« Près de 2 milliards de personnes souffrent d’insécurité alimentaire » — Entretien avec José Graziano da Silva (ex-directeur de la FAO)

José Graziano da Silva a été directeur général de la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) de 2012 à 2019, dont le programme alimentaire mondial est lauréat du dernier prix Nobel de la paix. En 2001, il a coordonné l’élaboration du Programa fome zero (programme zéro faim), l’un des principaux axes de l’agenda proposé par Lula lors de sa campagne présidentielle. Entre 2003 et 2004, il a officié comme ministre extraordinaire de la Sécurité alimentaire. Le programme zéro faim, selon les données officielles, a permis de sortir 28 millions de Brésiliens de la pauvreté et de réduire la malnutrition de 25 %. Il est actuellement directeur de l’Institut zéro faim. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Marine Lion, Lauréana Thévenet, Adria Sisternes et Marie M-B.


LVSL – Le nombre de personnes qui souffrent de la faim a augmenté ces dernières années, provoquant des déséquilibres au niveau mondial. Plus qu’un manque de ressources, c’est, nous le savons, une mauvaise redistribution de ces dernières. Ce retour en arrière démontre clairement qu’il faut agir plus fort et de manière urgente si l’on prétend atteindre l’Objectif de développement durable et la faim zéro pour 2030. Quelle est votre point de vue sur cette évolution ?

JGS – Nous sommes sans aucun doute revenus en arrière. Malheureusement, c’est depuis 2016 que nous avons pu voir un nombre croissant de personnes souffrant de la faim dans le monde. Ce sont, selon les dernières estimations de la FAO, 690 millions de personnes si l’on prend en considération l’indicateur de malnutrition, la mesure traditionnelle de la FAO, qui s’appelle POU (Prevalence Of Undernourishment). Mais il y a un autre indicateur plus sophistiqué qui est la mesure de l’insécurité alimentaire grave, qui concerne la situation des personnes qui ne mangent pas trois fois par jour, ou qui ne mangent pas assez pour rester en vie et de manière saine.

[Lire sur LVSL l’article de Jean Ziegler : « Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières »]

À cette situation des 750 millions de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire grave, le monde a vu en 2019 — avant, donc, la pandémie — une autre augmentation encore plus forte de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée et cela rajoute 1 250 millions de personnes ; et si on y rajoute les 750 millions de personnes souffrant de faim, nous avons presque 2 milliards de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée ou grave, ce qui contrevient à un des axes fondamentaux de l’Objectif pour le développement durable (ODD) connu comme zéro faim.

Il faut également prendre en compte les personnes qui ont une alimentation malsaine — beaucoup de graisse, de sel ou de sucre —, et cela est ma plus grande inquiétude concernant la pandémie. La pandémie accentue, pour les pays riches et pauvres, pour des secteurs sociaux avec des revenus faibles et des secteurs sociaux à hauts revenus, une tendance à l’obésité que l’on voyait déjà auparavant. Aujourd’hui, il y a dans le monde davantage d’obèses que de victimes de la faim, et l’obésité augmente encore plus rapidement dans toutes les couches sociales, c’est un aspect qui peut aggraver les résultats de cette pandémie, car comme nous le savons tous l’obésité est une forme de maladie non transmissible qui accentue les effets d’autres maladies non transmissibles comme le diabète, les maladies cardiaques etc…

[Pour une analyse de la méthodologie employée pour calculer le nombre de victimes de la faim, lire sur LVSL : « Faim dans le monde : quand les Nations unies s’arrangent avec les méthodes de calcul »]

LVSL – En octobre, le prix Nobel de la paix a été décerné au Programme alimentaire mondial (PAM). Vous avez été directeur de la FAO jusqu’en 2019 et créateur de l’un des plans d’action les plus emblématiques au monde pour éradiquer la faim avec le programme zéro faim au Brésil à partir de 2003. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ? Que représente pour vous cette reconnaissance du PAM ?

José Graziano da Silva – C’était une reconnaissance de la relation entre la faim et la paix, c’est-à-dire entre l’insécurité alimentaire et les conflits. Cette question a été soulevée pour la première fois au Conseil de sécurité, par moi-même, en tant que directeur général de la FAO en mars 2016. À cette occasion, nous avons présenté une série de chiffres très convaincants indiquant qu’il y avait une relation directe entre l’intensification des conflits et l’augmentation de l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire de la faim dans les pays touchés.

Mais nous avons aussi proposé une lecture du lien de cause à effet dans un sens inverse : la faim produit et suscite des situations de conflit. Il y avait des évidences, dans plusieurs pays africains — comme la Somalie par exemple — où la faim était l’une des causes sous-jacentes, pour le moins, du déclenchement de conflits armés. En plus du prix accordé au PAM, je serais davantage satisfait s’il avait également été décerné à la FAO, car le PAM circonscrit ses actions aux pays qui sont en conflit déclaré et sont surveillés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Je crois que la résolution numéro 2417 du Conseil de sécurité, sur la relation entre la faim et les conflits, adoptée en mai 2018, a clairement mis en évidence cette double relation : la faim comme conséquence du conflit — à l’époque, deux personnes sur trois qui souffraient de la faim étaient dans des pays ou zones de conflit armé — et la faim en tant que cause potentielle de conflits internes et de l’exacerbation des conflits dans les pays.

LVSL – Le monde doit faire face à différentes crises, de la crise climatique à la crise sanitaire de la Covid-19, en passant par les crises économiques et démocratiques. Elles affectent toutes, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à l’un des droits fondamentaux des êtres humains : le droit à l’alimentation. En tant qu’ex-ministre de la sécurité alimentaire du gouvernement de l’ex-président Lula da Silva, quelles sont selon vous mesures les gouvernements devraient prendre d’urgence pour éviter un recul conséquent dans la lutte contre la faim ?

JGS – Je pense que les mesures urgentes que doivent prendre les gouvernements sont, dans un premier temps, un transfert de revenus vers des programmes — comme la Bolsa familia [bourse mise en place sous la présidence de Lula, N.D.L.R] — ou d’autres mécanismes de transfert, pour les personnes qui ont perdu leurs emplois et qui n’ont par conséquent aucune source de revenus pendant cette période pandémique. Dans un deuxième temps, il faut prendre en compte les cantines scolaires. Elles sont vitales, surtout dans les pays en développement ou dans les pays les plus pauvres. Pour la plupart des enfants, c’est à l’école qu’ils peuvent manger leur unique repas de la journée.

Il est donc vital de maintenir ce réseau de sous-traitants alimentaires pour les enfants, non seulement parce que les enfants seront compromis dans leur avenir s’ils souffrent de la faim, mais aussi parce qu’ils représentent les générations futures, et nous ne voulons pas qu’elles soient affaiblies par le manque de nourriture adéquate. Enfin, il faut également faire preuve d’une attention particulière à l’augmentation de l’obésité. L’augmentation en raison de l’épidémie de la consommation de produits transformés, et surtout ultra-transformés, comme par exemple la charcuterie, est une porte ouverte à l’aggravation de la pandémie d’obésité dont souffre surtout le monde en développement, pire encore dans les pays développés. Du point de vue de la sécurité alimentaire, je pense que ces trois mesures sont les mesures les plus urgentes et nécessaires à prendre pendant cette pandémie de la Covid-19.

LVSL – La mondialisation est critiquée pour l’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, la rupture des liens familiaux et les formes culturelles de solidarité qu’elle a initiées. Qu’en pensez-vous ?

JGS – L’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, surtout les formes collectives ou les formes qui se basent sur les liens familiaux, et l’abandon des formes culturelles de solidarité, par exemple pendant les récoltes, ont sans aucun doute un effet négatif. Mais cette situation ne va pas rester telle quelle, puisque des moyens de reprendre ces activités traditionnelles et ces formes culturelles sont en train d’être mis en place, surtout chez les petits producteurs.

LVSL – Au Sud comme au Nord, nous constatons que les États rencontrent de grandes difficultés pour garantir les droits fondamentaux de la population, y compris le droit à l’alimentation. En complément de l’action de l’État, on trouve le tissu associatif. Que pensez-vous de la nécessité d’une participation plus active de la société civile pour pouvoir renforcer la protection des droits fondamentaux des individus ?

JGS – Sans aucun doute, le rôle de la société, surtout de la société civile organisée, est fondamental dans le combat contre la faim et l’insécurité alimentaire. Je répète toujours que ce n’est pas un gouvernement qui éradique la faim, c’est une société qui décide d’éradiquer la faim, et pour cela les acteurs de tous les secteurs sociaux doivent participer : le gouvernement, le secteur privé, les ONG, les syndicats, tous ceux qui ont quelque chose à faire et à dire sur la faim. C’est une activité très simple, par exemple, la mobilisation actuelle, surtout pendant les premiers mois de la pandémie pour aider les personnes qui étaient à la rue, qui n’avaient aucune source de revenus, les personnes qui avaient perdu leur emploi, cette forme de solidarité qui est plus que nécessaire, encore plus avec la pandémie actuelle, c’est fondamental pour une société afin de pouvoir combattre les maux comme la faim et l’extrême pauvreté.

LVSL – Dans ce contexte de crise mondiale et de remise en cause du multilatéralisme de certains leaderships, croyez-vous que les capacités de la coopération internationale pour le développement soient en péril pour lutter contre la faim ?

JGS – Face à la remise en cause croissante de l’efficacité de la coopération internationale, surtout de la part des pays numéros un dans le monde, ces dernières années, la coopération internationale pour le développement a beaucoup réduit ses activités. Le monopole des États-Unis sous le gouvernement de Trump fut un coup dur pour l’ensemble du système multilatéral. Je crois que le changement peut être important avec le nouveau président des États-Unis, notamment si le président Biden réussit à donner une orientation différente à son département de l’Agriculture, qu’il cesse d’être un représentant des grands producteurs de céréales du Midwest américain. Il y a un mouvement interne aux États-Unis pour faire que le département de l’Agriculture réoriente ses priorités concernant la défense des consommateurs, pour des programmes comme les labels sur les aliments et d’autres sujets et qu’il ne se préoccupe pas tant des exportations de produits primaires des grands propriétaires terriens étasuniens mais de la santé de la grande majorité des habitants des États-Unis.

Si cela se concrétise et que nous avons une personne plus sensible aux sujets de sécurité alimentaire nutritionnelle au département de l’Agriculture, je crois qu’il y aura une impulsion bien plus importante pour que la coopération internationale pour le développement puisse avoir à nouveau un rôle important dans la lutte contre la faim.

LVSL – En Amérique Latine, plus de 80% de la population est concentrée dans les zones urbaines. Comment réussir à renforcer le secteur et le tissu de la petite agriculture pour consolider la sécurité alimentaire et lutter contre le changement climatique ? Quels mécanismes innovateurs qui devraient être consolidés, mis en place, et parfois copiés vous semblent pertinents ?

JGS – C’est une situation très difficile en particulier en ce moment durant la pandémie et ce sera encore pire après. Les États latino-américains sont endettés, ils se sont endettés encore plus durant la pandémie avec certains programmes de transferts de revenus et d’autres programmes pour soutenir un minimum la sécurité alimentaire de la population. Étant donné qu’une deuxième vague de coronavirus approche, je pense que la récupération sera lente. De nombreuses personnes ont parlé d’une récupération rapide, moi, je ne la vois pas. Par conséquent, il faut penser à deux, trois années de plus à vivre avec cette pandémie, avec la possibilité d’une deuxième voire d’une troisième vague. Avoir prochainement les vaccins est une chose, mais faire que les vaccins soient distribués et administrés à toute la population, et notamment aux groupes à haut risque en est une autre.

[Lire sur LVSL : « Contre la pandémie et l’austérité, l’agroécologie ? »]

De fait, il n’y a pas de remèdes miracles, mais il faut insister sur le soutien de la petite production, de l’agriculture familiale de manière durable et des initiatives existantes. Ici, au Brésil, par exemple, le développement de l’agroécologie est une réalité. Il existe des entités et des associations qui promeuvent ces nouveaux moyens technologiques et de substitution des technologies traditionnelles de la Révolution verte qui, a entrainé une destruction environnementale sans précédent dans le pays. Le but est d’avoir notamment la possibilité de préserver les forêts, le sol et les eaux qui sont des variables fondamentales si nous souhaitons que la récupération post-pandémie soit durable.

En finir avec la tentation supranationale

© Louis HB

La pandémie a ouvert un débat consacré à la globalisation, aussitôt refermé par une série de mises en garde contre le supposé risque d’un « repli national ». Tandis que le business as usual reprenait ses droits et que l’Union européenne s’étendait dans de nouvelles contrées, on répétait au public les mêmes aphorismes bien connus : « à l’heure de la mondialisation, la nation ne constitue plus l’échelle pertinente », « des problèmes globaux appellent des solutions globales » ou encore « la restauration de la souveraineté est archaïque alors que toute l’humanité est interconnectée ». Une doxa propagée par les tenants de l’ordre dominant, mais aussi par d’offensifs contempteurs du néolibéralisme. À gauche, on continue de croire que la globalisation économique est le prélude à une mondialisation politique et que l’interdépendance des nations constitue un marchepied pour leur dépassement. Un mirage qui ne date pas d’hier.


En 1991, on comptait 158 États dans le monde ; aujourd’hui, l’ONU en reconnaît 197. En trente ans, les frontières nationales se sont multipliées alors que l’interdépendance économique, l’interconnexion numérique et les échanges internationaux de toute nature n’ont cessé de croître. Paradoxe ? Un certain refrain médiatique et intellectuel associe de manière organique fusion des économies et union des populations, estimant que les subjectivités politiques se recomposent à échelle des marchés et que la multiplication de chaînes de valeur transnationales devrait mécaniquement conduire à des réagencements politiques supranationaux. Une telle lecture téléologique de l’histoire contemporaine a beau s’inscrire à contre-courant des dynamiques réelles, elle imprègne profondément le discours dominant.

Le passé d’une illusion

« Chaque train qui passe tisse la trame de la fédération humaine »1, écrivait en 1901 le sociologue Jacques Novicow, pacifiste et fervent défenseur de la construction européenne. Chaque jour, les hommes « s’étendent au-delà de leurs limites » grâce au « chemin de fer », mais aussi « au télégraphe et au téléphone » – à l’aviation et aux réseaux sociaux, ajouterait-on de nos jours ; de plus, la « solidarité commerciale » et la « solidarité financière » sont telles que « la plupart des nations civilisées dépendent maintenant de l’étranger ». Corollaire de cet état des choses : « à l’heure actuelle, le territoire de la patrie ne suffit plus aux hommes civilisés ». Et l’auteur de défendre un « patriotisme européen », prélude à une « fédération de l’humanité » ; en effet, « il est impossible qu’à la longue les institutions ne se conforment pas aux faits » – c’est-à-dire à l’accroissement sans précédent des flux économiques et humains à échelle globale.

Marché global, démocratie continentale avec un horizon planétaire : on voit que ce schéma n’est pas récent.

Il trouve ses racines chez nombre de penseurs libéraux qui, observant un décalage entre les échelons nationaux et l’échelle du marché, estiment que les premiers sont par là-même frappés d’obsolescence. Reprenant pour partie leurs analyses, Karl Marx prophétise la dissolution des frontières nationales sous l’effet de la mondialisation des échanges : « déjà, les démarcations nationales (…) disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial »2, écrit-il dans le Manifeste du Parti communiste. Il ajoute : « le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». De ces quelques lignes, on trouve tout le substrat antinationaliste qui imprégnera durablement une partie importante de l’héritage marxiste et de la critique radicale du capitalisme.

L’État-nation, échelon à abattre pour réaliser une union politique à échelle du marché ? Aujourd’hui, ce schéma est bien sûr défendu en premier lieu par les tenants du libéralisme économique, mais il l’est également par des représentants du premier plan du marxisme et de l’altermondialisme – de Toni Negri à Jean Ziegler [lire son entretien avec LVSL ici]. Il imprègne, plus largement, les critiques progressistes du néolibéralisme : la majorité des partis de gauche européens ne prennent-ils pas prétexte de la dissolution des États-nations dans la construction européenne pour en appeler à l’édification d’une souveraineté continentale ?

Il ne serait que trop évident d’adhérer sans problème à une telle vision des choses si la dynamique actuelle de la mondialisation ne suggérait précisément l’inverse, à savoir la recomposition des communautés politiques non pas à l’échelle supranationale, mais à l’échelle infranationale – ou plutôt, à échelle infranationale en même temps que supranationale.

La mondialisation, une balkanisation permanente ?

En 1994, l’éclatement dramatique de la Yougoslavie en six entités souveraines, dans le même temps qu’elle s’ouvrait pour de bon au marché global, n’a pas refréné l’enthousiasme des tenants de la « mondialisation heureuse ». On prenait cette « balkanisation » pour l’exception à une règle générale d’unification et d’harmonisation prévalant partout ailleurs. La Yougoslavie est pourtant loin de constituer le seul cas où infranational et supranational, séparatisme régional et intégration au marché global, semblent marcher main dans la main.

Le processus de multiplication des États que l’on observe depuis l’effondrement du Mur de Berlin ne semble pas près de se clore. On dénombre actuellement plus d’une dizaine d’États fonctionnels qui revendiquent leur indépendance, mais qui ne sont pas reconnus par la communauté internationale comme membres à part entière, pour ne citer en exemple que la Palestine ou le Somaliland. Cette liste n’inclut pas les autorités régionales existant de facto de manière autonome, mais qui ne revendiquent pas leur indépendance, comme le Kurdistan irakien. Pas plus que les groupes armés sécessionnistes qui contrôlent de fait un territoire et qui revendiquent son autonomie – comme les rebelles ukrainiens de Donetsk. Ni les mouvements séparatistes bénéficiant d’un soutien populaire massif mais qui n’exercent pas de contrôle plein et entier de leur territoire, comme le mouvement catalan ou québécois.

Reconfiguration du monde en fonction des mouvements séparatistes actifs © johnct

Et, si l’on inventoriait la liste de tous les mouvements séparatistes actifs, des plus influents aux plus fantaisistes, elle s’élèverait à plusieurs centaines d’entités. Autant dire que la stabilité suggérée par la carte des 193 États-membres de l’ONU est trompeuse et que l’on peut s’attendre à de nombreux bouleversements quant à la configuration territoriale actuelle.

La balkanisation que l’on peut définir de manière générique comme une dynamique complémentaire de régionalisation des identités et de globalisation des chaînes de valeur -, ouverte ou larvée, brutale ou indolore, serait-elle le corollaire permanent de la mondialisation ? On comprend intuitivement que les modalités par lesquelles s’exerce la mondialisation actuelle – libéralisation des échanges et des économies, prédation des centres sur les périphéries – possèdent un pouvoir dissolvant qui favorise l’émiettement des États plutôt que les aspirations supranationales. En lieu et place du « patriotisme européen » et de la « fédération mondiale » que Jacques Novicow appelait de ses veux, ou assiste à un triple processus, nullement contradictoire, de « fragmentation-hiérarchisation-homogénéisation » des États3.

Si l’on entrait dans les détails, on observerait essentiellement deux dynamiques favorisant cette multiplication des frontières nationales.

Syndrome lombard et syndrome panaméen : de la Catalogne au Kivu

Stéphane Rosière nomme « syndrome lombard » les phénomènes séparatistes qui touchent les régions les plus riches, désireuses de mettre un terme aux transferts financiers vers les régions les plus pauvres – l’expression est issue de la Ligue lombarde, qui revendiquait l’indépendance du Nord de l’Italie dans les années 19904. Ce séparatisme « de riches » a par exemple motivé la scission entre la Tchéquie et la Slovaquie en 1993 – la première considérant la seconde comme un fardeau économique ; il n’est pas pour rien, aujourd’hui, dans les revendications d’autonomie du Pays Basque espagnol et d’indépendance de la Catalogne.

Ces tentatives d’acquérir une autonomie fiscale et budgétaire se doublent parfois d’une volonté d’accroître la compétitivité des régions dans l’arène internationale, qui serait bridée par leur intégration à un État-nation. Cette motivation est l’un des fondements du séparatisme flamand ; ses partisans considèrent que la Belgique impose à la Flandre des normes fiscales et sociales qui minent son attractivité. Volonté de « ne pas payer pour les autres », dynamique de dumping fiscal et social : ces phénomènes ne constituent-ils pas les conséquences prévisibles de l’ouverture des États-nations à la concurrence internationale ?

La perte de la capacité normative des États, de leur monopole budgétaire et fiscal – censé mettre fin à la compétition entre les régions sur un même territoire, assujetties au même effort de solidarité nationale –, pourrait-elle déboucher sur autre chose que sur une dynamique d’autonomisation des régions riches ? Sur une course sans fin vers celle qui tirerait le plus de bénéfices de la mondialisation en devenant un paradis pour investisseurs ? Il faut dire que sur ce dernier plan, le séparatisme régionaliste en œuvre s’inscrit en parfaite harmonie avec les règles de la construction européenne. Les traités européens, en institutionnalisant depuis l’Acte unique la libre circulation des biens, des marchandises et des capitaux, instaurent une dynamique de baisse des impôts et de libéralisation des systèmes économiques, chaque État tâchant de devenir plus compétitif que les autres pour attirer les investisseurs. Le séparatisme motivé par des raisons de compétitivité n’est, en dernière instance, que la déclinaison infranationale d’une dynamique qui structure les relations internationales au cœur de l’Union européenne.

Les euro-régions © eurominority.eu

Les euro-régions, associant fédéralisme européen et autonomie régionale accrue dans un cadre libre-échangiste étendu à tous les niveaux, ne sont finalement que le point d’aboutissement fictif d’une dynamique qu’il est d’ores et déjà possible d’observer.

À côté de ce « syndrome lombard », on pourrait observer la permanence d’un « syndrome panaméen », consistant dans le morcellement des pays périphériques de la mondialisation, provoqué ou encouragé par les grandes puissances. L’indépendance du Panama constitue un cas d’école. Région colombienne, le Panama était convoité par les États-Unis, qui souhaitaient s’approprier son canal. C’est ainsi qu’en 1903, un coup d’État militaire appuyé par le gouvernement américain entraîne l’indépendance de la région. Occupé militairement par les États-Unis, le Panama devient rapidement l’archétype de la République bananière d’Amérique latine.

La Colombie dans les années 1820, qui incluait la Colombie actuelle, l’Équateur (à l’Ouest), le Venezuela (à l’Est) et le Panama (au Nord). Elle éclate en 1830, partiellement du fait d’une guerre avec le Pérou, qui cherchait à annexer l’Équateur; les États-Unis achèvent de la disloquer en 1903 en appuyant l’indépendance du Panama. © Agustín Codazzi, Manuel Maria Paz, Felipe Pérez – Atlas geográfico e histórico de la República de Colombia, 1890.

Aujourd’hui encore, le spectre d’une partition à la colombienne pèse comme sur une épée de Damoclès sur les constructions nationales fragiles d’Amérique latine. En Bolivie, les riches départements de l’Est ont brandi la menace sécessionniste suite à l’élection du président Evo Morales pour mettre à mal son agenda de nationalisation des hydrocarbures et de rupture avec l’alignement sur Washington : ils ont été appuyés dans leur démarche par l’ambassadeur américain, qui officiait auparavant… au Kosovo. Les élites équatoriennes ont usé de procédés similaires pour contrer l’action du président Rafael Correa5.

« Les départements autonomes vont certainement se tourner vers des créanciers internationaux (USAID, les Européens, le Japon) pour demander de l’assistance afin de mener à bien l’autonomie » (P. Goldberg, ambassadeur américain en Bolivie. Extrait d’un câble diplomatique révélé par Wikileaks). L’éventuelle partition de la Bolivie était conçue dans la perspective d’un accroissement des échanges entre les régions autonomes et les États-Unis – où l’on voit « qu’autonomie » vis-à-vis d’un État ne signifie aucunement « autonomie » vis-à-vis du marché global.

La mondialisation semble avoir multiplié les phénomènes séparatistes de cette nature dans les pays périphériques, dont les centres convoitent les ressources – surtout lorsque ces derniers en comprennent l’utilité stratégique. On notera à cet égard que les néoconservateurs américains ont élevé la reconfiguration des frontières nationales – au gré des richesses qu’elles renferment, des ethnies qui les composent entre autres – au rang d’art. C’est ainsi que Ralph Peters, officier à la retraite membre du think-tank Project For The New American Century, propose rien de moins qu’un remodelage complet du Moyen-Orient sur la base de considérations ethniques et de logiques géostratégiques.

La reconfiguration du Moyen-Orient selon Ralph Peters, destinée à mettre fin aux « frontières de sang » héritées de la colonisation © http://armedforcesjournal.com/peters-blood-borders-map/

On trouve des stratégies similaires employées par la Fédération de Russie dans ses velléités expansionnistes ; c’est ainsi que le gouvernement russe appuie les demandes de reconnaissance de l’indépendance à l’international de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie depuis la deuxième guerre d’Ossétie du Sud d’août 2008, que l’ONU considère comme deux régions de Géorgie.

Les partitions formelles, comme celle de la Colombie ou de la Yougoslavie, demeurent relativement rares, mais elles n’ont pas besoin d’être juridiquement reconnues pour être effectives. La région congolaise du Kivu offre l’exemple d’une balkanisation informelle, infligée à la République démocratique du Congo. Situé dans l’Est du pays, le Kivu a subi l’occupation de milices du Rwanda et de l’Ouganda depuis 1996, qui ont envahi leur voisin congolais en l’accusant de protéger les instigateurs du génocide rwandais. Commence alors une guerre de « partition et de pillage », pour reprendre l’expression de l’historien Georges Nzongola.6 Les affrontements entre ces groupes armés, les diverses milices locales et le gouvernement du Congo, sont à l’origine de plus de plusieurs millions de victimes congolaises et de centaines de milliers de viols de femmes congolaises.

Le Kivu congolais, frontalier du Rwanda et de l’Ouganda. © https://worldview.stratfor.com

Le Kivu n’a pas été choisi au hasard par les gouvernements du Rwanda et de l’Ouganda. D’une part, cette région qui abrite une importante minorité tutsi originaire du Rwanda est l’objet d’un irrédentisme qui remonte à la décolonisation. D’autre part, elle regorge de richesses énergétiques, diamantifères ou aurifères. Elle est un lieu privilégié d’extraction de métaux rares, comme le cobalt – indispensable aux batteries de téléphones portables -, dont elle fournit actuellement plus de 60 % de la production mondiale. Son quadrillage par des milices armées a permis, et permet encore, d’imposer à la population du Kivu leur extraction à marche forcée depuis deux décennies, dans des conditions souvent quasi-esclavagistes.

Ces richesses transitent ensuite vers le Rwanda et l’Ouganda voisins – en 2012 pas moins de 25 % du PIB rwandais en était issu7 –, puis vers les pays occidentaux, par la voie d’entreprises multinationales. Si le Rwanda et l’Ouganda se sont récemment retirés du Kivu, cette région reste en proie à une multitude de milices privées qui entretiennent ce schéma prévaricateur, et sur lesquelles le gouvernement congolais n’a que peu d’autorité. La perte de souveraineté de l’État congolais sur cette région a été telle que l’ex-président français Nicolas Sarkozy a évoqué la perspective d’un « partage » des ressources du Kivu entre le Rwanda et le Congo.

Exploité par des centaines de multinationales et occupé par plus de 140 groupes armés, le Kivu ne constitue-t-il pas la matérialisation dystopique du vieil adage libéral laisser faire, laisser passer ? Ravagé par des tensions ethniques impliquant des dizaines de tribus rivales, que la déliquescence permanente de l’État congolais n’a jamais su endiguer, il apparaît comme la manifestation d’une balkanisation poussée à l’extrême, en même temps que l’épicentre de la globalisation.

Des phénomènes de cette nature – le morcellement de territoires provoqués par des conflits autour des ressources – sont bien sûr monnaie courante depuis plusieurs millénaires et n’ont pas attendu la globalisation pour se produire. Ces quelques événements récents nous permettent simplement de constater que celle-ci ne les a nullement fait disparaître.

Est-il réellement surprenant que l’unification des populations par le marché ne parvienne à créer aucune communauté politique supranationale, et qu’elle morcelle au contraire les États dans une dynamique de scissiparité qui semble infinie ? Il faudrait à vrai dire une certaine dose d’irénisme pour s’en étonner. Sans verser dans un monodéterminisme économique stérile, ne peut-on pas considérer que le « syndrome lombard » et le « syndrome panaméen » sont les conséquences logiques du jeu à somme nulle instauré par la globalisation ? Les constructions nationales apparaissent comme des obstacles à la course sans fin vers l’accaparement des ressources ; des reliquats d’un autre temps qui compromettent la quête de la position optimale au sein de l’ordre économique. L’autonomisation – qu’elle soit le produit de mécanismes endogènes ou de facteurs exogènes – des régions les plus riches – en termes de ressources naturelles ou de revenus – s’inscrit dans la dynamique de la globalisation, tout comme la radicalisation des sentiments d’appartenance infranationaux.

Le mirage de la « dissolution des États »

À vrai dire, une partie des acteurs de la globalisation semble avoir abandonné le rêve naïf d’une recomposition supranationale de l’ordre démocratique, et s’accommode au contraire de la disparition des souverainetés populaires. Un éminent président de la Commission européenne n’a-t-il pas défini l’Union européenne comme une construction « technocratique, progressant sous l’égide d’un despotisme doux et éclairé » ? Les documents internes du FMI n’évoquent-ils pas la perspective d’une « gouvernance mondiale sans État » ?8

Les États, entités solubles dans la mer sans rivages de la mondialisation ? Cette vision des choses semble déjà plus opératoire que les lauriers élégiaques tressés à l’Union européenne, que ses thuriféraires s’obstinent, contre l’évidence, à considérer comme la recomposition à l’échelon continental des souverainetés populaires disparues. Il faut sur ce point saluer la froide honnêteté de la pensée néolibérale lorsqu’elle reconnaît avec cynisme le pouvoir de désagrégation du marché et son incapacité à recréer des communautés politiques à son échelle.9 Il en est de même quant à la pertinence de la pensée altermondialiste lorsqu’elle pointe du doigt la perte de souveraineté des États-nations, et en appelle pour cela à la construction de multiples mouvements paraétatiques pour combattre la toute-puissance du marché.10

Ces analyses négligent pourtant un point essentiel. Si la souveraineté de la plupart des États disparaît progressivement, ce n’est pas le cas pour tous les États. Dans le chaos de la mondialisation subsistent des centres et des périphéries. Ainsi, si certains pays périphériques sont réduits au rang de républiques bananières, d’autres renforcent au contraire leurs prérogatives souveraines ; États faillis d’un côté, superpuissances de l’autre. Mais il y a plus : il faut ajouter que certains États ne deviennent faillis qu’à cause du renforcement de superpuissances. La dissolution des États périphériques est le corollaire du renforcement des États du centre. La perte de souveraineté des États actuellement occupés par une base américaine – ou dorénavant chinoise – est le produit direct de l’expansion du complexe militaro-industriel des États-Unis, qui ne cesse de croître depuis plusieurs décennies – en période d’austérité généralisée. L’assujettissement de l’Europe du Sud à la loi d’airain du libre-échange a pour cause principale le déploiement de la puissance commerciale allemande – qui se sert des règles de l’Union européenne, dont elle s’émancipe comme elle le souhaite, pour parvenir à ses fins. Enfin, l’arraisonnement des économies qui gravitent dans l’orbite chinoise n’est que la conséquence immédiate de l’éveil impérialiste de la seconde puissance mondiale.

La mondialisation n’est donc ni le produit d’une « gouvernance mondiale sans État », ni la construction acéphale d’un « despotisme doux et éclairé » ; elle est pour partie la conséquence des décisions commerciales, juridiques, financières et militaires des grandes puissances contemporaines. Un conseiller spécial de Madeleine Albright, ambassadrice aux Nations unies sous Bill Clinton, est sur cette question d’une parfaite honnêteté : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invisible qu’elle est en réalité » ; il ajoute : « la main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible ».

C’est là l’une des tâches aveugle de la pensée altermondialiste et plus généralement d’une partie de la gauche : elle semble souvent présupposer que la mondialisation induisant une dissolution des États partout sur la planète, des formes alternatives de sociabilité politique (société civile, fédérations supranationales, ONG, etc.) n’auraient qu’à germer sur les ruines des nations pour instaurer une gouvernance démocratique. Mais on voit mal comment, dans ce nouvel ordre impérial multipolaire, dominé par des superpuissances étatiques militarisées, une coalition d’ONG ou les mouvements de la société civile pourraient, à eux seuls, mettre un frein à la mondialisation néolibérale. On voit mal comment la résistance à celle-ci pourrait ne pas passer par une reconstruction de la souveraineté des États-nations de la périphérie, face à ceux du centre, aussi ardue soit-elle. Un agenda de récupération des attributions commerciales, budgétaires, financières, monétaires ou juridiques des États, visant à reconstruire une souveraineté nationale érodée, est généralement considéré avec méfiance à gauche. Il apparaît pourtant comme la seule alternative à l’ordre mondial actuel.

Une telle perspective peut heurter la sensibilité cosmopolite, internationaliste et universaliste d’une certaine gauche qui a tendance à amalgamer, un peu hâtivement, le principe républicain de souveraineté nationale et populaire issu de 1792 avec le nationalisme d’un Maurice Barrès. Doit-elle renoncer au rêve d’une émancipation universelle ? Ou considérer que la nationalité peut être l’autre visage de l’universalité, et faire sienne la proclamation du mouvement Jeune Europe de 1834 ? : « Chaque peuple possède sa mission spécifique, et va coopérer à la réalisation de la mission générale de l’humanité. Sa mission constitue sa nationalité. La nationalité est sacrée ».11

 

1 Jacques Novicow, La fédération de l’Europe, Félix Alcan, 1901, chapitres 16 et 17, « l’outillage et l’organisation économiques » et « l’extension de l’horizon mental ».

2 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, chapitre 2 : « prolétaires et communistes ».

3 Stéphane Rosière, « la fragmentation de l’espace étatique mondial », L’espace politique, 11, 2010-2. Lire en ligne : http://journals.openedition.org/espacepolitique/1608.

4 Ibid.

5 Voir à ce sujet Eirik Vold, Ecuador en la mira, El Télégrafo, 2017.

6 On trouvera dans Thomas Turner, The Congo wars, Zed books, 2007, un compte-rendu de ces événements.

7 Le Rwanda est fréquemment érigé en exemple de pays développé pour l’Afrique en raison de son PIB par habitant, de son IDH élevé, et de sa stabilité institutionnelle ; ceux-ci sont pourtant rendus possibles par le pillage systématique des ressources du Congo entamé dans les années 1990.

8 Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde, Points, 2015, chapitre 9 : « les pyromanes du FMI ».

9 On pense ici à Walter Lippmann et à Friedrich Hayek ; tous deux voyaient dans le marché global un principe par nature anti-démocratique, du fait du désajustement cognitif entre les informations qu’il coordonne et celles que les individus sont en capacité de percevoir. Pour Lippmann cet état de fait impose la mise en place d’un gouvernement d’experts ; pour Hayek il signe la mort, bienvenue, de la souveraineté.

10 Jean Ziegler, dans un entretien au Vent Se Lève, déclare : « La capacité normative des État nationaux disparaît comme un bonhomme de neige au printemps (…) Il reste la société civile, une fraternité de la nuit mystérieuse et puissante ». Lire en ligne : https://lvsl.fr/nous-assistons-a-une-regression-des-normes-internationales-vers-la-sauvagerie-entretien-avec-jean-ziegler/

11 Cité dans Eric Hobsbawm, The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988, chapitre 7 : « le nationalisme ».

À l’heure de la mondialisation, les populismes expriment le nouveau visage de nos sociétés occidentales

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© Aïssa Kaboré

Plus d’un an s’est écoulé depuis le début des manifestations des « Gilets jaunes ». Désormais, les pavés ne volent plus. Mais la colère exprimée par certaines classes populaires longtemps restées silencieuses a mis en évidence les profondes divisions qui fragmentent la société française. Loin d’être apaisées, ces tensions apparaissent plus largement dans un grand nombre de pays occidentaux. Elles résultent des bouleversements économiques, culturels et sociaux qu’a imposé l’accélération de la mondialisation. À cet égard, l’émergence des populismes dans nos paysages politiques est amenée à s’inscrire dans la durée, et ne saurait être réduite au simple succès de discours jugés démagogiques. Elle se doit plutôt d’être analysée à travers les reconfigurations de classes qui tendent à opposer ceux qui jouissent des bienfaits de l’ouverture des frontières sous toutes leurs formes, et ceux qui en payent le prix.


 

Les évolutions socio-géographiques de nos sociétés

On distingue traditionnellement deux aspects du libéralisme : l’un économique, propre à la droite, qui consiste en un désengagement de l’État dans les processus de production, les échanges marchands et la répartition des richesses. L’autre, associé à la gauche, qui pourrait être qualifié de « sociétal », fondé sur le prima de l’individu et son émancipation de l’ensemble des structures collectives pouvant contraindre ou déterminer son comportement (famille traditionnelle, nation, etc). C’est ainsi que s’est bâtie la conventionnelle opposition entre conservateurs et réformateurs.

À partir de la seconde moitié du XXème siècle, l’ouverture des marchés intérieurs et l’intensification spectaculaire des flux internationaux a profondément transformé le visage socio-économique des États-Unis et des pays d’Europe de l’Ouest. La bourgeoisie a évolué, la classe moyenne s’est disloquée, et la lutte des classes a muté en conséquence. La spécialisation des économies a entamé la désindustrialisation des pays avancés, et de vastes régions ont été condamnées au déclin économique et social. Les grands centres urbains ont quant à eux pleinement embrassé le virage de la tertiarisation et se sont imposés comme les centres quasi-exclusifs de création de richesse. Subissant la gentrification des métropoles en pleine effervescence économique, les classes populaires ont progressivement été reléguées vers des espaces moins dynamiques et moins couverts par les services publics. Le géographe Christophe Guilluy décrit ces territoires comme un ensemble de villes petites et moyennes en déclin – auxquelles vient s’ajouter le mal-être distinct de régions rurales à l’agonie – et de plus en plus éloignées des richesses et des opportunités d’ascension sociale offertes par les aires métropolitaines. Selon lui, la population des territoires périphériques représenterait environ 60% de la population française.

Parallèlement, l’ouverture des sociétés occidentales aux flux migratoires, dans un objectif de combler des pénuries de mains d’œuvre et de soutenir la croissance économique, a sonné l’avènement d’un multiculturalisme de fait. De nouvelles minorités ethniques sont ainsi devenues de plus en plus visibles et ont largement investi les banlieues des métropoles.

Les mutations des clivages politiques

À l’aune de ces bouleversements structurels, le libéralisme économique et le libéralisme sociétal se sont révélés parfaitement complémentaires en ce que l’un est nécessaire à l’autre pour asseoir la pérennité du capitalisme mondialisé. La continuité du consumérisme de masse et la recherche éternelle de nouveaux marchés induit en effet une société atomisée, assurant la libre expression des comportements et des désirs individuels. Il a ainsi pu être observé un rapprochement des mouvements politiques conventionnels de droite et de gauche, les premiers renonçant à leurs mœurs conservatrices pour conforter la libéralisation des économies, quand les seconds concédaient à accepter pleinement la domination du marché pour se focaliser essentiellement sur leurs combats sociétaux (défense des minorités, « mariage pour tous », féminisme, antiracisme…etc). Par-delà ces compromissions, les libéraux des deux rives se sont retrouvés sur ce qui constitue l’essentiel de leur union politique : le démantèlement de tout construit social pouvant entraver l’avènement du marché mondialisé, et l’intégration progressive des États dans un cadre de gouvernance supranational.

Éloignés des préoccupations de leurs électorats populaires, droite et gauche conventionnelles forment désormais un pôle politique pleinement libéral et représentatif de l’avènement de la nouvelle bourgeoisie intégrée dans la mondialisation. La création du mouvement En Marche ! en 2016, accompagnée de ses succès électoraux en 2017 et en 2019 au détriment des partis traditionnels, s’est voulue être la démonstration paradigmatique de ces évolutions. L’essayiste Emmanuel Todd remarque d’ailleurs que les classes et professions intermédiaires supérieures ont voté à 27% pour Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, à 31% pour François Hollande lors de celle de 2012, et à 37% pour Emmanuel Macron lors de celle de 2017 [1]. Dans le même temps, les nouvelles classes précaires opéraient elles aussi leur mutation. Elles apportent désormais leur soutien à des mouvements politiques largement réactionnaires face à l’ouverture économique et culturelle de nos sociétés aux flux de la mondialisation. En 2014, le Front national s’empare des communes de Hayange et de Hénin-Beaumont, pourtant des fiefs historiques de la gauche socialiste. En 2016, les territoires ouvriers du nord de l’Angleterre votent massivement en faveur du Brexit. La même année, Donald Trump s’appuie sur l’électorat populaire des territoires périphériques pour remporter l’élection présidentielle américaine et faire valoir la doctrine « America first ». Les exotismes de cette recomposition politique s’illustrent également par le fait de voir le premier ministre Boris Johnson, héritier de Margaret Thatcher, augmenter le SMIC de son pays de 6% et s’engager à investir massivement dans une sécurité sociale britannique largement déficitaire.

S’il n’a pas disparu, le clivage droite/gauche est donc concurrencé par l’avènement d’un nouveau clivage qui tend à opposer les gagnants et les perdants d’une mondialisation induite par la domination effective de l’idéologie libérale. Bien sûr, cette structuration des sociétés occidentales autour d’un triptyque « bourgeois des métropoles », « minorités ethniques des banlieues » et « masses paupérisées des territoires périphériques » demeure un idéal-type, et se doit d’être nuancé. Dans un entretien croisé, les géographes Michel Grosseti et Guillaume Faburel apportent une nécessaire critique au schématisme excessif des travaux de Christophe Guilluy. Arnaud Brennetot met quant à lui en en avant le rôle positif des métropoles de second rang en faveur de l’ascension sociale des populations des territoires périphériques [2]. Emmanuel Todd évoque enfin l’existence de classes intermédiaires aux caractéristiques plus floues et aux intentions de vote plus incertaines [3]. Toutefois, cette lecture socio-géographique permet d’entrevoir les variables lourdes qui animent le vote populiste et les nouvelles tendances d’oppositions de classe.

Des disparités qui s’accentuent

Dans ses différents travaux, Christophe Guilluy décrit l’isolement grandissant de la bourgeoisie qui, largement intégrée dans la mondialisation depuis ses bastions métropolitains, fréquente de moins en moins les masses déclassées et enracinées dans un cadre de vie national [4]: la France périphérique compte 66% des classes populaires, 59% des ménages pauvres et 60% des chômeurs. Les métropoles accueillent quant à elles 60% des cadres. Dans une note pour la fondation Jean Jaurès [5], le politologue Jérôme Fourquet indique qu’en 2013, la population parisienne est constituée de 46,4% de cadres (contre 24,7% en 1982 et 36,6% en 1999), de 18,4% d’employés (contre 29,7% en 1982 et 23,7% en 1999) et de 6,9% d’ouvriers (contre 18,2% en 1982 et 10,1% en 1999). Des ordres de grandeur relativement équivalents peuvent être constatés dans l’ensemble des plus grandes villes françaises.

L’espoir d’une ascension sociale se révèle par ailleurs de plus en plus compromis pour les délaissés de la mondialisation, la rupture de la bourgeoisie libérale pouvant se constater jusque dans l’accès aux études supérieures. Toujours selon la même note, les grandes écoles les plus prestigieuses (École polytechnique, ENA, HEC et ENS) comptent 9% d’étudiants issus des milieux sociaux les plus modestes, alors qu’ils étaient 29% en 1950. De la même manière, dans les établissements d’enseignement secondaire privés, le taux d’élèves issus de milieux favorisés augmente significativement (36% des élèves du privé en 2012 contre 30% en 2002), alors que celui des élèves issus de milieux défavorisés tend à diminuer (24% en 2002 contre 19% en 2012). Les cartes de Christophe Guilluy rejoignent largement ce constat, et mettent en avant les profondes disparités territoriales dans la création d’emplois et dans l’accès aux études supérieures [6].

Le sentiment commun d’appartenance national mis à mal

La rupture entre la bourgeoisie libérale et les masses paupérisées par la mondialisation dépasse largement les seules inégalités économiques. Les profondes divergences de valeurs et la réduction des possibilités de rencontre entre ces deux mondes exacerbent les oppositions de classe. À côté d’une France mobile et cosmopolite souffrent des populations contraintes géographiquement et éloignées des services publics en tout genre, notamment des infrastructures de transport. Les fortes oppositions suscitées par l’augmentation en 2018 d’une taxe sur le carburant ont révélé l’ampleur de la méconnaissance qui sépare le quotidien des classes populaires des périphéries, encore largement dépendantes de la voiture, de celui de la bourgeoisie des métropoles. En 2019, le député européen Raphaël Glucksmann déclare: « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème ».

Les discordances fondamentales entre les nouvelles classes s’expriment également à travers leurs perceptions respectives des problématiques migratoires et identitaires. Le visage de nos sociétés occidentales a profondément évolué en peu de temps du fait de l’apparition de minorités ethniques de plus en plus importantes démographiquement. La population blanche ne devrait plus représenter la majorité absolue des Américains d’ici l’année 2045. L’Angleterre comptera quant à elle 16 millions de non-blancs d’ici 2050. La même année, entre 20 et 30% de la population européenne sera d’origine étrangère. Enfin, en 2016, 20% des nouveau-nés en France portaient un nom à consonance arabo-musulmane. Or, si la transformation ethnique de nos sociétés occidentales est aujourd’hui incontestable, chacun ne vit pas le multiculturalisme de la même manière. Si la bourgeoisie mondialisée tend à accueillir ce phénomène comme un signe d’ouverture – confortant sa vision idéalisée du cosmopolitisme -, les classes populaires le perçoivent davantage comme l’arrivée menaçante d’un nouveau prolétariat susceptible de remettre en cause leur mode de vie et le maintien de leur identité comme référentiel culturel exclusif. De fait, l’intégration des populations d’origine étrangère a montré ses limites, et s’est concrétisée, pour beaucoup d’entre elles, par une concentration dans les banlieues des métropoles propice au communautarisme. Selon un sondage Ifop de 2019, « 61% des Français pensent que l’Islam est incompatible avec les valeurs de la société française », et selon une autre étude du même institut de 2018, « une nette majorité de Français (60%) considère que l’accueil d’étrangers n’est plus possible du fait des différences de valeurs et des problèmes de cohabitation. »

Au-delà de l’opposition entre la bourgeoisie surreprésentée dans les métropoles et les catégories défavorisées, les classes populaires apparaissent donc elles-mêmes profondément divisées. La France pauvre issue de l’immigration et la France périphérique déclassée ne vivent pas ensemble [7] et aucune réelle convergence d’ampleur n’a pu être observée dans leurs luttes et mobilisations politiques contemporaines respectives. Certes les émeutes urbaines qui émaillent les banlieues et les manifestations parfois violentes des Gilets jaunes ont en commun de s’inscrire dans une dénonciation des inégalités économiques et sociales. Mais les acteurs de ces deux formes distinctes de révoltes n’ont jamais battu le pavé ensemble, si ce n’est épisodiquement et très marginalement. Sondages et comportements politiques tendent à l’inverse à désigner le sentiment d’« insécurité culturelle »[8] comme un obstacle de poids à la consolidation d’un « front du précariat » unifié.

Les sociétés occidentales apparaissent donc profondément morcelées. À l’heure où les classes bourgeoises et populaires sont de moins en moins amenées à se croiser, où les élites libérales demeurent déterminées à s’émanciper du reste de la communauté nationale, le sentiment de partage d’un destin commun n’a jamais paru aussi fragilisé.

Commentant ce phénomène, l’historien Christopher Lasch écrivait déjà en 1994 à propos des États-Unis [9] : « Ceux qui aspirent à appartenir à la nouvelle aristocratie des cerveaux tendent à se regrouper sur les deux côtes, tournant le dos au pays profond, et cultivant leurs attaches avec le marché international par l’argent hyper mobile, le luxe et la culture populaire. On peut se demander s’ils se pensent encore comme des Américains. Il est clair en tout cas que le patriotisme ne se situe pas très haut dans leur échelle de valeur. D’un autre côté, le « multiculturalisme » leur convient parfaitement, car il évoque pour eux l’image agréable d’un bazar universel. […] Les nouvelles élites ne se sentent chez elles qu’en transit. […] Leur vision du monde est essentiellement celle d’un touriste […] ».

Au vu de l’ampleur des bouleversements de l’époque, les laissés-pour-compte de la mondialisation ne pouvaient sombrer sans réagir. Lutter contre les populismes implique de reforger avec eux un avenir partagé.

Notes :

[1] Les luttes de classes au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd

[2] Atlas de la France et des Français

[3] Les luttes de classe en France au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd, p. 204            « élections et alignement de classes de 2002 à 2019 », p. 241 « France ouverte contre France fermée »

[4] Le crépuscule de la France d’en Haut, 2016, Christophe Guilluy

[5] 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet pour la fondation Jean Jaurès

[6] Le crépuscule de la France d’en haut, 2016, Christophe Guilluy, carte « part des personnes scolarisées de 18-24 ans »

[7] Le crépuscule de la France d’en haut, 2020, Christophe Guilluy, carte « une séparation de fait »

[8] L’insécurité culturelle, 2015, Laurent Bouvet

[9] La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1994, Christopher Lasch

 

Le grand procès économique et politique de l’après-Covid19

Allégorie de la Justice.

Après plus d’un mois de confinement, un nombre croissant de voix se font entendre qui exigent un retour le plus rapide possible au vieux monde, celui du monde mondialisé, de la croissance comme horizon de vie et de l’effacement des frontières. Les arguments sont toujours les mêmes : on affecte, d’abord, une empathie envers ceux que la dépression de l’économie frappe durement, sans oublier les familles du peuple en souffrance dans leur enfermement, pour ensuite faire remarquer qu’il serait « irrationnel » de céder à une « psychose » qui s’est développée à partir de 100 000 à 200 000 morts seulement, pourcentage infime de la population mondiale. La conclusion s’impose : assumons de faire jouer à plein l’immunité de groupe, et que les affaires reprennent au plus vite pour le plus grand bonheur du plus grand nombre possible. Par Jérôme Maucourant, maître de conférences en économie à l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne.


La psychiatrisation des adversaires rappelle certes de bien mauvais souvenirs : l’esprit du totalitarisme à l’ancienne reprend du service, paré des beaux atours de l’utile, du rationnel et du nécessaire. Il s’agira donc de remettre à sa place ce point de vue instillé de plus en plus efficacement par les intérêts établis et leurs serviteurs. Mais, démonter ces raisonnements fallacieux n’est pas suffisant. Il convient aussi de réfléchir aux conditions politiques d’un monde réellement nouveau qui est attendu par beaucoup : seule une bonne politique pourra réparer les mauvaises qui nous accablent depuis des décennies. Enfin, la meilleur des politiques ne pourra rien si elle néglige l’économie, c’est-à-dire les contraintes matérielles permettant la perpétuation de la société. Là encore, contre les idées dominantes qui préparent le retour au statu quo ante, il apparaîtra que la mondialisation n’exprime aucune nécessité propre à quelconque loi économique et cette crise sanitaire oblige à repenser le sens même du mot économie.

On aura reconnu derrière le masque compatissant décrit plus haut, l’argumentaire utilitariste des milieux économiques et d’un certain nombre de politiques, serviteurs zélés de ce milieu. On comprend leur dépit. Que sert maintenant d’avoir financé l’idéologie de la mondialisation et tous ces économistes à gage ? D’avoir tant œuvré à briser les organisations du monde du travail en lui substituant les luttes racialistes et en promouvant des demi-intellectuels vecteurs de haine ? D’avoir organisé ce dérèglement du monde, certes profitable, mais menacés à ce jour du retour du refoulé ? Voici de retour ces archaïsmes peu favorables au business as usual : protectionnisme économique et social et mise en valeur de ces gens dont l’actuel président (de l’ancienne république de France) nous assurait, pourtant, qu’ils n’étaient rien. Horresco referens. Et Quatremer, Le Boucher, ainsi que toute la petite armée des intérêts établis, de crier : immunité collective !

Pourtant, ces biologistes d’un jour, ces Lyssenko du capital global, ne savent rien. Les véritables savants, en effet, sont partagés quant à la nature et la portée de l’immunité que suscite ce virus. Même les taux que l’on avance pour assurer telle ou telle thèse sont sujet à caution car les bases fiables d’une évaluation manquent encore. On se dispute même, à la mi-avril, quant aux modalités de la transmission … sans compter l’ampleur de la variabilité de ce virus. Nous éprouvons la dureté d’une incertitude radicale. Dans ces conditions, seule l’aptitude de notre organisation sociale à traiter l’épidémie doit être prise en considération. L’exemple des Britanniques est intéressant : d’abord englués dans leurs a priori utilitaristes conduisant au glorieux sacrifice d’un petite minorité (vieillie, « improductive »), ils reculèrent devant le bilan du demi-million de victimes qui se dessinait et l’effondrement du système sanitaire.

À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé Qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Il est d’ailleurs curieux que les avocats de la reprise la plus rapide possible des activités économiques fassent comme si le confinement décrié n’était justement pas ce qui a empêché une tragédie. Que les paralogismes de ces mauvais journalistes et vrais idéologues aient pu circuler à l’envie en dit long sur notre dérive collective. Le grotesque de cette mauvaise foi et le scandaleux de ces mercenaires du productivisme peuvent toutefois contribuer à faire sortir notre raison du sommeil et nous conduire à mettre leur vieux monde en procès, ce vieux monde qui ne peut plus raisonnablement faire face à la réalité. Car le réel est ce qui fait retour, ce qui ne peut plus être ajourné en fonction de nos fantaisies. À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Voilà les faits : quarante ans de politiques visant à soumettre la France à la logique de la mondialisation l’ont désarmé au niveau industriel et sanitaire. La Corée du Sud, exemple de « nouveau pays industriel », il y a quarante ans, fait en terme de production de masques, de respirateurs, tests, etc. des choses que nous sommes incapables de faire maintenant. Livrés aux sirènes du mondialisme économique, nous avons abandonné ou négligé les productions et services indispensables à la simple reproduction matérielle de notre société. Il n’y a pas manqué de rapports ou d’alertes sur notre vulnérabilité, mais prendre au sérieux cet état de chose aurait été trop coûteux du point de l’élite dirigeante.

C’est la raison d’être du premier procès de ce vieux monde : l’échec de quatre décennies d’une politique adoptée au moment de la célèbre « pause » de Jacques Delors durant l’été 1982, dont la finalité fut la fuite en avant dans la désintégration européenne, véritable laboratoire de la mondialisation. Ce procès intellectuel doit s’accompagner d’un procès politique : on pense à Pasolini1 mettant la démocratie chrétienne en procès pour une série de fautes et de crimes qui, à bien les considérer, n’ont pas la même ampleur que le désastre actuel. On évitera donc soigneusement de crier à la guillotine, invoquer « les heures les plus sombres de notre histoire », etc., dès lors qu’est évoquée la responsabilité politique, voire pénale, des membres des équipes dirigeantes successives. Ils sont au gouvernement, certes, mais ils ne sont pas l’État et doivent se soumettre à l’État. Tous les dires et les actes ayant contribué à exposer, par négligence ou calcul, la vie des gouvernés, implique un règlement de la question, en terme moral et de politique bien sûr, mais aussi judiciaire.

Faute de quoi, le contrat social se délitera et l’aventure est possible. Qui osera nier que la justice est le ciment de la société ? Sauf pour préserver des intérêts acquis au sein du système de pouvoir et d’influence. Que cette crise soit le moment de comprendre qu’on n’aspire pas impunément au pouvoir, que seul le souci du bien public et non les arrangements avec l’argent-roi doivent guider les dirigeants. Orwell, l’antitotalitaire par excellence, insistait sur le fait qu’une bonne société doit renvoyer à ses affaires privées, le travail accompli, tout leader. Chose d’autant plus évidente dès lors que le travail ne fut pas très bien accompli. Ajoutons qu’on ne peut invoquer le fait que les pratiques dangereuses de certains membres de l’élite régnante ne font que refléter le « système », dit-on souvent de façon à diluer les responsabilités. Le délinquant ordinaire ou le gilet jaune éborgné n’a évidemment pas droit à une telle mansuétude. Enfin, personne n’a contraint ces gouvernants, si soucieux pour les autres de l’éthique de la responsabilité individuelle, à vouloir gouverner et jouir des privilèges que notre quasi-défunte république octroie si généreusement. De qui se moque-t-on ?

Un gouvernement d’union nationale s’impose comme la solution : il le faut composé de femmes ou d’hommes de tempérament démocratique, de toutes tendances, exempts de conflits d’intérêts, et ayant montré une distance critique vis-à-vis de la mondialisation et de la destruction de l’État social. On objectera que cela affaiblirait la République. Or, nos maîtres en l’affaire, les Romains, avait précisément compris que les situations inédites imposent des pratiques exceptionnelles, faute de quoi l’État se disloque et la société se défait. L’article 16 de notre constitution est l’écho de cette vieille nécessité remise au jour par les jacobins2. Cette forme extrême de la légalité n’est pas évidemment souhaitable à ce jour, sauf si une forte légitimité n’investit le pouvoir souverain.

Que ceux qui s’accrochent à leurs privilèges, ne s’imaginent donc pas que leurs faux fuyants feront oublier les enseignements élémentaires de la logique et de l’histoire. Ils se souviendront alors que les « administrés » de la vie courante sont, avant tout, en démocratie, des cosouverains3 qui ont, pour un temps seulement et sous certaines conditions, délégué leur puissance. Le président Macron, élu prétendument pour sauver la République, n’a jamais cessé en réalité de mettre en œuvre des mesures partisanes : il s’honorera à constituer enfin ce gouvernement.

Nos mondialisateurs en tous genres ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen.

Mais, si un procès politique est la condition du sursaut, il reste à préciser les conditions économiques de son action. Les partisans de la mondialisation ont fréquemment allégués que celle-ci accroissait le bien-être des consommateurs des pays autrefois développés, comme la France, et que les seules difficultés étaient d’ordre interne : de par notre culture et nos institutions, nous n’aurions pas su nous adapter à la nécessité historique du monde global. Et de citer toujours le même exemple, l’Allemagne.

Il n’est pas possible, néanmoins, de citer comme preuve appuyant une telle démonstration un pays pratiquant une politique mercantiliste affichée, loin des dogmes libéraux, et qui a démontré, durant la présente crise, sa propension au « repli nationaliste »4… Nos mondialisateurs en toute genre ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen. C’est d’ailleurs à cela que l’on peut reconnaître leur statut de serviteur ou de conformiste. Mais, il y a plus grave. Les gains apparents produits par le libre-échange reposent sur l’occultation de coûts sociaux et écologiques dus au fonctionnement du système industriel mondialisé. La chose était un argument connue des partisans de la démondialisation5 : elle prend à ce jour une dimension essentielle. Ce fait est d’autant plus à remarquer que les gains du libre-échange, qui ont certes contribué à un rattrapage de certains États, ont été captés à l’Ouest par un frange très mince de la population.

La crise de 2008 fut une crise de l’endettement qui s’est généralisée à des couches insolvables, rappelons-le. Mais, cet endettement fut le seul moyen inventé par l’élite pour ne pas remettre en cause la répartition inégalitaire que leur offrait la nouvelle économie des années 1990. La croissance s’est heurtée au mur de la dette. Ainsi, au dérèglement des rapports des hommes entre eux, traduction de cette crise financière, on a rajouté un dérèglement du rapport entre l’homme et la nature, ce qui ne fait qu’exprimer une fuite en avant de l’hybris du capital. Les néolibéraux mettent en cause le régime chinois, mais, auparavant, ils étaient d’un silence assourdissant dans l’écrasement des règles écologiques impliqué par le libre-échange. Ils étaient même d’un mépris étonnant envers le seul système d’échange international viable, le juste-échange, qui inclut la nécessité d’un protectionnisme raisonné pour éviter toute compétition sur les règles.

Il est donc acquis qu’il n’est nulle loi économique ou nécessité historique impliquant un retour au monde d’avant. Toutefois, on doit bien noter ici un fait marquant : la volonté de la caste dirigeante d’en revenir à l’état précédent des choses par le biais de la liquidation des avantages sociaux. Il s’agit, pour elle, de se libérer des entraves réglementaires qui empêcheraient une surcroissance de la production permettant de compenser les pertes présentes. Cela nous conduit à faire retour sur les sens multiples du mot économie et du refus de l’interventionnisme dans les faits.

En effet, comme toujours dans ce quinquennat, les choses ne cessent de faire violence aux mots. On parle de d’indépendance, de souveraineté etc., alors que, dès que se pose la question de nationaliser une seule entreprise stratégique en temps d’épidémie – la production de masque laissée en déshérence par la financiarisation et la mondialisation –, rien ne se fait. Sauf de préparer le renflouement de fleuron du transport aérien en danger… Pour le redonner totalement au privé dès que possible ! C’est qu’il s’agit pour le pouvoir de ne pas habituer le public à l’idée que l’interventionnisme est possible voire nécessaire et efficace : il ne faut pas constituer un précédent qui permettrait de remettre en cause le dogme du marché comme fondement absolu de l’économie. À la faute morale de mettre en danger la vie d’autrui par une telle inaction, s’ajoute donc un inquiétant fanatisme du marché, pourtant incroyable depuis 2008. Or, le recours au marché n’est pas une modalité possible de satisfaction des besoins sociaux, ce n’est pas une fin en soi en dépit de ce que répètent ad nauseam les prêtres européistes de la fameuse « concurrence libre et non faussée ».

La nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production.

C’est ici que se pose la question du sens du mot économie. Selon l’économiste-historien Karl Polanyi6, le sens « formel » de ce mot peut se référer à la question du meilleur choix possible dans des conditions données. Ceci renvoie au fait courant de la solution « économique » que pose nombre de problèmes de la vie courante. La majorité des économistes ont d’ailleurs fait ce choix de l’économie comme « science des choix », précisant, de facto, que l’institution moderne la plus à même de mettre en œuvre des choix rationnels guidant l’activité de production et d’échange n’est autre que le système de marché. Les prix de marchés indiquent en effet aux agents économiques ce qu’il en coûte de toute décision économique. Or, si Polanyi pense que ce type de théorie est utile, il manque un élément évident : il n’est pas vrai qu’on puisse toujours choisir, surtout ce qui est le plus important.

Cela nous conduit au sens matériel du mot économie : pour satisfaire les simples exigences de la survie matérielle du groupe et aussi de sa culture, il n’y a pas forcément des choix possibles mais des nécessités dues à l’urgence ou à la tradition (ou les mœurs, disons). Le sens du mot économie se réfère ici à l’organisation sociale de l’activité de production et d’échange, à l’économie humaine en fait : l’homme veut (sur)vivre et exister symboliquement. Lorsque l’on parle de l’économie nationale, l’on se réfère ainsi à des productions et des institutions empiriquement repérables dans un espace concret. Les marchés constituent une pièce de ce complexe social. Ils ne sont pas une fin en soi, ils constituent des moyens concrets d’organiser la vie bonne, rien de plus. En certains cas, les logiques de rivalité et d’exclusion qu’ils impliquent imposent même de leur substituer d’autres mécanismes.

Il n’y donc pas de « souveraineté » du consommateur que tenterait d’illustrer la « science des choix » de bien des économistes : il faut s’extraire de cette mentalité infantile de l’insatisfaction permanente et réfléchir collectivement à ce qui précisément ne relève pas de nos désirs matériels changeants. Il en résulte que la nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production. Tout ne peut plus être produit et surtout pas à n’importe quel prix. Dès lors que les injonctions du capital et de la recherche du profit ne guident plus la société, nous entrons dans un post-capitalisme. Fasse qu’il soit socialiste, car une économie dirigée peut bien évidemment se faire au profit d’une caste : c’est une définition du fascisme. Rien n’est écrit.

Réduits que nous sommes à l’état de termites par le dérèglement du monde que nous avons suscité, par l’obéissance aveugle à une couches de dirigeants économiques et politiques dont nous avons pas eu le courage de contester les mythes, il nous reste à penser l’après-Covid. Conscients que cette crise peut permettre à cette même couche sociale de nous asservir encore plus par un usage monstrueux de la technique. Si nous ne sortons pas maintenant de ce singulier sommeil dogmatique, si nous n’organisons pas le grand procès pour établir les conditions du monde d’après, si nous ne pensons pas à mettre en place une économie humaine et durable, nous n’aurons aucune excuse pour les retour des drames humains et de l’insignifiance qui accablera périodiquement nos vies futures.

Mais rien n’est écrit…

Notes :

1 Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes : petit traité pédagogique, Seuil, 2002.

2 Fabrizio Tribuzio, « Tous sauf l’Etat », Le cercle des patriotes disparus, le lundi 20 avril. Lire ici.

3 Claude Nicolet, Histoire, nation et république, Odile Jacob, 2000. 

4 Edouard Husson, « Allemagne: les nôtres avant les autres – Merkel: tellement efficace dans la lutte contre le Covid-19, mais tellement peu européenne », Causeur.fr, lire ici.

5 Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011 et Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation !, Flammarion, 2011

6 Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2008. Lire ici.

Frédéric Keck : « Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau »

@Jérôme Bonnet/Modds

Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?

Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.

MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?

FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même utilisation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.

Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande.  En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique. Alors que les scientifiques travaillaient jusque là des deux côtés du Rhin dans une simple atmosphère normale de rivalité, comme Pasteur et Koch par exemple, il fallait, pour déclarer l’Allemand ennemi, le naturaliser comme Boche, un peu comme lorsque Trump parle du « virus chinois ». Surtout, les nations européennes sont entrées dans la guerre comme des « somnambules », pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Clark [1], en sachant qu’elles mettaient fin à la « Belle Epoque » où les grandes capitales européennes pouvaient rivaliser dans le luxe capitaliste et la conquête du monde. Elles ne savaient pas combien de temps la guerre allait durer parce que les armes qui servaient au début de la guerre devaient sans cesse être améliorées et remplacées. De même, nous entrons dans une nouvelle période avec ces techniques de confinement, de surveillance, de dépistage, de réanimation dont nous ne savons pas comment elles vont mettre fin à la pandémie, mais dont nous savons déjà qu’elles ont modifié en profondeur nos existences. Nous savons aussi que nous ne retrouverons plus l’innocence du temps où nous pouvions prendre l’avion avec un billet acheté d’un clic pour aller au bout du monde.

MLB : En quel sens vivons-nous à notre tour la fin d’une « Belle Époque » ?

FK : La période qui s’achève peut être repérée par les bornes 1976-2019 pour continuer le parallèle avec la période 1871-1914. 1976, c’est l’apparition d’Ebola en Afrique centrale et le prix Nobel de médecine donné à Carlton Gajdusek pour ses recherches sur le kuru qui serviront à comprendre la transmission zoonotique du prion causant la « maladie de la vache folle ». Il s’agit d’un des rares prix Nobel attribués à des recherches sur les maladies infectieuses émergentes, car la communauté scientifique pensait alors que les maladies infectieuses appartenaient au passé après l’éradication de la variole. 1976, c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, marquée par le fiasco de la grippe porcine : désireux de reprendre le contrôle sur leur territoire, les gouvernement américain vaccine 10% de la population contre un virus H1N1 proche de la grippe espagnole de 1918, qui s’était probablement échappé d’un laboratoire soviétique, mais doit arrêter parce qu’un grand nombre de syndromes de Guillain-Barré se déclarent après la vaccination. 1976, c’est aussi la mort de Mao Zedong et l’avènement de Deng Xiaoping, qui comprend que l’accomplissement du projet maoïste de mettre fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par l’Occident ne peut se faire qu’en adoptant les technologies occidentales de développement. Il est étonnant de noter que 1976, c’est aussi l’année où Michel Foucault fait un cours sur la biopolitique qui marque une rupture dans son œuvre en lançant des formules prémonitoires, mais qui manque ce qui se passe en Asie et en Afrique parce qu’il reste focalisé sur les transformations de la sécurité sociale en Europe et aux États-Unis.

Pendant toute cette période qui va de 1976 à 2019, les virologues ont construit un scénario selon lequel les transformations que l’espèce humaine impose à son environnement (élevage industriel, urbanisation, construction d’infrastructures de transport, déforestation, changement climatique…) multiplient les chances de contacts entre les humains et les animaux sauvages porteurs de nouveaux pathogènes, et la transmission très rapide de ces pathogènes sur toute la planète. Ce scénario, dont les deux grands penseurs sont l’Australien d’origine britannique Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos [2], est actualisé par la construction de laboratoires permettant de surveiller les mutations des virus à travers le monde, comme ceux que Kennedy Shortridge et Robert Webster, deux élèves de Burnet, construisent à Hong Kong et Memphis. Il est confirmé par une série d’émergences virales : la grippe aviaire H5N1 en 1997, le SRAS-Cov en 2003, la grippe porcine H1N1 en 2009, le MERS-Cov en Arabie Saoudite en 2012, enfin le SRAS-Cov2 en 2019. L’analogie avec 1914 fonctionne là aussi : il y a eu de multiples événements entre 1871 et 1914 qui annonçaient la conflagration européenne puis mondiale, mais seule la déclaration de guerre montrait qu’on basculait vraiment dans une nouvelle réalité. La différence majeure entre 1914 et aujourd’hui, finalement, c’est que l’Europe n’est plus le centre du monde mais la périphérie, et que la conflagration se joue surtout entre la Chine et les États-Unis qui sont les deux puissances mondiales depuis la fin de la guerre froide – dont 1976 pourrait être une des dates.

« Nous menons une guerre avec des armes venues d’un autre temps. »

MLB : Peut-on dire que la Chine et les États-Unis ont davantage anticipé et préparé la pandémie que l’Europe ?

FK : Je crois en effet que notre difficulté à comprendre la guerre qui est devant nous vient du fait que nous la faisons avec des technologies et des armes qui viennent d’un autre temps. Pendant un siècle, les gouvernements de l’Europe ont pacifié le continent et conquis le reste du monde en s’appuyant sur des techniques de prévention des maladies qui leur permettaient de calculer les risques sur leur territoire par des savoirs statistiques et de mutualiser ces risques dans leurs populations par des techniques d’assurance. C’est le fondement de la sécurité sociale, qui est formalisée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale mais qui est construite dès les premières techniques juridiques de compensation pour les accidents industriels un siècle plus tôt. C’est ce que François Ewald [3] a décrit comme l’histoire « l’État-providence », qui s’interrompait selon lui dans les années 1970 du fait de la privatisation des assurances, et Jean-Baptiste Fressoz [4] comme l’histoire de « l’apocalypse joyeuse », où les sociétés européennes entraient dans la catastrophe écologique avec le coussin amortisseur du calcul des risques.

Or je soutiens que d’autres techniques d’anticipation du futur se sont construites en parallèle, qui sont des techniques de préparation aux catastrophes consistant à imaginer l’événement catastrophique peu probable comme s’il était déjà réalisé de façon à en limiter les dégâts. Mes collègues américains – Paul Rabinow, Andrew Lakoff, Stephen Collier [5] – datent ces techniques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’anticipation par le gouvernement américain d’une attaque nucléaire par les Soviétiques. Je fais l’hypothèse que ces techniques étaient déjà disponibles à la fin du dix-neuvième siècle en Europe à travers la préparation à la guerre mondiale et à la grève générale. Ce qui est certain, c’est que ces techniques sont transférées après la guerre froide à la gestion des épidémies et des catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer trois techniques de préparation aux catastrophes – ce que j’appelle les trois S, qui sont en fait redoublés : les Sentinelles, qui envoient des Signaux d’alerte précoce, les Simulations, qui mettent en scène des Scénarios du pire cas, et le Stockage de biens prioritaires, qui se distingue du Stockage ordinaire (en anglais : stockpiling et storage). Toutes les discussions sur la préparation portent sur le bon usage de ces techniques, c’est-à-dire leur bonne distribution dans la société de façon à préparer les populations aux catastrophes à venir.

MLB : Pourtant l’Europe a semblé aller plus loin que la prévention avec le fameux principe de précaution…

FK : Le principe de précaution, qui a émergé en Allemagne dans les années 1970 pour justifier l’opposition à l’industrie nucléaire, a servi aux sociétés européennes – et notamment la France, qui l’a inscrit dans sa Constitution en 2005 – à passer graduellement de la prévention à la préparation, un peu comme un coussin amortisseur lui permettant d’éviter un basculement intellectuel et technologique trop violent. Le principe de précaution implique en effet, face à une menace diffuse et nouvelle, de maximiser les risques pour justifier une intervention massive qui, rétrospectivement, fera apparaître le risque comme faible. D’où les controverses infinies et indécidables sur le principe de précaution : en fait-on trop ou pas assez ? Le principe de précaution est infalsifiable puisque de toutes façons les gouvernements préfèrent en faire trop pour annuler la possibilité même de montrer qu’ils auraient pu faire autrement. C’est ce qui a été fait avec l’abattage massif des bovins soupçonnés de porter la maladie de la vache folle en 1996, avec l’abattage des volailles contre la grippe aviaire en 2005, avec la commande massive de vaccins contre la grippe porcine en 2009. Quand il a dû justifier le confinement face aux nouvelles menaces du Covid-19, le président de la République a créé un comité d’experts ad hoc pour justifier, sur la base de modèles épidémiologiques construits à l’Imperial College de Londres, que cette mesure éviterait des centaines de milliers de morts. Contrairement à ce qu’espéraient les sociologues des sciences [6], le principe de précaution n’est pas devenu le moteur d’une participation de la société civile à l’expertise scientifique, mais d’une instrumentalisation de l’expertise scientifique par le pouvoir politique pour justifier une nouvelle forme de souveraineté dans les sociétés néo-libérales.

MLB : À l’inverse, les pays asiatiques ont considérablement investi dans les techniques de préparation, notamment à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003.

FK : En effet la préparation a été mieux comprise en Asie qu’en Europe et aux États-Unis, et les sociétés asiatiques ont même retourné les technologies conçues en Occident pour mettre fin à l’humiliation occidentale qu’elles perçoivent depuis deux siècles. C’est peut-être conjoncturel, puisque la crise du SRAS en 2003 a permis à ces sociétés de se préparer à l’émergence d’une nouvelle souche virale venue des animaux, comme l’a fait la Chine en inaugurant en 2017 un laboratoire de biosécurité P4 construit avec le soutien des Français, le seul laboratoire de ce type en Asie, qui fait de Wuhan une sentinelle des pandémies au centre de la Chine en rivalité avec Hong Kong sur ses frontières. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé ayant joué un rôle central depuis 2003 dans la mise en concurrence des sentinelles des pandémies, la Chine a compris dès le Règlement Sanitaire International de 2005 qu’il fallait qu’elle contrôle ce jeu. Elle a donc fait élire Margaret Chan directrice de l’OMS en 2006, après qu’elle ait géré les crises de grippe aviaire et de SRAS à Hong Kong entre 1997 et 2003, puis Tedros Adhanom Ghebreyesus en 2017, du fait des bonnes relations entre la Chine et l’Ethiopie. Résultat, la Chine a aussi poussé l’OMS à donner à la nouvelle maladie le nom le plus neutre possible – Covid-19 – de façon à faire oublier son origine chinoise, alors que les scientifiques du Centre for Disease Control aux États-Unis ont imposé de parler de SRAS-Cov2 pour rappeler les ressemblances entre cette maladie et celle qui a fait trembler l’Asie en 2003 en se diffusant également à Toronto. J’ai parlé de « classement de Wuhan » pour décrire la façon dont l’OMS compare les performances des Etats européens face au Covid-19 en m’inspirant du « classement de Shanghai » par lequel les autorités européennes notent les performances de leurs universités à partir d’indicateurs fictifs construits par la bureaucratie chinoise.

« Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation. »

MLB : Vos travaux montrent aussi que la tendance à la préparation à l’émergence de pathogènes d’origine animale, comme les virus de grippe aviaire et les coronavirus de chauve-souris, n’est pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle.

FK : Le principe de précaution est profondément enraciné dans ce que Philippe Descola appelle l’ontologie naturaliste, qu’on trouve dans l’Occident moderne et qui repose sur une coupure entre les humains, dotés d’âmes et d’intentions, et les non-humains, conçus comme des étendues de matière inanimée. C’est ce qui justifie que l’on puisse abattre des millions de bovins ou de volailles pour éviter la transmission d’un pathogène qui infecterait les humains : les bovins et les volailles malades sont considérées comme des marchandises défectueuses bonnes pour la casse ou l’équarrissage. La préparation implique davantage une ontologie que Descola qualifie d’animiste : il faut prêter une intention aux virus pour pouvoir suivre leurs mutations à travers le réservoir animal, ce qui conduit à donner un sens aux discours apparemment new age selon lesquels « la nature se venge ». Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation, et il faut que les humains entendent ces signaux d’alerte envoyés par les animaux. J’ai été très frappé, dans les entretiens que j’ai mené avec des citoyens chinois ordinaires, de voir que ce discours de la vengeance de la nature était parfaitement compris et qu’il n’était nullement incompatible avec une compréhension scientifique des mécanismes de mutation et de sélection des virus, ce qui vient peut-être de l’introduction importante de la biologie darwinienne dans la Chine républicaine des années 1920, mais aussi de ses affinités avec une conception cyclique de la nature que l’on trouve dans le Classique des mutations (Yi jing).

J’ai voulu tester cette hypothèse d’une meilleure prise de la préparation dans la cosmologie chinoise en regardant comment une pratique occidentale, le birdwatching ou l’ornithologie, était appropriée en Chine. Cela commence avec les premiers observateurs européens comme Robert Swinhoe ou Armand David au XIXe siècle, puis les sociétés d’ornithologues souvent pilotées dans les années 1950 par des militaires anglais ou américains à Hong Kong et Taïwan, puis des sociétés beaucoup plus sinisées dans les années 1990 avec un idéal de « science citoyenne » mais aussi une aspiration à la rencontre avec un oiseau dans son environnement naturel qui permet de le regarder « les yeux dans les yeux », et enfin l’enrôlement de ces sociétés dans la préparation à la grippe aviaire par la collecte d’échantillons pour les analyses en laboratoires. On pourrait faire le même type d’analyse pour les sociétés d’observateurs des chauves-souris, qui sont de plus en plus nombreuses en Europe et en Asie. Comme les ornithologues se présentent souvent comme des chasseurs repentants (sinon eux-mêmes, du moins la filiation intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent), on retrouve chez eux cette passion des « chasseurs de virus » pour la possibilité de suivre les animaux dans leur environnement sauvage, et à la limite de s’identifier à eux par les pathogènes que nous partageons en commun.

MLB : In fine, la Chine a réussi à gérer son épidémie et, écrivez-vous, elle met désormais au défi le reste du monde. Les économies occidentales sont à l’arrêt et reproduisent le confinement de Wuhan, qui est lui-même, bien que la plupart des commentateurs en Europe l’ignorent, inspiré de celui du Vietnam en 2003. L’Italie et la Slovénie se tournent vers la Chine plutôt que vers l’Union Européenne et la France instaure avec elle un pont aérien pour obtenir le matériel dont elle manque cruellement… La Chine s’impose sous nos yeux comme la première puissance mondiale.

FK : Nous entrons en effet dans une nouvelle ère du capitalisme marquée par la prééminence chinoise, qui était décrite depuis trente ans comme une « puissance émergente » mais qui apparaît à présent comme un leader mondial, capable de maîtriser une épidémie sur son territoire – l’ironie étant que depuis trente ans, ce discours s’accompagne du discours inverse sur la Chine comme réservoir de maladies infectieuses émergentes, comme la face obscure ou la part maudite de la puissance économique –  mais aussi d’aider le reste du monde à la contrôler par l’envoi massif de masques, de produits pharmaceutiques, de réactifs pour les tests de dépistage fabriqués sur son territoire. A ce titre, la Chine de Deng Xiaoping a réussi son pari de faire de la rétrocession de Hong Kong en 1997 le signe d’une nouvelle ère mettant fin à deux siècles d’humiliation coloniale qui ont permis aux Britanniques, par les guerres de l’opium en 1840, et aux Français, lors du sac du palais d’Été en 1860, de contrôler l’économie chinoise. Selon ce récit traumatique, qui justifie les pires errements de l’ère maoïste, il a fallu trente ans d’isolement de la Chine du reste du monde pour construire une population forte et unifiée capable d’absorber les outils technologiques de l’Occident, alors que ceux-ci avaient divisé la population entre la majorité paysanne et les élites urbaines pendant la période républicaine. La Chine moderne s’est toujours définie par sa capacité à maîtriser les épidémies, pour répondre aux défaillances de la Chine impériale qui n’avait pas su le faire, ce qui, dans la conception chinoise du « mandat céleste » (geming, qui signifie aussi « révolution »), est le signe de la nécessité de changer de régime. Sun Yat-Sen, le premier président de la Chine républicaine en 1911, avait fait des études de médecine à l’Université de Hong Kong et Mao Zedong, fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, utilisait régulièrement la rhétorique de la guerre contre les virus pour mobiliser sa population, notamment depuis la guerre de Corée en 1950 au cours de laquelle il avait accusé les Américains d’utiliser les armes bactériologiques fabriquées par les Japonais. Xi Jinping, qui se conçoit comme l’héritier de cette histoire millénaire et est le premier empereur chinois nommé à vie dans la Chine moderne (même Mao Zedong n’avait pas eu cet honneur), en est parfaitement conscient. Le rapport publié par l’OMS le 28 février, qui décrit les mesures adoptées en Chine contre le Covid-19 comme un modèle pour le reste du monde, marque une victoire symbolique de Xi Jinping – même si les contestations montent sur la sincérité du nombre de victimes déclarées par la Chine à l’OMS. 

« La préparation aux épidémies oscille entre techniques cynégétiques et techniques pastorales. »

MLB : Une ombre au tableau, les semaines de retard des autorités chinoises dans l’identification de l’épidémie qui ont attisé les critiques de la population.

FK : La figure de Li Wenliang, ce jeune ophtalmologue de 33 ans décédé du Covid le 7 février en laissant sa femme enceinte infectée et après avoir alerté en vain les autorités de Wuhan dès le 30 décembre sur la dangerosité du coronavirus causant des pneumonies atypiques près d’un marché aux animaux, est en effet une épine majeure dans le récit que Xi Jinping fait de la maîtrise de l’épidémie de Covid-19 par la Chine, car elle a suscité un élan compassionnel inédit sur les réseaux sociaux chinois. On peut concevoir en effet que cette épidémie aurait pu être arrêtée à ce stade si l’alerte de Li Wenliang avait été entendue. Ce fait me conduit à une distinction importante, que je n’avais pas pu établir dans mon travail sur la grippe aviaire [7], entre sentinelle et lanceur d’alerte, car les virologues de Hong Kong avaient joué ces deux rôles depuis 1997. On peut dire rétrospectivement que Wuhan a bien joué son rôle de sentinelle en identifiant très rapidement les ressemblances génétiques entre le SARS-Cov2 et un virus prélevé sur une chauve-souris en 2018. Mais elle n’a pas joué le rôle de lanceur d’alerte parce que les autorités locales et provinciales à Wuhan ont eu peur d’envoyer de mauvaises nouvelles à Pékin. Elles ont été sanctionnées pour cela, puisqu’elles ont été remplacées par de nouvelles autorités plus fidèles au pouvoir central. Mais le remplacement des fonctionnaires corrompus ou incompétents ne met pas fin au manque le plus criant en Chine : celui d’une opinion publique dans laquelle les lanceurs d’alerte peuvent s’exprimer librement [8].

Il ne faut cependant pas en conclure que la Chine ou l’Asie ne pourraient pas gérer les pandémies à venir du fait d’une tradition disciplinaire séculaire, d’un totalitarisme autoritaire ou d’un despotisme oriental. Je vois plutôt les tensions actuelles autour de la gestion des épidémies en Chine comme un gradient entre les techniques cynégétiques (relatives à la chasse) et les techniques pastorales qui est très différent du nôtre mais qui ne résulte pas d’une culture incommensurable, plutôt de tournants ontologiques différents pris au cours de l’histoire humaine. On peut dire que les sociétés européennes et les sociétés chinoises partagent le même fond analogiste, au sens que Philippe Descola a donné à ce terme pour décrire le culte des correspondances cosmologiques dans des sociétés impériales, mais que les Chinois l’orientent davantage vers l’animisme alors que les sociétés européennes l’orientent davantage vers le naturalisme. Les sociétés européennes ont bâti le pouvoir pastoral autour d’un sacrifice – c’est-à-dire la destruction rituelle d’un animal ou d’un humain –  offert à un Dieu transcendant qui garantit l’unité du peuple par une loi. Les sociétés chinoises le conçoivent plutôt comme un système de correspondances ou d’analogies dans lequel le sacrifice permet de réinstaurer un ordre immanent après une crise, sans qu’il soit pour cela nécessaire d’invoquer un Dieu ou une Loi. La mort de Li Wenliang peut ainsi être comprise par le pouvoir chinois comme un sacrifice nécessaire à la construction d’une nation chinoise plus forte après la pandémie, et non comme l’instauration d’une justice transcendante à cette nation, ce qui est le fondement de l’espace public en Europe depuis les Lumières. Heureusement, d’autres territoires chinois comme Hong Kong, Taïwan ou même Singapour ont intégré cette conception européenne de l’espace public comme arène démocratique dans laquelle la décision souveraine est soumise au jugement du peuple et non seulement aux signes de changement de mandat céleste. C’est pourquoi il faut regarder attentivement ce qui se passe dans ces trois territoires que je décris comme les sentinelles de la pandémie, car le propre de la sentinelle est justement qu’elle refuse de se laisser sacrifier pour pouvoir porter ses signaux d’alerte le plus loin possible et qu’une nouvelle forme de justice en émerge.  En cela, la sentinelle est une technique cynégétique qui résiste à la forme pastorale du biopouvoir sacrificateur, aussi bien européenne (sacrifice de l’immanence à la transcendance) que chinoise (sacrifice comme rétablissement de l’immanence). Je crois que ce qui doit être répliqué pour nous préparer aux pandémies, ce sont les sentinelles, pas le sacrifice.

MLB : Si notre tradition est pastorale, où trouverons-nous des ressources pour mettre en place des sentinelles sans les sacrifier ?

FK : C’est tout l’enjeu de la réflexion que j’ai menée sur l’Affaire Dreyfus à travers un livre que j’ai rédigé récemment sur la famille Lévy-Bruhl [9]. Je fais en effet l’hypothèse selon laquelle Dreyfus a été perçu par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, son cousin par alliance, comme une sentinelle qui envoie des signaux d’alerte sur les catastrophes qui menacent les Juifs et, à travers eux, l’idéal des Lumières dont les juifs de France ont été au dix-neuvième siècle l’incarnation. Je fais aussi l’hypothèse selon laquelle Lévy-Bruhl n’a compris cette leçon de l’Affaire Dreyfus que rétrospectivement à travers des figures de « justes » qu’il rencontre dans d’autres sociétés, comme Rizal aux Philippines, Rondon au Brésil, Nguyen au Vietnam. Et j’éclaire ainsi sa fameuse analyse de la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de vigilance qui permettent aux sociétés de se préparer à des menaces à venir sans recourir à la forme étatique du sacrifice. Cela ne signifie donc pas que Lévy-Bruhl projette sur les « sociétés primitives » une expérience du Juif antérieur à l’émancipation, car alors on pourrait dire que la coupure qu’il établit entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée » passe à l’intérieur du juif moderne, mais plutôt qu’il éclaire par l’analyse des données ethnographiques sur les sociétés coloniales une expérience qui est celle du juif moderne confronté à l’injustice et ne pouvant s’appuyer sur l’État pastoral pour la réparer ; ceci explique à mes yeux la résistance de Lévy-Bruhl à la sociologie durkheimienne du sacré et du sacrifice.

J’ai retrouvé une conception similaire des sentinelles chez Claude Lévi-Strauss tout d’abord, dont toute l’opposition à la sociologie durkheimienne vient de son refus de la compréhension de la Seconde Guerre Mondiale comme un sacrifice, et qui fait une lecture non-sacrificielle de la crise des vaches folles en 1996, et chez Amotz Zahavi, un ornithologue israélien qui publie en 1997 une « théorie du handicap » selon laquelle les vivants peuvent envoyer des « signaux coûteux » qui ont une valeur non utilitaire mais esthétique, car ils leur donnent un avantage comparatif dans des relations concurrentielles entre proie et prédateur mais aussi entre mâles et femelles, comme la fameuse « queue du paon » qui était déjà une énigme pour Darwin [10]. Or Zahavi a conçu cette théorie, qui est aujourd’hui unanimement acceptée mais qui apparaissait alors comme absurde, en observant des oiseaux, les babblers ou cratéropes écaillés, qui avaient des comportements de sentinelles dans le désert du Néguev. La force de son observation et de son interprétation était de dire que les sentinelles, en communiquant avec les prédateurs au lieu de les agresser, ne se sacrifiaient pas pour le collectif mais augmentaient leur capital de prestige – un argument qui avait du poids dans la lutte entre les « colombes » et les « faucons » dans l’Etat d’Israël.

Le point commun à Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Zahavi, c’est de mettre en valeur des techniques cynégétiques – des formes de communication entre prédateur et proie permettant de pallier les incertitudes de leurs interactions – alors que la tradition juive s’est plutôt construite à partir de techniques pastorales. C’est un point dont j’ai discuté avec le directeur du zoo de Jérusalem en 2015, qui était aussi le président de l’Association des zoos européens : il n’y a pas de tradition cynégétique en Israël, ce sont toujours les peuples voisins qui chassent, et le rôle d’Israël est de civiliser les chasseurs en les soumettant à la Loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de dissidence interne à la tradition juive à travers cette ethnologie et cette ornithologie des sentinelles ? Si oui, les Juifs européens ont peut-être des ressources de préparation dans leurs rapports avec leurs « tribus » voisines.

« Le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir.»

MLB :  Théodore Herzl a en effet conçu le projet sioniste comme une réponse au signal d’alerte que fut la condamnation de Dreyfus, mais il a entraîné une grande partie des Juifs hors l’Europe dans une sorte de nouveau projet pastoral. Que reste-t-il alors à l’intérieur de l’Europe comme ressources pour mieux nous préparer aux catastrophes à venir ?

FK : Je crois que le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir de façon plus juste que le socialisme chinois, parce qu’il intègre l’idéal moderne de la liberté. C’est ce que dit très clairement Lucien Lévy-Bruhl au lendemain de la Première Guerre Mondiale en distinguant le socialisme européen du socialisme asiatique dans un article que j’ai récemment réédité [11]. Jaurès avait en effet pour vocation d’adapter le socialisme allemand au peuple français, c’est-à-dire un peuple à la fois passionné par l’universalisme de l’idéal et enraciné dans le goût du sensible – c’est pourquoi il passait tant de temps et d’énergie dans les banquets républicains où l’on faisait de beaux discours et où l’on mangeait de grands repas. Jaurès, issu d’une famille d’officiers, formé dans la philosophie kantienne qui régnait alors à l’École Normale, a converti dans la défense des mineurs de Carmaux l’engagement militaire de ses ancêtres et la rhétorique de ses condisciples. D’où son obsession, en tant que philosophe et militant, pour la préparation de la grève générale : si la grève arrive, les prolétaires seront-ils assez forts pour la faire tenir et gagner des droits sur le patronat ? C’est aussi le sens de l’Armée Nouvelle, le livre qu’il publie en 1911 après avoir lu les plans de préparation de l’état-major à une guerre contre l’Allemagne, dans lequel il reprend l’idéal de l’armée révolutionnaire de Valmy pour l’organiser concrètement et faire de l’engagement du prolétariat dans le conflit avec l’Allemagne la condition d’une attribution de droits sociaux au sortir de la guerre. C’est enfin et surtout le sens de son engagement dans l’Affaire Dreyfus : si l’état-major français est capable de commettre une erreur de raisonnement comme celle qui a conduit Dreyfus à Cayenne, il sera incapable de faire face à un état-major allemand mieux équipé et organisé. Jaurès inscrit donc toute sa réflexion sur le socialisme international dans la nécessité de préparer la France à une grève générale d’abord, à une guerre mondiale ensuite, en intégrant la tradition juridique et politique française.

MLB : Constatant que l’Allemagne était mieux préparée, les proches de Jaurès intégrèrent le ministère de l’armement derrière Albert Thomas. Y a-t-il des leçons à tirer pour notre présent immédiat de leur gestion de la crise de la Première Guerre Mondiale ?

FK : Après l’assassinat de Jean Jaurès mais aussi la mort au combat de leur ami Robert Hertz, Lucien Lévy-Bruhl entre avec Maurice Halbwachs et François Simiand au ministère de l’armement où Albert Thomas, député proche de Jaurès, était sous-secrétaire d’État en charge de l’équipement militaire sous la tutelle d’Alexandre Millerand. Il s’agissait pour eux de contribuer par un travail de statistique et de propagande à ce qu’on appelait « l’effort industriel de la France », en convertissant des usines d’automobiles comme Renault en usines de guerre. C’était une forme de nationalisation qui ne disait pas son nom, anticipant les grandes nationalisations qui eurent lieu après 1945. L’industrie, qui s’était développée en France de manière autoritaire puis libérale sous le Second Empire et la Troisième République, était ainsi reprise en main par un pouvoir socialiste au service de l’effort militaire. Cela a conduit à un ensemble de nouveaux droits sociaux au sortir de la guerre comme la journée de huit heures pour rendre justice aux travailleurs et travailleuses qui avaient servi dans les usines de guerre. On pourrait imaginer aujourd’hui des formes de nationalisation comparables, non seulement des banques pour éviter leur faillite comme lors de la crise financière de 2008, mais aussi des grandes entreprises de distribution comme Amazon et Leclerc, pour organiser leurs conditions de travail et éviter qu’elles n’entrent en concurrence déloyale avec les petites librairies ou les marchés de village. Emmanuel Macron a beaucoup fait référence à Clémenceau dans sa communication depuis la début de la pandémie, pour justifier l’effort du personnel hospitalier sur la première ligne de front et le soutien que devait lui apporter le reste de la population sur l’arrière-front, mais il n’a pas assez parlé des travailleurs qui continuent de faire fonctionner la nation en temps de confinement, comme les caissières, les employés des entreprises de livraison, les ouvriers du clic qui font tourner les sites d’achat en ligne…Il y avait pourtant ces éléments dans ses discours de déclaration de guerre qui parlaient de la solidarité. Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau.

« Je vois des signes de solidarité internationale dans l’échange de signes d’information entre les sentinelles des pandémies. »

MLB : Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, la déclaration de guerre signifiait aussi l’échec de l’Internationale socialiste et de l’idéal de solidarité qu’il portait. Voyez-vous des signes de cette solidarité aujourd’hui ? Au contraire, le monde qui sortira de la crise du coronavirus n’est-il pas davantage susceptible de se replier sur lui-même ?

FK : Le risque de repli est fort, en particulier si la pandémie s’installe durablement en Afrique et en Amérique, justifiant de nouvelles périodes de confinement lorsque l’Europe aura levé les premières mesures. On voit mal comment le confinement peut être compatible avec un exercice plein et entier de la solidarité, même si l’on peut s’émerveiller des nouvelles formes de communication en ligne et applaudir le personnel hospitalier sur son balcon. Pour que la solidarité s’exerce, il faut qu’il y ait une forme d’activité commerciale, puisque la solidarité consiste justement à se prémunir des maladies qui peuvent émerger de cette activité commerciale elle-même. En cela, le solidarisme est une tentative de rendre compatible le socialisme et le libéralisme : c’est un remède par le socialisme – c’est-à-dire la formulation d’un idéal social commun à tous les membres d’un collectif – aux maux du libéralisme – c’est-à-dire un excès de liberté de circuler, échanger, discuter…  Et c’est pourquoi il est incompatible à mes yeux avec le protectionnisme, qui consiste à replier le collectif sur des frontières, dont la pire version est celle de l’Amérique de Trump qui utilise la souveraineté économique comme une forme hyper-agressive de concurrence libérale.

Je vois des signes de solidarité aujourd’hui dans l’échange de signes d’information entre ce que j’appelle les sentinelles des pandémies. Hong Kong, Taïwan et Singapour ne doivent pas être conçus comme des modèles de surveillance des pandémies qu’il faudrait appliquer en Europe avec des technologies informatiques sophistiquées. Ce sont plutôt des tentatives d’inventer des formes de détection précoce des pandémies compatibles avec les libertés publiques auxquelles nous sommes attachés. Ce sont des scientifiques connectés à des ordinateurs pour suivre les mutations des virus, mais aussi des corps exposés à des maladies respiratoires qui signalent les maux que nous avons imposés à notre environnement. C’est la base d’une solidarité non seulement entre les scientifiques – car le mélange de concurrence et de collaboration qui est au fondement de la science moderne est au principe de la solidarité – mais aussi entre les générations – entre les plus jeunes et les plus âgés, car c’est la base de la transmission de savoirs -, entre les nations et entre les espèces animales ; j’avoue avoir du mal à concevoir une solidarité avec les plantes et les arbres, mais je peux essayer d’aller jusque-là si je pars de crises mettant en jeu ensemble la santé des animaux et des plantes.

MLB : Vinciane Despret souligne dans la préface qu’elle donne à votre livre que vous réhabilitez un vieux slogan de Mai 68. Face aux épidémies la voie du salut c’est « l’imagination au pouvoir » ?

FK : C’est à Vinciane Despret que je dois la découverte de la théorie d’Amotz Zahavi, qu’elle est allée observer sur le terrain en Israël avant 1997 [12], et qui m’a permis de comprendre les sentinelles des pandémies en Asie. Pour elle, la force de la démonstration de Zahavi est justement cette dimension esthétique des « signaux coûteux », le fait que les oiseaux sentinelles se perchent sur la branche dans une sorte de danse où chacun se distingue par un cri différent, au lieu qu’un seul oiseau se sacrifie en poussant un cri agressif qui fasse fuir à la fois le prédateur et les autres oiseaux. De nombreux microbiologistes soulignent aujourd’hui que les virus ne sont pas des ennemis mais qu’ils cherchent seulement à se répliquer dans nos cellules, et que les conditions dans lesquelles nous interagissons avec le vivant, c’est-à-dire les barrières que nous instaurons entre les espèces, ont rendu ces virus franchissant ces barrières plus dangereux, notamment parce qu’ils produisent des paniques du système immunitaire. On peut donc concevoir une sorte de danse des humains avec les animaux et les microbes (et peut-être les plantes) dans une célébration de la diversité de la nature plutôt qu’un repli derrière des frontières spécifiques et nationales. Cela apparaitra comme une utopie new age mais c’est ce qui découle logiquement des techniques de préparation aux pandémies si on les prend au sérieux comme des technologies de l’imagination analogues à celles des chamanes dans les sociétés amazoniennes ou sibériennes : il faut imaginer que le virus est déjà là parmi les animaux qui vivent avec nous, simuler des formes d’interaction non agressives avec lui, et stocker des marchandises qui nous permettent de fabriquer de la valeur en fonction des traces qu’il y dépose. C’est le monde dans lequel nous sommes entrés avec la déclaration de guerre contre un virus pandémique qui n’est pas un ennemi mais avec lequel il va falloir apprendre à vivre autrement, et peut-être mieux.

 

[1] Christopher Clarck, Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

[2] René Dubos, Man, Medicine and Environment. Londres, Pall Mall Press, 1968, et Frank M. Burnet Natural History of Infectious Diseases. Cambridge, Cambridge University Press, 1972. Que ces deux ouvrages scientifiques soient parus entre le mouvement global de mai 1968 et la publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972 dit beaucoup de leur signification politique.

[3] François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[4] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012

[5] Stephen J. Collier, Andrew Lakoff et Paul Rabinow, « Biosecurity: Towards an Anthropology of the Contemporary », Anthropology Today 20, n°5, 2004, p. 3-7.

[6] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[7] Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[8] Cf. Francis Chateauraynaud & Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l´alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.

[9] Ce livre en cours d’édition est annoncé dans mon article « Lévy-Bruhl, Jaurès et la guerre », Cahiers Jaurès, n°204, 2012, p. 37-53.

[10] Amotz et Avishag Zahavi, The Handicap Principle: a Missing Piece of Darwin’s Puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997.

[11] Cf. Lucien Lévy-Bruhl, « L’ébranlement du monde jaune », et Frédéric Keck, « Lucien Lévy-Bruhl et l’imaginaire anti-colonial en Asie », Revue d’histoire des sciences humaines, n°33, 2018, p. 243-262.

[12] Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis Robin, Synthélabo, 1996.

La massification culturelle : une fatalité pour la scène techno ?

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Longtemps considérée comme une sous-culture des marges, la musique techno s’est transformée au fil des années pour devenir ce qu’on peut considérer comme un des faits sociaux musicaux de la décennie. Loin des banlieues américaines de Détroit, aujourd’hui les boîtes les plus branchées de la planète se battent et rivalisent d’inventivité pour accueillir les grands noms de la scène techno internationale. Cette massification culturelle et son institutionnalisation progressive exposent les professionnels de la musique de production à une standardisation presque inévitable. Ceci étant au risque de perdre la richesse de ses racines contestataires. Cette pensée s’est cristallisée dans la crainte de Jeff Mills, un des pionniers de la musique techno américaine, de laisser place à une « musique bubblegum […] de classes moyennes».


Surfant sur les révolutions musicales de la musique électronique (1) des années 70, la techno vient trouver sa place au milieu des années 80 dans les quartiers populaires et industriels de Détroit où racisme et violence rythment le quotidien des américains. Ce nouveau mouvement musical naît symboliquement avec la création du label Metroplex par Juan Atkins (connu sous le nom de Model 500) en 1985 puis de Transmat en mai 1986 et KMS en 1987. Cette musique émergente qualifiée très rapidement de « cérébrale » connaît un succès grandissant parmi les classes populaires qui perçoivent dans la techno un message politique contestataire.

Jeff Mills, un des fondateurs du label techno Underground Resistance et très engagé dans les « ghettos noirs de Détroit », comme il les surnomme, soutient une dimension politique claire de ce genre musical émergent. Dans une interview donnée à l’Agence France Presse en juillet 2019, il témoigne : « pour le gouvernement, nous les jeunes afro-américains étions bons à être en prison ou morts, donc comme collectif techno à Detroit, nous avions trouvé le moyen de sortir de ça, de faire ce qu’on voulait et d’inspirer les autres ». « On évoquait les idées de violence, de brutalité et de racisme » (3). Érigées en symbole contestataire de la communauté afro-américaine des États-Unis, les scènes techno vont se multiplier à Détroit et s’exporter dans divers quartiers populaires des grandes métropoles des Etats-Unis. Il ne faut pas non plus minimiser l’importance de cette culture pour la communauté gay des années 80 et d’aujourd’hui, toujours perçue comme marginale. Celle-ci a su s’approprier la techno dans ses luttes contre l’homophobie et pour une reconnaissance civique et juridique (1).

«La techno se transforme en refuge pour des technophiles en quête D’EXTASE loin des préoccupations quotidiennes de la société ».

Une autre dimension contestataire de la culture techno repose sur la recherche d’un imaginaire, d’un inconscient collectif voire d’une libération de l’esprit que les sociétés modernes n’offrent pas (Rachid Rahaoui, 2005). L’esprit techno stimule la créativité tout en abolissant les barrières temporelles (répétition des sons, soirées qui durent jours et nuits). Cette nouvelle scène se transforme en refuge pour des technophiles en quête d’extase (et non uniquement d’ecstasy) loin des préoccupations quotidiennes de la société. Elle reflète le rejet de l’individualisation des relations humaines, de la consommation à outrance, du nivellement des valeurs et d’une manière générale des répercussions du libéralisme moderne. Le discours techno présente à la fois une traduction bien précise d’une anomie (Durkheim) culturelle environnante et en même temps une volonté de défection (Hirschman) de la part des technophiles.

A la fin des années 80, la musique techno s’exporte en Europe, où un foyer culturel électro est déjà très présent depuis le début des années 70. Le groupe allemand Kraftwerk est un des premiers groupes à utiliser une instrumentalisation entièrement électronique et à répétition. Il est aujourd’hui considéré comme un des principaux influenceurs de la musique techno européenne. Ce n’est pas par hasard que ce genre nouveau s’est principalement installé à Berlin Ouest, notamment avec la création du label et du club Trésor, une des plus célèbres boites de la capitale. Cette nouvelle scène musicale trouve également de nombreux échos au Royaume-Uni, principalement à Manchester, ville industrielle mais aussi initiatrice de la musique dite « industrielle » (musique agressive et saturée). Elle est considérée comme le deuxième foyer de la culture techno européenne.

La technomania conquiert un public de plus en plus important tout en restant une véritable niche musicale, si bien que les « raves parties » se multiplient à partir de 1989 (3). Au début des années 1990, cette culture underground bat son plein tout en restant cantonnée à des espaces d’initiés. De nombreux labels européens émergent mais l’univers techno parvient à conserver ses racines de marges.

De la banalisation à la normalisation politique d’une scène musicale émergente

Au milieu des années 90, les autorités publiques françaises s’inquiètent de la multiplication des raves parties légalement organisées sur le territoire si bien que les arrêtés municipaux interdisant les raves explosent. En mai 1995, sous couvert de la lutte anti drogues, Charles Pasqua, ministre de l’intérieur, émet une circulaire ministérielle intitulée « Les soirées raves : des situations à haut risque ». L’application de cette circulaire s’est traduite par un fichage quasi systématique des organisateurs de raves ainsi que de leurs soutiens (certains journaux, comme Telerama sont mis sous surveillance). Elle a également déclenché des actions de verbalisation des organisateurs (appelés les sound system) pour de multiples motifs : dégradation des sites, abandon d’ordures, vente de boissons alcoolisées non autorisées, contrefaçon d’œuvres musicales (les DJ n’étant pas affiliés à la Sacem). Mais, en tentant de bloquer l’organisation légale de ces raves dans les salles de spectacles officielles, la circulaire anti-rave a précipité la techno dans la clandestinité. L’organisation de raves illégales en pleine nature ou dans des lieux désaffectés s’est alors massivement amplifié. L’autre conséquence indirecte de cette politique publique visant à endiguer le phénomène techno a été de renforcer la publicité de cette musique émergente si bien qu’elle sera rapidement comparée au phénomène Yéyé des années 50 et identifiée comme la « musique des jeunes ».

https://it.wikipedia.org/wiki/Free_party
Photo prise lors d’une rave party © Dadonene89

Face à ce rejet de la part des pouvoirs publics, des associations non lucratives comme Technopol à Lyon (1996) apparaissent dans le paysage associatif français. Elles ont pour objectif de promouvoir la musique électronique et de défendre son existence sur la scène musicale. Ces associations contribuent fortement à la reconnaissance de la techno dans le monde de la culture. Si bien qu’à la fin des années 90, face à l’affirmation de ce fait social musical, les pouvoirs publics modifient leur approche et, au lieu d’interdire systématiquement les raves, tentent de les encadrer et de les insérer dans la légalité. Paris organise ainsi sa première techno parade en 1998, que le ministre de la culture Jack Lang dénomme « la rave universelle ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Techno_Parade_Paris_2012_(7989243458).jpg
Techno Parade à Paris (2012) © Rog01

Malgré cette institutionnalisation progressive, la scène techno sous forme de rave illégale demeure grandement inquiétée par les autorités publiques. Considérées comme des événements clandestins à hauts risques, elles ne sont pas traitées par le ministère de la culture mais par celui de l’intérieur qui se charge de leur étouffement. Étant donné le caractère illégal de ces manifestations, ces fêtes s’organisent selon un rituel bien particulier. Il s’apparente à un véritable jeu de piste où l’incertitude est de mise. Ce n’est qu’au tout dernier moment et via des canaux d’informations confidentiels (listes SMS, appel de dernière minute …) que les teknivaliers pourront rejoindre l’endroit de la fête. C’est un moyen pour échapper aux autorités publiques qui vont chercher à tout pris à arrêter la manifestation. Tout l’enjeu repose dans la sûreté de la communication et dans la confiance mutuelle. Lorsque la rave est démasquée, l’intervention policière est systématique.

https://www.google.com/search?q=rave+policr&tbm=isch&ved=2ahUKEwiEv6fwk63oAhXEkKQKHZ14AyUQ2-cCegQIABAA&oq=rave+policr&gs_l=img.3...12160.14867..14962...0.0..0.160.1298.5j6......0....1..gws-wiz-img.......0i67j0j0i131j0i30j0i19j0i8i30i19.gLzrxloREyY&ei=jN12XoTJAcShkgWd8Y2oAg&bih=576&biw=1349&tbs=sur%3Afc&hl=fr#imgrc=zPqrBLvDmZBErM
Intervention policière lors du festival Techno CzechTek en 2005. Bilan : 2 morts et plusieurs dizaines de blessés © Istme

Vers la massification culturelle

Depuis le début des années 2000, la scène techno, forte de toute sa diversité, se professionnalise et s’institutionnalise. Le travail des associations a été fondamental dans la diffusion de la musique techno dont tout un pan ne présente plus d’éléments emblématiques des sous-cultures underground.

« Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. »

Désormais considérée comme un phénomène culturel de premier plan, la techno s’invite dans les plus grands clubs européens tels que le Rex Club à Paris, le Fuse à Bruxelles ou encore dans le Berghain et le Trésor à Berlin. De nombreuses grandes villes européennes possèdent désormais leur propre festival de musique techno : South West Four à Londres, Awakenings Festival à Amsterdam, Sónar à Barcelone, Festival Hideout à Novalja ou encore Time Warp à Mannhein. Tant de festivals et de salles de concerts qui connaissent un incroyable succès auprès d’un public toujours plus large et diversifié. Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières musicales avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. La techno s’invite désormais partout. Qui aurait pensé que 25 ans après la circulaire antirave de grand sites de la culture « classique », accueilleraient des raves légales et organisées ? La tendance actuelle a de quoi surprendre puisqu’elle consiste à introduire cette culture des marges dans le patrimoine national (Château de Versailles, Palais de Tokyo à Paris, Bozar de Bruxelles ou encore les lieux de fêtes techno toujours plus insolites choisis par le média social Cercle : Jail Vila Palace en Inde, Centre cérémonial Otomi au Mexique, l’aéroport de Beauvais en France, l’Atomium en Belgique, Iguaçu au Brésil…)).

« la techno doit mourir »

La techno s’invite également dans toutes les couches sociales de la population, mais la tendance actuelle est à la gentrification culturelle. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet embourgeoisement progressif : une publicité grandissante, des grands événements qui ont tendance à quitter les périphéries pour se rapprocher des centres dynamiques, une professionnalisation croissante, des DJs qui sortent de l’anonymat avec des cachets toujours plus élevés… En conséquence, cela s’accompagne d’une augmentation du tarif des entrées aux événements techno. Une partie de cet esprit est aujourd’hui un « esprit branché » que Jeff Mills associe aux classes moyennes, voire bourgeoises « bobo » selon les termes non péjoratifs de Bernard Lahire. Une partie entière de cette scène est sortie de la périphérie pour se développer en culture mondialisée. Elle se fait le témoin irréfutable d’un glissement statutaire.

Le quotidien allemand, Die Tageszitung, proche du parti vert et des intellectuels de gauche de l’Allemagne, face à ce constat, titre dans une tribune du le 28 janvier 2020 : « la techno doit mourir ». Cette tribune choc cherche à montrer que ce genre musical aurait un goût « nostalgique », à l’heure où « la scène a été démembrée et a en grande partie vieilli ». Elle se serait finalement détournée de ses racines contestataires.

Des espaces de résistance

Résumer la scène techno à une culture devenue mondiale dont l’esprit contestataire et underground se serait dilué avec la massification culturelle serait nier et négliger tout un pan de la techno. La standardisation d’une partie de cette culture a poussé des collectifs, des associations, à penser un renouveau de cette scène engagée.

« Toujours plus sélectifs, ces établissements sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte ».

La nostalgie de l’époque « underground » est réelle et suscite un véritable effort de retour à la techno « pure » dans de nombreux clubs mythiques. Les établissements berlinois, confortablement installés dans les friches industrielles, comme le Kit Kat, le Trésor et le Berghain en manifestent l’exemple le plus frappant. Toujours plus sélectives, ces boites sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte. En manifeste aujourd’hui la multiplication des tutoriels sur les forums et les réseaux sociaux afin de comprendre les codes technos et parvenir à pénétrer l’ambiance underground berlinoise.

« La scène techno devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée »

Parallèlement, un enthousiasme nouveau pour ce genre musical se fait entendre, notamment en marge des grandes fêtes technos (parfois sous forme de raves illégales). Il investit une génération de plus en plus sensible aux défis actuels, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou migratoires. Les foyers contestataires actuels, notamment les ZAD et les squats, deviennent des lieux où la techno se diffuse largement, devenant le support d’actions solidaires et locales. Cette scène devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée (4). Finalement, n’est ce pas un retour aux sources avec des raves illégales portant des messages politiques actualisés ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Psqtk14-Nmss-OffBrbn-Tsnm.JPG
Photo prise lors d’une rave party © Dadonene89

L’appropriation et/ou la réappropriation de l’espace sont des éléments inhérents des raves techno dites « clandestines ». Cette musique et sa culture s’imprègnent de l’organisation spatiale façonnée par la nature et par la société pour lui donner une nouvelle fonction sociale. L’espace public devient alors une tribune populaire, un lieu d’expression individuel et collectif. Il se fait le support d’une revendication contestant l’ordre public établi. Cette appropriation modifie la conception de l’espace, mais surtout transforme les « règles du jeu » de l’espace public. Aujourd’hui, les raves techno illégales portent un message clair d’affranchissement du pouvoir politique au moment où tout une partie de la scène techno se massifie, se normalise et s’institutionnalise.


Techno / Musique électronique, quelles différences ? La scène techno fait partie de la scène plus large de la musique électronique (Electro House, Ambient, Dub Step etc.). Elle propose une musique dynamique et ultra rythmée qui se caractérise par des tracks essentiellement instrumentaux et constituées de plusieurs boucles entremêlées pendant de longs enchaînements synchronisés. Il existe des sous-genres : la Techno-Minimale, l’Ambient-Techno, l’Acid-Techno et la Tech House et autres.

(1) OSGANIAN, Patricia, et ESPTEIN Renaud, Techno : le rôle des communautés gays. Un entretien avec Didier Lestrade,  Mouvements, vol. no 42, no. 5, 2005, pp. 22-31.

(2) RAHAOUI, Rachid, La Techno, entre contestation et normalisation, Volume, vol. 4:2, no. 2, 2005.

(3) Rave parties : Fêtes qui diffusent de la musique électronique, pouvant être de la techno, avec des effets de lumières. Ce terme fait souvent l’objet de conflits de définition. Il est souvent, à tort, associé directement à de fêtes illégales, notamment dans des lieux abandonnés ou déserts.

(4) DESCAMP Tanguy et DRUET Louis, Techno et Politique, étude sur le renouveau d’une scène engagée, L’Harmattan, Décembre 2017.

Entretien croisé – Grossetti VS Faburel : Les Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ?

Photo de la métropole de Lyon ©pixabay

Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales, voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.


LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ? 

Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère » – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire ». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole » de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ». 

Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.

Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »

LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ? 

GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.

MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.

Central Park, Manhattan, New York City, ©Ajay Suresh

LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ? 

GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, une renaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).

MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin. 

Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »

LVSL Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?

MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.

GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.

La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy

LVSL Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?

MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».

GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux. 

Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »

LVSL Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ? 

MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches). 

GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)… 

Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).

Carte des Métropoles françaises ©Superbenjamin

LVSL M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ? 

GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).

Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.

On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.

MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent. 

Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.

Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. » 

LVSL Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ? 

GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.

Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.

MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Sur la notion d’attractivité, un petit texte synthétique : https://sms.hypotheses.org/2570 

Voir également : https://laviedesidees.fr/La-classe-creative-au-secours-des.html.

Pour plus de détails, cf. : http://www.fondationecolo.org/activites/publications/PostUrbain-Faburel

« Le capitalisme colonial est en train de devenir la règle internationale » – Entretien avec Xavier Ricard Lanata

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

Xavier Ricard Lanata est haut fonctionnaire, et surtout l’auteur d’un essai publié récemment aux Presses Universitaires de France intitulé La tropicalisation du monde. Il y décrit un phénomène de fond : le néolibéralisme reprend la forme, dans nos pays, de ce qu’il était dans les colonies il y a un siècle. Il met à son service la puissance publique au détriment de l’intérêt général. Nous revenons avec lui sur ce concept d’actualité, et les conclusions politiques qu’il en tire. Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre Gilbert. Retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : Dans votre livre, vous défendez la thèse de la « tropicalisation » du monde. De quoi s’agit-il concrètement ?

Xavier Ricard Lanata : La tropicalisation du monde correspond au moment actuel du capitalisme mondial, caractérisé par le fait que les grandes entreprises transnationales, lesquelles autrefois s’étaient développées à l’abri des métropoles (celles-là mêmes qui leur fournissaient les conditions de leur développement et de leur essor à l’échelon international) traitent désormais ces mêmes métropoles comme de simples substrats destinés à leur fournir les facteurs de production nécessaires à l’accumulation du capital. Elles ne s’estiment plus redevables de quoi que soit à leur égard, et cherchent au contraire à s’affranchir des règles que ces dernières s’obstinent à leur imposer.

Les métropoles sont donc en train de vivre ce qui a été longtemps le propre des pays du Sud, la condition tropicale, où l’État ne joue plus aucun rôle parce qu’il n’est plus en mesure de contenir les acteurs économiques : il se contente de leur servir d’instrument, de relayer leurs ambitions. Le corps collectif disparaît, et avec lui la possibilité de l’action politique, puisque l’État n’entend plus incarner ni donner une traduction à l’action collective. L’État se réduit donc à un instrument de contrôle. Sa légitimité tient à sa capacité à exercer ce contrôle. Les dirigeants adoptent des modes de comportement caractéristiques des sociétés néocoloniales : préférence pour le court terme, tolérance aux inégalités, attractivité à tout prix… En France, cette obsession a dicté les termes d’une politique de réforme du droit du travail et de l’État providence pour que les détenteurs de capitaux puissent obtenir des marges plus importantes. Cet état d’esprit a caractérisé pendant des siècles les sociétés tropicales qui n’avaient pas d’autre élément à faire valoir pour intéresser les agents économiques que le niveau relativement faible de leurs coûts de production et qui s’interdisaient de penser à des politiques de développement « endogènes », reposant sur la demande intérieure, la substitution d’importation et la diversification de l’économie.

C’est ce que l’on observe actuellement : une extraversion des économies, et finalement une perte de confiance dans la possibilité de se construire un destin collectif qui serait déterminé socialement et non par les investisseurs. Cette condition tropicale a une influence déterminante dans la psychologie des élites et dans la possibilité même de faire de la politique. Elle est dangereuse parce qu’à partir du moment où vous vous installez dans l’idée que l’État n’existe que pour servir les intérêts des détenteurs des capitaux, et que toute personne qui pense autrement devient suspecte de sédition ou de désordre, alors vous minez la possibilité de construire des horizons politiques différents et faites disparaître la politique comme telle. C’est ce à quoi l’on assiste aujourd’hui : au Nord comme au Sud, les gouvernements sont de plus en plus sourds à la protestation sociale, de plus en plus incapables de concevoir un horizon de destin qui serait socialement et politiquement déterminé, de manière démocratique. Ces gouvernements méconnaissent complètement les structures intermédiaires qui ont vocation à représenter les intérêts particuliers et à les faire se rencontrer. Or l’État a pour vocation d’incarner l’universel et donc de composer avec les différents intérêts particuliers. Au contraire, les gouvernements ont de plus en plus tendance à réduire la société et les forces sociales à des facteurs de production : ils adoptent le point de vue des entreprises multinationales, et s’assignent pour objectif de servir leurs intérêts, convaincus que ces intérêts finiront par rejoindre ceux du corps social.

LVSL : Vous affirmez que la tropicalisation du monde est une régression vers un stade anté-capitalisme social des Trente glorieuses, époque durant laquelle le marché était encastré dans un compromis social, contrairement au capitalisme sauvage d’avant les années 1920. Pourquoi utiliser le mot tropicalisation plutôt que régression ?

XRL: Parce que cette tropicalisation a été testée à grande échelle dans les sociétés coloniales. Pendant longtemps, l’Occident a identifié le progrès social à l’augmentation de la production par unité de travail, donc de la productivité horaire du travail. Il a exporté dans les pays du Sud la violence contenue dans cette conception du progrès social : la soif, potentiellement illimitée, de ressources nécessaires à l’augmentation de la productivité horaire, qui ne dépend pas uniquement de l’innovation technologique : pour produire davantage, il faut se procurer de l’énergie « libre » et de la matière. Donc, pour que l’Occident parvienne à augmenter son taux de productivité horaire, il lui a fallu mettre la planète entière au pillage. Pour cela, il a fallu qu’il dispose de ressources (humaines et non-humaines) qui ont été saccagées dans tous les pays que je qualifie de « tropicaux ».

Aujourd’hui, à l’heure de la baisse tendancielle du taux de croissance de la productivité horaire, il faut trouver de nouvelles sources d’accumulation, hors des activités traditionnelles : par exemple les services publics, jusqu’à présent extérieurs au marché. Les détenteurs de capitaux y voient (comme dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher) un secteur susceptible de leur fournir des relais de croissance. Le démantèlement des services publics fait donc partie du programme, pour satisfaire les besoins des investisseurs. L’Occident industriel et post-industriel est devenu lui-même un lieu de prédation pour satisfaire les besoins des détenteurs des capitaux en matière de taux de croissance, ou de rentabilité nette du capital investi dans un monde où la taille de la production globale ne croit pratiquement plus. Comme le capitalisme est un jeu qui n’admet que des gagnants et des perdants, au sens où celui qui n’investit pas, ou retire de son investissement un rendement inférieur à celui de ses concurrents, voit la valeur de son épargne se réduire, autrement dit s’appauvrit relativement aux autres, et compte-tenu du niveau d’incertitude dans lequel baignent aujourd’hui les agents économiques, le détenteur de capitaux, où qu’il se trouve (Nord ou Sud) va  chercher à maximiser à court terme la rentabilité du capital. Il aura par conséquent tendance à adopter un comportement « prédateur », autrefois caractéristique des zones coloniales : la prédation s’appliquera tantôt au facteur travail, tantôt à la nature, tantôt aux services ou aux actifs publics. C’est ce capitalisme de prédation, un capitalisme colonial, qui est en train de devenir la règle internationale. On peut parler, avec Slavoj Zizek, d’une « auto-colonisation » des anciennes métropoles coloniales.

Nous sommes en train de faire l’expérience, nous habitants du « Nord », de ce qui va nous rapprocher de ce qu’ont vécu les pays du Sud. Cela peut être la préfiguration de ce qu’il peut nous arriver de pire, comme dans le cas de l’élection de Bolsonaro par exemple (en réalité, l’univers idéologique d’Emmanuel  Macron est d’ores et déjà très proche de celui de Jair Bolsonaro). Mais le Sud est aussi préfigurateur de ce qui pourrait nous arriver de meilleur, si nous sommes capables de reconnaître, dans les expériences de résistance et les multiples formes d’économies humaines non capitalistes dont les pays du Sud ont conservé la mémoire, des inspirations pour penser une mondialisation alternative qui ne reposerait plus seulement sur le libre-échange et l’extension ad infinitum de la sphère du marché, mais plutôt sur des partenariats politiques orientés vers un objectif de transformation écologique et sociale.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : À la fin de votre livre, vous parlez de « démondialisation », comme solution à l’impasse néolibérale tropicalisante. Qu’est-ce qu’est, et n’est pas, cette démondialisation ?

XRL: Je préfère parler de « déglobalisation ». Le terme « démondialisation » est la traduction française du titre du livre de Walden Bello, Deglobalization, publié en 2002. Mais la déglobalisation est tout sauf une démondialisation, dans le sens d’un retour à des formes d’économie totalement relocalisées et repliées sur elles-mêmes, sans aucune coordination ou articulation mondiale entre les marchés et les agents économiques. La déglobalisation, c’est la fin de la « globalisation », qui fut le grand projet des entreprises multinationales à la fin des années 1970 : la dérégulation totale des flux de capitaux, de biens et de services. C’est ce que l’on a appelé la globalisation : à l’époque on parlait volontiers du « village global » comme d’une société mondiale unifiée dans laquelle les facteurs de production ainsi que les productions pourraient se déplacer librement. C’était finalement le visage riant, agréable, de la tropicalisation, une manière de vendre aux gouvernements et aux opinions publiques un projet qui dissimulait le véritable objet du désir : celui de jouer de la concurrence internationale pour réduire les coûts de production, augmenter le taux de profit dans un monde où la productivité horaire du travail avait cessé d’augmenter. La prime revenait donc à l’accapareur en chef, dont le visage est toujours et partout le même : celui du colon. « Déglobaliser », c’est en finir avec le capitalisme tropical, et organiser une alter-mondialisation, qui modifie l’objet du désir : non plus d’accumulation infinie du capital, mais la transformation écologique et sociale de nos modes de production et de vie. Ceci exigerait, entre autres, de relocaliser les productions qui peuvent l’être, grâce une politique à la fois protectionniste et coopérative : chaque région établirait des barrières protectionnistes la mettant à l’abri d’une concurrence déloyale, ce qui permettrait aussi de réduire les consommations générales d’énergie et de matière et d’accroître la productivité globale des territoires, qui dépend de la manière dont les écosystèmes interagissent avec les activités humaines.  Elle le ferait de façon coordonnée, à la faveur de « partenariats » bi ou pluri-latéraux, avec des pays partageant ses objectifs et/ou ses contraintes.

LVSL : La déglobalisation peut-elle être universaliste ?

XRL : La déglobalisation est un monde dans lequel peuvent tenir des mondes, comme le disent les héros de la rébellion zapatiste au Chiapas. Il nous faut donc bien un monde, avec un régime de l’un qui est celui de l’universel, mais un universel qui n’est pas abstrait ni donné d’emblée : il trouve à s’incarner dans des géographies et des cultures, il est tendu et orienté vers l’un (c’est d’ailleurs le sens même d’uni-versus, dont dérive le mot universel). Il s’agit, en somme, de concevoir un régime général dans lequel les différentes particularités pourraient s’exprimer. Dans ce sens, la déglobalisation est bien universaliste.

LVSL : Vous parlez de l’homme andin comme d’un modèle spirituel anti-consumériste. Ce genre de courant est à la mode dans les milieux écologistes, notamment parce qu’il s’agit de construire des récits alternatifs à la globalisation et au capitalisme. Mais comment ne pas retomber dans le mythe du « bon sauvage » ?

XRL: Il faut s’inspirer des principes, mais pas nécessairement des pratiques. Ce que nous pouvons retenir des sociétés andines, ce sont les principes, et notamment celui qui veut que l’économie ne soit qu’une sphère de la vie sociale parmi d’autres ; n’ayant aucunement vocation à subordonner à ses fins les autres sphères.

Or l’économie doit se prêter à des finalités sociales supérieures comme les droits énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, ou la viabilité écologique et la conservation des systèmes vivants. Ce sont des impératifs qui doivent primer sur l’économie entendue comme système ayant pour but l’accroissement du capital en circulation. Dans les Andes, il y a des logiques différentes, à la fois de redistribution et de réciprocité hors marché, qui inscrivent les rapports économiques à l’intérieur des rapports sociaux : c’est ce que David Graeber appelle les « économies humaines ». Il est donc possible de s’inspirer de ces pratiques, d’autant plus qu’elles trouvent aujourd’hui des traductions institutionnelles au Nord (et notamment en Europe), via l’Économie Sociale et Solidaire, dont les principes sont les mêmes que ceux qui régissent les économies de réciprocité.

L’alternative au capitalisme, c’est l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, riche de multiples courants. La question de la socialisation des moyens de production est une condition nécessaire mais pas suffisante : il ne s’agit pas de substituer à un capitalisme de propriété privée un capitalisme d’État. Le point essentiel, dont dépend tout le reste, est de cesser de considérer que l’accumulation de capital prime sur toutes autres finalités sociales, en réinscrivant l’économie dans le social, et en élargissant la notion de « société » aux êtres autres qu’humains. Nous devons faire « société » avec la nature, et inscrire les activités humaines dans un réseau de collaborations inter-spécifiques, c’est-à-dire associant humains et non-humains, qui sont également nécessaires à la conservation des cycles naturels et à la reproduction de la vie.

LVSL : Comment articuler cette déglobalisation, qui passe nécessairement par un recentrement sur des échelles plus locales, avec les migrations climatiques ?

XRL : Les scénarios du GIEC laissent entendre qu’à plus ou moins brève échéance des zones vont devenir inhabitables. Cela concerne des centaines de millions de personnes qui vont être amenées à se déplacer. Nous avons les ressources spirituelles et matérielles pour les accueillir. Il nous appartient de nous organiser pour vivre en fraternité avec des peuples qui viennent chercher refuge chez nous. Ici, je rejoins les conclusions de Monique Chemillier-Gendreau ou d’Alain Policar, et plus généralement des rationalistes qui se réclament de la morale kantienne. Je pense qu’il nous faut être résolument kantiens dès lors qu’il s’agit des droits (la notion même n’a aucun sens à moins de la considérer comme un absolu moral). L’autre est un autre soi-même, et on ne peut pas vivre en dérogeant à ce principe impératif et catégorique, qui veut que l’autre doive être traité comme une fin en soi. Tout autre position nous réduit à l’état de choses, de produits consommables, et méconnaît notre humanité, par essence relationnelle. L’étranger qui se tient devant moi est lui aussi porteurs de droits imprescriptibles. Ce sont les mêmes qui m’ont valu d’être reconnu comme une personne. Les méconnaître chez lui, c’est aussi les méconnaître chez moi.

Il va falloir l’admettre et se battre pour que, le plus rapidement possible, on mette en place une stratégie de réduction des émissions pour retrouver progressivement des températures compatibles avec une distribution de la population sur la planète plus équilibrée. Il est évident que les pays au climat tempéré sont les plus susceptibles d’accueillir des populations chassées de la zone intertropicale en raison de températures trop élevées ou d’épisodes climatiques violents, devenus récurrents et trop fréquents.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : Dans votre dernier chapitre, « un monde d’exilés », on pourrait vous reprocher de faire de la « pensée magique ». À propos de la collapsologie, vous dites qu’il faudrait « proposer une autre eschatologie » basée sur la fraternité, le partage. De votre point de vue, qu’est-ce qui devrait être fait concrètement, sur le plan politique, pour préparer l’avenir ?

XRL: Je pense que la France devrait commencer par encourager les révolutions démocratiques présentes à travers le monde, car elles sont susceptibles de porter au pouvoir une jeunesse et un mouvement social totalement conscients du caractère imbriqué, articulé, des enjeux, dont les inégalités sociales ou climatiques fournissent le trait le plus saillant. Ce lien entre le capitalisme et toutes ces problématiques apparaît clairement aux yeux des opinions, autant dans les pays du Sud (que l’on songe aux révoltes au Chili, en Bolivie, en Haïti ou au Liban par exemple) que dans les pays du Nord (en France comme à Hong-Kong). Ces mouvements sociaux, d’un genre nouveau, apparaissent en réponse à des entraves ou « péages », excluant une partie de la population de la vie économique, mais ils sont en même temps conscients de la responsabilité du capitalisme dans l’ultra-extraction qui mène à la faillite mondiale. Il faut donc soutenir ces mouvements et encourager la formation de gouvernements susceptibles de passer avec la France des accords de partenariat de long terme. Ils devraient être hors marché et permettraient de garantir, de part et d’autre, l’approvisionnement des ressources nécessaires à la vie, autrement dit les ressources et les productions, vitales (dans le double sens de nécessaires à la vie et de bénéfiques aux écosystèmes) que chaque partenaire ne peut obtenir ou fabriquer par lui-même. Ils reposeraient aussi sur une ambition commune, celle de constituer des systèmes institutionnels permettant d’associer le peuple, seul souverain, à la gestion des biens communs et plus généralement à la transformation écologique de nos sociétés, que la crise actuelle (qui pourrait bien devenir terminale) enjoint de devenir plus solidaires.

Pour cela, il faut sortir d’une mondialisation régulée par le libre-échange et aller vers une mondialisation régulée par des politiques de résilience, des politiques du vivant et des systèmes de relocalisation reposant sur des moyens de protection coordonnés. Cela, nous ne pourrons le faire qu’avec des pays qui partagent nos objectifs : ceux-là seront de plus en plus nombreux à l’avenir, notamment en Afrique où l’on a pris conscience du caractère fallacieux des politiques de développement, reposant sur l’illusion d’une croissance continue, alors que la consommation de ressources va nécessairement décroître. Tout cela relève d’une politique de partenariat de transformation écologique et sociale à laquelle la France pourrait contribuer en réformant son outil d’aide au développement (AFD), qui pourrait faire migrer tout son portefeuille de projets vers l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, afin de participer à l’effort collectif, mondial, visant à transformer la matrice économique afin de la rendre écologiquement et socialement viable.

François Ruffin : « Il faut essayer quelque chose »

©Clément Tissot

François Ruffin fait paraître mercredi 6 novembre son nouvel ouvrage Il est où, le bonheur, un essai rédigé à la suite de l’intervention de Greta Thunberg et des Youth for Climate à l’Assemblée nationale lors du vote sur le CETA. L’ouvrage est l’occasion pour le député picard de renouveler son soutien au mouvement de la jeunesse pour le climat et d’entamer un dialogue avec celui-ci. Nous l’avons rencontré pour échanger sur les défis qui guettent l’écologie politique et qui limitent à l’heure actuelle sa portée hégémonique. Entretien réalisé par Audrey Boulard et Vincent Ortiz.


LVSL – Dans votre ouvrage, vous parlez longuement de vos rencontres avec de jeunes militants de Youth for climate, qui vous ont visiblement inspirés. Vous écrivez : « vous n’êtes pas les comptables d’un monde qui meurt. Vous êtes les prophètes d’un monde qui vient ». Ce « vous », c’est la jeune génération. Or la crise climatique touche toutes les générations : il n’est que de constater les dégâts causés à l’agriculture française par les sécheresses de cet été. En mettant en avant un clivage générationnel, n’avez-vous pas peur que cela fausse le combat et limite l’engagement des « vieux », réduits à une posture de charité, alors que la crise climatique offre justement une occasion de refaire de l’universel ?

François Ruffin – Je n’en fais pas quelque chose « d’universel » parce qu’il y a une question de générations, ainsi qu’une question de classes. Ce phénomène ne concerne d’ailleurs pas toute une génération mais seulement une partie de celle-ci – c’est dans les grandes villes et leurs lycées généraux qu’il y a eu le plus de manifestations. Cela veut dire que l’on parle des milieux les plus éduqués.

Cependant, ce n’est pas parce que ce mouvement possède un contenu de classe et une dimension générationnelle qu’il est à mépriser. Au contraire : c’est la locomotive qui vient tirer le reste. Comment raccroche-t-on les wagons derrière ? Telle est la question.

On a bien assisté à une progression du degré de conscience écologique dans la société tout entière, mais elle est particulièrement prégnante chez les jeunes parce qu’ils sont nés avec. J’avais sans doute déjà une conscience écologique plus forte que celle de mes parents – par le biais de mon rapport aux animaux, à la croissance, etc. Mais ce n’était pas ma matrice politique, alors qu’elle le devient pour toute une génération. C’est ce que je raconte à propos de ces deux jeunes montpelliérains qui n’ont même pas eu à penser l’écologie, que je mets en regard avec de vieux intellos brillants, mais qui sont incapables d’insérer l’écologie à l’intérieur de leur mode de pensée parce que toute leur vie intellectuelle et militante y est étrangère. Je vois des députés « marcheurs » s’interroger sur le sort que l’on réserve à la planète simplement parce que leurs enfants leur en parlent. S’il y a une infusion des questions écologiques dans la société elle s’est faite par ce biais : par l’intermédiaire des jeunes générations.

C’est ici que je trouve une limite : en un sens, je ne pense pas que mon livre soit fait pour tout le monde. C’est un livre à destination des militants, et notamment à cette tête d’épingle qu’est Youth for climate – qui est la pointe avancée de cette génération, qui lui permet de se construire intellectuellement. Je viens avec ce livre lui offrir des billes, lui proposer mon regard sur les erreurs qu’ils pourraient commettre, sur la manière de construire un lien avec les classes populaires, de mener une lutte, par la rue et par les urnes. Peut-être ai-je tort. Je viens m’interroger avec eux.

“Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes.”

Je suis convaincu que l’on assiste à une montée du degré de conscience écologique de la même manière que Victor Serge a décrit une montée du degré de conscience socialiste chez les jeunes générations qui ont précédé la révolution russe. Va-t-elle se décourager ? Va-t-elle entrer dans une lutte armée ? Je n’en sais rien, mais je constate que quelque chose d’essentiel se déroule à ce niveau. Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes. Vous êtes nés avec une forte conscience que notre planète était au bord de l’effondrement. Pour vous, c’est une évidence. On pourrait même dire que ce qui vous serait difficile à envisager, c’est la remise en cause de ce cadre de pensée.

La question que l’on doit se poser est la suivante : comment fait-on pour que ce pan d’une génération qui se mobilise ne sombre pas dans le découragement, dans l’opportunisme, ou dans l’isolement ? Les locomotives sont intéressantes seulement si elles tirent des wagons derrière. Si elles n’entraînent pas des pans importants de la société, elles ne m’intéressent pas. Youth for Climate ne m’intéresserait pas s’il n’avait comme perspective d’entraîner des pans entiers de la société.

LVSL – Vous évoquez une discussion avec une membre de Youth for climate qui déclare en substance : « vous les politiques, vous devriez abandonner vos clivages rhétoriques désuets pour affronter ensemble la crise climatique ». Vous lui répondez alors que les ennemis de classe sont les ennemis du climat. Deux visions de l’écologie s’affrontent ici. Ne craignez-vous pas d’apparaître comme le “vieux gaucho” qui s’empare de la question écologique pour refourguer sa marchandise anticapitaliste ?

FR – Je ne me positionne pas comme « anticapitaliste ». J’évite les mots en –iste d’une manière générale, parce que ce sont des mots qui font fuir les gens. Maintenant, quand cette personne – Laëtitia –, à l’Assemblée nationale, le jour du vote du CETA, est en compagnie de Greta Thunberg et nous demande de mettre nos différends politiques de côté, je rétorque que ce n’est pas possible. Ce n’est pas par plaisir que je suis en désaccord. Le vote du CETA est le produit du long travail d’un lobbyiste, Jason Langrish, embauché par l’industrie pétrolière, qui a conçu ce traité il y a une vingtaine d’années et l’a présenté aux autorités canadiennes qui l’ont ensuite transmis aux autorités européennes. Le CETA naît donc d’une initiative du lobby du pétrole qui a tout de suite été soutenue par les lobbies des manufactures, de la pharmacie, ou encore de l’industrie chimique. À un certain stade, il faut donc choisir son camp. Soit on est pour le CETA, soit on est contre. Soit on pense qu’il est bon d’importer de la viande bovine nourrie aux farines animales tandis que nous exportons de la viande bovine en Chine, soit on pense que c’est une mauvaise chose et qu’il faut mettre en place une dynamique de relocalisation.

D’une manière générale, je pense que l’écologie n’efface pas la lutte des classes, mais qu’elle la renforce. Aujourd’hui, elle ne touche plus seulement à une question de niveau de vie mais de survie. La question est la suivante : qui dirige la société ? Ceux qui ont actuellement le volant entre les mains sont déterminés à nous envoyer dans le mur, soit par inconscience, soit par cynisme. Soit on récupère le volant entre nos mains et on appuie sur le frein, soit on leur laisse, mais il y a bien une bagarre à mener à ce niveau-là. On ne peut pas dire « soyez tous d’accord ». Je ne suis pas d’accord avec ceux qui conduisent notre société, qui créent les conditions pour que l’eau de demain soit imbuvable – si tant est qu’il en reste, parce qu’on entrevoit déjà des scénarios d’assèchement jusque dans des pays tempérés comme la France –, pour que l’air soit irrespirable, ou pour que l’air ou l’ombre deviennent marchandisables ! Face à une telle configuration, on trouve d’un côté ceux qui l’approuvent, de l’autre ceux qui n’en veulent pas. À l’Assemblée nationale, on trouve ceux qui, consciemment ou inconsciemment mènent par leurs choix la planète dans le mur. Rendre possible le secret des affaires, qui donne à l’industrie chimique un moyen supplémentaire pour ne pas être contrôlée, est un choix de classe ; c’est un choix en faveur de l’oligarchie.

Je ne me suis jamais senti « gaucho », mais de gauche, oui, j’assume. Et cela n’est pas en contradiction avec mon engagement écologiste. J’ai mis en cause la croissance dans mes livres dès les années 2000 pour des raisons qui étaient sociales : je considérais que parler de la croissance était un moyen de dire « attendez demain qu’il y ait deux, trois ou quatre points de croissance pour que l’on redistribue ». De mon point de vue, il n’y avait pas besoin d’attendre que le gâteau grossisse pour que l’on puisse en donner quelques miettes aux gens : celui-ci était déjà assez gros pour être partagé.

Suis-je le gaucho le service ? Ce dont je suis certain, c’est que certaines choses étaient difficilement dicibles et deviennent plus faciles à exprimer parce que l’atmosphère « écolo » rend possible cette libération. On pourrait par exemple interdire la publicité ! J’ai déjà écrit des papiers là-dessus, et c’est longtemps resté totalement inaudible. J’ai le sentiment que ce genre de choses devient audible, que l’on a aujourd’hui la possibilité de mettre en cause ce modèle de consommation et cette emprise des marques sur nos esprits. Dans La guerre des classes, qui est l’un de mes vieux livres, je remettais en cause le bien-fondé de la croissance. Désormais, on peut critiquer la croissance pour des raisons sociales, mais on peut également le faire parce qu’elle mène la planète à sa perte, et enfin parce que le bonheur ne passe plus par là. J’essaie de me saisir de cette opportunité. Le rapport aux animaux, qui relevait un peu de la sensiblerie il y a quelques années, peut maintenant s’inscrire dans un continuum de luttes. Au fond, le capital s’en est pris à la terre, aux arbres, aux hommes, et ainsi de suite. Il s’en prend aux animaux qu’il transforme en minerais et qu’il maltraite, de la même manière qu’il maltraite les hommes : c’est pourquoi on n’a pas à faire un choix entre le rouge et le vert, entre la défense des hommes et de la nature. Notre ennemi est un ennemi commun qui réduit l’homme et la nature à de pures fonctions. Il a pour seul objectif de produire et de consommer.

LVSL – Vous évoquez la dimension de classe de l’écologie. Quelle doit être l’attitude d’un mouvement écologiste par rapport à la classe dominante ? Considérez-vous que le bloc oligarchique dans son ensemble doive être mis en question, ou pourrait-on s’appuyer sur certains secteurs de l’oligarchie qui auraient peut-être intérêt à une forme de transition écologique ?

FR – Il faut un combat permanent contre l’oligarchie. Il faut lui ôter le volant des mains. Je suis un partisan du compromis, et il faut faire des alliances de circonstances si elles sont à faire. Je pense que l’on progresse par le compromis permanent, ce qui signifie que l’on sait qui est l’adversaire et qu’on le nomme comme tel, même si on passe des accords avec lui. Il n’empêche qu’il faut leur ôter le volant des mains et que c’est le nœud du problème.

Sur quel pan de l’oligarchie s’appuyer ? Sur certains secteurs de l’industrie favorables à un certain protectionnisme ? Le protectionnisme, pour moi, est un moyen et non une fin. C’est un outil dans la boîte à outils. Les taxes douanières, les barrières commerciales, sont autant de leviers que l’on peut éventuellement utiliser mais qui ne définissent pas une finalité. Lorsqu’on se rend dans les hôpitaux, dans les écoles, on entend partout parler du manque de moyens. Ce qui me paraît aujourd’hui plus frappant encore est le manque de fins. Quelle est la finalité de ce que l’on fait ensemble ? Quel est le sens de la vie ? Comment définit-on le bonheur ? Comment définit-on le progrès ? Comment définit-on la réussite ? À mon sens, un mouvement de gauche écologique doit avant tout redéfinir le bonheur, le progrès, la réussite… Je doute que l’on tombe d’accord même avec le secteur le plus protectionniste de l’industrie sur ces questions.

“On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.”

En matière d’alliances de circonstances, si l’on parle de l’opposition commune de la FNSEA et des militants écologistes au CETA, c’est une alliance que je souhaiterais voir se pérenniser – sinon avec la FNSEA, du moins avec les agriculteurs. Cela suppose de dépasser un certain nombre de clivages en posant la question, par exemple, de la finalité de l’agriculture : c’est un questionnement qui pourrait déboucher sur une alliance puissante. Je comprends très bien que pendant la période d’après-guerre on soit allé vers un modèle de mécanisation, de chimisation, de concentration industrielle parce qu’il était au service d’un objectif et d’une finalité : garantir la souveraineté alimentaire de la France, atteinte dans les années 1970. Depuis ce temps-là, il n’y a plus d’objectif donné à l’agriculture. Elle est sans boussole et en attente que l’on redéfinisse une finalité.

On peut effectuer une analogie avec l’enseignement. Il y a de sérieux manques de moyens et d’effectifs dans les classes. Mais quelle est la finalité de l’enseignement ? Lorsque Jules Ferry met en place l’enseignement gratuit et obligatoire, il le fait en suivant l’analyse d’Ernest Renan selon laquelle nous n’avons pas perdu la guerre franco-prussienne de 1870 avec les cœurs mais avec les têtes ; selon lui, c’est l’instituteur prussien qui a gagné, parce que nos hommes n’étaient pas assez formés. Suivant cette logique, une école républicaine et patriote a été mise en place, qui avait pour objectif de former des soldats pour la première guerre mondiale. On peut le regretter, mais c’est une fin qui est posée. De la même manière, au XXème siècle, on a posé pour objectif l’élévation du niveau d’éducation parce que l’on se dirigeait vers des emplois de plus en plus qualifiés. Désormais, le marché du travail est un marché que l’on ne comprend plus, qui pour une certaine part est déqualifiant, avec une multiplication des petits boulots. Est-ce que la perspective de l’enseignement est d’épouser un marché du travail fluctuant ? Non. On voit bien que cela ne donne aucun sens au métier d’enseignant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’aujourd’hui, au-delà de la question des moyens pour l’enseignement, il faut définir sa finalité : les enseignants doivent être les moteurs de la mutation écologique. C’est un horizon qui peut fournir une motivation : construire des hommes et des femmes qui doivent être capables d’habiter cette planète correctement. Aujourd’hui, même si les enseignants en font souvent plus, les programmes scolaires n’intègrent les questions écologiques que de façon marginale.

LVSL – Vous évoquez longuement la collapsologie qui provoque de plus en plus de débats. Sur le plan politique, beaucoup de collapsologues proposent une version verte de la théorie anarchiste, notamment en matière d’auto-organisation. Quel regard portez-vous sur les réponses offertes par ces théoriciens ? N’assiste-t-on pas, là aussi, à une forme de tentation sécessionniste ?

FR – J’aime beaucoup L’entraide de Pablo Servigne. À mon sens, c’est un ouvrage clé. C’est presque un début de réponse à une crise car je suis convaincu que l’on se dirige vers un effondrement. Nous vivons déjà dans un effondrement écologique. Durant mes quarante années d’existence, la moitié des vertébrés sauvages a disparu de la planète. Plus du tiers des oiseaux et 80% des insectes ont disparu – 95% d’ici 10 ans. À chaque fois que le GIEC établit une statistique sur le climat, il la dégrade par la suite parce que ses scénarios se révèlent plus optimistes que la réalité. Quand je me rends dans le Jura et qu’on me décrit des rivières qui sont désormais vides de poissons, j’ai l’impression de me retrouver dans le conte d’Amos Oz, Soudain dans la forêt profonde, où tous les animaux ont disparu et où la maîtresse en vient à reproduire des dessins pour que les enfants continuent de garder la mémoire de ce qu’était un renard et à leur faire imiter des cris d’animaux. Dans cette même région, on a assisté à une disparition du Doubs sur 50 km. Plusieurs villages ont été approvisionnés en eau. Cet été, plus de la moitié des départements en France ont vécu un épisode de sécheresse. On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.

“C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.”

Et ce n’est qu’un début, à moins que l’on n’appuie très vite sur le frein et que l’on change de direction. Quelle forme va prendre cet effondrement, comment va-t-on s’y adapter, va-t-on en faire une chance ? Quand je parle de fins, c’est du sens de l’existence dont il est question. L’entraide de Pablo Servigne donne un contrepoint au discours de la concurrence permanente. Que l’on parle du CETA, de la concurrence entre le Canada et l’Europe, entre les agriculteurs français et canadiens, entre les universités, les villes, les régions, que l’on est sommés de rendre plus compétitives pour attirer les multinationales… le leitmotiv de la « concurrence » est omniprésent. J’ai vu hier le film de Ken Loach, Sorry we missed you, qui montre à quel point les conducteurs sont pris dans une concurrence institutionnalisée au sein d’une même entreprise. Contre cette concurrence généralisée, Pablo Servigne vient proposer un autre récit, fondé sur l’entraide. L’entraide existe et elle est tellement massive qu’on ne la perçoit pas, mais on y baigne. Il la montre à l’œuvre dans la nature avec les étourneaux, les abeilles, les poissons-clowns et les récifs de coraux. Il décrit comment la respiration est le fait de bactéries qui au départ ont coopéré entre elles, comment des microbiotes coopèrent à l’intérieur de notre organisme, comment la forêt constitue un vaste champ de coopération entre les vieux arbres, les jeunes arbres, les champignons, etc. Et l’homme ! Il n’y a pas un bébé qui puisse survivre si une vaste coopération n’est pas mise en œuvre autour de lui. C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.

C’est vers une telle perspective que l’on doit se diriger : moins de biens, plus de liens. À mon sens, dans le film de Ken Loach, c’est Abby, qui tient le rôle du personnage principal, qui porte quelque-chose de fort à la fois dans la construction de sa famille et dans l’aide qu’elle apporte à l’extérieur, étant auxiliaire de vie sociale. Elle va chez les personnes âgées et chez les personnes en situation de handicap pour leur apporter secours. Pour moi, voilà l’avenir : c’est Abby. Ce sont les métiers du lien : assistante maternelle, accompagnateur d’enfants en situation de handicap… ceux qui placent l’entraide au cœur ont des métiers d’avenir.

Mais pourquoi est-ce que ces métiers sont dégradés dans notre société ? Pourquoi est-ce qu’ils sont sans statut et sans revenus ? Parce que ce sont des métiers de femmes à 85 %. Et parce que ce sont des métiers de liens, et le lien est sous-valorisé et dégradé dans la société contemporaine. Ces métiers devraient être au cœur de notre projet politique. Pour des raisons sociales, car c’est 2 millions de personnes que l’on peut faire sortir de la pauvreté. Pour des raisons féministes, puisqu’à 85 % ce sont des métiers de femmes. Et pour des raisons écologiques, car cela permettrait de mettre un frein à la production illimitée de biens dont on n’a pas besoin : l’iPhone 11, l’iPhone 12, bientôt 13, 14, 15, la 5G puis la 6G, etc. Le progrès, ce n’est pas cela. Le progrès consiste à se demander comment on va continuer de parler à la grand-mère, comment elle va continuer de chantonner quand l’auxiliaire de vie lui démêle les cheveux.

LVSL – Il y a justement un sentiment auquel vous faites constamment appel dans le livre, c’est l’empathie. Vous tracez un continuum entre les êtres humains et les animaux, ce qui ouvre la question des droits que la société humaine devrait accorder aux animaux ; quel est votre vision de l’antispécisme ? Quel modèle d’élevage est-ce que vous préconiseriez ?

FR – Je suis Jocelyne Porcher, auteure de Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIème siècle. L’élevage existe dans la société humaine depuis la préhistoire. Ce qui me pose problème c’est son industrialisation et son inhumanité. Qu’il y ait la mort au bout est une chose, que la vie de ces animaux ne soit qu’une souffrance en est une autre. Que l’on se nourrisse en partie de viande, que l’homme soit omnivore donc carnivore, est pour moi un état de fait. Peut-être que l’on fera sans à l’avenir, mais ce n’est pas le cas actuellement. La question qui se pose est la suivante : comment aménage-t-on un système qui soit humain des deux côtés, pour les animaux comme pour hommes ? Comment donne-t-on de l’espace aux animaux ? L’un de mes combats originels est dirigé contre l’élevage des poules en batterie. De l’autre côté, il faut rendre cela humain pour les hommes également. Prenons l’exemple des abattoirs des poulets Doux : les hommes en font des cauchemars la nuit quand ils commencent à y travailler. Cette manière de procéder en série et de couper des têtes à la chaîne n’est pas naturelle pour l’homme. Enfin, pour que cela soit humain pour les éleveurs également, il faut d’abord qu’ils puissent en vivre dignement, ce qui suppose des garanties de prix et le fait de pouvoir être fiers de leur métier.

LVSL – Même si la préoccupation en faveur de l’écologie progresse dans l’ensemble de la société, les classes populaires en font moins leur priorité que les diplômés. De fait, l’écologie revêt un caractère élitaire qui se traduit par la prégnance du discours individualiste en matière de responsabilité écologique. Comment expliquez-vous les difficultés à construire une écologie populaire ?

FR – Ce qu’il faut d’abord prendre en compte, c’est la disjonction entre les paroles et les actes. On a affaire à une classe supérieure qui, quand on l’interroge, place l’écologie et le climat en haut de ses préoccupations. En réalité, elle est nettement plus polluante que les classes populaires. Les 10% les plus riches émettent huit fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Une enquête du CRÉDOC évoque l’engagement de façade des classes supérieures qui passent à Enercoop, achètent bio, mais derrière font un voyage en avion qui décuple leur bilan carbone. Quand bien même les classes populaires ne le placent pas au cœur de leurs propres préoccupations, elles sont néanmoins plus responsables que les classes supérieures.

“La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.”

Maintenant, je pense qu’avec l’écologie nous avons l’occasion de rassembler la classe éduquée et les classes populaires. Jusqu’à présent, les ouvriers ont pris de plein fouet la mondialisation. Chez moi, les ouvriers de Goodyear, Continental et Whirlpool se sont retrouvés seuls et les éduqués ont dit, avec compassion : « bon c’est triste, mais c’est le fait de l’Europe et de la mondialisation, on ne peut rien y faire ». Désormais, la crise écologique conduit Nicolas Hulot à dire que la mondialisation est une catastrophe, que si on se contente de trois éoliennes tout en continuant les accords de libre-échange, tout va brûler. La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.

Ma lecture des progrès dans l’histoire de France est la suivante : il y a eu des moments où s’est effectuée une jonction entre la classe éduquée et les classes populaires. En 1789, c’est la petite bourgeoisie, quelques propriétaires terriens et avocats, qui représente le tiers état à l’Assemblée nationale. En revanche, ce sont les classes populaires des villes qui font le 14 juillet, et les classes populaires des campagnes qui mènent la Grande peur. Ce sont six années de ce mélange-là qui font la Révolution française. Le Front populaire, ce sont les intellos qui disent « non » au fascisme et les ouvriers qui demandent les congés payés et les 40 heures. Mai 68 se décline sous la forme d’un mai 68 étudiant et d’un mai 68 ouvrier. Ce n’est pas forcément le grand amour, mais il n’empêche qu’ils vivent un temps commun. Mai 1981, c’est 74 % des ouvriers qui votent pour François Mitterrand à la présidentielle et grosso modo tous les profs.

Depuis 1981, ce bloc historique a été brisé, à cause de la mondialisation qui a fait des vainqueurs et des vaincus, comme un fil à couper le beurre. Du côté des ouvriers on a atteint 20% de chômage pour les non-qualifiés. Toutes les familles populaires sont touchées ou craignent de l’être et sont hantées par ce spectre. Côté classes intermédiaires au contraire, on n’est qu’à 5% de chômage, donc on espère encore qu’un certain niveau de diplôme nous en prémunira. La traduction électorale de cet état des choses a été catastrophique : émergence du Front national, un tiers du vote ouvrier qui va grosso modo au Front national [ndlr, 47% des ouvriers qui ont voté aux élections européennes de 2019], un tiers d’abstention et un tiers qui continue à voter vaguement à gauche. On a une disjonction, même avec le mouvement des gilets jaunes. Les sondages indiquent que 80% des Français des classes populaires sont favorables aux Gilets jaunes, tandis que dans les classes intermédiaires, seuls 50% y étaient favorables au début du mouvement. Parce qu’il y a cet adversaire commun, l’écologie constitue une occasion de rassembler. Cette fois-ci on peut avoir Nicolas Hulot et les Youth for Climate, qui mettent en cause le CETA, aux côtés des travailleurs et des éleveurs. On a l’occasion de créer une jonction. Il faut une rupture avec le trio « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut réaliser cette rupture et poser derrière d’autres choses positives : les métiers du lien par exemple. Il faut proposer un plan pour faire sortir deux millions de personnes de la pauvreté qui soit en même temps une mesure écologique et le levier d’une écologie populaire.

LVSL – Ceci implique a minima de faire appel à certains affects patriotiques. Pensez-vous que l’écologie est l’occasion d’articuler les affects patriotiques qui existent en France avec la préoccupation pour l’écologie, dans une perspective de rupture avec la mondialisation ? Que pensez-vous de l’idée d’un patriotisme vert ?

FR – Cela me renvoie à ce que j’entends parfois à Flixecourt : la France n’est responsable qu’à 0,9% des émissions de gaz à effet de serre mondiaux, donc à quoi bon changer ? Or les progrès ne naissent que du fait de pays ou de blocs de pays qui ont été porteurs de quelque-chose dans l’histoire et en ont entraîné d’autres. Quand en 1793 on décide d’en finir avec la royauté, on ne demande pas à l’impératrice de Russie, à l’empereur de Prusse et au royaume d’Angleterre s’ils sont d’accord : on avance et on entraîne. Cela produit quelque chose en Europe. J’ai la vision d’une France qui peut avancer sur ce terrain-là, qui peut avancer seule sur un certain nombre de points et qui peut être entraînante. Cela s’est déjà vu sur un certain nombre de dossiers mineurs : le diméthoate par exemple, molécule chimique employée sur les cerises, a été interdit d’usage en France. Cela a eu des effets d’entraînement, parce que d’autres pays l’ont interdit à leur tour. Je pense donc que l’on peut avoir un effet d’entraînement par de grands pactes mondiaux, effets d’entraînement qui ne sont pas à négliger. Si les grands accords mondiaux permettent de faire évoluer les consciences, je prends.

“Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.”

Mais à un certain stade, il faut prendre des mesures concrètes. On marche sur la tête lorsqu’on me dit que l’on ne peut pas faire interdire les publicités a minima sur les 4X4, que dans notre pays la vente de 4X4 a augmenté de 30% en 2019, que les émissions de gaz à effets de serre ont encore augmenté, etc. Sur le marché intérieur au moins, la France pourrait prendre des mesures ; contre la publicité par exemple, qui constitue, à mon sens, un combat central. Actuellement, si je parle à des journalistes, si je tiens un journal depuis vingt ans, c’est parce que je suis persuadé que l’on ne peut changer le monde que si l’on change le regard des gens sur le monde. Et on ne peut changer le regard sur le monde que si on change ce qu’on met dans la tête des gens. À quoi cela sert-il de faire nos articles, nos manifestations de Youth for Climate, quand en face les Français avalent en moyenne les images de 5000 marques par jour ?

Au fond, nous vivons un temps d’absurdité et les gens le ressentent. Cela participe de la perte de sens. Lorsqu’on se rend à Gare du nord et que le panneau des départs a été transformé par un grand panneau pour Audi, constitué avec des leds, que ce type de panneau doit consommer l’équivalent de dix foyers par an, on peut considérer que cette société a perdu son sens. Dans la répétition de « croissance, concurrence, mondialisation », à l’heure où on importe de la viande bovine en France pour exporter de la viande bovine en Chine, les gens ne vivent plus qu’un sentiment d’absurdité. Pour les personnes qui avalent des pubs toute la journée, cela produit une dissonance cognitive permanente. Gramsci parle d’un « temps de détachement de l’idéologie dominante » : les gens le voient bien et le ressentent profondément. Ils se sont détachés de cette absurdité et les gilets jaunes en sont un marqueur.

LVSL – Votre dernier chapitre s’intitule « essayer quelque chose ». Vous plaidez pour l’union des forces de transformation sociale et écologique au sein d’un « Front populaire écologique ». Ne pensez-vous pas que ce type de formules correspond à un imaginaire un peu passé, un peu ringard, alors que l’enjeu serait justement d’inventer quelque chose de neuf et de transversal ?

FR – Je pense que cela ne peut marcher que s’il y a une grosse pression d’en bas. C’est ce qui s’est passé à l’époque du Front populaire. Les organisations politiques ne se rencontrent pas à froid, les unes avec les autres. C’est une pression d’en bas qui l’exige. Je parlais il y a peu de l’idée de lancer une pétition intitulée « arrêtez vos conneries », en disant aux chefs de partis : « maintenant ça suffit, la logique partidaire est suicidaire, on ne sait pas où vous nous emmenez mais on sait que vous n’êtes pas à la hauteur des responsabilités de notre temps », ou quelque chose de cette nature. Cela ne peut marcher que s’il y a une énorme pression qui vient du bas, qui fait sauter les cloisons et les logiques d’appareils et d’individus, au sein desquelles je me trouve et dont je ne peux m’extraire complètement. Cela suppose ensuite qu’un autre imaginaire surgisse dans la société ; un imaginaire en rupture avec le triptyque « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut que cela se répande, et que la majorité veuille mettre en place autre chose. Et là, quoi qu’il arrive, la seule solution sera de ne pas y aller chacun seul dans son coin.

Roosevelt disait que le peuple « ne nous en voudra pas d’avoir échoué, mais il nous en voudra de ne pas avoir essayé ». Il faut essayer quelque chose, car on vit un moment où l’on voit se dessiner, pour parler très concrètement, un 2022 entre l’extrême-argent et l’extrême-droite. Cela participe également d’un sentiment d’asphyxie. C’est pourquoi je vais chercher de l’air dans Youth for climate, ou dans les gilets jaunes, dans des bulles de cette espèce. Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs, le ciel de la finance. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.

Pour un patriotisme vert

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Champ de lavande de Provence. ©Leniners

La situation politique en Europe occidentale est en train de muter rapidement sous l’effet d’une sensibilité accrue à l’urgence écologique. Celle-ci se manifeste de plus en plus concrètement, et vient s’installer dans le sens commun comme un phénomène palpable : canicules, sécheresses et pollutions. Si les effets du changement climatique étaient déjà perceptibles, leur visibilité démultipliée et la généralisation du processus viennent bousculer les représentations, de telle sorte que le changement climatique est désormais une menace bien présente dans les esprits, et que celle-ci s’ajoute aux autres menaces générées par la mondialisation. La dégradation accélérée de l’environnement est un élément supplémentaire du tout fout le camp généralisé perçu par les citoyens. L’ampleur du phénomène ouvre la voie pour un patriotisme vert.


Aux yeux des électeurs, l’imaginaire écologique a jusqu’ici toujours été celui du cosmopolitisme et de l’ouverture à la mondialisation. Cette caractéristique se traduisait par une forte pénétration chez les CSP+, les urbains et les diplômés. Que ce soit sur le plan militant ou sur le plan électoral, l’engagement écologiste marquait une nette préférence pour le global et le local, tout en mettant de côté l’échelon national, considéré comme non pertinent au regard de l’échelle des défis du changement climatique. Si cet imaginaire reste extrêmement présent, comme le démontrent les slogans des manifestations telles que « Fridays for Future » et les différentes pancartes qu’on peut apercevoir ici et là dans le mouvement climat, l’accroissement tendanciel de l’urgence climatique vient ouvrir de nouvelles possibilités de discours écologique. En effet, si l’espoir de mettre tout le monde d’accord au niveau international et d’aboutir à des traités juridiquement contraignants reste présent, le besoin d’agir d’urgence pour lutter à la fois contre le changement climatique et se préparer à celui-ci vient réhabiliter l’échelon national comme échelon immédiat au sein duquel il est possible d’agir et comme levier d’une diplomatie écologique prioritaire.

Par ailleurs, la question du changement climatique prenait jusqu’ici l’aspect d’une abstraction, d’un engagement pour une cause lointaine et déconnectée de la vie quotidienne. Lorsque l’écologie s’inscrivait au quotidien, c’était pour prendre l’aspect d’un lifestyle individuel tout à fait compatible avec le fonctionnement de l’économie de marché : produits bio, déplacements à vélo, alimentation non carnée, etc. Bref, l’écologie, c’était le truc des gagnants de la mondialisation, pas tellement des plus fragiles pour qui ce mode de vie était au mieux un luxe, au pire un marqueur de distinction sociale et morale. Cependant, on s’aperçoit progressivement que les premières victimes du changement climatique seront précisément les classes paupérisées, déjà exposées à de nombreuses menaces et incertitudes. Ce sont celles qui ont été les plus affectées par les changements qui se sont manifestés dernièrement.

Le début d’une mutation

Ce fait politiquement nouveau – mais scientifiquement connu depuis longtemps – provoque de plus en plus de débats autour de la nécessaire articulation entre le social et l’écologique. Les slogans qui appellent à une écologie populaire viennent synthétiser cette double exigence : ancrer l’écologie chez les CSP- comme une priorité politique ; répondre aux besoins de ces catégories qui vont être les plus exposées au changement climatique. Au regard de la prégnance du discours individualiste sur les nécessaires changements de comportement de la population, et du caractère parfois punitif du discours écologiste, les obstacles sont encore nombreux avant qu’une écologie populaire puisse devenir hégémonique dans le champ politique. La faible porosité sociologique entre le mouvement des gilets jaunes et le mouvement climat démontre clairement qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Néanmoins, la montée en puissance du discours anti-élites au sein du mouvement climat, ou des personnalités qui incarnent la demande écologique, ouvre des possibilités nouvelles.

La première condition pour construire une écologie de ceux d’en bas est en premier lieu de désigner ceux d’en haut comme les coupables de l’inaction face au changement climatique. Ce déplacement de la frontière antagonique, qui passe de la dénonciation des comportements individuels à la dénonciation de l’absence de changements macro-sociaux mis en œuvre par les gouvernements, est un premier pas vers l’extension de l’écologie en direction des classes populaires. Le risque reste cependant que l’inaction dénoncée soit celle de l’absence de mesures qui modifieraient les simples comportements individuels, comme une taxe carbone par exemple – qui est, on le sait, particulièrement impopulaire. Il faut donc aller beaucoup plus loin. L’enjeu est de faire muter l’écologie pour qu’elle intègre les différentes demandes populaires hostiles à l’égard de la mondialisation.

Répondre aux menaces de la mondialisation

Les demandes les plus fortes chez les classes populaires sont d’une part la demande de protection face aux désordres provoqués par la mondialisation, et, d’autre part, la demande de démocratie et de souveraineté, qui consiste à reprendre le contrôle. La prégnance de ces demandes est le produit d’une longue évolution historique de démantèlement de l’État social et d’entrée dans une ère postdémocratique. En effet, l’intégration européenne et l’ouverture au libre-échange mondialisé ont provoqué une désindustrialisation massive et désertifié de nombreux territoires. Les systèmes nationaux d’État social ont été mis sous pression par la dégradation de l’emploi et la discipline imposée par le financement de la dette sur les marchés financiers. Les services publics ont subi l’imposition du new public management et une privatisation rampante. Quant aux effets de polarisation de la zone euro et du marché unique, ils ont consacré la victoire de l’industrie la plus puissante de la zone, celle de l’Allemagne, et affaibli fortement les autres industries nationales qui n’étaient pas prêtes à évoluer dans la même zone monétaire que celle d’Outre-Rhin. La conséquence en a été une reconversion accélérée vers une économie de service concentrée dans les métropoles et fortement segmentée entre d’une part des services à faible rentabilité et faibles gains de productivité, et d’autre part des activités à haute valeur ajoutée. La congruence de ces causes a conduit à une rupture politique, économique et culturelle de plus en plus nette entre une France reléguée peu mobile et en pleine désaffiliation, et une France des métropoles plus dynamique et connectée, malgré ses banlieues reléguées dont la situation sociale est équivalente à celle des territoires périphériques.

C’est la raison pour laquelle les classes populaires sont particulièrement sensibles aux discours qui leur promettent de les protéger de la mondialisation et de balayer les élites en place. Cette demande s’apparente à une volonté de réencastrer le capitalisme dans l’État-nation et ses mécanismes de solidarité, alors qu’il s’en émancipe chaque jour un peu plus. Cela se traduit notamment par une forte demande de rapatriement de la souveraineté vers l’échelon national et une aversion particulière à l’égard de l’approfondissement de l’intégration européenne. Pour cette France, les menaces extérieures se multiplient. C’est pourquoi le patriotisme anti-élites y rencontre un écho important, qu’il prenne la forme du nationalisme réactionnaire porté par le Front national, ou qu’il prenne la forme d’un patriotisme progressiste porté par exemple par la France insoumise en 2017. Même si l’imaginaire de l’écologie se projette essentiellement au niveau européen jusqu’à présent, la construction d’un patriotisme vert à l’échelle nationale, sans virer à l’europhobie, n’a rien d’inenvisageable et dispose de solides points d’appui.

Vers un patriotisme vert

Les territoires périphériques sont particulièrement exposés aux changements climatiques tels que les épisodes de sécheresse qui détruisent paysages, écosystèmes locaux et dégradent les nappes phréatiques. La distance avec les services publics y complique les interventions de l’État, notamment pendant les séquences de canicule qui se multiplient. De la même façon, les zones de fortes pollutions et d’excès de bétonisation sont localisées dans les banlieues défavorisées. L’urgence écologique se présente donc sous la forme d’une menace qui va se faire toujours plus précise envers les classes populaires.

La construction d’un patriotisme vert pourrait donc avoir une double fonction. D’une part, faire de l’exemplarité en matière de transition écologique et de lutte contre le changement climatique un élément de fierté nationale. C’est un levier pour démondialiser notre économie, rétablir des protections et refaire de la France un pays qui porte un message universel. D’autre part, il permet de poser la question écologique comme un enjeu fondamentalement collectif et ancré dans un destin commun. Cela permettrait de contrecarrer les tendances à réduire les efforts à réaliser aux seuls comportements individuels. C’est un moyen d’éviter la construction d’une écologie élitaire qui se résumerait à un mode de vie individuel, même si celui-ci est un levier esthétique précieux pour faire passer le discours écologique. Il est même stratégiquement important de s’appuyer sur cette dimension désirable et séductrice pour provoquer des changements culturels. Il n’y a donc pas de contradiction entre le fait de faire de l’écologie quelque chose de branché et la construction d’un discours patriotique autour de cet enjeu. Ce dernier doit s’hybrider aux demandes des classes populaires en matière de protection face aux désordres engendrés par la mondialisation.

Par ailleurs, la synthèse entre l’imaginaire cosmopolite et moderne de l’écologie politique et l’imaginaire de la protection du patriotisme est une garantie contre la construction d’un nationalisme régressif tel que le RN cherche à le faire à travers son localisme anti-immigrés. Mais c’est aussi un levier pour un retour de l’État dans l’économie, un programme de démondialisation et une sortie des traités de libre-échange qui ont un impact écologique négatif.

Si cette articulation n’est pas évidente, il est possible de s’appuyer sur des éléments du sens commun écologiste pour les lier au retour d’une communauté nationale qui protège : la préférence pour le local et les circuits-courts ; la protection du patrimoine naturel national ; la valorisation du tourisme non polluant, et donc à courte distance ; etc. Les exemples ne manquent pas pour illustrer la jonction possible de ces imaginaires : la défense d’industries fondamentales pour mener la transition écologique comme Alstom, dont la branche énergie a été cédée de façon scandaleuse à General Electric, ou la protection de services publics comme Aéroports de Paris qui permet à l’État d’avoir un contrôle direct sur l’industrie très polluante du transport aérien.

Le patriotisme vert ne peut être autre chose qu’un discours fondé sur le fait de prendre soin de notre communauté nationale comme de notre environnement. Bien loin d’un nationalisme régressif, il s’agit d’étendre l’élan d’amour des siens et de protection du bien commun qui définissent le patriotisme vers notre environnement. À l’heure de l’atomisation néolibérale, c’est un levier précieux pour reconstruire un lien collectif.

La séquence récente des incendies de l’Amazonie démontre qu’il est possible de s’appuyer sur des instincts de conservation et de protection pour leur donner un sens progressiste. C’est une des manifestations, mondiale cette fois, de l’articulation possible entre un discours de démondialisation et de transition écologique. Cette séquence a obligé Emmanuel Macron à reculer sur l’accord commercial UE-Mercosur, dévastateur sur le plan écologique, et à mettre un veto français. Même si, une fois la séquence médiatique éloignée, l’Élysée a annoncé vouloir améliorer l’accord et non l’abandonner complètement.

Un outil avec et contre l’hégémonie néolibérale

Sur le plan électoral, et à condition d’être incarné, ce patriotisme vert pourrait séduire une large coalition qui va de la France des oubliés à des secteurs de la population qui font partie des gagnants de la mondialisation. Pour le dire plus clairement, cette coalition pourrait réunir le chômeur du Nord et le jeune diplômé urbain Macron-compatible soucieux d’écologie. Même si ce dernier n’est pas forcément un socialiste forcené, l’urgence écologique est un levier pour faire admettre à ce type d’électorat la nécessité d’une forte impulsion de l’État en matière de transition et de reprise en main des grandes entreprises polluantes.

La question écologique est un des maillons faibles de l’hégémonie néolibérale. Son propre socle électoral, celui des gagnants de la mondialisation, émet une forte demande en faveur d’une politique verte. Cependant, toute politique écologique à la hauteur des enjeux devra nécessairement en passer par une confrontation sévère avec les piliers du néolibéralisme : le libre-échange, la croissance indiscriminée sur le plan qualitatif[1], la prédominance des multinationales financiarisées, l’atomisation individualiste, etc. Dès lors, l’enjeu écologique est facteur de contradictions au sein du bloc historique qui maintient en place le système existant.

La tâche d’un patriotisme vert et plébéien doit être d’appuyer au maximum sur ces contradictions lorsqu’elles monteront en puissance[2] afin de détacher une partie du bloc néolibéral et de faire advenir un nouveau bloc historique majoritaire. Une stratégie contre-hégémonique est en effet nécessairement interclassiste. Elle ne repose pas sur une simple opposition au système, mais sur un double mouvement : la désarticulation et la subversion interne de certains de ses éléments constitutifs d’une part, l’attraction vers un nouveau modèle qui rompt avec l’ancien d’autre part. La demande écologique cristallise cet entre-deux et cette ambiguïté à partir de laquelle il est possible d’étirer les pôles internes au régime néolibéral.

Si cette hypothèse devait se matérialiser, le processus de constitution de ce patriotisme vert passerait nécessairement par une incarnation électorale qui dynamitera les identités politiques existantes pour les réordonner.


[1] C’est-à-dire l’absence de choix collectifs autres que les mécanismes marchands pour établir ce que l’on doit produire ou non, alors qu’on sait pertinemment que de nombreuses activités humaines doivent décroître si l’on veut faire face au défi du réchauffement. À l’inverse, d’autres activités doivent croître, mais le marché ne fournit pas les incitations pertinentes pour que ce soit le cas.

[2] Pour l’instant, ces contradictions restent politiquement gérables par le système en place.