le périple de deux personnages, Joel et Elie, dans un monde post-apocalyptique peuplés d’infectés transformés en créatures difformes et hyper-violentes par le parasite cordyceps et de survivants, tout aussi violents et déshumanisés. Jugement dernier, rédemption et constat d’échec d’une génération envers la suivante sont les principales lignes de force d’une œuvre qui à travers la rencontre paradoxale avec la déshumanisation incarnée témoigne de l’affaissement d’une civilisation tout en se gardant d’un trop grand manichéisme.

Les sciences sociales ne sont évidemment pas en reste et proposent des réflexions certes moins spectaculaires mais aux enjeux similaires. Ainsi, dans Hors des décombres du Monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, le politiste Yannick Rumpala se demande, en axant sa réflexion sur l’écologie, si l’humanité doit se préparer à vivre sur une planète de moins en moins habitable. Les paysages terrestres désertiques visibles dans le remake Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve viennent ici fort à propos. Mais prenant le contrepied de la vision apocalyptique traditionnelle de la science-fiction, l’auteur propose aussi de considérer le genre comme un laboratoire vers un « nouveau contrat socionaturel 11». Analyser la crise actuelle à l’aune des sciences sociales et de la science-fiction apparaît donc comme une tentative résolument empreinte de positivité. 

Des docteurs et des panoptiques

De la Londres écrite par George Orwell à la ville plus subtilement coercitive dépeinte dans Le passeur de Philip Noyce, les sociétés de science-fiction sont des sociétés de contrôle. Et nul besoin de pandémie pour cela. Mais à force de restrictions et de confinements, cette question revient sur le devant de la scène. Alors, que vaut cette affirmation et ce terme de dictature sanitaire souvent brandi ? Et qu’est-ce que la science-fiction peut nous en dire ? 

Considérant l’armée de figures publiques, médecins, spécialistes et polémistes qui se bousculent et dont beaucoup sont tout de même impliqués dans les processus décisionnels, on semble assez loin de la dictature sous sa forme traditionnelle12. Mais il est vrai que l’état d’urgence, régime en vigueur quasiment sans interruption depuis plus de six ans désormais n’aide pas à bien percevoir la qualité démocratique du débat. Du reste, il semble que les défenseurs des termes « dictature sanitaire » servent généralement d’autres intérêts. Une ouverture par souci de faire ruisseler les profits en faveur des plus défavorisés comme le promet la théorie économique du même nom sonne en effet comme une tentative de sauvetage désespérée du néolibéralisme. D’autant plus à un moment propice aux débats et critiques à l’égard de ce modèle. 

Parler de « dictature sanitaire » semble, à plusieurs égards, problématique. Mais il est sans doute possible de parler d’une société sous contrôle selon la définition foucaldienne13, tant les dispositions et évolutions nombreuses donnent des migraines même au juriste le plus aguerri. Puisque les écrits du philosophe britannique Jeremy Bentham ont particulièrement influencé la science-fiction (pensons par exemple aux romans d’Alain Damasio), le terme de panoptique sanitaire peut sans doute être envisagé.

Ce dernier se veut plus nuancé et correspond somme toute à la forme que prennent les mesures de restrictions. Englobantes, ne voulant stigmatiser personne mais bien heureuses de pouvoir facilement et en même temps surveiller tout le monde. En effet, la crise sanitaire révèle une société de contrôle à deux facettes. D’une part et classiquement, une prohibition et une coercition rigides liées au respect des mesures de restrictions sociales. D’autre part, une forme de contrôle beaucoup plus subtile et insidieuse, principe même du panoptique. Cette dernière s’incarne particulièrement à travers les applications destinées à tracer les malades potentiels et à remonter les chaines de contamination en s’appuyant sur les individus eux-mêmes. À l’instar du système « Voisins vigilants », la sécurité ici sanitaire passe par une autodiscipline appliquée à tous et pour tous à la manière de ce qu’Alain Damasio appelle « Big Mother ». Ce contrôle de la population par elle-même est d’ailleurs au cœur de la rhétorique du gouvernement depuis le début de la crise.

Tour panoptique dans le film © Call Northside 777 d’Henry Hathaway (1948)

De manière générale, la science-fiction et certains éléments de la crise sanitaire invitent à une vraie réflexion de fond sur cette notion de pouvoir. Car le genre nous menace aussi de ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano nommait « démocrature », un malicieux néologisme destiné à signifier une fausse démocratie confisquée par les élites. Cette démocrature, dont nous aimons à penser qu’elle ne se trouve qu’à l’état d’ébauche est bien loin d’être uniquement le lot de la crise sanitaire qui, comme évoqué précédemment, accompagne voire dissimule des tendances sécuritaires beaucoup plus problématiques.

Les travaux de Michel Foucault nous rappellent que le pouvoir peut tout simplement devenir une demande sociale, du fait de son aspect rassurant. Avec la crise sanitaire, il convient sans doute d’en mesurer l’ampleur. Ainsi, dans Globalia, Jean-Christophe Rufin présente une société dans laquelle le principe de solidarité a été remplacé pour former une nouvelle devise : « Liberté, Égalité, Sécurité ». La question qui se pose donc est la suivante : doit-on sacrifier notre solidarité au profit d’un environnement sécuritaire et en l’occurrence d’un point de vue sanitaire ? La question est complexe et la réponse difficile mais le débat semble fondamental car il dépasse de loin la seule pandémie. Mais ainsi que l’affirme le Robert Neville du roman Je suis une Légende (1954) : « Comme il est facile d’admettre l’invraisemblable, avec un peu d’habitude. »

Et surtout, la santé !

Une réflexion sur la solidarité en temps de crise ne peut que conduire à une ultime remarque sur l’organisation de la santé, à l’échelle française et à l’échelle du monde, et notamment aux enjeux soulevés par la vaccination. Joe Biden a le premier évoqué l’éventualité de déposséder les laboratoires de leurs brevets et donc de leurs profits. Si plusieurs commentateurs s’accordent à dire que la déclaration relevait surtout d’un effet d’annonce14, la privatisation du monde et plus encore du domaine de la santé semble la grande préoccupation du moment. Et comme le rappelle Alain Musset dans l’ouvrage déjà cité, c’est aussi une grande préoccupation des sciences sociales. 

La science-fiction, de son côté, se montre souvent particulièrement acerbe. Dans 37° centigrades, Lino Aldani présente une forme de dictature sanitaire qui passerait par la prévention constante de toute maladie : « Je suis en règle […] voici le thermomètre, les comprimés d’aspirine, les pastilles pour la toux… […] J’ai tout ; vous ne pouvez pas me coller une amende. » Mais cet ouvrage est en fait un pamphlet contre la privatisation de la santé dissimulée derrière un État autocratique hygiéniste. De même, alors que l’essor des mégalopoles asiatiques fait de ces dernières les nouveaux modèles pour la science-fiction, Catherine Dufour dans Le Goût de l’immortalité (2005) présente la cité cauchemardesque qu’est devenue Ha Rebin (Mandchourie) en l’an 2213. Le roman raconte la résurgence d’une maladie pourtant disparue dans un monde surpeuplé et contrôlé par les grandes corporations privées. Eugénisme, surveillance et discriminations en termes de santé définissent la vie des habitants de cette œuvre proche du genre cyberpunk. L’immortalité devient une marchandise conditionnée à l’absorption de potions douteuses et surtout onéreuses qui invite à réfléchir sur la privatisation du monde d’une part mais aussi et surtout sur l’intérêt hypocrite d’être drogué à la vie sur une planète mourante que l’on continue à détruire. 

Si l’on doit trouver à la pandémie un bénéfice certain, c’est d’avoir très largement relancé la littérature (scientifique ou non) relative à la santé comme bien commun. S’il semble bien utopique de croire que cela produira des effets concrets immédiats, savoir dans quelles mains se trouvent les capacités décisionnaires en termes de santé semble une préoccupation toujours plus grande pour la population. Et notamment en France où comme quasiment partout ailleurs le système de soins se trouve régi selon le principe de l’entreprise et divisé entre des offreurs aux intérêts souvent divergents15. D’une manière plus générale la science-fiction nous invite à un monde plus sain dans tous les sens du terme, plus humaniste et moins anthropocentré.

Mais à l’instar de Chantal Pelletier qui dans Nos derniers festins imagine également une société hygiéniste jusque dans l’assiette, la science-fiction nous met aussi en garde pour ne pas créer ce faisant de nouveaux régimes d’oppression pires que ceux qu’ils prétendent remplacer.  Ainsi que le propose notamment le champ de recherche naissant qu’est la géofiction, il est possible de donner un autre éclairage à la pandémie actuelle et d’ouvrir sur des débats fondamentaux vus sous un prisme différent que les supports – plateaux télés et conférences de presse – auxquels nous sommes habitués. Mais sur ce sujet, l’exhaustivité est impossible. Il est donc sans doute utile d’aller découvrir certaines œuvres de science-fiction plus méconnues et surtout de se plonger dans les ouvrages de sciences sociales ambitieux dont ces lignes ont été fortement nourries.

Bibliographie :

(1) Voir par exemple Alain Musset, « De la mégalopole à la monstruopole » in Station Metropolis direction Coruscant. Villes, science-fiction et sciences sociales, 2019, ou Michel Rochefort « La menace de la monstruopole », 2001.
(2) Pour une entrée en matière simple, voir par exemple : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/globales-mondiales-villes et https://www.doxiadis.org/ViewArticle.aspx?ArticleId=14929
(3) Voir à ce sujet l’ouvrage : Alain Musset, De New-York à Coruscant, essai de géofiction, 2005.
(4) Voir par exemple Natacha Vas-Deyres, « Du rêve au cauchemar : de l’architecture utopique à la contre-utopie littéraire et cinématographique », Cahiers d’Artès n°11, Utopies concrètes, Elisabeth Spettel et Pierre Sauvanet (dir.), Université Bordeaux Montaigne, 2015, pp.65-80.(5) Thomas Michaud, “Les monades urbaines, entre utopie et dystopie de la ville verticale”, Géographie et cultures [Online], 102 | 2017
(6) Voir mon précédent article sur Le Vent Se Lève, « En finir avec le miracle chilien »
(7) https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/va-t-vers-un-exode-urbain
(8) Mike Davies, Le Pire des mondes possibles. Traduit de l’américain par Jacques Mailhos, Paris, La Découverte, 2007, 252 pages
(9) Maria Villela-Petit. « 1. Habiter la terre » in T. Paquot, M. Lussault et C. Younès, Habiter le propre de l’humain, 2007.
(10) https://www.franceculture.fr/litterature/le-merveilleux-scientifique-ancetre-de-la-science-fiction
(11) Voir aussi https://usbeketrica.com/fr/article/la-science-fiction-experimente-les-conditions-de-la-vie-en-commun
(12) https://www.franceculture.fr/emissions/les-idees-claires-le-podcast/sommes-nous-dans-une-dictature-sanitaire
(13) Voir par exemple https://www.franceculture.fr/philosophie/la-societe-de-surveillance-de-foucault
(14) Voir par exemple https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/07/vaccins-et-brevets-biden-heros-a-peu-de-frais_6079471_3232.html
(15) Jean-Paul Domin, « Réformer l’hôpital comme une entreprise. Les errements de trente ans de politique hospitalière (1983-2013) », Revue de la régulation [Online], 17 | 1er semestre

« La bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le travail » – Entretien avec Bernard Friot

Le sociologue et économiste, Bernard Friot.

La crise du Covid-19 a révélé pour beaucoup les impasses du capitalisme. Alors qu’il met en péril le rapport au vivant, les services publics et les productions locales de base, il s’est aussi révélé incapable de faire face à une pandémie autrement que par des injonctions venues d’en-haut sous surveillance policière. Dans Désir de communisme (Textuel, septembre 2020), Judith Bernard et Bernard Friot explorent les voies ouvertes par de nouveaux droits s’appuyant sur le « déjà-là » communiste conquis par les luttes sociales. Le salaire des fonctionnaires, attaché à la personne et non au poste de travail, peut être généralisé à tous les plus de 18 ans. La Sécurité sociale peut être étendue par exemple à l’alimentation, au logement, aux transports, à la culture ou à l’énergie. Pour toutes les entreprises, les dettes d’investissement peuvent être remplacées par une cotisation économique permettant la subvention de l’outil et sa propriété d’usage par les salariés. Autrement dit, notre avenir commun passe par une démocratisation radicale, et d’abord en matière de responsabilité des travailleurs sur la production.

Sociologue du travail et économiste, professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, Bernard Friot anime l’Institut européen du salariat. Il est aussi à l’origine de la création de Réseau salariat, une association d’éducation populaire qui promeut l’idée d’un « salaire à la qualification personnelle » pour toutes et tous. Nous lui avons posé des questions sur son analyse de la situation actuelle, marquée par la crise liée au Covid-19, sur sa vision du monde d’après et plus largement sur ses travaux, fondés sur une étude approfondie de la création du régime général de sécurité sociale, véritable « déjà-là communiste » selon lui. Entretien réalisé par Léo Rosell et Simon Woillet. 


LVSL – D’une simple crise sanitaire, la situation provoquée par la pandémie de coronavirus a évolué en crise économique et promet une crise politique de grande ampleur. Comment analysez-vous le moment que nous sommes en train de vivre ? Comment a-t-on pu en arriver là ?

Bernard Friot – Certes, à court terme la crise sanitaire réduit la production et les ressources et porte donc des risques politiques pour le pouvoir, mais je ne mettrais pas les crises dans l’ordre que vous proposez car la crise sanitaire est une résultante des deux autres.

Cela fait plusieurs années que nous sommes dans une crise politique de grande ampleur. En témoigne le fait que le débat politique, si l’on ose l’appeler ainsi, est dominé depuis 2017 par la confrontation entre LREM et RN, deux frères jumeaux nés de la crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste. Frères jumeaux avec le même culte du chef, la même détermination à en finir avec les droits conquis par les travailleurs organisés, le même usage fasciste de la police comme point dur d’une attaque en règle contre les libertés individuelles et publiques au nom de la protection contre un ennemi aussi insaisissable qu’imprévisible : terrorisme, virus ou n’importe quelle entité instrumentalisée pour imposer un État autoritaire.

En effet, l’État républicain construit sous la Troisième République, et réaffirmé après l’échec de Vichy, comme écran protecteur, outil politique de la bourgeoisie capitaliste et instrument d’intégration des organisations populaires, est en échec. Les milieux d’affaires sont contraints de sortir du bois, d’acheter tous les grands médias et de bricoler directement un exécutif et une majorité parlementaire sans autonomie ni épaisseur, en mettant leurs commis au pouvoir.

Rappelons qu’en un peu plus de trois ans, dans une banque à faire de la fusac (fusion-acquisition), une de ces activités notoirement parasitaires des premiers de cordée dont le confinement a montré l’inutilité pour le bien commun, Emmanuel Macron a gagné plus de trois millions d’euros, entre autres au service de l’agrobusiness international en accompagnant Nestlé dans l’acquisition des laits maternisés Pfizer (contre Danone). La prétendue « société civile » qu’il a regroupée autour de lui au gouvernement et au Parlement est du même tonneau.

“En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires.”

Cette crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste a son origine dans une crise économique qui vient de loin avec la faiblesse de la productivité et de la valorisation du capital, dont les détenteurs pratiquent une fuite en avant dans le capital fictif, lourd de bulles spéculatives de plus en plus graves, soldées par une création monétaire et un endettement public générateurs d’une austérité qui mine l’adhésion à la démocratie bourgeoise et à son État.

Cependant que la baisse du taux de profit exacerbe l’élimination du travail vivant et une prédation sur la nature telles que se délite la confiance dans les capacités du capitalisme de sortir des impasses écologique, anthropologique, territoriale et aujourd’hui visiblement sanitaire dans lesquelles, il est en train d’engouffrer le travail.

En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires. Mais la montée en puissance de la dictature peut être arrêtée si nous continuons à construire une autre pratique et d’autres institutions du travail pour ravir à la bourgeoisie son monopole sur la production.

LVSL – L’analogie avec la situation de la France de 1945 a parfois été faite dans les discours politiques et médiatiques. L’ampleur de la crise économique pourrait bien entraîner des faillites en série et affaiblir durablement un tissu social déjà fortement fragilisé par les réformes anti-sociales des dernières décennies. Croyez-vous que cette analogie avec la France à reconstruire de la Libération soit pertinente ?

B.F. – Non, sauf, je vais y revenir, si on donne à la reconstruction un autre sens que celui de l’après-guerre. Non, parce que le doute sur la légitimité de la production capitaliste était peu présent à cette époque alors qu’il est profond aujourd’hui. Pour éviter toute confusion, je précise la nature de ce doute.

Contre la lecture commune des « circonstances exceptionnelles » de 1945 qui auraient (je récite la fable) dans l’unité des communistes aux gaullistes autour du programme du CNR soutenu par une CGT puissante face à un patronat affaibli par la collaboration, permis d’institutionnaliser le compromis des Trente glorieuses, une espèce en définitive de parenthèse dans le capitalisme, j’insiste suffisamment sur la portée révolutionnaire de la subversion de la Sécurité sociale dans le régime général, de l’inscription dans la loi du statut de la fonction publique ou de la création et nationalisation d’EDF-GDF pour qu’il soit clair que les communistes à la manœuvre sur ces terrains contre les autres partis de gouvernement et contre les socialistes dans la CGT (lesquels allaient provoquer les scissions de FO et de la FEN dès 1947-48) ont bien commencé à mettre en cause le capitalisme.

“Les mobilisations des années quarante construisent une classe révolutionnaire et sont loin d’être propres à la France.”

Mettre en cause le marché du travail, mettre en cause la propriété lucrative de l’outil de travail, instaurer une gestion ouvrière de la partie socialisée du salaire, agrandir cette partie par la hausse du taux de cotisation : tout cela initie bien une dynamique communiste durable parce qu’elle n’est pas, contrairement à la thèse de la régulation, fonctionnelle au fordisme. Les mobilisations des années quarante construisent une classe révolutionnaire et sont loin d’être propres à la France : Ken Loach, dans L’esprit de 45, en porte un superbe témoignage pour le Royaume-Uni, mais ce film est significativement méconnu parce que, contrairement à la filmographie habituelle de cet auteur très prisé dans sa mise en scène de victimes, il montre une classe ouvrière victorieuse, en train de s’affirmer comme classe pour soi, consciente de ses intérêts et capable de les imposer à la classe dominante.

Sauf que ces mobilisations visaient à créer les indispensables institutions macroéconomiques de la dynamique communiste dans une relative indifférence au contenu même du travail et de la production : la souveraineté des travailleurs sur le travail concret dans l’entreprise ou le service public n’étaient pas une dimension prioritaire. La pratique capitaliste de la valeur ou de la productivité était contestée par l’indispensable conquête de droits du travail mais pas dans ses incidences en termes de travail concret : les biens et services produits n’étaient pas mis en cause.

Il y avait des doutes sur la légitimité politique du capitalisme, sur le partage de la valeur ajoutée qu’il imposait, sur la faible place des travailleurs dans l’espace public, sur l’inégal accès à la consommation, sur la dureté de l’exploitation, sur la place relative du marchand et du non marchand. Mais pas sur ce qui était produit, pas sur la légitimité des valeurs d’usage mises sur le marché ou fournies par les services publics, pas sur la division internationale du travail concret ni sur son organisation dans l’entreprise.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, parce que la fuite en avant en réponse à la crise de la valorisation du capital conduit à deux choses : d’une part, comme je l’ai déjà évoqué, une prédation sur la nature qui fait craindre la mise en cause des conditions de notre présence sur la planète, d’autre part une telle séparation des travailleuses et travailleurs des fins et des moyens de leur travail concret que cela génère une profonde souffrance au travail, y compris dans les pays capitalistes développés, y compris dans les entreprises et services publics où les conquis du droit du travail sont les plus forts.

C’est ici que l’analogie avec la reconstruction d’après-guerre peut être parlante. Non pas le post-Covid rêvé par la coalition LR/LREM/RN, à savoir une reconstruction à base de manches retroussées pour relancer l’activité économique avec mise entre parenthèses du droit du travail et État plus interventionniste dans son soutien au capital. Mais une reconstruction par mise du travail sur ses pieds, ceux des seuls travailleurs qui seuls doivent décider, dans toutes les entreprises et services publics, contre les directions, de son contenu concret et donc des méthodes, des collectifs, de l’investissement, de l’insertion dans la division internationale du travail.

Cette auto-organisation des travailleurs est à mon sens le nouveau front de l’action syndicale. Nous ne pouvons évidemment rien attendre du syndicalisme d’accompagnement, mais tant que le syndicalisme de transformation sociale hésitera à s’engager dans cette voie de la souveraineté sur le travail concret – et faute d’engager avec eux cette bataille, qui condamnera à la marginalité tous les alternatifs précisément soucieux, eux, de le maîtriser – il s’affaiblira.

LVSL – La classe politique et des intellectuels de tous bords ont rivalisé de discours pour reconstruire le « monde d’après ». Les déclarations du président de la République elles-mêmes sont pour le moins ambiguës, invitant à « tirer demain les leçons du moment que nous traversons », alors que les mesures prises jusqu’ici laissent entrevoir un durcissement de sa politique néolibérale. Les élans de solidarité des premières semaines de confinement semblent avoir laissé place à un sentiment de lassitude de la population, voire d’impuissance, de telle sorte qu’il est compliqué de savoir si cette période aura été in fine une phase de politisation ou au contraire de renforcement du désintérêt pour la politique. Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste par rapport à ce « monde d’après », toujours aussi incertain ? Pensez-vous, d’un point de vue anthropologique, que les effets du confinement feront primer l’instinct de solidarité dans les prochaines semaines ou que le repli forcé dans la sphère privée et familiale imposera au contraire des réflexes plus individualistes ?

B.F. – Liquidons d’abord en une phrase l’affirmation de Macron disant qu’il va tirer les leçons de la crise : vous avez raison de supposer que ce sera bien sûr par la fuite en avant. Il va utiliser l’état d’urgence pour accélérer les reculs du droit du travail et la réorganisation monopoliste de l’industrie, relancer la privatisation des hôpitaux, engager la fin de la fonction publique à l’université et dans la recherche, en finir avec le droit au salaire des retraités, etc.

“Cette solidarité capitaliste, la solidarité qui pose l’autre comme « n’ayant pas » – et moi « qui ai », je suis solidaire – est essentielle à l’hégémonie de la bourgeoisie.”

Mais je ne suis pas sûr de me retrouver dans le dilemme solidarité/individualisme tel que vous le posez. Toute solidarité n’est pas bonne ! Comme j’en traite longuement dans l’introduction de Le travail, enjeu des retraites (La Dispute 2019) où je récuse l’assignation des retraités au bénévolat, la solidarité, loin d’être en soi une valeur anticapitaliste, est massivement mobilisée par la bourgeoisie comme instrument de dépolitisation et le confinement en a porté de multiples témoignages.

Les applaudissements du 20 heures, les masques cousus par du travail gratuit, l’aide alimentaire et tout ce que les journalistes des médias dominants ont valorisé avec des trémolos dans la voix en donnant la parole à des personnes qu’ils ignorent habituellement et qu’ils ont invitées non pas à dire leur analyse politique, évidemment, mais à raconter leurs astuces collectives pour faire face au quotidien.

Cette solidarité capitaliste, la solidarité qui pose l’autre comme « n’ayant pas » – et moi « qui ai », je suis solidaire – est essentielle à l’hégémonie de la bourgeoisie, car elle accompagne la définition économique des personnes comme des individus libres sur le marché. Libres voulant dire à poil en tant que personnes vis-à-vis du travail mais ayant la possibilité d’en tirer un avoir à partager avec ceux qui y échouent. Solidarité avec ceux qui n’ont pas et individualisme sont inséparables.

Prenons l’exemple de la réforme des retraites, enjeu très chaud de la lutte de classes aujourd’hui : le remplacement du droit au salaire socialisé des retraités par un différé individualiste des cotisations de la carrière sur le marché du travail introduit une insécurité fondamentale qui suppose le filet de sécurité d’une pension de base financée par un impôt de solidarité, la CSG.

Les entêtantes campagnes en faveur du revenu universel de base, relancées par les effets désastreux du confinement sur les ressources, sont inséparables du projet d’en finir avec le droit au salaire socialisé pour le remplacer par des rémunérations fondées sur une contribution mesurée par la performance sur le marché du travail ou – pour les indépendants – celui des biens et services.

S’il y a donc bien, et j’en suis d’accord avec vous, un enjeu anthropologique dans une sortie par le haut du confinement policier qui a été imposé (et de façon violente dans les quartiers d’immigration), c’est non pas dans l’affirmation de « la solidarité » contre l’individualisme mais dans une tout autre définition économique des personnes porteuse d’une tout autre pratique – communiste – du travail et donc de la solidarité.

Je m’explique. Qu’est-ce que l’individu libre sur le marché, que s’emploie à construire le rapport social capitaliste ? Une personne nue, au sens où, en tant que personne, sa vulnérabilité au marché du travail (ou des biens et services pour les indépendants) est totale, et cela durant toute sa carrière car elle est et demeure étrangère au travail reconnu comme productif, dont la définition et la pratique sont le monopole de la bourgeoisie.

Relativement au travail, son être n’est titulaire d’aucun droit mais elle peut en tirer un avoir … qui la dispensera de travailler ! Travailler pour ne plus avoir à travailler grâce à un patrimoine (sur lequel l’impôt et l’éthique ponctionnent de quoi être solidaire), telle est la curieuse place du travail dans un capitalisme devenu incapable de nous faire adhérer à sa pratique de la valeur économique. Le salut peut alors être cherché du côté du hors travail et de la sphère privée et le confinement a montré avec éclat les illusions d’un tel salut.

Mouvement de conquête de la souveraineté populaire sur le travail, le mouvement du communisme est en train de construire un tout autre statut économique de la personne, dans lequel le travail perd son hétéronomie : alors que dans le capitalisme les personnes sont à la fois déresponsabilisées et en permanence suspectées, sanctionnées, il s’agit au contraire de les confirmer en permanence comme étant en capacité de décider du travail et au travail. Confirmation permanente qui passe par la conquête de deux droits politiques pour toutes les personnes majeures résidant sur le territoire : le droit à la qualification personnelle et donc le salaire comme droit politique inconditionnel et inaliénable, et le droit de copropriété de l’outil de travail et donc de codécision sur l’investissement, la création monétaire, l’entreprise.

Pourquoi suis-je optimiste ? Parce que cette endogénéisation du travail est bien une mutation anthropologique, déjà commencée avec la conquête du salaire à la qualification personnelle, et la violence d’État au service du capital n’en viendra pas à bout car la solidarité nécessaire à sa conquête est en train de se construire. Une solidarité communiste entre égaux déterminés à ravir à la bourgeoisie son monopole sur le travail et qu’expriment depuis le confinement tous les appels à se fédérer.

LVSL – « L’unité nationale » appelée de ses vœux par Emmanuel Macron a pu être interprétée par certains observateurs bienveillants comme un renouement avec l’esprit du Conseil national de la Résistance, alors que cette rhétorique semblait plus prosaïquement viser à réduire l’intensité des critiques contre l’incompétence et les choix décriés de l’exécutif. Pensez-vous que cette crise achèvera de porter le discrédit aux élites libérales ou que ces dernières parviendront au contraire à sauver leur peau par des effets d’annonce ?

B.F. – Que la coalition LR/LREM/RN sorte victorieuse de la crise est évidemment possible, non pas par une bonne communication d’ailleurs (c’est important mais jamais suffisant) mais en pratiquant ce que Naomi Klein a très bien analysé : une stratégie du choc s’appuyant sur l’état d’urgence sanitaire pour imposer ses réformes.

La machine est en route depuis le déconfinement et il sera probablement difficile à court terme de l’arrêter car elle rencontre certes une résistance déterminée, mais encore très dispersée, pas encore inscrite dans une pratique communiste assumée. D’autant qu’on peut supposer qu’après le terrorisme, qui nous a légué un état d’urgence inscrit dans la loi, et le Covid-19 dont l’état d’urgence aura à coup sûr le même destin législatif durable, un nouvel ennemi insaisissable sera mis en scène demain par la classe dirigeante pour poursuivre l’opération terre brûlée des droits et libertés.

Mais la réussite sur le long terme de cette entreprise me semble impossible. Pour la raison que j’ai dite : le doute sur la légitimité du monopole de la bourgeoisie capitaliste sur la valeur, le travail, la production, la création monétaire, est aujourd’hui profond, et il va s’approfondir avec la double expérience de l’impasse écologique, territoriale et anthropologique à laquelle il conduit, et de la réduction du champ des libertés que provoquera un usage prolongé et répété de la stratégie du choc.

LVSL – En tout cas, une avancée semble avoir été permise lors de cette crise, celle de faire prendre conscience à une large part de la population de l’intérêt de notre système de protection sociale qui, malgré les réformes successives, demeure un « déjà-là communiste » pour reprendre votre expression, plus efficace et plus juste que d’autres systèmes, notamment celui des États-Unis où 27,5 millions de personnes sont sans assurance, et où se soigner pour le Covid-19 coûte jusqu’à 30 000$. Peut-on alors espérer sortir de cette crise par le haut, en renouant notamment avec les principes originels de la Sécurité sociale ? Cette institution sociale ne pourrait-elle pas être même le pivot de la reconstruction du « monde d’après » ?

B.F. – Merci de faire allusion à la réflexion qu’a engagée Réseau Salariat sur la mise en sécurité sociale de productions s’inspirant de celle des soins de santé.

Quel est le déjà-là communiste de l’assurance-maladie ? Le doublement du taux de cotisation à l’assurance maladie entre la Libération et la fin des années 1970 a permis dans les années 1960 de subventionner largement l’investissement hospitalier, de créer une fonction publique hospitalière et de conventionner les soignants libéraux, bref de produire 10% du PIB hors de la logique capitaliste de la propriété lucrative et de ses bras armés : l’endettement pour financer l’investissement et le marché du travail. J’insiste sur le remplacement du crédit par la subvention : une avance d’argent, sur la valeur déjà créée ou par création monétaire, est nécessaire pour investir, mais il n’y a aucune raison, autre que capitaliste, qu’elle prenne la forme du crédit.

“Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires.”

Nous l’avons prouvé avec l’investissement hospitalier, le binôme communiste cotisation/subvention est vertueux alors que le binôme capitaliste profit/crédit est infiniment mortifère. Nous retrouvons ici l’enjeu anthropologique évoqué tout-à-l’heure, poussé encore plus loin puisque c’est non seulement le salaire à la qualification personnelle qui se substitue au marché du travail, mais c’est la subvention qui se substitue au crédit pour investissement, et donc la copropriété de l’outil par les travailleurs et usagers qui devient possible, actionnaires et prêteurs étant éliminés.

Nous nous émancipons ainsi des deux fatum capitalistes qui tétanisent notre pouvoir d’agir, le chantage du marché pour être reconnu comme travailleur et celui de la dette pour pouvoir travailler. Soulignons enfin l’autre composante d’une production en sécurité sociale, comme celle du soin l’anticipe depuis plus de cinquante ans : un mode de rémunération par la monnaie en nature de la carte vitale, qui est se dépense uniquement auprès de professionnels conventionnés sur des critères précis et à des prix codéterminés, ce qui, sans supprimer le marché, oriente les productions et les consommations selon des décisions prises en commun.

La proposition est la suivante. Déplaçons l’assiette des cotisations, de la masse salariale vers la valeur ajoutée, afin de poser la centralité de la socialisation salariale de la valeur tout en opérant la nécessaire solidarité entre branches à fortes et faibles valeurs ajoutées. Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires : les entreprises ne paient plus leurs salariés mais cotisent, les indépendants ne se paient plus sur leur bénéfice mais cotisent, et chacun perçoit un salaire qui ne peut ni baisser ni être supprimé, fondé sur sa qualification, c’est-à-dire sur son expérience professionnelle sauf le premier niveau automatiquement attribué à toutes et à tous à 18 ans.

Portons à 1 700 euros nets, soit l’actuel salaire médian, toutes les rémunérations et pensions inférieures, et augmentons en conséquence les autres salaires tout en ramenant à 5 000 euros les salaires et pensions supérieurs à ce plafond. Cette très forte et très nécessaire augmentation des salaires supposera une toute autre affectation des produits du travail : plutôt que de gaver des actionnaires et des prêteurs, les entreprises affecteront leur valeur ajoutée à des caisses de salaire et d’investissement gérées par les travailleurs.

“Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.”

Car cette hausse massive des salaires n’ira pas sur le compte courant des travailleurs, elle sera de la monnaie bien sûr, mais en nature et non pas en espèces, comme pour les soins. Les caisses de salaires abonderont chaque mois notre carte Vitale de plusieurs centaines d’euros qui ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés de l’alimentation, du logement, des transports de proximité, de l’énergie et de l’eau, de la culture, mais d’autres productions pourront être progressivement mises en sécurité sociale.

Et ne seront conventionnées que les entreprises qui seront la propriété d’usage de leurs salariés, et donc gérées par eux seuls, qui ne feront pas appel au marché des capitaux, qui ne se fourniront pas auprès de groupes capitalistes ni ne leur vendront leur production, qui produiront selon des normes et à des prix décidés par délibération collective de la convention. Ces entreprises alternatives, ainsi soutenues par la solvabilisation des usagers, affecteront leur valeur ajoutée à la caisse des salaires et aux caisses d’investissement qui verseront un salaire à la qualification personnelle à leurs travailleurs et qui subventionneront leurs investissements. Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.

À deux conditions politiques majeures, dont la construction doit devenir notre obsession collective : la détermination des travailleurs à exercer la souveraineté sur le travail sans attendre la prise du pouvoir d’État (nous retrouvons ici le nouveau front de l’action collective évoqué tout à l’heure) et la conquête du remplacement du remboursement par les entreprises de leurs emprunts d’investissement (qui ne seront pas honorés, s’endetter pour investir étant absolument illégitime) par une cotisation de sécurité sociale des productions qui soit d’une taille d’emblée suffisante.

Le montant du salaire inscrit sur la carte Vitale devra être tel qu’au moins le tiers de la consommation dans les domaines mis en sécurité sociale échappe d’emblée au capital : les entreprises alternatives seront considérablement soutenues, les entreprises capitalistes seront mises en grande difficulté et leurs salariés se mobiliseront pour en prendre la direction et changer leurs fournisseurs et leurs productions de sorte qu’elles deviennent conventionnables elles aussi.

Le régime général de la Sécurité sociale fondé en 1946 par les communistes, ainsi actualisé, généralisé et rendu, pour sa gestion, aux travailleurs, sera l’institution macro-économique nécessaire pour que le foisonnement de productions alternatives qui se multiplient dans l’ici et maintenant soit soutenu, sorti de la marginalité ou de la récupération et qu’il devienne l’aiguillon de la conquête de la souveraineté sur leur travail y compris par les travailleurs des grandes entreprises capitalistes.

Ainsi sera mise en minorité la part capitaliste de la production, mise en minorité sans laquelle aucune révolution n’est possible. Car tant qu’elle décide de la production et l’organise, la bourgeoisie capitaliste tient en otage la société et a le pouvoir de faire capoter, par exemple, toute victoire populaire aux élections, comme nous en faisons régulièrement l’amère expérience. L’acte premier de la révolution est la prise du pouvoir sur le travail, pas la prise de pouvoir sur l’État. Et nous sommes en train de le poser. C’est le déjà-là communiste.

LVSL – Justement, la création du régime général de la Sécurité sociale a été permise, dans une France dévastée par la guerre, par la mise en place d’un rapport de force, reposant sur la mobilisation déterminée du mouvement ouvrier, et de ses millions de « mains » appuyant l’action du ministre communiste du Travail, Ambroise Croizat, pour construire un tel édifice, dans la lignée du CNR et du plan Laroque. Face à la situation politique à laquelle nous sommes confrontés, la présence d’un gouvernement anti-social et l’affaiblissement politique du mouvement social, quelle stratégie offensive est selon vous à adopter pour reconstruire nos institutions sociales et nos services publics ? Quelle est la nature du rapport de force qu’il faudra instituer, pour construire un mouvement capable de gagner à lui une large part de l’opinion, et d’accéder au pouvoir ?

B.F. – Le travail, encore le travail, toujours le travail ! Au risque d’apparaître monomaniaque, je le redis : le mouvement réel de sortie du capitalisme, le communisme, consiste en un rapport de force, je préfère lutte de classes, portant sur la prise de pouvoir sur la production et son changement d’objet, de mesure et de méthode.

Je signale d’ailleurs au passage que c’est la leçon historique majeure que nous lègue une classe révolutionnaire qui a réussi, la bourgeoisie. Du XIVe au XVIIe siècle elle a conquis le pouvoir économique en remplaçant la production féodale par la production capitaliste. C’est parce qu’elle s’était emparée d’une part significative de la production qu’elle a été ensuite en capacité de prendre le pouvoir d’État, dès la fin du XVIIe siècle au Royaume-Uni et un siècle plus tard en France.

“Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.”

Certes, au cours de sa lente subversion économique de la féodalité, elle avait participé au pouvoir politique et contribué au nécessaire changement de la loi qui accompagne le changement du mode de production, mais c’était une participation dominée. La bourgeoisie était à l’occasion au gouvernement mais le pouvoir d’État, qui est une autre paire de manche, lui échappait sans que ça ne l’empêche de poursuivre la mise en place de l’alternative au mode de production féodal.

Évidemment, l’épanouissement du capitalisme n’a été possible qu’après la conquête de l’État, tout comme l’épanouissement du communisme ne le sera qu’après la suppression de l’État, après la désétatisation des fonctions collectives qu’il s’agira, elles, de faire grandir. Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.

Or, pour cette conquête de la valeur économique, nous sommes loin d’être démunis. Car notre force, c’est que la valeur n’existe que dans des valeurs d’usage, celles-là dont le confinement nous a rappelé le caractère fondamental et le fait que les travailleurs, et eux seuls, les produisent. Sans les travailleurs, la bourgeoisie capitaliste n’est rien car sa maîtrise de la valeur économique, du travail abstrait, dépend du travail concret des travailleurs. Je me souviens de ce slogan de la CGT des années 1960 : les capitalistes ont besoin des travailleurs, les travailleurs n’ont pas besoin des capitalistes.

C’est d’ailleurs parce qu’elle est totalement dépendante des travailleurs que la bourgeoisie exerce une telle dictature sur la définition, le contenu et le déroulement du travail. C’est à cause de sa situation de dépendance vis-à-vis d’eux qu’elle veille avec tant de minutie à ôter aux travailleurs leur puissance d’agir au travail et sur le travail en les soumettant au marché du travail, au remboursement de la dette et, avec de plus en plus de soin au demeurant absurde, au management.

“Le « bien travailler » est une aspiration d’autant plus fédératrice aujourd’hui que sa réalisation est difficile pour une grande majorité des travailleurs.”

Me vient à l’esprit, en répondant à votre question sur le rapport de force à instituer, l’analogie de situation des travailleurs vis-à-vis des capitalistes et des femmes vis-à-vis des hommes. Françoise Héritier a développé la thèse selon laquelle c’est parce que les femmes font le travail de procréation que les hommes, depuis la nuit des temps, veillent à soumettre leur corps. Et de même que la domination masculine n’est pas irrésistible dès lors que les femmes peuvent devenir et décident de devenir maîtresses de leur corps, de même la domination de la bourgeoisie sur les travailleurs est battue en brèche quand ils deviennent maîtres du travail.

Le « bien travailler » est une aspiration d’autant plus fédératrice aujourd’hui que sa réalisation est difficile pour une grande majorité des travailleurs. Pour les chômeurs bien sûr, pour des ingénieurs de grandes entreprises devenues de pures donneuses d’ordre ayant de ce fait perdu la main en compétence technique, pour des soignants ou des enseignants aimant leur travail mais dans l’impossibilité de le bien faire, pour des travailleurs du front office ficelés par des logiciels qui empêchent toute vraie interaction avec les usagers ou les clients, pour des professionnels écœurés des gâchis et malfaçons, j’arrête la liste que chacun peut compléter à l’infini.

Je pense qu’il faut partir de l’aspiration à un travail maîtrisé et mobiliser à partir d’elle à tous les niveaux et toutes les occasions. La maîtrise du travail porte sur sa double dimension : de travail abstrait (salaire comme droit politique, subvention de l’investissement, gestion par les travailleurs des entreprises, des caisses de salaire, des jurys de qualification, des caisses d’investissement et de la création monétaire) et de travail concret (décision par les travailleurs de ce qui est produit, de la localisation des productions et des accords de coopération internationale, des collectifs de travail, des méthodes de travail).

Cette maîtrise, chaque conflit, chaque débat public doit être l’occasion de la conquérir. Prenons l’exemple du conflit sur les retraites. Je présente longuement dans Le travail, enjeu des retraites (La Dispute, 2019), ce que pourrait être la revendication d’un régime universel de retraite transformant à 50 ans, quelle que soit la durée de carrière, le salaire lié à l’emploi en salaire lié à la personne, porté au salaire moyen (2 300 euros nets) s’il est inférieur et ramené à 5 000 euros nets s’il est supérieur (avec possibilité bien sûr de continuer à progresser en qualification jusqu’au plafond de 5 000 euros).

En pleine possession de leurs compétences professionnelles, ces nouveaux retraités quinquagénaires seraient également protégés contre le licenciement car ils auraient la responsabilité d’impulser l’auto-organisation des travailleurs de l’entreprise ou du service pour l’exercice de leur travail, ce qui se traduira par un conflit frontal avec la direction et, s’il y en a, les actionnaires. Être inventivement fidèle à Croizat, qui a transposé dans le privé la pension comme poursuite du meilleur salaire de la fonction publique, c’est opérer bien plus tôt dans la carrière le passage du salaire lié à l’emploi au salaire lié à la personne comme atout des salariés dans l’affrontement aux directions et aux actionnaires pour la maîtrise du travail.

LVSL – Ne pensez-vous pas que ce que nous vivons depuis mars dernier ouvre des occasions pour repenser notre rapport au travail et notre façon de le réglementer, comme vous l’appelez de vos vœux ? Aujourd’hui, l’emploi de millions de personnes se retrouve menacé et le télétravail rend encore plus sournoise l’aliénation par le travail. Pendant le confinement où tant d’hommes et de femmes se sont mobilisés pour fournir à la population les biens de première nécessité, avec un sens de la responsabilité semble-t-il supérieur à celui de nos dirigeants, les travailleurs et les travailleuses ont rappelé à quel point il est légitime qu’ils aient des droits à la hauteur de leur utilité pour la Nation et de leur qualification. De nombreuses professions jusqu’alors dévalorisées, aussi bien symboliquement que financièrement, ont au contraire été remises sur le devant de la scène…

B.F. – Vous avez raison : le confinement a été l’occasion de prises de conscience qui peuvent renforcer la mobilisation pour un nouveau rapport au travail. Et d’abord pour que le salaire devienne un droit politique pour toutes les personnes adultes.

Chacun a pu mesurer le caractère préhistorique du lien entre les ressources individuelles et l’activité individuelle qui fait que pour une personne la chute d’activité signifie chute des ressources. Alors que les indépendants, les autoentrepreneurs, les prestataires de services et autres professionnels payés à la tâche étaient privés de ressources faute d’activité, le salaire à la qualification de l’emploi a permis un chômage partiel qui a limité les pertes, et mieux encore, les fonctionnaires, dont le salaire est à la qualification personnelle, l’ont conservé intégralement. C’est cette situation des fonctionnaires qui doit devenir la norme ! Je renvoie aux exemples déjà évoqués : comment le conflit sur les retraites pourrait être l’occasion d’avancer sur le salaire à la qualification personnelle pour tous à 50 ans, et comment une sécurité sociale de l’alimentation pourrait le mettre en œuvre pour tous les professionnels de l’alimentation conventionnés.

“Le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital.”

Deuxièmement, l’expérience que les premiers et premières de corvée sont irremplaçables alors que la mise sur la touche des premiers de cordée n’a rien mis en péril milite bien sûr pour une hausse massive des bas salaires et un plafonnement des plus élevés. Personnellement, je milite pour une fourchette des salaires de 1 à 3, avec le salaire du premier niveau de qualification, automatiquement attribué à 18 ans, au Smic revendiqué soit 1 700 euros mensuels net, et un plafond de 5 000 euros net. 1 700 euros étant aujourd’hui le salaire médian, cela veut dire que le salaire de près de la moitié des travailleurs serait augmenté, et cette augmentation pourrait avoir la forme d’une monnaie en nature pour accompagner la mise en sécurité sociale de productions alternatives assurées sous la direction des seuls travailleurs (alimentation, transport, logement, culture et autres).

Troisièmement, le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital. Alors que les directions, complices depuis des années de sa mise hors d’état de faire face à une pandémie, étaient dans les choux, les soignants, dépossédés depuis des décennies de leur liberté d’exercice, l’ont retrouvée dans les conditions dramatiques qu’ils ont affrontées. Or pleuvent aujourd’hui sur eux des menaces et des sanctions de la part de gestionnaires avides de retrouver leur pouvoir mortifère.

Moins visible mais aussi significatif : des collectifs internes de réflexion sur d’autres finalités pour les hautes technologies de l’aéronautique que la fuite en avant dans un tout-avion écologiquement intenable ont pu s’exprimer publiquement pendant le confinement mais doivent trouver aujourd’hui des formes clandestines. Cela montre que la nécessaire prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail va être un combat très dur.

L’organisation collective dans un syndicalisme d’autogestion et la conquête de droits rendant possible une dynamique de maîtrise du travail sans représailles ni licenciement sont aujourd’hui des priorités. C’est dans cette dynamique que les travailleurs ainsi mobilisés font l’expérience à la fois qu’ils ne peuvent décider au travail que s’ils se débarrassent des actionnaires et des prêteurs et qu’effectivement ils n’en ont pas besoin. Alors peut s’engager à l’échelle macroéconomique le combat pour la suppression des actionnaires et des prêteurs.

Une quatrième expérience massive du confinement et de ses suites concerne l’État : sa nocivité stupéfie bien au-delà des militants anticapitalistes. Déjà depuis les mobilisations de 2016 contre la loi El Khomri, la généralisation de la violence policière habituellement réservée aux quartiers d’immigration surprenait. Mais ici chacun peut mesurer que non seulement l’État a organisé l’incapacité du système sanitaire à faire face à la pandémie autrement que par un long et punitif confinement mais qu’il utilise l’état d’urgence sanitaire pour accélérer la mise en danger des services publics, la casse de la fonction publique, les aubaines pour les grands groupes capitalistes et le recul des droits salariaux.

Cela me permet de revenir sur la nécessaire désétatisation de fonctions collectives à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure. Beaucoup de mon travail a comme point de départ une recherche sur le régime général de la Sécurité sociale, institution gestionnaire du salaire socialisé que la CGT, à juste titre, souhaitait, dans les débats préparatoires aux ordonnances de 1945, sans le patronat ni l’État. Certes elle n’y est pas totalement parvenue, mais tout de même les travailleurs ont, de 1946 à 1967, largement contribué à la mise en place et à la gestion du régime.

“Travailleurs-citoyens : Ce nom double signale une tension nécessaire. y compris dans la même personne, la travailleuse peut être en conflit avec la citoyenne. Et c’est à la citoyenne de trancher.”

Et les résultats ont été bien supérieurs à ceux qu’on observe depuis l’étatisation qui a été l’outil de la bourgeoisie capitaliste pour en finir avec la démocratie sociale des premières décennies du régime. La branche du régime qui est la plus étatisée aujourd’hui, avec les funestes résultats que l’on sait, est précisément la branche santé qui a été si remarquablement dynamique avant l’étatisation. Notre réflexion, à Réseau Salariat, sur la mise en sécurité sociale des productions part du double constat qu’il faut étendre les fonctions collectives et les confier aux travailleurs-citoyens eux-mêmes.

Pour arracher à la bourgeoisie son monopole sur la valeur, il faut construire des institutions macroéconomiques qui certes bénéficient de l’obligation légale qu’il est d’usage d’associer à l’État, mais dont la gestion ne relève pas de l’État, mais des travailleurs-citoyens. Ce nom double signale une tension nécessaire : y compris dans la même personne, la travailleuse peut être en conflit avec la citoyenne. Et c’est à la citoyenne de trancher. L’adage qui veut qu’on ne confie pas l’armée aux militaires est sain. Les institutions de la valeur (entreprises, caisses de salaires, caisses d’investissement, jurys de qualification, sécurités sociales, marchés, etc.) ne sont pas le tout de la société. Un travailleur peut être, par exemple, pris par l’hubris dans la manipulation de la technologie qu’il utilise. Il faudra que le citoyen le ramène à la raison.

LVSL – La dénonciation de la mondialisation comme facteur de la diffusion de l’épidémie et comme moteur de la crise économique a aussi été fréquente ces dernières semaines. L’augmentation de la circulation des personnes et l’instantanéité de la contamination dues à l’explosion du transport aérien ont été mises en causes par certains, tandis que les « chaînes de valeur optimisées » ont créé de vives réactions dans les pays occidentaux, dépendants de l’Asie pour leurs médicaments, matériel de protection comme les masques, etc. Les idées en faveur de la relocalisation de la production industrielle, voire de nationalisation dans les secteurs stratégiques, semblent avoir gagné du terrain dans le débat public et auprès de l’opinion. Croyez-vous que le processus de mondialisation sortira durablement affecté par cette crise, accompagnant un repli local ou national des échanges ou qu’il ne s’agit que d’une phase transitoire vers une mutation de ce phénomène, qui pourrait même s’accentuer ?

B.F. – C’est le capitalisme le problème, et la forme de mondialisation qu’il impose. « La » mondialisation comme réalité abstraite de son lien au mode de production n’existe pas, elle doit être qualifiée. Contre la mondialisation capitaliste, je milite pour une mondialisation communiste.

Notre humanité est une, la pandémie nous le révèle une fois de plus, et tous les replis nationalistes n’ont jusqu’ici qu’un seul résultat : la honteuse chasse aux migrants. Ce sont des gouvernements d’États nationaux souverains qui ont organisé la désindustrialisation de leur territoire dans des secteurs vitaux.

La seule souveraineté qui vaille est celle des travailleurs sur le travail. La bourgeoisie française et son pouvoir d’État sont aussi nocifs que leurs homologues allemands ou chinois.

LVSL – Quel discours adopter selon-vous pour démontrer le caractère révolutionnaire du « statut » attaché à la qualification du travailleur ? Alexandre Kojève par exemple (dont s’inspirent Pierre Legendre et Alain Supiot), dans la conclusion de son Esquisse pour une phénoménologie du droit, soulignait le lien entre dépassement des contradictions historiques et sociales du capitalisme, et accroissement de la reconnaissance par l’État du statut attaché à la personne et non à la tâche du travailleur, en s’appuyant paradoxalement sur la figure du bon maître mentionnée par Aristote dans sa Politique, lequel pour s’assurer de la fidélité de l’esclave, devait lui reconnaître un statut socio-économique digne, et héréditaire, transmissible à sa descendance, afin de fonder un contrat social stable, garanti à tous par le tiers juridique qu’est l’État.

B.F. – L’État comme tiers juridique, laissez-moi rire ! Cela dit, je n’ai pas lu l’Esquisse de Kojève ni, sinon par quelques bribes scolaires, la Politique d’Aristote, et je ne peux donc qu’être très prudent dans ma réponse, qui sera peut-être hors sujet, je vous prie de m’en excuser. Je ne constate pas de « dépassement des contradictions historiques et sociales du capitalisme ». Notre entretien a commencé au contraire par l’énoncé de leur ampleur. Quant à penser que le salaire à la qualification personnelle est fonctionnel au capitalisme, je ne peux évidemment que m’inscrire en faux et insister au contraire sur l’enjeu anthropologique de la mutation en cours.

“La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi.”

Dans ma réponse à une de vos questions précédentes, j’ai comparé le statut économique de la personne dans le capitalisme à son statut dans le mouvement de sortie communiste du capitalisme, statut en cours de construction en France autour du salaire à la qualification personnelle. La rémunération capitaliste, que Marx désigne comme « salaire », est le prix de la force de travail, c’est-à-dire la reconnaissance des besoins dont je suis porteur pour faire telle tâche dont la validation marchande permettra la valorisation d’un capital. C’est contre elle que le salaire, inexistant comme institution au XIXe siècle, s’est institué au XXe siècle.

Le salaire est une institution anticapitaliste, fruit d’un combat de classe constant de la CGT pour la qualification : qualification du poste, dans l’emploi défini par la convention collective qui sort les indépendants et les contrats à la tâche de l’infra-emploi, mais plus significativement encore, au-delà de l’emploi, qualification de la personne dans le grade de la fonction publique et des travailleurs à statut. La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi, en capacité de contester la forme valeur capitaliste, la valeur d’échange qui n’inscrit le travailleur dans l’ordre de la valeur que par intermittence, à la mesure de ses tâches validées sur des marchés, du travail ou des biens et services, sur lesquels il n’a aucune prise.

Au contraire, la qualification, dans sa forme aujourd’hui la plus aboutie, la qualification du grade attaché à la personne, sort le travailleur de l’aléa de la valeur d’échange et le confirme en permanence comme producteur. Le mouvement n’est que commencé, et loin d’être abouti : les fonctionnaires par exemple ne sont payés qu’à mi-temps s’ils travaillent à mi-temps. Mais quelle libération que de n’avoir plus à quémander sur le marché du travail ou sur celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleur, et cela à la stricte mesure de ses tâches validées !

Dans le capitalisme, la personne reste en permanence étrangère au travail, une institution qui est le monopole de la bourgeoisie, le travailleur ne pouvant que tirer du travail un avoir, un « compte personnel d’activité » sur lequel il pourra tirer dans les périodes où il n’est pas reconnu comme travailleur.

Au contraire, dans le mouvement du communisme, est en train de s’instituer un tout autre travail, endogène aux personnes, lesquelles sont enrichies d’une qualification qui les libère de l’aléa de la validation marchande de leur activité. C’est parce que la personne est en permanence porteuse d’une qualification, et donc d’un salaire, qu’elle peut sans crainte livrer en permanence son travail à l’évaluation : le statut du producteur en train de se construire est cohérent avec la responsabilité des travailleurs sur la production, laquelle ne peut s’exercer que par évaluation permanente du travail.

Et je précise, car l’aliénation de nos représentations à la pratique capitaliste d’identification du travailleur à ses activités validées comme travail est grande, que la qualification personnelle, qui exprime notre reconnaissance permanente comme travailleur, ne transforme pas toutes nos activités en travail, pas plus qu’elle n’est une injonction à travailler.

Couv Désir de communisme

Qu’ajouter, sinon que le projet d’accomplir les institutions du salariat n’est audible pour un militant catéchisé à « l’abolition du salariat » que s’il renonce au postulat qu’il n’y a qu’une classe pour soi, la bourgeoisie, et qu’en face la classe ouvrière n’est qu’une classe en soi, incapable au bout de deux siècles de lutte de classes d’avoir construit des institutions alternatives à celles de la bourgeoisie. Il peut se dégriser de la fascination pour un capitalisme fantasmé comme système de domination générant des victimes (dont lui est solidaire, ouf ! Il faut bien que ce triste constat ait un avantage secondaire).

Il n’aura alors plus besoin de croire au ciel, le « demain » de la révolution, qui est d’ailleurs un après-demain puisqu’il faut d’abord franchir l’étape socialiste. Car il participera, à grand effort, au travail du présent, cet enfantement permanent du déjà-là.

Bernard Friot, Judith Bernard, Un désir de communisme, Textuel, 2 septembre 2020, 17€, 160 p.

Coronavirus et guerre de position

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René Magritte, Le faux miroir, 1928. Museum of Modern Art, New York. © Gautier Poupeau

La crise sanitaire que traverse le pays depuis plusieurs semaines met en lumière les nombreuses failles du paradigme néolibéral. Il est non seulement l’une des principales causes de la gravité de la situation, mais semble également incapable d’apporter les réponses adaptées. Pour autant, rien n’assure qu’il sera remis en cause quand la crise sera surmontée. Si le camp progressiste sous-estime la capacité de ce dernier à s’adapter, il ne s’engagera pas dans la voie de la guerre de position, pourtant nécessaire pour qu’une alternative sociale, écologique et démocratique devienne majoritaire.


La crise sanitaire valide les thèses du camp progressiste

« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Cette phrase n’a pas été prononcée par un membre de l’opposition politique ou par un universitaire, défenseur de l’État social. Elle est issue de l’allocution du 12 mars d’Emmanuel Macron, dont l’idéologie oscille pourtant entre néolibéralisme et libéralisme plus classique[1]. Il est néanmoins difficile de ne pas lui donner raison tant la crise sanitaire accrédite les thèses du camp progressiste, c’est-à-dire de tous ceux qui, dans le champ politique comme dans la société civile, contestent l’hégémonie néolibérale, sur des bases démocratiques, sociales ou écologiques[2].

Emmanuel Macron semble se rendre compte que la santé n’est pas un service comme un autre. Alors que les soignants n’ont cessé, depuis un an, d’alerter sur la détérioration de leurs conditions de travail et, plus globalement, sur la casse du service public de la santé, la révélation tardive du président de la République a un goût amer. Les gouvernements successifs des vingt-cinq dernières années ont cherché à réformer – autrement dit : à déconstruire – les structures publiques de soin. Ce saccage méthodique saute aux yeux lorsque l’on s’attarde sur les lois qui ont modifié l’organisation et la gestion de l’hôpital public. Tarification à l’activité, indices de performance financière et de rentabilité, rationalisation des effectifs : l’introduction de logiques managériales issues de la doctrine du New Public Management est devenue le leitmotiv des ministres de la santé[3]. De Jacques Barrot à Agnès Buzyn, en passant par Jean-François Mattei, Xavier Bertrand, Roselyne Bachelot ou encore Marisol Touraine, le camp néolibéral n’a eu de cesse de s’attaquer à l’hôpital public.

Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes

Les causes de la gravité de la crise sanitaire que nous traversons en ce moment ne sont pas à chercher ailleurs : l’austérité budgétaire et la privatisation de la santé d’hier ont conduit au manque de matériel, d’effectifs et au délabrement de l’hôpital public d’aujourd’hui. Si la France est capable d’affronter la pandémie liée au Covid-19, c’est grâce à l’abnégation des personnels de santé et à leur sens de l’intérêt général. « La santé n’a pas de prix » disait encore Emmanuel Macron lors de la même allocution. Mais le démantèlement méthodique des structures publiques de soin en a un et ce sont aujourd’hui ceux qui sont atteints du Covid-19 et les soignants à bout de souffle qui le paient.

De la même manière qu’Emmanuel Macron vante les services qu’il a lui-même participé à détricoter, il s’aperçoit également que certaines chaînes de production essentielles – d’équipements sanitaires et en particulier de masques filtrants mais aussi de gels hydroalcooliques et de médicaments – doivent être relocalisées ou reconstruites. Comment, dès lors, ne pas imputer à Emmanuel Macron et à ses prédécesseurs la responsabilité de ces risques de pénurie et de dépendance sanitaire, eux qui ont systématiquement laissé faire et encouragé les délocalisations multiples ainsi que le sacrifice d’usines sur l’autel de la sacro-sainte libre concurrence et de son corollaire, le libre-échange ? Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes.

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L’Hôtel-Dieu de Paris en grève, 2014. © Lionel Allorge

La période que nous vivons entérine également la nécessité d’une lutte massive contre le changement climatique et la mise en place d’une politique ambitieuse de transition agroécologique. C’est bien la prédation de l’homme sur la nature – notamment la déforestation et la perturbation voire la destruction des écosystèmes – qui facilite la transmission de virus présents dans le monde sauvage à l’homme. De même, les engrais utilisés pour la culture et les antibiotiques destinés à l’élevage tendent à diminuer les défenses immunitaires humaines, à rendre les corps vulnérables aux bactéries diverses et, in fine, aux virus.

Enfin, le confinement nous oblige à regarder en face certaines inégalités qui traversent notre société. La question de l’accès au logement – et du type de logement – est ici centrale. Tandis que certains sont confinés dans des appartements étroits, surpeuplés voire insalubres, d’autres vivent dans des appartements spacieux ou se réfugient dans des maisons secondaires à la campagne. La Fondation Abbé Pierre évalue à 2 090 000 le nombre de personnes « vivant dans des conditions de logement très difficiles » en France en 2020[4]. Plus encore, la crise sanitaire a détérioré la situation des personnes sans domicile. Ceux-ci peuvent difficilement se protéger du virus, faire face à la diminution des maraudes et à la fermeture de nombreux centres d’hébergement d’urgence – les bénévoles assurant ces services étant confinés. Les associations d’aide aux sans-abris comme la Fondation Abbé Pierre, Emmaüs Solidarité ou encore le Secours Populaire sont, quant à elles, débordées et appellent au don et à la solidarité nationale. Les chèques-services annoncés par le ministre du Logement le 31 mars et destinés à 60 000 sans-abris constituent une première étape, certes essentielle, mais ne suffiront pas à venir en aide aux 143 000 personnes sans domicile que compte la France.

Ce n’est que lorsque ces inégalités se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent

Les inégalités de logement et de conditions de vie sont, durant le confinement, exacerbées. À celles-ci s’ajoutent des inégalités sociales liées à l’emploi : il y a ceux qui peuvent télétravailler et les autres. La sociologue Anne Lambert, chercheuse à l’INED, s’en émeut en ces termes : « Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale […] tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. »[5] Ce n’est donc que lorsque ces inégalités, dont la dénonciation est solidement ancrée dans le discours progressiste, se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent.

« Il faut s’adapter »

Investissements massifs dans le service public de la santé, dans la transition agroécologique et plus globalement dans la lutte contre le changement climatique, politique volontariste de réduction des inégalités protéiformes, réquisition des logements vacants, réaffirmation de la souveraineté du pays et contestation des règles économiques bruxelloises… Les sujets que le Covid-19 pourrait mettre à l’agenda du gouvernement, à la fin de la crise, sont nombreux. Ils ont pour point commun d’être en complète contradiction avec les thèses néolibérales et avec la politique menée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Or, si Emmanuel Macron a affirmé vouloir « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour » et a appelé à « sortir des sentiers battus, des idéologies et [se] réinventer », rien ne permet de dire que les leçons de la crise seront tirées. Au contraire, tout laisse à penser que rien ne changera fondamentalement.

Dans The Structure of Scientific Revolutions, l’historien et philosophe des sciences Thomas Samuel Kuhn a forgé le concept de paradigme scientifique. Celui-ci renvoie à un ensemble de théories, d’expériences et de méthodes fondamentales partagées par une communauté scientifique à un moment donné. Contestant la vision linéaire et cumulative du progrès scientifique, il a démontré que la science évolue essentiellement sous l’effet de ruptures appelées changements de paradigme. Étudier, même sommairement, la structure des révolutions scientifiques permet d’apercevoir les potentielles réarticulations du discours politique néolibéral quand la crise sera terminée. Les acteurs du néolibéralisme politique pensent en effet ce dernier comme un paradigme scientifique – il suffit de rappeler à quel point ce discours proprement idéologique est régulièrement transfiguré en expertise –, il faut donc l’analyser comme tel.

Le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée

Lorsqu’un paradigme est contesté, il commence par se refermer sur lui-même. Ou plutôt : les tenants de ce dernier refusent toute contestation, écartent sans même en tenir compte les critiques et mettent tout en œuvre pour qu’il reste hégémonique. Ainsi, les propos d’Emmanuel Macron du 12, du 31 mars et du 13 avril ne présagent d’aucune remise en question de la politique menée depuis trois ans par le chef de l’État – et, avant lui, par ses prédécesseurs. Ce n’est peut-être qu’une nouvelle démonstration de cynisme de la part du président de la République, comme semble l’attester la loi « urgence coronavirus », dont les mesures particulièrement antisociales n’ont été assorties d’aucun caractère provisoire. Au fond, ne peut-on trouver dans le refus du Premier ministre d’admettre qu’il y a eu du retard sur les mesures de confinement le symbole même de ce processus ?

Schématiquement, le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses – ici la défense des services publics et la relocalisation de chaînes de production – en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée. En réalité, la chose est plus perverse : le discours néolibéral sait s’adapter. La philosophe Barbara Stiegler explique, dans ses récents travaux, qu’au cœur du néolibéralisme se trouve une injonction à s’adapter, celui-ci ayant recours à un lexique et à des raisonnements tirés de la biologie évolutive[6]. Il apparaît désormais que le discours néolibéral, dans sa version politique du moins, s’applique à lui-même cette injonction.

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Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937. Londres, Tate Modern © Claude Valette

Quand les tenants du paradigme scientifique hégémonique, après avoir violemment refusé toute critique, se trouvent dans une situation intenable – quand le paradigme concurrent se glisse dans les interstices que le premier n’a pas réussi à fermer –, ils bricolent pour essayer, par tous les moyens, de le maintenir à flot. De même, il est probable qu’après avoir qualifié les critiques et les discours alternatifs de déraisonnables ou de populistes, les prêcheurs du néolibéralisme politique tentent, chahutés par la potentielle force que la crise aura permis aux arguments progressistes d’acquérir, de sauver le soldat néolibéral – et donc de se sauver eux-mêmes.

Ils pourront le faire par une stratégie de déviation : la crise sanitaire ne devant pas être vue comme la conséquence des politiques néolibérales ni même aggravée par celles-ci, ils insisteront sur son caractère inattendu et imprévisible. La crise sanitaire deviendra ainsi une erreur historique, une déviation du cours normal de l’histoire qui, une fois dépassée, ne justifie aucun changement dans la ligne politique adoptée. Tout juste pourront-ils admettre, poussés dans leurs retranchements, qu’il s’agit d’une excroissance anormale d’un néolibéralisme mal fixé, d’un dérèglement de la machine que des techniciens ou technocrates – néolibéraux, il s’agit en réalité des mêmes acteurs – sauront réparer. Il s’agit de la deuxième stratégie : l’introduction d’innovations conceptuelles ou techniques qui, bien loin de modifier le paradigme, en assurent la pérennité. La troisième stratégie consiste en l’abandon d’éléments composant le néolibéralisme et qui n’ont qu’une valeur instrumentale pour en préserver le cœur, les éléments ayant une valeur intrinsèque. Il est ainsi possible de justifier le recours à d’autres discours et à d’autres formes de politiques publiques lors des périodes de crise – ce que l’on connaît déjà lors des crises financières ou économiques –, pour répondre à l’urgence, tout en assurant le strict respect de la ligne néolibérale le reste du temps.

« Il faut que tout change pour que rien ne change »

Ces mutations stratégiques pavent également la voie à un discours, lui aussi néolibéral, de retour à l’ordre. Il ne fait aucun doute qu’il émergera, s’attaquant notamment aux finances publiques qui seront altérées au sortir de la crise – les prémices en sont d’ailleurs déjà visibles : « À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays » a récemment déclaré Bruno Le Maire. Endossant à nouveau le rôle du parti de l’ordre, ses adeptes ne se contenteront pas d’un simple réajustement. Ils réclameront bien plus qu’un simple retour à l’état pré-crise. Au fond, les néolibéraux tenteront de profiter de la crise sanitaire qu’aura connu le pays. Ils s’approprieront cette fameuse phrase, traduction maladroite d’une réplique de Tancrède dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »[7] Emmanuel Macron n’a-t-il pas déclaré, à l’issue du Conseil européen du 23 avril : « nous avons une crise, il faut y répondre et on ne pose pas de questions, ça n’enlève rien de ce qu’on a fait avant et on rebâtira sur cette base-là » ?

De la nécessité de la guerre de position

Rien n’indique donc que les leçons seront tirées de l’événement en cours. Et il serait regrettable que le camp progressiste, par un biais de confirmation – étant lui-même convaincu de ses thèses et conscient de la force que pourraient prendre ses arguments au sortir de la crise –, croie inévitable la fin de l’hégémonie néolibérale. Au contraire, bien loin d’un quelconque déterminisme, l’adhésion du plus grand nombre aux thèses progressistes à la suite de la crise du Covid-19 est un phénomène proprement contingent. En réalité, cette crise ne redistribue aucune carte mais change la valeur de certaines d’entre elles. Le camp progressiste a désormais l’opportunité de jouer correctement pour faire la différence, encore faut-il qu’il ne confonde pas guerre de mouvement et guerre de position.

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Antonio Gramsci. Le procureur fasciste dit à son propos : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». Ils n’auront visiblement pas réussi. © eugeniohansenofs

Le penseur et théoricien italien Antonio Gramsci, par le biais de métaphores militaires, distingue la guerre de mouvement, mobilisation politique de court terme qui peut se résumer à un assaut pour prendre le contrôle de l’appareil étatique, et la guerre de position, entreprise multi-sectorielle de longue haleine visant à réarticuler puis unifier le sens commun. Cette dernière se joue à l’intérieur de la société civile, au sens gramscien. Il s’agit de prendre le pouvoir au sein de celle-ci, de conquérir de multiples positions de pouvoir et d’influence dans ses infrastructures – constituant autant de tranchées – afin de rendre majoritaires ses propres conceptions profondes qui structurent le rapport à soi, aux autres et au monde. Gramsci n’oppose pas les deux ni ne dit d’ailleurs que l’une doit succéder à l’autre. Elles s’articulent différemment selon les contextes historiques et sociaux. Mais la guerre de mouvement doit survenir au bon moment et, dans nos sociétés capitalistes complexes, n’être qu’une tactique au sein d’une guerre de position formant une réelle stratégie contre-hégémonique[8].

Les discours sur l’inexorabilité d’un monde d’après, la croyance que plus rien ne sera comme avant négligent la nécessaire guerre de position. Outre l’ignorance des possibles réarticulations du discours néolibéral que nous avons longuement détaillées, ces positions – quand elles ne constituent pas elles-mêmes une part de ces réarticulations – sous-entendent qu’il suffirait de mener une guerre de mouvement pour changer de paradigme. Comme si, au fond, le discours néolibéral était devenu minoritaire au sein de la société civile. Pourtant, rien ne soutient une quelconque véracité de ces spéculations. Au contraire, de récents sondages indiquent que les popularités d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe, en cette période de crise, augmentent. Si elles peuvent être critiquées sur de multiples points et bien que leur analyse nécessiterait de plus longs développements, ces enquêtes permettent cependant de montrer que ces discours ne relèvent, tout au plus, que d’un fantasme.

Le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante

Le discours néolibéral n’est pas devenu minoritaire et ne le sera probablement pas lors de l’élection présidentielle de 2022, qui sera l’occasion d’une nouvelle guerre de mouvement. La guerre de position, pour être remportée, doit être menée avant et après la prise du pouvoir étatique. Prendre le pouvoir en 2022 suppose donc de construire et de mener une guerre de mouvement intelligente et stratégiquement pertinente dans un contexte défavorable mais indépassable de guerre de position inachevée. Mais pour pouvoir transformer ce scénario en éventualité, encore faut-il avoir remporté quelques batailles cruciales et avoir réduit le désavantage afin qu’il puisse être surmonté. Autrement dit, il faut préparer en amont les conditions du succès de la guerre de mouvement.

Le camp progressiste doit donc faire la démonstration implacable et irréfutable de la pertinence de ses thèses et de la déconnexion du discours néolibéral, y compris de ses réarticulations post-crise. Il est dès aujourd’hui possible de qualifier d’impostures les appels des néolibéraux à la refondation et de pointer les contradictions dans leurs discours et leur responsabilité dans la situation actuelle. Le camp progressiste est également tenu de montrer que ses mesures relèvent du bon sens – et ainsi le construire – et que les thèses adverses sont incohérentes. Il a besoin de réorganiser le sens commun afin que l’on pense spontanément en des termes progressistes plutôt que néolibéraux, par exemple en reprenant à l’adversaire la demande sociale d’ordre – en lui opposant la démonstration accablante de la pagaille néolibérale. Il s’agit moins de faire progresser ses idées au sens strict, entreprise nécessaire mais vouée à l’échec sans un travail plus global et minutieux sur le sens commun, que de modifier les perceptions du plus grand nombre. Les idées, sous leur forme idéelle, sont superficielles ; les rendre majoritaires implique de restructurer les perceptions premières et les conceptions fondamentales à l’oeuvre dans le corps social.

Mettre ses thématiques à l’agenda requiert ainsi de subvertir l’idée même de progrès, de contester aux néolibéraux ce signifiant. Ordre, progrès, justice, liberté etc. sont autant de bastions qu’il convient de conquérir, autant de moyens de détricoter et de vider de sa substance le sens commun néolibéral. En somme, le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie – au sens strict du terme – déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante. À ce moment seulement pourra s’envisager une guerre de mouvement potentiellement victorieuse – qui complétera mais ne se substituera pas à la guerre de position. Car comme le rappelle Gramsci : « En politique, la guerre de position, une fois gagnée, est définitivement décisive. »[9]

À nous de transformer cette catastrophe sanitaire en étape clé de la guerre de position et de gagner plusieurs batailles qui pourraient s’avérer déterminantes.

[1] Sur la distinction entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme, voir l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010.

[2] Différentes théories sont ainsi réunies sous un même signifiant : le progrès. L’utilisation de ce terme se veut performative : il s’agit de contester ce signifiant au néolibéralisme qui en a fait un de ses piliers et renvoyer ainsi cette idéologie du côté du statu quo insatisfaisant.

[3] Voir l’ouvrage de Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression : Enquête sur le « nouveau management public », Paris : La Découverte, 2010.

[4] Ces nombres sont extraits du 25e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France (2020).

[5] Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate », Le Huffington Post, 19 mars 2020.

[6] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris : Gallimard, 2019. Nous l’avions interrogée en mars 2019 : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes. Entretien avec Barbara Stiegler ».

[7] La traduction correcte est : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » L’intrigue prend place en Sicile dans le contexte du Risorgimento italien. Par ces propos, Tancrède affirme que l’aristocratie sicilienne doit participer à la révolution garibaldienne pour ne pas perdre sa place, son rang. Le film du même nom de Luchino Visconti, adapté de l’œuvre de di Lampedusa, est également devenu culte.

[8] Pour aller plus loin, voir l’entretien que nous avons réalisé avec Nathan Sperber : « Nathan Sperber : Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut » ainsi que le débat « Gramsci et la question de l’hégémonie » avec Marie Lucas et Nathan Sperber lors de notre première université d’été.

[9] Cahier 6, § 138 des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci. Disponible dans l’anthologie de Keucheyan, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris : La fabrique, 2012.

L’audace de commencer : stratégie pour un autre monde

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Grande horloge, Musée d’Orsay, Paris © Erik Witsoe

« Le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant » a promis Emmanuel Macron, dans son discours aux Français, le 16 mars dernier. On voudrait y croire. À condition qu’il ne soit pas le jour que nous préparent ceux qui ont démontré leur goût pour la morale des indifférents : il faut que tout change pour que rien ne change. À condition qu’il soit le véritable commencement d’un nouveau siècle, libéré de la force d’inertie vertigineuse provoquée par la soumission de l’avenir à la répétition du présent. À condition qu’il débute « dès maintenant » et que dans le vacarme du moment, nous parvenions à distinguer les paroles salutaires des lieux communs. Stratégie alors pour temps de détresse : 1. Se prémunir contre ceux qui prédisent, un peu trop vite, l’effondrement du capitalisme. 2. Comprendre ce qui nous arrive. 3. Agir pour faire naître l’autre monde.


I. L’effondrement qui ne viendra pas et l’arnaque du « monde d’après »

Le glas du capitalisme ?

Un refrain médiatique et politique voudrait que l’on sonne enfin le glas du capitalisme et de ses avatars : productivisme, mondialisme, néolibéralisme. La pandémie de Covid-19 viendrait en effet comme radicaliser les failles d’un système et le précipiter dans sa chute. Une hypothèse largement partagée depuis la gauche de la gauche jusqu’aux plus réactionnaires, qui entretiennent l’espoir secret de leurs grands soirs respectifs : révolution pour les uns, retour à la tradition pour les autres. Cette convergence, pourtant, loin de nous réjouir, devrait susciter notre méfiance. Comment expliquer en effet que les plus farouches adversaires s’accordent soudainement dans un même requiem ? Par-delà leur détestation conjointe des « enchantements démocratiques du narcissisme marchand » [2] et la désignation sans équivoque de leur ennemi commun, c’est aussi le recours tacite à un logiciel historique, que l’on croyait obsolète, qui vient éclairer cette conjonction. Le marxisme vulgairement diffusé, prévoyant l’effondrement nécessaire du capitalisme sous le poids de ses contradictions, trouve à s’hybrider avec les nouvelles thèses effondristes et collapsologistes qui annoncent la fin prochaine du monde. Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! ».

“Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! »”

Il convient pourtant de rappeler les nombreuses critiques qui se sont élevées contre cet historicisme de boulevard, certes commode par sa prétention à l’explication exhaustive, mais faisant l’impasse sur la véritable dimension historique de l’expérience collective, à savoir son irréductible contingence. Dans un entretien daté de 1974, Hannah Arendt mettait ainsi en garde contre tous les prophètes de la nécessité historique : « Comment est-il possible qu’après coup il semble toujours que ça n’aurait pas pu se passer autrement ? Toutes les variables ont disparu et la réalité a un impact tellement puissant que nous ne pouvons pas prendre la peine d’envisager une variété infinie de possibilités ». [3] Face au choc mondial provoqué par l’apparition du coronavirus, il est en effet tentant d’oublier son origine : une zoonose supplémentaire (maladies transmissibles de l’animal à l’être humain), dont la propagation n’avait rien d’inscrit dans l’ADN du capitalisme. Non qu’il faille entièrement dédouaner ce dernier, le saccage environnemental auquel il s’adonne n’a pas été sans effets sur le biotope et a multiplié les risques pandémiques, mais tout du moins se prémunir des raisonnements trop mécanistes. Car la célébrité fulgurante du pangolin – petit animal qui aurait fait office d’agent transmetteur du SARS-CoV-2 – semble avoir éclipsé un autre spectacle qui suivait très bien son cours, où l’on renvoyait déjà chacun chez soi, à coup de réduction des libertés publiques, pour faire avaler la pilule des réformes à l’agenda. Manière de rappeler que le néolibéralisme, mutation contemporaine du capitalisme, est loin d’avoir épuisé ses ressources et qu’il est prêt à tous les sacrifices pour assurer sa survie.

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René Magritte, La Décalcomanie, 1966. Centre Pompidou, Paris © Ωméga *

Penser « le monde d’après »

L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les « droits qui restent ». Fiers cependant de leur indépassable dialectique de crise – d’ailleurs, elle-aussi, fille de l’historicisme –, ils brandissent partout qu’au négatif succèdera le positif. Et d’autres de concert, y compris leurs opposants, les rejoignent pour être « force de proposition ». Florilège des promesses et des initiatives qui menacent de se solder par leur insignifiance. Celle, bien sûr, du président de la République, Emmanuel Macron, qui par un revirement de stratégie communicationnelle a souhaité s’afficher comme un nouveau héros national. C’est tout juste s’il n’affirmait pas : « Je vous ai compris ». Gloire pourtant de courte durée ; lorsqu’il a assuré, par exemple, vouloir placer la santé « en dehors des lois du marché », on a cru à une mauvaise plaisanterie – tandis que l’ensemble du personnel soignant est demeuré bouche bée face à tant de cynisme. Les masques n’ont pas tardé à tomber, comme en témoignent les récentes déclarations du directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est [4]. En dépit de la pression sanitaire, ce dernier n’a pas remis en cause la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2025. Pilotée par le « comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soin », la subordination de l’hôpital public aux logiques de rentabilité est donc loin d’être enterrée.

“L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les droits qui restent.”

Les responsables politiques n’ont pas fait beaucoup mieux. « 58 parlementaires appellent les Français à construire le monde d’après » titrait ainsi LCP, à la suite de la publication d’un communiqué commun. Parmi les signataires, des macronistes déçus et convaincus ainsi que des députés affiliés à divers groupes (Libertés et territoires, Mouvement démocrate, Socialistes et apparentés, UDI Agir et Indépendants, non-inscrits) et un constat d’une lucidité éblouissante : « [Cette crise] a violemment révélé les failles et les limites de notre modèle de développement, entretenu depuis des dizaines d’années ». Fort heureusement, une nouvelle plateforme vient d’ouvrir, lejourdapres.parlement-ouvert.fr, afin de procéder à une concertation collective et d’envisager des mesures, capables d’alimenter « un grand plan de transformation de notre société et de notre économie » ! L’épiphanie collective semble être de mise et certaines propositions, pareilles à de véritables oasis dans le désert : « Revalorisation de 200 euros nets mensuels pour les aides à domicile, aides-soignantes, infirmières et autres agents hospitaliers, TVA réduite sur les biens de consommation issus de l’économie circulaire, relocalisation de l’activité industrielle en France et en Europe, etc. » Un sursaut de bonne volonté, qui enverrait presque au chômage technique les dangereux « gauchistes ». Chez eux, néanmoins, la riposte se prépare aussi : « Effondrement, décroissance, relocalisation… Comment la gauche pense l’après-coronavirus », résume Le Monde. Cette dernière risque pourtant d’achopper sur les mêmes dilemmes qui la traverse depuis l’échec de la troisième voie et du social-libéralisme.

Une de presse au lendemain de la signature des Accords de Grenelle, 28 mai 1968 © Archives Le Monde

Plus révélateur encore est l’appel de certains universitaires à un « Grenelle du Covid-19 » dont la bienpensance démocratique fragilise l’ambition de son apostrophe. « Concertation », « efficacité », « transparence » disent en creux les promesses édulcorées d’une modernité libérale à bout de souffle. Le choix même d’emprunter la mémoire du Grenelle traduit une flexibilité, sinon une méconnaissance historique ; comment comparer les accords qui surviennent au terme d’un des plus longs conflit social [5] de ces dernières décennies, à l’immobilisation forcée engendrée par la crise du coronavirus ? Rien n’assure non plus que, du côté des citoyens, s’affirme la volonté de négocier avec des dirigeants qui n’ont cessé de les trahir. Enfin, on ne saurait trop mettre en garde contre l’espérantisme dont témoigne la tribune : « Nul ne peut dire quand nous pourrons sortir du confinement. Pourtant, nous avons besoin d’espoir. […] Préparer collectivement l’avenir, s’affranchir de l’imminence de la fin du mois pour mieux surmonter la fin du monde, voilà ce qui nous donne espoir ». Outre le mauvais détournement du slogan « fin du monde, fin du mois, même combat », il est nécessaire de réaliser qu’on ne « surmonte pas la fin du monde » et que l’on ne s’affranchit pas miraculeusement de la fin du mois. Bien au contraire, il s’agit de les affronter avec la plus grande exigence et la plus grande responsabilité. L’« espoir », sinon, aura bientôt la même couleur que celui des timides progressistes de l’entre-deux-guerres, qui, en fantasmant l’horizon, laissent brûler la maison.

II. Crises et châtiments : stratégie du choc et illusions perdues

Le pire est à venir

Et il y a de nombreuses raisons de s’en inquiéter ; car avant la crise rédemptrice viennent d’abord les signes de normalisation d’un état d’exception. Parmi les avertissements les plus radicaux, celui d’Agamben qui, interrogé par Le Monde [Comment sera, selon vous, le monde d’après ?], n’a pas hésité à répondre : « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement le présent, mais aussi ce qui viendra après. » [6] Si l’avis du philosophe n’a pas manqué de déclencher des polémiques en Italie [7], conduisant certains à l’accuser de minimiser la crise sanitaire au nom de la liberté, il n’en demeure pas moins que sa mise en garde conserve de sa pertinence : « Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre », renchérit-il. État d’urgence qui devient également prétexte, lors de chaque crise, à pratiquer abondamment la stratégie du choc, formalisée par Naomi Klein [8]. Des mesures « provisoires » deviennent bientôt des mesures durables et contribuent à abattre les derniers régimes de protection, s’interposant entre les velléités néolibérales et les droits des citoyens. Pour s’en convaincre, la loi urgence coronavirus a démontré sa formidable capacité à démanteler le droit du travail, en ouvrant la voie à la multiplication des dérogations post-crises pouvant, par exemple, orchestrer le passage de la semaine de 35h à la semaine de 60h. Autre cas, celui de la généralisation d’un capitalisme de surveillance, où les méthodes de récolte des données et de traçage des individus, d’abord présentées comme des moyens d’assurer la « sécurité sanitaire publique », présagent de se transformer en outils supplémentaires de l’arsenal sécuritaire dont dispose déjà l’État. Agamben, loin alors d’être le seul à appeler à la prise de conscience, est secondé par la voix des juristes et des avocats : tandis que Dominique Rousseau a pris soin de retracer la logique d’urgentisation qui gagne nos sociétés depuis plusieurs années, François Sureau a, quant à lui, invité à se demander si nous voulions « vivre dans une société où l’État sait en permanence qui se trouve où » [9].

“État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique.”

État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique, contrairement aux idées reçues. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique. L’ouvrage de l’historien François Denord, Néolibéralisme : version française, retrace notamment les ramifications intellectuelles d’une idéologie, construite autour d’un paradoxe : celui « d’imaginer l’État comme l’acteur de son propre dessaisissement » et de faire naître « un interventionnisme libéral » [10]. À mille lieux donc du libéralisme classique et son « laissez-faire ». Précieux rappel qui devrait nous vacciner contre les mirages d’une politique de « relance », en pleine crise sanitaire, dès lors qu’elle est menée par ceux qui ne savent que trop bien comment employer les ressources de l’État à leurs avantages. Problème, pour imposer un tel programme de dérégulation régulée, il faut parvenir à passer outre les forces sociales qui manifestent leur résistance à cette marchandisation intégrale et à ce désencastrement de l’économie des structures collectives, selon la thèse de Karl Polanyi [11]. Quelle meilleure stratégie alors qu’un gonflement de l’appareil répressif, désormais régisseur disciplinaire et organe centralisé de contrôle [12], profitant de chaque prétendue « menace », pour s’inventer de nouveaux instruments, capables de décourager et de faire taire les plus farouches ?

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La surveillance généralisée pourrait bien être une des caractéristiques du “monde d’après” © Rostyslav Savchyn

La difficile reconquête

Face à cet « état d’exception dans lequel nous vivons [qui est devenu] la règle », Walter Benjamin nous pressait, déjà en 1940, de « faire advenir le véritable état d’exception » [13]. Celui qui, nourri de la tradition des opprimés, entendait instaurer un ordre émancipé d’une histoire reproductrice des injustices. Si l’injonction du philosophe allemand n’a pas pris une ride, elle semble pour l’heure difficile à accomplir. Et pour cause : le défi premier est celui de la solidarité, mise à mal par l’« individualisme possessif » [14] et peinant à faire corps, par-delà les moments de crise. La rhétorique de l’union nationale et l’applaudissement enthousiaste des soignants par « les Français » chaque soir à leurs fenêtres cachent une méfiance réciproque, qui ne manquera pas de ressurgir, une fois que la vie aura repris son cours – et dont on a pu voir les traces dans les comportements pointés comme « inciviques », à l’instar des razzias en règle, dans les supermarchés. Mais il serait trop facile d’en rester là, de jeter l’opprobre sur les « méchants égoïstes », renvoyant à nouveau chacun à sa morale personnelle. Il s’agit aussi de souligner les mots trop bien choisis : « distance sociale ». Circulez, il n’y a rien à voir. L’espace public devient désert et l’on comprend la prudence de ceux qui garderont « leurs distances » une fois le confinement levé. On comprend aussi ceux qui, de nouveau prisonniers de l’ombre après l’épisode d’une gloire éphémère, garderont rancune face à cette « société du mépris » [15], soucieuse de retrouver sa confortable apathie. On comprend enfin ceux qui, en colère, cèderont à la vindicte et chercheront, à tout prix, « des responsables ». Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.

“Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.”

Autre danger, celui du « retour » d’une gauche palliative – certes volontaire, mais condamnée à l’enfermement des « mesurettes », répondant à un impératif démocratique immédiat, mais perdant de vue la force d’innovation qu’il s’agit désormais d’incarner. Éloquent est à ce titre le débat qui s’annonce autour du revenu de base, dont il ne faut pas laisser le monopole aux libéraux de tous bords. Auquel cas, ces derniers se réjouiront de s’en servir pour s’acheter bientôt une conscience sociale et écologique ; on distribuera des « minimums », non par souci de la vie bonne et digne, mais pour mieux pallier les chocs subis par le système économique. L’interruption de la machine productiviste pourrait même trouver grâce à leurs yeux, à condition qu’elle soit temporaire, qu’elle permette de « refaire une santé à la planète », et qu’on puisse reprendre de plus belle. L’enjeu, désormais, pour le camp adverse, est d’articuler aux « mesures » un « modèle » : qu’au revenu de base réponde toujours une conception renouvelée du travail, à l’image de celle développée par le sociologue Bernard Friot [16]. Une « révolution » d’autant plus urgente que la crise sanitaire, que nous traversons a jeté une lumière plus crue sur les inégalités socio-économiques, dépendantes d’une organisation du travail à deux vitesses, où les plus nécessaires sont aussi les plus précaires, et subissent la romantisation outrancière du confinement des bullshit jobs temporaires. D’aucuns y déchiffreraient une manifestation supplémentaire de l’opposition entre bloc populaire et bloc élitaire [17], qui, si rien n’est fait, pourrait favoriser l’arrivée au pouvoir des populistes de droite. En Italie, où la pandémie de Covid-19 a sévi avec le plus de virulence, l’on s’inquiète déjà de l’après, qui sera fonction de « la qualité ou de la médiocrité de nos dirigeants actuels ». « S’ils échouent, l’histoire nous enseigne que ce genre de crises profite souvent au pire », remémore Jacques de Saint-Victor. [18]

III. Une crise peut en cacher une autre

Crises et catastrophe

À la crise sanitaire succédera la crise économique, « pire que celle de 2008 » annoncent les médias, en passe de transformer le coronavirus en « coronakrach ». Les observateurs plus avisés feront néanmoins remarquer que la pandémie n’est que l’« élément détonateur » et non l’origine directe de la nouvelle crise financière. Les signaux étaient déjà au rouge depuis plusieurs mois, ce qui témoigne là encore de l’instabilité d’une économie financiarisée. Parmi les lanceurs d’alerte, Gaël Giraud, ancien évaluateur de risques bancaires et ex-chef économiste de l’Agence française du développement, soulignait dans nos colonnes, en novembre 2019 : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure. » Une succession de crises qui n’en finit donc pas, à tel point que le sentiment de vivre dans un monde en crise permanente, ne cesse de s’intensifier. Un double-piège puisqu’il conduit à deux phénomènes contraires : insécurité radicale pour les uns, habituation pour les autres. Et l’on finit par manquer cruellement de discernement à l’égard de toutes les menaces, qui tantôt se complètent, s’annulent ou s’aggravent mutuellement. Pour échapper à cette matrice « de crises », une distinction s’impose entre deux termes, rendus trop souvent équivalents par le discours médiatique et politique : « crise » et « catastrophe ». Tandis que la crise, aussi éprouvante soit-elle, peut se prévaloir d’un « après », la catastrophe, elle, est suspendue à un temps conditionnel. Bruno Latour peut ainsi déclarer : « Si nous avons de bonnes chances de « sortir » de la première [la crise du coronavirus], nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde [la catastrophe écologique]. » [19]

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Le sociologue et philosophe, Bruno Latour © Wikimedia Commons

Le schéma, pourtant, n’est pas binaire. Il se complexifie dès lors qu’on comprend que la catastrophe englobe toutes les crises présentes et à venir et inversement, que les crises ne sont pas sans effets sur la catastrophe. Le SARS-CoV-2 est une « maladie de l’anthropocène », a notamment indiqué Philippe Sansonetti, microbiologiste et professeur au Collège de France [20]. D’aucuns préféreraient le terme de « capitalocène » [21] qui met en cause, non pas les conséquences des actions de l’homme sur l’environnement, mais bien plutôt le modèle productiviste, adopté depuis l’entrée dans l’ère industrielle. La dénomination semble en effet mieux choisie. Pour preuve, le confinement de la moitié de l’humanité a enrayé la machine : retour du chant des oiseaux, transparence retrouvée des canaux vénitiens, respiration du ciel de Chine, le temps de la dissipation du nuage de pollution provoqué par la suractivité des usines.

“Immense paradoxe : nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. […] Il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés.”

Immense paradoxe cependant, car nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. Absurdité, cercle vicieux, c’est selon, mais il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés. Elle pourrait aussi agir comme ces « récits de la fin du monde », dont parle J.-P. Engélibert, dans un livre d’époque, Fabuler la fin du monde – La puissance critique des fictions d’apocalypse. À l’heure où la fiction et le réel s’entrecroisent, il est salvateur d’entendre le message qu’il délivre : « Fabuler la fin du monde n’est synonyme ni de l’espérer ni de désespérer de l’éviter, mais peut signifier tenter de la conjurer et ainsi rouvrir le temps. » [22]

Leçons d’indifférence collective

À condition toutefois que l’on parvienne à se défaire de notre indifférence collective, plus ou moins librement consentie, loin d’ailleurs d’être le seul fait de notre contemporanéité. Dès le début du dix-neuvième siècle, ce qu’on ne nomme pas encore « catastrophe écologique » est présagée, dès lors que les idéaux des Lumières se marient avec les transformations économiques et donnent naissance aux rêves du progrès et de l’abondance – rêves aujourd’hui sérieusement remis en cause. Malgré cela, la catastrophe, bien que de mieux en mieux documentée, n’en a pas perdu sa puissance déresponsabilisante. Au contraire, à mesure que croît la banalisation du désastre à venir, s’affaiblit la conviction de pouvoir s’y opposer. Günther Anders, journaliste et philosophe allemand, a formulé avec une grande justesse, la morale qui tend à s’imposer face au danger de la catastrophe : « On crèvera tous ensemble. » [23] Et s’il rapporte cette expression, à la suite d’un échange avec un passager, lors d’un voyage en train, à propos de la menace nucléaire, elle continue de nous permettre de déchiffrer une certaine attitude face à la catastrophe écologique. « Le défaut dont il souffrait, écrit Anders, n’était manifestement pas un aveuglement face à l’apocalypse mais plutôt une indifférence à l’apocalypse. » Autre genre d’une tragédie des communs, la catastrophe est trop immense, « trop grande pour être seulement mienne ou tienne », qu’elle annule la capacité à s’y rapporter, tandis que la doctrine des « petits gestes » subit l’effet pervers inverse. La question est, en définitive, toujours la même : comment quitter l’indifférence ?

L’hypothèse du moment voudrait que le choc causé par la pandémie de coronavirus agisse comme un « déclic » – qu’elle soit enfin « la crise de trop ». Dans les pages du Monde, on pouvait lire : « La crise due au nouveau coronavirus est vue comme l’occasion de faire table rase. Un moment de conscientisation collective express, une sorte de crise salvatrice. » [24] Plus prudente, la philosophe Cynthia Fleury précise : « L’un des enjeux majeurs de cette épidémie est d’apprendre à construire un comportement collectif face au danger. » [25] Il y a en effet de sérieuses raisons de douter de l’équation crise est égal à collectif ; il est, en revanche, plus juste d’affirmer la nécessité de recréer ce dernier. Comment ? En débutant par valoriser le projet d’une ambitieuse refondation du lien générationnel. Abîmé par de multiples causes [26], il est aujourd’hui, plus que jamais, nécessaire de réinscrire une continuité entre les générations qui cohabitent au sein d’une même société, mais aussi entre celles passées et à venir. Car nous sommes toujours déjà précédés : biologiquement, certes, par nos parents, mais aussi, historiquement, par ceux qui nous lèguent, sans testaments, leurs combats. Nous sommes également, non pas « responsables » de ceux « d’après », mais à notre tour de futurs légataires, « On ne crèvera pas encore tous ensemble. » Alors, dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées en opposant, par exemple, « les jeunes » intouchables et les « vieux » vulnérables.

“Dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées.”

Une page de notre histoire, qui s’est déroulée pendant la Révolution française, nous rappelle qu’il avait jadis été question de créer deux chambres parlementaires : l’une des anciens, l’autre de la jeunesse. « La première sera la sagesse de la République, la seconde, son imagination » proclamaient les révolutionnaires [27]. Et pour ceux que l’éloquence ne saurait persuader, une autre proposition, plus subversive encore, est sur la table : elle s’appelle Métamorphoses. « La métamorphose est la continuité entre tous les vivants présents, passés et futurs […] Chacun de nous est la vie des autres » soutient le philosophe Emanuele Coccia [28]. Vertige que de se figurer tous dépendants d’une même existence ? Il y a de ça, oui. Mais également une perspective tout aussi palpitante, car la métamorphose est imprévisible et source intarissable de renouveau : « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu. » [29]

IV. Le temps du changement

« Comme si de rien n’était »

On voudrait y croire. « Est-ce vrai, enfin, rien ne sera plus comme avant ? » Avant de se laisser séduire, il nous faut faire détour par une dernière étape et renverser la question. Pourquoi les choses continuent-elles toujours comme avant ? Pourquoi, après chaque crise et ses mirobolantes promesses, cet insupportable retour au même ? L’écrivain Franz Kafka peut nous guider, lui qui écrit, dans la fulgurance de l’aphorisme : « « Il retourna alors à son travail comme si de rien n’était. » Cette observation nous est familière parce qu’elle procède d’une grande quantité obscure de vieux récits, même si elle n’apparaît peut-être dans aucun d’eux. » [30] C’est qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance des histoires – de celles qu’on se raconte, mais surtout de celles qu’on nous raconte. D’abord, celle de « l’état naturel des choses » : elle a grandi à mesure de la victoire du libéralisme économique. Si bien que nous voici désormais dans ce qui ressemble à une étrange impasse : comment se libérer du libéralisme ? Puis, celle de « l’absence d’alternative » : elle s’est confirmée à mesure que nous rendions nos armes. Enfin, celle de « la fin de l’histoire », qui, pour sa part, s’est ridiculisée. Mais la rengaine est déjà ancienne, on a prédit beaucoup de fins qui ne sont pas arrivées. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. Marx, dans Misère de la philosophie, insistait déjà : « Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » [31] La « bourgeoisie », une fois arrivée au pouvoir, maintient sa domination et perpétue des « lois naturelles indépendantes de l’influence du temps » [32]. À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais, où il faut apprendre à « se contenter de ce qu’on a » et à « s’estimer heureux d’avoir un toit sur la tête ». « Le bonheur n’a de valeur que s’il est commun et partagé » rappelle Thomas Branthôme [33]. Pour conjurer alors la tentation du renoncement, c’est à l’expression de tous les « quand même », qu’il faut s’attaquer ; à tous ceux qui essaieront, « quand même, il faut y retourner… », on répondra non.

“Il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. […] À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais.”

La seule stratégie d’immunité collective qui vaille est donc désormais celle contre l’oubli, car il est la véritable assurance vie d’un système injuste. « Nous n’oublierons pas » écrivait Andy Battentier, dans nos pages, pour appeler chacun d’entre nous à exiger que nos gouvernants rendent leurs comptes – eux, qui d’ailleurs s’en inquiètent déjà [34]. Plus encore, il s’agit de ne pas oublier tous les « héros du quotidien », tous ceux qui ont continué à prendre des risques pour assurer le confort des autres. Et quelle violente réalité, quand Paris découvre, par exemple, que ceux qui la font vivre sont ceux « d’au-delà du périph’ », pour qui elle n’a d’habitude guère d’égards [35]. Enfin, il s’agira plus fondamentalement de ne pas oublier que le changement ne doit plus être fonction de nouveaux drames ; qu’il ne faut plus attendre des milliers de morts, dont nombreux ne bénéficient plus même d’un deuil honorable, pour finalement comprendre que nous devons entièrement modifier nos priorités. Car chaque vie doit être protégée – et toutes celles qui le peuvent, être sauvées. Très loin, très loin de cette « médecine guerre », dont il nous faudrait nous accommoder « en temps de crise », et qui cherche à nous expliquer lesquels méritent de ne pas mourir [36].

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Le temps à l’arrêt © Emiel Van Betsbrugge

Si l’on se promet alors qu’il n’y aura pas de crise de plus, accepterions-nous de tout arrêter ? La pandémie de coronavirus est décrite, sous la plume de plusieurs intellectuels, comme « un signal d’alarme », venant « mettre à l’arrêt le train fou d’une civilisation fonçant vers la destruction massive de la vie » [37]. D’autres théorisent la révolution comme « frein d’urgence », dans le sillage des travaux de Walter Benjamin [38]. Mais cette dernière pour se parachever tient peut-être, non pas seulement au geste d’interruption, mais à notre capacité de faire durer cette suspension, au moins le temps qu’il faudra. Serions-nous assez visionnaires pour parier ainsi sur un autre avenir ? Face au « confinement temporel » [39], qui est l’autre nom de notre absence d’horizon, il faut écrire un avenir qui ne ressemblera pas à tous les autres. Un avenir qui doit se penser depuis le moment radicalement singulier qui est le nôtre : à la fois temps conditionnel de la catastrophe écologique qui guette, mais aussi temps résolument ouvert. François Hartog, dont les travaux font autorité sur l’histoire et la sociologie du temps [40], vient tout juste d’écrire, « trouble dans le présentisme », où il affirme que « la crise actuelle pourrait bien ouvrir sur un temps nouveau. » [41]

Le courage de commencer

Notre tâche toutefois est grande, car si le temps est ouvert, encore faut-il s’y infiltrer. Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » [42] Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action. Certains ont déjà pris les devants, « les forces vives » ont fissuré l’immuable et l’inéluctable. Les brèches sont nombreuses, entre celles creusées depuis les anciennes places occupées, jusqu’aux derniers soulèvements des gilets jaunes, sans évidemment négliger toutes les batailles sociales, pour le droit du travail, pour les retraites, pour l’hôpital. Non qu’elles soient équivalentes et qu’elles « convergent » entre elles, avec le projet d’un programme commun, dont on leur a toujours reproché le défaut. Leurs finalités n’étaient pas de préparer les élections, mais de préparer le terrain. Désormais, il est l’heure d’être à la hauteur des premiers, qui ont été courageux. « Avec le souci d’agir. Dès maintenant » écrit Serge Halimi « car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. » [43] Nous en avons une occasion historique, comme en atteste l’intuition soudainement partagée d’un « kairos », pour reprendre un terme des Grecs, qui voulaient, par-là, signifier « cet instant opportun qui transforme un événement en commencement historique, qui produit un avant et un après » [44]. Et l’historien Jérôme Baschet d’ajouter : « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19. » [45] Précisons, à condition que nous soyons prêts, car le virus, lui, n’a que faire de nos calendriers.

“Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action.”

Le sommes-nous ? « L’alternative » tant fantasmée est-elle disponible ? Le débat est ouvert : certains n’y croient pas. Le sociologue Michel Wieviorka persiste, dans une tribune publiée dans Libération [46], « Les jours heureux sont pour demain », pas pour maintenant. En cause selon lui, l’absence « d’acteurs et de pensées politiques », capables de « se projeter vers un futur » et de « transformer la situation ». Il poursuit : « Nous ne voyons guère pour l’instant se constituer les lieux, les forces et les idées d’un New Deal ou d’une Reconstruction. » À l’inverse, nous répliquons qu’il y a des acteurs et des pensées politiques et que ne se profile, à travers ces dernières lignes, qu’un délit d’attentisme, qui risque d’ailleurs de nous faire perdre notre « kairos ». L’autre monde ne sera pas « livré », il ne sera pas prêt-à-l’emploi. Il n’adviendra seulement que si la multiplicité des forces à l’œuvre dans nos sociétés se conjuguent. Beaucoup sont déjà là, dès lors qu’on apprend à mieux observer : forces programmatiques (scénarios et plans de financement de la transition écologique ; préservation et réinvention de l’État social ; rénovation de la démocratie et réaffirmation la souveraineté populaire [47]), forces idéologiques (renaissance d’un socialisme-écologique, non-productiviste, porté par le Green New Deal [48] ; renouveau du républicanisme, coloré de l’héritage jacobino-marxiste), forces intellectuelles (refondation épistémologique de l’histoire soutenue par Jérôme Baschet [49], éclairage des idées politiques apporté par Pierre Charbonnier [50], renaissance d’un féminisme anticapitaliste venu des États-Unis et des travaux de Nancy Fraser [51]), forces citoyennes, enfin – nombreux sont ceux qui s’activent partout sur le territoire et qui sont prêts.

“Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser.”

Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser. Dans son ouvrage, ambitieusement nommé Utopies réelles, traduit en français en 2017, le sociologue Erik Olin Wright insiste sur la nécessité de combiner trois stratégies que le socialisme a pourtant historiquement dissociées : une stratégie révolutionnaire et « rupturiste », une stratégie interstitielle correspondant au développement en marge de l’État de communautés « alternatives », une stratégie symbiotique fidèle au jeu institutionnel des démocraties et reposant sur les luttes de la social-démocratie. Il se pourrait que les deux premières soient adoptées : kairos révolutionnaire, brèches communautaires. Manque à l’appel la subversion du jeu institutionnel, dont une force politique émergente doit absolument se saisir. Mais ne nous y trompons pas, la transformation du monde ne sera envisageable que si les forces politiques se changent en forces socio-politiques. Pour cela, il nous faut gagner une autre bataille : celle du probable et du possible. Nous avons désormais “grâce” à la crise sanitaire, de notre côté, la preuve qu’une volonté politique ambitieuse peut prendre des décisions tout aussi ambitieuses. Il nous reste à convaincre de la possibilité d’un another way of life. La société de production, la société de consommation, la société du spectacle ont fait leur temps. Ces dernières ont su conquérir les imaginaires ; notre tâche est d’en faire de même.

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“La Liberté guidant le peuple” d’Eugène Delacroix, actualisé par les Gilets jaunes. Graff par PBOY © Wikimedia Commons

Ainsi, la politique commence avec l’imagination. Jacques Rancière affirme, qu’au moment de la Révolution française, « c’est cette imagination politique qui a changé le monde » [52]. Et si elle « manque cruellement aujourd’hui », selon lui, charge à nous de l’alimenter ; en détournant les médiums qui nous enferment, en lisant, en écrivant, en parlant, en créant [53]. En retrouvant une « joie brute », que Spinoza considérait comme le remède aux passions tristes, qui ont plus facilement tendance à gagner la population [54]. En luttant, ultimement, contre nous-mêmes ; car notre pire ennemi, outre l’infinie résilience « du système », est aussi notre douce servitude. Faire tomber alors la stratégie du passager clandestin et déminer le cercle infernal du « j’agis, seulement si toi d’abord » ; voilà également un projet d’époque. En prenant la mesure des dépendances qui nous asservissent et de celles qui nous protègent, en consacrant le passage d’un régime normatif du devoir (« Nous devrions assurer la santé de tous ») à un régime performatif du pouvoir (« J’assure la santé de tous, si… »), il nous sera à nouveau permis d’espérer. Osons, cette fois, faire Cité commune. Osons, cette fois, collectivement commencer.

Remerciements tout particuliers à la rédaction du Vent Se Lève et aux « amis » qui ont rendu ce texte possible, au fil de leurs riches contributions et de nos inépuisables discussions.

[1] Voir S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, Avril 2020.

[2] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ? Paris : La Fabrique éditions, 2017. In extenso : « Il y a quand même une chose que Badiou, Zizek ou le Comité invisible partagent avec Finkielkraut, Houellebecq ou Sloterdijk : c’est cette description basique du nihilisme d’un monde contemporain voué au « service des biens » et aux enchantements démocratiques du narcissisme marchand. »

[3] R. Errera, Entretiens avec H. Arendt, New York, 1973. [en ligne]

[4] Le directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est a, dans le temps de la rédaction de cet article, été limogé. Il a précisé, dans un entretien donné à Libération : « Je ne suis pas en colère. Je ne fais pas de politique, je suis un fonctionnaire loyal. », 8 avril 2020.

[5] Les accords de Grenelle résultent en effet du conflit social de « Mai 1968 », qui paralysa toute la société française. La révolte des étudiants se transforme bientôt en grève générale et ce sont près de 8 millions de grévistes, soit plus de la moitié des salariés, qui cessent les activités afin d’exiger des conditions de travail et des rémunérations plus dignes. Les accords de Grenelle réunissent ainsi à la table des négociations gouvernement, patronats et syndicats, avant d’aboutir notamment à l’augmentation des salaires, à la réduction du temps de travail, ou encore à l’élargissement du droit syndical.

[6] G. Agamben, « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, Samedi 28 mars 2020.

[7] La première tribune du philosophe est publiée dans le journal italien Il Manifesto (« Coronavirus et état d’exception », 26 février 2020).

[8] N. Klein, La stratégie du choc, Montée d’un capitalisme du désastre, Paris : Actes Sud, 2008.

[9] M. Siraud, « Coronavirus: l’exécutif ouvre la voie au «tracking» », Le Figaro, 6 avril 2020.

[10] F. Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique. Paris : Demopolis, 2007.

[11] K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944]. Paris : Gallimard. 1983.

[12] Voir G. Deleuze, « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris : Minuit, 1990.

[13] W. Benjamin, « Thèse VIII », Thèses sur le concept d’histoire [1940]. in : Oeuvres, Tome III, Paris : Gallimard, 2000.

[14] C. B. Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Paris : Gallimard, 1971.

[15] A. Honneth, La société du mépris, Vers une nouvelle théorie critique, Paris : La découverte, 2008.

[16] Voir par exemple, B. Friot, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, Paris : Éditions La Dispute, 2012.

[17] J. Sainte-Marie, Bloc contre bloc, La dynamique du macronisme, Paris : Éditions du Cerf, 2019.

[18] J. Saint-Victor, « L’Italie n’est plus conciliante avec les pays du Nord qui l’ont laissée seule face au virus », Le Figaro, 4/5 avril 2020.

[19] B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[20] Voir la conférence donnée par P. Sansonetti au Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/actualites/Covid-19ChroniqueEmergenceAnnoncee.htm.

[21] Voir, par exemple, A. Campagne, Le capitalocène : aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris : Éditions divergences, 2017.

[22] J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris : La Découverte, 2017. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[23] G. Anders, Le temps de la fin, Paris : L’Herne, 1960.

[24] A. Mestre, S. Zappi, « Comment la gauche pense l’après-coronavirus », Le Monde, 4 avril 2020.

[25] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », Le Monde, 28 mars 2020.

[26] Parmi les signes les plus récents de cette dégradation, on peut souligner par exemple le procès en génération des « boomers ». Cependant, par-delà les causes « culturelles », ce sont pourtant des causes politiques qui détissent plus profondément les liens entre les générations. Songeons par exemple, à la récente réforme des retraites, souhaitée par le gouvernement Macron, « retraites à points » qui ne signifiait rien de moins que le passage d’un système de solidarité intergénérationnel à un système de capitalisation individuel.

[27] Voir J. Saint-Victor, T. Branthôme, Histoire de la République en France, Des origines à la Ve République, Paris : Economica, 2018.

[28] E. Coccia, « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu », Libération, 14/15 Mars 2020.

[29] Ibid.

[30] F. Kafka, Aphorismes de Zürau, 1931. [en ligne : Œuvres ouvertes].

[31] K. Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[32] Ibid.

[33] T. Branthôme, « Il ne faut pas avoir peur de faire une critique de la République lorsqu’on est républicain », Marianne, 10 juin 2019.

[34] M. Rescan, O. Faye, « Coronavirus : l’exécutif sur la défensive face aux critiques de sa gestion de la crise », Le Monde, 1er avril 2020.

[35] L. Couvelaire, « L’inquiétante surmortalité en Seine-Saint-Denis : « Tous ceux qui vont au front et se mettent en danger, ce sont des habitants du 93 », Le Monde, 4 avril 2020.

[36] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. « Les médecines de guerre et de catastrophe connaissent bien ce dilemme, qui ne se focalise plus sur la singularité du patient mais sur une logique collective. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous pouvons tous retarder, voire empêcher, cette priorisation. »

[37] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, 2 avril 2020. Voir également B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[38] M. Löwy, La révolution est le frein d’urgence, Paris : L’Éclat, 2019. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[39] J.-L. Nancy, « La pandémie reproduit les écarts et les clivages sociaux », Marianne, 28 mars 2020.

[40] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris : Points, 2003 (préface de 2012).

[41] F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », AOC, 1er avril 2020.

[42] M. Blanchot, à propos de R. Char, La parole en archipel [1962], Paris : Gallimard, 1986.

[43] S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, art.cit.

[44] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. Voir également : F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », art cit. ; H. Rosa. « Le miracle et le monstre un regard sociologique sur le Coronavirus », AOC, 8 avril 2020.

[45] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, art. cit.

[46] M. Wieviorka, « Les jours heureux sont pour demain », Libération, 5 avril 2020.

[47] Voir par exemple les récentes notes de l’Institut Rousseau : « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? », « Décentralisation et organisation territoriale : vers un retour à l’État ? », « Listes citoyennes, municipalisme : Quelle démocratie locale après les gilets jaunes ? ».

[48] Un renouveau du socialisme venu des États-Unis, dont Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez se sont faits les porte-voix politique et médiatique.

[49] J. Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris : La Découverte, 2018.

[50] P. Charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte, 2020. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[51] N. Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris : La Découverte, 2012. Voir également : C. Arruzza, N. Fraser, T. Bhattacharya, Féminisme pour les 99 % : Un manifeste, Paris : La Découverte, 2019.

[52] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ?, op.cit.

[53] Parmi les derniers grands élans de créativité collective, songeons à celle qui s’est déployée au cours du mouvement des gilets jaunes. Voir à ce sujet : D. Saint-Amand, « Parce que c’est notre rejet » : poétique des Gilets Jaunes », AOC, 30 juillet 2019.

[54] « Méfiance », « Lassitude », « Morosité », arrivaient ainsi toujours en tête pour caractériser « l’état d’esprit actuel » des Français, dans le dernier Baromètre de la confiance politique (Février 2020).