La fin du consensus néolibéral ?

Le Vent Se Lève vous invite à une après-midi de réflexion et d’analyse sur la séquence politique, en compagnie de Chantal Mouffe, Evgeny Morozov, Barbara Stiegler, Alain Supiot et François Ruffin. Rendez-vous le samedi 25 juin à la Maison des Métallos à Paris à partir de 15h. [Retrouvez ici le lien vers l’événement facebook]

PROGRAMME

LES NOUVEAUX VISAGES DU LIBÉRALISME (15h-17h)

➕ Barbara Stiegler, Professeure à l’Université de Bordeaux
➕ Alain Supiot, Professeur au Collège de France
➕ Evgeny Morozov, chercheur et auteur

« Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron à l’élection de Joe Biden en passant par l’interventionnisme croissant des banques centrales, une observation superficielle de la séquence pourrait laisser croire que l’on s’écarte du paradigme néolibéral. Pourtant, celui-ci a toujours toléré un certain degré d’interventionnisme étatique et juridique. Et bien souvent, cet interventionnisme a même été la condition de son fonctionnement ordinaire… Les travaux de Barbara Stiegler, d’Evgeny Morozov et d’Alain Supiot apportent des éclairages sur ces problématiques et nous invitent à penser les mutations du néolibéralisme.

RECONSTRUIRE L’AVENIR : LA GAUCHE PEUT-ELLE ÊTRE DE NOUVEAU POPULAIRE ? (17h-19h)

➕ François Ruffin, député et auteur
➕ Chantal Mouffe, Professeure de philosophie à l’Université de Westminster

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le haut score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la NUPES semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin, député de la France insoumise de la 1ère circonscription de la Somme, débattra avec elle.

Les Indignés : de la rue à la coalition avec le Parti socialiste ?

Le 15 mai 2021 marque le dixième anniversaire du mouvement des Indignés en Espagne. Issu du mécontentement populaire lié à la crise financière de 2008, ce cycle de mobilisation sans précédent a secoué le paysage politique en remettant en cause le bipartisme du Parti Populaire et du Parti Socialiste. Les partis nés après le 15M se sont présentés comme des formations « anti-système » et ont revendiqué le discours populiste des Indignés. Or, suite à la démission de Pablo Iglesias et à l’émergence de Vox, un populisme de nouvelle nature semble s’affirmer. 10 ans après, que reste-t-il du mouvement des Indignés en Espagne ?

En mai 2011, le taux de chômage en Espagne atteint 20,7% des actifs, soit plus de 4 millions de personnes. Pour les plus jeunes, la situation est dramatique. Près d’un sur deux ne trouve pas d’emploi et les privilégiés qui réussissent à maintenir leurs postes voient leurs salaires diminuer. De leur côté, les plus qualifiés partent tenter leur chance en Allemagne : l’Espagne devient ainsi l’un des leaders européens de la “fuite des cerveaux”. Mais la crise économique ne touche pas uniquement les salaires et l’emploi. Elle brise également le rêve immobilier des milliers d’Espagnols qui avaient fait confiance aux prix du marché pour acheter des maisons. Endettés et sans revenu, 171 110 ménages font face à des expulsions locatives entre juillet 2008 et décembre 20121

À la crise économique s’ajoute une méfiance croissante envers le système politique bipartite. Interrogés, les Espagnols ne savent pas si le problème vient des politiciens ou du fonctionnement de la démocratie lui-même. Pourtant, le constat est partagé : les scandales de corruption touchent l’ensemble des partis. La classe politique formée par le “PPSOE”, expression rassemblant la droite du Parti Populaire (PP) et la gauche du Parti Socialiste (PSOE), “ne nous représente plus”2. Tout au long du premier semestre de 2011, les manifestations organisées par les plateformes Une Vraie Démocratie Maintenant et Jeunesse Sans Avenir se succèdent. Elles réclament la fin du bipartisme et la mise en place d’une démocratie plus représentative. Ces manifestations culminent le 15 mai 2011, lorsque plus de 50 villes espagnoles sont secouées par une vague de mobilisation inédite : le mouvement des Indignés. 

LE 15M, UN MOMENT POPULISTE CONTRE-HÉGÉMONIQUE

De Madrid à Barcelone en passant par Valence et Séville, les Indignés prennent les rues des principales villes et campent dans les places du pays. Ils s’organisent de manière horizontale, dans l’espace public et via les réseaux sociaux, en rejetant le caractère opaque et exclusif de la politique institutionnelle. Face au bipartisme, les citoyens révoltés réclament plus de transparence et de participation dans la prise de décision. Ils ne croient plus que la crise économique de 2008 soit de leur faute comme l’affirmait la campagne “Cela, on le résout tous ensemble” du Conseil Supérieur des Chambres de Commerce. En accordant des prêts bancaires sans contrôle et en dissimulant les risques de l’achat des actions, les banques apparaissent désormais comme les principales responsables de l’éclatement de la bulle immobilière. Les Indignés critiquent donc le chômage et la crise économique, mais aussi les privatisations de l’éducation et la santé, le manque de représentativité politique et les conditions d’emploi précaires. 

Ce faisant, ces “anti-système” commencent à articuler leurs différentes revendications en un seul et unique mouvement de rejet des élites politiques et économiques du pays. Leur slogan “nous ne sommes pas une marchandise dans les mains des politiciens et des banquiers” cristallise une remise en cause globale du système : il ne s’agit plus de critiquer un scandale de corruption isolé mais de rendre compte d’un dysfonctionnement politique systémique menaçant la santé démocratique de l’Espagne. C’est pourquoi, par l’occupation de l’espace publique et l’organisation populaire, les Indignés tentent de démontrer qu’une autre démocratie, une vraie démocratie, est maintenant possible. 

En ce sens, le 15M marque un point tournant en l’histoire récente de l’Espagne. Contestant le bipartisme forgé dès les premières années de la Transition, le mouvement des Indignés vide la démocratie de son sens et la resignifie. La démocratie devient le terrain d’un jeu politique d’ordre nouveau qui ne repose plus sur le clivage historique entre la droite et la gauche mais bien sur un antagonisme entre le peuple et les élites. Lors du 15M, le peuple se dresse comme l’ensemble de “la gente corriente”, les gens ordinaires, un sujet apartisan et transgénérationnel, regroupant des gens de tous âges et bords politiques. Ainsi, en opposant la richesse de certains à la précarité générale du reste, les Indignés tracent une frontière politique qui traduit ce que Chantal Mouffe appelle un “moment populiste”3

Le populisme, tel que théorisé par le philosophe argentin Ernesto Laclau, repose sur la construction d’une frontière entre nous, un peuple prétendument majoritaire, et eux, une minorité politique, économique ou sociale jouissant de privilèges. Ce peuple n’est pourtant pas réduit à la classe ouvrière, précédemment revendiquée par la gauche et le marxisme comme le “sujet de l’histoire”. Les révoltés des places espagnoles débordent les cadres de l’idéologie communiste et parviennent à rassembler des revendications hétérogènes dans un même bloc constituant. En 2011, ils ont réussit à s’imposer comme un mouvement approuvé par l’écrasante majorité de la population4. L’hégémonie politique, jusqu’alors disputée par le PP et le PSOE, est devenue un horizon de possibilités pour les Indignés, qui n’ont pas hésité pas à s’organiser en associations, collectifs et partis divers. 

En rendant obsolète et inopérant l’antagonisme entre la droite et la gauche, le 15M répond donc à une logique populiste contre-hégémonique qui réarticule les concepts clés de l’imaginaire politique espagnol dans un discours à portée populaire et progressiste. 

« En opposant la richesse de certains à la précarité générale du reste, les Indignés tracent une frontière politique qui traduit ce que Chantal Mouffe appelle un « moment populiste ». »

LES DÉBUTS DE PODEMOS, DU REJET DU BIPARTISME À LA CONFIGURATION D’UN NOUVEL ANTAGONISME   

En 2014, trois ans après l’occupation des places par les Indignés, l’Espagne traverse un moment de forte mobilisation dans les quartiers populaires et les universités. Le 15M a servi à éveiller les solidarités entre voisins et a promu la création d’assemblées s’organisant contre la touristification de masse et les expulsions locatives. Les associations, telles que la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, se multiplient. À l’Université Complutense de Madrid, un groupe d’intellectuels et de professeurs discutent de la possibilité d’une régénération democratique en Espagne. Dirigés par Juan Carlos Monedero et Pablo Iglesias, ces anciens Indignés sont convaincus de la nécessité de transformer la mobilisation des rues en un bouleversement institutionnel du bipartisme. Ils tentent, dès lors, de “Donner un pas en avant : convertir l’indignation en un changement politique”. Signé par plus de 300 personnes, ce slogan est le nom du manifeste qui donne naissance à Podemos le 11 mars 2014. Pablo Iglesias, professeur de Science politiques à la Complutense et présentateur du programme d’analyse politique La Tuerka, se positionne comme le chef de file du nouveau mouvement. Lors des élections européennes de 2014, il réussit à remporter de manière inattendue presque 8% des voix et arrive en quatrième position au niveau national. 

Si la volonté d’une régénération démocratique favorise ces résultats, la clé de la montée en puissance de Podemos est plus subtile. De fait, le parti cherche activement à s’éloigner du bipartisme à travers sa couleur, le violet, ou son nom, Podemos, qui fait écho au “Yes We Can” de Barack Obama. Ces éléments se démarquent du Parti Socialiste et du Parti Populaire en ce qu’ils rejettent immédiatement toute étiquette politique. “Le problème de ce pays va au-delà de l’étiquette idéologique de la gauche et la droite”, “si nous sommes capables de construire un langage émouvant et mobilisateur, de travailler avec des personnes différentes et de convertir la majorité sociale existante en une majorité politique, alors [les autres forces politiques] auront de quoi se préoccuper”, déclare Iglesias5

Or, en ne se disant “ni de droite, ni de gauche”, Podemos est loin d’être neutre ou équidistant. Les anciens Indignés se situent dans un nouvel espace politique qui n’est plus structuré autour du clivage droite-gauche mais autour de l’antagonisme entre “ceux d’en bas” et “ceux d’en haut”, le “peuple” et la “caste”. En effet, Podemos s’approprie du langage Indigné en identifiant “les élites politiques et économiques du pays” à une “caste” ayant confisqué la démocratie. Par ce biais, Iglesias remet en cause un système démocratique imaginé par les élites dans la période de la Transition espagnole6 et dont la nature se révèle plus réformiste que rupturiste. Pour Podemos, la Constitution de 1978 promulguée après la mort de Franco instaure un consensus entre les élites qui écarte le “peuple” de la prise de décision politique. La “culture de la Transition”, qui constitue des objets non problématiques et se situe dans une position accommodante par rapport aux pouvoirs politiques et économiques7, est rejetée par la formation violette. C’est pourquoi, à 40 ans de la mort du dictateur espagnol, le mouvement des Indignés représente, pour Podemos, la fin d’un cycle “transitionnel” mettant fin au bipartisme (synonyme d’accaparation et d’élitisme) et ouvrant la voie à un processus constituant, à une période de régénération démocratique. Podemos, par la reprise d’un discours populiste rejetant la caste politique, s’érige alors comme l’héritière naturelle du 15M. 

« Le mouvement des Indignés représente, pour Podemos, la fin d’un cycle « transitionnel » mettant fin au bipartisme et ouvrant la voie à un processus constituant. »

LE PODEMOS POPULISTE : REVENDICATION DE LA “PATRIE” ET DÉMOCRATISATION DE LA POLITIQUE

Sous la direction théorique d’Iñigo Errejón, politologue spécialiste de Laclau, Podemos déploie une stratégie populiste afin d’imiter la tentative des communards de “partir à l’assaut du ciel”. Outre sa couleur violette et son nom, la formation s’empare de signifiants vides facilement modulables et non assimilables à d’autres partis afin de construire une “nouvelle majorité sociale”8. Des notions telles que “patrie”, autrefois absentes du vocabulaire de la gauche, deviennent désormais courantes dans les interventions des dirigeants de Podemos : “pour nous, le sens de la patrie est fondamentalement de prendre soin de nos gens, de protéger ceux qui se sont le plus efforcés dans les années les plus dures”, affirme Errejón en 20169. Là où la droite embrasse une patrie “de soleil et de plage”, une patrie du tourisme et de la brique, Podemos revendique une patrie des travailleurs, des retraités, des mères et des précaires. Le 12 octobre 2016, Jour de l’Hispanité, Pablo Iglesias déclare : “ma patrie c’est mon peuple”10.

La stratégie populiste de Podemos sous-tend alors une volonté de politiser les citoyens et de rapprocher la politique du peuple, de reconnecter les gens ordinaires avec des enjeux qui semblent réservés à l’élite politique de l’Espagne. La volonté de démocratiser la politique est d’abord attestée par l’esthétique des députés de Podemos. L’apparence détachée d’Iglesias, sa rhétorique militante et sa longue queue, qui lui vaut le surnom de “El Coletas”, marquent bien une rupture avec l’ethos des candidats socialistes et conservateurs. Les violets proclament vouloir “faire rentrer les gens ordinaires dans les institutions”11. Cette nouvelle approche de la politique institutionnelle, plus populaire et dépouillée des codes propres au bipartisme, se traduit par la victoire des mairies du changement lors des élections municipales de 2015. 

De Madrid à Barcelone, en passant par Valence, Cadix ou Saint Jacques de Compostelle, les candidats des “confluences” violettes attirent l’attention de par leur parcours, leur manière d’être et leur façon de s’habiller. Si à Valence Joan Ribó refuse sa voiture de fonction et se déplace à vélo, à Barcelone Ada Colau est connue dans les cercles militants pour sa participation dans la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, une référence nationale dans la lutte pour le droit au logement. Grâce aux forums locaux ou aux consultations citoyennes, Podemos et ses alliés cherchent à prolonger la dynamique assembléiste du 15M et s’engager dans un véritable “pari municipaliste”12. Le portail “Décide Madrid”, qui permet aux citoyens de choisir comment dépenser les budgets de la mairie, reflète la volonté d’accroître l’engagement politique du “peuple”. Finie la démocratie réservée à ceux qui portent des costumes, finis les “portes tournantes” qui permettent la reproduction des élites, finis les scandales de corruption et le financement illimité de macro-projets de construction immobilière : les mairies “violettes” s’efforcent de transformer une culture administrative municipale forgée lors de la Transition en une expérience de démocratie plus participative. 

Or, peu après sa formation, Podemos abandonne la stratégie populiste et assume pleinement son virage institutionnel en un parti de gauche. En effet, l’entrée de Podemos dans les institutions suppose un changement de son discours et une recomposition de l’antagonisme qu’il avait autrefois défendu. Étant au sein des institutions, la formation violette fait désormais partie de la “caste politique” et doit se positionner progressivement dans le spectre politique traditionnel de la gauche. Podemos cesse de considérer les institutions comme un problème, les accusant d’être non représentatives ou corrompues, et affirme que le problème appartient aux politiciens eux-mêmes13. Iglesias légitime ainsi sa présence dans les institutions et, après avoir rejeté la “culture de la Transition”, il commence à la revendiquer et à mettre en valeur la Constitution. Il ne s’agit plus de renverser le système, mais de faire avec, de se situer dans celui-ci et de construire à partir des institutions. En 2019, Iglesias proclame que “la Constitution doit cesser d’être une arme pouvant être instrumentalisée en politique. Exiger que ses articles sociaux soient respectés constitue la première garantie pour protéger et amplifier les droits de notre peuple”14

« La stratégie populiste de Podemos sous-tend une volonté de politiser les citoyens et de rapprocher la politique du peuple, de reconnecter les gens ordinaires avec des enjeux qui semblent réservés à l’élite politique de l’Espagne. »

PODEMOS A-T-IL TRAHI SES PROMESSES ?

Pourtant, dans l’imaginaire collectif, Podemos a trahi ses promesses quand il est rentré dans le Parlement en ce qu’il a délaissé sa dynamique horizontale et assembliste. Lors des élections législatives de 2016, Podemos réalise une enquête interne pour identifier les causes qui ont mené à la perte d’un million de voix. Il en ressort que les militants renient le “discours social-démocrate” des dirigeants, rejettent le rapprochement au PSOE et demandent une “rhétorique plus puissante”15.  En 2017, le journal Le Monde interroge des anciens manifestants du 15M sur l’évolution de Podemos. L’ensemble des interviewés, du “cinéaste des Indignés” Stéphane Grueso à une membre d’ Une Vraie Démocratie Maintenant, déclarent que “Podemos ne nous représente plus” ou encore que “sa structure n’est pas démocratisée”, “tout parti ayant une structure verticale (…) ne peut pas être considéré comme le 15M”16. L’article, publié en pleine dispute pour la direction de Podemos entre Errejón et Iglesias, traduit le mécontentement d’une partie des militants et des classes populaires qui voient dans l’institutionnalisation de Podemos la fin de l’esprit de régénération démocratique du 15M. En 2018, les photos de la nouvelle résidence d’Iglesias, située dans l’un des quartiers les plus riches de Madrid, font le tour de l’Espagne. La médiatisation et l’indignation que suscite l’affaire obligent au leader de la formation violette à se soumettre à un référendum au sein de son parti. Cet épisode entrave définitivement la confiance des militants en Iglesias.

Toutefois, depuis la formation du gouvernement de coalition avec le PSOE en 2019, les héritiers des Indignés ont tenté de mettre en place des mesures économiques bénéficiant aux classes moyennes et populaires. L’approbation des ERTE (un dispositif d’urgence à travers lequel l’État prend en charge le salaire des employés) et du Revenu Minimum Vital figurent ainsi parmi les politiques plus populaires prises par le gouvernement. Le contexte de pandémie et les tensions entre les membres de la coalition ont pu rendre difficile le début de la législature. Or, l’action gouvernementale de Podemos est loin de la réforme structurelle souhaitée par les Indignés. Son programme est davantage réformiste que révolutionnaire et son discours, qui exigeait le renversement du système, se situe aujourd’hui dans un cadre institutionnel classique. Podemos affirme vouloir “changer la donne” à travers les institutions.

Ainsi, ce parti, né trois ans après le 15M, ne peut donc être réduit au mouvement des Indignés. Podemos hérite des Indignés un discours populiste principalement déployé lors des élections européennes de 2014 et des municipales de 2015 : le parti profite manifestement d’un moment de mobilisation inédit, avec une redéfinition des frontières politiques et un discrédit du bipartisme, pour adopter une stratégie inspirée des théories laclausiennes et gagner l’électorat déçu du bipartisme. Or, Podemos abandonne très vite le populisme afin d’affirmer son rôle dans le terrain de la gauche espagnole. Avec les divisions stratégiques entre Iglesias et Errejón, et la création de Más Madrid par ce dernier, le populisme semble aujourd’hui définitivement abandonné par la formation violette. Malgré cela, d’autres partis récemment créés se disent aussi les héritiers des Indignés. 

« le parti profite manifestement d’un moment de mobilisation inédit pour adopter une stratégie inspirée des théories laclausiennes et gagner l’électorat déçu du bipartisme. »

LA RÉAPPROPRIATION DES INDIGNADOS PAR VOX, LA NAISSANCE D’UN POPULISME DE DROITE ?

Si le moment populiste du 15M semble directement lié à Podemos, la gauche n’est pas la seule à s’être servi des théories de Laclau en Espagne. Tandis que Vox revendiquait en pleine pandémie l’héritage des Indignés, cette année la conservatrice Isabel Díaz Ayuso a adopté un discours populiste afin de remporter les élections régionales à Madrid. 

Le 20 mai 2020, lors du neuvième anniversaire du 15M, Vox a lancé une vidéo sur Youtube intitulée “15M, Nous sommes encore indignés”. La vidéo recueille le témoignage de 3 personnes ayant participé au mouvement des Indignés en 2011. Ils avouent avoir été séduits par Pablo Iglesias lors de la création de Podemos, puis avoir été profondément déçus par ses idées. L’un d’entre eux affirme ainsi que le seul parti “qui se préoccupe des gens, c’est Vox”. 

Or, si Vox est né en 2013 dans un contexte de crise du bipartisme, le parti dirigé par Santiago Abascal n’a pas obtenu de reconnaissance jusqu’en octobre 2017, lors du référendum organisé par l’exécutif catalan pour décider sur l’indépendance de la région. En effet, après la proclamation de la République catalane le 27 octobre 2017, Vox s’est présenté en tant qu’ “accusation populaire” et a acquis une dimension nationale en Espagne. C’est aux élections générales du 28 avril 2019 que Vox est entré pour la première fois au Congrès des députés avec 10,26% des voix. 

Dans sa campagne électorale, Vox fait appel à un électorat vaste composé de ces citoyens qui ne sont pas des “squatteurs”, des “manteros” (des commerçants ambulants, généralement associés à l’immigration)  ou des “féministes radicales”17.  Le parti d’extrême droite ne se limite pas aux électeurs conservateurs mais cible également les classes populaires et les électeurs de gauche. Abascal s’adresse à l’Espagne ouvrière, à l’Espagne vivant des petites et moyennes entreprises. Son slogan, qui apparaît dans la vidéo sur le 15M, est ainsi dirigé à “l’Espagne qui se lève tôt”. Pour Vox, l’Espagne est également partagée entre le peuple, associé aux gens qui se lèvent tôt pour aller travailler, et une élite, représentée par des politiciens et des riches paresseux. 

Or, le programme économique de Vox pour les élections législatives de 2019 témoigne d’une volonté de favoriser les classes les plus aisées en leur offrant des avantages fiscaux, notamment à travers une modification de de l’IRPF, l’Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques. Toutefois, ses mesures économiques, qui ne se distinguent pas particulièrement de celles proposées par le Parti Populaire, sont quant à elles reléguées dans un second plan face à une stratégie politique axée sur le domaine culturel et éducatif. En s’opposant au mouvement féministe et à l’indépendantisme catalan, Vox s’érige contre “l’hégémonie culturelle” de la gauche et s’adresse aux partisans de la chasse, de la famille “traditionnelle” et de l’anti-avortement.

Le “moment populiste” des Indignados, qui s’était définitivement éteint avec l’abandon de la stratégie populiste par Podemos en 2016, semble renaître de la main de l’extrême droite en Espagne. Les résultats des élections régionales de mai 2021 à Madrid, avec la démission d’Iglesias et le triomphe d’une candidate conservatrice clamant le slogan “communisme ou liberté”, semblent également marquer la fin cycle, et le commencement d’un nouveau. 

Est-ce Vox, à travers son lème l’Esspagne qui se lève tôt, le post-héritier du 15M ? Ou est-ce Ayuso, tête du Parti Populaire à Madrid, la responsable d’un nouveau populisme de droite ? Ce qui est clair, c’est que les prochains mois seront décisifs pour la recomposition des droites en Espagne. 

1. Noëlle Ballo, L. (6 avril 2013). Espagne : protéger les victimes des expulsions. Le journal international. https://www.lejournalinternational.fr/Espagne-proteger-les-victimes-des-expulsions_a641.html 

2. Il s’agit du slogan du mouvement des Indignés. 

3. Mouffe, C. (10 juin 2016). Le moment populiste. El País. https://elpais.com/elpais/2016/06/06/opinion/1465228236_594864.html 

4. Errejón, I. (2015). We the People El 15-M: ¿Un populismo indignado?, An International E-Journal for Critical Geographies,14 (1), 124-156. 

5. Medina, F. (21 octobre 2014). ‘Ni de derechas, ni de izquierdas’: una proclama de Pablo Iglesias que trae incómodos. El plural. https://www.elplural.com/politica/espana/ni-de-derechas-ni-de-izquierdas-una-proclama-de-pablo-iglesias-que-trae-incomodos-ecos_37750102 

6. Franzé, J. (2016). “Podemos: ¿regeneración democrática o impugnación del orden? Transición, frontera política y democracia”, Cahiers de civilisation espagnole contemporaine. URL : http://journals.openedition.org/ccec/5988 

7. Romero Peña, Aleix. (2015). Historia de un Movimiento: El 15-M como expresión del malestar social Nómadas, vol. 46, núm. 2. https://www.redalyc.org/pdf/181/18153279004.pdf 

8. Manetto, F. (15 septembre 2014). Podemos sienta sus bases para “construir una nueva mayoría social”, El País. https://elpais.com/politica/2014/09/15/actualidad/1410767860_412956.html 

9. Gascon, D. ( 24 juin 2016). Construir la patria, El País. https://elpais.com/elpais/2016/06/22/opinion/1466611903_959073.html 

10. Pablo Iglesias diffuse la vidéo “Ma patrie c’est le peuple”. https://www.youtube.com/watch?v=SfPdzQOQU1A

11. Comme l’ecrit le propre Iglesias dans un tweet : https://twitter.com/PabloIglesias/status/664538495898095616 

12. Nom d’un ouvrage publié par l’Observatorio Metropolitano (Éditions Traficantes de Sueños, 2014). https://traficantes.net/libros/la-apuesta-municipalista 

13. Franzé (2016), op. cit. 

14. Comme déclare Iglesias https://twitter.com/pabloiglesias/status/1202919513966235648?lang=es 


15. Muñoz, M. (10 juillet 2016). Las bases de Podemos piden más 15M y un discurso menos socialdemócrata, Cuarto Poder https://www.cuartopoder.es/espana/2016/07/10/las-bases-de-podemos-piden-mas-15m-y-un-discurso-menos-socialdemocrata

16. Terrassa, R. (14 février 2017). El desencanto de los Indignados : por qué Podemos “ya no nos representa”. El Mundo https://www.elmundo.es/espana/2017/02/10/589c6d9922601dfe358b4657.html

17. Ortega, L. (10 avril 2019). Estas son las piezas audiovisuales de campaña electoral que han presentado los partidos políticos. Gràffica. https://graffica.info/piezas-audiovisuales-campana-electoral-28a/

Étudier Gramsci, suivre le guide, lire Tosel

https://www.flickr.com/photos/home_of_chaos/23431224081
Portrait peint d’Antonio Gramsci ©Thierry Ehrmann

André Tosel nous a quitté il y a un an. Il a porté seul sur ses épaules pendant trois decennies la recherche sur Gramsci pendant les années d’apathie libérale. Il fut respecté comme un maître par beaucoup de jeunes chercheurs de tous les continents, estimé comme un pair éminent par les plus grands chercheurs gramsciologues réunis dans l’International Gramsci society (IGS) dans le bulletin duquel cet article fut initialement publié. Il a laissé son livre Étudier Gramsci comme un testament politico-philosophique pour les jeunes générations, en pleine renaissance gramscienne. Anthony Crézégut, doctorant à Sciences-po travaillant sur la réception de Gramsci en France au XX ème siècle, nous propose un article exigeant mais accessible, qui fournit des clés de lecture de ce dernier ouvrage fondamental, un retour sur le parcours courageux de Tosel dans la prison d’oubli qu’a subi le gramscisme français depuis les années 1980, enfin des éléments de son travail pionnier sur Gramsci et le gramscisme. Pour Étudier Gramsci, il faut suivre le guide, donc lire Tosel.


Sortir Gramsci de sa prison d’ignorance

Liberté vespérale et prisons imaginaires

Un doux morceau de « liberté vespérale », telle est la formule de Kundera qui nous vient[1] lorsqu’on referme le dernier livre d’André Tosel ainsi que nos yeux, pour retrouver les impressions d’un monde perdu et recoller ses morceaux pour y trouver les traces d’un monde qui peine à voir le jour. Il nous laisse une scène sur laquelle le rideau est tombé, où ne restent qu’un enchaînement de répliques d’un acteur de son temps, de masques à terre encore frémissants, et de didascalies en italiques. « Il faut sortir Gramsci de sa prison d’ignorance » (p. 14) : la mission que s’est fixée André Tosel est de le sortir des prisons imaginaires, le carceri d’invenzione, ces « architectures effondrées » où il agonise[2]. En ce quatre-vingtième anniversaire de la mort de Gramsci, son plus fidèle veilleur sur les marches italiennes, a voulu nous éclairer une dernière fois dans ce labyrinthe français de cachots souterrains, où le penseur révolutionnaire sarde subit les supplices d’une pièce mainte fois rejouée, articulée aux rouages de machines de tortures intellectuelles, d’appareillages infernaux, de cordes sans dénouement où se pendent et se suspendent ses cadavres exquis. Que ce soient la machinerie bien huilée des « Appareils idéologiques d’Etat », le « bloc historique » tout en pierre polie, jusqu’au son métallique de l’appel vivifiant à la « praxis », s’est consolidé dans des massifs granitiques le cours d’eau gramscien qui a laissé en France des traces dans quelques sillons sinueux, irriguant des vallées abandonnées. Tosel a connu l’âge d’abondance, ses oasis et ses mirages. La prudence accumulée lui fait troquer le fanal pour la veilleuse. Pour notre génération plongée dans le clair-obscur, l’accueil au seuil de cette « selva oscura » soulève la peur dans la pensée, la forêt gramscienne semble en effet « sauvage, épaisse et âpre »[3]. Après l’effroi devant les créatures les plus morbides qui se dressent sur notre chemin, notre guide nous met en garde contre certains fantômes du passé, ceux qu’il a connus. On s’était parés à une psychomachie dans ce monde que l’esprit a quitté, Tosel nous prépare à une sciomachie, en dévoilant les fantasmagories. Toute voie droite à Gramsci est perdue, alors André Tosel veut d’abord que nous apprenions à le connaître, ce célèbre inconnu, par les chemins de traverse. Le connaître pour nous apprenions à nous connaître, à reconnaître ceux qui nous sont si familiers, ceux qui commandent nos pensées, celle des nôtres, mais aussi ceux qui sont nos adversaires, nos ennemis et qui dirigent la grande « révolution passive capitaliste ». Mais aussi apprendre à ne plus méconnaître l’infinie peuplade de cette forêt hostile, ceux que nous pouvons appeler nos étrangers, ces autres que nous connaissons si mal, nos alliés réels et nos amis potentiels.

Primum studiare, deinde agire

Etudier Gramsci. A l’ère du fast thinking, des intellectuels pressés, de la rienologie expertisée, de la rumeur qui court sur les réseaux sociaux, la réflexion est intempestive. Sortir de cette collection de « maximes ou des versets à citer » à partir de Gramsci, alibi nouveau d’une « vieille paresse » (vecchia pigrizia) intellectuelle que dénonçait l’intellectuel libéral Norberto Bobbio en 1954 chez les intellectuels du Parti communiste italien qui réduisaient Gramsci à un argumentum ad potentiam[13]. Derrière son apparence scolastique, cette mise en garde est une boussole pour apprendre à se déprendre de l’autorité des tuteurs avec leurs savoirs de seconde main. André Tosel a mis sa vie au service d’un Gramsci sans légende, le titre qu’avait choisi son ami François Ricci pour préfacer le recueil de textes publié par les Editions sociales en 1975. Ricci était lui aussi un philosophe niçois, fin connaisseur de Gramsci, désormais oublié. Il avait entamé sa thèse sur Gramsci en 1964 sur recommandation d’Althusser[14] et André Tosel suit cet éclaireur. Ricci, dans son introduction à ce qui constitue encore l’anthologie la plus accessible et complète sur Gramsci en langue française comparait l’écriture de Gramsci à celle de Pascal, par son style fragmentaire, sa composition posthume et son caractère problématique.

André Tosel était sceptique envers les lectures clés en main, les introductions se substituant à l’étude, quand l’esprit de géométrie l’emporte sur l’esprit de finesse, la raison analytique dévitalise la pensée dialogique. Son style épousait son but. Ne jamais arrêter la pensée dans des catégories figées, suivre son rythme chemin écrivant. On ne peut s’empêcher, dans cette pensée en mouvement, de penser à celui dont il fut le plus proche parmi les intellectuels du PCI, et qu’il a contribué à faire connaître en France, l’ancien maire de Livourne, partigiano et intime de l’œuvre de Gramsci, Nicola Badaloni. On peut entrer dans ce travail de l’œuvre sans connaître le parcours scientifique d’André Tosel, ni l’homme, et pourtant dans ses tournures reconnaissables parmi toutes, qui a appris à le lire apprendra à le connaître. Dans ce Passagenwerk devenu par la force des choses testament théorique, sans que jamais cela ne se manifeste de façon ostentatoire ni que cela devienne un titre de gloire, fidèle à son humilité et sa générosité, ce sont les conquêtes de sa trajectoire d’introducteur, de passeur et créateur d’un marxisme transalpin qui se font jour. Page après page, chapitre après chapitre, se dessinent sur le fronton de son édifice intellectuel les ponts et arcades dressées par-delà les années et les frontières.

Le cheminement d’un croyant sans Église, d’un fidèle sans dogme

André Tosel fut avant tout un passeur du marxisme italien, dont le prestige symbolique éluda sa richesse théorique. Il assura pendant quatre décennies la traductibilité dans le langage historique, philosophique et politique propre aux intellectuels français. Son dernier livre est ainsi en filigrane un dialogue entamé avec les cimes de la gramsciologie contemporaine, italienne pour l’essentiel, qui reste dans une large mesure terra incognita pour le lecteur français. Cette médiation a commencé par la publication en 1974 du chapitre sur le développement du marxisme en Europe occidentale au XXème siècle, dans l’Histoire de la philosophie destinée à la Pléiade, dirigée par Yvon Belaval, qui avait confié toutefois initialement le chapitre à Etienne Balibar[15]. Les cent-quarante pages ouvrent un dialogue entre Gramsci et Althusser – à l’heure où la réponse à John Lewis marque un sommet de la ligne de démarcation qu’avait tracée en 1965 le philosophe d’Ulm entre l’historicisme et l’humanisme gramsciens et l’a-humanisme et l’antihistoricisme althussériens – de clarification sur la genèse et la postérité de la proposition de philosophie de la praxis ainsi que de présentation synthétique de diverses tentatives de concilier philosophie et sciences dans les rivages du marxisme italien, ce qu’il appelle l’historicisme radical de Della Volpe et Colletti, le matérialisme dialectique nourri de la confrontation avec le positivisme logique chez Geymonat, ou encore le dépassement du néo-positivisme comme du marxisme par Antonio Banfi.

En relisant ce texte de 1974, on se demande si ce dialogue n’est pas aussi un dialogue avec lui-même, un retour réflexif sur son propre cheminement. André Tosel venait de la jeunesse chrétienne de gauche, radicalisée dans les combats contre la guerre d’Algérie, pour le développement du Tiers-monde, l’option préférentielle pour les damnés de la terre. Il intègre à partir de 1962 le Comité de rédaction de l’Action catholique étudiante (ACE), publication de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). Son premier article, rédigé à l’âge de vingt ans[16], se propose de penser quelle politique culturelle de la part de la JEC permettrait d’emporter le consentement des masses étudiantes – au-delà de la routine des meetings ou des fêtes étudiantes inconséquentes. Son but, son idéal est alors de permettre à « tous les étudiants de vivre l’amour et la justice dans leur vie de tous les jours », de transformer cette « masse en une communauté », communauté organique, précise-t-il, non seulement recevant mais vivant le message évangélique. Le moyen serait l’encouragement à la mise en action des « groupes intermédiaires, organiques » chargés d’animer conférences, tables rondes, groupes de réflexion, mais aussi d’aider les étudiants dans leurs TP, à organiser des sorties culturelles, ou encore à développer une autre conception du syndicalisme, en « rendant une corpo plus vivante » mais surtout en révolutionnant les pratiques dans l’université. L’utopie de cette JEC radicalisée ne survit guère mieux et plus longtemps que celle d’une Union des étudiants communistes (UEC) où cohabitèrent un temps les maoïstes de la rue d’Ulm influencés par Althusser, les trotskistes-guévaristes de la Sorbonne-Lettres, futur noyau de la LCR sous la direction pro-italienne, elle-même partagée entre modérés modernistes et radicaux spontanéistes. En 1965, la JEC comme l’UEC sont purgées par leurs Eglises respectives, et toute une génération se retrouve « chrétiens sans Eglise », projetée hors des sentiers battus, chargée de se frayer sa route qui passa par mai 1968, à l’université de Nice pour Tosel.

Il y eut alors la tentation maoïste après 1966 et la Révolution culturelle, qui attira tant d’autres esprits brillants. Ils venaient parfois du christianisme laïcisé, ou de l’existentialisme, cherchant et ne trouvant pas leur chemin théorique dans ce qu’avait initié Roger Garaudy dans le PCF, les voies d’un humanisme sans rivages, dans le prolongement du dialogue entre chrétiens et marxistes, entre le marxisme et la pensée moderne. L’effort théorique amorcé à partir de 1974 par André Tosel pose dans une certaine mesure les jalons d’une critique, qui est aussi autocritique, des limites de cet élan, avec tous les risques encourus, ceux du dogmatisme, du sectarisme, de l’activisme, du spontanéisme comme du théoricisme. Et pourtant, il reçut l’avertissement d’Althusser qui critiquait en fait dans l’équation « économisme + humanisme », au-delà de Garaudy une tentation au sein de la gauche révolutionnaire de rechercher l’adaptation à la modernité capitaliste, de facto capitulation devant un libéralisme archaïque, fut-ce teintée de vernis social, d’un opium de bonne conscience humaniste, d’une théodicée laïcisée. Il adhère au PCF en pleine Union de la gauche et se sent proche de ceux qui regardent le Parti communiste italien (PCI) comme un modèle politique pour la transformation du PCF, ce qu’on a appela un temps du nom d’eurocommunisme. On y trouve la revue Dialectiques, fondée en 1973, animée par une bande d’étudiants de l’ENS de Saint- Cloud, issu d’un milieu culturel proche de l’extrême-gauche, avec Danielle et David Kaisergruber, Marc Abelès, Yannick Blanc, Christian Lazzeri, épaulés par Christine Buci-Glucksmann. Une revue jeune, universitaire, ouverte sur les sciences sociales, althusséro-gramscienne disaient certains, et surtout de plus en plus manifestement en discordance avec la direction du PCF, plus en syntonie avec une ligne italienne. Dans le second, la Nouvelle Critique, revue toujours au premier poste de la bataille idéologique depuis sa fondation en pleine guerre froide en 1948, censée connecter les intellectuels communistes avec les avant-gardes culturelles, prise dans un jeu d’obéissance politique et d’autonomie culturelle[17].

On y retrouve des anciens, André Gisselbrecht, Francis Cohen, Claude Prévost, François Hincker, Jean Rony, Jacques Texier conscients de la nécessité d’élever le niveau culturel, avec Lukacs ou Gramsci, et une jeune génération où on retrouve notamment Buci-Glucksmann. Quant à André Tosel, il lui arrive d’écrire dans ces revues et pourtant trois de ses cinq articles sur Gramsci et le marxisme italien sont publiés dans la Pensée, que vient de reprendre Antoine Casanova, le responsable du PCF dans le dialogue avec les chrétiens, et dans laquelle écrivait dans les années 1960 Louis Althusser. La Pensée est une revue à l’histoire sensiblement différente. Sans exprimer de désaccords avec la direction du parti, elle a maintenu une ligne inspirée par le rationalisme ouvert sur les sciences et le savoir académique. Au milieu des années 1970, la ligne de l’humanisme scientifique, théorisée par Lucien Sève fait consensus relatif et Sève, partisan d’une orthodoxie ouverte, encourage Tosel à écrire dans la revue comme dans la maison d’édition qu’il dirige depuis 1970. Cette série d’articles permet aux intellectuels communistes de mesurer la richesse, la diversité du marxisme italien,  ce qui leur fait ressentir le retard accumulé depuis 1956 sur la place des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire, la négligence de la dimension culturelle de la lutte pour l’hégémonie à gauche, dans la société et dans la conquête de l’Etat. André Tosel, tout en partageant une bonne partie des critiques faites tant par les althussériens que les italiens en 1978-1979, ne quitte pas dans l’immédiat le PCF, comme le firent Etienne Balibar, Christine Buci-Glucksmann, Jacques Texier, Jean Rony. La dissolution ou l’abandon des revues Dialectiques, la Nouvelle Critique, de l’hebdomadaire France nouvelle et du CERM (Centre d’études et de recherches marxistes) tournent une page qui annonce une défaite culturelle au moment où même semble se dessiner une victoire politique de la gauche en 1981. Tosel quitte finalement ce parti sur la pointe des pieds en 1984, suivant l’opposition interne, des refondateurs, menée par Pierre Juquin, année où il publie sa collection d’articles sous le titre gramscien Praxis, sous-titré précisément Pour une refondation de la philosophie marxiste.

Tosel avait depuis vingt ans toujours concilié recherche scientifique et activité militante, dans la formation politique au niveau fédéral dans le PCF des Alpes-Maritimes, l’activité syndicale dans le Syndicat national de l’Enseignement supérieur (SNESUP), traduit l’un dans et avec l’autre. Commence une autre vie marquée par le deuil impossible de la communauté militante, mais où dans la passion de l’enseignement, la coordination de la recherche collective, la défense et le développement de l’université publique, cette expérience vit dans cet interrègne suspendu au-dessus de l’abîme que furent les années d’apathie libérale, de 1984 à 2008. Ce recul, il ne voulait pas le vivre comme un repli, lui permit de produire ce qui reste un des meilleurs travaux au monde sur les origines de la philosophie de Gramsci, replacées avec minutie et finesse dans les débats italiens de la fin du XIXème siècle, entre Gentile, Croce et Labriola[18]. Marx en Italiques permet de comprendre la dette de Gramsci envers cette « philosophie de la praxis » dont il a hérité, mais aussi en quoi celle qu’il esquisse lui est propre et constitue un dépassement original, irréductible aux simplifications. Cette recherche invalide les essais de ceux qui, avec plus ou moins de profondeur, cherchent à assimiler la pensée de Gramsci à l’actualisme de Gentile[19], ou sa conception du marxisme à celle d’une religion laïque, d’un canon d’interprétation historique, soit une variante de la philosophie de Croce comme le présente Althusser dans Lire le Capital en 1965. En réalité, Gramsci redécouvrirait, sans s’y réduire, par des chemins détournés sur lequel il retourna tardivement, les pistes défrichées par Antonio Labriola, le plus célèbre inconnu dans le panorama du marxisme européen, tout du moins en France[20].

Contrairement à d’autres, André Tosel ne fut jamais un pentito du communisme, ni un renégat du marxisme, il dut s’accommoder d’un certain isolement loin des modes parisiennes, de publications dans les presses universitaires bisontines ou dans la maison d’édition toulousaine de Gérard Granel. Il n’y eut guère d’illusions dans son cas devant l’hypothèse d’une mondialisation heureuse et d’une humanité réconciliée, les allées lumineuses que certains imaginaient après la chute du mur. Symbole fort l’année de la dissolution de l’URSS, avec la fin de la division du monde en blocs, il prône l’Esprit de scission[21], une volonté affichée jusque dans le titre de garder ses distances avec l’idéologie dominante. Un pas de côté avec Gramsci, avec le dernier Lukacs, celui de l’Ontologie de l’être social – un quasi inconnu en France, sauf pour l’itinéraire singulier de Nicolas Tertulian, et qu’on commence à peine à publier[22] – pour penser les impensés du marxisme tel qu’il se développa au XXème siècle : la question du droit et des droits, de la démocratie, de l’Etat moderne d’une part, celle de la nature dans son rapport au travail humain d’autre part. A contre-courant, en 1991, il organise un colloque sur Gramsci, pas tout à fait le premier mais sans nul doute le plus riche, sous le titre Modernité de Gramsci réunissant quelques-uns des meilleurs spécialistes italiens et français de l’œuvre de Gramsci, comme Jacques Texier, Giorgio Baratta, Giuseppe Vacca, et certains qui purent être en polémique avec ses héritiers, comme Etienne Balibar ou Costanzo Preve. On y discute franchement du défi de la modernité américaine, des limites du stalinisme soviétique, de la place des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire.

Un système mis en mouvement

Dans Etudier Gramsci, en 2016, on retrouve le passeur du marxisme italien, avec les progrès de la recherche philologique autour de l’œuvre de Gramsci. Tosel entame, concept par concept, une reprise personnelle de plusieurs entrées du Dizionario gramsciano coordonné par Guido Liguori et Pasquale Voza, et dont il admirait la somme collective et regrettait qu’elle n’ait pas été traduite en français[23]. Il noue le dialogue (le terme italien « dialettica » convient ici parfaitement), au fil des pages, avec les travaux dont il se sentait le plus proche philosophiquement, ceux de Fabio Frosini, comme à quelques recherches pionnières de jeunes chercheurs italiens. Dans son style d’écriture, et par là même en quelque sorte dans son interprétation de la pensée de Gramsci, André Tosel semble dans cette somme tiraillée entre deux voies. Celle du « fragment », de la pensée dialogique, suivant le rythme de la pensée[24], privilégiant le contrepoint et la fugue, qu’on pourrait rapprocher de Walter Benjamin, où il retrouverait celle de son ami Giorgio Baratta[25]. Et celle du « système » en mouvement[26], un socratisme marxiste mis en cohérence, un « connais-toi toi-même » du mouvement révolutionnaire, laissant ouverts les questionnements, posant problème mais offrant une cohérence conceptuelle derrière l’apparente forme décousue de ses écrits, où on retrouve des thèmes majeurs et ses infinies variations. On pourrait oser parler d’un « stoicismo storicista », qui passe non par l’édification de la construction mentale la plus ingénieuse, ou élégante, mais par l’étude de la « realtà effettuale ».  Dans ce livre, se condense et se réécrit cet itinéraire, comme se révèle quelque chose de son être profond : on retrouve l’homme de dialogue avec toutes les croyances qui n’abdique ni la rigueur scientifique ni la conviction laïque, l’ami fidèle de la cause du peuple, comme du savoir, qui refuse de la confondre avec une foi aveugle. En un mot l’humaniste et le rationaliste, désireux de trouver la voie d’un réalisme qui n’abandonne pas les aspirations utopiques.

Amicus Gramsci, sed magis amica veritas

Gramsci a connu, en France, nombre d’amants volages, des entichements passagers, et bien peu de fidèles. André Tosel, comme Robert Paris ou Jacques Texier, fut de ceux qui dans la solitude des années néfastes, maintinrent la flamme de la pensée critique et de l’intelligence collective. Dans ce dernier ouvrage, Gramsci est aussi poussé jusque dans ses limites, il n’est pas caché au lecteur certaines dimensions problématiques de la philosophie de Gramsci, en particulier ce que Tosel nomme son « productivisme » (p. 144) ou encore de son « eurocentrisme » (p. 240). Et si finalement, André Tosel propose un continuel retour à Gramsci, c’est parce qu’il est non seulement utile mais indispensable, plus actuel que jamais pour penser le capitalisme avancé et dépasser la défaite des subalternes. Tosel est un amoureux de Gramsci, mais encore plus de la vérité, du savoir, de la sagesse, et parce qu’il les aime sans défaillir, il l’aime fidèlement. Avant de nous plonger dans ce dernier morceau, il nous faut bien dire qu’il y aurait des textes à redécouvrir, à exhumer. Nous pensons à son article publié en 1984 dans la Pensée[27] – non intégré au volume Praxis, à notre connaissance, ni ailleurs – mettant en évidence l’originalité de la conception de la dialectique chez Gramsci mais aussi éventuellement certaines de ses limites en la comparant avec celle, souvent décriée, d’Engels dont la Dialectique de la nature qui ne se réduit pas aux schématismes de l’ère stalinienne ni aux caricatures de certains adversaires, miroir de la même incompréhension, et dont l’urgence écologique tend à reconsidérer les thèses de manière moins unilatérale[28]. C’est un mérite rare que d’offrir à ceux qui le lisent, et l’écoutent, les références qui permettent d’élargir ses horizons, ne pas s’enfermer dans une chapelle idéologique, même dorée et ornée.

 

Une rigueur obstinée

Un combat pour la culture

Etudier Gramsci est d’abord un appel à mener le combat pour la défense de la culture. Non simplement un Kulturkampf laïc contre la religion ou les cléricalismes ni en aucune manière un Kampf der Kulturen (p. 36), mais un Kampf für Kultur dans une nouvelle Krisis de la conscience européenne. Une crise qui commence par une immense destruction de valeurs économiques comme culturelles. Toutes ne sont pas à jeter par-dessus bord, d’autres sont à refonder après le terrible vingtième siècle, il faut mettre en abime ce monde à construire au bord du gouffre[29]. La première partie de l’ouvrage propose ainsi l’itinéraire d’un « intellectuel militant pour le socialisme et la culture » (p. 17) qui culmine dans l’expérience d’intellectuel organique à la tête de l’Ordine Nuovo, revue hebdomadaire de culture socialiste dont la devise résume l’esprit de Gramsci comme celui de Tosel (p. 45) : « Instruisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre intelligence. Mobilisez-vous parce que nous aurons besoin de tout notre enthousiasme. Organisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre force ». André Tosel retrace en quelques traits ce jeune Gramsci, si méconnu en France pour les années 1914-1918[30], attentif tant aux avant-gardes italiennes, méridionales comme Pirandello ou septentrionales avec les futuristes et Marinetti (p. 19-20) connectées aux pointes de la culture européenne qu’à l’Alltag und Lebenswelt des gens simples, dans leur pratique sensée, même dans l’apparente irrationnalité de leurs jeux de hasard codifiés, de leur folklore particulariste, de leurs pratiques religieuses syncrétiques, de leur sens commun fataliste. Gramsci les restitue sans condescendance ni jugement au-dessus de la mêlée, et sans épargner les grands noms, les replace dans la totalité, celle de la structure sociale actuelle et de sa genèse.

Il élève les humbles dont la pratique quotidienne est considérée avec autant de sérieux que celle des intellectuels de profession. Et il abaisse les puissants, dans sa critique du sens commun des intellectuels de profession. C’est ce qu’il appelle le lorianisme du nom de l’économiste Achille Loria, et dans lequel il perçoit la base sociale de l’adhésion, ou de la non-résistance, ou encore de l’impuissance à organiser une culture élevée et populaire, qui permit la victoire du fascisme en Italie, plus tard de l’hitlérisme en Allemagne. Pour un penseur que l’on présente souvent comme un apologue des intellectuels, et une façon pour les intellectuels d’affirmer leur droit à l’existence, voire à la prééminence, dans le mouvement ouvrier, le paradoxe est saisissant. Une partie importante de ses Quaderni est consacrée à la dénonciation de ses sophismes érigés en savoir d’autorité, de cette absence d’analyse paré derrière les facilités d’un langage commun à une caste intellectuelle, de cette marchandise nationale frauduleuse qui ne circule en Italie que par absence de libre-échange avec les sommets de la pensée européenne et de marché commun avec les classes subalternes de son propre pays. Le lorianisme fait couple avec le brescianisme (p. 124), cette littérature de clercs jésuites qui se nourrit des préjugés paternalistes sur le bon peuple conservateur, d’une profonde méconnaissance de la vie quotidienne des subalternes et s’épuisant à dépeindre la folie des foules révolutionnaires, colportant rumeurs infondées issues de la projection des auteurs.

Cette double tare, selon Gramsci marque l’intellettualità italienne, elle s’enracine dans deux tendances culturelles, au sens d’une organisation ou d’un refus d’organisation de la culture des simples, celle du maçonnisme et du jésuitisme (p. 31-33), qu’il analyse dans ses écrits de jeunesse. La maçonnerie est de facto dans l’Italie de la fin du XIXème siècle le mode d’organisation de la culture des élites laïques, libérales et « progressistes ». Par son culte du secret, son refus d’organiser un mouvement d’éducation populaire, sa réalité de milieu de sociabilité des élites politiques, économiques et intellectuelles, elle représente l’échec des libéraux italiennes à diriger un mouvement national-populaire, à l’image du jacobinisme français jusque dans son descendant modéré, le mouvement républicain radical qui va emporter la bataille de l’éducation et de la laïcisation des institutions. Elle laisse l’organisation de la culture populaire aux cléricaux, conservateurs, voire « réactionnaires », dont le jésuitisme constitue une des formes – entre celle des modernes et des intégristes – la plus subtile dans son entreprise contre-révolutionnaire car partisane d’un aggiornamento permanent, d’une liaison organique avec les masses non pour les élever à la culture supérieure mais pour les maintenir à un niveau de semi-ignorance, guère supérieur au folklore et au sens commun, avec ses superstitions et ses préjugés fondues dans l’obéissance aux puissants et la peur de la vengeance divine. C’est de cette double caractérisation de l’encadrement de la culture italienne –  qui recouvre en fait dans le vide de l’un moderne rempli par le plein arriéré de l’autre, une multiplicité de sous-cultures locales, corporatives, traditionnelles – que se constitue le terreau favorable au mouvement fasciste.

Comment ne pas voir, dans ces doublets lorianisme/brescianisme, maçonnisme/jésuitisme, un possible avertissement pour le mouvement socialiste ou communiste face aux risques de pédantisme intellectuel et de doctrinarisme sûr du triomphe de sa raison, ou au contraire de compromissions sociales et surtout culturelles avec l’idéologie dominante. L’écueil du mépris pour le sens commun des simples, ou au contraire de populisme qui conduit à un maintien dans la subalternité, aux désillusions politiques et au renversement dans la rancœur envers les masses réactionnaires. Comment ne pas voir une leçon des expériences vécues, dans les Eglises, le Parti, les associations laïques qu’a connues de l’intérieur André Tosel. Ces dangers circonscrits, l’alternative pour le mouvement révolutionnaire tient sur un fil ténu : organiser une renaissance culturelle, un Rinascimento (p 24-25) que Gramsci appelle de ses vœux en septembre 1917 « une nouvelle Renaissance pour l’Italie, la renaissance de sa Plèbe ». Organiser la culture, en repoussant l’étroitesse de vues de Bordiga comme l’alignement d’un Tasca sur la culture libérale (p. 39 et 46), et fournir un travail d’éducation militant qui fut celui de l’Ordine Nuovo, de ses cours pour l’école du nouveau Parti communiste après 1923 (p. 63), de ses discussions avec des intellectuels de profession, ouvriers syndiqués, cadres politiques.

Dire la vérité face à la tentation de la double vérité

Le « fil rouge de l’hégémonie » tel qu’André Tosel caractérisait dans les années 1980 la problématique longtemps mûrie de Gramsci est tissée dans l’étoffe de la pédagogie. « Tout rapport d’hégémonie est un rapport pédagogique », la force dirigeante politique, l’hegemon, est comme un bon enseignant (p. 305-306), il façonne une forma mentis capable de saisir la complexité de la réalité, de se construire une conception du monde cohérente et expansive pour agir, le tout à partir du noyau de bon sens de chacun de ses élèves. Il leur apprend non pas à être autonome, mais libre, sans maître absolu ni autorité suprême. Le conseil, le parti, l’Etat sont trois formes différentes d’organisation politique nécessaires mais transitoires, centralisées sous des modalités les plus démocratiques possibles, trois instruments d’émancipation qui peuvent devenir d’oppression, devant dépérir non dans une utopie mais dans la « società civile », ou plus exactement la « società regolata » (p. 171 puis p. 209, selon André Tosel, il s’agit d’une transfiguration du terme même de « communisme »). Ces concepts sont rarement compris dans la reformulation qu’opère Gramsci, dans un retour à Hegel traduit dans la prose réaliste de Machiavel. La « société civile » de Gramsci n’est pas l’infrastructure économique des libéraux ni celle de certains marxistes, elle se compose d’un réseau d’associations – Eglises, médias, partis, syndicats, associations civiles ou ONG dirions-nous aujourd’hui, écoles – autonomes mais de plus en plus intriquées avec l’Etat élargi et où la lutte entre conceptions du monde rivales portent sur la construction de l’hégémonie sociale solidifiant la conquête du pouvoir politique, stricto sensu, l’Appareil d’Etat dans sa dimension administrative. Le terme « civile » en italien se rapporte directement à celui de civiltà (culture/civilisation), ancré lui-même dans l’histoire de longue durée des città, de la civitas romaine aux communes médiévales puis à la Florence de la Renaissance, fondement du cittadino, le citoyen-bourgeois, donc de la formation de l’idéal républicain et démocratique moderne.

La fin de ce processus d’incivilmento, de civilisation des mœurs[31], est la disparition de l’Etat absorbée non par l’utopie anarchiste, toujours prégnante chez Marx et Lénine même, mais dans une « société réglée » qui se sera non seulement donnée ses propres lois mais dont les citoyens auront intériorisé dans leurs pratiques, leurs rapports aux êtres humains et au monde, comme habitus acquis, éthique réfléchie et lois civiles. Cet incivilmento rendu possible par un long travail pédagogique ne sera pas atteint par l’utopie de la communication transparente, de l’argumentation rationnelle, ce sera une éducation militante, un combat culturel, une lutte contre la conception du monde des classes dominantes qui font tout pour entraver la mobilisation des classes subalternes. Nous faisions allusions à Hussserl pour la Krisis, c’est l’année 1935, celle aussi du Kehre d’Heidegger, celle enfin de la mort de celui qui avait inspiré Gramsci pour penser l’intellectuel organique de type nouveau, Henri Barbusse. En cette année 1935, Gramsci interrompt la publication de ses Quaderni, au bout de ses forces, devenu icône planétaire après l’appel humaniste et militant du Prix Nobel de littérature, combattant pacifiste, Romain Rolland pour sa libération[32]. Cette même année est marquée par l’organisation du Congrès pour la Défense de la Culture à Paris, réunissant un panel sans égal pour réfléchir sur le pourquoi de la défaite face aux fascismes et le comment de la contre-offensive humaniste : Bertolt Brecht et Thomas Mann, André Gide et Louis Aragon, André Malraux et Boris Pasternak, Ernst Bloch et Robert Musil, John dos Passos et Ilya Ehrenbourg[33].

Certes la revue Clarté de Barbusse qui avait tant inspiré Gramsci après la guerre n’existe plus, mais Europe de Romain Rolland continue à porter la flamme, tandis que nait la Pensée animée par les physiciens Jacques Solomon et Paul Langevin, les biologistes Jacques Monod et Marcel Prenant, les philosophes Georges Politzer et Henri Wallon. On ne pourrait manquer la vitalité de ce mouvement intellectuel, parallèle aux fronts populaires, des universités populaires et nouvelles animées par Politzer, les pamphlets mordants de Nizan, les brochures A la Lumière du marxisme avec Georges Friedmann, Jean Baby, René Maublanc, Marcel Cohen ou Auguste Cornu. Le communiste français, et l’intelligence française de gauche, courra longtemps après cette effervescence culturelle, dont elle ne trouva une suite souvent que dans le communisme italien à la lumière du gramscisme, dans les revues Società, Rinascita ou les colloques de l’Institut Gramsci. Il eût fallu que la bataille culturelle ne soit pas que lutte idéologique, sur le front politique, tactique de pouvoir, ruse de la raison bureaucratique, non pas un instrument dans le machiavélisme de « la fin justifie les moyens » mais un mouvement froid de compréhension de la « realtà effettuale »[34]. Il eût été possible de poser la question morale, non de façon jésuitique, mais pour répondre au défi de la crise des valeurs. Il était imaginable de trouver une issue au nihilisme et la réduction de toute valeur à la force brute, à la victoire militaire ou au pragmatisme, à l’action efficace, à la technique et la raison instrumentale triomphante. « Dire la vérité est révolutionnaire », la formule aux accents jauressiens, empruntée directement à Barbusse sonne cruellement quand on repense à 1935. Le défi de Heidegger, Scheler et Husserl était aussi celui de Brecht, Bloch et Aragon sur de toutes autres bases. Il eût pu être relevé en 1935, il fut bien vite abaissé dans la pratique institutionnalisée de la « doppia verità ».

« Fare i conti con Althusser » : sur un demi-siècle de malentendus

Restituer la complexité de l’opération théorique gramscienne face au jugement althussérien sur la nature idéologique de la philosophie de Gramsci. Car le fil rouge dans le labyrinthe dans lequel nous conduit André Tosel, est la réouverture du spartiacque, la ligne de partage des eaux, tracée par Althusser en 1965, dans son fameux chapitre « Le marxisme n’est pas un historicisme », qu’Etienne Balibar disait récemment relire avec effroi, comme cas d’école de la pensée stalinienne[35]. André Tosel revient sur le cas Althusser en faisant, à l’instar du disciple de Geymonat, Silvano Tagliagambe, un défi majeur posé à la conception gramscienne du marxisme, autour de leur conception de la science[36]. Il y revient à deux reprises, sur le même point de rupture, la contestation de la scientificité de la théorie gramscienne, sa réduction à une idéologie de la praxis, dans un monde unidimensionnel saisi par la conscience d’un acteur transformant un monde dont la totalité serait appropriée comme « totalité expressive », articulation de la théorie du reflet, d’une spiritualisation du monde et de son centrement, dont la transformation serait le produit d’une idéologie qui serait religion séculière, mythe efficace. André Tosel a décidé de fare i conti con Althusser non sur le terrain de la polémologie mais sur celui de la philologie. Les assertions péremptoires, déjà contestées par les scrupules qu’Althusser instillaient dans son texte même, entamées par ces jugements paradoxaux voire ambivalents, sont méthodiquement démontées. Face au gramscisme unidimensionnel sur le tableau noir d’Althusser, Tosel rétablit un Gramsci en couleurs et en trois dimensions. Althusser dénonçait l’historicisme absolu de Gramsci, Tosel le rétablit dans la complexité d’une théorie de l’histoire, une « théorie de la relativité générale » pour conjurer le spectre honni du relativisme par un philosophe à la recherche de l’absolu. Il repense l’espace présent non plus sous la modalité appauvrissante d’une « totalité expressive » mais une, nous citons Tosel ici, « théorie structurelle du tout social finalisée par la perspective politique de l’hégémonie ». Il se replace dans le temps dans une « théorie généalogique de l’histoire moderne » qui n’est pas justification ou acceptation de l’étant mais « périodisation ouverte sur le présent des luttes » et ouverture sur des « récits partiels » (p. 88).

On retrouve dans l’exposition de Tosel sa largeur de vues, aux horizons sans cesse élargis, tournés vers l’infiniment petit des micro-relations humaines, de la singularité des situations, de leur mise en relation concrète dans des rapports de force et des rapports de séduction à échelle humaine, et des « transformations moléculaires » (p.295-296) et vers l’infiniment grand des relations settentrione/mezzogiorno en Italie, Orient/Occident et Europe/Amérique, puis Nord/Sud dans le monde (pp. 226 à 236), des macro-relations entre classes sociales, nations, blocs historiques. On retrouve sa hauteur d’analyse, attentive aux sommets de la pensée européenne voire mondiale, la philosophie de Croce, Bergson et James, l’économie politique et le tournant planiste autour d’Henri de Man, Keynes, la science politique italienne de Michels, Mosca, Pareto, la sociologie de Weber, Durkheim, l’histoire avec Mathiez, la littérature bien entendu au contact de Balzac, Zola, Pirandello, Svevo, Tolstoï, Chesterton. Une hauteur qui ne délaisse ni la critique historique des pics locaux, provincialisés par le regard gramscien mais aussi déracinés de leur faible enracinement national, dans sa déconstruction du romantisme italien manzonien, de la philosophie gentilienne, de la poésie de D ’Annunzio, tous en partie responsables de la catastrophe italienne. Des hauteurs enracinées qui lui permettent d’arpenter les sentiers traversiers, les dénivelés pour redescendre dans les vallées où vivent les italiens, les producteurs, les humbles. Loin d’être réductible à une « idéologie » uniforme, unidimensionnelle, Gramsci tel que Tosel nous le reconstitue analyse progressivement les divers niveaux de l’idéologie, ciment du bloc historique et source tant de conscience partielle que facteur d’unification du vécu historique.

On peut partir du haut en bas, comme dans la théorie des Appareils idéologiques d’Etat, pour voir comment l’Idéologie se diffuse comme une force immatérielle matérialisée de domestication sociale, par un ensemble d’appareils dont le centre est partout et la circonférence nulle part. On peut aussi partir de bas en haut, pour s’éduquer à résister à une idéologie dominante, qui a su se développer de façon moléculaire. Une construction, elle aussi moléculaire d’une nouvelle hégémonie des subalternes, à partir du vécu, du sentir, du particulier singulier, pour s’élever à une rationalité réelle, au comprendre, à une universalité concrète. C’est le chemin de Gramsci : partir du folklore, force matérielle de résistance, quasi intemporelle, religion fossilisée, porteuse d’irrationnel mais aussi d’une raison d’être dans la compréhension du monde. Puis la religion, les religions, elles-mêmes progressivement déplacées de la transcendance vers l’immanence, du polythéisme vers le monothéisme, qu’il ne s’agit pas de mépriser car elle a sa fonction d’unification d’une conception du monde et de mise en adéquation avec une morale permettant l’action. Elle est une phase durable, nécessaire de l’humanité, son défaut mortel par rapport à la philosophie est son absence de réflexivité, ses horizons néanmoins limités face à la percée de la rationalité moderne, sa force par rapport à elle est sa foi qui pousse à l’action, à l’espérance, à l’utopie (pp. 274 à 276). Vient alors la dialectique du sens commun et du bon sens (pp. 269 à 272), que Gramsci tend à confondre dans un premier temps, avant de les dissocier tout en identifiant dans cet amalgame d’idées reçues, de pratiques inconscientes, de conformisme de masse, le noyau du vrai contenu dans le sens commun des subalternes. Au sommet de la construction, la philosophie comme ordre rationnel et réfléchi de l’existence, dont la philosophie de la praxis représente le projet le plus abouti de ne pas s’enfermer dans les constructions arbitraires d’un philosophe génial mais de penser la pratique humaine, l’histoire passée, présente et future. Nous entrons ici dans la troisième dimension avec la profondeur de la conception qui esquive les attaques de Croce sur le réductionnisme du matérialisme historique au facteur économique, sans tomber dans le subjectivisme de l’acteur porteur d’une conception du monde par son projet ou l’actualisation d’une utopie, comme dans le messianisme du jeune Lukacs ou de Bloch (p. 283), d’une gnose moderne ou la liberté absolue de Sartre.

Gramsci réintroduit les « distincts » de Croce, ce que Bourdieu appellerait les « champs autonomes », dans une totalité historique, complexe et articulée, en mouvement perpétuel mais dans une généalogie déterminée, animée par un ensemble de relations tantôt de distinction, tantôt d’opposition, et dans certains cas d’antagonismes, à préciser dans l’analyse concrète de la situation concrète : ce que Gramsci appelle le bloc historique. La conception de la totalité esquissée, sans cesse retravaillée au fusain, se rapproche moins de la totalité expressive leibnizienne que d’un univers qui contient une infinité de multivers (p. 80), plus proche de Giordano Bruno ou Pascal, un « complesso » selon le terme judicieusement choisi par Labriola pour caractériser cet ensemble de faits historiques restitué dans la multiplicité de leurs relations et combinaisons. Ce qui tombe, grâce à la restitution patiente d’André Tosel, c’est l’accusation, sous-jacente chez Althusser explicite chez d’autres[38], de totalitarisme de la pensée gramscienne (p. 172), indifférent à la pluralité des formes de la représentation de la volonté populaire comme à la spécificité des champs de l’action humaine, une sorte de gentilianisme inversé. Althusser avait affirmé de façon tranchante son anti-humanisme et un anti-historicisme, quitte à revenir sur les malentendus que cela ouvrait, Tosel lui oppose un humanisme et un historicisme absolus qu’il reconstruit dans sa complexité, loin de tout schématisme, en évoquant à juste titre ce que ces concepts d’humanisme et d’historicisme charrient d’équivoques (p. 83). Des ambiguïtés qui permettent à Althusser de condenser dans une même attaque une multiplicité de charges symboliques, qui ne touchent pas Gramsci au cœur et qui, pour partie d’entre elles, ratent leurs cibles.

André Tosel défend la méthode historiciste de Gramsci, et la philosophie de l’immanentisme absolu qui la sous-tend, comme elle supporte son humanisme absolu qui devient aussi un projet culturel alternatif à la modernité déshumanisante, fasciste italienne ou allemande, libérale américaine ou stalinienne russe. L’ostinato harmonique de Tosel offre, avec une obstinée rigueur, un prélude au symbole de cette utopie concrète humaniste est l’alternative au gorille apprivoisé, l’ouvrier à la chaîne de Taylor, auquel Gramsci – comme le Marx de l’Idéologie allemande, mais avec une image plus historiquement concrète, mais aussi plus intellectuelle – oppose l’idéal de l’Homme universel à la Leonardo de Vinci (p. 121), ingénieur, philosophe, artiste, artisan, l’homme idéal de Gramsci est celui qui réalise progressivement dans l’histoire son essence d’être humain. Celui qui s’extrait de sa condition d’homme du commun soumis à un conformisme subi, d’individu, banal ou exceptionnel, pour s’élever dans la formation de sa personnalité, singulière et universelle, dans l’élaboration active d’un nouveau conformisme émancipateur par « en bas », par le Parti/Prince Moderne qui laisse à chacun la possibilité de développer toutes ces potentialités (p. 179).

L’exposition d’une « philosophie de la libération »

La darstellung de Tosel nous dévoile progressivement ce qui pourrait constituer le noyau de la philosophie de Gramsci, qu’Alberto Burgio et Fabio Frosini ont récemment éclairé de leurs reconstructions philologiques[39]. Le nœud de cette nouvelle conception de la philosophie pourrait, c’est une hypothèse que Tosel développait déjà au début des années 1980[40], se trouver dans le concept de traductibilité (pp. 249-250). Il a souvent été reproché les ambigüités, les équivoques, les antinomies des équations gramsciennes : « philosophie = politique = histoire », ou encore « hégémonie = consentement + coercition », tour à tour biffées, inversées, déplacées. Ces équations ont été falsifiées par la logique formelle althussérienne, peut-être est-ce que cette métaphore mathématique est peu à même de symboliser la profondeur de l’opération linguistique gramscienne, d’une linguistique qui a peu à voir avec le rêve structuraliste d’une mathesis universalis dans et par le langage, et beaucoup avec l’influence tant de la philologie que de la pragmatique, deux sources dont Gramsci s’est nourri dans sa courte formation académique. Cette philologie pragmatique lui permet de réaliser son opération théorique : un dialogue entre l’idéalisme critique allemand de Kant et Hegel construit dans la traduction philosophique de l’expérience des Lumières françaises, du pragmatisme anglais et du romantisme allemand, et d’autre part précisément l’expérience concrète des Révolutions françaises depuis 1789, rencontre entre une pensée rationaliste forgée par des intellectuels, l’action d’un peuple et une force hégémonique jacobine (p. 284). L’opérateur pratique se trouve potentiellement dans l’empirio-pragmatisme anglo-saxon (p. 248), avec l’attention renouvelée au sens commun, à l’expérience, aux faits, dont on trouve un autre versant tant dans les thèses sur Feuerbach que dans le dernier Lénine. Le génie de Gramsci, renouvelant les trois sources du matérialisme historique non en trois piliers mais en théorie allemande/pratique française médiatisée par l’opérateur anglo-saxon, est de trouver malgré tout un filon de pensée authentiquement italien, et pourtant universel, de Dante à Croce, passant par Campanella, Bruno, Galilée, Machiavel, Vico, Labriola. Cela nous ramène à quelques-unes des pages les plus passionnantes du volume, celle sur la dialectique entre nation et internationalisme, soit du particulier et de l’universel, où Tosel nous livre un aperçu éclairant de ce combat sur deux fronts que mène Gramsci, et de la voie étroite qu’il ouvre au mouvement révolutionnaire.

Le rejet du nationalisme (p. 218), négation des réalités locales ou corporatives vivantes par une entité abstraite, exaltée dans sa spécificité, fétichisée. Pourtant, la naissance d’une communauté humaine porteuse des utopies de justice et de fraternité ne peut passer que, suivant l’exemple de la révolution française et par-delà aussi de la réforme protestante, par le cadre national. Elle est impossible, utopique dans le mauvais sens du terme, sans la construction volontaire d’un Etat éthique et d’une société civile, enracinée dans ce que la tradition nationale porte de démocratique, d’émancipateur, et dans un contrat social avec le peuple et les subalternes dans un bloc social qui s’inscrit, pour un temps indéterminé, encore au niveau national. Ce qui conduit Gramsci à une critique impitoyable de ce qu’il appelle le cosmopolitisme[41] (pp. 220-221), dont l’envers est le nationalisme dans l’ère moderne des impérialismes, et qu’il perçoit comme le mal italien depuis l’époque médiévale, entre guelfes et gibelins, entre Eglise et Empire, les deux formes historiques du cosmopolitisme en Occident entre lesquels les intellectuels italiens n’ont pas su « farsi stato » et « farsi nazione ». Ce cosmopolitisme aux atours séduisants est vivement pris à parti par le jeune Gramsci dans sa polémique contre l’espéranto (p. 21) qui, derrière les bons sentiments affichés, n’incarne qu’une utopie trompeuse, une abstraction intellectuelle là où une langue universelle ne peut être que traduction de multiplicités de formes de vie et d’histoires, un manifeste pour le multilinguisme (p. 219). Le véritable espéranto risque d’être un langage technique appauvri, celui de l’américanisation à sens unique face auquel doit émerger un parler universel, celui d’un multivers à sens pluriel. L’acharnement de Gramsci contre le cosmopolitisme s’enracine dans son manifeste pour qu’enfin les intellectuels italiens remplissent leur fonction de médiateurs, d’organisateurs, de traducteurs de la volonté populaire, leur fonction national-populaire. L’horizon reste pourtant celui du cosmopolitisme, la communauté universelle. Tosel parle de sa catholicité (pp. 210-211), ce qui peut sembler paradoxal, tant Gramsci semble protestant, et a été interprété comme tel[42]. Il est le réconciliateur de ces deux traditions religieuses, ne tente-t-il pas d’introduire un peu d’esprit protestant, soit national, critique, moderne, dans l’Eglise laïque qu’est le Parti communiste ?

Avec le cosmopolitisme comme horizon, Gramsci apparaît, comme Tosel le remarque à plusieurs reprises, remarquablement stoïcien. Cela peut relever de la trivialité pour son combat contre la souffrance physique et psychologique en prison, pour ne pas sombrer dans le naufrage de sa personnalité, ce que Tosel nous expose sobrement avec une bouleversante touche personnelle (pp.  291-293). Cette hypothèse, que l’auteur qualifie de « stoïcisme de la rationalisation industrielle » (p. 179) nous est parue lumineuse : cette tension entre liberté et nécessité, actif et passif, raison et passion, lois et nature humaines comment ne pas y voir le dépassement des tensions que les maîtres du stoïcisme nous ont légués ? La place centrale qu’occupe l’hégémonie dans la théorie de Gramsci, quels philosophes, si ce ne sont les stoïciens, lui ont accordé une place analogue, poussant Tosel à parler d’une « version moderne de l’éthique stoïcienne » (p. 319) ? André Tosel pointe avec clairvoyance que la philosophie de la praxis comme immanentisme absolu, refusant toute transcendance, permet de dessiner une tradition philosophique originale depuis la pensée antique d’Aristote, Socrate, des stoïciens, à l’humanisme rationaliste et réaliste, de Machiavel, Bruno, Spinoza aux Lumières plurielles et marginales, avec Vico, Rousseau, Goethe jusqu’au néo-idéalisme de Kant et Hegel, dont Marx est le dernier élève turbulent, et enfin au pragmatisme de James, Dewey. Tosel l’évoque à un moment donné, sans approfondir l’allusion, il s’agit d’une autre tradition, bien que voisine de celle qu’Althusser amorce dans ses écrits tardifs sur le matérialisme aléatoire (p. 88), de Démocrite et Epicure jusqu’à Heidegger, en passant par Machiavel, Spinoza, Nietzsche.

On pourrait dire que Gramsci et Althusser sont deux faces de la modernité, cherchant l’espoir jusque dans l’abîme. L’une lumineuse, l’autre ténébreuse, l’une essayant dans les ténèbres de trouver la lumière d’une nouvelle civilisation qui serait un progrès pour l’humanité, l’autre choisissant d’enfoncer l’homme dans sa nuit pour qu’il ne puisse plus s’illusionner sur sa civilisation de mort. Dans sa réélaboration en prison, Gramsci mûrit son projet culturel, qui va au-delà de la Renaissance, qui fait vivre l’Humanisme, dans ce qu’il appelle la « réforme intellectuelle et morale ». Cette dualité Réforme et Renaissance est encore une façon de critiquer dans cette dernière les intellectuels traditionnels, et leur dédain pour les subalternes et l’histoire de leur pays, et le savoir érudit déconnecté de la vie. Son appel à la Réforme intellectuelle et morale dépasse, en la réalisant, l’appel à la Révolution culturelle (pp. 201 à 204) qui, comprise partiellement, pourrait signifier une tabula rasa douteuse, celle qu’avait lancé certains intellectuels soviétiques au début des années 1920, tel le Proletkult pour lequel Gramsci avait des sympathies, ou celle que plus tard expérimenta la Chine maoïste, conduisant par ces excès d’idéologisme ou de politisme, son déficit national-populaire compensé parfois par le populisme, à un nécessaire retour de bâton, comme lors de la Révolution française, qui prend la forme d’une Révolution passive, ou révolution conservatrice, révolution-restauration. Le but que se fixe Gramsci dans les années 1930, dans la plus grande crise que le capitalisme ait connue, alors que le fascisme, le colonialisme prennent possession du globe, qu’américanisme libéral et le césarisme progressif stalinien incarnent les alternatives, c’est de réaliser une anti-révolution passive.

Il s’agit de remettre les subalternes en mouvement, non pour quelques révoltes inorganiques, pour être instrumentalisées dans tel ou tel bloc historique, dans un pays, une région ou une période donnés. Il s’agit bien de devenir force hégémonique, maître de leur destin et pouvant décider de celui du monde, porteur d’une conception du monde intégrale et complexe, cohérente et en expansion, dialogique et antagoniste à celle des forces hégémoniques du vieux monde. Pour les forces qui incarnent cette alternative inexistante actuellement, mais potentielle dans le mouvement ouvrier de l’après-guerre, il incombe de réaliser un exercice d’humilité, d’abord en apprenant de la défaite, en reprenant la pensée pas à pas grâce à la dimension opératoire – operare, le mot est sans doute celui qui convient le mieux à la méthode de Gramsci, terme longtemps gommé derrière agir dans les traductions françaises et que Tosel nous permet d’exhumer (p. 260) – de ses textes. Lorsqu’il s’agit de trouver une formule pour marquer cette philosophie, nous serions tentés, interprétant l’intention de Tosel de dire une « philosophie de la libération », non pas une théologie mais, là nous reprenons l’expression que Tosel tire de Gramsci, non pas une religion de la liberté mais une « hérésie de la religion de la liberté » (p. 280).

L’artisan et son ouvrage

Déchiffrer la légende de notre guide

Le premier obstacle sur les sentiers gramsciens, c’est que notre guide nous laisse avec une carte minutieuse mais dont la légende est elle-même à déchiffrer. Il était nécessaire de se détourner d’un esprit exagérément analytique, découpant mécaniquement la pensée de Gramsci en morceaux conceptuels, thématiques, ou en bornes chronologiques figées, mais l’écriture dialogique à la Diderot, sous la forme somme toute classique d’un livre de nature universitaire, est le style le plus difficile qui soit. Il comporte sa part de détours salutaires et de voies sans issue, d’abandon dans des sentiers touffus et d’escapades dans des vallons fertiles, de retour sur les sentiers battus et d’explorations sur des sentes inconnues. Il n’y a pas lieu à le regretter, il est possible de prendre le livre d’André Tosel par différents bouts, comme Althusser nous proposait d’éviter le chapitre 1 du Capital – ce que nous déconseillons pour étudier le Capital autant que pour Etudier Gramsci ! – comme Cortazar nous fournit deux feuilles de route pour lire sa Marelle. On peut choisir la lecture traversière ou décider de commencer par le commencement, et se plonger dans le travail de l’œuvre, le tout est d’éprouver de la joie de lire et de vouloir faire l’effort de l’éprouver jusqu’au bout. Car l’effort intense provoqué par une écriture dense peut parfois décourager. Sa lecture intégrale est nécessaire, elle est aussi laborieuse, au sens qu’elle nous contraint à un travail intense, elle nous oblige à suivre un travailleur, rompu au dur labeur, qui prit le parti du labor, des travailleurs jusque dans sa méthode d’artisan, travaillant et retravaillant l’ouvrage sur le métier. Il faut des efforts pour parvenir aux premières étincelles, mais le premier obstacle épistémologique passé, cet ouvrage est de ceux qui nous aident à nous orienter dans la pensée et dans l’action.

Un débat inachevé avec le gramscisme diffus post-moderne

On peut également noter une certaine frustration quant à une tendance à un style allusif, non pas pour l’étude de Gramsci même, référencée avec méticulosité, ni pour la discussion avec la gramsciologie contemporaine, mais plus avec les courants modernes et post-modernes se revendiquant de Gramsci, ou avec certains penseurs que l’on rapproche fréquemment de Gramsci. Tosel tourne le dos au style tranchant d’Althusser, fermant une longue parenthèse où les affirmations lapidaires, stimulantes mais simplificatrices, ont beaucoup obscurci la connaissance de Gramsci en France. Il est à craindre un œcuménisme excessif, pourtant contredit par la rigueur de la démonstration d’André Tosel. Le fil rouge d’une philosophie de la libération est bien éloigné de ce qu’Althusser fustigeait dans un gramscisme de seconde main, l’embrouillamini personnaliste de Garaudy, qui proposait un ersatz de Paul Ricoeur, du Gabriel Marcel de contrebande, adapté aux milieux marxistes. Il en est aussi de conflits non résolus, ni même posés clairement, si ce n’est dans quelques lignes perdues laissées en chemin. A plusieurs reprises, la formule « on a souvent reproché à Gramsci… » (p. 179 par exemple) revient, elle laisser supposer au lecteur qu’il lui sera possible de retracer ce qui vient de Lefort, Lefebvre, Althusser mais aussi d’Anderson, Bobbio, Del Noce, Jocteau, Mondolfo, Pellicani, Perlini, Salvadori. On eût apprécié que l’appareil de notes de bas de page, très complet pour la première partie, le soit tout autant pour les chapitres suivants, laissant le lecteur novice dans les études gramsciennes, et plus largement dans les débats du marxisme français et européen, désarmé face à ces allusions d’initiés.

Plus fondamentalement, on aurait aimé que soient développés les passages sur les liens explicites ou implicites avec les œuvres de Deleuze (pp. 297-301), Foucault (p. 179) ou Bourdieu, que le fil rouge avec l’œuvre althussérien ne se limite pas ouvertement à 4 ou 5 pages mais se poursuivre quelque peu, y compris dans ses reformulations entre 1965 et 1978[43]. Existe-t-il une incompatibilité fondamentale entre les conceptions philosophiques de Gramsci et celles d’Althusser ou des possibilités de syncrétisme tels qu’elles se sont manifestées chez Christine Buci-Glucksmann puis dans les milieux académiques engagés anglo-américains des Cultural studies ou dans le néo-populisme de Mouffe et Laclau ? Est-il possible de croiser, sans risquer des incompatibilités logiques, les œuvres de Foucault, Deleuze avec celle de Gramsci, ou est-ce, comme certains le suggèrent pour Marx[44], s’exposer à formuler sans le savoir des théories contradictoires in se ? Si on prend le cas des subaltern studies, la lecture partielle qui est faite des manuscrits tardifs de Gramsci est-elle une reprise créative d’intuitions gramsciennes (p. 101)[45], ou est-il possible d’y voir un renversement de la « finalité hégémonique » qui reste le but de Gramsci, comme Tosel nous l’expose ? Tosel a visiblement choisi, sans doute pour ne pas alourdir son propos ou considérant que ce n’était pas son objet, d’esquiver ces questions ou de ne pas les traiter de manière frontale. Il laisse son lecteur de charger de se former sa propre pensée, en confrontant le gramscisme de Gramsci avec ce qu’en firent ces exégètes. Il met à notre disposition tous les outils pour construire notre propre édifice théorique, à partir du bricolage rigoureux qu’il ne cessa d’entreprendre et de reprendre.

Une œuvre inclassable

Car le principal écueil de ce volume, tel que nous le voyons se dessiner des remarques précédentes, c’est la difficulté à le classer, à trouver à quel public il s’adresse spécifiquement : est-ce un manuel d’introduction ou une somme pour érudits ? Est-ce un ouvrage scientifique d’étude ou un essai aux effets idéologiques pesés ? André Tosel refuserait de se définir dans ce kierkegaardien « ou bien, ou bien » mais il faut bien dire qu’il prit le risque de rester au milieu du gué. Un nouveau venu dans l’étude de l’œuvre de Gramsci, rebuté par le monument philologique que constitue l’édition Gallimard, risque d’éprouver un autre vertige face à cet ouvrage, et se tournera vers les utiles introductions disponibles à la Découverte ou la Fabrique. L’érudit tire un grand profit de l’ouvrage, décode les allusions, et retrouve une réélaboration théorique de la matière première existant en langue italienne. Dans une période de mode, d’engouement pour Gramsci qui ouvre des créneaux éditoriaux sans précédent depuis les années 1970 à l’œuvre de ce « célèbre inconnu », le premier public est de très loin le plus nombreux, il risque, hélas de ne pas y trouver son compte. Le livre reste difficile d’accès, nous ne parlons pas à un travailleur d’exécution ou un étudiant en difficulté, mais même à un public aguerri à la lecture, connaisseur des théories critiques, engagé dans l’action militante : que ce soit un ouvrier syndiqué, un professeur qui introduit ses élèves à la science politique ou un étudiant qui s’engage dans le monde associatif, un élu local curieux de penser les institutions, pour ce public-ci, ce livre constitue difficilement une première introduction à l’œuvre de Gramsci. Il sera par contre la lecture la plus conseillée, et la plus précieuse, après une première introduction à Gramsci qui devrait passer, si possible, par une lecture de Gramsci dans le texte. Les éditions anthologiques publiées par les Editions sociales, maison d’édition communiste aujourd’hui disparue bien que dernièrement refondée, sont alors le meilleur tremplin. Le novice peut retrouver l’édition de poche de 1983 dirigée par André Tosel, ou celle republiée par les Temps de cerises dont Tosel fut à nouveau le coordinateur[46]. Etudier Gramsci sera est le meilleur des livres de chevet tant sa pensée nous aide à penser, sans se substituer à notre raison critique, elle représente un exercice d’assouplissement de notre entendement, une gymnastique intellectuelle, une hygiène de vie intellectuelle et morale.

Enfin, le dernier défaut concernerait la forme de cette édition, à laquelle semble avoir manqué le nécessaire travail de relecture. C’est un défaut fâcheux, agaçant par moments, hélas de plus en plus banal dans le monde de l’édition, y compris chez ceux qu’on a coutume d’appeler les grands éditeurs. On note d’ores et déjà l’absence d’un index, a minima des noms, sans parler des concepts principaux, fort utile pour se repérer dans un tel dédale intellectuel. Sans effort particulier sur la question de l’orthographe ou de la grammaire, il a été possible de noter une trentaine de coquilles, d’erreurs, la plupart du temps heureusement sans incidence, mais aussi des datations erronées pour ce qui est des références à des publications françaises notamment. L’éditeur réalise un travail remarquable de diffusion de la pensée critique dans le champ national, et il ne peut qu’être félicité d’avoir accepté un livre que les grands éditeurs auraient publié il y a trente ans et tendent aujourd’hui à dédaigner. Cela ne dispense pas du travail de relecture, certes coûteux, fastidieux, mais qui permet de rendre hommage à un ouvrage d’une telle qualité artisanale de fond et que le caractère artisanal de la forme dessert.

Conclusions : Un éclaireur en des temps obscurs

André Tosel, un Aufklärer dans les Holzwege gramsciens ? Par holzwege, entendons-nous bien, non pas ces « chemins qui ne mènent nulle part » selon la traduction française qui a obsédé Althusser jusqu’à sa mort, ni même ce cheminement « off the beaten track » quand bien même Tosel nous porte souvent hors des sentiers battus mais ces « sentieri interrotti », en fait au sens littéral ses « sentiers forestiers », ou ces « sentiers escarpés »[47] si on choisit de bousculer l’étymologie. Les cahiers gramsciens ne sont pas le Livre de sable qui n’a « ni commencement, ni fin »[48] ni un labyrinthe, avec ces « droites galeries qui se courbent en cercles secrets au fil des ans »[49], soumis aux lois du cercle, avec un centre introuvable et à l’issue perdue, soumis à l’infinité des possibilités et au vide du sens. Dans les sentiers forestiers gramsciens, il n’y a pas de galeries de droites, ni cercles secrets, mais on peut y trouver une issue, si on dispose du « fil rouge » déployé par André Tosel. La force de putréfaction, qui transforme la libération du dédale en course contre-la-montre, est celui qui ronge nos sociétés post-modernes, qui hantait Althusser, le nihilisme, ces « chemins qui ne mènent nulle part » et qui ne proviennent de nul lieu. Reconquérir son passé est la première étape à la conquête du sens dans le présent, et à l’édification d’un projet d’avenir. André Tosel avait une conscience aigüe des dangers du nouveau monde né à la fin des années 1970 avec les débuts de l’offensive néo-libérale et de la mondialisation, l’épuisement des formules de la gauche historique, du mouvement ouvrier et sa traduction dans le champ philosophique, le passage d’une génération du marxisme à la pensée post-moderne. Le lent avènement du « pensiero debole »[50], acceptant ou se réjouissant du triomphe de la « raison cynique »[51] qui se nourrissait d’Heidegger, Nietzsche, Schmitt, ne l’a pas emporté. Le bilan après trois décennies d’hégémonie intellectuelle, n’a finalement produit qu’impuissance politique, désertification du terrain de l’éducation populaire, avec un apport douteux par rapport aux sommets de la pensée marxiste, tels Gramsci, Lukacs, l’Ecole de Francfort, quant à l’enrichissement de la réflexion sur l’esthétique, la politique ou la langue. L’abandon du marxisme comme horizon indépassable de la pensée alternative, au lieu de son enrichissement, de sa mise en débat, de sa confrontation avec d’autres traditions de pensée et d’action, a conduit à accompagner le « There is no alternative » des années 1980-1990, sur le terrain philosophique. Ce que Tosel n’accepta jamais, cherchant avec Gramsci à emprunter de nouveau les « sentiers interrompus ». Dans ces sentiers, Tosel fut un Aufklärer, un éclaireur qui avança seul parmi la végétation luxuriante des concepts gramsciens pour mûrir une réflexion buissonnière, un homo viator qui se fit gardien de ce jardin secret, quand le temple fut détruit.

Il fallait être amoureux de Gramsci, et aimer encore plus la sagesse, pour arpenter jusqu’au bout ces traverses sans certitude d’éclairer les promeneurs égarés, à mille lieux de ce chemin solitaire. Robert Musil parlait, à propos de la première passion amoureuse, comme d’une « fuite où être deux ne signifie qu’une solitude redoublée »[52]. Solitude de Gramsci, qui en prison s’étonnait qu’enfin quelqu’un puisse l’aimer et qu’il puisse aimer quelqu’un comme sa femme, effrayé qu’il était d’embrasser toute l’humanité, de sentir son cœur battre pour la cause des damnés de la terre sans jamais éprouver d’affection unique pour un être de chair[53]. Solitude de Tosel où comme dans la phrase de Musil, « le sentiment de n’être pas compris du mondeloin d’accompagner la première passion, en est l’unique et nécessaire cause ». André Tosel est un éclaireur, Aufklärer et non un Erklärer, un docte porteur de la sagesse universelle, mais il nous illumine, donne quelque lumière et puis s’en va, une lueur révélatrice, extralucide quoiqu’intermittente, et il nous laisse trouver le cheminement qui nous conduit à faire lumière sur une œuvre toute en clair-obscur. Tosel était définitivement un Auflkärer, un homme des Lumières convaincu avec Merleau-Ponty que le « marxisme avait besoin d’une théorie de la conscience »[54] et que Gramsci permettait de lui apporter, dans le sillage d’un Jaurès dans le socialisme français. Ces derniers temps, André Tosel aimait à rappeler le souvenir de l’un de ses premiers maîtres, Eric Weil, monument d’érudition, toujours une référence pour l’étude de Kant et Hegel, qui lorsque Tosel avait commencé à Nice à élaborer sa propre philosophie du marxisme lui avait soufflé qu’il ne tarderait pas à rencontrer Gramsci sur son chemin[55]. Pour le théoricien de l’Etat de droit, le philosophe est avant tout un éducateur dont la « tâche est de discerner dans le monde, c’est-à-dire de déceler les structures du monde en vue de la réalisation de la liberté raisonnable »[56]. C’est sur une note analogue que Tosel conclut le dernier chapitre de son grand livre, il nous laisse en héritage un bel ouvrage comme jalon vers la « réalisation de la liberté raisonnable ».

[1]                  Milan Kundera, Le rideau : essai en sept parties (Paris, France : Gallimard, impr. 2005, 2005) qui caractérise ainsi le dernier Picasso.

[2]                  C’est en ces termes que Théophile Gautier commentait les gravures de Piranesi, Théophile Gautier, Émaux et camées (Paris, France: E. Didier, 1852).

[3]                  Dante Alighieri, La Divine comédie, 2 vol. (Paris, France : C. Marpon : E. Flammarion, 1883).

[4]                  Empruntant à Guy Debord dans la Société du spectacle, cette matérialisation dans le spectacle d’une conception du monde (Weltanschauung) devenue effective, in Guy Debord, Alice Debord, et Vincent Kaufmann, Oeuvres, éd. par Jean-Louis Rançon (Paris, France : Gallimard, impr. 2006, 2006), 767.Guy Debord, Alice Debord, and Vincent Kaufmann, Oeuvres, ed. Jean-Louis Rançon (Paris, France : Gallimard, impr. 2006, 2006), 767.

[5]                  Nicolas Sarkozy, ‘Le Vrai Sujet Ce Sont Les Valeurs’, Le Figaro, 17 April 2007.

[6]                  LE PEN Jean-Marie, « Déclaration de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, sur l’actualité de Jeanne D’Arc, la fête du travail, le revers subi lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, la consigne d’abstention pour le deuxième tour ainsi que sur la préparation des élections législatives, Paris le 1er mai 2007. », text, http://frontnational.com, le 2 mai 2007, (1 mai 2007), http://discours.vie-publique.fr/notices/073001631.html.LE PEN Jean-Marie, ‘Déclaration de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, sur l’actualité de Jeanne D’Arc, la fête du travail, le revers subi lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, la consigne d’abstention pour le deuxième tour ainsi que sur la préparation des élections législatives, Paris le 1er mai 2007.’, text, http://frontnational.com, le 2 mai 2007, (1 May 2007), http://discours.vie-publique.fr/notices/073001631.html.

[7]                  Jacques Attali, « Marx malgré tout », Le Nouvel observateur, 30 janvier 1978.Jacques Attali, ‘Marx Malgré Tout’, Le Nouvel Observateur, 30 January 1978.

[8]                  Propos de Philippe Doucet rapportés par le Monde du 7 octobre 2016

[9]                  Etienne Gernelle Mahrane Saïd, « Emmanuel Macron : “La Révolution française est née d’un ferment libéral” », Le Point, 22 novembre 2016, http://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-macron-la-revolution-francaise-est-nee-d-un-ferment-liberal-22-11-2016-2084962_20.php.Etienne Gernelle Mahrane Saïd, ‘Emmanuel Macron : “La Révolution Française Est Née d’un Ferment Libéral”’, Le Point, 22 November 2016

[10]                Madeleine Bazin de Jessey, ‘Quand Les Veilleurs Faisaient Des Nuits Debout’, Le Figaro, 11 April 2016 ; Paul-Marie Couteaux, ‘François Fillon Doit Lire Gramsci’, Le Figaro, 6 February 2017.

[11]                François Ruffin et Antonio Gramsci, « Remporter la bataille des idées » : entretiens avec Antonio Gramsci (Amiens, France : Fakir éd., 2015). François Ruffin and Antonio Gramsci, ‘Remporter la bataille des idées’ : entretiens avec Antonio Gramsci (Amiens, France : Fakir éd., 2015).

[12]                Gaël Brustier et Eugénie Bastié, « Macron est l’intellectuel organique du nouveau capitalisme », Le Figaro, avril 2017.Gaël Brustier and Eugénie Bastié, ‘Macron Est l’intellectuel Organique Du Nouveau Capitalisme’, Le Figaro, avril 2017.Gaël Brustier and Eugénie Bastié, ‘Macron Est l’intellectuel Organique Du Nouveau Capitalisme’, Le Figaro, 24 April 2017.

[13]                Norberto Bobbio, « Intellettuali e vita politica », Nuovi Argomenti, no 7 (mars 1954): 103‑19.

[14]                Lettre de Louis Althusser à François Ricci, 19 janvier 1964, Fonds Althusser, correspondance privée, IMEC (Caen)

[15]                Entretien avec André Tosel, 10 décembre 2016, Paris

[16]                André Tosel, « Communauté et masse. L’action de masse en milieu étudiant », Action catholique étudiante, no 5 (mars 1962) : 16‑17. André Tosel, ‘Communauté et Masse. L’action de Masse En Milieu Étudiant’, Action Catholique Étudiante, no. 5 (March 1962) : 16–17.

[17] Frédérique Matonti, Intellectuels communistes : essai sur l’obéissance politique (Paris, France : Éd. la Découverte, 2005).

[18]                André Tosel, Marx en italiques (Mauvezin, France : Trans-Europ-Repress, 1991). André Tosel, Marx en italiques (Mauvezin, France : Trans-Europ-Repress, 1991).

[19]                Le premier, en langue française, à faire ce lien explicitement est le théoricien dominicain suisse, de sensibilité plutôt progressiste Georges Cottier, qui devient ultérieurement cardinal : Georges Cottier, Du romantisme au marxisme (Paris, France: Alsatia, 1961); Robert Paris, « La première expérience de Gramsci (1914-1915) », Le Mouvement social, no 42 (janvier 1963): 31‑58; Augusto Del Noce, Il suicidio della Rivoluzione (Milano, Italie: Rusconi libri, 1978); Augusto Del Noce et Hugues Portelli, Gramsci ou Le « suicide de la révolution », trad. par Philippe Baillet (Paris, France: les éds. du Cerf, 2010, 2010); Diego Fusaro, Antonio Gramsci: la passione di essere nel mondo (Milano, Italie: Feltrinelli, 2015).Georges Cottier, Du romantisme au marxisme (Paris, France: Alsatia, 1961); Paradoxalement, cette critique lui fut adressé aussi à partir d’une extrême-gauche aux sensibilités bordiguistes, voir l’article de Robert Paris, insistant sur les affinités théoriques entre la pensée du jeune Gramsci et celle de Mussolini ‘La Première Expérience de Gramsci (1914-1915)’, Le Mouvement Social, no. 42 (January 1963): 31–58; Cette ligne d’attaque fut adoptée par le philosophe chrétien Augusto Del Noce qui voit dans cet immanentisme absolu une impossibilité à dépasser le nihilisme, tant dans le fascisme que dans le communisme le plus subtil: Il suicidio della Rivoluzione (Milano, Italie: Rusconi libri, 1978); Le livre vient d’être traduit en français avec une préface d’Hugues Portelli qui fut un des meilleurs connaisseurs de Gramsci dans les années 1970, alors militant socialiste, devenu par la suite centriste puis parlementaire de droite: Augusto Del Noce and Hugues Portelli, Gramsci ou Le ‘suicide de la révolution’, trans. Philippe Baillet (Paris, France : les éds. du Cerf, 2010, 2010) ; Ces dernières années, un jeune intellectuel, élève de Costanzo Preve semble redécouvrir ce couple, avec une signification curieusement positive, Diego Fusaro, Antonio Gramsci: la passione di essere nel mondo (Milano, Italie : Feltrinelli, 2015).

[20]                Je me permets de renvoyer à l’étude que je viens de transmettre à la Revue Itinerari di ricerca storica: « Doppia incognita di un’equazione ellittica : la non ricezione di Labriola in Francia », 2017

[21]                André Tosel, L’esprit de scission : études sur Marx, Gramsci, Lukács (Besançon, France : Université de Besançon, 1991).

[22]                György Lukács, Nicolas Tertulian, et Didier Renault, Ontologie de l’être social. Le travail, la reproduction, trad. par Jean-Pierre Morbois (Paris, France : Éditions Delga, 2011) ; György Lukács et Nicolas Tertulian, Ontologie de l’être social. I’idéologie, l’aliénation, trad. par Jean-Pierre Morbois et Didier Renault (Paris, France : Éditions Delga, 2012).

[23]                Guido Liguori et Pasquale Voza, éd., Dizionario gramsciano: 1926-1937 (Roma, Italie: Carocci, 2009, 2009)..

[24] Giuseppe Cospito, Il ritmo del pensiero in isviluppo: per una lettura diacronica dei Quaderni del carcere di Gramsci, Ed. provvisoria (Pavia: Cooperativa libraria universitaria, 2004).

[25] Giorgio Baratta, Le rose e i quaderni: il pensiero dialogico di Antonio Gramsci (Roma: Carocci, 2003); Giorgio Baratta, Antonio Gramsci in contrappunto: dialoghi col presente (Roma, Italie: Carocci, 2007).

[26] Alberto Burgio, Gramsci: il sistema in movimento (Roma, Italie: DeriveApprodi, 2014, 2014).

[27]                André Tosel, « Philosophie de la praxis et dialectique », La Pensée, no 237 (1984) : 100‑120.

[28]                John Bellamy Foster, « The Return of Engels », Monthly Review 68, no 10 (mars 2017).

[29]                André Tosel, Un monde en abîme ? essai sur la mondialisation capitaliste (Paris, France : Kimé, 2008).

[30]                Nous nous permettons ici de renvoyer au mémoire de maîtrise de Pia Bou Acar dirigé par Jean Salem, L’action journalistique d’Antonio Gramsci au cœur du combat révolutionnaire italien du début du XXe siècle (Paris, France: Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne, 2014).

[31]                Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation: Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 2 vol. (Frankfurt, Allemagne: Suhrkamp, 1976).

[32]                Romain Rolland, « Ceux qui meurent dans les prisons de Mussolini », L’Humanité, 27 octobre 1934.

[33]                Sandra Teroni, Wolfgang Klein, Pour la défense de la culture : les textes du Congrès international des écrivains, Paris, juin 1935 (Dijon, France : Éditions universitaires de Dijon, 2005).

[34]                André Tosel retrouve ici la mise au point de l’éminent linguiste, et un des premiers à connaître l’œuvre de Gramsci en France, Georges Mounin, Machiavel (Paris, France: Ed. du Seuil, 1958).

[35]                Étienne Balibar et al., « Althusser : une nouvelle pratique de la philosophie entre politique et idéologie. Conversation avec Étienne Balibar et Yves Duroux (Partie I) », Cahiers du GRM. publiés par le Groupe de Recherches Matérialistes – Association, no 7 (1 juin 2015).

[36]                Le chapitre sur Louis Althusser, rédigé par Silvano Tagliagambe in Ludovico Geymonat, Storia del pensiero filosofico e scientifico. Vol. 7, Il Novecento (2) (Milano, Italie: Garzanti, 1976), 78‑126.

Nous renvoyons à l’étude fondatrice d’Alberto Maria Cirese, « Concezione del mondo, filosofia spontanea, folclore » dont Louis Althusser a connaissance, et a étudié avant de rédiger son fameux article sur les Appareils idéologiques d’Etat Fondazione Istituto Antonio Gramsci, Studi gramsciani (Roma, Italie: Editori riuniti, 1969), 299‑328.

[38]                En France, voir Claude Lefort, Le travail de l’œuvre, Machiavel (Paris, France : Gallimard, impr. 1972, 1972) ; Henri Lefebvre, De l’État. 2, De Hegel à Mao par Staline (la théorie « marxiste » de l’État) (Paris, France : Union générale d’éditions, impr. 1976, 1976) ; En Italie, voir Gian Carlo Jocteau, Leggere Gramsci: una guida alle interpretazioni (Milano, Italie : Feltrinelli, 1975) ; Norberto Bobbio, « Che cosè il pluralismo », La Stampa, 21 septembre 1976 ; Massimo Salvadori, « Gramsci e il PCI. Due concezioni dell’egemonia », Mondoperaio, no 11 (novembre 1976); Luciano Pellicani, Gramsci e la questione comunista (Firenze, Italie: Vallecchi, 1976).

[39]                Burgio, Gramsci; Fabio Frosini, Gramsci e la filosofia: saggio sui Quaderni del carcere (Roma: Carocci, 2003)..

[40]                André Tosel, « Philosophie marxiste et traductibilité des languages et des pratiques », La Pensée, no 223 (octobre 1981) : 110‑26 ; Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique », Laboratoire italien. Politique et société, no 18 (25 novembre 2016).

[41] Nous renvoyons le lecteur ici aux travaux les plus aboutis sur la question, ceux de Francesca Izzo, Democrazia e cosmopolitismo in Antonio Gramsci (Roma, Italie: Carocci, 2009, 2009).

[42]                C’est ainsi que le perçoivent après la guerre l’écrivain italien Elio Vittorini et l’intellectuel français Dionys Mascolo Elio Vittorini, Gli anni del « Politecnico » : lettere 1945-1951, éd. par Carlo Minoia (Torino, Italie : Einaudi, 1977) ; Dionys Mascolo et Robert Antelme, Autour d’un effort de mémoire : sur une lettre de Robert Antelme (Paris, France : M. Nadeau, 1987).

[43]                Vittorio Morfino, « Althusser lecteur de Gramsci, Althusser as a Reader of Gramsci », Actuel Marx n° 57, no 1 (4 mai 2015) : 62‑81 ; Anthony Crezegut, « Althusser, étrange lecteur de Gramsci. Lire « Le marxisme n’est pas un historicisme » : 1965-2015 », Décalages 2, no 1 (2016) : 2.

[44]                Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx : la politique dans la philosophie (Paris, France : Demopolis, impr. 2011, 2011).

[45] Cette question est d’autant plus vitale qu’elle correspond aujourd’hui à un sens commun académique aux dimensions planétaires. Je me permets de renvoyer au travail en phase de finalisation sur cette question réalisé par l’étudiante italienne Claudia Pede à l’EHESS, à Paris, sur Un héritage actif : Folklore et subalternité chez Gramsci, septembre 2017

[46]                Antonio Gramsci, Textes, éd. par André Tosel, trad. par Jean Bramont, Gilbert Moget, et Armand Monjo (Paris, France : Éditions sociales, 1983) ; Antonio Gramsci, Textes choisis, éd. par André Tosel, trad. par Jean Bramant, Gilbert Moget, et François Ricci (Paris, France :, impr. 2014, 2014). Antonio Gramsci, Textes, ed. André Tosel, trans. Jean Bramont, Gilbert Moget, and Armand Monjo (Paris, France : Éditions sociales, 1983) ; Antonio Gramsci, Textes choisis, ed. André Tosel, trans. Jean Bramant, Gilbert Moget, and François Ricci (Paris, France :, impr. 2014, 2014).

[47]                Karl Marx, Henri Joseph Chambre, et Paul-Dominique Dognin, Les Sentiers escarpés de Karl Marx : le chapitre I du Capital traduit et commenté dans trois rédactions successives, 2 vol. (Paris, France : les ed. du Cerf, 1977).

[48]                Jorge Luis Borges, Le livre de sable, trad. par Françoise Rosset (Paris, France : Gallimard, 1978), 140.Jorge Luis Borges, Le livre de sable, trans. Françoise Rosset (Paris, France : Gallimard, 1978), 140.

[49]                Nous avons choisi une traduction plutôt littérale de Jorge Luis Borges, Elogio de la sombra (Buenos Aires, Argentine : Emecé Editores, 1969). Ibarra a changé radicalement la forme du poème in Jorge Luis Borges, L’Or des tigres; LAutre, le même II; Éloge de l’ombre; Ferveur de Buenos Aires, éd. par Nestor Ibarra (Paris, France : Gallimard, 1976). Ibarra a changé radicalement la forme du poème in Jorge Luis Borges, L’Or des tigres; LAutre, le même II; Éloge de lombre; Ferveur de Buenos Aires, ed. Nestor Ibarra (Paris, France : Gallimard, 1976) ; « Aveugles carrefours, couloirs que mon regard déformant interprète, comme une lente circonférence secrète ».

[50]                André Tosel commence ainsi son étude sur les origines italiennes de la philosophie de la praxis par son refus d’adhérer à la mode de la pensée faible de Gianni Vattimo, qui commence à installer son hégémonie sur la gauche désillusionnée Tosel, Marx en italiques.

[51]                Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme (Paris, France : les Éd. de Minuit, impr. 1985, 1985) ; Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, trad. par Hans Hildenbrand (Paris, France : C. Bourgois éd., impr. 1987, 1987).

[52]                Robert Musil, Les désarrois de l’élève Törless : roman, trad. par Philippe Jaccottet (Paris, France : Ed. du Seuil, 1960), 47.

[53]                Voir le beau récit qu’en fait Angelo d’Orsi, Gramsci : Una nuova biografia (Feltrinelli Editore, 2017).

[54]                Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique (Paris, France : Gallimard, impr. 1955, 1955), 55.

[55]                Entretien avec André Tosel, op.cit. Voir aussi l’entretien avec Gianfranco Rebucini, dans la revue Période publiée le 30 mai 2016

[56]                Éric Weil, Philosophie politique (Paris, France : J. Vrin, 1956), 57.

Io eliminerei questa frase…

Sei proprio sicuro ? A me sembra invece che Tosel stia nel mezzo fra i due « estremi » rappresentati da Cospito e Burgio… e comunque non direi che Burgio è un fautore di una lettura filologica dei testi gramsciani (anzi, nel suo ultimo libro si scaglia contro la filologia, e più segnatamente – seppure in maniera indiretta – proprio contro Cospito…)

In italiano la D’ davanti ai nomi si scrive maiuscola

Découvrez le programme de notre Université d’été ! 28-29 juin 2019

L'histoire recommence

Vendredi 28 et samedi 29 juin 2019, LVSL organisera son Université d’été. Après le succès de l’an dernier, cette seconde édition, baptisée “L’Histoire recommence” comprendra huit conférences au cours desquelles viendront débattre une vingtaine d’intervenants. Elle se déroulera dans l’amphithéâtre Richelieu situé au 17 rue de la Sorbonne, en plein cœur du quartier latin. Découvrez le programme ci-dessous et prenez vite vos billets sur la billetterie HelloAsso en cliquant ici !


Vendredi 28 juin

9h30 accueil des participants.

1) La transition écologique est-elle compatible avec la démocratie ? | 10h-12h

Avec David Djaiz, Lucile Schmid et Karima Delli.

2) Après les gilets jaunes | 12h-14h

Avec Emmanuel Todd, François Boulo, Raquel Garrido et Antoine Cargoet.

3) L’Europe dans l’impasse ? | 14h30-16h30

Avec Aurore Lalucq, Osons Causer et Antoine Vauchez.

4) Féminisme et populisme sont-ils compatibles ? | 16h30-18h30

Avec Clémentine Autain et Clara Serra.

Diffusion du film Le chant du loup | 20h30

En présence du réalisateur Antonin Baudry au cinéma Le Grand Action, 5 rue des écoles.

Samedi 29 juin

5) Le Brexit aura-t-il lieu ? | 9h30-11h

Avec Jean-Pierre Chevènement, Coralie Delaume et David Cormand.

6) Le changement est-il encore possible ? | 11h-13h

Avec Íñigo Errejón.

7) Aéroports de Paris et l’Etat stratège | 14h-16h

Avec Marie-Noëlle Lienemann, Patrick Weil, Marie-Françoise Bechtel et Henri Guaino.

8) Est-ce la fin du populisme de gauche ? | 16h-18h

Avec Chantal Mouffe et Christophe Ventura.

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Nous adressons nos remerciements à l’Association Psychanalyse et Société Contemporaine, à Sorbonne Université et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Nathan Sperber : « Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut »

©Vincent Plagniol
Nathan Sperber à l’université d’été de Le Vent Se Lève le 15 juillet 2018 ©Vincent Plagniol

Nathan Sperber est socio-économiste, chercheur à l’université de Fudan à Shanghaï et co-auteur avec George Hoare d’une Introduction à Antonio Gramsci (La Découverte, 2013, 128p). Dans cet entretien, nous avons voulu l’interroger sur les concepts essentiels du penseur sarde tels qu’il les a développés dans ses Cahiers de prison. Propos recueillis par Antoine Cargoet, retranscription réalisée par Marie-France Arnal.


LVSL – La pensée de Gramsci connaît un regain de popularité parmi les intellectuels et les leaders politiques. Dans leur esprit, son apport se résume souvent à la “bataille culturelle” définie comme une lutte pour s’approprier les mots et les imposer. Pouvez-vous revenir sur la place qu’occupe la culture dans la création d’une hégémonie chez Gramsci ?

Nathan Sperber – Pour répondre à cette question, il faut revenir sur la notion d’hégémonie elle-même. L’hégémonie a trait à quelque chose de plus vaste qu’une dynamique qui opère dans la sphère de la culture. Fondamentalement, c’est une manière d’exercer le pouvoir dans une société et par là même de transformer cette société. C’est une relation qui opère entre ceux qui exercent le pouvoir et l’ensemble de la société, et qui parvient, dans une certaine mesure, à faire consensus, à arrimer les gouvernés à un projet politique d’ensemble.

L’hégémonie est donc quelque chose qui met en jeu toutes les grandes dimensions de la vie sociale : le pouvoir politique – le rapport entre État et société -, la vie économique – ce que les marxistes appellent les “relations de production” -, et enfin le domaine de la vie culturelle et de l’idéologie. Ce dernier domaine est animé par les intellectuels de métier et est aussi marqué par la parole étatique. Ces discours viennent également irriguer ce que Gramsci appelle le “sens commun”.

L’hégémonie embrasse donc la culture au sens large. Elle s’appuie sur la culture de l’État, la culture des intellectuels, et la culture populaire. Cette dernière prend la forme de conceptions de la vie présentes au sein des grandes masses de la société. Néanmoins, si l’hégémonie repose sur un travail culturel, elle ne s’y réduit pas: une équivalence entre ambition hégémonique et “combat culturel” rend imparfaitement compte de ce qu’est l’hégémonie. L’hégémonie, c’est un tout qui rassemble des dimensions idéologiques, politiques, économiques. La culture est l’une de ces dimensions.

LVSL – Quelle place prend alors le “bloc historique” dans la construction de l’hégémonie ? Quels rapports entretiennent la culture et les structures matérielles ?

Nathan Sperber – Le bloc historique permet à Gramsci de penser la façon dont la société forme un tout. Une société se fonde sur les relations entre les différentes sphères de la vie sociale. Ces sphères s’articulent tout en préservant leur autonomie relative. L’idée du bloc historique vient à Gramsci alors qu’il cherche à retravailler les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure pour penser les rapports entre les différentes sphères, ou les différents niveaux, de la vie sociale. Tel niveau n’est pas strictement déterminé par tel autre, ils sont interdépendants et relativement autonomes.

Si on reprend à son compte cette conception du bloc historique, on en vient à l’idée qu’il y a des blocs historiques qui donnent lieu à des hégémonies affirmées, d’autres à des dynamiques de désintégration hégémonique voire de reconstruction hégémonique selon les sociétés et les époques. Le bloc historique est presque une méthodologie, l’exigence d’appréhender la société comme un tout. L’hégémonie s’incarne ainsi dans des configurations concrètes d’un bloc historique à un autre.

LVSL – Chez Gramsci, la “crise organique” semble avoir trois issues possibles : la solution “césariste”, le “transformisme” et le passage du capitalisme à une autre forme d’organisation du social. Qu’est ce qui détermine ces trois solutions ?

Nathan Sperber – Ce n’est pas aussi simple. Ces trois solutions ne sont pas des propositions exprimées en termes systématiques ou exhaustifs, tout simplement parce que Gramsci écrivait en prison dans des conditions où il ne s’était jamais mis en tête de produire une œuvre définitive, comme un livre ou un traité historique ou théorique. Au contraire, il additionnait des notes qu’il voyait souvent comme préparatoires à de futurs ouvrages. Ceci explique le côté inachevé mais aussi ouvert de son propos : il n’offre pas de définitions arrêtées des notions de crise organique, de transformisme et de césarisme.

Par exemple, en plusieurs endroits des Cahiers de prison, Gramsci utilise la notion de transformisme. Il le fait d’abord dans un sens réduit pour dire les évolutions de la vie politique italienne dans les décennies suivant le Risorgimento, qui voient des personnalités situées tantôt à gauche et tantôt à droite au parlement s’agréger dans une succession de coalitions centristes. La notion est alors limitée aux dynamiques de la vie parlementaire. Mais il lui arrive de l’utiliser aussi dans un sens plus large : le transformisme ne reflète plus alors l’évolution des comportements parlementaires, mais une transformation de plus grande ampleur, en lien avec ce qu’il appelle la “révolution passive”. Dans ce dernier sens, le transformisme est le processus qui voit des éléments épars de la société, notamment des intellectuels au sens le plus large, se rallier progressivement, de façon individuelle, ou « moléculaire », à l’ordre social.

Quant à la crise organique, c’est la crise des relations organiques de la société. Gramsci fait sienne la lecture marxiste. Pour lui, les rapports les plus structurants sont ceux entre capital et travail, entre les deux classes fondamentales que sont la classe capitaliste (la bourgeoisie) et la classe ouvrière (le prolétariat). La notion de crise organique ne peut que signifier une crise où ces rapports sont en voie de se renverser, même si cette crise peut durer des décennies. Autrement dit, c’est une crise qui amène à un point de basculement possible les rapports fondamentaux du mode de production.

« Il faut résister à la tentation de voir des crises organiques un peu partout aujourd’hui. »

Une crise organique, qu’il faut bien savoir distinguer d’une crise conjoncturelle, a comme symptôme une crise de l’autorité et une crise de la représentation. Elle survient lorsque les forces politiques établies, c’est-à-dire les organisations politiques de la bourgeoisie, n’arrivent plus à représenter les masses. C’est en de tels moment que les organes de l’État et l’administration semblent flotter au-dessus de la société, parce que les partis politiques perdent leur rôle de médiation entre la société et l’État.

Gramsci évoque alors la possibilité d’une voie césariste, d’une reprise en main plus ou moins militarisée du pouvoir. Cela correspond à l’irruption d’une personnalité forte qui, en prenant le pouvoir, n’exprime pas tant ses propres qualités intrinsèques que la crise foncière de l’ensemble du bloc historique. Gramsci évoque également des cas de césarisme collectif. Par exemple, le gouvernement d’union nationale entre les Conservateurs britanniques et une partie du Labour dans les années 1930.

La crise organique dure dans la mesure où l’alternative, la possibilité d’un monde nouveau porté par le prolétariat, n’arrivent pas encore à éclore. On est dans un entre-deux, dans ce qu’il appelle un “interrègne”. Il y a une citation célèbre de Gramsci sur l’interrègne et les symptômes morbides de celui-ci. Dès qu’il y a une crise organique et que le nouveau ne peut pas naître, que le prolétariat n’est pas encore prêt – par l’intermédiaire du “Prince moderne”, c’est-à-dire du Parti communiste – à assumer le pouvoir d’État et à exercer une nouvelle hégémonie, le pouvoir de la classe bourgeoise et son expression politique se fragilisent. Cela peut entraîner un enchaînement de césarismes et de coups d’État. Le pouvoir se durcit. Il s’exerce de plus en plus sans le consentement des grandes masses. C’est le passage de l’hégémonie à la domination, d’un pouvoir éthico-politique qui arrive à persuader les grandes masses à un pouvoir coercitif, dominateur et dictatorial.

Chez Gramsci, la crise organique est la crise des structures les plus fondamentales de l’ordre social. Par ailleurs, des déstabilisations politiques peuvent également avoir lieu dans des contextes de crises conjoncturelles et non organiques. Par exemple, le passage d’une économie capitaliste fordienne à une économie capitaliste néolibérale représente une transformation d’ampleur, qui se manifeste aussi par des évolutions de la vie politique, mais qui reste interne au capitalisme. Ce changement peut se penser en termes de transition conjoncturelle, de crise conjoncturelle de la société capitaliste. De tels épisodes conjoncturels sont en mesure de provoquer, eux aussi, des phénomènes de crise d’autorité voire de césarisme.

La distinction entre crise conjoncturelle et crise organique est importante. A mon avis il faut résister à la tentation de voir des crises organiques un peu partout aujourd’hui. On parlera surtout de crise organique au sens gramscien si l’on considère que le capitalisme est arrivé à un point où son effondrement prochain est à l’horizon. Il faut être prudent avec ces notions si on veut rester proche du sens marxiste que Gramsci leur donne.

LVSL – Gramsci apprécie les métaphores guerrières pour analyser les tenants et les aboutissants des crises politiques. Il utilise notamment les concepts de “guerre de mouvement” et de “guerre de position”. Comment l’articulation entre ces deux concepts s’effectue-t-elle ?

Nathan Sperber – Les métaphores militaires sont effectivement très fréquentes chez Gramsci. Cet usage est courant dans sa génération. Celle-ci se mêle de politique à la sortie de la Première Guerre mondiale. Pour elle, les questions militaires ont pu être vécues dans la chair. Par ailleurs, Gramsci appartient à un camp politique en Italie qui prend comme modèle la Révolution d’Octobre. Celle-ci a pris la forme d’un assaut sur le Palais d’hiver, un assaut de type militaire, même s’il n’y a pas eu de bataille de grande ampleur ce jour-là. La lecture militaire peut s’appliquer à la Révolution bolchevique, à laquelle succède justement une guerre civile. Les questions militaires sont donc des questions très concrètes pour des communistes des années 1920 comme Gramsci, pour qui l’éventualité du combat révolutionnaire armé était une évidence.

C’est dans ce contexte que Gramsci reformule la distinction entre guerre de mouvement et guerre de position, distinction qui existait dans la stratégie militaire européenne depuis longtemps. En 1914, les états-majors, de façon erronée, tablent sur une guerre de mouvement, d’où la nécessité de mobiliser les troupes au plus vite. C’est ce que les états-majors allemand et français ont tenté de faire, pour se retrouver finalement dans une très longue guerre de tranchées : une guerre de position. En ce qui concerne l’Italie, il y a même une résonance plus immédiate. Pendant la Première Guerre mondiale, l’un des dirigeants militaires italiens, Luigi Cardona, lance des offensives contre les troupes autrichiennes qui se soldent par des échecs à répétition puis par la déroute de la bataille de Caporetto.

Gramsci invoque ces éléments pour aborder la question de la stratégie des révolutionnaires en Europe. Il établit un contraste entre ce qu’il appelle la révolution à l’Est et la révolution à l’Ouest. La révolution à l’Est est la révolution bolchevique. Si la révolution bolchevique a réussi, la révolution en Europe de l’Ouest donne lieu à une succession d’échecs au sortir de la guerre : échec du Biennio Rosso [ndlr, les deux années rouges qui font suite au soulèvement des ouvriers de Turin], échec de la révolution spartakiste en Allemagne, échec de la révolution des conseils en Hongrie.

Introduction à Antonio Gramsci au format Les Repères, éditions La Découverte.

Face à ce constat, Gramsci essaie de comprendre en quoi les structures foncières des sociétés sont différentes et appellent des réponses différentes de la part des révolutionnaires. Il constate qu’à l’Est, la guerre de mouvement prévalait parce que le pouvoir était entièrement concentré dans l’État tsariste, la société civile était faible. La bourgeoisie industrielle russe, avant la Première Guerre mondiale, commence à se développer, mais n’atteint pas le niveau démographique ni bien sûr le niveau de sophistication institutionnelle des classes bourgeoises occidentales. Dès lors, puisque le pouvoir dans la société est principalement concentré dans l’État tsariste, faire tomber cet État c’est prendre le pouvoir.

En Europe de l’Ouest la situation est différente. Sa propre expérience du combat politique, ses réflexions sur l’histoire européenne, sur le développement de la société bourgeoise à la suite de la Révolution française au XIXème siècle, amènent Gramsci à mettre au premier plan le fait que le pouvoir, dans les sociétés de l’Ouest, se réfracte non seulement dans ce qu’il appelle la société politique, dans l’État et ses instruments d’administration et de répression, mais aussi dans la société civile. La société civile, selon lui, comprend les grandes institutions qui structurent la vie culturelle et idéologique : les journaux, les médias au sens le plus large, les écoles, les universités, les religions organisées, etc. Toutes ces institutions sont des sites de pouvoir, qui ont la particularité de ne pas s’appuyer directement sur la force policière ou militaire. C’est là où s’engendre la dimension idéologique de l’hégémonie : le consentement, la persuasion permanente de populations entières qui adhèrent ainsi à un ordre établi.

L’idée de guerre de position est l’idée que la révolution est un combat qui ne peut pas seulement viser un assaut sur l’État comme ce qui a pu réussir dans les circonstances exceptionnelles de la Révolution bolchevique. Ce doit être une ambition de prendre le pouvoir de façon générale dans la société. Cela implique d’investir l’ensemble des sites du pouvoir. C’est le combat des ouvriers au point de production, dans les entreprises, par les grèves. C’est également le combat pour investir les lieux du pouvoir idéologique dans la société, ce que Gramsci appelle les “appareils hégémoniques”.

Il est important de noter que, chez Gramsci, le domaine de l’idéologie n‘est pas quelque chose qui existe purement au niveau des discours mais que c’est quelque chose qui est vraiment ancré dans les institutions que sont les écoles, les universités, les grands journaux, les maisons d’édition, etc. En somme, tout ce par quoi, à l’époque, la culture est produite, se diffuse et résonne dans l’ensemble plus vaste qu’est la société.

« Le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut. »

La guerre de position est une guerre qui cherche à investir ce terrain-là. C’est une guerre lente, une guerre de siège et non une guerre d’assaut. Elle consiste à essayer d’influer sur ces institutions ou à créer de nouvelles institutions pour prendre l’ascendant sur les appareils hégémoniques existants. C’est une guerre de très longue haleine, dans laquelle le mouvement ouvrier, le mouvement communiste, se lance avec peu d’armes à sa disposition, puisque c’est un mouvement qui, par définition, ne domine pas les institutions culturelles dominantes de la société bourgeoise.

Il y a une correspondance très forte entre guerre de position et hégémonie chez Gramsci. Une guerre de position est nécessaire parce que l’hégémonie justement se construit à la fois dans les sphères économique, politique et culturelle. Pour se construire dans tous les grands domaines de la société, elle a besoin de réserves infinies d’efforts, de patience et d’ingéniosité.

Cependant, ce serait une erreur de penser que Gramsci met pour autant une croix sur la guerre de mouvement dans les sociétés d’Europe de l’Ouest. Ce qu’il propose plutôt, c’est de faire de la guerre de mouvement un complément nécessaire à la guerre de position au sens où, dans tout processus de prise de pouvoir par un mouvement en scission avec la société établie, il y a des moments où l’assaut se justifie, où il s’agit de prendre l’État. Seulement, il ne faut pas simplement se concentrer là-dessus. Le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut. C’est d’ailleurs le reproche que Gramsci fait à Georges Sorel et même à Rosa Luxembourg dans le pamphlet Grève de masse, parti et syndicat tombe dans le piège du volontarisme.

LVSL – Autre concept central dans la pensée gramscienne : le “sens commun”. On peut le mettre en rapport avec le rôle qu’entretient l’imaginaire de l’adversaire dans la construction d’une hégémonie. Quelle place attribuer à ce concept dans le corpus théorique gramscien ?

Nathan Sperber – Le sens commun est central chez Gramsci, qui fait reposer toute sa pensée du politique sur l’expérience quotidienne des êtres humains. Le sens commun, c’est l’ensemble des conceptions les plus fondamentales par lesquelles tous les individus de la société perçoivent et interprètent leur environnement, leur société et leur propre personne. Ce sont les idées les plus répandues, les plus communes par lesquelles on se situe soi-même dans la société.

Pour Gramsci, l’action politique est précisément ce qui transforme les conditions de vie élémentaires en société, transformation réalisée par des êtres humains sur la base de certaines de leurs conceptions critiques. Il s’inspire ici des idées du jeune Marx sur la centralité de la praxis, l’activité critico-pratique. C’est l’activité humaine pensée, concrète, critique vis-à-vis de l’environnement, qui est le fondement de toute transformation sociale. Il faut partir de là. C’est une pensée du politique qui ne procède pas du haut de la société, qui ne part pas de l’État ou d’une avant-garde mais qui cherche à situer les fondements de la politique dans les pratiques quotidiennes, dans la façon dont les êtres humains sont capables, au niveau le plus élémentaire, d’appréhender leur environnement et d’agir sur lui.

LVSL – Comment le parti doit-il se positionner vis-à-vis du sens commun ?

Nathan Sperber – Gramsci fait sienne la conception marxiste selon laquelle la révolution dans les relations de production doit s’appuyer sur la formation d’une classe sociale, d’un acteur collectif de transformation qui est le prolétariat. Chez Marx comme chez Gramsci, la révolution n’est pas le fait d’une clique, d’un groupe ou d’une élite, mais bien d’une classe, le prolétariat, organisée en parti.

La question se pose alors des rapports entre le parti, la classe et le reste de la société. Même si c’est une classe qui est l’acteur principal de la révolution, celle-ci, dans une visée hégémonique, doit embrasser d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la société. Cela amène aussi à la question du sens commun. Dans quelle mesure, les activités, les positions du parti peuvent-elles être en résonance avec le sens commun de différents groupes sociaux ? Et comment le parti lui-même peut-il essayer de transformer le sens commun ?

Gramsci évoque notamment la nature des liens à entretenir entre la direction du parti et le sens commun des ouvriers. Il parle à ce sujet d’un mouvement de va-et-vient, d’une « philologie vivante ». Les idées mises en avant par le parti doivent trouver une résonance dans le sens commun de la base. Ces idées se voient du même coup transformées au contact du sens commun, qui va imprimer ses demandes et ses aspirations sur la direction du parti. Une correspondance, qui est tout sauf statique, entre la ligne du parti et le sens commun est donc nécessaire.

L’espoir de Gramsci est que le marxisme, ce qu’il appelle la philosophie de la praxis, puisse pénétrer le sens commun dans le cadre d’une révolution de ce dernier. La philosophie marxiste doit devenir vie. Elle doit irriguer le sens commun d’une classe sociale qui doit ensuite représenter la force active et fondatrice d’une action révolutionnaire, porteuse d’une nouvelle hégémonie.

C’est exceptionnellement ambitieux de la part de Gramsci d’espérer ainsi qu’une philosophie devienne vie et se transforme, entraînant parti et masses dans une révolution qui soit simultanément économique, politique et culturelle et qui fonde une nouvelle hégémonie. C’est une ambition qui vise bien au-delà de la seule prise de pouvoir sur l’État.

LVSL – L’intellectuel joue un rôle très important d’articulation entre le parti et les masses. Quelle conception Gramsci a-t-il du rôle de ces intellectuels dans la vie politique et quel rôle doivent-ils jouer dans la réforme intellectuelle et morale qu’il appelle de ses vœux ?

Nathan Sperber – Gramsci se pose, pour son temps, la question de l’intellectuel révolutionnaire qui est un intellectuel communiste. Par ailleurs ses réflexions historiques le conduisent à faire une distinction entre l’intellectuel « traditionnel » qui relève de la longue durée européenne et qui n’est pas attaché à un groupe social ou à une classe particulière – c’est par exemple le clerc, l’ecclésiastique tel qu’il pouvait exister pendant le Moyen-Âge et après – et d’un autre côté, l’intellectuel « organique » qui, par ses idées, accompagne la montée en puissance et l’hégémonie d’une classe. Il a en tête, surtout, l’exemple de la société bourgeoise et de l’intellectuel organique qui accompagne son développement au XIXe siècle. Cet intellectuel organique de la bourgeoisie au XIXe siècle peut avoir différents avatars, de Guizot à Zola. Gramsci appelle ces intellectuels l’autocritique vivante de la classe bourgeoise.

Il donne aussi une définition très large de l’intellectuel. Chez lui ce qualificatif n’englobe pas seulement les écrivains et les penseurs, mais comprend aussi les maîtres d’école, les membres de la haute fonction publique qui pensent les questions et agissent en conséquence, même les hauts gradés militaires, qui sont aussi selon lui amenés à exercer une fonction intellectuelle dans la société au sens où ils reprennent des idées et des doctrines pour les déployer dans leur domaine propre. Ce sont tous ces intellectuels organiques de la société bourgeoise qui ont pensé, chacun à leur manière et en temps réel, l’évolution de cette société.

Les intellectuels organiques ne sont pas seulement la mouche du coche de la classe dominante, ce sont des « persuadeurs permanents », des personnes qui insufflent une énergie et une conscience de soi dans l’ordre politique. Ils donnent vie à l’hégémonie. C’est par l’action de ses intellectuels, et parce qu’elle ne se réduit pas à une exploitation nue de la classe ouvrière par le capital, que la société bourgeoise jouit d’un tel pouvoir d’attraction. Cette société produit non seulement des biens industriels mais aussi des contenus culturels très variés qui peuvent se diffuser, se réfracter dans la société, « faire société » et ainsi contribuer à la construction d’une hégémonie.

Gramsci voudrait que le Parti communiste, qu’il appelle en référence à Machiavel le “Prince moderne”, soit peuplé d’intellectuels organiques du prolétariat, tel qu’il se considère lui-même. Il souhaite que la classe ouvrière qui, a priori, n’est pas composée de personnes ayant accès aux institutions élitaires, puisse par l’intermédiaire de son parti former des intellectuels organiques. Ces intellectuels doivent permettre au parti de penser son action avec un degré supérieur de perspective historique, comme ils doivent animer la relation d’échanges constants, de va-et-vient et de philologie vivante du parti avec le sens commun.

L’intellectuel organique doit aussi assumer la jonction entre une classe et — puisqu’il faut construire l’hégémonie au-delà d’une classe — toute une société. Cela fait de lui la charnière de l’hégémonie, qui vise justement à articuler la montée en puissance d’une classe fondamentale à travers les domaines économique, politique et culturel.

L’intellectuel organique joue donc un rôle essentiel chez Gramsci. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est un intellectuel qui est organique parce qu’organiquement lié à un mouvement plus large, porté par une classe sociale révolutionnaire.

LVSL – Dans les Cahiers de prison, on remarque une certaine fascination pour le jacobinisme. Comment peut-on expliquer cette admiration pour la période révolutionnaire française ?

Nathan Sperber – La façon dont Gramsci interprète la Révolution française en général et son épisode jacobin en particulier alimente ses réflexions sur l’hégémonie. À ses yeux, cet épisode est l’illustration la plus retentissante de la construction d’une hégémonie bourgeoise naissante. Il souligne également un contraste entre le projet politique jacobin et ce qui a eu lieu pendant le Risorgimento et l’édification politique de l’État italien unifié à la fin du XIXe siècle.

Pour Gramsci, la Révolution française voit à ses débuts l’ascendant d’intérêts commerciaux, incarnés par les Girondins, dont l’horizon est limité par leur positionnement économique dans la société française de l’époque. Les Jacobins relèvent aussi à leur manière d’un groupe social délimité, ce sont des membres du Tiers-État, par exemple des avocats, ils dessinent une sociologie bien définie. Cependant – et c’est pour cela que Gramsci les admire et voit en eux une force hégémonique de l’époque – les Jacobins tiennent un discours et portent un programme de transformation politique qui va bien au-delà de leurs simples intérêts de groupe ou même de classe. Ils incarnent un projet politique qui dépasse les intérêts de la proto-bourgeoisie française telle qu’elle pouvait exister à l’époque, en s’adressant aussi au peuple parisien des ateliers et aux paysans. Les Jacobins défendent une répartition des terres agricoles la plus égalitaire possible. Ils mobilisent des pans entiers de la population dans les guerres révolutionnaires. Ils parviennent en somme, à l’intérieur d’une dynamique révolutionnaire très serrée dans le temps, à attirer vers eux, à intégrer dans leur programme, des grandes masses populaires. Aux yeux de Gramsci c’est le moment le plus remarquable et le plus admirable de toute la séquence révolutionnaire française. C’est un épisode durant lequel un groupe particulier, les Jacobins, a su se projeter en-dehors de lui-même et universaliser ses intérêts pour construire une hégémonie.

A l’inverse, ce que déplore Gramsci dans la trajectoire de la construction politique italienne à la fin du XIXe siècle, c’est que ceux qui ont unifié l’Italie lors du Risorgimento n’ont jamais atteint la capacité des Jacobins à embrasser les masses dans un projet politique. Le Risorgimento est un processus politique qui s’est joué au niveau des gouvernants du royaume de Piémont-Sardaigne et d’acteurs politiques socialement privilégiés – les Modérés de Cavour, le parti dit de l’Action de Mazzini et de Garibaldi – mais qui a laissé dans une grande passivité les masses paysannes. Gramsci voit donc un contraste très révélateur entre la passivité des masses paysannes italiennes, qui représentaient la grande majorité de la population à l’époque, et la mobilisation de la population française durant l’épisode jacobin de la Révolution. C’est ce qui l’amène à parler d’hégémonie pour le jacobinisme et de révolution passive pour le Risorgimento.

Gramsci n’admire pas tant les Jacobins pour leurs discours, pour leurs doctrines, que pour leur ambition d’hégémoniser une société entière par des actions concrètes de transformation de cette société. Pour lui, le jacobinisme a été quelque chose d’extrêmement porteur dans une conjoncture particulière du passé : l’avènement d’une hégémonie bourgeoise. En revanche, le jacobinisme n’est pas selon lui une cause qui doit être récupérée ou revendiquée à sa propre époque, où le contexte est devenu celui de l’opposition du prolétariat révolutionnaire à la société capitaliste. Le programme politique des Jacobins a perdu son actualité et est même devenu réactionnaire avec le changement d’époque. L’horizon politique de Gramsci est bien celui de la révolution communiste.

LVSL : Gramsci a beaucoup écrit sur la question méridionale, sur le sous-développement du Sud de l’Italie et sa mauvaise intégration dans l’ensemble national. Comment analyse-t-il cette construction inachevée de la nation italienne ?

Nathan Sperber – Le Risorgimento représente une transformation radicale du champ politique italien. En même temps, il laisse des grandes masses hors du jeu politique : en particulier les paysans, qui sont peu éduqués et qui souvent ne savent parler que leur dialecte local. Jusqu’à l’époque de Gramsci, les paysans restent beaucoup plus nombreux que les ouvriers en Italie. Le sens commun populaire est par ailleurs tributaire ce cette trajectoire historique durant laquelle les grandes masses ont été laissées largement passives.

Il y a ensuite, au sortir de la Première Guerre mondiale qui a envoyé au front des paysans comme des ouvriers, l’expérience du Biennio Rosso, des grandes grèves industrielles à Turin, notamment dans les usines Fiat. Les ouvriers turinois eux-mêmes ont souvent des origines rurales. Gramsci durant les années 1920 tente d’identifier les limites du Biennio Rosso, de comprendre pourquoi ce mouvement n’a pas su entraîner une révolution. Il observe par exemple que le regard des ouvriers sur les événements restait pétri de notions conservatrices, elles-mêmes juxtaposées à des aspirations au changement. Ce qui illustre accessoirement le caractère jamais parfaitement cohérent du sens commun, qui est en pratique un mélange d’idées conservatrices et de désirs de transformation. Mais une autre raison plus fondamentale de l’échec du Biennio Rosso, affirme Gramsci, est que les masses paysannes italiennes n’ont pas rejoint les ouvriers dans la lutte. Leur potentiel d’action politique s’est trouvé neutralisé par le fonctionnement propre de l’ordre politique italien.

Gramsci tente donc de dessiner les dynamiques d’une société italienne qui est en ébullition dans les villes et qui commence à se disloquer dans les campagnes à la suite de l’expérience de la Première Guerre mondiale. Il doit aussi faire le constat que les ouvriers italiens, et son propre parti, ne sont pas encore en mesure de porter un mouvement qui puisse faire le lien, la jonction entre le côté urbain et le côté rural, entre ouvriers et paysans.

À ce sujet, il écrit un texte, peu de temps avant son emprisonnement : Quelques thèmes de la question méridionale. Il y traite de la question méridionale par le prisme de la stratégie politique. Il y jette aussi les bases de la notion d’hégémonie qu’il développera ensuite dans les Cahiers de prison. Il y interroge la manière de faire ce lien entre le combat ouvrier, le mouvement communiste, qui est très urbain, et les aspirations des masses paysannes italiennes, afin d’arriver à une majorité fondée sur des alliances entre classes et groupes sociaux. Il se demande ce que doit faire le mouvement ouvrier italien pour prétendre à exercer un pouvoir d’attraction vis-à-vis de la société rurale. A cette fin il se livre à un véritable tableau sociologique de l’Italie méridionale, distinguant en particulier trois groupes sociaux. Premièrement, les propriétaires terriens qui sont l’élite traditionnelle de l’Italie méridionale: s’ils sont si puissants, c’est que l’Italie n’a pas connu de redistribution égalitaire des terres comme en France au moment de la Révolution. Deuxièmement, ceux qu’il nomme les petits intellectuels de l’Italie rurale : les instituteurs, les apothicaires, les notaires de village, etc. Troisièmement, les paysans qui sont la vaste majorité.

Gramsci s’interroge donc : comment les paysans pourraient-ils être amenés à mettre en résonance leurs aspirations avec le mouvement ouvrier des villes, et comment le mouvement ouvrier lui-même, donc le Parti communiste, doit-il agir envers les paysans et transformer son discours dans cette visée ? C’est toujours un va-et-vient, ce n’est jamais un parti qui va réussir à attirer comme par alchimie un autre groupe. Cela se fait par des réponses concrètes apportées à des aspirations concrètes. Gramsci pose aussi la question suivante : comment faire pour que ces intellectuels de village, qui ne sont pas des intellectuels organiques de quelque hégémonie que ce soit, mais plutôt des intellectuels traditionnels, au sens où il y a toujours eu ces sortes de couches intermédiaires dans l’Italie rurale, puissent trouver leur compte dans une transformation sociale qui serait portée par le mouvement ouvrier ? C’est pour lui un enjeu crucial car ces petits intellectuels à la campagne, s’ils devaient se rapprocher collectivement de la cause communiste, et prendre parti pour les paysans contre les propriétaires terriens, seraient en mesure de renverser entièrement les rapports sociaux dans l’Italie rurale.

LVSL : Gramsci connaît un regain d’intérêt ces derniers années. C’est une des références d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et des intellectuels populistes comme Iñigo Errejón. Peut-on considérer que le populisme démocratique est un héritage de la pensée gramscienne ?

Nathan Sperber – Il y a un héritage au sens où ces nouveaux mouvements politiques décrits comme populistes font appel aux idées de Gramsci et à des pensées qui s’inspirent de ce dernier. Parfois leurs cadres et leurs dirigeants trouvent une inspiration directe dans la lecture de ces textes. De ce point de vue-là, il y a un héritage intellectuel indéniable. Cependant, il existe des différences importantes entre la formulation de ces idées populistes et les propos de Gramsci lui-même. Donc s’il y a bien inspiration, on peut aussi souvent parler de révision voire de déformation des idées de Gramsci.

A mon avis il n’y a pas de correspondance intime entre les idées et les objectifs originels de Gramsci et ce qui se dit et se fait dans les mouvements populistes d’aujourd’hui. D’ailleurs, les personnes lucides au sein de ces mouvements le savent très bien et assument sans difficulté le fait de trouver une inspiration dans Gramsci tout en cherchant à transformer, à réviser certains aspects de sa pensée pour les combats politiques actuels. Je ne dis pas que c’est illégitime, c’est à examiner et à discuter au cas par cas.

Le contraste le plus flagrant entre la pensée de Gramsci et les idées des mouvements populistes actuels réside dans le fait que ces derniers récusent explicitement la conception marxienne de la lutte des classes. Les populistes rejettent l’idée qu’il y a principalement deux classes en lutte qui sont le prolétariat et la bourgeoisie. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont très clairs sur ce point, ils écrivent que la primauté de la lutte des classes n’est plus d’actualité. Or, on sait que Gramsci structurait toute sa pensée dans ces termes-là. Chez Gramsci, le Prince moderne est le parti du prolétariat, l’intellectuel révolutionnaire est l’intellectuel organiquement lié au prolétariat, et ainsi de suite.

La seconde différence, c’est que les penseurs populistes prennent plus largement leurs distances avec l’analyse structurelle du capitalisme. Ainsi Mouffe et Laclau, dans leur ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, proposentune conception radicalement constructiviste du politique, où les intérêts, au lieu de préexister au moment politique, au lieu d’être ancrés dans les rapports de production, dans la vie économique, dans des relations d’exploitation, dans des relations de travail, sont entièrement tributaires de la sphère du discours et de la construction à laquelle ils peuvent donner lieu dans cette sphère.

Je leur ferais la critique de tout aplatir sur le moment discursif ou idéologique. C’est aussi abandonner la façon dont Gramsci pensait le bloc historique. Mouffe et Laclau évoquent le bloc historique en lui donnant une portée beaucoup plus réduite comparé au propos de Gramsci, chez qui toute l’hégémonie s’articule sur l’interdépendance entre ce qui se passe dans la sphère économique, dans la sphère politique et la sphère culturelle. Dans la pensée de Mouffe et Lacau, il y a la volonté d’affirmer que les catégories essentielles de la politique sont construites, que ce sont les discours qui les construisent et que c’est là qu’il faut s’investir entièrement. Or, on pourrait très bien renoncer à l’idée que le ressort foncier du politique dans la société est la lutte des classes entre prolétariat et bourgeoisie, tout en continuant à fonder sa réflexion critique sur une analyse structurelle de l’économie, ce que Mouffe et Laclau ne font pas.

Je ne veux pas suggérer que le domaine économique détermine de façon univoque ce qui se passe dans la sphère politique, ce serait du déterminisme vulgaire. Mais quant à cet aspect important des rapports entre l’économique et le politique, j’ai parfois l’impression, justement, que les mouvements populistes flottent un peu. Tantôt, ils sont partisans de la ligne la plus iconoclaste, celle formulée par Mouffe et Laclau dans les années 1980, qui consiste à dire que les intérêts sont avant tout construits discursivement. Pourtant, les militants, les cadres, les dirigeants des mouvements populistes vont aussi souvent admettre que leur ascension est tributaire d’une conjoncture socio-économique particulière, la crise de 2008 en particulier, et plus largement de transformations du capitalisme depuis plusieurs décennies. Ce qui revient peut-être à accepter en creux l’idée que les intérêts sont toujours pour partie économiquement structurés. A titre personnel, en tout cas, je pense qu’il est assez dommageable de renoncer à l’analyse structurelle ou organique du capitalisme et d’axer entièrement son combat sur les discours politiques, sur la bataille des mots dans le champ politique.

Le troisième contraste entre les idées de Gramsci et les théories du populisme a trait au rôle du parti. Chez Gramsci, justement parce qu’il y a une classe sociale révolutionnaire qui vise à construire une hégémonie dans la société, il y a aussi une organisation qui est portée par cette classe sociale et qui agit en son nom : le parti. Ce parti est organisé et hiérarchisé. Gramsci fait d’ailleurs appel à une métaphore militaire pour décrire son fonctionnement : il y a l’état-major en haut qui se compose des dirigeants ; il y a les sous-officiers qui sont les cadres du mouvement ; et il y a les soldats qui sont tous les autres membres de l’organisation. Chez Gramsci, alors même qu’il y a nécessairement un va-et-vient entre la ligne du parti et les aspirations des masses, il y a aussi toute une organisation hiérarchisée. Sur cet aspect-là Gramsci trouve clairement une inspiration chez Lénine.

Un tel modèle du parti est absent chez Mouffe et Laclau, qui font au contraire l’éloge d’une plus grande horizontalité, d’une convergence d’aspirations disparates, sans que l’une prime sur l’autre dans un rapport de priorité établie des luttes. L’idée centrale chez Gramsci du rôle dirigeant d’une élite politique est aussi largement évacuée chez Mouffe et Laclau. La notion même d’élite en politique peut apparaître conservatrice ou réactionnaire mais Gramsci fait néanmoins le choix de se l’approprier. A son époque les théories élitistes de la société sont associées à des penseurs influents comme Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Robert Michels. Tout en rejetant les thèses de ces penseurs, qui n’ont rien de démocratique, Gramsci se pose comme eux la question de la fonction dirigeante en société. Seulement, cette fonction dirigeante, il l’ancre dans le parti, et le parti, il l’ancre dans la classe.

Dernier contraste, et non des moindres, entre les idées de Gramsci et les stratégies populistes actuelles : le rapport à la légalité et aux institutions électorales. Il me semble qu’aujourd’hui, pour des raisons qui se comprennent sans doute, les mouvements populistes en Europe affichent un attachement absolu à la légalité électorale.

Gramsci, quant à lui, dirigeait un parti qui était persécuté et réprimé de la façon la plus violente et arbitraire qui soit par le fascisme, à une époque où il arrivait aux communistes en Europe de se battre physiquement et d’être tués par leurs adversaires. Après l’arrivée de Mussolini au pouvoir en Italie, les activités de son parti deviennent largement clandestines. Dans le même temps, il continue à jouer son rôle de député jusqu’à son arrestation en 1926. Gramsci était donc amené à penser ensemble l’action politique institutionnelle et extra-institutionnelle, à ciel ouvert et souterraine, légale et illégale.

Cette double perspective fait écho à la complémentarité entre guerre de position et guerre de mouvement. La première amène à investir les sphères existantes du pouvoir, les institutions légales de la société. La seconde, selon la façon dont on l’interprète, peut laisser la porte ouverte à l’action militaire ou violente. Au yeux de Gramsci, qui restait un grand admirateur de Lénine et de la Révolution d’Octobre, il ne faisait pas de doute que le Prince moderne pouvait être appelé, selon les exigences de la conjoncture, à agir illégalement et violemment. Aujourd’hui, on se pose moins ces questions, du moins au sein des mouvements populistes qui aspirent à prendre le pouvoir.

Conférence “Gramsci et la question de l’hégémonie”, le 15 juillet 2018, à l’Université d’été de LVSL avec Nathan Sperber et Marie Lucas, présentée par Antoine Cargoet. 

Propos recueillis par Antoine Cargoet, retranscription réalisée par Marie-France Arnal.


 

Introduction à Antonio Gramsci, George HOARE, Nathan SPERBER. Editions La Découverte, Collection Repères, 2013, 128p, 10€

 

 

Mouvement, parti et pouvoir populaire

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 © teleSUR

Il semble que les partis politiques n’aient jamais eu aussi mauvaise presse. Réputés temples de la corruption et du carriérisme, gangrenés par les querelles intestines, ils se voient progressivement substituer des formes d’organisation que l’on nomme volontiers « mouvements ». Autrefois largement cantonné à la droite, ce refus du parti se répand dangereusement à gauche, sous diverses formes parfois purement nominales mais souvent accompagnées de conséquences pratiques bien réelles et fondées sur des doctrines accordant une place démesurée au rôle politique des affects. A l’heure « d’Aufstehen ! » et de la France Insoumise, revenir sur le rôle de la raison en politique ainsi que sur la fonction historique des partis et sur les mécanismes de dépossession doit nous permettre d’insister sur l’importance fondamentale d’organisations structurées et démocratiques orientées vers la prise de pouvoir des classes populaires. Par Mathis Bernard.


Chacun a en tête des exemples fameux de partis ouvriers et populaires qui ont marqué l’histoire, au premier rang desquels l’énorme Parti Communiste Français, qui compta jusqu’à 700 000 membres revendiqués à la fin des années 70. Ces organisations massives et hiérarchisées ont fasciné les sociologues : quantités de travaux leur sont consacrés, et les premiers ouvrages de sociologie politique étaient dédiés à ces organisations entièrement nouvelles et jugées caractéristiques de la modernité politique. Certaines, comme le PCF, ont acquis une influence sociale telle que leur capacité à modeler les croyances et les comportements, à forger les individus, était comparable à celle de l’Église catholique. A titre d’exemple, certaines communes de la fameuse « ceinture rouge » parisienne ont connu, à quelques époques, des taux d’abstention inférieurs à ceux des quartiers bourgeois, traduisant un rôle d’intégration politique capable de renverser jusqu’aux tendances statistiques les plus lourdes. De même, la SFIO (l’ancêtre du PS) et surtout le PCF ont été en mesure de propulser une masse considérable d’ouvriers et d’employés jusqu’aux plus hautes instances législatives, atteignant un pic de représentation populaire à l’Assemblée nationale en 1946 avec une centaine de députés. Depuis lors, cette proportion a constamment diminué jusqu’à retrouver aujourd’hui un niveau comparable à celui des premiers années de la République.

Défile du 1er Mai 1937 à Paris (Source : Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis)

Toutefois, il ne s’agit pas de s’attacher à un mot: le parti de masse moderne est avant tout, en ce qui nous concerne, un principe de structuration démocratique et, pourrait-on dire, un ensemble de liens sociaux (ou de “sociation”, aurait dit Max Weber) fédérés dans l’objectif de la réalisation d’intérêts et d’objectifs idéologiques à travers la prise du pouvoir. Dès lors, peu importe, même si cela constitue un critère de définition habituel, qu’un parti participe ou non à des élections: un tel critère est tout à fait dispensable dans la mesure où il ne rend pas compte de la diversité historique des organisations partisanes.

Des organisations politiques telles que la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), qui comptait environ 150 000 membres en 1937, ont joué un rôle comparable d’éducation politique de masse, d’identification et d’action collective démocratique, et ne se présentèrent à un scrutin électoral que dans les circonstances exceptionnelles de la guerre civile espagnole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de la photographie qui a été choisie pour illustrer cet article: la Fédération des Jeunesses Libertaires, qui se rattachera au Mouvement libertaire de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la FAI en 1937, constitue bien la jeunesse d’un “parti” au sens large du terme. Si la CNT ne recrute, comme tous les syndicats ouvriers, que sur des bases de classe, et non en se fondant sur une pure adhésion idéologique, sa fusion avec la FAI et son rapport concret à l’exercice du pouvoir font que l’on ne saurait affirmer nettement qu’il s’agit seulement d’une “confédération syndicale” ou d’un “parti”: nous sommes manifestement face à un cas-limite. La forme du congrès symbolise le principe d’unification démocratique: regroupant des délégués venant de toutes les branches de l’organisation, il permet de dégager une ligne politique stable servant de base aux éventuelles instances exécutives. Nous reviendrons plus tard sur ces questions de fonctionnement interne, qui sont au cœur de la distinction entre organisation partisane et mouvement politique, mais au total, qu’il s’agisse du PCF ou du Mouvement libertaire, ces organisations ont eu pour point commun de participer à une socialisation des masses populaires à la politique moderne, c’est à dire une politique aux enjeux nationaux voire internationaux, donc médiatisée, marquée par les questions idéologiques et les clivages de classes.

A contrario, de nombreux partis conservateurs ont longtemps été de lâches regroupements d’élus notables qui, jouant auparavant sur leur prestige personnel pour obtenir des postes électifs, en furent réduits à se coaliser pour faire face à la puissante mutualisation des moyens politiques et économiques que constituaient les partis républicains et socialistes. Ils n’ont pas joué un rôle de développement d’un pouvoir populaire et d’éducation politique mais bien un rôle essentiellement paternaliste et électoraliste.

On ne saurait que trop souligner à quel point le parti politique sur le modèle socialiste fut la forme par excellence d’une politisation de haut niveau des masses ouvrières. Jouant certes un rôle secondaire par rapport à l’immense porte d’entrée vers l’action politique que représentaient les syndicats ouvriers, ceux-ci ont souvent constitué une école et une voie d’accès aux partis politiques. Les partis politiques modernes ont aussi permis de réduire considérablement le rapport notabiliaire à l’exercice du pouvoir : officiers, propriétaires terriens et rentiers ont vu leur nombre diminuer au sein des institutions représentatives à mesure que s’enracinait le suffrage universel, qui imposa la présence de nouvelles élites politiques, davantage issues de la petite bourgeoisie intellectuelle voire de la classe ouvrière, capables d’opposer programmes et doctrines aux relations clientélistes. Et s’il s’agit de tirer toutes les leçons des échecs historiques des organisations social-démocrates, communistes et libertaires, reste à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, en abandonnant le principe d’une structuration formelle capable de poser les bases du pouvoir populaire, ce qu’une organisation déstructurée et peu autonome n’est pas en mesure d’accomplir.

Le mouvementisme : une forme de régression démocratique justifiée par une régression scientifique

En France, la forme mouvementiste de l’organisation politique est essentiellement incarnée par la France Insoumise. Dans son état actuel, celle-ci est manifestement dirigée par les anciens cadres du Parti de Gauche et de quelques autres formations de moindre importance, auxquels se sont greffés plusieurs figures qui se sont d’abord distinguées hors du champ politique, à l’instar du journaliste François Ruffin. Cela a amené, suite à une petite victoire électorale, à la constitution d’un groupe parlementaire relativement virulent, qui a su porter quelques problématiques nouvelles dans le débat parlementaire, ce dont on ne peut que se réjouir. Toutefois, son mode de fonctionnement rend structurellement impossible la constitution d’une organisation populaire jouant un rôle comparable à celui des partis de masse du XXème siècle.

Si on peut voir dans le mouvementisme contemporain une forme d’opportunisme jouant sur la méfiance populaire envers les partis politiques, il faut souligner qu’il peut être soutenu par les théorisations des principaux penseurs du populisme de gauche, au premier rang desquels Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Dans leur perspective postmoderne, inspirée par un remaniement de la philosophie du nazi Carl Schmitt, le “peuple” est essentiellement une construction du discours politique, une agrégation d’intérêts radicalement hétérogènes et a priori en conflits. Le leader, porte-parole et dirigeant, est alors celui qui opère la conversion en discours politique de ces intérêts hétérogènes via un ensemble de métaphores (le fameux « Le Pain et la Paix » de Lénine, souvent évoqué par Pablo Iglesias) plus ou moins douées de sens. Dès lors, difficile d’envisager qu’un peuple aussi métaphorique puisse exprimer une volonté cohérente et concrète susceptible d’être trahie par une direction politique insuffisamment contrôlée par sa base populaire.

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 (Source : teleSUR)

Chantal Mouffe déclare ainsi, dans un entretien à l’Obs:  « Je crois à la nécessité d’un leader. Il n’y a pas de démocratie sans représentation, car c’est elle qui permet la constitution d’un peuple politique. Il n’y a pas d’abord un peuple qui préexisterait, puis quelqu’un qui viendrait le représenter. C’est en se donnant des représentants qu’un peuple se construit. C’est autour du leader que se réalise le “nous” »

S’il ne s’agit pas de contester la nécessité pratique de la représentation dans des sociétés bourgeoises fortement centralisées qui nous imposent à minima une forme de porte-parolat, ce n’est pas ce que Mouffe défend ici. Force est de constater que sa déclaration exprime non une attitude pragmatique prenant acte de l’impossibilité concrète et contingente d’une forte horizontalité mais bien une justification de la représentation qui confine à la métaphysique et rejoint étonnamment les conceptions aristocratiques de la représentation: chez l’abbé Sieyès, acteur important de la Révolution française, la représentation vise précisément à constituer une volonté générale qui ne préexiste pas au sein de la société mais ne se constitue que par le biais des élus.

Dans cette perspective théorique, l’objectivité du social, la force prépondérante de certains principes de découpages de la société, et en particulier la classe sociale, n’ont pas leur place: la classe n’est jamais qu’un principe parmi d’autres, issu non pas d’un ensemble de facteurs déterminant les comportements sociaux, mais bien d’une opération d’unification par le discours opérant sur un terreau hétérogène. Devant toute considération d’ordre proprement sociologique, Chantal Mouffe va davantage mobiliser le concept « d’affect » comme principe explicatif de la vie sociale et de la mobilisation, n’hésitant pas à recourir aux concepts psychanalytiques douteux de « pulsion de vie » et de « pulsion de mort », voire aux théories pour le moins discutables d’un Jacques Lacan, en lieu et place des découpages fondés sur la matérialité des relations sociales et découverts par l’enquête scientifique. On ne saurait que trop voir le potentiel relativiste et nihiliste d’une telle position: en l’absence d’intérêts objectifs produits par la combinaison d’une humanité commune et d’une position sociale donnée, la définition éclairée et rationnelle du désirable politique est impossible.

Et si Mouffe n’est pas avare de critiques envers le “romantisme” (sic) des mouvements tels que Nuit Debout, dont elle fustige à raison le rêve naïf d’horizontalité parfaite et le refus du porte-parolat, sa théorie politique apparaît d’emblée compatible avec le fonctionnement de mouvements de type plébiscitaires tels que la France Insoumise. Car si l’on s’en tient à sa pensée, on ne voit pas en vertu de quel motif nous pourrions critiquer l’évidente absence de démocratie interne au sein de cette organisation, la dimension cooptative de la désignation de ses dirigeants et son caractère presque exclusivement électoraliste. Une fois la volonté populaire décrétée inexistante en elle-même, la raison mise au ban de la politique et les divisions objectives du monde social brouillées et noyées dans la toute-puissance du discours, ni la masse du peuple ni les adhérents d’une organisation politique ne peuvent revendiquer une parole et une action autonomes susceptible d’être opposées à l’action unificatrice du chef. L’usurpation du pouvoir par un dirigeant tyrannique est bien difficilement pensable.

Pour l’autonomie populaire : réinvestir et renouveler la forme du parti

Le militant socialiste, communiste ou anarchiste trouvera dans la sociologie scientifique des outils bien plus adaptés à une compréhension rationnelle des mécanismes sociaux et susceptibles d’être mobilisés pour défendre l’autonomie des classes populaires et leur éventuelle prise de pouvoir. La sociologie politique de Pierre Bourdieu, fondée sur une théorie du capital politique et militant, de ses modalités d’acquisition et de conservation, prend le contre-pied de l’analyse psychologiste de Chantal Mouffe, qui tient plus d’une psychanalyse des foules que de la sociologie scientifique. À rebours de cette tendance, qui affirme le matérialisme métaphysique pour mieux nier le matérialisme historique, Bourdieu établit à travers la théorie des champs une articulation du matériel et du symbolique en mesure de rendre compte de toute la diversité du social.

En effet, l’analyse de la dépossession des masses par les instances dirigeantes est au coeur de la théorie bourdieusienne des partis politiques. Examinant le fonctionnement interne des partis ouvriers historiques, et notamment le PCF, il montre de quelle façon ces énormes appareils structurés et hiérarchisés ont offert une dignité et une influence politique décisive aux masses populaires tout en sélectionnant, parmi les ouvriers ou parmi la petite bourgeoisie intellectuelle une élite dirigeante toujours susceptible d’usurper la parole et les intérêts des représentés. Les classes dominées, toujours définies par leur état de dépossession, sont contraintes par cet état à de tels modes de fonctionnements, qui mutualisent les moyens mais créent une forte dépendance à l’égard de organisation : l’élu du PCF, ouvrier formé dans les écoles de cadres du parti, ne peut quitter l’organisation sans perdre du même coup le capital politique collectif qui lui a permis d’obtenir sa position de pouvoir. Cependant, tant qu’il reste au sein du PCF, il se fait le porte-voix de la classe ouvrière dont il est issu mais ne fait plus tout à fait partie, contribuant autant à la déposséder de son expression autonome qu’à favoriser son pouvoir, sa formation politique et sa représentation au sein des institutions bourgeoises. D’où une formule aussi fameuse que paradoxale : “Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique.” C’est cette tension entre dépossession et conquête d’une dignité de classe qui est au cœur de l’analyse de Bourdieu, dont le continuateurs ont nuancé le pessimisme en montrant les formes institutionnelles susceptibles de contrecarrer les mécanismes d’aliénation.

Walter Crane, The Triumph of Labour, 1891 (Source : British Museum)

Les conséquences d’une telle analyse sur le débat qui oppose mouvement et parti sont patentes : si la forme partisane revêt des risques évidents, elle ne peut être évitée par un groupe politique dont l’objectif serait l’organisation autonome des classes dominées voire leur accession au pouvoir politique. Il faut un appareil puissant, en mesure de bâtir un grand nombre de militants issus de ces classes via la production d’une masse considérable de formation, d’expression et d’action politique, en lien avec les organisations de masse regroupées autour de revendications portant sur une thématique donnée. La production idéologique elle-même ne peut pas être essentiellement importée du monde journalistique ou académique, qui fonctionnent selon leurs logiques propres et nécessairement exogènes à l’organisation populaire : elle doit être le fruit d’intenses discussions démocratiques au sein de l’organisation, mobilisant un maximum de ses membres grâce à son appareil de formations et de communication interne, et menant à proposer une doctrine susceptible de rassembler le parti autour d’une même ligne politique. Ceci étant organisé dans une perspective résolument délibérative tout à fait opposée aux positions théoriques du populisme de gauche, basées sur une conflictualité au statut anthropologique. Une telle délibération interne doit être le moyen d’une véritable « souveraineté de la raison », pour employer la belle expression de Pierre-Joseph Proudhon, ainsi qu’une manière de produire un programme et des modes d’action susceptibles de correspondre aux aspirations populaires qui, n’en déplaise à nos populistes, préexistent à toute mise en forme. Une telle conception du débat interne doit être le support concret d’une vigilance organisée des membres du parti envers toutes les formes de dépossession de la parole: la ligne politique ayant été élaborée d’une façon aussi horizontale que le permet une structure formelle de grande envergure, les instances exécutives de l’organisation n’en sont que les dépositaires temporaires et toujours susceptibles de déviation.

A force de chercher à renouveler la propagande de gauche radicale, ce qui n’a certes pas été mené en vain, les organisations populistes en ont oublié l’impérieuse nécessité de proposer, en leur sein, des ressources (formation politique, outils efficaces de mobilisation sur toutes les questions politiques, liens de solidarité conviviale à échelle locale qui soient enracinés dans les lieux de vie et de travail des classes populaires…) introuvables dans d’autres types de groupes, et nécessaires à la construction dans le long cours d’une solide base militante. En ce sens, elles sont fortement soumises aux fluctuations électorales et n’ont pu porter au pouvoir que des représentants de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont l’actuel groupe parlementaire de la France Insoumise est une illustration patente. La situation contemporaine des classes populaires, frappées de plein fouet par la précarité et l’individualisation des carrières, appelle un renouvellement pratique et théorique sur ce sujet. Et pourtant, la réflexion sur la domination de classe a été largement mise de côté au sein des organisations populistes, au profit de catégories autrefois jugées trop vagues (le peuple contre la caste…) pour produire autre chose qu’un efficace travail de propagande. On en trouve une traduction théorique dans l’éloge des « nouveaux mouvements sociaux » opérés par Chantal Mouffe, catégorie qui abandonne l’idéal d’une intégration effective de ces luttes prétendument nouvelles à un combat populaire général : provenant notamment de la sociologie d’Alain Touraine, ce concept vient appuyer une idéologie anti-syndicale et l’ethnocentrisme des classes moyennes supérieures, qui ont vu abusivement dans leurs formes propres de mobilisation et de préoccupations politiques des effets de génération touchant l’ensemble de la société. Les pratiques populaires, marquée par la dépendance au duo parti-syndicat, s’en trouvent du même coup renvoyées à une époque moins émancipée. Du reste, pour Mouffe et Laclau, la constitution de la classe ouvrière comme sujet historique rationnellement organisé au début du XXème siècle aurait même été une terrible erreur entravant la « construction » du peuple.

Cet abandon de l’analyse de classe vaut tout autant pour les organisations comme Podemos, qui au terme de longs débats a finalement adopté une organisation de type social-démocrate, avec tous les inconvénients que cela suppose en terme de dépossession politique, mais dont on ne voit pas bien en quoi les outils de propagande sont complétés, en interne, par une formation pratique et théorique de haut niveau qui soit susceptible de faire accéder les classes populaires à un haut degré de compétence politique. Les outils de l’analyse scientifique de l’histoire ont été abandonnés en rase campagne au motif qu’ils n’étaient plus compris par les masses. Dès lors, les seuls individus susceptibles d’accéder au pouvoir via les organisations populistes sont ceux-là mêmes qui n’ont aucun besoin, du fait de leurs capitaux culturels et politiques personnels, des moyens d’une organisation populaire et autonome. Ainsi, et alors même qu’il est formellement un parti, Podemos reproduit les errements du mouvementisme populiste autant que de la social-démocratie classique.

Dès lors, dans une organisation aussi autonome et massive qu’un grand parti populaire, la création et l’entretien d’institutions radicalement démocratiques sont absolument nécessaires si l’on souhaite éviter les apories des organisations socialistes historiques. Les moyens de communication modernes doivent être utilisés pour contrôler les institutions centrales et permettre des initiatives venues à tout moment de la base de l’organisation. S’il doit exister des instances exécutives quelconques, celles-ci doivent être clairement identifiées: le pire mal que l’on puisse infliger au projet d’une organisation aussi démocratique que possible est de nier l’existence d’instances dirigeantes là où elles se trouvent pourtant réellement. Elles doivent également être révocables à volonté, en tant qu’elles sont le sommet d’une organisation plus ou moins pyramidale (et il vaudrait mieux qu’elle le soit moins que plus) dont elles émanent. Leur marge de manœuvre doit être enserrée dans des résolutions de congrès précises et contraignantes, tandis que leur mandat doit être précis et faire l’objet d’un compte-rendu sur la base duquel ils seront jugés durant et après l’exercice de leur charge. Quant aux unités de base de l’organisation, elles doivent être tenues de respecter la discipline démocratique mais conserver une marge d’action nécessaire pour s’adapter aux problématiques locales et organiser le débat interne. Autant de règles bien connues qu’il reste surtout à mettre en pratique, en gardant à l’esprit que la désaffection pour la forme du parti que l’on constate en France est davantage une conséquence des échecs du marxisme-léninisme et de la social-démocratie que la marque d’une obsolescence définitive d’un mode d’organisation qu’il s’agit surtout de régénérer par l’action des classes populaires.

Ainsi, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, réinvestir la forme du parti doit nous amener à accorder une importance bien moindre aux ambitions électorales. Car bien avant de devenir une machine à engranger des voix (et si toutefois il s’agit bien d’un objectif, ce dont on peut douter), un vaste parti populaire doit être un moyen pour les classes dominées d’accéder à la parole et à l’action politique de masse. De construire une dignité, une discipline et, en définitive, le moyen méthodique d’une conquête de la liberté.

 

Crédits photo :
CNT / Telesur

Íñigo Errejón : « On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir celui de la dignité et de la souveraineté nationale »

Íñigo Errejón à l’université d’été de LVSL © Ulysse Guttmann-Faure (2018)

Un an s’est écoulé depuis notre premier grand entretien avec Íñigo Errejón. En France comme en Espagne, le paysage politique a profondément évolué. La question catalane, l’émergence de Ciudadanos, les grandes manifestations féministes et la destitution de Mariano Rajoy au profit de Pedro Sánchez laissent entrevoir une société qui reste en ébullition. Dans les coulisses de notre Université d’été, nous avons saisi l’occasion de dresser le bilan de ce nouveau panorama et de l’actualité de l’hypothèse populiste. Autre question de fond, les mouvements qui s’étaient approprié la rhétorique d’opposition entre le peuple et l’oligarchie en s’éloignant de la gauche semblent progressivement revenir à une identité de gauche. Quel sera le destin de ces forces ? Entretien.

LVSL – La relation entre Podemos et le PSOE semble s’être apaisée. Le moment destituant au cours duquel vous fustigiez le « PPSOE » et opposiez la caste au peuple semble derrière vous, comme si le populisme de Podemos avait été mis de côté. Diriez-vous que le moment populiste s’arrête lorsque l’on entre dans l’arène institutionnelle ? Peut-on tenir un discours populiste depuis les institutions ?

Íñigo Errejón – Nous avons assez peu réfléchi à la manière dont le populisme entre en relation avec les divers régimes politiques suivant qu’ils sont présidentiels, présidentialistes ou parlementaires. Le populisme est une hypothèse politique qui entre plus facilement en rapport avec les régimes présidentialistes, du fait, premièrement, de l’existence d’un leader pour lequel on vote directement, qui jouit d’une relation directe avec le peuple, et qui finit donc par être plus important que les médiations des partis. Mais aussi parce qu’en dernière instance, on n’est jamais obligé de choisir un allié. Lorsqu’on se présente à la présidentielle, on le fait toujours en y allant seul contre tous les autres. Les alliances se décident après, au moment des législatives. Mais lorsqu’on décide qui sera président, moment de politisation le plus élevé s’il en est, on est seul contre tous.

En ce qui nous concerne, nous sommes dans un régime parlementaire, qui dès le début nous a obligés à choisir des alliés avec qui nous pourrions développer nos projets et faire passer des lois. Sauf qu’au Parlement, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a qu’une droite et une gauche. C’est une rhétorique beaucoup plus adaptée à l’ordre institutionnel et bien plus modérée que la rhétorique haut-bas, ou que la rhétorique peuple-oligarchie. C’était pourtant celle qui régissait le quotidien de nos décisions politiques au sein des institutions. Il en va de même avec la façon dont on est disposés au Congrès. Celle-ci habitue les gens à nous voir assis à côté des députés du PSOE. Vous avez le PSOE ici, Ciudadanos là, et le PP à l’extrémité. Cette géographie visuelle et symbolique a familiarisé les Espagnols avec l’idée que nous n’étions plus des outsiders qui investissaient les institutions pour défendre le bien-être collectif, promouvoir la volonté générale et réaliser les désirs du peuple ; mais au contraire à l’idée que nous étions un acteur politique supplémentaire, qui allait devoir développer des relations avec d’autres forces, et choisir des partenaires pour porter des projets de lois. Si nous avions agi de façon négative, en disant, nous ne voterons avec personne, ils sont tous pareils, qu’ils s’en aillent… je pense que cela nous aurait coûté très cher.

“Une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire s’est restaurée dans le pays”

Cette mécanique s’est enclenchée dès la première décision, lorsqu’il a fallu décider si Rajoy continuerait à gouverner ou non, et si nous allions conclure un accord avec le PSOE ou non. Cela vous oblige à établir – si vous me permettez l’expression – des degrés pour définir les « ennemis du peuple ». Car ce sont tous des ennemis du pays réel et des gens, mais certains le sont plus que d’autres. Sans quoi, s’ils étaient tous équivalents, s’ils étaient tous des ennemis des gens ordinaires, pourquoi bloquer Rajoy et soutenir la candidature de Sánchez ? Cela constitue une limite de l’hypothèse populiste. Si cela s’était passé dans un moment d’effervescence sociale, de grandes mobilisations, de grands débats politiques et de profonde délégitimation des institutions, nous aurions pu imaginer un autre scénario. Mais comme cela ne s’est pas passé ainsi, nous sommes entrés dans la logique parlementaire et dans la guerre de position au sein de l’État, ce qui implique de décider qui est l’ennemi principal et qui sont les partenaires potentiels. Cela veut dire que depuis ce moment-là, et particulièrement depuis l’investiture de Sánchez, un certain ordonnancement du champ politique autour de l’axe droite-gauche a été restauré. Ainsi, et pour parler comme Ernesto Laclau, une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire a été restaurée dans le pays.

De facto, dès 2015, nous gouvernions dans des grandes villes grâce à l’appui du PSOE. Et il ne s’agit pas seulement d’un soutien ponctuel le jour où ils ont dû nous accorder leurs suffrages. C’est un soutien pour tout : pour approuver les budgets, mener des projets, élaborer un plan d’urbanisme, etc. Cela fait qu’aux yeux des Espagnols, le PSOE et Podemos s’affrontent, mais peuvent arriver à des accords, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si éloignés. Cela vaut également pour le PP et Ciudadanos. Pour cette raison, un système à deux axes s’est établi : un axe gauche/droite d’une part et un axe nouveau/ancien de l’autre. Le problème étant que l’axe gauche/droite commence à être prééminent et qu’il y a deux formations nouvelles et deux formations anciennes de chaque côté de l’axe.

LVSL : Vous avez plaidé à plusieurs reprises pour l’instauration d’une « compétition vertueuse » avec le PSOE. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec le parti de Pedro Sánchez ?

Íñigo Errejón – Le PSOE est la clef de voûte du système politique espagnol. Parce que le parti socialiste a été à la fois le parti des pires désillusions pour les classes subalternes en Espagne, et le parti des plus importantes conquêtes de droits pour ces mêmes classes subalternes dans le cadre de la démocratie espagnole. Le parti a cette double identité. A gauche, on a l’habitude d’insister sur les désillusions, mais pour beaucoup de gens le PSOE demeure le parti des pensions [NDLR, l’expression désigne les pensions de retraite, mais plus généralement les prestations versées par la sécurité sociale pour veuvage, incapacité, ou orphelinage], de la santé, de l’enseignement public et de la modernité. Cette situation conduit aussi au fait qu’en Espagne, une grande partie des régressions néolibérales les plus dures ont été réalisées par le PSOE. Seul le PSOE détient la légitimité pour intégrer les couches populaires, y compris les plus politisées, à l’ordre institutionnel : pour adhérer à l’OTAN, pour mener à bien la désindustrialisation, pour déréguler le marché du travail et encourager le développement des entreprises d’intérimaires, etc. Le PSOE est le parti de l’intégration des classes subalternes à l’ordre et au régime de 1978, avec ce que cela a de bon et de mauvais, avec ce que cela produit de citoyenneté, mais également de subordination. Les couches populaires ont donc été intégrées, mais de façon subordonnée.

Cela étant dit, quels rapports doit-on entretenir avec le PSOE ? La réponse est conditionnée par le fait que dans tous les endroits où nous gouvernons, nous le faisons grâce au PSOE. Et dans tous les endroits où il gouverne, sauf en Andalousie, il le fait grâce à Podemos. Il y a là une contradiction : nous sommes les plus féroces concurrents du PSOE lors des élections, mais le jour d’après nous devons former une alliance, et là où nous ne le faisons pas, nous nous retrouvons dans l’opposition. La situation est donc complexe. Le gouvernement actuel de Pedro Sánchez élargit l’espace progressiste. Il élargit la possibilité de former des coalitions progressistes qui promeuvent la redistribution des richesses sur une grande partie du territoire national. Et en même temps, il a une autre volonté : il veut évidemment nous engloutir et nous embrasser suffisamment fort pour nous affaiblir. Nous devons donc manœuvrer finement.

Il y a deux dangers dans la relation avec le PSOE. Il y a d’abord celui de rester à sa gauche comme un nain gauchiste fâché qui vocifère « Ah ! Mais vous êtes des traîtres parce qu’en 1991 vous avez fait ça… et puis parce que vous n’allez pas faire ça… » au moment où la grande majorité du peuple espagnol est optimiste et perçoit le gouvernement de façon positive. On peut donc finir comme le parti communiste qui est éternellement fâché avec le PSOE et qui le sermonne, ou alors comme un petit assistant dont l’unique intérêt est de fournir des voix pendant que le PSOE gouverne sans nous. Il faut éviter ces deux écueils.

Quelle voie faut-il emprunter ? J’ai parlé de compétition vertueuse, je m’explique : « Voilà, nous allons tous les deux continuer à nous battre dans les articles de presse, dans les urnes, dans les campagnes électorales, sur les plateaux de télévision, et c’est tant mieux. Nous devons expliquer aux gens que nous allons essayer d’arriver à une compétition gagnant-gagnant, en mettant en place une enchère pour voir qui représente le mieux les espoirs de l’Espagne d’équilibrer la balance sociale, de redistribuer les richesses et de moderniser les institutions. Dans cette compétition que nous établissons, toi, Parti Socialiste et moi, Podemos, nous allons élever le niveau général des attentes de la société espagnole. »

Quand j’ai écrit autour de l’idée de compétition vertueuse, je pensais à la relation entre Ciudadanos et le PP. Ciudadanos et le PP se tapent beaucoup dessus devant les caméras, et après ils font des accords et votent toujours ensemble. Et ils ont inauguré – enfin plus maintenant puisqu’ils ont perdu le pouvoir – un fonctionnement politique en Espagne dans lequel le processus d’enchère entre les deux partis de droite ne nuisait pas à la droite, mais au contraire la faisait grandir, et avait pour conséquence que le débat politique était dominé par la droite. Désormais, nous aussi nous avons des conditions propices pour établir quelque chose de semblable. Les conditions existent pour que le gouvernement dise : « votons ensemble, avançons ensemble sur des mesures, et affrontons-nous après pour voir qui les impulse ». Je pense que cela nous place dans une position compliquée, mais si nous savons bien nous y prendre, cela peut nous permettre de nous transformer en force de gouvernement plus rapidement. Il s’agit de soutenir et d’accompagner le Parti Socialiste, tout en lui imposant un horizon. Le but n’est pas pour nous de discuter sur comment nous souhaitons nous entendre avec le PSOE, mais d’avoir la force intellectuelle, morale et esthétique d’imposer des objectifs au Parti Socialiste, qui au début paraîtront fous, mais qu’il leur faudra bien se résoudre à accepter parce que nous les aurons mis à la mode, parce qu’ils seront devenus populaires chez les jeunes qui les soutiennent, dans leurs familles, parce qu’au fond nous aurons gagné la bataille intellectuelle.

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Pedro Sánchez est secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Président du gouvernement depuis le 2 juin 2018 ©Emiliano García-Page Sánchez

Nous avons obtenu que le PSOE vote contre le TTIP et le CETA au Congrès, ce qui est une victoire importante ; qu’il commence à reconnaître que l’Espagne est un pays plurinational, une patrie dans laquelle cohabitent différentes nations ; que certains membres du PSOE se mettent à dire qu’en Espagne le problème du maintien de l’État-Providence n’est pas lié aux dépenses, mais aux recettes, et qu’on ne le résoudra qu’en faisant en sorte que les plus riches paient les impôts qu’ils doivent à la collectivité ; mais nous avons aussi réussi à ce que dans certains cercles proches du PSOE, on discute du revenu de base. Je n’ai pas pour objectif politique de provoquer des changements à l’intérieur du PSOE. Il s’agit plutôt de dessiner un horizon vers lequel il sera obligé de se diriger. Il nous faut développer une capacité narrative qui nous permette de dire, à chaque fois qu’une avancée se produit, que nous obtenons une conquête : « ça s’est produit, et nous pouvons faire plus, ça s’est produit parce que nous étions là et que nous avons soutenu ce changement, mais nous voulons plus ! » Il faut que chaque avancée, au lieu de désactiver les revendications, les multiplie : « Regardez comment ça s’est passé. Ils disaient que c’était impossible d’augmenter les pensions en Espagne, mais nous l’avons obtenu. Voyez comme c’était un mensonge, il y a de l’argent en fait et c’est possible. C’est précisément parce que nous avons réussi que nous en voulons plus ! ». L’objectif est d’être une force qui regarde au-delà, qui pose des objectifs plus loin en permanence, sans cacher le fait que nous voulons participer aux gouvernements et être à l’initiative. Pour cela, il sera décisif qu’en mai 2019 des coalitions progressistes s’emparent de plusieurs gouvernements locaux et autonomiques [NDLR, l’équivalent des régions en France, avec des compétences plus importantes], et que nous soyons en tête.

LVSL – À propos de cette force hégémonique que vous mentionnez quand vous affirmez que le PSOE est obligé de changer de position, il semble que Podemos a aujourd’hui perdu le contrôle de l’agenda politique en Espagne, que votre parti est à la traîne tandis que le PSOE imprime le tempo. Pensez-vous que Podemos a fait une erreur en 2015 en refusant de s’abstenir pour laisser Ciudadanos et le PSOE former un gouvernement, ce qui aurait permis d’écarter Rajoy du pouvoir plus tôt ? Car c’est cette fois-ci Pedro Sánchez et non Podemos qui a pris l’initiative de la motion de censure qui a expulsé Mariano Rajoy du gouvernement.

Íñigo Errejón – Tout d’abord, la motion de censure a été portée par la somme des partis que nous proposions. Elle ne s’est pas réalisée avec Ciudadanos, mais avec les nationalistes basques et catalans. On nous a dit qu’il était impossible de parvenir à un accord avec eux, et pourtant cela s’est fait. Ça n’a pas fait exploser l’Espagne. Au contraire, elle s’est débarrassée de Rajoy et du parti de la corruption. Le PSOE a tardé à s’y risquer, mais finalement il a fait la démonstration que ce que nous avions proposé était possible.

Cependant, nous nous sommes rendus compte de tout le temps que nous avions offert à Rajoy et à la droite espagnole, puisque, dès lors qu’elle a perdu le gouvernement, elle s’est retrouvée dans une situation interne difficile. Nous avons aussi vu à quel point un gouvernement, même s’il est minoritaire, reste un gouvernement : il nomme des gens à des milliers de postes, prend des milliers de décisions et dicte l’agenda politique du pays. Ce simple fait n’aurait pas changé si Sánchez avait été Président du gouvernement en 2016. Il aurait également exercé le pouvoir, et il nous faut reconnaître qu’en politique, l’endroit depuis lequel on parle est très important. On a beau dire la même chose que le gouvernement, ce que le gouvernement dit depuis le Palais de la Moncloa a bien plus d’autorité et pèse plus sur l’agenda politique.

Le changement de gouvernement est une bonne nouvelle pour l’Espagne, et cela nous ouvre des perspectives, mais comporte également d’immenses risques. Celui qui exerce le pouvoir dispose de ressources, d’espaces et d’un prestige qui permettent de repérer et d’attirer des milliers d’experts, d’intellectuels, d’assistants, et de gens proches de nous qui peuvent désormais être tentés de collaborer avec un gouvernement timidement réformiste, mais qui peut finalement changer les choses.

“Nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du “tout s’effondre”, parce que l’effondrement n’a pas lieu.”

Nous avons perdu une partie de l’initiative ? Je pense que cela est dû à deux choses. D’une part, Podemos doit analyser la temporalité économique et institutionnelle dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui en Espagne, nous n’évoluons pas dans un contexte économique d’effondrement et de crise absolue. Nous vivons dans un pays qui se remet timidement de la crise, miné par de nombreuses inégalités, avec une base économique très faible et beaucoup d’injustices accumulées dans le passé, mais qui est de plus en plus optimiste sur son avenir. C’est une donnée politique. Les terrasses des bars en Espagne sont de nouveau remplies le soir, les gens recommencent à passer l’été sur la côte, la consommation reprend. Les choses s’améliorent-elles pour autant ? Non ! Les salaires et les contrats de travail sont calamiteux. Les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé sont toujours extrêmement sévères. Les pensions ne sont pas suffisantes. Il reste impossible de quitter le domicile familial et de s’émanciper quand on est jeune parce que les loyers sont très élevés. Tout cela perdure. Pour autant, l’Espagne aborde son futur économique avec bien plus d’optimisme. Podemos doit intégrer cela : nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du « tout s’effondre », parce que l’effondrement n’a pas lieu. De la même façon, il faut abandonner cette idée selon laquelle une force politique comme la nôtre n’arrive au pouvoir que si le pays est plongé dans une crise terrible. Nous n’en avons ni le besoin ni l’envie. Parce que si le pays était effectivement plongé dans une crise terrible, il nous faudrait assumer de prendre les rênes de ce pays défait, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il faut s’adapter au moment institutionnel, qui privilégie davantage la capacité à articuler les différences que la capacité à polariser. Podemos doit s’adapter à ce moment dans lequel la logique institutionnelle prime. Une force qui a l’ambition de bâtir une nouvelle hégémonie doit savoir lire dans chaque moment laquelle des deux logiques prime. Et je crois qu’en Espagne c’est actuellement la logique institutionnelle et l’optimisme dans le futur économique et social qui priment. S’adapter à ce moment va être l’épreuve du feu pour déterminer si Podemos est le parti de la crise ou celui qui est capable de construire un nouvel ordre. Nous devons choisir entre rester seulement le parti des moments désespérés, ou être aussi capables d’admettre que les choses s’améliorent : «le pire est passé parce que le peuple espagnol a fait des sacrifices extrêmement durs. Il faut maintenant s’atteler à faire des transformations plus grandes encore pour que cela ne se reproduise pas, pour rétablir les droits d’avant-crise, et pour en obtenir de nouveaux ». C’est une de nos tâches principales ; l’autre, c’est d’être capables d’imposer le tempo à ceux qui sont au pouvoir, ce qui est également très compliqué. À mon sens, le plus grand outil dont nous disposons est le pouvoir territorial. L’Espagne est un pays très décentralisé, dans lequel le gros des compétences n’appartient pas à l’État national, mais aux villes, aux mairies et aux communautés autonomes. Cela veut dire que même avec un pouvoir national aux mains de Pedro Sánchez, il est possible de tracer une voie intéressante si l’on construit des gouvernements plus ambitieux, plus courageux et plus transformateurs aux niveaux régional et municipal. Il faut donc sortir des élections de l’an prochain avec une géographie du pouvoir qui nous permette d’avoir une relation au sein du bloc progressiste qui soit clairement d’égal à égal.

LVSL – Concernant l’axe gauche-droite. On observe chez les forces qui se sont un temps revendiquées du populisme progressiste un retour à l’utilisation de la mythologie et des symboles de la gauche. Pensez-vous que nous vivons un moment de transition entre ces deux logiques, et que l’axe gauche-droite finira par disparaître, ou bien que le populisme de gauche puisse être considéré comme une sorte de synthèse durable comme le défend par exemple Chantal Mouffe ?

Íñigo Errejón – Non, je ne le crois pas. Il y a ici une distinction fondamentale, et nous avons un travail théorique majeur à faire. Certains compagnons de route ont perçu le populisme comme un simple emballage marketing et médiatique pour les communistes dans la période post-moderne. Ils se sont dit : « comme nous vivons un moment singulier, dans lequel tout est désordonné, il nous faut jouer de ce lexique populiste, même si en réalité nous sommes communistes. Il suffit d’utiliser d’autres mots. » Mais quand les périodes électorales se sont achevées, quand les possibilités de victoire se sont éloignées et que le temps des doutes et des incertitudes est venu, qu’ont-ils fait ? Ils sont retournés vers des identités qui rassurent, celles dans lesquelles ils ont grandi, à gauche.

“Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas.”

Nous devons donc lutter pour promouvoir une façon de penser, une culture, une esthétique nationale-populaire, qui ne soit pas une illusion d’optique de la gauche, qui ne soit pas un outil de marketing pour les périodes électorales, mais qui soit au contraire une manière différente de voir la politique. Elle reposerait sur le fait que l’opposition fondamentale, la plus radicale, n’est plus l’axe gauche-droite, mais celui qui oppose démocratie et oligarchie. Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas. Là où cette métaphore continue à être utile, qu’on l’utilise, je trouve cela très bien. Mais là où elle ne sert plus, abandonnons-la, car il n’y a aucun intérêt à être attachés à une métaphore. Nous n’avons jamais voulu être la partie gauche du peuple.

Íñigo Errejón lors de son intervention à l’Université d’été de LVSL : la conquête du pouvoir d’Etat. Crédits : Ulysse Guttmann-Faure

Nous voulons construire une volonté populaire qui dise : pour vivre mieux, nous devons mettre en place un système économique qui soit écologiquement durable, socialement juste, égalitaire dans les relations de genre, qui permette à tous de vivre sans la peur du lendemain, d’être libres et d’évoluer dans des conditions de relative égalité des chances, de la meilleure façon possible. Voilà ce que nous voulons faire.

Nos compagnons de la gauche nous répondent : « mais ce sont des idées de gauche ! » Appelez-les comme vous voulez. C’est une idée de gauche dans cette partie du monde. La moitié de la planète n’utilise pas ces termes. Ils ne sont pas utilisés dans la plupart des pays d’Amérique latine, ni dans la plupart des pays asiatiques, et n’ont pas été utilisés durant une grande partie de l’histoire des luttes pour l’émancipation et la libération des femmes et des hommes. L’historique des luttes pour construire une société de personnes libres et égales est beaucoup plus riche, bien antérieur et beaucoup plus divers que tout ce qui renvoie à l’étiquette de la « gauche ». Encore une fois, là où cette étiquette aide à mobiliser, qu’on s’en serve. Mais là où elle n’aide pas, il est préférable de ne pas s’en servir. Je n’y suis nullement attaché.

“Le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors.”

Que se passe-t-il actuellement ? De nombreux camarades ont compris qu’il était possible de faire des concessions à un discours national-populaire dans un contexte d’élections, lorsqu’existe la possibilité de gagner. Quand ces perspectives s’éloignent, ils retournent vers ce qu’on pourrait qualifier de refuge chaleureux, confortable, qui est rassurant sur le plan moral, mais qui ne vaut rien. Les forces progressistes qui ont réussi à construire des majorités pour gagner des élections et transformer leur pays l’ont fait au nom de la nation tout entière, pas de la gauche. Il y a beaucoup de personnes en Espagne qui continuent à avoir peur du fait que leur grand-père ou leur grand-mère tombe malade, et que leurs aïeux n’aient pas de place dans une maison de retraite. Ou qui ont peur qu’ils aient à être opérés, car ils ne savent pas si la liste d’attente pour l’hôpital public va être d’un mois ou de cinq. Et il y a évidemment des personnes à qui on propose un travail de 15 heures pour 600€, pour servir des bières à des Allemands sur la côte, et à qui on dit que s’ils n’acceptent pas, il y a 25 personnes qui attendent derrière.

Tous ces gens, c’est notre peuple, et nous voulons améliorer leur quotidien, pour qu’ils n’aient plus à vivre ce genre de situations. Je ne sais évidemment pas si ces gens sont de gauche ou non. Je n’en ai rien à faire d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Je veux construire, ou plutôt reconstruire le peuple espagnol, affirmer sa souveraineté et le doter d’institutions et de lois qui lui permettent de vivre le plus heureux possible. Nous devons travailler à former les mots, l’esthétique, les publications et les liens internationaux qui seraient ceux d’une « Internationale nationale-populaire et démocratique. »

De nombreux compagnons de gauche seront des compagnons de route, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tomber à nouveau dans nos erreurs passées. Car le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors. Il est facile de gagner un congrès, un débat interne, et de susciter de la sympathie en faisant référence à ce qui fait partie de notre éducation sentimentale. Mais on oublie que cette éducation sentimentale nous éloigne souvent du peuple et des gens ordinaires. Elle nous fait parler avec des mots, des termes et des références qui nous éloignent du pays réel, qui est celui que l’on veut représenter. En ce sens, ils nous enferment toujours plus dans nos carcans idéologiques hermétiques.

“Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche.”

Toutes les transformations se font au contraire lorsque ces carcans idéologiques et électoraux se décomposent et volent en éclats. Je me souviens, juste avant que Tsipras gagne les premières élections générales en Grèce, d’une vidéo d’une dame qui avait appelé une émission de télévision. Tsipras était l’invité et ils recevaient ensuite des appels du public. Le présentateur l’interroge : « Allez-vous voter pour Syriza ? » Et elle répond : « Oui, mais je ne suis pas de gauche. J’ai toujours voté pour Nouvelle Démocratie (la droite) mais j’aime la Grèce et je veux le meilleur pour mon pays. Je pense qu’il est grand temps qu’advienne un gouvernement qui ne vole pas et qui fasse respecter la Grèce en Europe ». Quel que soit le bilan que l’on dresse de l’action du gouvernement grec, c’est ce ressort qui a permis à Tsipras de l’emporter. On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir le candidat de la dignité et de la souveraineté nationale. C’est le cas pour beaucoup d’autres leaders, comme Néstor Kirchner par exemple, qui s’est présenté comme le candidat d’une Argentine digne. Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche. Quant à nous, nous devons en construire une conception irrévocablement égalitaire, antiraciste, féministe et écologiste. Nous voulons hégémoniser la nation pour la représenter dans son entièreté. Nous ne voulons pas représenter la gauche.

Qu’il y ait des gens qui souhaitent continuer à se définir de gauche ne me pose pas de problème, même si ce n’est pas mon cas. Mais ne commettons pas l’erreur de revenir en arrière et de faire du populisme une simple ressource discursive dans les moments de crise. Nous voulons fonder des partis de masse, des forces politiques, sociales et culturelles qui se donnent pour objectif de faire des laissés pour compte de nos pays le cœur de la nation. Je les qualifierais de forces patriotiques, même si je suis conscient que cette expression est très contestée car les fascistes aussi se disent patriotes.

Mais malgré tout, j’ai peut-être davantage la volonté de leur disputer ce terme plutôt que de m’accrocher à « la gauche ». Je veux leur dire : « nous sommes plus patriotes que vous ». Ceux qui, en France, discriminent les Français selon l’origine de leurs noms de famille, croyez-vous qu’ils représentent la patrie ? Un type qui discrimine les Espagnols en fonction de la langue qu’ils parlent et qui ose s’appeler patriote ? C’est une honte ! Un type qui s’érige avec toute la fermeté du monde contre les immigrés mais qui se comporte comme un toutou lorsqu’il voit Angela Merkel, c’est cela être patriote ? Et celui qui vend la moitié des logements d’Espagne à des fonds vautours nord-américains en même temps qu’il insulte les Catalans ?

Défendre la patrie, ce n’est pas attaquer les Catalans. C’est protéger les droits des Espagnols. Il est plus intéressant de disputer cette idée de « forces patriotiques démocratiques » plutôt que d’en revenir à la gauche. Mais je crois que cette tentation du retour à la gauche est forte, et ce n’est pas un hasard si elle intervient aujourd’hui. Elle intervient quand nous n’avons pas gagné. Car il est rassurant de retourner aux codes habituels, de reparler de classe ouvrière, de renouer avec le passé… Ce sont comme des placebos. Dans un contexte de fragmentation, d’incertitude, nous ne savons pas dans quel sens vont se recomposer les forces politiques ni si nous pourrons concevoir un futur différent du despotisme des privilégiés. Et puisque nous sommes face à l’inconnu, certains se contentent de faire comme si les certitudes du XXe siècle nous aidaient. Cela les aidera seulement à mieux dormir, à être plus à l’aise, mais en aucun cas à gagner. Pour cette raison, il est important que nous n’en revenions pas à la gauche.

LVSL – L’Espagne a vécu ces derniers mois une vague spectaculaire de mobilisations féministes, depuis la grève massive des femmes espagnoles le 8 mars (ou 8-M) jusqu’aux protestations faisant suite au verdict du procès de La Manada. A ces mobilisations de la société civile s’ajoute la réappropriation des thématiques féministes par des partis jusqu’ici assez hermétiques à la question, comme Ciudadanos et même le Parti Populaire réputé très conservateur. Ce phénomène peut être interprété positivement dans le sens où le féminisme acquiert un caractère hégémonique, mais il n’est pas sans poser de nombreuses questions. Quelles sont les différences entre le féminisme de Podemos et celui de Ciudadanos, et comment le féminisme devient-il progressivement un terrain de lutte sur le plan politique ?

Íñigo Errejón – Je dirais que le mouvement féministe est le seul mouvement social en Espagne, non pas le plus grand, mais bien le seul et l’unique. Il ne se limite pas à un ensemble de protestations ni à une somme de manifestations, il constitue véritablement un mouvement social autonome ayant la capacité de faire entrer certains sujets dans l’agenda politique national et d’obliger le reste des forces sociales, politiques et médiatiques à discuter dans ses propres termes. C’est clairement le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne. Elle l’a transformée grâce à son caractère transversal que personne ne possède. C’est-à-dire que le féminisme a réussi à entraîner, entre autres, des femmes journalistes, ou des présentatrices télé, qui ne se seraient jamais impliquées, ou du moins que l’on n’avait pas vu s’impliquer jusque-là dans d’autres revendications, et qui malgré tout ont fini par s’impliquer dans la mobilisation et la grève du 8 mars (8-M). Leur profil est celui de femmes qui n’avaient jamais participé à une grève avant ça. Cela a obligé toutes les forces politiques à se repositionner. En à peine quelques jours, le féminisme est passé d’une préoccupation minoritaire à une condition minimale pour participer à la compétition politique en Espagne. Aujourd’hui, il est très difficile pour un parti de concurrencer les autres sans faire de concessions, y compris lorsqu’elles sont purement rhétoriques, au féminisme. C’est même impossible.

“Le féminisme en Espagne ne se limite pas à une somme de manifestations, il constitue un mouvement social autonome capable d’imposer certains sujets dans l’agenda politique national (…) C’est le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne.”

Ciudadanos, au moment de la grève du 8-M, a commencé par dire, deux jours auparavant, qu’il ne la soutiendrait pas car c’était une grève anticapitaliste. Il est clair qu’ils ne souhaitaient pas placer la frontière de telle sorte qu’il s’agisse d’être pour ou contre le féminisme, mais pour ou contre l’anticapitalisme, là où ils pensaient que le sens commun espagnol leur était le plus favorable. Ils ont commencé par dire ça le 6 mars et, cependant, le 8, ils ont été obligés de porter le ruban violet. Le Partido Popular a vécu quelque chose de similaire. Néanmoins, comme ils sont actuellement en période de primaires, le candidat qui a pour l’instant des chances de gagner met l’accent sur un discours de droite plus dur selon lequel le féminisme est une autre forme de collectivisme et qu’en tant que libéraux et conservateurs ils doivent le combattre, mais c’est parce qu’ils sont en pleines primaires [NDLR, Pablo Casado, dont Iñigo Errejón parle, a depuis gagné ces primaires]. Quand ils devront s’adresser aux électeurs et non aux militants, ils recommenceront à faire des concessions au féminisme. Aujourd’hui, tout le monde doit le faire. Selon moi, le défi du féminisme c’est de marcher, comme le disait Lénine, un pas devant les masses, mais un seul. Si le féminisme ne bouge pas, toute l’Espagne sera féministe, mais le féminisme ne changera pas la société. Si le féminisme va trop loin, il se détachera d’un état de l’opinion qui actuellement lui est amplement favorable. Il faut que le mouvement féministe fixe progressivement des buts et des objectifs qui lui permettent d’étendre son soutien dans la population espagnole afin d’obtenir plus de droits.

Le scandale du viol de La Manada et du traitement judiciaire et politique des violeurs (l’un d’eux va être réintégré dans l’armée et tous ont été relâchés après avoir passé relativement peu de temps en prison), alors qu’on a toujours des prisonniers politiques en Catalogne qui, pour avoir organisé un référendum, sont en prison depuis aussi longtemps voire davantage que les violeurs, a provoqué une vague de stupéfaction et de colère qui a de nouveau mobilisé la société espagnole. D’après moi, le plus intéressant dans le féminisme est qu’il ne constitue pas seulement un mouvement de demandes particulières, pour obtenir trois ou quatre politiques publiques, mais qu’il pose un regard sur tous les aspects de la vie sociale, politique, institutionnelle et économique en Espagne : les écarts salariaux, les relations entre les genres, le fait de s’occuper des enfants lorsqu’ils naissent, la représentation dans les espaces médiatiques et politiques, etc. Ce n’est pas qu’une revendication faite au système politique, c’est plutôt une espèce de projet général pour le transformer, en tenant compte du fait que nous ne serons une démocratie de qualité que si nous sommes une démocratie dans laquelle 50% de la population jouissent des mêmes droits que les autres 50%.

Cela a placé tous les partis politiques dans des positions difficiles. Moi, je ne dirais pas que Ciudadanos est un parti féministe. Ciudadanos est un parti qui s’est fait l’écho d’un mensonge qui circule en Espagne à propos des fausses dénonciations pour violences machistes. En réalité, il s’agit de 0,1% des dénonciations. Mais on voit naître toute une réaction machiste qui essaie de nous convaincre qu’une bonne partie des dénonciations pour maltraitance sont fausses. Le parti s’est fait l’écho de cela. Il n’a pas été en faveur des dernières modifications législatives contre la violence machiste… Ciudadanos n’est pas un parti féministe, pas plus que le Partido Popular, mais ce qui se passe c’est qu’ils ne peuvent pas le dire, donc ils vont se laisser entraîner. Pour faire court, vient d’abord le mouvement qui fixe des objectifs pour la société, qui les convertit en des objectifs bons pour tout le monde, et ensuite arrivent les partis conservateurs qui avancent comme si on les traînait à la remorque. Mais si le mouvement cessait d’avancer, ils s’arrêteraient tout net. Il faut que le mouvement continue de marquer le cap et de gagner des droits, et qu’eux continuent d’être remorqués par le mouvement féministe.

Vue aérienne de la manifestation du 8 mars à Barcelone. Credits : Bertran

LVSL – Quels sont les caractéristiques de cette vague féministe en Espagne ? En France, nous avons un mouvement féministe moins puissant au sein de la société. Nous voudrions savoir si cela a aussi à voir avec la culture espagnole.

Íñigo Errejón – Je ne sais pas, car moi aussi j’ai été surpris. Pendant le 15-M [NDLR, le mouvement des places], en 2011, je me souviens que des filles avaient suspendu une pancarte à l’un des échafaudages de la Puerta del Sol, qui disait « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Peu de temps après, un homme qui manifestait aussi sur la place est monté décrocher la pancarte. Son geste a été accueilli par des applaudissements sur la place. Parce qu’à ce moment-là, où le niveau de conscience politique était beaucoup plus faible, l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de machisme ou de féminisme était bien plus répandue. C’était un état d’esprit partagé par l’immense majorité de la population. Je veux dire par là qu’au moment du 15-M en 2011, le féminisme n’était en aucun cas un phénomène hégémonique et transversal, pas même chez ceux qui manifestaient sur les places. Et 7 ans plus tard, c’est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations féministes on trouve aujourd’hui la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans. C’est le seul mouvement à Madrid où l’on voit ça, et c’est le seul où les cortèges politiques sont peu importants. Le gros des cortèges est composé de filles qui viennent manifester avec leurs amies de l’école, qui ne vont peut-être pas à d’autres manifestations, mais qui vont bien à celles-là.

“Le féminisme est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations, on trouve la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans.”

Je ne saurais pas vraiment dire d’où cela vient. Je crois que beaucoup de gens ont fait un travail souterrain pendant des années : dans les secteurs de la musique, de la culture, dans les organisations et les collectifs des mouvements sociaux, etc. Certains d’entre nous ne voyaient pas ce travail, ou alors on le voyait sans réaliser l’ampleur qu’il était en train de prendre. Cela a progressivement produit par le bas une espèce de sororité, de sentiment de fraternité entre les femmes, grâce auquel il y a une génération de très jeunes filles qui s’engage et milite uniquement pour la cause féministe. Par exemple, il y a pas mal de groupes de rap féminins en Espagne, dont tout le contenu de politisation est le féminisme. Après, à travers le féminisme, elles rejoignent d’autres sujets : l’antifascisme, l’anticapitalisme, etc. Mais elles commencent, et se définissent d’abord comme des collectifs de rap féministes. Ou encore dans un des derniers show télévisés, qui s’appelle Opération Triomphe, où les participants sont regroupés dans une maison pour chanter, on a vu tout à coup une des filles gagner en popularité. C’est celle qui avait dit ouvertement « écoute, moi je suis féministe » et son copain, qu’elle avait rencontré là-bas, avait dit « oui, moi aussi je suis féministe, du moins j’essaie de l’être en tant qu’homme, car j’ai beaucoup de choses à corriger ». Le féminisme est entré dans des espaces où aucune autre lutte politique ne peut entrer : dans les médias, dans la musique, au dernier gala des Prix Goya (le gala national du cinéma en Espagne), etc.

Il est entré dans des lieux où personne d’autre ne peut entrer, avec une faculté de pénétration et de transversalité dont je ne connais pas l’origine, mais dont je sais en revanche comment elle s’est démultipliée. Et elle s’est démultipliée en pénétrant dans des secteurs qui ont une grande influence sociale et culturelle : le cinéma, la musique, ou encore avec cette fille de télé-réalité qui était populaire à ce moment-là. Ces secteurs de la société ont mis le sujet à la mode. Après, ils n’auraient jamais réussi s’il n’y avait pas eu antérieurement tout le travail effectué par le mouvement féministe qui milite avec une surprenante capacité d’autonomie. Quoi qu’il se passe dans l’agenda politique, chaque année le 8 mars, on assiste à des mobilisations et des initiatives qui ont leur propre programme, et je suppose que dans ces processus sociaux on ne sait jamais vraiment ce qui va provoquer l’explosion. Mais cela se répète, année après année, et soudain, boum, il se produit un mouvement exponentiel dont il est difficile d’identifier la cause, mais qui est clairement la chose la plus salutaire qui soit arrivée à l’Espagne ces dernières années.

LVSL : Depuis la crise catalane, Ciudadanos semble gagner de plus en plus de terrain, à mesure que le Parti Populaire s’effondre suite à la destitution de Rajoy et aux affaires de corruption. Diriez-vous que Podemos a sous-estimé Ciudadanos ? Albert Rivera en Espagne, Emmanuel Macron en France : pensez-vous que le camp néolibéral a trouvé la parade pour neutraliser les forces populistes ?

Íñigo Errejón – Pour revenir sur les transformations des droites espagnoles, il faut avoir en tête qu’au moment où Ciudadanos émerge sur la scène politique espagnole, le parti existait déjà en Catalogne. De fait, Ciudadanos est né en Catalogne sous la forme d’une force opposée au catalanisme et à l’immersion linguistique [NDLR : politique consistant à faire de la langue catalane la langue véhiculaire dans les écoles de Catalogne]. En Catalogne, le catalanisme recueille le soutien de 70% de la population, et des forces politiques très différentes parviennent à s’entendre en son sein. Ciudadanos naît en opposition à ce consensus, comme une force bâtie autour de l’unionisme espagnol en Catalogne.

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Alberto Rivera, président du parti de centre-droit Ciudadanos ©Carlos Delgado

A la suite de la crise politique et de l’irruption de Podemos, Ciudadanos a commencé à franchir le pas et à se donner une envergure nationale. Ils ont bénéficié d’un traitement de faveur de la part des médias, et certainement de financements provenant d’une partie de l’establishment qui a accueilli leur ascension à bras ouverts, puisqu’ils incarnaient la solution populiste au populisme, ou le remède populiste-antipopuliste en quelque sorte.

Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir. Ils ont repris notre critique du bipartisme, du système électoral, de la corruption, ils se sont réappropriés tous ces éléments tout en prenant soin d’épargner le système économique. En d’autres termes, ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.

Quand Ciudadanos a émergé, on a eu des débats particulièrement intenses à l’intérieur de Podemos. C’était d’ailleurs très certainement la première fois que l’on voyait se dessiner clairement deux visions au sein de Podemos, à propos de la manière d’interpréter l’ascension de Ciudadanos : l’une d’orientation plutôt nationale-populaire, l’autre plus marquée par la gauche traditionnelle. Les camarades davantage situés dans les fractions plus traditionnelles de la gauche estimaient que l’apparition de Ciudadanos signifiait la fin de l’opposition entre le vieux et le neuf. D’après eux, il fallait donc abandonner ce créneau afin de bien se différencier de Ciudadanos, en l’assimilant au Parti Populaire notamment. Ils tenaient pour achevée la phase qui nous avait permis d’avancer en nous présentant comme une force nouvelle, et il était temps à leurs yeux d’en revenir à une confrontation en termes de classes. En affirmant par exemple que Ciudadanos était le parti des « bourges », des privilégiés, de ceux qui veulent paraître modernes mais qui vivent très bien, en revenant à des discours plus plébéiens et moins centrés sur le thème de la régénération.

“Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir (…) Ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.”

D’autres, parmi lesquels je me situe, disaient autre chose : le fait que Ciudadanos s’affirme en nous imitant, en se plaçant dans le sillage de notre discours, le fait qu’il y ait visiblement de la place pour nos ascensions respectives, indique que le « régénérationnisme » (un discours en faveur de la rénovation politique et institutionnelle, l’idée que les vieux politiciens doivent s’en aller, l’imposition de nouvelles pratiques politiques, etc.) dispose d’un large espace et constitue un champ de bataille que nous aurions tort de déserter. Bien au contraire, il faut le disputer à Ciudadanos et conserver nos signes distinctifs tel que nous l’avions fait jusqu’ici.

Toujours est-il que certains de nos porte-paroles ont mis l’accent sur l’idée que Ciudadanos était le parti des « bourges » et des privilégiés, et ont décidé de concentrer leurs attaques sur eux. Pour notre part, nous insistions sur la nécessité de continuer à investir le terrain qui nous est commun, afin de gagner l’hégémonie en tant que force de régénération, y compris auprès de citoyens peu idéologisés. Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais Ciudadanos contestait à Podemos – et c’est encore en partie le cas aujourd’hui – une fraction cruciale de l’électorat : un vote moderne, universitaire, urbain, en faveur de la régénération, qui réclame le changement mais souhaite également conserver une partie des institutions. En d’autres termes, la fraction de notre électorat la plus transversale. Je me rappellerai toujours d’un soir où nous sortions d’un dîner au restaurant avec Pablo Iglesias, lorsque deux personnes nous ont arrêtés dans la rue pour nous dire : « je vous aime beaucoup, j’envisageais de voter pour vous, mais finalement j’ai voté pour Ciudadanos parce que je tiens un restaurant ». C’est l’idée suivante : « bon, je suis un petit propriétaire, j’aime beaucoup ce que vous dites, vos idées de régénération, mais vous me faites un peu peur ».

Quand nous avons hégémonisé le terme de changement en 2015, Ciudadanos y a ajouté un adjectif : le « changement raisonnable ». Ils disaient en somme : « nous voulons tous le changement, mais les populistes vont vous conduire au même sort que la Grèce ou le Venezuela – ils le disaient systématiquement – tandis que nous, nous sommes le changement, mais raisonnable, sensé ». Face à ce discours, certains souhaitaient accentuer la confrontation avec Ciudadanos, tandis que d’autres, moi inclus, considérions qu’il ne fallait pas se laisser dépouiller de l’idée de changement sans adjectif, notamment auprès de ceux qui en Espagne craignent davantage ce changement.

“Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.”

Ciudadanos a finalement réalisé un score bien inférieur à celui que prédisaient les enquêtes, mais leur résultat était loin d’être négligeable. Je crois qu’ils auraient dû se limiter à 10-12%, lors des élections de décembre 2015, mais ils sont parvenus à engranger des forces suite à la formation du gouvernement, pour deux raisons. D’une part, ils se sont montrés capables d’arriver à des accords avec le Parti Socialiste comme avec le Parti Populaire. Pour notre base et pour moi-même, cette attitude est suspecte. Pour une partie de la population espagnole, dans un moment de blocage institutionnel, Ciudadanos apparaît comme une force flexible et digne de confiance, capable de trouver des accords avec tout le monde, en appliquant une forme de sens commun entrepreneurial : « Bon, la politique c’est comme les affaires, je passe des accords avec un tel, puis avec un tel, c’est la vie après tout ». Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.

Toutefois, c’est autour du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne qu’advient le véritable essor de Ciudadanos. Quand surviennent la répression de la consultation, les opérations judiciaires, les arrestations des leaders d’associations indépendantistes et de politiques catalans, et que prennent forme dans le même temps des mobilisations massives pour le droit de décider et pour la souveraineté de la Catalogne, il devient plus qu’évident qu’il existe un fossé entre ce qui est considéré comme légitime en Catalogne, et ce qui est considéré comme légitime en Espagne.

Dans ce contexte, Ciudadanos a cherché à bouleverser le panorama politique catalan, pour en retirer avec succès les bénéfices sur la scène politique espagnole. Le Parti Populaire au gouvernement a appliqué des mesures répressives, mais étant donné qu’il gouvernait, il devait adopter une attitude un minimum responsable. Alors que Ciudadanos, qui ne gouvernait pas, pouvait en demander cinq fois plus ! C’est la raison pour laquelle de novembre à février, Ciudadanos a tiré profit de l’anticatalanisme, en se présentant comme la force politique la plus intransigeante et la plus dure face aux événements en Catalogne, celle qui ne pactiserait avec personne.

Je crois pour ma part que les dirigeants de Ciudadanos savaient que leur position ne résoudrait rien à la situation, mais ils avaient bon espoir que la Catalogne soit leur balle de match pour arriver à La Moncloa [NDLR, le siège du gouvernement espagnol], et jusqu’ici ils ne s’en sortaient pas si mal. Mais il y a eu le changement de gouvernement. Depuis, on ne sait plus très bien à quoi sert Ciudadanos, puisque c’est le PSOE qui gouverne, un PSOE qui dépend de nous, leur principal partenaire au Parlement, et qui a pour principal opposant le Parti Populaire. Ciudadanos est complètement désorienté.

“La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos.”

Les termes de votre question étaient donc justes il y a encore un mois, mais ils ne le sont plus aujourd’hui. Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pedro Sánchez à La Moncloa ont déstabilisé Ciudadanos plus que n’importe quelle autre force politique. Par ailleurs, le gouvernement de Sánchez travaille – à notre avis de façon insuffisante – à apaiser le conflit en Catalogne. Les opportunités électorales de Ciudadanos sont directement proportionnelles au degré de conflictualité en Catalogne : si la conflictualité sociale et politique en Catalogne diminue, Ciudadanos s’affaisse. Je crois pour cette raison qu’il est probable que le Parti Populaire se recompose. Il est bien évidemment ankylosé par de graves problèmes de corruption et désormais engagé dans une querelle de leadership [NDLR, pour rappel c’est Pablo Casado, adepte d’un virage à droite, qui a remporté les primaires du PP le 21 juillet, une semaine après la réalisation de l’entretien], mais le PP dans les heures les plus difficiles de son histoire n’est jamais descendu en-dessous des 27-28%. Y compris dans les moments où les journaux télévisés faisaient état de scandales ahurissants et racontaient qu’ils avaient dérobé des millions et des millions d’euros. La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos. Le PP est un parti plus capillaire que son concurrent de centre-droit, il irrigue davantage le territoire. C’est pourquoi je pense – même si la réalité démentira peut-être ce diagnostic – qu’il est plus envisageable aujourd’hui de voir la droite se recomposer autour du PP.

LVSL : On disait la même chose d’Emmanuel Macron en France, qui partait de rien…

Íñigo Errejón – Oui, mais il est arrivé au pouvoir ! Et maintenant qu’il tient le gouvernement, il peut se construire un parti. Albert Rivera, quant à lui, a perdu son pari. Ce n’est pas une mince différence, Macron est un entrepreneur politique, mais un entrepreneur politique qui est arrivé au pouvoir et qui peut désormais mettre sur pied tout un appareil politique. Par ailleurs, en Espagne, une partie de l’establishment avait clairement opté pour Rivera plutôt que pour Rajoy, car ils considéraient que l’immobilisme de Rajoy, qui ne faisait littéralement rien, pouvait affaiblir le système institutionnel.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Mais maintenant que Rajoy est parti, et que le Parti Populaire s’apprête à renouveler ses visages – bien que les candidats en lice soient tous issus de l’appareil – il est possible que cet establishment qui faisait confiance à Rivera revienne désormais vers le PP. Et ce d’autant plus que les prochaines élections en Espagne sont les élections municipales, ce qui favorise davantage le PP. Ciudadanos avait un meilleur leader au niveau national, mais personne ne connait le candidat de Ciudadanos dans son village, tandis que tout le monde connaît celui du PP, parce qu’il a déjà gouverné. On peut donc s’attendre à un vote dual de l’électeur de droite : « Albert Rivera aux élections générales ; le Parti Populaire dans mon village. » Mais ce sont bien les élections municipales qui arrivent en premier lieu. Je pense donc que le PP peut encore tenir. On a une droite conservatrice traditionnelle très solide, et Ciudadanos patine sur certaines thématiques. Le gouvernement de Sánchez a mis à l’agenda certains sujets qui tiraillent Ciudadanos, car s’ils sont très à l’aise avec le clivage territorial, avec l’idée d’un entrepreneuriat libéral, ils ont en revanche plus de difficultés sur des thèmes comme le féminisme ou la mémoire historique. Il s’agit de sujets qui les obligent à choisir entre deux options : contenter l’électeur social-libéral, progressiste sur les questions de société mais de droite en matière de politique économique, ou satisfaire l’électeur conservateur issu du PP. Ces thématiques font beaucoup de mal à Ciudadanos, qui aspire à remporter les voix du social-libéralisme provenant du PSOE et celles du conservatisme issu du PP. Je crois qu’ils sont bien embarrassés aujourd’hui.

LVSL – Le débat autour de la définition de ces nouvelles forces néolibérales qui rejettent elles aussi le clivage gauche/droite est toujours ouvert. Dans une lecture orthodoxe de Laclau, qui définit le populisme comme une opération discursive créant une frontière explicite entre le peuple et le pouvoir, ne semble-t-il pas difficile de qualifier ces mouvements de « populistes » ? Comment qualifieriez-vous ces nouvelles forces néolibérales ? Des auteurs comme Eve Chiapello et Luc Boltanski ont bien mis en évidence la capacité du capitalisme à incorporer la critique, et notamment la critique dite « artiste ». Sommes-nous dans cette phase d’incorporation du populisme ? Pour certaines théories plus hétérodoxes du populisme, le cadre théorique posé par Laclau atteint sa limite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces nouvelles forces politiques.

Íñigo Errejón – Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels. On assiste à une situation de divorce entre le pays réel d’une part, celui des gens et des citoyens ordinaires, et le pays officiel d’autre part, celui des élites, des politiciens et de l’establishment. Cette configuration traverse toutes les forces politiques, y compris les plus conservatrices. Je me souviens qu’en réaction à l’émergence de Podemos, le Parti Populaire disait de nous que nous ne connaissions pas l’Espagne réelle car nous n’avions jamais travaillé dans le privé et que nous étions cloîtrés dans nos laboratoires universitaires.

“Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels.”

En réalité, ils essayaient eux aussi de mettre en place un discours à même de construire une opposition fondamentale entre les experts et les élites d’un côté, et les gens de l’autre. Il s’agissait dès lors de déterminer qui serait le plus en mesure de donner un contenu à cette opposition, de définir qui sont les gens et qui sont ceux d’en haut. C’est un des enjeux de la lutte politique. Ciudadanos a repris une bonne partie des éléments autour desquels se livre cette lutte. Qui a déterminé ces éléments ? Le mouvement des Indignés, puis Podemos par la suite. Les Indignés ont jeté les bases d’un nouveau terrain sur lequel Ciudadanos aussi a dû apprendre à jouer, à partir duquel ils ont élaboré une réponse sous la forme d’une rénovation néolibérale : rénover le système politique, tout en laissant intacts les privilèges de l’oligarchie. L’approche en termes d’hégémonie – qui considère la politique comme une lutte pour l’hégémonie – nous permet de constater que dans le succès de l’adversaire réside toujours une forme de récupération et de réalisation de nos propres idées. Je ne crois pas que ce soit une faille dans le modèle théorique de Laclau, c’est plutôt le contraire.

LVSL – Vous évoquez ici le Laclau des débuts, mais pour celui de 2005 et de La Raison populiste, la politique renvoie davantage au populisme qu’à l’hégémonie.

Íñigo Errejón – Je crois que pour le Laclau de La Raison populiste, il y a une sorte d’isomorphisme entre politique, hégémonie et populisme. Il n’est pas certain qu’il puisse exister des formes politiques non populistes dans ce Laclau de La Raison populiste. Mais il utilisait aussi l’approche de l’hégémonie, qui me semble être plus utile. Je crois que toute politique contient un moment populiste, une certaine dose de tension populiste, même si ce n’est pas forcément cette dose qui domine. Aujourd’hui, en Espagne, je ne pense pas que nous soyons dans un moment dominé par la dynamique populiste. Je crois que la dynamique institutionnelle a plus de poids et que dans le contexte actuel, apparaître comme une force capable d’arriver à des accords avec d’autres forces est plus utile que d’apparaître comme une force qui polarise la société. En ce sens, je pense que l’état de la scène politique espagnole a changé, et qu’il changera bien sûr à nouveau.

Dans cet ouvrage, on a aussi un Laclau très jacobin, qui écrit en pensant à une conjoncture particulière qui est celle des gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine. Je crois qu’il reste très utile, mais qu’il faut l’adapter, le traduire dans le contexte des sociétés comme les nôtres, qui ont une densité institutionnelle beaucoup plus importante. Comme elles ont une diversité institutionnelle beaucoup plus développée, la logique de la différence prime toujours, ou presque toujours, sur la logique de l’équivalence [NDLR, logique de l’équivalence et logique de la différence sont deux concepts de la théorie de Laclau]. Parfois, la logique de l’équivalence s’impose temporairement, mais les mécanismes, les dispositifs par lesquels l’ordre recueille, réordonne, stimule ou donne partiellement satisfaction aux demandes qui émanent de la société, sont beaucoup plus sophistiqués que dans des États moins développés, comme en Amérique latine. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que l’on peut lire dans La Raison populiste n’a pas de sens, mais simplement qu’il faut le lire en l’adaptant au prisme des sociétés avec des États plus développés.

Partant de ce constat, Ciudadanos – je prends l’exemple de Ciudadanos, mais je parlerai par la suite d’un cas plus général – représente à la fois la menace de la récupération de nos revendications par l’ordre établi, et la preuve que les deux choses fonctionnent. D’une certaine façon, quand certaines mesures que nous proposons ou que nous défendons cessent d’être des propositions de Podemos, et que d’autres partis commencent à les porter, cela signifie qu’elles gagnent du terrain dans la société espagnole. Cependant, elles gagnent du terrain d’un côté et on te bloque le passage de l’autre. La logique est la suivante : « Je reconnais ta proposition de réforme de la loi électorale, pour qu’il y ait en Espagne un système électoral plus juste, mais en évacuant dans ta proposition la dimension qui remet en cause le système économique pour construire une économie plus forte, plus développée et plus prospère. »

Quelle est, selon moi, la clé pour savoir si le pôle qui domine est l’incorporation et la récupération de la critique, ou si c’est celui qui ouvre la voie vers une nouvelle hégémonie qui prime ? Le critère discriminant est de savoir si les demandes incorporées sont celles qui ciblent le cœur du pouvoir du régime dominant ou non. Est-ce que ce cœur du pouvoir est le système électoral ? Non. Il est très important, mais ce n’est pas le plus important. Est-ce possible, aujourd’hui, d’aspirer à une transformation démocratique en Espagne sans remettre en cause les relations entre les entreprises du secteur de l’énergie, le pouvoir financier et les entreprises du bâtiment ? C’est impossible, et c’est justement ce que Ciudadanos passe sous silence. Peut-on imaginer une révolution démocratique en Espagne, une transformation démocratique sans un programme systématique pour en finir avec les coupes budgétaires, protéger les services publics, élever le pouvoir d’achat des ménages, les salaires et les conventions collectives ? Non, c’est impossible. Je dirais donc que c’est un programme politique qui repose davantage sur beaucoup de récupération et d’incorporation partielle de la critique que sur l’expression d’une nouvelle hégémonie. Mais il est certain qu’il y a des champs dans lesquels Ciudadanos s’est investi, en surfant sur une vague que nous avions impulsée et générée initialement. Cela a permis d’étendre cette vague, ce qui est en fin de compte une bonne nouvelle.

Comment qualifier ces phénomènes en Europe ? Pour moi, ce sont des mouvements qui prennent en charge la dynamique populiste. Ils surfent sur cette dynamique en ayant pour but de sauver les oligarchies du pouvoir destituant de ce moment populiste. Ils redirigent toute cette colère, toute cette volonté de transformation, pour qu’elle se concentre uniquement contre le système des partis. C’est une des différences les plus importantes entre une partie des populismes réactionnaires et les forces populistes progressistes et démocratiques comme la nôtre. Trump n’était pas une parodie. Il a cependant décidé de diriger toute cette colère, tout le ressentiment des perdants de la crise contre Washington, contre Berkeley et contre New York, mais pas contre Amazon ou Google.

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©Gage Skidmore

Il s’agit d’une manœuvre dont le but est de mettre toute la pression sur le système des partis, et d’épargner les élites économiques qui ne se présentent pas aux élections. En ce sens, on peut clairement parler d’un néolibéralisme encore plus sauvage, car il frappe les médiations politiques, sans s’en prendre au cœur du pouvoir, qu’il cherche au contraire à sauver. Il s’en prend aux médiations politiques en postulant toujours un ennemi, ce qui lui donne un caractère populiste. Le peuple américain, par Trump et par ce qu’il incarne, est une communauté soudée. Il obtient sa cohésion contre ce qui lui est extérieur et étranger. Rivera a fait un discours très important en Espagne, il y a peu, quand il avait encore un poids politique important. Ce qu’il a dit est très intéressant : « Je veux marcher dans une Espagne au sein de laquelle on ne voit pas de rouges ou de bleus, au sein de laquelle on ne voit pas des entrepreneurs ou des travailleurs, des riches ou des pauvres, mais au sein de laquelle on ne voit que des Espagnols. »

C’est un discours qui ne postule aucune frontière, qui réconcilie les Espagnols au-delà de leurs différences. Mais dans ce discours, la cohérence, la cohésion de l’Espagne qu’il veut dessiner, de l’identité de « nous » autres Espagnols, s’oppose à un « eux » qu’il ne nomme pas, à savoir la Catalogne. La dimension populiste de Rivera place la frontière sur la question de la Catalogne, mais il ne le dit pas. De ce fait, on pourrait se dire : « Ah, bien, si tu dilues la frontière de classe, celle des partis pour lesquels tu votes, tu es un parti qui casse les frontières, tu ne peux pas être un parti populiste. » Mais c’est une erreur. C’est simplement que le « eux » qu’il constitue face au « nous » peuple espagnol homogène et sans différences, est la Catalogne, ou en tout cas la majorité qui veut un référendum en Catalogne, qui est une majorité souverainiste en Catalogne. C’est pour cela que ces partis présentent selon moi des caractéristiques populistes.

LVSL – Pourtant, le populisme repose sur l’explicitation de la frontière politique…

Íñigo Errejón – Clairement, mais il y a une chose qui renvoie ici au constitutionalisme. Voici ce qu’ils disent : « Je peux nouer des accords avec tout le monde, mais eux sont hors-la-loi, il n’en est pas question. » C’est une sorte de populisme qui malgré tout explicite une frontière. En Espagne, l’idée que nous devons tous être unis face au coup d’État des indépendantistes catalans est très présente. Elle sert à construire la communauté espagnole par opposition à ce que Rivera appelle les « putschistes » catalans. Je dirais donc qu’il a souvent explicité cette frontière. En tout cas, pendant le conflit en Catalogne, il l’a fait de façon très limpide.

Le critère de l’explicitation de la frontière me semble être un bon critère. Là où on l’explicite, là où postule qu’il existe un peuple délaissé et qu’il y a des ennemis irréductibles, visibles, et politiques, on assiste bien à un type de formation populiste. Lorsque ce n’est pas le cas, je parlerais plutôt d’une espèce de sens électoral, de compréhension des conditions pour pouvoir lutter dans la bataille en plein moment populiste. Celui-ci passe nécessairement par une opération de traduction du ressenti populaire car les gens perçoivent que les institutions ne les servent pas, qu’elles ne travaillent pas pour eux. Mais cette formation offre dès lors une solution semblable à celle du Guépard [NDLR, « Tout changer pour que rien en change »], tout rénover afin d’épargner les pouvoirs établis.

Entretien réalisé par Laura Chazel et Lenny Benbara.

Un grand merci pour la retranscription à Guillaume Etchenique et Leo Rosell.

Traduction effectuée par Vincent Dain, Sarah Mallah, Leo Rosell, Guillaume Etchenique et Lenny Benbara.

Gramsci et la question de l’hégémonie

Crédits photos
De gauche à droite : Marie Lucas, Antoine Cargoet et Nathan Sperber.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat autour de Gramsci et de la question de l’hégémonie. Nous recevions Nathan Sperber, socio-économiste et co-auteur d’une Introduction à Antonio Gramsci, et Marie Lucas, normalienne agrégée en italien qui effectue ses recherches sur Gramsci.

Crédits photos : ©Vincent Plagniol

Découvrez le programme de notre université d’été ! 13-14-15 juillet

Les 13, 14 et 15 juillet 2018, LVSL a organisé son université d’été à l’espace Main d’Oeuvres à Saint-Ouen. Cette première édition de notre Université d’été, intitulée “Le Vent Du Changement”, a pris la forme d’une série de tables-rondes et de débats autour de thématiques cruciales pour les forces progressistes.

L’ensemble des conférences sont désormais disponibles sur notre chaîne YouTube, vous pouvez y accéder en cliquant sur les liens ci-dessous.

Le programme

VENDREDI 13 JUILLET

10h – Accueil

10h30 à 12h – Le populisme est-il devenu une norme en Europe // Jorge Lago (Podemos), Elsa Faucillon (PCF), Boris Vallaud (PS) et Samuele Mazzolini (Senso Comune)

12h15 à 13h45 – L’Europe, mère des discordes // Julien Bayou (EELV), Coralie Delaume (essayiste), Manuel Bompard (LFI) et Raoul Hedebouw (PTB).

Pause déjeuner

14h30 à 16h – Les Réseaux Sociaux au cœur de la bataille culturelle // Le Fil d’Actu, Apolitiquement correct, Antoine Léaument (LFI).

16h15 à 17h45 – A-t-on abandonné les services publics et les classes populaires ? // Emmanuel Maurel (PS), Adrien Quatennens (LFI), Marie-Pierre Vieu (PCF) et Gérald Andrieu (journaliste et écrivain).

18h à 19h30 – Quelle place pour le peuple dans un projet émancipateur ? // Charlotte Girard (LFI), Guillaume Roubaud-Quashie (PCF) et Thomas Branthôme (Maître de conférence à l’université Paris Descartes).

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SAMEDI 14 JUILLET

10h à 11h30 – Les nouveaux médias dans la bataille culturelle européenne // Iago Moreno (La Trivial), CTXT (Enric Quart), Samuele Mazzolini (Senso Comune) et Antoine Cargoet (LVSL)

11h45 à 13h – Le néolibéralisme se met à jour : Macron, Rivera et Renzi // Vincent Dain (LVSL), François Cocq (LFI), Pierre Musso et Juan Branco (avocat).

13h30 à 15h15 – La conquête du pouvoir d’État // Íñigo Errejón (Podemos). Conférence en espagnol traduite.

15h30 à 17h – Le clivage gauche-droite est-il dépassé ? // Chantal Mouffe et Manuel Bompard (LFI)

17h15 à 19h – Le défi de l’exercice du pouvoir // Renaud Lambert (Le Monde Diplomatique) et Christophe Ventura (animateur du site Mémoire des luttes).

Soirée festive

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DIMANCHE 15 JUILLET

10h à 11h30 – La politisation de la jeunesse à la suite du mouvement social // Roxane Lundy (Génération.s), Taha Bouhafs (LFI) et Vincent Dain (LVSL)

11h45 à 13h15 – Gramsci et la question de l’hégémonie // Nathan Sperber (auteur d’une Introduction à Antonio Gramsci) et Marie Lucas (LVSL).

14h à 15h30 – Où en est l’extrême-droite et comment la combattre ? // Guillermo Fernandez (chercheur), Marine Tondelier (EELV), Ugo Bernalicis (LFI)

15h45 : Discours de clôture.

 

 

“Le populisme fleurit là où on masque la lutte des classes” – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie

Crédits photo
Guillaume Roubaud Quashie, directeur de la revue Cause Commune

Directeur de la revue Cause Commune, Guillaume Roubaud-Quashie est membre de la direction du PCF. A ce titre, il a dirigé l’organisation de la dernière université d’été du parti, lors de laquelle le populisme est entré au coeur des débats.

Vous êtes directeur de la revue Cause Commune, éditée par le PCF et auparavant intitulée La Revue du projet. Pourquoi ce changement de nom ? S’agit-il, aussi, d’un changement de projet ?

Plus que d’un changement de nom, il s’agit d’un changement de perspective. La Revue du Projet, comme son nom l’indique, portait essentiellement sur la question du projet du Parti communiste. Mais ce dont le Parti communiste a besoin va au-delà : c’est de faire davantage parti, c’est-à-dire, de mettre davantage en coordination les différentes forces, les différences expériences pratiques, théoriques et politiques. Et pour mettre en coordination ce qui reste sans doute la première force militante du pays, cela demande un peu d’organisation. De ce point de vue, la revue a un objectif de convergence. Pourquoi une revue pour le Parti communiste ? Pour offrir aux communistes la possibilité de savoir ce qui se fait, ce qui se travaille, ce qui se cherche. Pour permettre aux communistes de participer mieux et davantage. C’est pourquoi nous considérons que Cause Commune est une revue d’action politique. Nous traitons aussi des problématiques plus immédiates. Par exemple, dans notre premier numéro, nous nous sommes intéressés à la façon de constituer un collectif de défense de La Poste.

Il y a donc un changement de perspective important. Il s’agit plus d’une nouvelle revue que d’une simple version 2.0 de la précédente. Nous abordons les questions d’organisation, les questions électorales et la vie politique en général. On y ajoute donc une dimension plus concrète. Vous savez, le Parti communiste produit beaucoup de choses – et c’est une de ses forces –, mais le niveau de lecture peut parfois être faible. La raison en est que les communistes, confrontés à un temps limité et à une pléiade de possibilités de lectures, finissent parfois par faire le choix de l’abstention. L’idée, ici, est de leur dire qu’en dehors de l’Humanité qui a une autre fonction et une autre périodicité, Cause Commune entend traiter le large spectre des sujets communistes. À cela, s’ajoute un objectif de mise en mouvement et de formation des militants, tout en conservant à la revue un caractère très ouvert.

Le nom, Cause commune, vient du fait que nous affirmons qu’il faut plus de parti et non moins de parti, qu’il faut plus de mise en commun. Notre rôle est d’être un des acteurs de cette mise en commun. C’est une perspective qui est, en un sens, opposée à celles qui prennent acte de la vie en lignes parallèles des luttes émancipatrices voire la théorisent. Nous croyons qu’il faut au contraire faire cause commune.

Votre revue a pour but explicite de s’adresser aux adhérents du PCF et d’animer la vie démocratique et intellectuelle du parti. Comment expliquez-vous ce choix spécifiquement interne ? N’avez-vous pas peur de négliger l’extérieur et que cela implique un cloisonnement intellectuel ? On reproche souvent aux partis d’être repliés sur eux-mêmes…

Le Parti communiste est évidemment celui qui est le plus accusé d’être une espèce de secte absolument repliée sur elle-même. C’est une légende bien connue. Il suffit pourtant de lire l’Humanité, « le journal de Jean Jaurès », qui n’est pas l’organe du Parti communiste, même s’il y a des liens et des proximités. S’il y a un journal qui est largement ouvert au-delà des communistes, c’est bien celui-ci. Donc il n’y avait pas de raison de fond de faire une espèce de version mensuelle de l’Humanité. Il faut soutenir et développer ce journal et, en même temps, ce qui manquait, c’était justement cet outil qui permet d’utiliser la richesse de ce parti. C’est là la mission propre de Cause commune, sans esprit de secte : la revue reste pleinement ouverte à tous les lecteurs !

Vous avez organisé l’Université d’été du PCF dont nous avons rendu compte dans nos colonnes. Parmi les thèmes qui ont suscité le débat, il y a eu la question du populisme, à laquelle nous ne sommes pas insensibles à LVSL comme l’illustre notre dossier sur les gauches espagnoles. Le populisme, comme méthode politique, est largement critiqué au PCF. Pouvez-vous revenir sur ces critiques et leurs fondements ?

Le débat est en cours au PCF et je ne veux pas fermer des portes à l’heure où notre congrès entend les ouvrir en grand, donnant pleinement la parole et la main aux dizaines de milliers d’adhérents communistes. Je n’exprime donc ici qu’un point de vue personnel, tel qu’il est pour l’instant stabilisé avant le large débat collectif qui s’annonce. Je sais les réflexions plurielles et mon camarade Alain Hayot qui a beaucoup écrit sur le sujet, a sans doute un autre regard, par exemple. Pour moi, il y a deux questions. Le populisme est présenté comme la grande forme de proposition alternative importante. Et il ne faut pas prendre ça de haut puisque la force qui présente cette option politique comme une alternative – la France insoumise – est la principale force progressiste du moment.

La première question, c’est celle du populisme tout court. C’est un mot très employé et dont le contenu n’est pas toujours très clairement défini. En réalité, ce mot a une étrange histoire qui renvoie à des moments très différents. Le premier moment lexical du populisme renvoie au socialisme agraire russe, les Narodniki, qui n’a rien à voir du tout avec ce qu’on appelle « populisme » aujourd’hui : c’est eux qui ont introduit les textes de Marx en Russie ; c’est avec eux que Lénine polémique… Le second moment renvoie à une expression progressiste plus vague : le populiste est celui qui est favorable au peuple. Après tout, c’est ce que dit le mot, étymologiquement parlant, et tout le monde est à même de l’entendre ainsi sans être un éminent latiniste. C’est pourquoi il y avait le prix populiste, ce prix littéraire qui était remis à des auteurs progressistes qui parlaient du peuple et pas uniquement de héros de la bourgeoisie.

Et puis, il y a le moment qui commence dans les dernières décennies du XXe siècle. C’est le moment Pierre-André Taguieff qui vient relancer cette espèce de conception du populisme qui consiste à dire qu’il n’y a plus de lecture gauche-droite, mais une lecture de type cercle de la raison, au centre (libéraux de gauche, libéraux de droite, etc.), versus les fous à lier, de part et d’autre de cet axe central. Il s’agit, en quelque sorte, du décalque, en politique, de la lecture sociale insiders versus outsiders. Ce dernier modèle sociologique dont l’essor est d’ailleurs contemporain de celui du « populisme » façon Taguieff prétend ainsi qu’il n’y a plus de classes car la société a été confrontée à une gigantesque « moyennisation » ; ne reste plus que les insiders (ouvriers, cadres, patrons…) d’une part et les outsiders, vrais miséreux qui, seuls, ont droit à quelque (maigre…) charitable intervention. Je ne développe pas, mais la simultanéité n’est jamais fortuite aimait à rappeler le grand historien Ernest Labrousse… Bref, avec le populisme de Taguieff, c’est-à-dire le populisme, tel qu’il est repris par la grande masse des journalistes et des hommes politiques : soit vous êtes au milieu, entre personnes raisonnables qui acceptent l’économie de marché, soit vous êtes dans la catégorie des déments indifférenciés, celle des populistes.

 

“Vous dénoncez les exilés fiscaux ? Populiste ! Vous attaquez les grands média ? Populiste ! Vous notez les proximités entre le monde de la finance et celui des dirigeants politiques des grandes formations ? Populiste ! Accepter la notion, c’est accepter de voir invalidé tout discours de classe.”

 

Pour ma part, je trouve cette conception dangereuse et inopérante. D’un simple point de vue descriptif, mettre Marine Le Pen et Hugo Chavez dans la même catégorie politique, ce n’est pas un progrès de la pensée politique.. Il s’agit de pensées profondément différentes, donc forger un mot qui explique qu’il s’agit de la même chose, c’est une régression au plan intellectuel. Cela ne permet pas de mieux nommer et comprendre les choses ; au contraire, cela crée de la confusion. Plus profondément, cette dernière est dangereuse puisque cela consiste à dire que tout ce qui est une alternative à la situation actuelle, tout ce qui conteste le dogme libéral relève de ce terme qu’est le populisme. Pire, si le populisme est cette catégorie infâmante désignée à caractériser ceux qui opposent « le peuple » aux « élites » alors qu’il n’y aurait, bien sûr, que des individus dans la grande compétition libre, comment ne pas voir combien cette notion forgée par des libéraux invalide immédiatement toute option de lutte des classes ? Comment penser que ce n’est pas aussi un des objectifs de cette théorisation ? Vous dénoncez les exilés fiscaux ? Populiste ! Vous attaquez les grands média ? Populiste ! Vous notez les proximités entre le monde de la finance et celui des dirigeants politiques des grandes formations ? Populiste ! Accepter la notion, c’est accepter de voir invalidé tout discours de classe.

Gérard Mauger a raison selon moi quand il dit dans son intervention, que le populisme, c’est une forme d’« insulte polie », une façon de discréditer. Par ailleurs, lisez Taguieff, pour lui, le populisme, c’est d’abord un « style ». Personnellement, je ne classe pas les forces politiques en fonction de leur style, mais en fonction des objectifs qu’ils nourrissent. Le style est secondaire. J’ajoute que c’est faire un beau cadeau à la droite et à son extrême. Puisque l’extrême droite, en n’étant pas qualifiée comme telle, devenant « populisme », n’est plus le prolongement de la droite, c’est mettre des digues absolues entre Eric Ciotti et Marine Le Pen ; le premier étant censé appartenir au monde raisonnable central et la seconde relever de la catégorie distincte et sans rapport du « populisme ». Beau cadeau de respectabilité à la droite au moment même où elle court après son extrême… Ensuite, renoncer à qualifier l’extrême droite en usant du mot de droite et du mot d’extrême pour lui privilégier la notion de « populisme », c’est lui retirer deux fardeaux (personne n’est « extrême » ; le discrédit de la droite parmi les couches populaires reste large) et lui offrir le peuple (tout le monde entend bien « peuple » dans « populisme », sans agrégation de lettres classiques !). Bref, je sais que ce point de vue n’est pas celui de tous mais, à mes yeux, cette notion est une régression et un danger. Le débat se poursuivra car il n’est pas question de le trancher ici !

La seconde question renvoie évidemment aux conceptions de Chantal Mouffe autour du « populisme de gauche ». Au départ, Mélenchon expliquait aux journalistes qui lui collaient cette étiquette populiste : si le populisme, c’est dénoncer les collusions, etc., etc., alors qu’on me taxe de populiste. Néanmoins, il le faisait sur le mode de la récusation et de la provocation. Aujourd’hui, sa position a changé puisqu’il assume cette stratégie « populiste de gauche » théorisée au départ par la philosophe belge. La tâche se complique ainsi et il faut faire la différence entre le populisme taguieffien des journalistes quand ils parlent de Marine Le Pen (… et de Mélenchon) et le populisme de Mouffe. Pour ce qui est de Chantal Mouffe, il s’agit d’un projet théorique qui est plus solide que ce que fait Taguieff. Annie Collovald refuse d’ailleurs de parler de concept pour le populisme de Taguieff, et considère que c’est à peine une notion qui frise l’inconsistance. C’est ce qu’elle explique dans un ouvrage qui selon moi reste fondamental, Le populisme du FN, un dangereux contresens [2004].

 

“Le populisme nait donc d’une recherche de renouveau de la pensée social-démocrate, quand d’autres vont inventer, avec Giddens et Blair, la « troisième voie ».”

 

Chez Mouffe, et en réalité chez Laclau, on est face à une réponse, dans le domaine de la social-démocratie, élaborée dans la panade des années 1980. Période au cours de laquelle toutes les grandes conceptions social-démocrates traditionnelles sont mises en difficulté, sans parler bien évidemment de la situation des socialismes réels qui étaient par ailleurs combattus par la social-démocratie. Les amis de Mouffe et de Laclau, depuis longtemps en opposition aux communistes, ne vont bien sûr pas se rapprocher des communistes soviétiques dans les années 1980, au moment même où triomphe la grasse gérontocratie brejnévienne et post-brejnévienne où le système soviétique montre toutes ses limites et son inefficience. Le populisme nait donc d’une recherche de renouveau de la pensée social-démocrate, quand d’autres vont inventer, avec Giddens et Blair, la « troisième voie ».

Quels problèmes cela pose pour nous ? D’abord, la question de classe est complètement explosée. Dans la pensée de Chantal Mouffe, c’est clair, net, et précis : il n’y a pas de classe en soi, mais des discours des acteurs. Il s’agit d’un postmodernisme caractéristique de la pensée des années 1980, pensée d’ailleurs très datée : il n’y a pas de réalité mais d’indépassables discours. Il n’y a pas d’intérêt objectif de classe ; d’où l’importance accordée au mot plus vague de « peuple ». Est-ce un progrès ou une régression ? Nous considérons que la question de classe est une question centrale ; elle l’est même nettement plus aujourd’hui qu’hier. Il suffit d’ouvrir les yeux sur les évolutions du capitalisme contemporain. On est ramenés aux socialismes utopiques que Karl Marx combattait. C’est amusant de voir aujourd’hui le beau film de Raoul Peck, Le Jeune Karl Marx, qui évoque ces débats avec tous ces socialistes rêvant en dehors du monde de classe…

Deuxièmement, l’horizon des communistes reste un horizon universaliste qui pose le communisme comme objectif. Cet horizon est complètement absent chez Mouffe pour qui il faut trouver une manière de gérer les dérives du capitalisme et les antagonismes dans ce qu’elle appelle un cadre « agonistique » (un cadre de combats, de tensions, de conflits – agôn, en grec). Puisque pour elle, les conflits sont inépuisables et penser les abolir serait contraire à l’anthropologie profonde, selon sa lecture de la « nature humaine » qui se revendique de Freud. Tout cela me semble poser plus de problèmes que cela n’en résout… Dire qu’on renonce à l’objectif de dépassement des conflits de classe, au moment où le capitalisme est de plus en plus inefficient et criminel, me paraît être inopérant et négatif. Donc même si la proposition de théorique de Mouffe est intéressante – au sein de la social-démocratie, elle refuse la capitulation pure et simple façon Blair et Schröder et permet ainsi que se mènent bien des combats communs –, elle débouche sur un horizon limité. Il s’agirait de renoncer au communisme au moment même où le capitalisme ne parvient clairement plus à répondre aux possibilités de développement de l’humanité. L’humanité a les ressources et les savoirs pour répondre aux grands défis (faim, santé, logement, culture, développement durable…) mais le capitalisme, parce qu’il vise le profit étroit et maximal de quelques-uns, tourne le dos à ces perspectives et approche le monde de l’abîme.

Pourtant, lorsque Pierre Laurent écrit un ouvrage intitulé 99%, il oppose un « eux » et un « nous », qui va plus loin que la simple classe traditionnellement révolutionnaire aux yeux des marxistes – le prolétariat. Bref, il fait lui aussi du populisme, non ?

Absolument pas, ici, on est dans la logique qui est celle de l’alliance de classe, qui est une logique que le PCF a souvent adoptée. Thorez faisait déjà cela dans les années 1930 ; ce n’est pas du populisme. D’ailleurs, une des lectures bien connues des communistes de ces années là est Ce que sont les amis du peuple de Lénine dans lequel il détruit les populistes russes. Donc non, ce n’est pas du populisme, c’est l’idée, déjà développée par Lénine, selon laquelle il est possible de faire des alliances avec d’autres classes, loin du « solo funèbre » de la classe ouvrière.

Pierre Laurent part d’une analyse du capitalisme contemporain qui ne profite plus qu’à une toute petite minorité. Il ne profite même pas aux petits entrepreneurs. Donc certes, il y a les salariés tout court, qui représentent une très large majorité des travailleurs, mais il y a aussi les petits patrons, qui sont insérés dans des chaînes de donneurs d’ordre qui font d’eux des quasi-salariés, puisqu’ils sont dominés par de grandes entreprises. Ils pâtissent donc aussi du système capitaliste. Ajoutons l’ubérisation et sa masse d’auto-entrepreneurs et on comprend pourquoi Pierre Laurent a raison d’élargir l’horizon au-delà de la seule classe définie par la place dans les rapports de production.

Mais en termes de méthode il y a une convergence, sur l’idée d’opposer le « eux » de la petite minorité et le « nous » du reste de la population…

Sur le « eux » et le « nous », entendonsnous bien. C’est une expression largement utilisée avant Mouffe, par exemple chez le chercheur britannique Richard Hoggart dans La Culture du pauvre. Pierre Bourdieu diffuse cet essai qui popularise cette dichotomie entre un « eux » et un « nous » dans les sciences sociales. Hoggart ne se définissait pas pour autant comme populiste, donc cette idée du « eux » et du « nous » n’est pas une marque déposée du populisme.

Un des éléments qui a cristallisé les oppositions est l’utilisation du terme « gauche ». Il est évident qu’analytiquement, la gauche existe. Mais est-il nécessaire, après le quinquennat de François Hollande, et le discrédit qui porte sur cette étiquette, d’utiliser le terme « gauche » ? Ainsi que le dit Iñigo Errejon dans LVSL, la bataille politique ne devient-elle pas, dès lors, une bataille pour l’étiquette ?

C’est une question très importante et l’entretien d’I. Errejon est très intéressant. Dans les forces de gauche, beaucoup raisonnent « toutes choses égales par ailleurs » (ce qui était, est et sera, etc.). Or, il est certain, et ça tout le monde le sait, que le positionnement de la population par rapport à l’étiquette « gauche » s’est largement détérioré, même si beaucoup d’acteurs politiques se sont aveuglés là-dessus. Ces derniers sont restés attachés à ce signifiant (le mot « gauche »), alors qu’il avait un signifié (le contenu, le sens) de moins en moins clair dans le pays. D’ailleurs, « l’existence analytique » de la gauche dont vous parlez mériterait peut-être d’être interrogée. C’est un peu une manie de métaphysicien que de rattacher des contenus définitifs à ce mot « gauche » alors que ce terme recouvre des contenus très variables. Il est vrai que lorsque le PCF est la principale force de gauche, celui-ci opère une redéfinition du mot « gauche », le dotant d’un solide et indubitable contenu de classe. François Mitterrand, verbalement, laisse faire un certain temps et l’opération lexicale des communistes connait un certain succès, bien au-delà de ses rangs. Ces combats d’hier ont toujours une efficace aujourd’hui : voyez combien il a été difficile pour François Hollande d’être considéré comme « de gauche » au vu de la politique qu’il menait. Ça lui a coûté très cher.

 

“Je crois donc qu’il faut avoir un point de vue dialectique sur le sujet. Il faut toujours se référer à la gauche, puisque cela veut encore dire quelque chose de fort pour beaucoup de gens, mais il faut éviter d’utiliser ce terme seul et sans contenu explicite puisqu’il est aujourd’hui associé négativement à des expériences libérales comme celle de François Hollande.”

 

Après le LEM, j’ai proposé des éléments d’analyse de cette difficile question dans feu La Revue du projet (dossier « Quatre essais sur la gauche », La Revue du projet, n°50, octobre 2015). Sauf qu’en même temps, ce qui a moins été vu, c’est que le PCF a moins de pouvoir de définition qu’avant sur le contenu du mot « gauche », et donc que la force subversive de cette étiquette s’est érodée. Les expériences sociallibérales ont petit à petit vidé de son sens ce terme pour une partie notable de la population, sans faire disparaître son contenu passé pour une autre.

Je crois donc qu’il faut avoir un point de vue dialectique sur le sujet. Il faut toujours se référer à la gauche, puisque cela veut encore dire quelque chose de fort pour beaucoup de gens, mais il faut éviter d’utiliser ce terme seul et sans contenu explicite puisqu’il est aujourd’hui associé négativement à des expériences libérales comme celle de François Hollande. La proposition de la France insoumise, de LREM voire du FN de ne pas se situer clairement par rapport à ce terme consistait à essayer d’aller récupérer ces gens pour qui le mot gauche est un mot perdu, associé à des expériences négatives et à des conceptions politiciennes de la politique. Il s’agissait aussi de composer avec le rejet du clivage gauche-droite, qui est devenu un repoussoir pour beaucoup de monde.

Continuer à utiliser le terme « gauche » comme si de rien n’était impliquerait alors de s’adresser uniquement à ceux à qui le mot parle, mais s’aliéner le reste de ceux pour qui il ne veut plus rien dire. Je crois donc que la solution consiste à utiliser cette notion avec modération, mais surtout, insister sur les contenus. Plutôt que de dire seulement « nous sommes pour une politique de gauche », qui est un discours abstrait et qui n’est pas compris par tous, il est sans doute préférable d’expliquer que « nous sommes pour l’augmentation des salaires, les droits des salariés, les services publics, etc. » voire « Nous sommes pour une politique de gauche, c’est-à-dire pour l’augmentation des salaires… ».

L’un des reproches régulièrement adressés au populisme repose sur la place des affects en politique. Ceux qui se revendiquent du populisme affirment qu’il est nécessaire de prendre en compte les affects et l’esthétique lorsque l’on construit un discours et un programme, et de ne pas s’appuyer uniquement sur la raison, c’est-à-dire sur la véridicité des idées et des discours. Est-ce pour vous de la démagogie ? Doit-on refuser les affects en politique ?

Non, bien évidemment que non. Avec la politique, il y a forcément des dimensions affectives et esthétiques qu’il faut prendre en compte. Et il faut reconnaître, de ce point de vue, que la France insoumise a réfléchi à ces questions et a fait des choses intelligentes et plutôt fortes. Quel est le point de désaccord ? Revenons à Mouffe. Elle est dans une relation postmoderne dans lequel l’horizon rationnel se dissout. Le problème, ce n’est pas juste d’intégrer la dimension affective, c’est de renoncer à la dimension rationnelle. Personnellement, je veux bien qu’on utilise toutes les armes de communication à notre disposition, mais toujours avec une finalité rationnelle et avec un primat rationnel. Ce n’est pas le cas chez Mouffe, chez qui les discours flottent sans lien avec le réel.

 

“L’affect est une contrainte nécessaire, et non un objectif en soi, si l’on veut que le peuple soit acteur, et qu’on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique…”

 

Portrait de Lénine ©Wikimédia commons

Utiliser les affects n’est donc pas problématique en soi ; tout le monde utilise les affects. Là où les choses deviennent plus dangereuses, c’est lorsqu’on considère qu’on doit patauger dans ces affects et s’y soumettre. Il faut au contraire avoir en permanence l’objectif de les dépasser très vite. Il est primordial d’amener au maximum vers une large réflexion rationnelle. L’affect est une contrainte nécessaire, et non un objectif en soi, si l’on veut que le peuple soit acteur, et qu’on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique… qui est par ailleurs mortel. L’horizon du communisme ne consiste pas à être guidé par des bergers éloquents, mais à avoir un peuple acteur et conscient. Et puisque nous sommes en plein centenaire, faut-il rappeler la perspective de Lénine ? “C’est à l’action révolutionnaire consciente que les bolchéviks appellent le prolétariat.”

Précisément, sur cette figure du leader charismatique, on peut avoir le sentiment que le PCF est un peu traumatisé par son passé stalinien et la façon dont des figures ont pu faire l’objet d’un culte. À tel point que le parti semble être dans le refus de cette fonction tribunicienne. Faut-il s’en tenir au « ni dieu, ni César, ni tribun » de l’Internationale ou faut-il être capable de penser la nécessité des médiations et la façon dont un individu est capable d’incarner quelque chose à un moment donné, et d’exercer une fonction de traduction des demandes politiques dans le champ politique ?

Le mouvement ouvrier a toujours eu des figures de proue, bien avant Staline. Il y avait des bustes de Jaurès dès son vivant. L’idée que Staline a inventé le culte de la personnalité, que celui-ci relève de la pure importation est complètement absurde et ne résiste pas à l’analyse. La figure tribunicienne est pour nous une limite, parce qu’on quitte le domaine rationnel pour renforcer le domaine affectif. Quand ce n’est plus un objectif politique qu’on soutient mais une personnalité, quand le peuple troque son esprit critique contre l’adoration d’une figure humaine (et donc faillible…), il y a toujours danger. Cette limite a bien évidemment une force puisqu’elle permet aussi d’entrainer les individus vers un but commun. Gramsci disait “Il est inévitable que la révolution, pour les grandes masses, se synthétise dans quelques noms qui semblent exprimer toutes les aspirations et le sentiment douloureux des masses opprimées […]. Pour la plus grande partie des masses […], ces noms deviennent presque un mythe religieux. Il y a là une force qu’il ne faut pas détruire.” Encore une fois, il s’agit d’une contrainte, et non d’un objectif. Reste que, la présence d’un tribun peut aider, et il n’y a pas besoin de remonter si loin que ça. Une figure comme Georges Marchais – mon ami Gérard Streiff y revient un peu dans sa belle petite biographie – a bien sûr pu, un temps, incarner et rendre visible l’option communiste.

 

“Pourquoi est-ce que Georges Marchais, aussi, avait cette puissance d’évocation et d’entrainement ? Parce qu’il s’agissait d’un ouvrier d’une famille populaire.”

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Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

 

Aujourd’hui, les responsables communistes sont confrontés à cette question de l’incarnation. Et Pierre Laurent, de ce point de vue, a eu raison de signaler qu’il est important de poser la question sociale et ce à quoi renvoie l’incarnation. Pourquoi est-ce que Georges Marchais, aussi, avait cette puissance d’évocation et d’entrainement ? Parce qu’il s’agissait d’un ouvrier d’une famille populaire. Cela joue beaucoup, même si ce n’est pas tout. Même chose pour Maurice Thorez, qui était au départ mineur, et qui était capable d’argumenter et de vaincre des technocrates de la bourgeoisie. C’est important, parce que cela opère en creux la démonstration que les travailleurs, si profondément méprisés, sont capables, en travaillant, d’avoir les ressources pour diriger le pays. Cela envoie un signal important, puisque l’objectif des communistes est bien de faire parvenir cette large classe laborieuse au pouvoir, ce qui implique qu’elle sente bien qu’elle en est capable et que le mépris que la bourgeoisie lui voue est infondé. C’est un objectif essentiel lorsqu’on voit à quel point les incapables qui gèrent ce monde sont en train de l’envoyer dans le mur.

Pierre Laurent a donc expliqué qu’il nous fallait davantage cet objectif jusque dans la direction du Parti, en donnant une forte place aux diverses facettes du large spectre du salariat. Je suis parfaitement d’accord avec lui : je crois que nous avons à travailler vite et fort sur cet enjeu. Aucun des autres grands partis ou « mouvements » ne semble s’en préoccuper lorsqu’on observe que leurs dirigeants sont presque tous issus de CSP+. Le problème dans le pays est qu’il y a des millions d’ouvriers et d’employés, et qu’ils sont très peu représentés en politique aux échelons de direction. C’est une situation qui nous préoccupe, nous, et qui ne peut pas durer.

Parmi la bataille de tranchée intellectuelle que se livrent marxistes orthodoxes et populistes post-marxistes, Gramsci fait figure de point nodal. Les intellectuels populistes s’appuient largement sur le concept de sens commun développé par Gramsci et sur l’idée qu’il est nécessaire de construire une hégémonie nationale-populaire. Mais les marxistes reprochent à ceux-ci de vider la pensée de Gramsci de son contenu de classe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Gramsci a écrit beaucoup, mais assez peu en réalité, et sur de nombreux sujets. Ses réceptions sont très nombreuses, très variées et très contradictoires. Parmi les usages fréquents de Gramsci, et qui vont contre ses textes, il y a l’idée qu’il serait un marxiste… antimarxiste ! C’est-à-dire, un marxiste qui relègue les questions économiques au second plan. Ce n’est pas du tout ce que dit Gramsci, mais c’est l’usage de masse. C’est la camelote soi-disant gramscienne qu’on nous refile souvent.

Selon celle-ci, Gramsci aurait compris l’importance des questions culturelles alors que les marxistes ne les prenaient pas en compte. Ça, c’est le « gramscisme pour les nuls ». Donc effectivement, les « populistes », Alain de Benoist et d’autres, piochent dans Gramsci ce qui leur permet de se dire qu’on peut s’occuper d’autres questions que les questions de classe. C’est un usage alibi de Gramsci.

C’est une erreur profonde, puisque Gramsci réfléchit dans un cadre marxiste et qu’il prend en compte les questions économiques qui restent déterminantes en dernière instance. L’usage qui est fait de Gramsci par les populistes est donc un usage assez banal qui s’arrête à la crème du capuccino pour bazarder le café, comme le font tous les libéraux.

Par ailleurs, il est reproché à des intellectuels comme Chantal Mouffe ou Iñigo Errejon leur excès de constructivisme et la dimension postmoderne de leur analyse lorsqu’ils parlent de construire un peuple. Il s’agit pour eux de dire qu’il n’y a pas de pour soi déjà là – ni d’en soi, du moins pour Chantal Mouffe –, que c’est aux acteurs politiques, par leurs pratiques discursives, d’élaborer ce sujet politique pour soi. Marx ne faisait-il pas déjà la même analyse lorsqu’il distinguait le prolétariat en soi et le prolétariat pour soi ?

Mais justement non, parce que ce n’est pas seulement dans la « pratique discursive » que l’on construit les sujets politiques, mais par la lutte, et cela n’existe guère dans le référentiel populiste qui met en avant les discours. Comment est-ce que les gens se mettent en mouvement ? Bien sûr, les discours ont leur importance, mais cela n’est pas l’essentiel…

Mais précisément, le terme de pratique discursive ne renvoie pas uniquement aux discours, mais à toutes les actions qui ont un effet symbolique…

Historiquement, on a fait une distinction entre ce qui relève du discours et de la parole, et à l’inverse, des choses concrètes. Cette distinction est utile et pertinente, notamment en matière politique. Pourquoi ? Parce que la politique, lorsqu’elle se met en place, est d’abord une affaire de discours. Par là même, cela met à distance les couches populaires dont le métier et la formation ne tournent pas de manière centrale autour de l’usage des mots, des bons mots, des belles formules… D’où, à l’inverse, la présence de nombreux avocats en politique La grande majorité du peuple n’a évidemment pas appris la rhétorique, ce qui la place d’emblée dans une situation d’infériorité et de délégation visàvis de ceux qui « parlent bien ».

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Donc, lorsque l’on s’intéresse au salariat, il est très important de distinguer ce qui relève du discursif et ce qui relève de l’expérience concrète. Les personnes et les consciences ne se mettent pas en mouvement par une simple démonstration, comme dans les rêveries du socialisme utopique et le gauchisme où l’on vient avec son petit plan rationnel qu’il suffit d’exposer et le socialisme se fait comme deux et deux font quatre. Une des grandes leçons de Marx en la matière remet à sa place la force du verbe. En effet, c’est à travers les luttes, et notamment les luttes victorieuses, que l’on met en mouvement le grand nombre.

 

“Lisez donc les discours de Maurice Thorez ou de Jacques Duclos, ce n’est ni Sarkozy ni O’Petit ! Néanmoins, plus que le verbe, c’est l’action qui est la plus déterminante. Il faut faire la démonstration que l’action collective marche.”

 

Revenons à Cause Commune. Pourquoi fait-on un dossier sur la façon dont on peut sauver le bureau de poste proche de chez soi ? Parce que le fond du problème, et de ce qu’a été le déclin du PCF (années 1980-1990-début des années 2000), c’est lorsque vous avez une démonstration concrète de l’impuissance et de l’inutilité de l’action collective. Le déclin du PCF n’a pas eu lieu de la façon dont certains fabienologues [les spécialistes de la place du Colonel Fabien, là où siège le PCF, ndlr] le disent. Pour eux, il provient de décisions du comité central (« Le 4 avril 1983… », « le 3 avril 1987 », « le 1er août 1978, lorsque Georges rentre de la chasse… »). Ces explications sont superficielles et ne vont pas au cœur du problème. Je vais vous donner un exemple. À la fin des années 1970, il y a une grande marche des sidérurgistes, qui sont beaucoup mieux organisés que le reste du salariat. La masse des gens est moins organisée et observe l’action des sidérurgistes, très impliqués et qui bénéficient d’un fort soutien syndical et politique. Or cette action échoue malgré leur lutte acharnée. Cela entraine des conséquences immédiates, incomparables à la force des discours et des résolutions de Georges, Charles ou que sais-je. Les gens se disent « si on lutte, on perd, donc autant que je me débrouille tout seul » et « c’est inutile de monter un syndicat dans ma petite entreprise où il n’y en a pas, puisque même les sidérurgistes, si organisés, se font laminer ». Cela révèle toute la puissance de l’expérience. La vérité du déclin du PCF est celle-là : l’expérience concrète de l’inefficacité de l’action collective qui conduit au repli des individus sur leur sort personnel.

Certes, le verbe est important, et il est aussi apprécié par les couches populaires qui apprécient le bon mot et la belle phrase. D’ailleurs, c’est l’honneur du Parti communiste de n’avoir jamais été démagogue et de n’avoir jamais « parlé mal » pour « faire peuple ». Au contraire, nous avons toujours eu à cœur de nous exprimer de la façon la plus belle et la plus noble possible. Lisez donc les discours de Maurice Thorez ou de Jacques Duclos, ce n’est ni Sarkozy ni O’Petit ! Néanmoins, plus que le verbe, c’est l’action qui est la plus déterminante. Il faut faire la démonstration que l’action collective marche. Plus encore, il faut faire faire aux gens l’expérience que l’action collective est efficace. Parce que cela réamorce des pompes essentielles pour l’emporter politiquement. Je me réjouis des 19,5% obtenus par Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, mais ils ne suffisent pas, on n’ira pas au bout simplement avec ça et la puissance du verbe.

Par ailleurs, chez Marx, ce n’est pas le verbe qui permet de passer d’un prolétariat en soi à un prolétariat pour soi. C’est justement par les luttes et les relations dialectiques que le prolétariat entretient avec les autres classes qu’il prend conscience de lui-même. Aujourd’hui, on a un problème de conscience de classe, et il est de taille. Celle-ci a reculé très fortement au profit d’autres grilles « eux/nous » comme les délirantes mais ascendantes grilles raciales. Cependant, plutôt que d’être dans la nostalgie du « c’était mieux avant », il faut se poser fermement la question de savoir comment il est possible de reconstruire une conscience de classe. Nous devons amplifier ce travail mais vous pouvez compter sur les communistes pour le mener.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL

Crédits photo :

Roger Gauvrit

©Columbia GSAPP

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