« La pensée du développement est née d’un imaginaire de la domination » – Entretien avec Jacques Ould Aoudia

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Jacques Ould Aoudia est chercheur indépendant en économie politique du développement[1], chargé de mission au ministère des Finances à la Direction de la Prévision puis à la Direction générale du Trésor. En 2003, il rejoint l’Association Migrations et Développement (M&D), créée par des migrants marocains vivant dans le Sud de la France pour soutenir des projets portés par les villageois dans leurs régions d’origine. Aujourd’hui son action se poursuit autour de trois axes : le développement local des régions du Souss Massa et Drâa Tafilalet, l’intégration des migrants dans leur pays d’accueil et le renforcement du lien entre territoires marocains et français. LVSL a souhaité l’interroger sur sa perception des grands enjeux de développement, des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial et évoquer avec lui l’écologie et les questions de genre qui reconfigurent la problématique du développement. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dominique Girod.


LVSL – Comment qualifieriez-vous les problématiques du développement et des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial actuel ? À l’heure de la montée en puissance des revendications des femmes et d’un défi écologique majeur, faut-il changer de paradigme pour penser le développement ?

Jacques Ould Aoudia – Mille fois oui. Mais d’abord, vu du Sud, ce ne sont pas les questions de l’écologie et de revendications des femmes qui sont les plus brûlantes. Ce sont massivement les questions de l’emploi de jeunes et notamment des jeunes femmes, et, dans certaines zones, l’insécurité, la faim… Bien sûr, les enjeux écologiques qui frappent tout spécialement les deux rives de la Méditerranée restent présents mais avec une conscience collective encore inégale. Il en est de même avec la montée des revendications de femmes.

Avant tout, je voudrais préciser les termes que j’utilise pour partitionner le monde : Nord et Sud. La partition claire proposée par Alfred Sauvy dans les années 1950, à savoir les pays industrialisés, le bloc soviétique et le Tiers monde, n’a plus cours avec l’émergence au Sud de pays puissants, l’effondrement de l’URSS et la désindustrialisation des pays riches. Cette désignation Sud-Nord a pour moi le mérite d’être parlante, même si elle est imprécise.

Aujourd’hui, le changement climatique est devenu une question incontournable grâce à la prise de conscience et à la mobilisation des sociétés, surtout au Nord. C’est un magnifique facteur d’espoir porté par les plus jeunes. L’école publique en Europe a fait un bon travail en sensibilisant en profondeur les nouvelles générations. Quant à la question du genre, je vais y venir, mais je voudrais d’abord évoquer deux autres phénomènes importants qui bouleversent les relations Nord-Sud. D’abord le basculement du monde, c’est-à-dire la modification des rapports de force internationaux avec l’arrivée à la table où s’écrivent les règles du monde de nouveaux acteurs qui jusqu’à présent n’y étaient pas invités[2]. Je pense à la Chine mais aussi aux autres pays d’Asie du Sud-Est et à des pays d’Afrique et d’Amérique latine. Il y a donc émergence de nouvelles voix et une reconfiguration des rapports de force, laquelle provoque de fortes réactions des dirigeants des États-Unis aujourd’hui.

Apparaît un autre phénomène dont on parle moins : en quarante ans, les populations ayant reçu une éducation moderne[3] ont connu une croissance exponentielle. Des personnes capables d’avoir une voix qui porte, avec les moyens numériques, au-delà du quartier, de la famille. Si au Nord la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’est amorcée depuis longtemps, les régions du Sud, avec d’importants écarts entre elles, connaissent une croissance fulgurante de ces effectifs. Le monde en devient totalement différent, en raison de l’évolution qualitative de la population : plus urbaine, plus instruite, largement connectée. Et cela signe l’émergence de l’individu au Sud, là où la soumission était la règle : soumission aux aînés, aux pouvoirs, aux traditions, ce qui n’empêche d’ailleurs pas des crispations identitaires. Les conséquences sur la gouvernance des sociétés sont immenses : les pays qui resteront attachés à des gouvernances autoritaires et centralisées verront des difficultés à gouverner des territoires où émergent des centaines de milliers de gens qui sortent désormais de la culture où l’on baisse les yeux devant l’autorité. Des personnes capables et volontaires pour agir comme individu ou citoyen, pour s’encapaciter : c’est-à-dire pour revendiquer une place dans la société, sur le plan social, culturel, politique. Parmi ces personnes, – avec des variations entre régions et cultures – les femmes ont une place décisive. L’entrée des femmes dans l’espace public est à la fois signe et cause de changement.

Au plan de la gouvernance, même si le système patriarcal[4] perdure, il n’est plus exclusif, et se trouve traversé, contrarié et enrichi par d’autres façons d’exprimer des préférences individuelles, et, plus difficilement, collectives. Cela crée du trouble, car cohabitent deux systèmes, y compris au sein des individus. Les multiples émergences dont j’ai parlé obligent à revoir en profondeur la pensée du développement. Celle-ci a été conçue au Nord dans un imaginaire de domination. Les pays du Sud allaient rattraper ceux du Nord et converger vers son système de démocratie et de marché. C’est cela qui craque aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Changeons d’échelle. L’association Migrations et Développement (M&D) a mené une opération intitulée « Jeunes des 2 Rives ». Qui sont ces jeunes, quelles sont ces deux rives ? Pour vous, membre sénior de M&D, quel enseignement en tirer ?

JOA – M&D mène de nombreux projets au Maroc et en France. Elle s’est engagée dans le projet « Jeunes des 2 Rives » qui vise à prévenir les dérives vers l’extrémisme violent de jeunes des deux rives de la Méditerranée. Le projet est né dans l’émotion des attentats de 2015, il a mûri pendant des mois avant d’être proposé à l’Agence française de développement. Par son soutien, l’AFD a permis de déployer le projet au Sud de la France – où est implantée notre association autour de Marseille – ainsi qu’au Maroc dans la région de Souss-Massa et en Tunisie. Nous voulions amorcer une recherche-action sur la prévention des dérives violentes à partir du constat suivant : les pouvoirs publics au Nord comme au Sud passent à côté de mutations profondes portées par les jeunesses. Sur la rive sud de la Méditerranée, comme partout dans le Sud, on l’a vu, on assiste à l’émergence de l’individu. Mais j’y vois une émergence contrariée : les jeunes ont acquis un niveau d’éducation bien plus élevé que celui de leurs parents, mais ces capacités nouvelles ne rencontrent pas d’opportunités en termes de travail, de reconnaissance sociale, citoyenne ou culturelle. Une forte tension s’exerce dans la jeunesse entre les opportunités promises ou rêvées et la réalité.

Un autre phénomène, mondial, concerne les mutations dans le travail. Si, pendant les deux siècles derniers, le Nord a eu comme horizon le salariat et l’a organisé, le Sud suit une autre voie. Voici quelques chiffres saisissants : au Maroc, sur 12 millions d’actifs, deux millions sont salariés formels, dont 0,8 millions travaillent pour l’État[5]. La très grande majorité est donc en dehors d’un système formel de relation au travail. Le salariat inventé à la fin du XIXe siècle en Angleterre était un progrès qui rompait la relation de dépendance personnalisée entre travailleur et patron. Le salariat a produit du droit et le syndicalisme a permis de l’enrichir. Désormais la pensée libérale rompt le lien entre travail et salariat pour promouvoir des formes nouvelles : l’ubérisation en est le symbole. Cela détruit la sécurité salariale qu’offrait le salariat, faisant de chaque individu un entrepreneur de lui-même.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Comment définissez vous la gouvernance[6] ? Migrations & Développement a le souci d’accompagner les acteurs de terrain pour le changement. Pouvez-vous nous en parler ?

JOA – Je voudrais d’abord poser le fondement même de l’action de M&D : notre action vise à soutenir le désir de changement des acteurs sur le terrain, un désir prêt à passer à l’action. C’est finalement une position confortable, qui consiste à soutenir la volonté de changer de nos partenaires. On est dans un espace de responsabilité réciproque, on quitte une position de surplomb. C’est cela qui m’a fait rejoindre, en 2003, cette association créée en 1986 et dirigée par des acteurs de la diaspora.

Concernant la thématique de la gouvernance, n’oublions pas que dans le discours dominant, le mot gouvernance est là pour évacuer le politique et réduire la conduite d’une société à des dispositions techniques. En réalité, ce qui nous importe c’est le politique, c’est-à-dire comment les sociétés, à tous les niveaux (village, quartier, ville etc.), gèrent la chose publique notamment grâce aux nouvelles capacités dont on a parlé. Prises dans ce sens, les questions de développement ont une dimension de gouvernance majeure.

Par exemple, M&D s’est lancée dans le soutien à l’agroécologie[7] dans trois espaces de la grande région du Souss-Massa, au centre-sud du Maroc. L’agroécologie suppose la formation de paysannes et de paysans, il y a une partie technique, mais il n’y a aucun espoir de diffuser ces expériences si on néglige la dimension collective et le travail sur le sens de ce changement de pratique. En Amérique latine, des organisations paysannes puissantes portent le discours de l’agroécologie. La dimension collective y est très forte, et c’est par elle que se modifie le rapport à la culture, à la commercialisation, à l’alimentation. Ce sont des thèmes hautement politiques. On ne peut pas seulement les aborder sous l’angle technique. Il faut formaliser l’expression collective qui émane de l’agroécologie, créer des organisations, pour accompagner son extension. Et là, on est dans la gouvernance de l’extension de l’agroécologie.

LVSL – On sait que les problématiques de genre sont devenues maintenant incontournables dans tout appel à projets. Est-ce une opportunité ou une injonction ? Comment la question de la condition des femmes ou du féminisme résonne-t-elle pour vous ?

JOA – C’est une injonction, un point de passage obligé. Tout appel à projet requiert désormais un volet sur l’environnement et un volet sur les femmes. C’est par ces voies que les bailleurs essaient d’influer la transformation du réel qu’ils financent.

M&D s’attache au changement dans des sociétés traditionnelles qui vivent dans des conditions rudes sur les plans social, climatique, dans des villages de montagne haut perchés. Ces sociétés très enclavées tiennent grâce aux traditions, par nature ambivalentes : c’est grâce à elles qu’elles ont résisté dans un univers hostile, et elles sont aussi un frein au changement. On doit donc être prudents quand on soutient le changement, dans des sociétés qui ont élaboré des solutions sophistiquées pour vivre avec la rareté en terre, en eau, en énergie. Notre intuition, corroborée par nos observations mais pour lesquelles nous manquons encore d’outils de formalisation, est que le rôle des femmes dans le changement est central. Les femmes ont un rôle à jouer différent, y compris et peut-être surtout dans ces sociétés traditionnelles, pour bouger et faire bouger les choses.

Au fond, nous cherchons à soutenir les dynamiques qui émergent du terrain, empiriquement. Dans les sociétés traditionnelles, les conditions sont dures, les familles nécessairement soudées autour des nécessités vitales, et il n’est pas simple de poser les questions en termes d’exploitation. Ainsi, dans la région de Souss-Massa, on cultive le safran depuis 300 ans. Vu du Nord, on aime à penser que cette culture est une activité de femmes. Elles font en effet la cueillette et le recueil des pistils à la récolte, en novembre, après que les hommes ont travaillé les champs pendant dix mois sur douze. En réalité la culture du safran est un travail de famille.

LVSL – Manuela Carmena[8], l’ancienne maire de Madrid, voit une évolution dans la gouvernance, l’innovation, le développement, à travers l’expertise et les compétences propres aux femmes. En se libérant, en se formant, en se professionnalisant, elles acquièrent et forgent des compétences nouvelles propres à revitaliser l’action. Qu’en pensez-vous ?

JOA – Historiquement, dans les villages du monde entier, ce sont les hommes qui ont eu le pouvoir de décider : hommes, âgés, riches. Il y a 30 ans, le fondateur de M&D a proposé : « On soutient les projets des villageois, (d’électrification), en passant par une association villageoise formalisée dans laquelle les jeunes pourront avoir leur place, les migrants et les pauvres ». Les femmes ont pu être progressivement intégrées en tant que présidentes d’association, mais pas en tant que villageoises. Aujourd’hui, elles font leur chemin dans la gouvernance villageoise. Et le problème se pose maintenant au niveau des communes (de 30 à 80 villages). Là, l’État a posé des quotas d’élues. Mais cela reste encore formel, elles siègent mais ne parlent pas. Nous travaillons avec celles qui veulent prendre la parole dans ces enceintes. En tout cas il faut continuer d’élargir les espaces mixtes tout en respectant les traditions qui font tenir les sociétés.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Le renouvellement de la pensée féministe s’est fait notamment par le développement des studies[9] et avec le déploiement de l’écoféminisme[10]. Comment cela peut-il inspirer votre action et peut-être redéfinir certaines problématiques ?

JOA – J’y vois l’avenir de M&D, un chantier qu’il faut ouvrir. Les bailleurs sont demandeurs de renouvellement de l’approche du genre, trop bureaucratisée et quantitative. Sur la question des studies, je pense que ces nouvelles pratiques sur le terrain ont besoin d’être conceptualisées. En retour, les recherches académiques nourriront les pratiques. Notre travail doit amorcer l’innovation, mais il faut que l’innovation puisse se diffuser. Pour essaimer, il faut travailler et trouver des mises en mots recevables et signifiantes pour une large variété d’acteurs sociaux, et leur transmettre aussi des outils et des méthodes.


[1] Ses publications : – SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud, Ed. L’Harmattan, 2018. – « Jeunesses et radicalisation sur les deux rives de la Méditerranée » (avec Aouatif El Fakir), Gallimard, Le Débat n°197, 2017. – « Entre compromis et violence, les sociétés arabes ont émergé depuis 2011 », Confluences Méditerranéennes, n°94, 2015/3. – « Captation ou création de richesse ? Une convergence inattendue entre Nord et Sud », Gallimard, Le Débat n°178, janvier-février 2014.

[2] Voir Bertrand Badie : Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018

[3] Par opposition à l’éducation dans les systèmes traditionnels, essentiellement ruraux.

[4] Pour le Maroc, voir Mohamed Tozy : Monarchie et islam au Maroc, Presses de Sciences Po, 1999

[5] Haut-Commissariat au Plan, Maroc.

[6] Jacques Ould Aoudia définit la gouvernance comme étant un « système de décision pour la conduite d’un groupe (au niveau national par exemple ) ou d’une organisation (hôpital, entreprise, club de foot..). Voir à ce sujet « La bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement ? » https://jacques-ould-aoudia.net/introduction-du-texte-la-bonne-gouvernance-est-elle-une-bonne-strategie-de-developpement-jacques-ould-aoudia-avec-la-collaboration-de-nicolas-meisel-publie-en-no/    Et « Le miroir brisé de la bonne gouvernance »  https://jacques-ould-aoudia.net/le-miroir-brise-de-la-bonne-gouvernance-quelles-consequences-pour-laide-au-developpement/

[7] L’agroécologie est un ensemble de théories et de pratiques agricoles inspirées par les connaissances écologiques, scientifiques et empiriques. Elle concerne l’agronomie, mais aussi des mouvements sociaux ou politiques.

[8] Parce que les choses peuvent être différentes, Manuela Carmena, 2016, éditions Indigènes. On peut aussi se référer à l’essai Three Guineas, de Virgnia Woolf, qui dès 1938 soulignait la situation d’outsider des femmes vis-à-vis du pouvoir, du savoir et de l’action politique ; cette situation donnerait aux femmes une responsabilité et des appuis particuliers pour s’impliquer de façon novatrice dans la vie sociale.

[9] Les studies (cultural-, postcolonial-, gender-, subaltern-studies) se caractérisent par le fait que les populations minorisées, exploitées, dominées s’emparent des outils intellectuels, critiques et transformants, pour mener par elles-mêmes leur émancipation.

[10] L’écofémisme s’attache à préserver et articuler les différentes vulnérabilités (écologiques, économiques, psychologiques…), à construire une vision intégrée de ces problématiques et à trouver un mode d’intervention global et transversal.

 

Gramsci : les relations internationales au prisme de l’hégémonie

En réduisant l’hégémonie à un simple synonyme de “domination”, nombre d’auteurs et autres spécialistes des relations internationales oublient qu’un important mouvement théorique inspiré des idées d’Antonio Gramsci a donné à ce concept une approche bien plus subversive, qui permet notamment une analyse critique poussée des mécanismes qui régissent l’ordre mondial. Nous publions ici la traduction d’un extrait de l’essai “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method”, avec lequel Robert Cox posa en 1983 la première pierre du courant néo-gramscien. Une grille de lecture qui reste plus que jamais utile pour tenter de mieux comprendre les structures qui sous-tendent le système international actuel.


Il y a quelque temps j’ai commencé la lecture des Cahiers de prison de Gramsci. Dans ces fragments, écrits dans une prison fasciste entre 1929 et 1935, l’ancien chef du Parti communiste italien se préoccupait du problème de la compréhension des sociétés capitalistes dans les années 1920 et 1930, et en particulier de la signification du fascisme et des possibilités de construire une forme alternative d’État et de société qui se fonderait sur la classe ouvrière. Ses analyses se focalisaient sur l’État, sur la relation existant entre la société civile et l’État, et sur les relations entre la politique, l’éthique et l’idéologie par rapport à la production. Comme on pouvait s’y attendre, Gramsci n’avait pas grand-chose à dire au sujet des relations internationales. Néanmoins, j’ai trouvé que la pensée de Gramsci pouvait être utile pour comprendre le sens de l’organisation internationale, sujet dont je m’occupais alors principalement. Son concept d’hégémonie était particulièrement important, mais plusieurs notions connexes – élaborées par lui-même ou développées par d’autres mais enrichies par lui – étaient tout aussi utiles. Cet essai présente mon interprétation de ce que Gramsci entendait par hégémonie et de ces concepts connexes, et suggère comment je pense qu’ils peuvent être adaptés, en conservant leur sens essentiel, à la compréhension des problèmes de l’ordre mondial. Il ne prétend pas être une étude critique de la théorie politique de Gramsci, mais simplement une dérivation à partir de celle-ci de quelques idées utiles pour une révision de la théorie actuelle des relations internationales. [1]

https://www.economist.com/prospero/2017/11/07/the-strange-afterlife-of-antonio-gramscis-prison-notebooks
Antonio Gramsci (1891 -1937)

(…)

Hégémonie et relations internationales

Nous pouvons maintenant faire la transition à partir de ce que Gramsci disait au sujet de l’hégémonie et de ses concepts connexes pour analyser les implications de ces concepts dans le champ des relations internationales. Tout d’abord, il est cependant utile de passer en revue ce que le jeune Gramsci a dit au sujet des relations internationales. Commençons par ce passage :

« Les relations internationales précèdent-elles ou suivent-elles (logiquement) les relations sociales fondamentales ? Elles les suivent sans aucun doute. Toute innovation organique dans la structure sociale, à travers ses expressions technico-militaires, modifie aussi organiquement les relations absolues et relatives sur la scène internationale. » [17]

Par “innovation organique”, Gramsci voulait dire structurelle, à long terme ou relativement permanent, par opposition à court terme ou “conjoncturel”. Il avançait que les changements fondamentaux dans les relations de pouvoir internationales ou dans l’ordre mondial, qui sont observés comme des changements dans l’équilibre stratégico-militaire et géopolitique, peuvent être identifiés comme des changements fondamentaux dans les relations sociales.

Gramsci n’a aucunement l’intention d’éluder l’État ou de minimiser son importance. L’État reste pour lui l’entité de base des relations internationales et le lieu où se déroulent les conflits sociaux – le lieu aussi, par conséquent, où se construisent les hégémonies des classes sociales. Dans ces hégémonies de classes sociales, les caractéristiques particulières des nations s’assemblent d’une manière unique et originale. La classe ouvrière, qui peut être considérée comme internationale dans un sens abstrait, se nationalise dans le processus de construction de son hégémonie. L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait, en suivant ce raisonnement, précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales. Cependant, l’État, qui demeure le point central de la lutte sociale et l’entité fondamentale des relations internationales, est l’État au sens large qui comprend ses propres bases sociales. Ce point de vue laisse de côté une vision limitée ou superficielle de l’État qui le réduit, par exemple, à la bureaucratie de la politique étrangère ou à ses capacités militaires.

L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait (…) précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales

Depuis son point de vue italien, Gramsci avait un jugement tranchant sur ce qu’aujourd’hui nous appellerions la dépendance. Il savait à quel point l’Italie avait été influencée par des puissances extérieures. Sur le plan exclusif de la politique étrangère, les grandes puissances jouissent d’une relative liberté pour déterminer leur politique étrangère en fonction de leurs intérêts nationaux ; les petites puissances ont quant à elles moins d’autonomie. [18] La vie économique des nations subordonnées est pénétrée par et imbriquée avec celle des nations puissantes. Cette situation est davantage compliquée par l’existence, au sein des pays, de régions structurellement diverses qui ont des modèles distincts de relations avec les forces extérieures. [19]

A un niveau encore plus poussé, nous pouvons dire que les États puissants sont précisément ceux qui ont subi une profonde révolution économique et sociale et qui ont pleinement résolu les conséquences de cette révolution sous la forme d’État et de relations sociales. Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. D’autres pays ont été touchés par ces événements d’une manière bien plus passive, ce que Gramsci décrit au niveau national comme une révolution passive. Cela se produit lorsque l’impulsion du changement ne provient pas d’un « important développement économique local… mais qu’elle reflète plutôt l’évolution des événements internationaux qui transmettent leurs courants idéologiques à la périphérie. » [20]

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6948033t
« Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. » La Chute en masse [estampe – gravure] gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Le groupe porteur d’idées nouvelles, dans ces circonstances, n’est pas un groupe social autochtone qui serait activement engagé dans la construction d’une nouvelle base économique avec une nouvelle structure des relations sociales. Il s’agit d’une strate intellectuelle qui reprend des idées issues d’une précédente révolution sociale et économique étrangère. Ainsi, la pensée de ce groupe prend une forme idéaliste qui n’est pas fondée sur le développement économique local ; et sa conception de l’État prend la forme d’un « absolu rationnel ». [21] Gramsci a critiqué la pensée de Benedetto Croce, la figure dominante de l’establishment intellectuel italien de l’époque, pour avoir exprimé ce genre de distorsion.

Hégémonie et ordre mondial

Le concept gramscien d’hégémonie est-il applicable au niveau international ou mondial ? Avant d’essayer de suggérer des moyens d’y parvenir, il est bon d’écarter certaines utilisations de ce terme courantes dans l’étude des relations internationales. Très souvent, hégémonie renvoie à la domination d’un pays sur d’autres, de sorte que son utilisation est limitée à une relation strictement interétatique. Parfois, hégémonie est utilisé comme un euphémisme d’impérialisme. Lorsque les dirigeants politiques chinois accusent l’Union soviétique d’hégémonisme, ils semblent avoir une combinaison de ces deux éléments en tête. Ces significations diffèrent tellement du sens que Gramsci donne à ce terme qu’il est préférable, pour des raisons de clarté dans cet écrit, d’utiliser le terme domination pour les remplacer.

Afin d’appliquer le concept d’hégémonie à l’ordre mondial, il est important de déterminer à quel moment une période d’hégémonie commence et se termine. Une période au cours de laquelle une hégémonie a été établie au niveau mondial peut être qualifiée d’hégémonique, et une période au cours de laquelle prévaut une domination de type non-hégémonique, sera qualifiée de non-hégémonique. À titre d’exemple, examinons le siècle et demi écoulé en distinguant quatre périodes distinctes, soit environ 1845-1875, 1875-1945, 1945-1965 et de 1965 à nos jours. [22]

La première période (1845-1875) peut être qualifiée d’hégémonique : il y avait en effet une économie mondiale au centre de laquelle se trouvait la Grande-Bretagne. Les doctrines économiques conformes avec la suprématie britannique, mais universelles dans leur forme (avantage comparatif, libre-échange et étalon-or), se sont progressivement répandues à l’extérieur de la Grande-Bretagne. La force coercitive a soutenu cet ordre. La Grande-Bretagne a maintenu l’équilibre des pouvoirs en Europe, empêchant ainsi toute contestation de l’hégémonie par une puissance terrestre. La Grande-Bretagne avait également le contrôle absolu des mers et la capacité d’imposer l’obéissance des pays périphériques aux règles du marché.

Dans la deuxième période (1875-1945), toutes ces caractéristiques ont été inversées. D’autres pays ont défié la suprématie britannique. L’équilibre des pouvoirs en a été déstabilisé en Europe, entraînant deux guerres mondiales. Le libre-échange a été supplanté par le protectionnisme ; l’étalon-or a finalement été abandonné et l’économie mondiale s’est fragmentée en blocs économiques. C’était une période non-hégémonique.

Durant la troisième période, après la Seconde Guerre mondiale (1945-1965), les États-Unis ont fondé un nouvel ordre mondial hégémonique dont la structure de base était semblable à celle de la Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle, mais avec des institutions et des doctrines adaptées à une économie mondiale plus complexe et des sociétés nationales plus sensibles aux répercussions politiques des crises économiques.

À un certain moment entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, il était devenu clair que cet ordre mondial basé sur les États-Unis ne fonctionnait plus correctement. Durant les années incertaines qui ont suivi, trois possibilités de transformation structurelle de l’ordre mondial sont apparues : une reconstruction de l’hégémonie avec un élargissement des politiques de gestion suivant les orientations envisagées par la Commission trilatérale ; une plus grande fragmentation de l’économie mondiale autour de sphères économiques centrées sur les grandes puissances ; et l’affirmation possible d’une contre-hégémonie portée par le Tiers monde et ayant pour précurseur la revendication commune d’un Nouvel Ordre Economique International. [a]

Partant de ces annotations provisoires, il pourrait sembler que, historiquement, pour devenir hégémonique, un État devrait mettre en place et maintenir un ordre mondial qui serait universel dans sa conception, c’est-à-dire non pas un ordre dans lequel un État hégémonique exploiterait directement les autres mais plutôt un ordre que la plupart des autres États (ou du moins ceux qui se retrouveraient dans la sphère de ce pouvoir hégémonique) pourraient considérer comme compatible avec leurs propres intérêts. Un tel ordre ne serait guère conçu uniquement en termes interétatiques car cela mettrait probablement en évidence les divergences en matière d’intérêts des États. Il donnerait très probablement la priorité aux possibilités pour les forces de la société civile d’agir à l’échelle mondiale (ou à l’échelle de la sphère dans laquelle l’hégémonie prévaut). Le concept hégémonique d’ordre mondial se base non seulement sur la régulation des conflits interétatiques mais aussi sur une société civile globalisée, c’est-à-dire un modèle de production globalisé qui instaure des liens entre les différentes classes sociales des pays concernés.

Une hégémonie mondiale est donc une expansion de l’hégémonie interne – nationale – établie par la classe sociale dominante.

Historiquement, les hégémonies de ce genre sont mises en place par des États puissants qui ont connu de véritables révolutions sociales et économiques. La révolution modifie non seulement les structures économiques et politiques internes de l’État en question, mais elle libère aussi des énergies qui s’étendent au-delà des frontières de cet État. Une hégémonie mondiale est donc, à ses débuts, une expansion vers l’extérieur de l’hégémonie interne (nationale) établie par la classe sociale dominante. Les institutions économiques et sociales, la culture, la technologie associées à cette hégémonie nationale deviennent des modèles qu’il convient d’émuler à l’étranger. Une hégémonie s’étendant de la sorte empiète sur les pays les plus périphériques à la manière d’une révolution passive. Ces pays n’ont pas subi la même révolution sociale profonde, leurs économies ne sont pas développées de la même manière, mais ils essaient d’intégrer des éléments du modèle hégémonique sans perturber les anciennes structures du pouvoir. Alors qu’ils peuvent adopter certains aspects économiques et culturels du noyau hégémonique, la capacité des pays périphériques à adopter ses modèles politiques est moindre. Tout comme en Italie la révolution passive a pris la forme du fascisme dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses formes de régimes militaro-bureaucratiques dirigent la révolution passive dans les périphéries d’aujourd’hui. Dans le modèle hégémonique mondial, l’hégémonie est plus intense et cohérente au centre et plus chargée de contradictions à la périphérie.

L’hégémonie au niveau international n’est donc pas simplement un ordre entre États. C’est un ordre au sein d’une économie mondiale avec un modèle de production dominant qui pénètre tous les États et les relie à d’autres modèles de production subordonnés. C’est aussi un ensemble de relations sociales internationales qui connecte les classes sociales de différents pays. L’hégémonie mondiale peut être modélisée comme une structure sociale, une structure économique, et une structure politique ; elle ne peut toutefois pas être réduite à un seul de ces éléments puisqu’elle est composée des trois à la fois. Par ailleurs, l’hégémonie mondiale s’exprime à travers des normes internationales, des institutions et des mécanismes qui fixent des règles générales de comportement pour les États et pour les forces de la société civile qui agissent au-delà des frontières nationales – des règles qui soutiennent le modèle de production dominant.

https://www.erudit.org/fr/revues/espace/2013-n103-104-espace0545/69088ac.pdf
World Finance Corporation and Associates, 7e édition – Mark Lombardi (1999)

Les mécanismes de l’hégémonie : les organisations internationales

L’organisation internationale représente un des mécanismes à travers lequel s’expriment les normes universelles d’une hégémonie mondiale. En effet, l’organisation internationale fonctionne comme le processus par lequel les institutions de l’hégémonie et son idéologie se développent. Parmi les caractéristiques qui montrent le rôle hégémonique des organisations internationales, nous pouvons citer les suivantes : (1) elles comportent les règles qui facilitent l’expansion de l’ordre hégémonique mondial; (2) elles sont en elles-mêmes le produit de l’ordre hégémonique mondial ; (3) elles légitiment idéologiquement les normes de l’ordre hégémonique mondial ; (4) elles assimilent les élites des pays périphériques et (5) elles absorbent les idées contre-hégémoniques.

Les institutions internationales comportent des règles qui facilitent l’expansion des forces économiques et sociales dominantes mais tout en permettant aux intérêts subordonnés de réaliser des ajustements avec un préjudice minimal. Les règles régissant la politique monétaire mondiale et les relations commerciales sont particulièrement significatives. Elles sont élaborées avant tout pour promouvoir le développement économique. En même temps, elles permettent des exceptions et des dérogations pour faire face à des situations problématiques ; elles peuvent être revues dans certaines circonstances. Comparées au système de l’étalon-or, les institutions de Bretton Woods offraient plus de garanties pour les préoccupations sociales nationales telles que le chômage, à condition que les politiques nationales soient compatibles avec l’objectif d’une économie mondiale libérale. Le régime actuel de taux de change flottant permet aussi d’agir au niveau national tout en respectant le principe préalable suivant : l’engagement à harmoniser les politiques nationales avec les intérêts d’une économie mondiale libérale.

https://www.transparency.org/news/feature/new_imf_anti_corruption_framework_3_things_well_be_looking_for
Une réunion du FMI à Washington (2018). Image: Creat Commons / Flickr / IMF

Les institutions et les règles internationales sont généralement établies par l’État qui instaure l’hégémonie. Elles doivent au moins avoir le soutien de cet État. L’État dominant s’occupe d’assurer l’assentiment des autres États selon la hiérarchie des pouvoirs au sein de la structure interétatique de l’hégémonie. Certains pays de deuxième rang sont consultés en premier lieu et leur soutien est assuré ; le consentement d’au moins quelques-uns des pays les plus périphériques est sollicité. La participation formelle peut être pondérée en faveur des puissances dominantes comme au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale, ou elle peut se faire sur la base d’un État/une voix comme dans la plupart des autres principales institutions internationales. Il existe une structure d’influence informelle qui reflète les différents niveaux de pouvoir réel du point de vue politique et économique, qui sous-tend les procédures formelles de prise de décision.

Les institutions internationales jouent également un rôle idéologique. Elles contribuent à définir les lignes directrices des politiques des États et à légitimer certaines institutions et pratiques au niveau national. Elles reflètent des orientations favorables aux forces sociales et économiques dominantes. En recommandant le monétarisme, l’OCDE [Organisation pour la Coopération et le Développement Economique, NDT] a cautionné un consensus dominant en matière de réflexion politique dans les pays du centre et a renforcé ceux qui étaient déterminés à combattre l’inflation de cette manière, alors que d’autres étaient plus préoccupés par le chômage. En prônant le tripartisme, l’OIT [Organisation Internationale du Travail, NDT] a légitimé la manière dont les relations sociales se sont développées dans les pays du centre et l’a présenté comme le modèle à suivre.

L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus.

Les plus grands talents des pays périphériques sont captés par les institutions internationales, rappelant la pratique politique du transformisme [b]. Les individus des pays périphériques, même s’ils pourraient envisager d’intégrer les institutions internationales avec l’idée de changer le système de l’intérieur, sont condamnés à travailler dans le cadre des structures d’une révolution passive. Dans le meilleur des cas, ils contribueront à transférer des éléments de modernisation à la périphérie, mais seulement s’ils sont compatibles avec les intérêts des pouvoirs locaux établis. L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus. Ce n’est que lorsque la participation au sein des institutions internationales est résolument fondée sur un clair défi social et politique à l’encontre de l’hégémonie – en s’appuyant sur un bloc historique et contre-hégémonique émergent – qu’elle pourra constituer une menace réelle. Mais la captation des talents de la périphérie rend ce scénario trop peu probable.

Le transformisme absorbe aussi potentiellement les idées contre-hégémoniques et les rend conformes à la doctrine hégémonique. La notion d’autosuffisance, par exemple, représentait initialement un défi pour l’économie mondiale en prônant un développement autonome déterminé de façon endogène. A posteriori, le sens de ce terme s’est transformé pour signifier « soutien des organismes de l’économie mondiale pour des programmes sociaux dans les pays périphériques ». Ces programmes ont pour but de permettre aux populations rurales d’atteindre l’autosuffisance et d’endiguer l’exode rural vers les villes, afin d’obtenir un meilleur niveau de stabilité sociale et politique au sein de populations que l’économie mondiale est incapable d’intégrer convenablement. Ainsi, le nouveau sens de l’autosuffisance devient complémentaire et propice aux visées hégémoniques de l’économie mondiale.

ttps://www.algerie-eco.com/wp-content/uploads/2018/03/ocde-1.jpg
La mission de l’OCDE est de « promouvoir les politiques qui amélioreront le bien-être économique et social partout dans le monde » ; elle encourage notamment la libéralisation économique au travers du libre-échange et de la concurrence. http://www.oecd.org/fr/apropos/

Par conséquent, une tactique visant à provoquer un changement dans la structure de l’ordre mondial peut être rejetée comme une illusion totale. Les probabilités de succès d’une guerre de mouvement au niveau international à travers laquelle les radicaux prendraient le pouvoir de la superstructure des institutions internationales sont très faibles. Quoi qu’en dise Daniel Patrick Moynihan, les radicaux du Tiers monde ne contrôlent pas les institutions internationales. Et même s’ils le faisaient, ils n’en tireraient rien. Ces superstructures ne sont que trop mal connectées aux bases politiques populaires. Elles sont connectées aux classes hégémoniques nationales dans les pays du centre et, par l’intermédiaire de ces classes, ont une base plus large dans ces pays. Dans les périphéries, elles ne se connectent qu’à la révolution passive.

Les perspectives de contre-hégémonie

Les ordres mondiaux – pour revenir à la formulation de Gramsci citée plus haut dans cet essai – sont basés sur les relations sociales. Un changement structurel significatif dans l’ordre mondial pourrait ainsi probablement être lié à un changement fondamental des relations sociales et dans les ordres politiques nationaux, ce qui correspond aux structures nationales des relations sociales. Dans l’esprit de Gramsci, cela se produirait avec l’émergence d’un nouveau bloc historique.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales. L’analyse que fait Gramsci de l’Italie est d’autant plus pertinente lorsqu’elle est appliquée à l’ordre mondial : seule une guerre de position peut, à long terme, entraîner des changements structurels, et une guerre de position implique la construction de la base sociopolitique du changement grâce à la création de nouveaux blocs historiques. Le contexte national reste le seul endroit dans lequel un bloc historique peut être fondé, même si l’économie et les conditions politiques mondiales influencent matériellement les perspectives d’une telle entreprise.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales.

La crise prolongée de l’économie mondiale (dont le début peut être situé à la fin des années 1960 et au début des années 1970) est propice à certaines évolutions qui pourraient mener à une contestation contre-hégémonique. Dans les pays du centre, ces politiques qui réduisent les dépenses envers les groupes sociaux démunis et génèrent un chômage élevé ouvrent la perspective d’une grande alliance des défavorisés contre les secteurs du capital et du travail qui trouvent un terrain d’entente dans le cadre du système de production internationale et de l’ordre mondial libéral-monopoliste. La base politique d’une telle alliance serait plutôt post-keynésienne et néo-mercantiliste.

Dans les pays périphériques, certains États sont exposés à l’action révolutionnaire, comme le suggèrent les événements en Iran et en Amérique centrale. Une préparation politique de la population suffisamment approfondie peut toutefois ne pas être en mesure de suivre le rythme des opportunités révolutionnaires, ce qui diminue la perspective d’un nouveau bloc historique. Une organisation politique efficace (le Prince moderne de Gramsci) serait nécessaire pour rassembler les nouvelles classes ouvrières générées par le système de production internationale et pour construire un pont vers les paysans et les marginaux urbains. Sans cela, nous ne pouvons que concevoir un processus dans lequel les élites politiques locales, même si certaines sont le produit de bouleversements révolutionnaires infructueux, ancreraient leur pouvoir dans un ordre mondial libéral-monopoliste. Une hégémonie libéral-monopoliste reconstituée serait tout à fait capable de mettre en pratique le transformisme en s’adaptant à diverses formes d’institutions et de pratiques nationales, y compris la nationalisation d’industries. La rhétorique du nationalisme et du socialisme pourrait alors être mise en cohérence avec la restauration de la révolution passive sous une nouvelle forme à la périphérie.

Pour résumer, la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales.

Robert Cox, Département de Science Politique à l’Université de York, Toronto, Canada

Traduit par Luis Alberto Reygada (@la_reygada).

Source : Cox, Robert W. “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method.” Millennium: Journal of International Studies, vol. 12, no. 2, June 1983, pp. 162–175.

Nota bene : cette traduction s’est limitée aux sections de l’article précité abordant le concept d’hégémonie dans le cadre des relations internationales (pp.169-175). Les sections suivantes ont donc été omises ici : Gramsci et l’hégémonie [P.162] ; Origines du concept d’hégémonie [P.163] ; Guerre de mouvement et guerre de position [P.164] ; La révolution passive [P.165] ; Bloque historique [P.167]. L’article original est consultable dans son intégralité ici.

NOTES DE L’AUTEUR :

[1] Je fais référence dans mes citations à l’ouvrage Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, édité et traduit par Quinton Hoare et Geoffrey Nowell Smith (New York : International Publishers, 1971), mentionné par la suite dans le texte comme Selections. L’édition critique complète, Quaderni del carcere (Torino : Einaudi editore, 1975) est mentionné comme Quaderni.

[17] Gramsci, Selections, p. 176.

[18] Ibid., p. 264.

[19] Ibid., p. 182.

[20] Ibid., p. 116.

[21] Ibid., p. 117.

[22] La datation est une tentative et devrait être plus précisément définie en enquêtant sur les caractéristiques structurelles propres à chaque période ainsi que sur les facteurs dont on considère qu’ils constituent les points de rupture entre chaque période. Ces périodes sont présentées ici en tant que simples annotations dans le but de soulever quelques questions sur l’hégémonie ainsi que sur les structures et les mécanismes qui l’accompagnent.

L’impérialisme, qui a pris différentes formes au cours de ces périodes, est une question qui reste centrale. Dans un premier temps, durant la Pax Britannica, bien que certains territoires aient été directement administrés, le contrôle des colonies semble avoir été accessoire plutôt que nécessaire à l’expansion économique. L’Argentine, un pays formellement indépendant, entretenait en substance les mêmes relations avec l’économie britannique que le Canada, une ancienne colonie. C’est ce qu’on peut appeler, comme l’a fait remarquer George Lichtheim, la phase de l’impérialisme libéral. Au cours de la deuxième période, le soi-disant “nouvel impérialisme” a mis davantage l’accent sur les contrôles politiques directs. Elle a également connu l’accroissement des exportations de capitaux et du capital financier identifiés par Lénine comme l’essence même de l’impérialisme. Durant la troisième période, que l’on pourrait appeler celle de l‘impérialisme néolibéral ou libéral-monopoliste, l’internationalisation de la production est apparue comme la forme prééminente, soutenue également par de nouvelles formes de capitalisme financier (banques et consortiums multinationaux). Il ne semble guère utile d’essayer de définir une essence immuable de l’impérialisme, mais il serait plus utile de décrire les caractéristiques structurelles des impérialismes qui correspondent à des ordres mondiaux hégémoniques et non-hégémoniques successifs. Pour un examen plus approfondi de cette question en ce qui concerne les pax britannica et pax americana, voir Robert W. Cox « Social Forces, States and World Orders : Beyond International Relations Theory », Millennium : Journal of International Studies (Vol. 10, No. 2, Summer 1981), pp. 126-155.

NOTES DU TRADUCTEUR :

[a] Le Nouvel ordre économique international (ou New International Economic Order – NIEO) est une notion impulsée dans les années 1970 par un groupe de pays en voie de développement pour exprimer leurs revendications dans le domaine des relations commerciales internationales : ceux-ci réclament alors une révision du système économique international afin de remplacer le système de Bretton Woods – qui avait surtout profité aux principaux États qui l’avaient créé et en particulier les États-Unis – de sorte que les pays les plus fragiles puissent bénéficier d’avantages spécifiques par rapport à ceux déjà développés. Lors de la Conférence d’Alger de 1973, le Mouvement des pays non-alignés remet en cause le principe d’aide au développement et dénonce l’existence d’un système économique mondial perpétuant la position de pauvreté des pays sous-développés. Il esquisse alors les grandes lignes d’un programme d’action en faveur d’un “Nouvel ordre économique international”, notion qui est portée l’année suivante aux Nations Unies où ont lieu des discussions entre pays industrialisés et pays en développement, plus connues sous le nom de “dialogue Nord-Sud”. Bien que l’Assemblée générale adopte une Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (résolution 3201 S-VI) ainsi qu’un  Programme d’action en ce sens (résolution 3202 S-VI) qui sera même suivi d’une Charte des droits et devoirs économiques des États (résolution 3281 -XXIX), l’initiative sera mise en échec par le contexte de crise qui sévit alors et l’opposition de plusieurs pays développés.

[b] Gramsci a utilisé le terme de transformisme pour désigner le processus selon lequel des « personnalités politiques individuelles, formées par les partis démocratiques d’opposition, intègrent en tant qu’individus la classe politique conservatrice modérée ». Ainsi, des coalitions regroupant des composantes de droite et de gauche appartenant à l’aile centriste de leur parti se sont succédé au Parlement italien dans les décennies suivant le Risorgimento, phénomène qui a contribué à l’effacement du rapport dialectique opposant traditionnellement droite et gauche. Lire Nathan Sperber : « Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut », publié par LVSL (4 novembre 2018).

POSTFACE DU TRADUCTEUR :

Le concept d’hégémonie est employé depuis de nombreuses années dans le champ des relations internationales d’une manière qui néglige considérablement son potentiel critique, étant presque exclusivement associé à l’idée de domination. Il est par exemple très souvent utilisé en géopolitique pour qualifier la nature du pouvoir exercé par la puissance en position de force et en mesure d’imposer sa volonté aux autres États sur la scène internationale.

Or, c’est faire abstraction d’un important courant qui, à partir des années 1980, a transposé à l’ordre international l’approche du concept d’hégémonie développée par le théoricien politique italien Antonio Gramsci (1891-1937), pour qui ce terme impliquait aussi – au-delà de la simple domination – la dimension idéologique du processus d’instauration et de maintien de la subordination consentie d’un groupe au profit d’un autre.

Le canadien Robert Cox (1926-2018) fut le premier à introduire le concept d’hégémonie au sens gramscien dans le cadre de l’étude des relations internationales. Avec son essai Gramsci, Hegemony and International Relations: An Essay in Method – publié en 1983 – il ouvrait la voie au développement d’une nouvelle approche théorique critique, un courant qui prendra le nom de néo-gramscien.

http://www.theory-talks.org/2010/03/theory-talk-37.html
Robert W. Cox (1926 – 2018) / DR

Après une carrière de haut fonctionnaire des Nations Unies, c’est en tant que fin connaisseur des organisations internationales que Cox a enseigné et développé ses idées, d’abord à l’Université de Columbia aux États-Unis, puis à celle de York au Canada, où ses positions se sont radicalisées alors qu’il s’attachait à comprendre les « structures qui sous-tendent le monde. » Ainsi, il a utilisé le cadre conceptuel gramscien pour développer une pensée s’écartant de la classique théorie de la stabilité hégémonique en situant le concept d’hégémonie « dans une reformulation du matérialisme historique à partir d’une double triangulation : trois catégories de forces – les capacités matérielles, les idées, les institutions – interagissent sur trois niveaux – celui des forces sociales, des formes d’État et (…) de l’ordre mondial. »[1] De cette façon, il a par exemple avancé qu’un État s’avère être hégémonique non seulement lorsque celui-ci domine par la force mais aussi s’il réussit à instaurer un ordre mondial dans lequel les autres acteurs étatiques conservent à leur tour certains intérêts, consentant de la sorte à une dynamique qui limite la contestation.

Il a également pointé du doigt le rôle des institutions internationales qui légitiment les normes de l’organisation hégémonique, et avancé que l’hégémonie n’est établie que lorsque les autres acteurs du système adhérent à l’ordre dominant qu’ils considèrent comme légitime. Enfin, si pour Cox l’hegemon était bien un État, c’est en premier lieu l’hégémonie de sa classe sociale dominante qui utilise celui-ci pour promouvoir ses idées et défendre ses intérêts au niveau international et réussit à déployer son mode de production en dehors de ses frontières, en soumettant les modes de productions alternatifs. L’hégémonie dépend donc de la configuration des forces sociales au sein de l’État hégémonique, ce qui a amené l’universitaire canadien à conclure que « la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales ».

Partant de ces idées, nombre d’auteurs se réclamant de la grille de lecture de Cox et d’une analyse néo-gramscienne n’ont pas tardé à voir en la figure des États-Unis l’État qui porterait les valeurs dominantes – celles du néolibéralisme – et qui chercherait à les propager. D’autres ont refusé de voir l’hégémonie matérialisée en un seul État, préférant pointer du doigt l’apparition d’un « État impérial global » dirigé par une « classe capitaliste transnationale » s’appuyant notamment sur des organisations (OMC, FMI, Banque mondiale…) et le droit commercial international pour imposer les règles du jeu économique international.

Quoi qu’il en soit, avec des positions qui l’ont souvent placé à proximité d’auteurs comme Susan Strange ou encore Immanuel Wallerstein, il est indéniable que les apports théoriques de Cox ont considérablement enrichi l’étude des Relations internationales. Considérant qu’il est important de participer à la diffusion de ses idées, LVSL propose ici la première traduction en français de l’extrait de son article Gramsci, Hegemony and International Relations: An Essay in Method (publié originairement dans la revue Millenium : Journal of International Studies de la London School of Economics) consacré à la relation hégémonie/ordre international. À quelques mois de sa disparition, c’est aussi en quelque sorte un hommage que nous rendons ici celui qui, à travers ses écrits, a contribué à alimenter la réflexion critique internationale, bien précieuse pour celles et ceux qui aspirent à comprendre le monde pour ensuite le transformer.

Luis Alberto Reygada (@la_reygada)

Nous vous invitons vivement à consulter le hors-série L’hégémonie dans la société internationale: un regard néo-gramscien publié en 2014 par la Revue québécoise de droit international, dont l’introduction, de Marie-Neige Laperrière et Rémi Bachand, a largement inspiré cette brève présentation du travail de Robert Cox.

[1] Jean-Christophe Graz “In memoriam Robert Cox (1926-2018)”, sur le site de l’Association Française de Science Politique, https://www.afsp.info/in-memoriam-robert-cox-1926-2018/.

 

 

De Pékin à Lyon : la nouvelle route de la soie chinoise

Jeudi 21 avril 2016, gare de Vénissieux. Prochaine arrivée : le premier train direct en provenance de Chine. Transportant des marchandises, il aura mis seulement seize jours pour franchir les six pays [1] et 11 500 km qui séparent Wuhan, située dans la province du Hubei dans le centre de la Chine, de Lyon. Alors que 164 convois en provenance de Wuhan ont desservi l’Europe depuis 2015, cette ligne prévoit deux trains par semaine. 


Voici l’exemple concret du gigantesque projet de « Nouvelle route de la soie » qu’a officiellement lancé la Chine en 2013. Son but : la connecter directement à toutes les zones et pays nécessaires à son intérêt national et à son développement économique.

La première puissance mondiale organise et équipe son espace régional proche et lointain

La Chine ambitionne la création de véritables corridors économiques qui la connectent à ses partenaires commerciaux européens (pour le volet terrestre), arabes et africains (pour le volet maritime). En contrôlant ainsi ces nouvelles voies de communication, elle parviendra par là même à échapper à l’influence d’autres puissances qui pourraient vouloir la contrer, tels les États-Unis.

Ses moyens : la construction et la maîtrise de nombreuses infrastructures, qu’elles soient de transport (routes, voies ferrées, aéroports, ports), de réseaux énergétiques (gazoduc, oléoduc, électricité), dans tous les pays traversés par les flux commerciaux et humains en direction et vers la Chine.

Et l’argent est là : la nouvelle Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) créée en 2015 sur impulsion chinoise est clairement destinée à financer ce projet. Elle est dotée de plus de 100 milliards de dollars et devrait en allouer en rythme de croisière plus de 15 milliards chaque année (3,5 milliards l’ont été en 2017). À cela, il faut ajouter d’autres fonds, dont le Silk Road Company Ltd doté de 40 milliards de dollars et ceux qui pourraient être mobilisés par la Nouvelle Banque de Développement des BRICS. En 2017, l’agence de notation Fitch Ratings a ainsi évalué à plus de 900 milliards de dollars le nombre de projets prévus ou en cours.

Son volet terrestre : la « grande marche » vers les capitales européennes

La route terrestre partirait de la ville de Xi’An, également située dans la province du Hubei et rejoindrait l’Europe jusqu’en Belgique, à travers un réseau de plus de 13 000 kilomètres de routes, autoroutes et voies ferrées. Sur le seul plan ferroviaire, trois axes principaux sont prévus : Shenyang dans le Liaoning à Leipzig (en passant par la Russie), Yiwu également dans le Liaoning à Madrid et Chengdu dans le Sichuan à Duisbourg (en passant par l’Asie centrale). Illustration de cette importance stratégique de l’Europe du Nord : le géant chinois du commerce en ligne Alibaba vient d’annoncer mi-novembre la création d’un centre ou hub logistique européen à Liège – plus de 380 000 m2 – afin de se confronter directement à son concurrent américain Amazon.

Ce volet terrestre serait complété par des corridors économiques [2], tel celui acté en avril 2015 entre la Chine et le Pakistan. La Chine a ainsi promis plus de 46 milliards de dollars – 17% du PIB pakistanais… – pour construire un axe allant de l’Ouest chinois (de Kashgar dans la province du Xinjiang) au port de Gwadar [3] au Pakistan où la Chine construit un port en eau profondes. Exemple de projet en travaux : l’autoroute Karachi-Lahore-Peshawar de presque 400 km financée par la Chine.

Le président chinois Xi a aussi annoncé vouloir accompagner le volet terrestre par une « Route aérienne de la soie », pont aérien commercial aérien entre Zhengzhou, située dans le Henan, avec une liaison aérienne avec le Luxembourg, qui a concerné plus de 150 000 tonnes de fret en 2017.

Son volet maritime : cap sur Venise et Athènes en passant par le canal de Suez

La route maritime s’inscrit, quant à elle, dans la stratégie du « collier des perles » des années 1990 et 2000 [4]  qu’elle poursuit et développe. La Chine se fonde ainsi sur sept « perles » [5] qui partent de la Chine du Sud, contournent la péninsule indochinoise, traversent le détroit de Malacca et longent l’océan Indien jusqu’à l’entrée du détroit d’Ormuz. Elle a ainsi modernisé ou créé de nombreuses infrastructures, notamment des ports en eau profonde – adaptés à des navires de grande taille [6] et [7].

Sur cette assise solide, la Chine souhaite désormais compléter sa route de la soie jusqu’à l’Europe. Il ne reste plus que quelques perles à aligner. Prochaine étape : la première base militaire chinoise à l’étranger a été construite à Djibouti en 2017 [8]. En Grèce, le port d’Athènes qu’est le Pirée a été racheté par l’armateur chinois Cosco [9] au début de l’année 2016 [10] et devrait doubler l’activité du port d’ici la mi-2019.

Enfin, le port d’arrivée de la nouvelle route de la soie serait Venise. La destination est particulièrement symbolique pour les Chinois : revenir à la ville de départ de Marco Polo, 800 ans après son voyage à la découverte de l’Orient !

Vers une alternative ou une concurrence de la route de la soie chinoise ?

L’importance stratégique de ce nouveau projet de routes commerciales n’a pas échappé aux États-Unis puisque le 17 novembre 2018, au dernier sommet de l’APEC (qui réunit les pays asiatiques et du continent américain), le vice-Président Mike Pence a affirmé que la puissance états-unienne ne soutiendrait pas « une route à sens unique » et a dénoncé l’opacité et l’importance de l’endettement qu’implique un tel projet. En effet, depuis 2013, d’importantes fragilités du projet chinois sont apparues.

Ainsi, dans une note d’octobre 2018, la direction générale du Trésor français se montrait vigilante, en pointant du doigt que ces investissements massifs « pourraient entraîner les États concernés dans des dérives d’endettement insoutenables ». D’autres signaux faibles de cette rébellion sont apparus dans des pays pivots : après le Premier ministre de la Malaisie qui a dénoncé un « néocolonialisme chinois » en août 2018 et reporté plusieurs grands projets d’infrastructure portés par Pékin – dont une ligne à grande vitesse devant relier le pays à Singapour, le Pakistan a annoncé souhaiter renégocier les conditions du « corridor économique » impulsé par Pékin sur son territoire.

Les États-Unis, le Japon et l’Inde vont probablement s’engouffrer dans ce mécontentement. Ainsi, dès 2015, face à la BAII, Shinzo Abe a annoncé que son pays était prêt à investir 100 milliards d’euros pour soutenir le développement d’infrastructures en Asie – soit le capital total de la BAII) et l’Inde a lancé une contre-offensive diplomatique : la blue diplomacy  dans l’océan indien aux Seychelles, à l’île Maurice et au Sri Lanka. Pour preuve, en février 2018, ces trois pays, aux côtés de l’Australie, travaillaient à une alternative à la route de la soie chinoise et ce, pour promouvoir une stratégie dite « indo-pacifique » libre et ouverte. Les jeux sont ouverts !

[1] Le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne

[2] Outre le corridor Chine – Pakistan, le corridor Chine – Singapour. Le but étant de créer une ligne à grande vitesse Kunming – Singapour. A cet effet la Chine a signé un accord de coopération avec la Thaïlande en 2014 pour construire une voie ferrée de 867 km (sa construction doit débuter en 2016).

[3] Ce port stratégique est en face du détroit d’Ormuz et à une cinquantaine de kilomètres de la frontière iranienne.

[4] Raffermissement des liens diplomatiques et investissements importants pour le développement de ports commerciaux et de zones supports pour la marine chinoise (Merguy et Sittwe en Birmanie, Chittatong au Bangladesh, Hambantota au Sri-Lana, Gwadar au Pakistan). Outre l’approvisionnement énergétique chinois qui  était sa priorité, la Chine « encerclait » ainsi dans l’Océan indien son rival régional qu’est l’Inde. Exemple : installation d’une base d’écoute et d’interception sur l’Île Coco (Birmanie).

[5] L’île de Hainan (Chine), l’île Woody (Paracels – territoires contestés mais sous domination chinoise), Sihanoukville (Cambodge), Mergui et Sittwe (Birmanie), Chittatong (Bangladesh), Hambantota (Sri-Lanka – depuis 2007) et Gwadar au Pakistan.

[6] Tels les cargos, les porte-conteneurs, les navires pétroliers et minéraliers.

[7] Extension de l’aéroport de Malé aux Maldives, aérodrome de l’Île Woody dans les Paracels,

[8] La France, les Etats-Unis et le Japon (depuis 2011)

[9] Il détient désormais 51% de la société du port du Pirée, et 67% d’ici 2020 s’il respecte ses engagements.

[10] Pour 368,5 millions d’euros.

© President of Russia

Les ravages du nouveau libre-échange

Crédit Photo :
Le libre-échangisme va-t-il couler?

Le recours aux tribunaux d’arbitrage par les multinationales tend à se massifier depuis une décennie. Ils permettent à ces entreprises d’attaquer les États en justice sur la base du non-respect d’un traité d’investissements. Ces mécanismes mettent en péril la souveraineté des États du Sud, et permettent souvent au gouvernements du Nord de négocier avec eux dans une situation d’asymétrie. Néanmoins, les pays du Nord eux-mêmes ne sont pas à l’abri de procès intentés par les multinationales. Par Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange (Montréal, VLB Éditeur, 2018) et docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).


Le libre-échange est une idéologie qui prétend ne pas en être une, une politique qui se camoufle dans l’apolitisme. On a dit qu’au-delà de l’hégémonie des grandes entreprises, le libre-échange est le règne de l’expert. L’espace de décision politique se retrouve confiné, les gouvernants étant tenus de gérer et d’administrer les choses économiques dans un cadre prédéfini et orienté.

Le recours à l’expertise, à l’argument d’autorité, justifie son congé de participation au débat démocratique. Nous assistons là au divorce consommé entre le savant et le politique. Nos sociétés devraient donc être régies par le calcul rationnel, comme si la gouvernance pouvait être une science exacte, comme si l’avenir des collectivités pouvait être légitimement déterminé par des algorithmes. La culture du secret dans laquelle se déroulent les négociations des traités de libre-échange est un signe éloquent de cette « expertocratie ». On l’a vu : les discussions sur le libre-échange ne traitent plus du « pourquoi », mais du « comment ». La classe politique est si unanime – ses déclarations contre ceux qui affichent leur scepticisme nous l’indiquent – qu’elle est toute prête à remettre, clés en mains, une partie de ses responsabilités à des techniciens sans mandat démocratique.

 

L’expert mobilisé n’est pas que l’économiste qui a érigé le libre-échange en absolu. Le juriste détient une position prépondérante dans le régime. On utilise fréquemment l’expression « gouvernement des juges » pour désigner la judiciarisation du politique, c’est-à-dire la confiscation de certaines décisions normalement réservées aux élus, au profit des tribunaux. Le libre-échange est aussi, à l’échelle supranationale, un gouvernement des juges.

 

En essayant de lire ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques et de références nombreuses à d’autres accords et à des notions juridiques absconses. Les conflits sont d’autant plus difficiles à trancher pour le profane que des efforts de traduction sont exigés. En revanche, certains chapitres, comme ceux qui concernent l’environnement, sont fréquemment des condensés de bons sentiments, sans exigences concrètes. Nul risque d’astreinte pour un signataire pollueur : les mécanismes de contrôle prévus sont presque toujours consultatifs ou non contraignants, contrairement à ceux s’appliquant aux investissements.

“Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice.”

Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice. En 1998, l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a échoué. L’AMI aurait favorisé la remise en question la souveraineté nationale en permettant aux investisseurs de renverser bon nombre de lois touchant notamment aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement.

 

L’AMI permettait aussi à l’«investisseur» de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquaient le « protectionnisme ». Un État pouvait aussi être tenu pour responsable pour toute pratique nuisant à l’activité d’une entreprise. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le caractère flou de cette prescription ouvrait la porte aux abus en tout genre. On a dès lors pu pousser un grand soupir de soulagement à l’enterrement de l’AMI, qui n’était pas avare en dispositions dangereuses. Il ne faut pas se réjouir trop vite. La prééminence des intérêts des transnationales au détriment des lois des États est présente dans presque tous les accords de libre-échange. L’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’ALENA, lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités.

 

Le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État. L’article 1110 stipule qu’« Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Cet article, comme la plupart des dispositions visant à protéger les investisseurs étrangers, comporte le risque d’être applicable à tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés. Est-ce la voie ouverte au démantèlement des politiques nationales ? Chose certaine, il devient de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions de travail ou à la santé publique ; si telle ou telle société transnationale se croit lésée, elle a un recours.

 

L’« investissement » dans ce type d’accords dénote une vision hautement financiarisée de l’économie où « investir » peut n’être qu’une transaction de fin d’après-midi sur internet. L’OCDE définit ainsi l’investissement international direct : “un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie […] afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise […] qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct. L’investisseur est motivé par la volonté d’établir, avec l’entreprise, une relation stratégique durable afin d’exercer une influence significative sur sa gestion. L’existence d’un «intérêt durable» est établie dès lors que l’investisseur direct détient au moins 10% des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. L’investissement direct peut également permettre à l’investisseur d’accéder à l’économie de résidence de l’entreprise d’investissement direct, ce qui pourrait lui être impossible en d’autres circonstances“.

 

Un litige commercial est généralement long, et par conséquent très lucratif pour les cabinets d’avocats. Un document de deux organisations non gouvernementales a montré tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans des litiges complexes. Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements existent actuellement dans le monde.

 

J’ai dressé une courte liste de poursuites commerciales subies par des États. Toutes ne sont pas causées par l’ALENA, plusieurs pays ici n’en étant pas membres. Maissi l’ALENA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme dit « règlement des différends investisseur-État » (RDIE), il a été copié dans presque tous les traités de libre-échange. La liste est loin d’être exhaustive (il y a des centaines de poursuites en cours), mais ces exemples me semblent parlants :

En 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars.

En 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

En 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.

En 2008, Dow AgroSciences dépose une plainte suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées. Le cas a été l’objet d’un règlement à l’amiable, impliquant la « reconnaissance » par le Québec que les produits en question ne sont pas risqués pour la santé et l’environnement si les instructions sur l’étiquette sont suivies à la lettre.

En 2009, l’entreprise Pacific Rim Mining poursuit, pour perte de profit escompté, le Salvador, qui ne lui a pas octroyé de permis pour exploiter une mine d’or parce qu’elle n’était pas conforme aux exigences nationales. En 2013, OceanaGold a racheté Pacific Rim et a continué la poursuite. En 2016, le Salvador a finalement eu gain de cause, mais la poursuivante ne lui paye que les deux tiers de ses dépenses de défense. Les 4millions de dollars américains perdus, dans un pays qui en arrache, auraient bien pu servir à des programmes sociaux.

En 2010, AbitibiBowater avait fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydroélectrique. N’acceptant pas cette intervention, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Rien que ça.

“Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse.”

La même année, Mobil Investments Canada Inc. et la Murphy Oil Corporation ont poursuivi le Canada à cause de nouvelles lignes directrices exigeant que les exploitants de projets pétroliers extra-côtiers versent un certain pourcentage de leurs revenus à la recherche et au développement, et à l’éducation et à la formation, à la province de Terre‑Neuve-et-Labrador. Les deux compagnies ont estimé que leurs investissements subiraient d’importantes pertes. En 2012, le tribunal constitué sous l’ALENA leur a donné raison, accordant de surcroît 13,9millions de dollars canadiens à Mobil et 3,4millions à Murphy en dommages.

Toujours en 2010, Tampa Electric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala, qui avait adopté une loi établissant un plafond pour les tarifs électriques. La plainte, qui remontait à l’année précédente, était faite en vertu de L’accord de libre-échange Amérique centrale-États-Unis.

En 2012, le groupe Veolia a poursuivi l’Égypte devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), affilié au Groupe de la Banque mondiale, à cause de la décision du pays d’augmenter le salaire minimum. En 2016, Veolia s’en prenait devant le CIRDI à la Lituanie pour ne pas avoir reconduit un contrat avec elle. De graves soupçons de corruption et de pots-de-vin planaient sur la concession.

La même année, la compagnie énergétique Vattenfall a poursuivi l’Allemagne devant le CIRDI, suite à la décision du pays de renoncer au nucléaire d’ici 2022.

Toujours en 2012, la compagnie WindstreamEnergya contesté le moratoire ontarien sur l’exploitation de l’énergie éolienne en mer. L’Ontario estimait que les recherches scientifiques nécessaires n’avaient pas encore été réalisées, et que Windstream n’avait pas mis en place de stratégie digne de ce nom. En 2016, le tribunal constitué sous l’ALENA a donné raison à Windstream. L’Ontario lui a versé les 25,2millions de dollars canadiens en dommages.

Et c’est aussi dans cette année 2012 décidément chargée en litiges que le Sri Lanka a été condamné par le CIRDI à verser 60 millions de dollars à la Deutsche Bank à cause de changements apportés à un contrat pétrolier.

En 2013, la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.

En janvier 2016, le Parlement italien a voté en faveur d’une interdiction des forages à une certaine distance de sa côte. Rockhopper Exploration, entreprise pétrolière et gazière britannique, souhaitait développer un projet d’extraction dans les Abruzzes. La compagnie avait obtenu en 2015 une première autorisation pour exploiter le gisement. Cependant, le vote de janvier 2016 a changé la donne et Rockhopper Exploration a finalement essuyé un refus des autorités italiennes. L’entreprise poursuit donc désormais l’État italien pour obtenir une importante compensation financière.

Il est à noter que plusieurs des compagnies poursuivantes étaient, dans les faits, des entreprises issues du pays qu’ils attaquaient. Comment ont-elles pu se présenter comme des investisseurs étrangers ? Plusieurs tours de passe-passe sont possibles. Dans le cas, par exemple, d’Ethyl Corporation, elle est une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois ontariennes. Quant à AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, elle s’est incorporée dans l’État du Delaware, un paradis fiscal.

Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement datant de 2013, les États ont gagné ces poursuites dans 42 % des cas, contre 31 % pour les entreprises. Les autres différends ont fait l’objet d’un règlement à l’amiable entre les parties. Les poursuivants ont ainsi pu faire contrer la volonté politique des États, en totalité ou partiellement, dans 58 % des cas.

Ces chiffres négligent cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques par crainte de se retrouver devant les tribunaux.

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords »”

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords ». Un rapport pour la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne questionnait par ailleurs en 2014 l’effet de dissuasion des mécanismes investisseurs-États sur le choix des politiques publiques.

Prenons un exemple. En 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits du tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Les cigarettières ont aussi menacé la France, en 2014, de lui réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il a fallu attendre trois ans pour que le paquet neutre entre en vigueur dans l’hexagone.

Les transnationales sont parfois plus puissantes que les gouvernements ; si les volontés et la sécurité des peuples nuisent à leurs profits, on les écarte ! C’est conforme à la doctrine néolibérale : pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs jouissent d’une forte protection légale. Par conséquent, on assigne aux souverainetés nationales un périmètre d’action précis et limité, et des mesures disciplinaires sont prévues si elles sortent de ces ornières.

Leur grande trouille : les pulsions protectionnistes de François Ruffin

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

Avant de devenir une personnalité publique d’envergure nationale suite au succès de son film Merci Patron ! et à son élection dans la première circonscription de la Somme, François Ruffin était l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages portant sur divers thèmes, souvent à mi-chemin entre l’enquête journalistique et l’essai politique (on peut citer notamment Faut-il faire sauter Bruxelles ? ou encore La guerre des classes.). En 2011, il signe Leur grande trouille. Journal intime de mes pulsions protectionnistes, une lecture particulièrement intéressante pour comprendre le positionnement de François Ruffin au sein de l’espace progressiste.

La thèse développée par François Ruffin est la suivante : il faut comprendre le protectionnisme comme un instrument de politique économique au service des gouvernements, au même titre que n’importe quel autre mode d’action sur l’économie (politique budgétaire, fiscale…). Le protectionnisme consiste à limiter la concurrence des produits étrangers en mettant en place des tarifs douaniers, rendant ces mêmes produits plus chers une fois arrivés sur le marché national, ou des contrôles aux frontières empêchant les produits qui ne respectent pas certaines normes de rentrer sur le territoire.

Pourtant, à un débat d’ordre technique se substitue souvent un jugement moral sans appel les rares fois où le protectionnisme est évoqué dans la sphère médiatique. Il est alors associé à des termes tels que « repli » ou « nationalisme » et donc condamné sans autre forme de procès. Il est bien-sûr difficile de contester l’importance de la rhétorique protectionniste dans le discours de personnalités d’extrême-droite comme Marine Le Pen ou Donald Trump. Est-ce une raison suffisante pour que le protectionnisme soit exclu de tout discours ou programme politique se voulant critique vis-à-vis système économique actuel ?

A ce titre, la Picardie – département dans lequel est élu François Ruffin – est typique des conséquences du libre échange.  Les Picards ont particulièrement souffert des délocalisations au cours des dernières décennies. Le taux de chômage y est bien supérieur à la moyenne nationale. Chaque fois qu’une usine ferme, le même argument implacable revient : pourquoi produire en France quand on produit pour moins cher ailleurs ? Systématiquement, les responsables de ces délocalisations présentent la concurrence internationale comme un fait de nature, inévitable et permanent, au même titre que la “loi de la gravitation universelle”, pour reprendre l’analogie d’Alain Minc. Il est nécessaire d’étudier la façon avec laquelle cette concurrence internationale s’est accrue au cours de l’histoire récente pour détricoter ce genre d’affirmation.

François Ruffin à la fête de l’Humanité 2016 ©Ulysse Guttmann-Faure.

On découvre ainsi que l’abaissement des tarifs douaniers a été constant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, conformément au GATT signé par 23 pays en 1947. Ce processus a conduit à la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, regroupant la grande majorité des États du monde. On parle donc ici de choix politiques assumés par les gouvernements successifs et non pas d’une tendance “naturelle” de l’économie mondiale. Ruffin met également en avant le rôle de la construction européenne qui a largement contribué à l’ouverture des économies nationales, en particulier à partir des années 90. En effet, l’Europe telle qu’elle s’est construite depuis les années 50 n’a pas été pensée autrement que comme un vaste marché, et la liberté de circulation des marchandises est instituée comme liberté fondamentale en 1986 dans le cadre de l’Acte unique européen. Il est par ailleurs étonnant de constater que, dans le cas de la France, les alternances politiques ont très peu d’influence sur la politique commerciale.

Comment s’étonner alors que l’entreprise Whirlpool préfère faire fabriquer ses sèche-linge, pourtant majoritairement destinés au marché français, en Pologne plutôt qu’à Amiens ? Cette délocalisation n’est d’ailleurs pas la première : avant cela, Whirlpool avait déjà déplacé sa production de lave-linge à Poprad en Slovaquie. Chaque mobilisation en réaction à la fermeture d’une usine voit alors deux logiques s’affronter : d’un côté la sauvegarde des emplois pour les travailleurs et de l’autre le maintien, voire l’augmentation, du taux de rentabilité du capital pour les actionnaires.

Sur ces bases, on comprend mieux pourquoi ceux-ci, ainsi que leurs nombreux défenseurs, sont les premiers à chanter les louanges du libre-échange et de la concurrence internationale. En octobre 2008, alors que la crise financière vient de démarrer, Laurence Parisot déclare ainsi devant un rassemblement de patrons issus des pays du G8 : “nous attendons aujourd’hui des responsables politiques et institutionnels […] qu’ils écartent toute mesure protectionniste.” Les propos de l’économiste libéral Gary Becker valent aussi son pesant d’or : “Le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en développement.”

Une question sociale et écologique

Les délocalisations constituent la partie visible de l’iceberg. En plus de faciliter celles-ci dans le cas de la France, la concurrence internationale constitue un puissant instrument de justification pour les gouvernements qui souhaitent abaisser certains impôts ou revenir sur certains avantages sociaux au nom de la sacro-sainte compétitivité. Le cadre de la mondialisation marchande se révèle alors une bénédiction pour qui veut mettre en place des politiques favorisant les actionnaires, fût-ce au détriment du reste de la société. Au chômage produit par les délocalisations viennent donc s’ajouter la stagnation des bas salaires, la précarité de l’emploi et l’abandon des services publics justifiés par la diminution des rentrées fiscales.

François Ruffin choisit également d’évoquer dans son livre l’impact écologique du libre-échange. Si la situation actuelle est le résultat de politiques d’ouverture commerciale délibérées, l’élimination des « barrières physiques » et le rôle des transports sont également à prendre en compte. Dans les années 90, en pleine période pré-Maastricht, le président de la Commission européenne, Jacques Delors, prône la construction de douze mille kilomètres d’autoroutes en se basant sur le rapport « Missing Links » produit en 1985 par un groupe d’industriels européens. Ce choix visant à fluidifier la circulation des marchandises en Europe a évidemment conduit à l’augmentation des émissions de gaz carbonique, et cela au mépris des infrastructures ferroviaires dont disposaient déjà des pays comme la Pologne. En suivant cette logique, des mesures protectionnistes pourraient ainsi faire partie d’un programme plus vaste visant à réduire l’impact de certaines activités économiques sur l’environnement.

L’entretien d’un tabou

Comment expliquer alors que le protectionnisme ait pu devenir un tel tabou chez les défenseurs d’un ordre économique alternatif ? À la fin de son ouvrage, François Ruffin livre une réflexion particulièrement stimulante sur la construction du discours libre-échangiste et sur les impensés des mouvements opposés au néolibéralisme. Année après année, à force de répétition, une idée semble s’être imposée : s’opposer à la libre-circulation des produits équivaut à s’opposer au métissage et à l’amitié entre les peuples. Derrière la moindre augmentation des tarifs douaniers se cacherait en réalité le spectre du nationalisme et de la xénophobie.

Encore une fois, un retour à l’histoire permet de contredire ces affirmations. Ruffin cite notamment les travaux de Paul Bairoch qui démontre que pendant une bonne partie du XIXème siècle dans les pays occidentaux, le protectionnisme n’était pas l’exception mais bien la règle, sans que celui-ci ne soit adossé à des discours chauvins ou va-t-en-guerre. C’est pourtant l’argument qui est souvent opposé à ceux qui évoquent la possibilité d’une politique commerciale plus restrictive.

Philippe Poutou et Olivier Besancenot. ©Rémi Noyon

Il est plus inquiétant de constater que ce genre de raccourci soit également repris par des courants politiques se revendiquant de l’anticapitalisme. François Ruffin évoque ainsi sa brève rencontre avec Olivier Besancenot en 2010 qui affirmait alors que le protectionnisme était susceptible de « réveiller le nationalisme » en plus de « renforcer les actionnaires ». On retrouve d’ailleurs le même Olivier Besancenot campé sur ses positions sept ans plus tard au cours d’un débat l’opposant justement à François Ruffin sur ce thème précis.

La question du protectionnisme comporte également une dimension stratégique. Les enquêtes d’opinion ont mis en lumière l’attrait que présente le protectionnisme auprès d’un grand nombre de Français (53 % selon un sondage réalisé en 2006) parmi lesquels on trouve en majorité les ouvriers et les jeunes. Il devient alors difficile de ne pas mettre ces chiffres en relation avec le succès du Front national qui n’a pas hésité à faire rapidement sien le thème du protectionnisme et qui réalise actuellement ses meilleurs scores dans les régions les plus touchées par la désindustrialisation. Faut-il alors voir dans le refus d’une certaine gauche d’intégrer le protectionnisme à son discours l’une des causes de sa rupture avec les classes populaires qu’elle prétend défendre ? C’est la thèse défendue par Ruffin, mais également par Aurélien Bernier dans son livre La gauche radicale et ses tabous.

On peut cependant reprocher à l’auteur de ne pas prendre en compte l’internationalisation des chaînes de production. Dans plusieurs secteurs économique, les produits passent désormais par plusieurs pays avant d’être mis sur le marché. C’est par exemple le cas de l’industrie automobile allemande dont les pièces sont majoritairement fabriquées dans les pays d’Europe centrale mais sont finalement assemblées en Allemagne (certains parlent judicieusement d’un passage du Made in Germany au Made by Germany). De ce fait on imagine mal des pays comme la Pologne ou la République tchèque mettre en place des restrictions commerciales pour protéger leur économie, celle-ci étant largement dépendante de leur voisin allemand. Penser le protectionnisme implique donc de prendre en compte cette aspect de la mondialisation qui limite les possibilités de certains États en termes de relocalisation de la production.

Il faut finalement reconnaître un mérite à François Ruffin, celui de ne pas proposer de solution miracle et de considérer le protectionnisme pour ce qu’il est, c’est-à-dire un simple outil. Ce qu’il souhaite, c’est qu’un débat s’ouvre sur l’utilisation de cet outil et surtout sur son intégration à un programme plus vaste de rupture avec le fonctionnement actuel de l’économie. Alors que Ruffin affichait une certaine lassitude quant à la faible audience de l’idée protectionniste, celle-ci semble avoir fait du chemin dans les esprits depuis la parution de Leur grande trouille.

Sur le même thème :

L’illusion économique de Emmanuel Todd
La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance de Maurice Allais
Mythes et paradoxes de l’histoire économique de Paul Bairoch
Bad Samaritans: the Myth of Free Trade and the Secret History of Capitalism de Ha Joon Chang

Crédit photo Une, François Ruffin à la fête de l’Humanité 2016 : Ulysse GUTTMANN-FAURE

©Alexis Mangenot

Cambodge : chronique d’une dictature annoncée

portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

À l’approche des élections qui se tiendront en juillet 2018, les dernières répressions au Cambodge semblent avoir eu raison de la liberté d’expression. Journalistes condamnés, médias fermés, opposants assassinés… Dans un rapport de 26 pages paru cette semaine, l’ONG Reporters sans frontières alerte la communauté internationale. Depuis des années, le pays bascule toujours plus vers l’autocratie, de manière exponentielle ces derniers mois avec un musèlement total de l’opposition. Après une ère de semblant de démocratie, le temps d’une génération, la partie est finie. À la fois dans l’ombre et la lumière, Samdech Hun Sen avance. Depuis plus de 30 ans, c’est lui qui mène la danse, le pays dans ses pas. ONG et médias l’augurent, il est aujourd’hui prêt à tout pour rester en place.


Depuis six mois, le pouvoir entend bien éteindre les quelques dernières voix médiatiques qui s’élevaient contre sa politique. Pour ce faire, il n’hésite pas à élever un arsenal législatif afin de paralyser les médias d’opposition. Des pressions financières ubuesques poussent de grands journaux et radios à la faillite. En septembre 2017, le journal The Cambodia Daily mettait la clé sous la porte, contraint de payer une taxe de 6,3 millions de dollars. Une facture que le titre conteste. Deborah Krisher-Steele, la fille du fondateur et directrice du journal, explique n’avoir reçu aucun avertissement avant la présentation de ce qu’elle nomme un « faux avis de taxation ». D’après elle, le pouvoir « vise à intimider et à harceler The Cambodia Daily et ceux qui osent dire la vérité ». Aucune échappatoire, « Descente en pleine dictature » sera leur dernière une. La chute en enfer du journal indépendant est rapidement suivie par celle de Radio Free Asia, le même mois. En quelques jours, ce sont plus de trente radios cambodgiennes qui cessent d’émettre sur les ondes.

Un avertissement brutal au spectre médiatique cambodgien

Lors d’une conférence de presse, quelques mois auparavant, le premier ministre n’avait pas hésité à déclarer à deux journalistes : « Maintenant, vous deux… Qui travaillez pour Radio Free Asia et The Cambodia Daily… Notez bien ce que je vous dis. Vous pourrez vous en souvenir. Inutile de chercher plus loin quelles sont les bêtes noires du pouvoir ». À l’échelle nationale comme à l’internationale, Hun Sen est habitué aux déclarations mordantes. Malheureusement, ses paroles sont souvent suivies par des actes.

Le 3 et le 4 septembre 2016, deux journalistes du Cambodia Daily sont arrêtés à Phnom Penh, dont le premier lors d’un raid de la police en pleine nuit.

La dernière une du Cambodia Daily, “Descente en pleine dictature”.

Accusés d’incitations au crime, d’espionnage mais aussi, par Hun Sen lui-même, de participer à une machination américaine pour renverser l’État. Une charge que le premier ministre réitérera contre des opposants politiques. Pour cette raison, il a fait adopter au parlement un amendement permettant au gouvernement de dissoudre ses rivaux politiques. En outre, au moins 3 opposants politiques ont été arrêtés ; d’autres sont partis en exil, à l’image de Sam Rainsy, ancien président du parti d’opposition Parti du Sauvetage National et actuellement réfugié en France.

Le premier ministre et chef du Parti du Peuple Cambodgien n’hésitera pas à se justifier au sujet de ces nouvelles mesures lors de son discours pour l’anniversaire de la chute des Khmers rouges, le 7 janvier 2018 : pour celui qui est au pouvoir depuis 33 ans, cette politique vise tout simplement à « protéger la démocratie ». Dès novembre 2017, face au risque de sanctions internationales, Hun Sen rend visite à son plus gros donateur, la Chine. Il faut savoir que le Cambodge est un des pays qui reçoit le plus d’aides au développement ; mais que ces dernières années, ce pays encore pauvre malgré une croissance toujours plus forte (+7 %) s’est détourné de ses donateurs historiques (la France et les États-Unis). Un virage économique qui s’accompagne d’un alignement sur la politique internationale menée par Pékin, notamment dans le dossier sensible des mers méridionales.

Pour Samdech Hun Sen, qui est de plus en plus souvent surnommé « Sadam Hun Sen » en référence au dictateur irakien, l’opposition populaire grandissante est un problème non négligeable qui exige des solutions radicales. En juillet 2016, le commentateur politique Kem Ley, opposant politique au Parti du Peuple Cambodgien, est tué de deux balles dans une station-service à Phnom Penh. Un assassinat politique qui générera un grand émoi à travers le pays, des dizaines de milliers de personnes participant à une grande marche. Un marcheur interviewé par le Phnom Penh Post dira :

« Kem Ley était l’homme le plus important du Cambodge car il parlait de ce qui était noir et de ce qui était blanc. La liberté, c’est quand les gens s’expriment, et il était un exemple pour nous. »

Depuis 2000, trois activistes ont été assassinés au Cambodge, dont un activiste écologique et un leader syndicaliste.

En 2017, 40 % du peuple khmer s’informait via Facebook. Dans ce pays où la moitié de la population a moins de 20 ans, l’information a toujours trouvé un chemin grâce aux réseaux sociaux. Des pages et médias alternatifs ont émergé, leur salut revenant notamment aux journalistes-citoyens qui offraient un regard neuf et indépendant. Mais, pour des raisons bassement lucratives, ces outils de libération sont aujourd’hui devenus les garde-fous du régime autoritaire.

Facebook est-il conscient de faire le jeu des dictatures ?

Lors d’un test à travers 5 autres pays (Bolivie, Guatemala, Serbie, Slovaquie et Sri Lanka), la plateforme a décidé d’instaurer la fonctionnalité « Explore ». Sur le fil d’actualité principal, seuls les organes officiels et sponsorisés persistent, reléguant les contenus d’information indépendante dans un espace dédié et peu accessible, une sorte de « second fil d’actualité ». Une véritable catastrophe pour la presse libre. Ainsi, depuis l’arrivée d’Explore, le Phnom Penh Post, dernier média indépendant du pays, a perdu 45 % de ses lecteurs et vu son trafic baisser de 35 %. Le journal parle de « mauvaise nouvelle pour le Cambodge »,

Cette fonctionnalité va « pénaliser les ONG et journaux indépendants même si on les like (…) alors que les élections approchent »

Ainsi, pour avoir accès à la même audience qu’avant, il faut dépenser de grosses sommes d’argent, ce qui est impossible pour un média indépendant. Résultat : 85 % des lecteurs de journaux cambodgiens sont aujourd’hui aspirés par quatre titres, dont les dirigeants sont tous affiliés au clan Hun Sen.

Malgré les effets d’annonce, la mise à jour de Facebook ne semble pas non plus lutter contre les faux comptes. En 2018, la page du premier ministre cambodgien a généré près de 60 millions de clics avec des pics de like à 10 millions, ce qui le place en troisième position mondiale derrière Donald Trump et le premier ministre indien Narendra Modi. Une popularité forcément factice puisque le petit pays ne rassemble que 15 millions d’habitants, et que l’accès à internet concerne surtout les jeunes. Afin de prouver que Hun Sen a acheté des millions de « j’aime » à des fermes à clics en vue des élections, l’ancien chef de l’opposition a déposé un recours au tribunal fédéral de San Francisco contre Facebook.

Le Cambodge est au 132ème rang sur 180 pour la liberté de la presse, selon le classement de RSF en 2017. Une place qui devrait fortement reculer cette année (voir le rapport ici). Au pouvoir depuis 1985, l’ancien soldat khmer rouge a placé sa famille à la tête des plus grandes entreprises publiques et privées du pays. Ainsi, sa fille Hun Mana règne sur 22 firmes et détient un capital évalué à 66 millions de dollars en 2015 selon le Phnom Penh Post. Alors que dans le pays on estime à 50% la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1 $ par jour), la famille Hun Sen est officiellement à la tête d’un empire capitalisant au moins 200 millions de dollars. Pour le journal, il ne s’agit que de la partie émergente de l’iceberg, car elle disposerait de nombreux prête-noms.

Des chiffres qui indignent le peuple : Manifestations fortement réprimées, contestation grandissante, la jeunesse s’organise

« Est-ce que quelqu’un oserait lancer une révolution de couleur avec moi ? Un jour, dans un futur proche, je lancerai une révolution de couleur pour changer ce régime vulgaire. Même si je suis emprisonné ou si je meurs, je dois le faire », avait écrit un étudiant cambodgien sur Facebook. Il sera condamné à 1 an et demi de prison ferme. D’autres, étudiants eux aussi pour la plupart, subiront le même sort pour leurs publications sur des réseaux sociaux. Les plus jeunes sont particulièrement visés : en 2013, ils avaient voté majoritairement en faveur de l’opposition aux législatives. Élections remportées frauduleusement par le parti de Hun Sen selon cette même opposition.  En 2016, un sénateur cambodgien issu de ses rangs a écopé de sept ans de prison pour avoir publié sur Facebook un faux document sur la frontière entre le Cambodge et le Vietnam, dont les limites restent aujourd’hui encore controversées. Hong Sok Hour, qui est aussi citoyen français, a été condamné pour « falsification de documents publics, utilisation de faux documents et incitation au chaos ».

Le Roi est mort, vive le premier ministre !

2012 reste dans l’histoire du pays l’année de décès du monarque Norodom Sihanouk, figure charismatique qui représentait le Cambodge depuis plus de 50 ans à l’international. Pour certains historiens, ce qui le liait au premier ministre était une alliance politique : Hun Sen dirigeait le pays, Sihanouk siégeait sur le trône. À la mort de ce dernier, le fils Sihamoni est rentré de France où il était ambassadeur a l’UNESCO, son père ayant abdiqué quelques années avant de mourir. Totalement apolitique, passionné de danse et nostalgique du Marais, c’est à contrecœur que le nouveau monarque Sihamoni siège aujourd’hui dans le Palais. Pour David Chandler, historien spécialiste du Cambodge,

« Sihamoni n’a aucune liberté d’action (…) Il est admirable et astucieux mais sans ambition. Il n’a jamais voulu être roi. Hun Sen, par précaution, l’a grosso modo enfermé dans une boîte ».

Et Virak, président du Centre cambodgien pour les droits de l’Homme (CCHR), souligne : « Hun Sen est maintenant plus puissant que jamais ». Selon l’historien Hugues Tertrais, « Hun Sen pourrait être une sorte de Sihanouk sans titre. Il a résisté à toutes les époques et toutes les transformations ». Une démarche royaliste que le premier ministre assume : il n’hésite pas à se faire représenter par un de ses deux fils à certains événements politiques. Car avec ces derniers, pour Hun Sen, la relève est assurée (Hun Manet est général et Hun Mani est député). Le premier ministre avait déjà annoncé que le pays allait sombrer en guerre civile s’il n’était pas réélu, aujourd’hui il espère encore rester au moins une dizaine d’années au pouvoir, et ensuite imposer sa dynastie.

Dans ce petit pays d’Asie où tous les intellectuels ont été massacrés par les Khmers rouges, l’espoir démocratique n’aura pas longtemps survécu. Missionnaire du peuple et contre le peuple, Samdech Hun Sen avance. Avec pour meilleur allié politique la Chine et pour plus fidèle serviteur Facebook. Les médias en laisse, il n’a rien à craindre. Au Cambodge, le monarque absolu, c’est lui.

Crédits photos : portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

 

Quand Gérald Andrieu part à la rencontre du “Peuple de la frontière”

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

A propos de Gérald Andrieu, Le peuple de la frontière, Ed. du Cerf, 2017. Cet ouvrage retrace le périple d’un journaliste le long de la frontière française pendant la campagne présidentielle.

La campagne présidentielle que Gérald Andrieu a vécue aurait pu faire l’objet d’un épisode de Voyage en terre inconnue. L’ancien rédacteur en chef de Marianne a en effet choisi de s’éloigner des mondanités parisiennes, des plateaux de télévision et des meetings, pour aller à la rencontre de ce peuple de la frontière, de « donner la parole à ces gens à qui les responsables politiques reprochent d’avoir peur alors que dans le même temps ils font si peu pour les protéger et les rassurer. » Une peur que le changement ne soit plus un progrès, mais un délitement continu de leurs conditions de vie. Pour autant, cette frontière longue de 2200 km, qu’il a arpentée de Calais à Menton, ne se résume pas qu’à un « grand Lexomil-istan peuplé de déprimés. »

Comme l’auteur le rappelle, il n’est pas le premier à adopter cette démarche à rebours du journalisme politique traditionnel. Jack London était allé à la rencontre du « peuple de l’abîme » de l’est londonien en 1902. George Orwell, quant à lui, rapporta le Quai de Wigan de son expérience auprès des mineurs du nord de l’Angleterre, dans les années 1930. Gérald Andrieu rentrera de ce périple avec de nombreuses histoires tantôt alarmantes sur l’état du pays, tantôt touchantes, mais toujours symptomatiques de ces Français qui n’attendaient pas et n’attendaient rien d’Emmanuel Macron. Rien d’étonnant, puisqu’ils font sûrement partie de « ceux qui ne sont rien » …

À la recherche d’une frontière introuvable

Sécurité, immigration, mondialisation, désindustrialisation, chômage, Europe, protectionnisme, souveraineté ou encore transition énergétique sont autant de sujets qui, comme Gérald Andrieu le remarque, « passent » par la frontière. Et comme pour justifier cette expédition, il ajoute que c’est en arpentant cette frontière « que l’on dressera le diagnostic le plus juste de l’état de la France », avant d’évoquer la thèse de la France périphérique du géographe Christophe Guilluy.

Mais au-delà du fond, la frontière offre un autre avantage de poids à ce journaliste politique : « être, par essence, à l’endroit le plus éloigné de Paris, le plus distant des candidats et des médias. », dixit celui qui avait couvert pour Marianne, en 2012, la campagne de François Hollande, de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly. Un exercice auquel il refuse désormais de se prêter, critiquant le journalisme politique, dans un formidable passage d’autocritique : « ce métier a cela de formidable : il se pratique de façon totalement hémiplégique. Il s’agit en effet de côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent. » Sans parler du mépris de « cette race des “seigneurs des rédacs“ » pour le « populo », le Français moyen …

Et pourtant, un « vestige du temps d’avant Schengen », un « objet vintage ». Voilà ce qu’est devenue cette frontière, condamnée physiquement à une trace d’un passé révolu. Un constat amer, alors que l’invisibilisation de la frontière physique va de pair avec le réemploi des anciens postes frontières : un magasin de chocolats Leonidas, un musée à la gloire du film de Dany Boon Rien à déclarer, entre autres. L’auteur se plaît aussi à railler les visiteurs du musée européen de Schengen, avec leurs perches à selfie : « Ils aimeraient trouver un fond sur lequel poser. Mais sans succès. Comment photographier ce que l’on ne voit pas, ce qui – du moins physiquement – n’existe pas ? », avant de renchérir : « Après tout, qui aurait envie de se faire photographier devant le traité de Lisbonne sinon des masochistes ? »

Pour réhabiliter la frontière, qui protège les « humbles », l’auteur n’hésite pas à s’appuyer sur les thèses de Régis Debray, selon lequel la frontière a une fonction ambivalente, car si elle dissocie, elle réunit également, créant des interactions dynamiques. Elle filtre et régule, de telle sorte que selon lui, la définir comme une passoire, « c’est lui rendre son dû. »

 

Immigration et identité : entre inquiétudes et solidarité

L’immigration et les questions d’identité tiennent bien sûr une place importante dans l’ouvrage. Le récit s’ouvre à Calais, sur des dizaines de silhouettes clandestines, éclairées par les gyrophares des fourgons de CRS, et se termine dans la vallée de la Roya, où l’auteur rencontre Cédric Herrou, militant emblématique de l’accueil des migrants. À Steenvoorde, Damien et Anne-Marie Defrance gèrent l’association Terre d’errance, qui leur vient également en aide. « Mami » – puisque c’est le surnom que lui ont donné des migrants érythréens -, lit avec émotion un SMS que l’un d’entre eux lui a envoyé : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon cœur ».

Malheureusement, tous les habitants rencontrés par Gérald Andrieu n’entretiennent pas de telles relations avec ces migrants, jugés par certains indésirables. « Ils sont chez eux », se plaint un commerçant, craignant pour son chiffre d’affaire. Depuis, il n’a apris qu’une phrase en anglais : « Not for you here ! ». S’il pointe du doigt le rôle de la France dans la chute de Kadhafi, et les déstabilisations qu’elle a entraînées, sa préférence pour 2017 semble aller à la candidate du Front national. « On le sait tous deux », ponctue laconiquement l’auteur.

À Wissembourg, le malaise est palpable. Cette ville, dont était originaire l’un des assaillants du Bataclan, est hantée par l’incompréhension de cet acte : « Pourquoi ici ? » Cette interrogation sans réponse dévoile chez les habitants de cette commune un sentiment proche de la culpabilité. Pour Denis Theilmann, président du club de football de la ville, dans lequel Foued Mohamed-Aggad a joué étant jeune, « il y a un problème d’identification à la France », chez cette génération des 20-25 ans. « Le plus incroyable, c’est qu’à force de se considérer comme mis à l’écart, ils finissent par se mettre eux-mêmes à l’écart. » Une phrase qui fait écho à la situation d’Hicham, qui ne s’est jamais senti aussi français que depuis qu’il travaille en Suisse.

Pour autant, Gérald Andrieu refuse la vision d’une « France du repli sur soi » : et pour cause, sur plus de 2 000 kilomètres, aucune porte ne lui a été fermée, exception faite d’élus locaux embarrassés. « La générosité est présente. » Il peut sembler étonnant de devoir le rappeler, mais « on nous a tant répété que cette France pensait mal … » De plus, il salue le courage de certains de ces habitants.

« Ils n’ont pas tous abandonné, les Français. Ils se battent. Plus solidaires qu’on ne le dit. Avec plus de dignité, souvent, que certains de leurs représentants. Avec, aussi, un humour et une poésie du quotidien touchants et attachants. »

 

Désindustrialisation et déclassement, principaux terreaux du FN ?

L’enclavement de ces villes, dont certaines sont « en lambeaux », peut sembler paradoxal pour un territoire frontalier. Pourtant, il se conjugue à une misère palpable : « on ne devine pas seulement des fins de mois difficiles, mais des milieux et des débuts aussi. » Samantha, qui gère un magasin de rachat d’or à Fourmies, relève avec humour : « On est dans le 5-9. Comme on dit : le 5 on touche les allocs. Le 9, il n’y a plus rien ! »

Face à Monique, ancienne salariée de l’entreprise de production de soie Cellatex, Gérald Andrieu tente de se rassurer : « Il y a de la fierté derrière ces larmes dissimulées, de cette fierté ouvrière que je suis venu chercher avec ce voyage pour faire mentir ceux qui nous expliquent parfois que le peuple ne saurait être animé de si nobles sentiments. » En effet, elle a fait partie des « 153 de Givet » qui sont allés, pour maintenir leur usine, jusqu’à séquestrer les représentants des autorités, déverser de l’acide dans la Meuse, et menacer de tout faire sauter.

Maurad, le leader CGT de l’époque, se prononce quant à lui pour « la réinstauration des barrières douanières aux frontières de l’Europe », tout en dénonçant, lucide, « le dumping social à l’intérieur même de la zone euro. » Il prône alors une « harmonisation sociale et fiscale de l’Europe. » Seul moyen, semble-t-il, de protéger notre économie. À Givet, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête du premier tour, avec 29,62%, devant Marine Le Pen avec 24,23%, et Emmanuel Macron, avec 17,94%. Il est pourtant rare, dans cette France-là, que la leader du Front national n’arrive pas en tête du premier tour.

À Fesches-le-Châtel, la fermeture prochaine du bureau de poste entraîne une réflexion sur la lente disparition des services publics. Et de surcroit, celle de la poste, qui tient un rôle symbolique sur le territoire national, puisqu’elle « vous relie au monde », qu’elle incarne partout la présence de l’État et que, pour toutes ces raisons, elle est « ancrée dans la mémoire collective des Français. » L’auteur – une fois n’est pas coutume – reprend une note de l’Ifop de 2016, portant sur les européennes de 2014, selon laquelle le vote FN est favorisé par l’absence d’une poste. Elle révèle jusqu’à 3,4 points de différence entre une commune possédant un bureau de poste et une qui n’en dispose pas.

Extrait de la note de l’Ifop, sur le vote FN aux européennes de 2014, en fonction de la présence de services.

Faisant écho aux thèses de Christophe Guilluy sur la France périphérique, abandonnée par les pouvoirs publics, cette fermeture signe dans leur esprit « le déclassement de leur commune. Et le leur, par ricochet. » Et comme pour donner raison à cette analyse, les résultats électoraux, rapportés laconiquement, tombent tel un couperet : au premier tour, Marine Le Pen arrive très largement en tête, avec plus de 41% des voix, suivie de Jean-Luc Mélenchon et de François Fillon, obtenant respectivement tenant 16,8 et 14,6%. Au second tour, elle y recueille même 57,56% des voix.

 

 

La faute à l’UE ?

Frontière oblige, l’Union européenne – et à travers elle notamment les accords de Schengen – est un sujet central de cet ouvrage, tel un spectre qui hante chaque page. Et lorsque l’on en parle, c’est rarement en bien, dans « cette France qui a du mal à voir les bienfaits de l’UE et d’une économie débridée, cette France du « non » au référendum de 2005, assommée et bâillonnée trois ans plus tard par le traité de Lisbonne. »

À Hussigny-Godbrange, à la frontière avec le Luxembourg, « tout l’emploi – et la vie qui va avec – s’est fait la malle à une poignée de kilomètres de là, au Luxembourg ». Chaque jour, 15 à 20 emplois y sont créés. C’est même le premier employeur de Nancy ! Ici, à Hussigny, 80% des actifs y travaillent. Ces frontaliers, qui font la navette tous les jours, sont plus de 360 000 en France. Ce qui constitue un véritable problème pour les recettes des communes, reléguées au rang de « tristes communes-dortoirs », avec des besoins de services publics pourtant non-négligeables.

C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le monde liquéfié décrit par Zygmunt Bauman, société sans plus aucun repère fixe, menée par les valeurs de mouvement et de flexibilité, « débarrassée de ce qui pourrait constituer un obstacle au commerce et au bonheur, comme les États-nations. » Un poil dystopique, et qui n’est pas pour rassurer cette France en mal de repères.

De même, à Modane, ce sont plus de 1 500 emplois qui ont été détruits, directement ou indirectement à cause de Schengen, provoquant chez de nombreux habitants, comme Claudine, « un regret non pas de la frontière, mais de l’économie de la frontière. »

Mais sur l’Union européenne, ce sont encore les agriculteurs qui semblent les plus véhéments. César, éleveur de vaches, est « pour l’Europe, pour l’harmonisation, mais si l’Europe, c’est ça, ça ne [lui] pose pas de problèmes de la quitter. » Même son de cloche chez Eric, encarté à la Confédération paysanne, qui accuse : « Cette UE, elle nous a flingués […] L’Europe nous a donné une monnaie unique avec une inflation considérable, mais aussi des normes draconiennes. » Une équation devenue insupportable pour ces petits agriculteurs.

 

Un divorce définitif avec la gauche ?

Cette situation illustre également le divorce entre la gauche et les classes populaires. Une mutation des forces de gauche qui permettrait d’expliquer en partie la fuite d’anciens électeurs de gauche vers le FN ? Peut-être, en partie du moins. La ville de Fourmies est elle aussi marquée par un vote FN élevé, et ce, malgré un paradoxe apparent : « Le FN n’a pas d’assise locale. Aucun Fourmisien ne se revendique militant frontiste », selon Jean-Yves Thiébaut, secrétaire de la cellule locale du PCF.

Nostalgique de la campagne du « Non » de gauche en 2005, il regrette le fait que vis-à-vis de ces Français, « la gauche n’est plus audible. […] Il faudrait par exemple éclaircir notre position sur l’Union européenne. Ce n’est pas de cette Europe que nous voulons. Mais la changer de l’intérieur, on l’a vu, c’est impossible… » Au premier tour, Marine Le Pen y arrive en tête avec 37,28%, suivie par Jean-Luc Mélenchon avec 20,49%, et Emmanuel Macron, avec seulement 16,82%. Au second tour, elle obtient 55,72%.

Gérald Andrieu se trouve à Saint-Laurent-en-Grandvaux lors des primaires citoyennes de la gauche – qui n’ont attiré qu’une petite centaine de votants sur 4500 inscrits. Une retraité de l’éducation nationale lui avoue : « Je n’ai pas choisi Hamon en pensant qu’il pourrait remporter la présidentielle. J’ai voté pour lui pour l’avenir du PS. Enfin, si le PS a un avenir … » Au fond, elle aussi est réticente au revenu universel. Et selon l’auteur, il en va de même pour le reste de cette France périphérique, qui « attend d’un dirigeant politique non pas qu’il prophétise et accepte une future disparition du travail, qu’il renonce en définitive, mais qu’il propose au contraire des pistes pour lutter contre son absence bien réelle aujourd’hui, le temps partiel subi, la mobilité imposée, etc. Et surtout que ce travail permette de vivre dignement, ici et maintenant. »

Comment mieux illustrer la déconnexion entre la gauche sauce Terra Nova qui a acté la fin du travail et de la classe ouvrière, et cette valorisation du travail dans les classes populaires ? S’en suit une analyse de la chute du PS, qui accuse notamment le tournant de 1983 à partir duquel la gauche cesse de défendre les classes populaires, et concentre son discours sur la défense des minorités, entraînant une promotion du « chacun » plutôt que du « commun ».

Jean-Marie, élu communiste d’Hussigny, voit dans le vote FN une réponse désespérée à la déstructuration du cadre de vie, et à l’aspect factice du clivage gauche/droite. « Beaucoup d’ouvriers votent maintenant FN. Au début, j’avais du mal à croire que d’anciens électeurs de gauche soient passés au Front national. Mais ils nous le disent : “Aux élections locales, pas de problèmes, on vote pour vous. Mais pour le reste … » Leur argumentaire est simple : « On a essayé la gauche. On a essayé la droite. Pourquoi pas eux ?“ » Lui va voter Mélenchon, même si les querelles entre le leader de la France insoumise et ceux du PCF l’agacent. Dans la commune limitrophe du Luxembourg, son candidat est tout de même arrivé assez largement en tête, avec 34,83% des voix, devant Le Pen et Macron, respectivement à 22,17% et 21,31%.

 

Une frontière invisible mais hermétique : la Macronie

Finalement, Gérald Andrieu a bel et bien rencontré une frontière : à son retour à Paris, il a eu « l’impression d’en franchir une et de pénétrer dans un autre pays qui n’existait pas à peine cinq mois auparavant : la Macronie. » Une frontière dont les gardes n’étaient autres que ses confrères, qui lui demandaient ce que les habitants de la France périphérique pensaient de Macron. « Ils auraient aimé que les Français l’adorent ou qu’ils le détestent. Mais ils ne comprenaient pas ce désintérêt. »

A priori, l’une des causes de ce rejet vient du fait que ces Français « n’attendent pas que leur pays se change en une start-up nation avec à sa tête un supermanager dopé à la pensée positive. »

« Macron en appelle à l’optimisme ? Une bonne part des Français rencontrés ont beau regarder autour d’eux, ils voient toujours aussi peu de raisons d’espérer, et ne comptent pas se convertir à la méthode Coué […] Macron est un européiste convaincu ? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. »

Face au projet du candidat d’En Marche !, ils semblent aspirer à davantage de « protection et de pérennité. Que l’on mette enfin des freins à ce monde engagé dans ce qu’ils considèrent être une “marche forcée“ ou une “marche folle“. »

Les Français que Gérald Andrieu a rencontrés sont toutefois lucides sur ce qui mine la situation économique et sociale en France et dans le monde. Ils pointent du doigt « la recherche du profit et l’obsession du court-termisme qui détruisent tout, les valeurs et les repères d’hier qu’ils regrettent de voir peu à peu abandonnés. », mais aussi la tendance des hommes politiques à préférer leurs intérêts personnels à l’intérêt général, en pleine affaire Fillon.

Et avec le faible engouement de ces Français pour le candidat élu le 7 mai dernier, avec une si faible base sociale, « on a atteint le stade ultime de la politique hors-sol. »

Crédits :

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

Couverture du Peuple de la frontière, Ed. du Cerf, https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18188/le-peuple-de-la-frontiere

Vidéo de l’INA sur les Cellatex, http://www.ina.fr/video/CAB00038108

Agriculture et mondialisation : déconstruire le mythe libre-échangiste

©Daniel Bachhuber. Licence : Attribution-NonCommercial-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-NC-ND 2.0)

A l’heure des luttes contre le CETA et le TAFTA, de la mobilisation sociale contre le “poulet lavé au chlore” et le “bœuf aux hormones”, nombreux sont les citoyens qui continuent de refuser l’idée de mettre en concurrence tous les agriculteurs du monde au nom du sacro-saint libre-échange. Ce dernier n’a cependant été qu’une idole servant à justifier la continuation de l’hégémonie des puissances occidentales à la suite des décolonisations.

Parler d’agriculture ne relève pas d’un folklore, ou d’une visite annuelle au Salon de l’Agriculture où l’on peut s’émerveiller devant la taille de nos beaux taureaux français, mais d’un domaine qui part de l’échelle de notre assiette à celle d’enjeux géopolitiques. Au début de la Guerre froide, les États-Unis usaient de toute leur influence sur les futurs dragons d’Asie du Sud Est pour engager d’importantes réformes agraires pour éviter la paupérisation des populations rurales qui aurait pu faire triompher des mouvements communistes, tout en maintenant leur influence en rendant les paysans dépendants des engrais et produits phytosanitaires états-uniens.

L’agriculture : un secteur à part ?

Jusque dans les années 1980, l’agriculture avait été épargnée par les domaines d’intervention du GATT, l’ancêtre de l’OMC. Les principales puissances occidentales avaient alors des politiques agricoles très interventionnistes, régulatrices et protectionnistes, avec la PAC en Europe et le Farm Bill aux États-Unis. Ces mesures semblaient efficaces avec des meilleurs rendements et une productivité grandissante, si efficaces que les marchés internes commençaient à être rapidement saturés dans les années 1970. La Communauté Économique Européenne se met alors à déverser ses excédents sur les marchés mondiaux et devient une menace pour les parts de marché étatsuniennes. Les premiers à subir les effets de ces politiques sont les pays du Sud qui récupèrent des produits agricoles bons marchés avec lesquels les paysans nationaux ne peuvent pas lutter. Les gouvernements de ces pays vont rapidement protester contre cette situation.

L’occasion est alors trop belle. Les partisans d’une mondialisation libérale proposent d’enfin intégrer l’agriculture au libre-échange et de lutter contre les politiques de régulation, les protections et les subventions qui « faussent » l’échange. Les États-Unis et la CEE voient là un moyen de résoudre leur conflit commercial. En 1992, ces deux puissances s’entendent ensemble, en contournant le processus multilatéral, pour sceller le sort de l’ouverture de l’agriculture au champ d’intervention du GATT. Cet accord, dit de Blair House, entre l’Europe et les États-Unis encourage la dérégulation des marchés, la baisse des tarifs douaniers et enfin l’entrée en jeu du libre-échange en agriculture. Mais (et ce “mais” mérite d’être en gras), les deux se gardent le droit d’octroyer des soutiens budgétaires internes qui n’affectent pas les marchés internationaux (type aide à l’export). Cette politique très coûteuse nécessite un budget conséquent alloué à l’agriculture, seuls les États-Unis et l’Europe pouvant se le permettre. En effet, la plupart des pays en développement ayant dû subir les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI dans les années 1980, ils ne disposent plus des moyens institutionnels pour aider directement leurs paysans. Ces derniers doivent néanmoins continuer d’ouvrir leurs frontières et déréguler leurs marchés agricoles.

La libéralisation, c’est bien mais chez les autres ! 

Ainsi, au nom du libre-échange et du “doux commerce”, les deux concurrents commerciaux ont réglé leur conflit en faisant peser sur le reste des pays les conséquences d’une plus grande libéralisation en matière agricole, en ouvrant des nouveaux débouchés pour leurs excédents tout en essayant de maintenir un système d’aide censé les protéger d’une concurrence potentielle. Le cas de l’agriculture nous amène à voir comment la globalisation nourrit la domination des pays exportateurs occidentaux sur les pays en développement. Ce processus n’est évidemment pas présenté de cette manière mais comme une adaptation au réel, à un monde qui bouge… C’est le libre-échange, c’est comme ça, on va tous y gagner, promis.

A partir des années 2000, lors des négociations du Cycle du Doha, les pays en développement essayent de peser face à cette situation. Certains pays regrettent que les principaux producteurs et défenseurs du libre-échange ne jouent pas selon les règles, d’autres actent l’échec de l’intégration de l’agriculture à la mondialisation. Les pays occidentaux exportateurs reconnaissant le malaise de la situation, proposent de faire un fond de soutien pour les pays en développement. Ce petit fond devait servir à donner une assistance à la transparence du commerce et la concurrence dans ces pays, dont personne n’était demandeur.

Les nouvelles menaces pour la souveraineté alimentaire 

Pour revenir aux enjeux plus contemporains, les différents projets d’accords de libre-échange, CETA, TAFTA ou encore le Traité transpacifique, s’inscrivent dans la continuité de ce que nous avons évoqué. Il faut ouvrir toujours plus les marchés nationaux au libre-échange mais également imposer les normes agricoles occidentales au monde entier, et en particulier états-uniennes, au reste du monde. Les dernières négociations montrent bien que l’enjeu est de saper les souverainetés populaires et alimentaires des pays pour favoriser les multinationales de l’agroalimentaire. La possibilité dans le TAFTA, pour ces entreprises, de poursuivre des États devant des tribunaux d’arbitrages spéciaux contre des normes sociales ou environnementales sonnerait le glas des politiques volontaristes de protection des agricultures familiales des pays en développement.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où l’on produit trop dans les pays du Nord à la fois au détriment de notre environnement, du tissu social rural, de l’emploi mais aussi au détriment des pays du Sud vers lesquels on exporte nos produits agricoles faussement peu chers empêchant le développement de leur souveraineté alimentaire. Le libre-échange, basé sur la théorie des avantages comparatifs de Ricardo dont de nombreux économistes ont soulevés les limites théoriques et empiriques, aura finalement servi d’éventail pour permettre aux puissances hégémoniques de se maintenir et d’étendre leur influence par l’agro-alimentaire.

Oui, l’agriculture est géopolitique.

 

Crédit photo : ©Daniel Bachhuber. Licence : Attribution-NonCommercial-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-NC-ND 2.0)

Le libre-échangisme est-il en train de couler ?

© Mika Baumeister

Retrait des USA du TPP, résistance wallonne au CETA, TAFTA englué de toute part, « Hard Brexit », potentielle guerre commerciale sino-américaine… Depuis quelques mois, le libre-échangisme, véritable dogme pour les dirigeants politiques de tous bords depuis la fin des 30 Glorieuses semble ne plus être un horizon indépassable.

Malgré les promesses de doper des taux de croissance atones et de créer ainsi des emplois, l’opposition aux nouveaux et aux anciens traités de libre-échange est désormais majoritaire ou en passe de le devenir dans tout l’Occident. Même en Allemagne, troisième exportateur mondial, 75% des sondés rejetaient le TAFTA/TTIP en Juin 2016 selon le Monde Diplomatique[1]. Pourquoi ?

Les accords de libre-échange ne concernent plus les droits de douane

A l’origine promu par des théoriciens économiques classiques tels que David Ricardo et Adam Smith, qui considéraient que l’ouverture au commerce extérieur était la raison de la réussite de certaines nations plutôt que d’autres, le libre-échange s’est d’abord développé de manière forcée au sein des empires coloniaux, avant de s’effondrer lors de la Première Guerre Mondiale. Les échanges internationaux ne reprennent réellement qu’après 1945, dans le cadre défini par les accords de Bretton Woods. Les droits de douane, sous l’action du GATT, diminuent progressivement. Le véritable changement intervient avec la révolution néolibérale des années 1980 : pour relancer à tout prix une croissance perçue comme le remède à tous les maux, les gouvernements occidentaux, puis du monde entier, n’ont de cesse de rabaisser leurs droits de douane et de lever les mesures protectionnistes héritées des années 1930.[2]

L'évolution des droits de douane de 1947 à 2007
Evolution des droits de douane de 1947 à 2007

Associée à la libéralisation à outrance des marchés financiers, qui profitent en outre de l’informatisation, au développement des firmes multinationales, à l’ouverture au business de pays de plus en plus nombreux (la Chine, l’ancien bloc communiste et les pays sous-développés sous les ordres du FMI et de la Banque Mondiale) et à la concurrence monétaire par la dévaluation, la baisse des tarifs douaniers impulse un mouvement de délocalisation sans précédent. Les pertes d’emplois industriels et désormais tertiaires dues à ces délocalisations ne sont d’ailleurs pas étrangères au sentiment d’abandon et de paupérisation de la majorité des populations occidentales, et à leur colère populiste actuelle…

Mais aujourd’hui, après des décennies de baisse, les droits de douane ont quasiment disparus de la surface de la planète. Dès lors, comment aller toujours plus loin dans le libre-échangisme, culte toujours aussi prégnant sur l’esprit des dirigeants politiques biberonnés au libéralisme ? En s’attaquant aux fameuses « barrières non tarifaires », c’est-à-dire à tout sauf les droits de douane : les normes de tout acabit, les quotas ou encore les formalités administratives. Comprendre TAFTA, CETA, TPP ou TISA sans comprendre le principe de barrières non tarifaires est impossible, puisqu’il s’agit de tout l’enjeu de ces divers accords. La question des normes, en particulier, est primordiale.

Dumping à tous les niveaux

Après les droits de douane, les cibles des accords de libre-échange bilatéraux ou multilatéraux qui ont succédé à l’action de l’OMC, embourbée depuis le cycle de Doha[3], s’attaquent donc aux différentes normes, garanties de qualité et lois définissant les conditions de fabrication des biens et services. Tous types de normes sont attaquées, en s’alignant quasi-systématiquement sur les plus basses des différents pays concernés par l’accord : c’est le mécanisme du moins-disant, également dénommé dumping en anglais.

Les normes alimentaires sont parmi les plus ciblées, notamment en raison du traitement d’exception souvent accordé aux productions agricoles, généreusement subventionnées pour développer les exportations et assurer la sécurité alimentaire. Les AOP et AOC (Appellation d’Origine Protégée / Contrôlée), directement visées par le CETA et le TAFTA en sont un bon exemple, tandis que les attaques américaines sur le riz japonais via le TPP prouvent que les européens ne sont pas les seuls attaqués[4]. On note également les tentatives d’introduction sur le marché européen d’animaux élevés selon les standards sanitaires nord-américains[5], beaucoup plus laxistes, même si les allégories les plus caricaturales de ces pratiques de production (bœuf aux hormones, poulet au chlore et OGM) ne sont pas concernées[6].

Mais le secteur agro-alimentaire, particulièrement surveillé par les activistes suite aux innombrables scandales, n’est pas le seul concerné par la dérégulation sauvage. Les questions de protection des droits d’auteur et de redevance sur les brevets, chères aux multinationales, sont omniprésentes et lourdes de conséquences : explosion des prix des médicaments et disparition des alternatives génériques prévue par le TPP[7], démontage des rares avancées régulatoires sur l’industrie de la finance obtenues depuis la crise[8] ou encore lutte contre le piratage ou partage informatique organisé pour servir les intérêts de producteurs de contenus de masse[9]

Un déni de démocratie sans précédent

Depuis les manifestations altermondialistes de Seattle contre un sommet de l’OMC en 1999, le peuple dérange. Les grandes négociations commerciales internationales attirent depuis ce jour leurs cortèges de contestataires et donc souvent l’usage de la répression, qui fait toujours mauvaise presse vis-à-vis de l’opinion publique. Comment éviter d’être sous le feu des projecteurs suite aux répressions de telles manifestations pacifiques tout en continuant à brader des garanties qualitatives environnementales, fiscales, salariales, alimentaires, sanitaires ou encore sociales aux intérêts des multinationales et de l’oligarchie mondiale représentées par leurs lobbyistes ? En menant des négociations au secret. Les protocoles mis en place sont draconiens : sécurité maximale contre les intrus, négociations à huis clos, interdiction des appareils électroniques, sans oublier les désormais célèbres clauses de non-confidentialité.

Reste un dernier problème : les Parlements. Même infestés de lobbyistes et gangrenés par l’idéologie néolibérale, ils demeurent l’expression de la souveraineté de la nation par le principe de la représentation. En d’autres termes, il faut que ces accords soient ratifiés par les Parlements nationaux pour rentrer en vigueur, et dans des régimes aux structures constitutionnelles complexes comme la Belgique, cela peut poser quelques complications, tel que le cas de la Wallonie l’a montré[10].

Non content de transgresser l’idéal démocratique, dont les sociétés occidentales seraient soi-disant des modèles, par des tractations au secret, et d’attaquer sévèrement en justice tout lanceur d’alerte compromettant, les négociateurs s’attaquent donc dorénavant aux pouvoirs des parlements. Pour ce faire, la méthode consiste souvent à dévoiler au dernier moment le projet d’accord en le présentant comme « à prendre ou à laisser ». A grand renfort de discours d’experts qui présentent les schémas de traités comme les meilleurs obtenus, et en agitant la menace de la compétition internationale. Les parlementaires sont mis face à des textes dont ils ont à peine le temps de connaître les tenants et les aboutissants.

Par exemple, pour les négociations du Partenariat Trans-Pacifique (TPP), Obama s’est vu conféré par le Congrès américain en Juin 2015 le pouvoir d’utiliser la procédure dite de « fast-track » qui permet de négocier en secret l’ensemble du traité, interdit les amendements potentiels du Congrès ou de bloquer les négociations, et offre simplement la possibilité aux représentants du peuple américain de rejeter le traité final.[11]

Dans le cas de l’Union Européenne, un niveau d’antidémocratisme encore supérieur est en train d’être mis en place : la Commission Européenne, dont nul n’ignore qu’elle n’est pas élue par les peuples européens et qu’elle dispose déjà de prérogatives extrêmement nombreuses et lourdes de conséquences, a, par la voix de Jean-Claude Juncker, souhaité être en mesure de signer le traité CETA avec le Canada sans l’accord des parlements, arguant qu’il relevait de ses prérogatives seules.[12] Jamais en retard d’une nouvelle invention technocratique, l’UE a imaginé l’entrée en vigueur du même traité avant même le vote des parlements nationaux dans un cadre dit « provisoire », sur le modèle de la mise en place d’autres accords avec la Corée du Sud et le Pérou.[13]

Se pose enfin la question des tribunaux d’arbitrage privés supranationaux : au départ conçus pour trancher les litiges entre différentes multinationales soumis à des droit nationaux différents, ils sont devenus le cheval de Troie démocratique le plus dangereux de l’ère contemporaine. En effet, la possibilité offerte aux multinationales d’assigner les Etats en justice lorsqu’elles estiment que leurs intérêts ont été spoliés est trop vague, et le verdict des juges peut donc être influencé par les armées de lobbyistes et d’avocats employées par les grands groupes mondiaux. Sans oublier de mentionner les parcours professionnels douteux de certains juges, tels que le très prisé Francisco Orrego Vicuña[14]

Les cas d’assignation en justice d’Etats en plein exercice de leur souveraineté par des firmes transnationales au nom du caractère défavorable de nouvelles réglementations à de prétendus investissements prévus sont nombreux : Vattenfal contre l’Allemagne après sa décision de sortir du nucléaire d’ici à 2022, Lone Pine contre le Québec suite au moratoire sur le gaz de schiste, Philip Morris contre l’Australie et l’Uruguay subséquemment à des mesures anti-tabac…[15] De tels tribunaux exercent par ailleurs un pouvoir indirect et invisible d’oppression sur les Etats, qui seront d’autant moins enclins à adopter des mesures fortes de protection de leur population face aux multinationales que celles-ci pourront leur extorquer des milliards dans des cours conçues pour leur être favorables.

La fin de la mondialisation ?

La remise en question de l’idéologie libre-échangiste a bel et bien débuté. Si les critiques de Donald Trump sur les emplois perdus aux USA suite à l’ALENA et le retrait du TPP annoncé en grande pompe dans les premiers jours de sa présidence peuvent sembler aller dans le bon sens, l’homme de l’année 2016 selon le TIME Magazine demeure ambigu sur bien des points. Sa critique des accords de libre-échange se concentre sur le contenu des traités, qu’il juge très mal négociés et défavorables aux intérêts américains, mais ne tient nullement compte des aspects environnementaux, sanitaires ou démocratiques en jeu. Le nouveau président américain s’est d’ailleurs empressé d’annoncer l’ouverture de négociations avec le Royaume-Uni pour un nouvel accord lors de sa rencontre avec Theresa May à la fin Janvier en restant flou sur les modalités mais en affirmant, argument sans nul doute à toute épreuve, qu’il serait « great ».[16] De même, le Royaume-Uni qui s’apprête à quitter l’UE redouble d’inventivité pour trouver de nouveaux « partenaires » commerciaux. Aux dernières nouvelles, la Nouvelle-Zélande serait intéressée.[17]

Il s’agit ici de ne pas être dupe : les accords commerciaux proposés depuis les 3 dernières décennies ont été conçus pour bénéficier aux multinationales et à elles seules. Ils n’ont nullement accru la mobilité des individus, mais ont mis en place une compétition profondément faussée et vicieuse entre pays développés condamnés à la désindustrialisation et pays pauvres condamnés à l’exploitation au nom du « développement » et ont fait baisser le prix de nombreux produits en diminuant la qualité et en dégradant les conditions de fabrication.

Le concept de mondialisation n’est pas à jeter dans la même poubelle que les accords actuels qui prétendent en représenter l’unique forme possible. D’autres possibilités de mondialisation, respectueuses des travailleurs, de l’environnement, des cultures locales et ayant un réel impact positif à l’échelle globale existent. Mais l’altermondialisme ne pourra advenir sans un sursaut démocratique et la reprise en main des citoyens de leur destin collectif. Les manifestations et oppositions de toutes sortes contre le CETA ou le TAFTA/TTIP, ainsi que l’effort associatif pour dévoiler, décortiquer et dénoncer le contenu précis de ces monstres juridiques donnent à penser, et, peut-être, à espérer.

Sources :

[1] http://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/WAHL/56753

[2] http://www.nordregio.se/en/Metameny/About-Nordregio/Journal-of-Nordregio/2008/Journal-of-Nordregio-no-1-2008/The-Three-Waves-of-Globalisation/

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cycle_de_Doha?oldformat=true

[4] http://www.latimes.com/world/asia/la-fi-japan-tpp-20160705-snap-htmlstory.html

[5] http://www.humanite.fr/le-ceta-menace-de-destabiliser-lelevage-en-europe-631627

[6] http://www.francetvinfo.fr/economie/commerce/traite-transatlantique/six-questions-sur-le-ceta-ce-traite-de-libre-echange-auquel-vous-n-avez-pas-tout-compris_1882993.html

[7] http://www.huffingtonpost.com/john-geyman/tpp-and-the-dire-threat-t_b_11661226.html

[8] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/07/09/tisa-quand-le-liberalisme-revient-par-la-porte-de-derriere_4452691_4355770.html

[9] http://wealthofthecommons.org/essay/intellectual-property-rights-and-free-trade-agreements-never-ending-story

[10] http://www.monde-diplomatique.fr/2017/01/JENNAR/56981

[11] https://www.theguardian.com/us-news/2015/jun/24/barack-obama-fast-track-trade-deal-tpp-senate

[12] https://reporterre.net/La-Commission-europeenne-veut-signer-les-traites-de-libre-echange-sans

[13] http://transatlantique.blog.lemonde.fr/2016/02/19/laccord-ceta-europe-canada-sera-t-il-applique-avant-meme-le-feu-vert-des-parlements/

[14] http://www.monde-diplomatique.fr/2014/06/BREVILLE/50487

[15] https://www.collectifstoptafta.org/tafta/article/une-justice-privee-au-service-des

[16] http://www.telegraph.co.uk/news/2017/01/22/theresa-may-donald-trump-hold-talks-trade-deal-cuts-tariffs/

[17] http://www.independent.co.uk/news/uk/politics/theresa-may-new-zealand-trade-deal-bill-english-brexit-downing-street-a7526956.html

Crédits photo:

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Scène_de_naufrage_(Louis-Philippe_Crépin).jpg

http://conversableeconomist.blogspot.fr/2011/12/new-trade-rules-for-evolving-world.html

https://citizenactionmonitor.wordpress.com/2013/10/26/ceta-what-it-is-and-why-its-bad-for-canada/

L’illusion économique : Todd contre la Mondialisation

Emmanuel Todd
©Oestani

Il y a vingt ans, sortait L’illusion économique, d’Emmanuel Todd. L’occasion de revenir sur le parcours d’un intellectuel et son apport dans le débat public, à l’heure où certaines de ses prévisions semblent se vérifier.

On a quasiment tous un Emmanuel Todd dans notre famille. Vous voyez sûrement cet oncle ou ce grand-père qui au fil des années à élevé le pourrissage d’ambiance au rang de discipline olympique et qui pourtant est réinvité à chaque repas de famille. Le rapport entre Todd et nos médias nationaux est à peu près le même. Il y a deux ans, alors que le jesuischarlisme avait été consacré comme le nouvel esprit de notre époque torturée, Emmanuel Todd faisait le tour des rédactions pour vendre son livre Qui est Charlie ? portant sur les manifestations du 11 Janvier 2015 qu’il assimilait, avec beaucoup de finesse, à un « acte d’hystérie collective ». Inutile de préciser qu’avant même la sortie du livre, nos chers éditorialistes avaient sorti le bazooka républicain contre cet islamo-gauchiste qui avait osé souiller la belle unité de la nation. Une tribune fut même rédigée par (le stagiaire de) Manuel Valls dans Le Monde qui entendait bien rétablir la vérité sur le mouvement post-Charlie Hebdo. Et pourtant, les rédactions ne peuvent s’empêcher de réinviter Emmanuel Todd, devenu au fil du temps un incontournable de l’analyse socio-anthropo-géo-politique.

En 1976, le jeune Emmanuel a d’abord la bonne idée de publier un livre qui prédit la fin de l’Union Soviétique (La Chute finale) qui le propulse au rang de prophète des sciences sociales après que sa prédiction se soit vérifiée. Rebelote en 2007 lorsqu’il rédige avec Youssef Courbage Le rendez-vous des civilisations dont les analyses seront corroborées par les Printemps arabes à peine quelques années plus tard. Les Allemands avaient Paul le poulpe, nous avons Emmanuel le démographe. Todd dispose dès lors d’un droit d’entrée dans la presse française qui lui permet de s’entraîner régulièrement à son activité favorite : le lancer de pavé dans la mare. Car au sein d’un entre-soi médiatique habituée à chanter les louanges de la mondialisation et de l’Union Européenne, ce qu’il raconte fait tâche.

Inégalités culturelles et économiques

Il faut remonter à 1997 pour comprendre les positions de Todd sur ces deux questions. Les années 90 sont alors un El Dorado pour les partisans du monde libre : on annonce le règne de la démocratie libérale pour les siècles à venir, les Européens trépignent d’impatience à l’idée de tout payer en euros, Lionel Jospin et les Spices Girls enjaillent la jeunesse française, tout va pour le mieux donc. Alors que Alain Minc (un autre prophète, moins talentueux) vient d’écrire La mondialisation heureuse, Emmanuel Todd publie un essai d’environ 400 pages intitulé L’illusion économique. Sa thèse est très simple : l’Euro et le libre-échange, c’est de la merde. Dans des termes plus courtois, il nous explique au fil des pages que la stagnation des économies développées est un effet de la mondialisation et recommande donc de mettre fin à la monnaie unique ainsi qu’à la libre circulation des marchandises.

Selon Todd, la seconde moitié du XXème siècle se caractérise tout d’abord par une montée des inégalités, non pas socio-économiques mais culturelles. La thèse ici défendue est assez originale : c’est l’évolution de la stratification éducative au sein des différentes nations qui a permis de justifier le développement des inégalités économiques. Alors qu’en 1945, la part des individus ayant fait des études supérieures demeure infime dans les pays développés, celle-ci se met à augmenter pour atteindre 20 % dans la plupart de ces pays en 1975. L’apparition d’une nouvelle classe d’éduqués supérieurs aurait alors rendu les sociétés plus tolérantes à l’inégalité. Cette tendance peut être illustrée par le développement de deux figures sociologiques dans l’imaginaire français : le beauf et le bobo. Pour faire simple, les 33 % du milieu regardent avec dédain les 66 % du bas pendant que les 1 % du haut sortent le champagne.

Les casseroles de la mondialisation et de l’Euro

Quelles sont donc les conséquences pratiques de cette nouvelle donne ? Dans un premier temps, Todd signe l’acte de décès des grandes croyances idéologiques qui pouvaient, dans une certaine mesure, unifier le corps social (par exemple le communisme qui en France associait ouvriers et intellectuels sortis de l’ENS). On se retrouve alors avec des classes moyennes acceptant passivement des politiques dont les premières victimes sont les classes populaires, à savoir l’ouverture au libre-échange et le choix de la monnaie unique. Todd prône donc un retour au protectionnisme commercial qui seul permet des politiques de redistribution efficaces alors que la libre circulation des marchandises entraîne une compression de la demande globale. Quand on peut vendre des sandales à n’importe qui dans le monde, le salaire cesse d’être perçu comme un revenu pour devenir un coût à réduire au maximum. De la même façon, pourquoi se priver quand on peut faire produire ces mêmes sandales par des Bangladeshis sans protection sociale ? Les premiers à trinquer sont bien sûr les salariés occidentaux peu qualifiés.

La mondialisation que l’on nous présente sous ses aspects les plus sympathiques ne profite donc pas aux sociétés dans leur ensemble, au contraire elle contribue exclusivement à l’enrichissement d’une minorité. Il faut rajouter à ça l’adoption de la monnaie unique par les États européens suite au traité de Maastricht signé en 1992. Emmanuel Todd livre ici une analyse extrêmement critique des principes qui sous-tendent la création de l’Euro, en outre la conception allemande de la monnaie. Inutile de s’étendre sur les très nombreux défauts de notre belle monnaie européenne, la situation actuelle des pays du Sud de l’Europe est suffisamment éloquente.

Une seule solution : la nation ?

Ces deux politiques combinées trahissent finalement selon Todd les nouveaux clivages qui traversent la société française. Face à une classe dirigeante qui ne jure que par la mondialisation et l’Europe, une classe moyenne d’éduqués supérieurs se maintient tranquillement alors que les classes populaires voient leurs conditions de vie se dégrader à vitesse grand V. Il faut reconnaître la lucidité de Todd qui identifie très tôt le vote FN comme un symptôme de cette « fracture sociale » (expression consacrée par la campagne du camarade Chirac en 1995) et préfigure la victoire du non au référendum sur l’adoption du TCE en 2005. Mais l’auteur ne s’arrête pas là et nous propose même une solution à sa sauce : une réhabilitation du concept de nation, pas en des termes xénophobes et va-t-en-guerre mais dans le sens ou seul le cadre national permet à l’État de reprendre la main sur l’économie. 20 ans après la parution du livre, la vision de Todd semble se concrétiser peu à peu : la lutte des classes passe désormais par une rupture avec la mondialisation et l’Union Européenne. Une question demeure cependant : qui s’occupera de cette rupture ?

Crédits photos :

http://www.librairie-terranova.fr/15712-article_recherche-l-illusion-economique-essai-sur-la-stagnation-des-societes-dev.html
http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/essais-documents/emmanuel-todd-souleve-une-vive-polemique-avec-qui-est-charlie-218385

Pour aller plus loin :

La démondialisation de Jacques Sapir
Leur grande trouille. Journal de mes pulsions protectionnistes de François Ruffin
La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique de Frédéric Lordon

Crédit photo :

© Oestani