Sanctions américaines : des effets dévastateurs pour les peuples, mais pas sur les régimes

Billet de banque irakien avec le portrait de Saddam Hussein. Les sanctions américaines contre le pays entre 1990 et 2003 ont fait plus d’un million de morts. © Rob

Les sanctions économiques de grande ampleur sont devenues le moyen privilégié des États-Unis et de leurs alliés pour défendre leurs intérêts et écraser leurs adversaires. Parallèlement, la critique et l’opposition à ces mesures imposées de manière arbitraire ont fortement augmenté, surtout dans le Sud global, où elles sont considérées comme des interventions néocoloniales contraires au droit international. Avec la guerre économique contre la Russie, les conflits internationaux à leur sujet ont pris une nouvelle dynamique. Les mesures pratiques qui sont désormais de plus en plus adoptées dans le Sud global pour surmonter, contourner et prévenir les blocages économiques sont également dirigées contre la domination occidentale en général, accélérant ainsi les bouleversements vers un monde multipolaire [1].

Alors que jusqu’à la fin de la guerre froide, seuls quelques pays étaient confrontés à des sanctions économiques, ce chiffre a augmenté de 1990 à début 2023 pour atteindre 27% des pays du monde. Bien que le terme « sanctions » ne soit strictement correct que pour les restrictions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU, car elles seules sont généralement considérées comme légitimes. En réalité, nous sommes principalement confrontés à des mesures coercitives unilatérales des États-Unis, que l’UE soutient dans environ la moitié des cas. Celles-ci visent aujourd’hui, à divers degrés, plus de 40 pays, soit, en termes de population, un tiers de l’humanité.

Une arme utilisée depuis des décennies

Les pays les plus touchés aujourd’hui étaient toutefois déjà soumis à des blocages économiques de grande ampleur avant 1990 : La Corée du Nord, Cuba, l’Iran et la Syrie, ainsi que la Russie en tant que membre de l’Union soviétique. La Corée du Nord est soumise à des mesures d’embargo de la part des États-Unis depuis le début de la guerre de Corée en 1950 et à des sanctions de l’ONU depuis 2006. Combinées, elles reviennent à interdire presque totalement le commerce, les investissements et les transactions financières avec le pays.

Cuba est confronté depuis près de 60 ans à un blocus économique, commercial et financier, dans le prolongement des opérations militaires et de renseignement lancées par les États-Unis contre le gouvernement révolutionnaire à partir de la fin 1959, après la chute de la dictature de Batista. Ces mesures visent à provoquer un effondrement économique et à entraver le développement du pays. Comme dans les autres cas, elles servent également à la dissuasion. L’île ne doit en aucun cas servir de modèle aux autres pays pauvres du Sud. Avec les lois Torricelli et Helms-Burton de 1992 et 1996, Washington contraint également les entreprises et les institutions financières de pays en développement à participer au blocus par le biais de « sanctions secondaires », afin de complètement isoler l’île du système commercial et financier international.

L’Iran fait également l’objet de mesures de blocus d’une ampleur similaire. Les États-Unis les ont imposées à partir de 1979, après la chute du Shah Reza Pahlavi, leur principal allié dans la région, et n’ont cessé de l’étendre depuis lors. Depuis 1995, la République islamique est soumise à un blocus total, et des « sanctions secondaires » ont été instaurées pour en garantir le respect, comme le « Iran and Libya Sanctions Act » de 1996.

La Syrie est également confrontée à des mesures coercitives étasuniennes depuis 1979. Washington avait placé le pays sur sa liste des « promoteurs du terrorisme d’État » en cette année de bouleversements, en raison du soutien de la Syrie aux organisations palestiniennes et autres organisations anti-impérialistes.

Ces quatre exemples montrent déjà de manière évidente la nature et les objectifs des mesures coercitives occidentales, qui sont souvent justifiées officiellement par la menace supposée que représenteraient les pays visés en se basant sur les violations des droits humains et d’autres motifs similaires. Il s’agit manifestement d’affaiblir, de déstabiliser et d’obliger à changer de régime.

Même si elles sont désormais perçues de manière plus critique en Occident, les sanctions demeurent largement considérées comme un moyen efficace et légitime pour punir les violations du droit international et contraindre les pays à respecter les droits de l’homme. Cependant, en pratique, on observe que seules les puissances ou alliances économiquement dominantes sont capables d’imposer efficacement des mesures de blocus, sans jamais être elles-mêmes la cible de telles mesures, même lorsqu’elles commettent les pires crimes.

Excepté la guerre économique contre la Russie, ce sont surtout les pays les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales.

Et évidemment, elles ne sont appliquées que dans la poursuite de leurs propres intérêts. C’est pourquoi les sanctions ne renforcent pas du tout la « force du droit », comme aiment à le prétendre certains responsables politiques, mais ne font qu’imposer la « loi du plus fort ». Elles restent donc des actes arbitraires, même dans les cas où les motifs invoqués semblent justifiés, et relèvent en fin de compte, selon Hans Köchler de l’Organisation Internationale pour le Progrès à Vienne, de « l’arsenal du droit de la force ».

Les blocus économiques sont également presque exclusivement imposés par les États-Unis et leurs alliés, et ce de plus en plus. Ils visent invariablement les pays considérés comme des adversaires ou des rivaux des États-Unis et de leurs alliés, ou qui ne veulent pas se soumettre assez volontiers à leurs intérêts économiques et géopolitiques. Si l’on fait abstraction de la guerre économique contre la Russie, ce sont en premier lieu les pays en développement les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales. Leurs actions d’extorsion doivent donc également être considérées comme une forme de néocolonialisme.

Pour les États-Unis et l’UE, les mesures coercitives globales sont des moyens qui ne sont pas considérés comme des attaques militaires – elles représentent une alternative plus avantageuse avec des risques et des effets secondaires bien moindres pour les agresseurs. Comme ils agissent sans effusion de sang, il leur est plus facile de susciter un soutien public et d’atteindre leurs objectifs sans attirer trop d’attention Mais la situation peut rapidement se transformer en véritable guerre économique, tout aussi meurtrière et destructrice. En effet, ces mesures ont le potentiel de réduire à néant des décennies de progrès dans les pays concernés dans des domaines clés tels que les soins de santé, le logement, les infrastructures de base et le développement industriel. De plus, elles comportent toujours le risque d’une escalade vers une confrontation militaire ouverte.

L’arme la plus redoutable : les blocages financiers

Les États-Unis privilégient désormais le recours aux blocages financiers, allant de l’interdiction de certaines transactions à la fermeture de comptes, jusqu’à l’exclusion totale du marché financier étasunien. Ils s’appuient sur le rôle central des institutions financières étasuniennes dans le traitement des transactions financières transfrontalières et sur le rôle dominant du dollar américain en tant que monnaie de référence, de réserve et de transaction mondiale.

Pour les transactions internationales, il est généralement impossible de passer à côté des établissements financiers étasuniens. Cela donne aux autorités du pays de l’Oncle Sam de larges possibilités d’intervention. Elles sont justifiées par le simple fait que de passer par des comptes étasuniens ou d’utiliser le dollar place l’entreprise sous la souveraineté américaine, même si l’expéditeur et le destinataire sont situés dans d’autres pays et qu’il n’y a pas de lien avec les États-Unis. Les blocages dans ce domaine sont donc l’arme de sanction la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux mesures d’embargo classiques, comme les restrictions aux exportations et aux importations, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les sanctions financières sont l’arme la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux embargos classiques, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les blocages financiers jouent également un rôle essentiel dans l’application de « sanctions secondaires » visant à contraindre les personnes et les entreprises de pays tiers à se conformer aux règles étasuniennes en matière d’embargo. Les pays réfractaires risquent de se voir retirer leurs actifs, de payer de lourdes pénalités, voire d’être exclus des marchés américains. Les « sanctions secondaires » sont largement perçues au niveau international (y compris par l’UE) comme étant contraires au droit international.

En 1996, en réaction à la loi Helms-Burton contre Cuba, Bruxelles a adopté un règlement « de protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’actes juridiques adoptés par un pays tiers ». Il interdit même explicitement le respect de sanctions secondaires, mais reste totalement inoffensif, l’UE n’étant pas capable de protéger les citoyens et les entreprises de l’UE contre le chantage étasunien.

Dans la guerre économique contre la Russie, Bruxelles a commencé l’année dernière à menacer elle-même de « sanctions secondaires » les entreprises. Et les think tanks européens poussent les États de l’UE à miser encore plus sur la contrainte économique dans la poursuite de leurs intérêts économiques et géopolitiques. « Au siècle de la concurrence entre la Chine et l’Occident, l’empire de la géoéconomie constituera probablement le front central », explique par exemple le European Council on Foreign Relations dans une analyse d’avril 2023. Les auteurs se prononcent en faveur d’une « OTAN géo-économique », qui serait un forum pour l’UE, les États-Unis et le Royaume-Uni, où ils pourraient coordonner les décisions relatives aux mesures économiques coercitives.

Conséquences mortelles

Parallèlement à l’extension des blocages économiques, la résistance envers ces derniers s’accroît. Elle s’enflamme principalement à cause des conséquences humanitaires désastreuses. Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens. L’embargo a été décrété par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais sa levée a été bloquée par les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Même si elles ne sont pas aussi dévastatrices qu’en Irak, toutes les mesures économiques coercitives de grande envergure, dès qu’elles deviennent effectives, détériorent inévitablement les conditions de vie de la population. Les personnes pauvres, malades et âgées en souffrent particulièrement. De nombreuses études ont montré les effets négatifs majeurs, allant de la chute du revenu par habitant à la dégradation des soins de santé, ainsi qu’une hausse de l’extrême pauvreté, des inégalités et de la mortalité.

Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens.

La situation est encore aggravée par le fait que les États concernés sont généralement des pays en développement, déjà confrontés à des problèmes financiers et de développement. Les effets négatifs sur les populations des pays concernés ne sont en aucun cas des dommages collatéraux regrettables », mais font partie intégrante du calcul – contrairement à ce que l’on veut faire croire. En effet, la détérioration des conditions de vie est censée conduire à une pression publique sur le gouvernement pour qu’il cède aux exigences des puissances bloquantes, voire à un soulèvement, comme dans le cas de Cuba, de la Syrie ou de l’Iran par exemple.

Outre les organisations de défense des droits humains, des organisations des Nations unies telles que le Programme alimentaire mondial et l’UNICEF, ainsi que l’Organisation mondiale de la santé, considèrent donc que les mesures économiques coercitives ne sont pas compatibles avec le droit international. Elles enfreignent, entre autres, les droits fixés dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948. Parmi ceux-ci figurent le droit à la vie, à une alimentation et à des soins de santé adéquats ainsi qu’à la sécurité sociale. En outre, ils violent clairement les dispositions contraignantes du « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels » de 1966, que tous les États occidentaux ont également signé. L’article 1 stipule que « En aucun cas, un peuple ne peut être privé de ses propres moyens de subsistance ».

Déjà au début de l’année 2000, le célèbre juriste belge Marc Bossuyt, spécialiste du droit international, constatait dans une expertise pour la Commission des droits de l’homme de l’ONU : « La ‘théorie’ derrière les sanctions économiques est que la pression économique sur la population civile se traduit par une pression sur le gouvernement pour qu’il change sa politique. Cette théorie est un échec, tant sur le plan juridique que pratique ».

Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, les sanctions ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Cette théorie est d’autant plus un échec, que même les blocages économiques de grande ampleur n’ont guère eu de succès jusqu’à présent, comme cela a été prouvé. Les objectifs n’ont été atteints que dans de très rares cas, où on a vu le comportement d’un État cible se modifier de la manière souhaitée. Ils n’ont jamais pu mettre fin à une guerre. Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, ils ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Contre le droit international

En Occident, la critique des blocus économiques se limite principalement à leurs conséquences humanitaires et à leur manque de succès. Leur légitimité au regard du droit international n’est généralement pas remise en question, même par leurs détracteurs. Au lieu de cela, on réfléchit intensément à la manière d’utiliser la contrainte économique comme instrument sans s’exposer à des reproches sur ses effets trop négatifs.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident. Les représentants du Sud mondial soulignent ainsi l’importance des principes de l’égalité souveraine entre tous les États et de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, des principes inscrits dans la Charte des Nations unies.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident.

Ceux-ci ont été développés et ancrés dans le droit coutumier dans les années 1960 par une série de résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’interdiction d’intervention. Avec l’embargo étasunien contre Cuba, la lutte contre les mesures coercitives arbitraires a également été mise à l’ordre du jour. La « Charte des droits et obligations économiques des États », adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1974, stipule qu’aucun État ne peut recourir à des mesures économiques, politiques ou autres pour contraindre un autre État à se soumettre ou pour obtenir d’autres avantages de quelque nature que ce soit.

En décembre 1983, la majorité des États a voté en faveur d’une résolution de l’ONU visant directement « l’action économique comme moyen de coercition politique et économique contre les pays en développement ». Elle condamne la pratique des pays industriellement très développés qui profitent de leur position dominante dans l’économie mondiale par rapport aux pays en développement. À partir de 1987, de telles résolutions ont été présentées tous les deux ans par le « Groupe des 77 » et la Chine et ont été adoptées à une nette majorité. Ces résolutions ont notamment appelé la communauté internationale à « prendre d’urgence des mesures efficaces pour mettre fin à l’utilisation par certains pays industrialisés de mesures économiques coercitives unilatérales à l’encontre des pays en développement ».

Depuis 1996, une résolution supplémentaire est adoptée chaque année, présentée par le Mouvement des pays non-alignés (MNA), qui, sous le titre « Droits humains et mesures coercitives unilatérales », dénonce encore plus strictement les conséquences humanitaires de la pratique occidentale des sanctions et souligne encore plus clairement son incompatibilité avec le droit international et les droits humains universels.

Ces résolutions ont été précisées et élargies par la suite. La liste des violations et des effets néfastes, adoptée par l’Assemblée générale le 31 décembre 2022, s’est allongée et comprend désormais 34 points. Ainsi, les mesures coercitives arbitraires sont désormais également condamnées comme étant « le plus grand obstacle » à la réalisation du « droit au développement et de l’Agenda 2030 pour le développement durable ». Enfin, la majorité des membres de l’ONU réclame des contre-mesures efficaces et réaffirme son « engagement en faveur de la coopération internationale et du multilatéralisme ».

Le texte a été adopté par 123 voix pour et 53 voix contre. Le vote négatif des pays de l’OTAN et de l’UE et de leurs proches alliés, l’Australie, Israël, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud, n’a été suivi au Sud que par de petits États comme les îles Marshall, la Micronésie ou les Palaos, qui dépendent entièrement de l’Occident.

Se référant aux nombreux accords et décisions internationaux pertinents, la résolution justifie de manière convaincante que « les mesures et lois coercitives unilatérales sont contraires au droit international, au droit international humanitaire, à la Charte des Nations unies et aux normes et principes régissant les relations pacifiques entre les États ».

Les résolutions, formulées avec beaucoup de soin, reflètent la conception du droit international qui s’est développée dans le Sud global. Il s’agit notamment d’une interprétation large de l’interdiction d’intervention. Les résultats des votes montrent à leur tour le profond fossé qui sépare les pays du Sud de la vision qui prévaut en Occident.

L’ignorance de l’Occident

Malgré leur large soutien, les résolutions contre les mesures coercitives sont totalement ignorées en Occident. Les États-Unis les déclarent tout simplement non pertinentes, car elles remettraient en question le droit souverain des États à « organiser librement leurs relations économiques et à protéger leurs intérêts nationaux légitimes ». Selon eux, les sanctions unilatérales sont un « moyen légitime » d’atteindre « des objectifs de politique étrangère, de sécurité et d’autres objectifs nationaux et internationaux ».

Les États membres de l’UE partagent largement ce point de vue. Ils insistent également sur le fait qu’il ne saurait être question d’une contrainte contraire au droit international, relevant de l’interdiction d’intervention, puisque chaque pays est libre de décider avec qui il souhaite commercer et dans quelle mesure.

Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire.

Cependant, même les services scientifiques du Bundestag estiment que ce semblant d’argumentation n’est pas défendable. Ils soulignent que les mesures coercitives unilatérales sont perçues comme des « pressions extrêmes » et contreviennent à l’interdiction d’intervention dès lors qu’elles touchent aux intérêts vitaux d’un État et entravent de manière significative sa souveraineté. C’est notamment le cas des embargos occidentaux, vu l’énorme pouvoir de chantage économique des États-Unis et des anciennes puissances coloniales.

Quand les sanctions accélèrent l’avènement d’un monde multipolaire

Au vu du rejet majoritaire, il n’est pas étonnant que de nombreux pays aident depuis longtemps à contourner les blocages économiques. La guerre économique contre la Russie a donné une véritable impulsion à cette tendance. Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire. De plus, les pays de l’OTAN restent assez isolés dans leurs efforts. Seuls cinq pays en dehors de l’OTAN et de l’UE y participent plus ou moins activement : L’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud. Non seulement les autres États poursuivent leur coopération avec la Russie, mais ils l’ont même parfois intensifiée.

Dans ce contexte, l’Iran a pu récemment renforcer ses relations économiques et politiques internationales, d’une part en coopérant plus étroitement avec la Russie, mais surtout en développant sa coopération économique avec les pays asiatiques. La Chine est de loin devenue son plus grand partenaire commercial, tandis que l’Iran joue un rôle clé dans son initiative « La Ceinture et la Route » – souvent appelée la « nouvelle route de la soie » – en raison notamment de sa situation géographique.

L’Inde et d’autres pays asiatiques ont commencé à renforcer leurs relations de commerce et de coopération économique avec la République islamique, notamment en augmentant les importations de pétrole. En outre, l’Iran développe, en coopération avec ses voisins, de grands axes de transport sur son territoire et s’intègre ainsi de plus en plus dans sa région. En devenant membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai, l’alliance la plus importante d’Asie en matière de sécurité et de politique économique, il a pu institutionnaliser cette intégration. Enfin, la position de l’Iran vis-à-vis de l’Occident sera renforcée de manière décisive par son admission dans la communauté des États du BRICS (à l’origine Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

Les sanctions économiques occidentales de plus en plus sévères, associées au gel des avoirs des pays visés, ainsi qu’à leur exclusion du système financier américain et du réseau de communication financière international SWIFT, alimentent le désir d’indépendance économique et financière vis-à-vis des États-Unis et de l’UE.

De nombreux pays s’efforcent désormais de se détacher du dollar et du système financier dominé par les États-Unis – souvent en collaboration avec la Chine, la Russie et l’Iran. Dans d’autres domaines également, on constate une coopération de plus en plus étroite entre les pays du Sud mondial afin de se libérer des dépendances vis-à-vis de l’Occident et de la tutelle occidentale. Les guerres économiques des États-Unis et de l’UE agissent manifestement comme des catalyseurs. Elles obligent de nombreux pays à coopérer, soit parce qu’ils voient le risque réel d’être eux-mêmes frappés, soit parce qu’ils veulent échapper au chantage des « sanctions secondaires », qui limitent leur souveraineté et leur portent préjudice sur le plan économique.

[1] Article de notre partenaire belge Lava.

Transition énergétique : quand les multinationales rançonnent les États

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Manifestation des Amis de la Terre à Londres pour la sortie du Traité sur la Charte de l’Energie en 2023. © Global Justice Now

Dès l’indépendance des anciennes colonies européennes, les grandes entreprises extractivistes ont mis en œuvre des mécanismes pour y préserver leurs intérêts économiques. Depuis quelques décennies, ce processus touche aussi les pays européens qui tentent de réaliser leur transition énergétique. Le cas du Traité sur la Charte de l’Énergie, dont l’Union Européenne vient de sortir, constitue ici un cas d’école. Par Nick Dearden, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon [1].

Alors que la lutte contre le changement climatique accuse un immense retard, un récent vote du Parlement Européen est venu apporter une petite lueur d’espoir. Le 24 avril dernier, celui-ci a en effet validé la sortie de l’Union européenne du traité sur la Charte de l’énergie (TCE), demandée par plusieurs pays-membres dont la France. Le Royaume-Uni pourrait bientôt suivre, le gouvernement conservateur ayant annoncé son futur retrait en février dernier.

Ce traité climaticide est un legs d’une autre époque. Sa rédaction remonte aux années 1990, à une période où il s’agissait de préserver les intérêts énergétiques occidentaux dans les pays de l’ex-Union soviétique. Le cœur de ce traité est un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, via un tribunal d’arbitrage privé. Celui-ci permet aux sociétés et aux investisseurs transnationaux de poursuivre des gouvernements qui imposeraient des modifications réglementaires susceptibles d’attenter à leurs profits.

Cela fait à présent plusieurs décennies que sont inscrites des clauses relatives au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États dans les accords de commerce et d’investissement. Ces dispositions demandées par les magnats du pétrole et les financiers voient le jour dès les années 1950 : à mesure que les pays du Sud global se libéraient des jougs coloniaux et que des gouvernements issus des mouvements de libération nationale y prenaient le pouvoir, les dirigeants de grandes entreprises occidentales s’inquiétaient de la protection de leurs intérêts économiques.

La nationalisation du pétrole iranien en 1953 a marqué une rupture. Si les États-Unis et le Royaume-Uni ont alors organisé un coup d’État pour renverser le gouvernement iranien, il devenait évident que cette méthode n’était pas viable à long terme. Il valait mieux créer une série d’obligations juridiques. De fait, selon les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, si un gouvernement s’approprie les actifs d’une entreprise étrangère, celle-ci a la possibilité de contourner le système judiciaire national et de se tourner directement vers l’arbitrage international. Ainsi, avec ce système fonctionnant dans l’opacité la plus totale, sans véritable juge chargé de peser les différents intérêts, sans possibilité de faire appel et avec tout le poids du droit international pour faire appliquer les verdicts, les entreprises ont instauré leur propre système judiciaire unilatéral.

Avec ce système fonctionnant dans l’opacité la plus totale, sans véritable juge chargé de peser les différents intérêts, sans possibilité de faire appel et avec tout le poids du droit international pour faire appliquer les verdicts, les entreprises ont instauré leur propre système judiciaire unilatéral.

Dans les années 1990, alors que l’Union soviétique s’effondre, les opportunités offertes aux entreprises occidentales sont légion, mais les sociétés se refusent à courir le risque que de nouveaux gouvernements puissent remettre en cause leur business. Le traité sur la charte de l’énergie a alors été conçu pour supprimer ce risque et enclencher des réglementations durablement favorables aux entreprises. Ce que les pays occidentaux n’ont alors pas réalisé, c’est qu’ils allaient à leur tour devenir la proie de ces tribunaux d’arbitrage.

Après le Sud global, l’Occident pris pour cible

À l’orée des années 2000, les entreprises se sont rendu compte que la menace la plus criante n’émanait pas de gouvernements souhaitant nationaliser leurs plateformes pétrolières, mais plutôt de mesures pour le climat, considérées à travers l’Europe comme une nécessité de plus en plus criante. Les juristes ont alors travaillé sans relâche pour multiplier les affaires susceptibles de relever du TCE. 

Les procédures visant des pays souhaitant adopter des mesures environnementales ambitieuses et abandonner l’exploitation des énergies fossiles se sont rapidement multipliées. Des entreprises allemandes du secteur du charbon ont ainsi poursuivi les Pays-Bas, qui tentaient d’abandonner le charbon. La Slovénie a été poursuivie pour son interdiction de la fracturation hydraulique, une technique d’extraction du gaz de schiste désastreuse pour l’environnement et l’eau. Le Danemark fut quant à lui ciblé pour sa taxe sur les superprofits tirés du pétrole.

Et ce n’est pas tout : les entreprises n’engagent pas uniquement des poursuites pour récupérer l’argent déjà investi dans les projets. La plupart du temps, elles ont d’ailleurs déjà reçu des compensations pour les frais engagés. En réalité, les réclamations sont bien plus importantes et concernent des profits qu’elles auraient réalisés à l’avenir, et qui sont soi-disant perdus.

L’entreprise britannique Rockhopper a ainsi attaqué l’Italie lorsque des manifestations ont forcé le gouvernement à interdire l’exploitation pétrolière au niveau de la côte Adriatique, une zone que l’entreprise espérait exploiter. La compensation réclamée par Rockhopper s’est élevée à 350 millions de dollars, sept fois plus que l’investissement engagé pour la seule exploration, le gisement n’ayant jamais été mis en exploitation ! La société a par la suite annoncé qu’elle investissait dans un nouveau projet au large des îles Malouines, détenues par le Royaume-Uni. Ainsi, le traité sur la charte de l’énergie ne se contente pas de faire supporter le coût de l’action climatique du secteur privé au secteur public, il contribue activement à faire perdurer l’économie fossile.

Nombre de ces affaires s’apparentent à des tentatives de punition des gouvernements qui prennent des décisions en réaction à des manifestations et à des campagnes orchestrées contre des projets d’extraction impopulaires. Partout dans le monde, des affaires portées devant le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États visaient spécifiquement à reprocher aux gouvernements de ne pas avoir déployé suffisamment d’efforts pour réprimer les mouvements de protestation menaçant les intérêts de capitalistes étrangers. 

Les militants du monde entier ont alors réalisé l’obstacle à la souveraineté populaire posé par le traité sur la charte de l’énergie. Des personnalités politiques de toutes obédiences ont appris avec étonnement l’existence du traité sur la charte de l’énergie et se sont horrifiées de la manière dont celui-ci empiète si fondamentalement sur la souveraineté. Des campagnes d’information et l’interpellation des élus sont parvenus à convaincre des gouvernements très divers, allant de la coalition de gauche en Espagne au parti très droitier Droit et Justice en Pologne, de sortir de ce pacte sur l’énergie.

Le traité sur la charte de l’énergie ne se contente pas de faire supporter le coût de l’action climatique du secteur privé au secteur public, il contribue activement à faire perdurer l’économie fossile.

En 2023, neuf pays, dont l’Italie, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, ont tous annoncé leur retrait du TCE. Pour eux, celui-ci constitue désormais un danger évident et imminent face à la nécessité impérative de réorienter leur économie en réalisant la transition énergétique, puisqu’il y ajoute des obstacles juridiques et contribue à siphonner l’argent nécessaire à un processus déjà ardu.

Un problème demeure néanmoins. Le traité sur la charte de l’énergie comporte une « clause de survie » indiquant que des recours judiciaires peuvent être lancés jusqu’à vingt ans après le départ d’un Etat. Une frénétique activité diplomatique a commencé dans l’Union européenne (UE) pour tenter d’abroger cette clause. Finalement, les gouvernements des États-membres se sont dit qu’ils avaient intérêt à quitter le traité ensemble, de façon coordonnée, afin de signer ensuite un accord empêchant les différents qui pourraient les opposer, ce qui permet à minima de limiter les risques.

La particularité du cas britannique

Une fois sorti de l’UE, le Royaume-Uni s’est mis à voir les choses sous un jour nouveau. Sa classe politique y reste convaincue des vertus du marché et souhaite faire du Brexit une opportunité pour signer de nouveaux traités de libre-échange avec le reste du monde, bien que peu aient vraiment abouti. Le gouvernement conservateur a même probablement voulu profiter de la sortie de l’UE du traité pour devenir le dernier bastion de protection des investisseurs en Europe et ainsi attirer davantage d’investissements. En annonçant son intention de « maximiser » l’exploitation des réserves d’énergie fossile de la mer du Nord en accordant de nouveaux permis, le Premier ministre britannique Rishi Sunak tente clairement de provoquer une guerre culturelle contre la gauche qui réclame la fin progressive des champs pétro-gaziers. 

Quelle que soit sa détermination, la réalité finira par le rattraper. Depuis que Joe Biden est devenu le président des États-Unis, il est de plus en plus évident que le changement climatique appelle un plus grand interventionnisme de l’Etat dans l’économie. Une course est lancée entre les grandes puissances, abondée par l’argent public, en vue de construire les industries « vertes » de demain.

Sur ces questions, le Royaume-Uni est loin derrière. Alors qu’une partie du monde des affaires, majoritairement les entreprises d’énergies fossiles et une partie du secteur financier, soutient le traité sur la charte de l’énergie, une autre partie est en train de réaliser que le laissez-faire du gouvernement britannique risque de saper durablement leur compétitivité. Tandis que l’Union européenne commençait à sortir du traité sur la charte de l’énergie, les syndicats de l’industrie, une partie du monde des affaires et même quelques parlementaires conservateurs ont commencé à s’inquiéter à l’idée que le Royaume-Uni puisse se trouver confronté à des obstacles plus importants que ses voisins européens pour effectuer sa transition écologique. Des tensions ont commencé à se faire sentir au sein du gouvernement et son approche est graduellement passée d’un soutien inconditionnel (en 2023) à la reconnaissance que les coûts encourus à demeurer signataire du traité étaient tout simplement trop élevés (en février dernier).

Alors qu’une partie du monde des affaires, majoritairement les entreprises d’énergies fossiles et une partie du secteur financier, soutient le traité sur la charte de l’énergie, une autre partie est en train de réaliser que le laissez-faire du gouvernement britannique risque de saper durablement leur compétitivité.

Si le revirement du gouvernement doit beaucoup aux pressions du monde des affaires, cela ne remet aucunement en cause le rôle central joué par les pressions militantes. Ainsi, c’est uniquement grâce aux actions menées durant des dizaines d’années par le mouvement climat que l’action climatique est à présent considérée comme une nécessité. Si l’indispensable transformation économique est encore loin, le peuple a, sur ce sujet, vaincu les partisans de la mainmise du marché. Sans l’action de nombreux militants durant quatre ans, allant des franges les plus modérées au mouvement Extinction Rebellion (XR), l’UE et le Royaume-Uni seraient toujours signataires du TCE.

Une victoire qui pourrait en entraîner d’autres

Bien sûr, ces annonces récentes ne sont qu’une première étape, à savoir la suppression d’un obstacle structurel à la transition énergétique. Elle est cependant importante. Le retrait du Royaume-Uni pourrait bien sonner le glas du traité sur la charte de l’énergie dans son ensemble ; celui-ci est à présent considéré comme un mort-vivant et ne sera regretté que par ceux qui profitent de la destruction de la planète. Par contrecoup, cette annonce signifie aussi la suppression d’un élément certes mineur, mais prééminent, de notre économie néocoloniale abandonnée à la main invisible du marché.

Ceux qui ont le plus souffert du système de mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États vivent dans le Sud global. Dans de nombreux accords commerciaux, ce mécanisme est utilisé pour intimider et exploiter les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Le Honduras et la Colombie sont par exemple actuellement confrontés à des demandes d’indemnisations extravagantes, alors qu’ils se contentent d’essayer de protéger les intérêts de leurs citoyens face à un capital vorace.

Récemment, les multinationales ont commencé à recourir aux tribunaux d’arbitrage privés pour sécuriser l’accès à des minerais d’importance critique pour la transition écologique, afin de les extraire selon leurs propres conditions. Quelle que soit l’importance de ces métaux pour la transition écologique, il ne peut être accepté que ceux qui ont le moins participé au changement climatique soient maintenant victimes d’une nouvelle phase d’exploitation au nom de « l’économie verte ». Au contraire, ces États doivent pouvoir décider de quelle manière leurs ressources sont utilisées pour soutenir leur développement.

Du Pakistan à l’Afrique du Sud en passant par la Bolivie, de nombreux pays ont engagé des procédures de sortie de ces traités qui les assujettissent à la loi des multinationales occidentales. Récemment, le gouvernement de gauche du Honduras a ainsi annoncé son futur retrait du système de tribunaux d’arbitrage de la Banque mondiale, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. La victoire remportée contre le traité sur la charte de l’énergie aidera à mettre en lumière l’hypocrisie d’un Occident qui redécouvre peu à peu – bien que de manière très insuffisante – les vertus de la planification économique, tout en exigeant du reste du monde qu’il suive les règles du marché. Si l’ampleur de la tâche pour limiter le changement climatique est immense, ces combats auront au moins été une étape importante, permettant de lier les enjeux environnementaux à ceux de la souveraineté et de la planification économique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The Global Laws That Help Corporations Block Climate Action »

Franc CFA : quand Nicolas Sarkozy activait l’arme monétaire en Côte d’Ivoire

Franc CFA - Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Malgré des réformes de l’institution monétaire impulsées par Emmanuel Macron et le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara, le franc CFA est toujours en place. Il demeure critiqué par ses opposants pour l’ascendant qu’elle confère au gouvernement français sur les États africains de la zone franc. Plusieurs épisodes ont démontré qu’elle pouvait se transformer en arme au service de l’Élysée. En 2011, lors de la crise politique ivoirienne, Nicolas Sarkozy avait activé ce levier pour forcer le président Laurent Gbagbo à la démission et le remplacer par son opposant, Alassane Ouattara. Justin Koné Katinan, ministre du Budget, avait alors déclaré : « J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays ». Cette séquence est analysée par la journaliste Fanny Pigeaud et le chercheur N’Dongo Samba Sylla dans L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du Franc CFA(La découverte, 2018), dont cet article est issu.

Le franc CFA procure à Paris des moyens de pression, de répression et de contrôle qui lui permettent, au besoin, d’aller au-delà de la sphère économique et d’orienter la trajectoire politique des quinze États africains de la zone franc. L’histoire récente de la Côte d’Ivoire en offre un exemple particulièrement frappant.

Ce cas date de la crise politico-militaire qui a suivi le second tour de l’élection présidentielle de novembre 2010 en Côte d’Ivoire. Les résultats de ce scrutin, qui s’était tenu sous haute tension, avaient donné lieu à une forte controverse. Cette crise post-électorale avait abouti à une situation inédite : le pays s’était retrouvé avec deux présidents. Le premier, Laurent Gbagbo, président sortant, avait été reconnu réélu par le Conseil constitutionnel ivoirien et conservait donc l’effectivité du pouvoir et le contrôle de l’administration.

Le second, Alassane Ouattara, était considéré comme le gagnant par la « communauté internationale », mais ne régnait que sur l’hôtel d’Abidjan dans lequel il s’était installé. Souhaitant voir Alassane Ouattara accéder à la tête du pays, le président français Nicolas Sarkozy, son ami et principal soutien, actionna divers mécanismes et tout particulièrement ceux des institutions de la zone franc. L’idée des autorités françaises était de paralyser l’administration ivoirienne afin de pousser Laurent Gbagbo vers la sortie.

Cela se fit en plusieurs étapes. Suivant les instructions de Paris, le siège de la BCEAO, dont Alassane Ouattara avait été le gouverneur entre 1988 et 1990, commença par empêcher l’État ivoirien d’accéder aux ressources de son compte logé à la BCEAO. Il fit aussi fermer les agences ivoiriennes de la BCEAO. Abidjan ayant réussi à les faire réouvrir grâce à une mesure de réquisition du personnel, la BCEAO supprima alors une application informatique afin de bloquer leur fonctionnement. Les administrateurs de la banque obligèrent par ailleurs son gouverneur, Henri Philippe Dacoury-Tabley, à démissionner, l’accusant d’être trop complaisant avec les autorités d’Abidjan.

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée

Laurent Gbagbo n’ayant toujours pas quitté le pouvoir, le ministère français de l’Économie et des Finances demanda, en février 2011, aux banques françaises opérant dans le pays, soit la BICICI, filiale de BNP Paribas, et la SGBCI, filiale de la Société générale, de cesser leurs activités. Ces deux établissements obéirent. Dans le même temps, la BCEAO menaçait de sanctions les autres banques si elles persistaient à vouloir travailler avec le gouvernement de Laurent Gbagbo1. Comme elle ne pouvait ordonner aux établissements financiers non français qu’elle ne contrôlait pas de cesser toute opération extérieure, la France passa à une étape supérieure.

Elle mobilisa son arme invisible : le compte d’opérations. Avec le concours de la BCEAO, le ministère français des Finances suspendit les opérations de paiement et de change de la Côte d’Ivoire qui devaient transiter par le compte d’opérations de la BCEAO. De cette manière, les transactions commerciales et financières entre la Côte d’Ivoire et l’extérieur furent bloquées. Les entreprises ivoiriennes se trouvèrent dans l’impossibilité d’exporter et d’importer. Ce sabotage empêcha aussi les représentations diplomatiques ivoiriennes de recevoir leurs dotations budgétaires.

En procédant ainsi, les autorités françaises ont prouvé que le système du compte d’opérations peut se transformer en un redoutable instrument répressif : la France peut, à travers lui, organiser un embargo financier terriblement efficace. Justin Koné Katinan, le ministre du Budget de Laurent Gbagbo pendant cette crise, racontera en 2013 : « J’ai vu la Françafrique de mes yeux. […] J’ai vu comment nos systèmes financiers restent totalement sous domination de la France, dans l’intérêt exclusif de la France. J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays2. » […]

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée3. Elle l’a fait alors que l’administration ivoirienne était en train de s’organiser en vue de créer une monnaie nationale et de faire sortir la Côte d’Ivoire de la zone franc, seule solution à même de contourner le dernier piège de la BCEAO, consistant à ne plus approvisionner ses agences ivoiriennes en billets de banque.

Un haut cadre de l’administration de cette époque nous a expliqué en 2018 les mesures prises afin de faire face à ce qu’il appelle le « boa constricteur du gouvernement français ». « Les coupures, la présentation physique de notre future monnaie étaient achevées, rapporte-t-il. Nous avions décidé de garder la même valeur nominale que le franc CFA pour ne pas perturber les populations. Les billets et les pièces devaient être produits par une puissance étrangère. Nous étions en négociation avec un pays africain ami, qui avait donné son accord de principe pour garder notre compte de devises en attendant que notre banque centrale soit fonctionnelle. Nous en étions au niveau des modalités pratiques de cette coopération monétaire quand la France, certainement consciente qu’elle risquait de perdre la Côte d’Ivoire, lança son assaut final.

Alors que nous étions en train de la battre sur son propre terrain, elle a utilisé, pour éviter une défaite, ce qu’elle avait de plus que nous : les armes4. » Après avoir bombardé pendant plusieurs jours des casernes militaires ainsi que le palais présidentiel et la résidence officielle du chef de l’État de la Côte d’Ivoire, les militaires de la base française d’Abidjan lancèrent en effet, le 11 avril 2011, une attaque de grande envergure contre l’armée ivoirienne. Cette opération s’acheva le jour même par l’arrestation de Laurent Gbagbo5.

Notes :

1 « Côte d’Ivoire : la BCEAO menace de sanctions les banques collaborant avec Gbagbo », Jeune Afrique, 11 février 2011.

2 « Koné Katinan fait des révélations sur le rôle de la France et de Christine Lagarde dans la crise des banques en Côte d’Ivoire », Le Nouveau Courrier, 23 juin 2013.

3 Sabine Cessou, « Comme un fruit pourri », Libération, 7 janvier 2011.

4 Entretien réalisé par écrit en avril 2018.

5 Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire, une histoire tronquée, Vents d’ailleurs, La Roque d’Anthéron, 2015.

L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, La Découverte, 2024.

« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim Hellalet

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

Miner les fonds marins : le néocolonialisme au service du capitalisme vert

À l’heure de la « transition énergétique »1, l’exploitation minière des fonds marins promet un eldorado : des milliards de tonnes de métaux, nécessaires aux technologies électriques et numériques. Une telle manne suscite de nombreuses convoitises, qui se parent des vertus du capitalisme vert. À quel prix pour l’environnement et les pays dominés de l’ordre international ?

L’exploitation minière des fonds marins est l’un des grands enjeux de notre temps. Les métaux dont regorgent les fonds marins pourraient répondre aux besoins exponentiels à venir dans le cadre de la « transition écologique » et de la numérisation du quotidien. En effet, les gouvernements de nombreux pays misent sur un sursaut technologique pour lutter contre le changement climatique : il faut décarboner notre économie, c’est-à-dire trouver des sources d’énergie nouvelles ne contribuant pas au réchauffement climatique. L’électricité et le numérique apparaissent comme la solution miracle : la première doit remplacer les énergies fossiles et la seconde devrait permettre des gains d’efficacité et de consommation d’énergie, notamment par la réduction des déplacements et le contrôle des consommations.

Cependant, électricité et numérique demandent des quantités immenses de métaux, dont regorgent les fonds marins. La nécessité d’extraire toujours plus de terres rares pour répondre à une transition écologique innervée par le techno-solutionnisme, et permettant au capitalisme de continuer de croître, sert le discours des grands industriels miniers. Metals Company défend ainsi l’extraction des nodules au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. Si cette activité ne sera pas sans conséquence sur l’environnement, combattre le changement climatique constitue la première des priorités, défend l’entreprise. Les conséquences écologiques d’une telle exploitation serait donc un moindre mal autant qu’une nécessité absolue.

Alors que la Conférence des Nations Unies sur la biodiversité vient de s’achever à Montréal en décembre 2022, force est de constater que les industriels se cachent derrière une vision étroite des enjeux climatiques. En ne parlant que de la nécessaire transition énergétique pour lutter contre le réchauffement de la planète, ils ignorent que les limites planétaires, telles que définies par la communauté scientifique, sont au nombre de neuf et comprennent l’érosion de la biodiversité, laquelle est vitale pour l’avenir de l’humanité. Or, l’extraction minière des fonds marins aurait des conséquences dramatiques pour une faune et une flore qui restent encore largement inconnues.

Si la transition énergétique promue par les industriels miniers prétend faire partie de la solution globale, elle accentue en réalité l’empreinte de l’homme sur la nature et contribue à mettre en péril notre présence sur Terre.

Plusieurs travaux existent désormais sur les impacts probables d’une telle activité2. Ces études peuvent s’appuyer sur des observations faites à l’échelle de quatre décennies, lorsque les premiers tests de collecte ont été réalisés. Ainsi, les écosystèmes des fonds marins sont très peu résilients. Les machines créent des vastes panaches sédimentaires, qui risquent d’asphyxier la vie sous-marine, en plus de provoquer du bruit et une pollution lumineuse dans ces grands fonds. Le documentaire Blue Peril avance que ces panaches sédimentaires pourraient se déplacer sur 200 km, étendant d’autant les dégâts sur la nature. Si la transition énergétique promue par les industriels miniers prétend faire partie de la solution globale, elle accentue en réalité l’empreinte de l’homme sur la nature et contribue à mettre en péril notre présence sur Terre.

La géopolitique des métaux

La biodiversité risque néanmoins de ne pas peser dans la balance face aux enjeux géopolitiques qui entourent les métaux sous-marins. Actuellement, la Chine est le premier producteur mondial de terres rares, à hauteur de 60%. Or, ces terres rares sont vitales pour les économies contemporaines. La prise de conscience de cette dépendance a été brutale : en 2010, la Chine lance un embargo contre le Japon, étendu brièvement aux États-Unis et à l’Europe. La Chine exigeait alors la libération du capitaine d’un chalutier, emprisonné par le Japon après qu’il ait percuté deux navires des gardes-côtes nippons lors d’une campagne de pêche dans une zone disputée entre Pékin et Tokyo ; l’une des nombreuses zones de tensions en mer de Chine méridionale. Depuis, les puissances occidentales cherchent des sources d’approvisionnement alternatives.

Dès 2011, l’Union européenne finance le Deep Sea Minerals Project au sein de la Communauté du Pacifique, afin d’étudier les perspectives offertes par les fonds marins. Le projet se termine en 2016 pour laisser place au projet onusien de l’Abyssal Initiative, qui poursuit la même ambition oxymorique d’encourager l’exploitation minière et le développement durable. De plus, plusieurs programmes de recherche européens ont été financés au cours des dix dernières années pour étudier le potentiel du minage en mer : MIDAS, Blue Mining, VAMOS, Blue Nodules ou encore ROBUST. Ces objectifs se parent du nom de « Blue Economy », de « croissance bleue » ou d’« économie bleue », à l’image du rapport de la Commission européenne « The EU Blue Economy Report 2019 », et visent à faire des océans une source de profits. Si les enjeux écologiques sont évoqués, la réponse reste le techno-solutionnisme : il faut simplement développer des technologies « environmentally friendly. »

Autre pays central bien que moins soupçonné dans cette quête aux ressources : la Norvège. Si le royaume est loué pour la part des énergies durables dans son mix énergétique, grâce à l’hydraulique notamment, le pays est également le premier producteur de pétrole en Europe et un producteur important de gaz. Grâce à cette manne, la Norvège a pu créer l’un des plus importants fonds d’investissement au monde. Mais l’avenir des énergies fossiles semble contrarié, c’est pourquoi Oslo souhaite développer l’industrie minière dans les fonds marins. Les premières autorisations de minage seront données cette année, tandis que plusieurs projets sont dès à présent bien avancés. Ainsi, le projet “Seabed minerals-Accelerating the energy transition” porté par les entreprises Adepth Minerals et TechnipFMC a reçu plus de 70 millions de couronnes norvégiennes de la part de la Green Platform Initiative : un programme public d’investissements dans la recherche rassemblant le Research Council of Norway, Initiative Norway et Sica. L’objectif n’est rien moins que d’établir un processus complet d’exploitation des ressources minières sous-marines.

Les puissances occidentales ne sont cependant pas seules dans cette quête de métaux. Les pays africains espèrent accueillir de nouvelles activités industrielles, tandis que les pays asiatiques veulent participer à la ruée vers les fonds marins. Dans le Pacifique, plusieurs pays ont distribué des licences d’exploration dans leurs eaux ces dernières années : la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Tonga, les Fidji, Vanuatu, les Îles Salomon ou encore les Îles Cook. La République de Nauru, micro-État du Pacifique, est d’ailleurs à la pointe du combat pour exploiter les fonds marins.

La République de Nauru, victime du néocolonialisme

Le cas de Nauru est un exemple éloquent du néocolonialisme et de l’impérialisme à l’œuvre dans l’affaire des fonds marins. Les Nauruans obtiennent leur indépendance de l’Australie en 1964. L’île ne vit alors que de ses mines de phosphate, anciennement détenues par l’Australie, le Royaume-Uni et la Nouvelle Zélande, puis par les Nauruans jusqu’à l’épuisement des ressources dans les années 1990. Les conséquences sont catastrophiques : l’île a été dévastée à plus de 80% par l’activité minière.

The site of secondary mining of Phosphate rock in Nauru, 2007 © Lorrie Graham

Nauru est désormais un État pauvre de 10 000 habitants, souffrant d’un chômage massif. Les dirigeants de l’île ont également été éclaboussés dans des affaires de corruption touchant les ressources minières : l’ancien président, Baron Waqa, est accusé d’avoir reçu de l’argent d’une entreprise de phosphate australienne : Getax. Les organisations de défense des droits de l’homme se sont aussi inquiétées d’une dégradation de la situation politique sur l’île. C’est sous ce même président qu’ont été noués des liens forts avec Metals Company, l’entreprise canadienne rêvant d’extraire les nodules de la zone Clarion-Clipperton, et dont le projet est actuellement en discussion à l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

Les liens entre Metals Company et le gouvernement nauruan sont troubles. Pour les autorités nauruanes, le projet d’exploitation minière représenterait une source de revenus importante puisque Metals Company paierait des royalties à l’État insulaire. Cependant, on peut douter de l’équilibre de cette relation : Gerard Barron, CEO de DeepGreen (qui est devenue Metals Company) a ainsi occupé le siège de Nauru lors d’une réunion de l’AIFM en février 2019. De même, alors que les projets d’exploitation minière présentés à l’AIFM doivent être réalisées sous le « contrôle effectif » de l’État, afin d’assurer que les petits États profitent des retombées de ces activités, le consortium NORI apparait comme la créature de Metals Company. Pour répondre à l’exigence de contrôle effectif, l’entreprise s’est contentée de créer des fondations à but non lucratif censées superviser les opérations, mais qui restent contrôlées par la compagnie minière et n’emploient qu’un personnel réduit.

Enfin, l’entreprise ne fait pas appel à Nauru par hasard : l’État du Pacifique, appauvrie par la colonisation, n’a que peu d’opportunités. Une situation reconnue par Gerard Barron avec cynisme : « If you look at a nation like Nauru, and if you ask them, « Well, what are your other economic development opportunities? » There’s not a long list. »3 [« Si vous prenez une nation comme Nauru, et si vous leur demandez : « Et bien, quelles autres opportunités de développement économique avez-vous ? » La liste est courte. »]

Cette situation dans laquelle un petit État insulaire, pauvre et frappée par la corruption, s’associe à une entreprise internationale et occidentale pour lui vendre ses ressources, est résumée en quelques mots par Lord Fusitu, ancien parlementaire du Tonga : « This company set out to game the system and use a poor, developing Pacific nation as the conduit to exploit these resources. »4 [« Cette entreprise a décidé de jouer avec le système et d’utiliser une nation du Pacifique pauvre et en développement comme intermédiaire pour exploiter ces ressources. »]

L’AIFM au service de l’industrie minière

L’influence de ces entreprises ne s’arrête pas là : l’enquête menée par le New York Times révèle le poids de l’industrie minière au sein même de l’AIFM. L’agence internationale aurait transmis des informations à Metals Company pour qu’elle puisse déterminer les zones les plus intéressantes. L’AIFM a ainsi favorisé les intérêts d’une entreprise canadienne au lieu de conserver ces données pour aider les pays en développement. Une situation qui s’était déjà produite en 2007 entre le secrétaire général de l’époque : Satya N. Nandan, et l’entreprise Nautilus Minerals Inc.. Pourtant, le droit de la mer et l’AIFM devaient favoriser le développement de tous les pays, conformément aux missions qui lui ont été confiées lors de sa création en 1994.

L’industrie minière est également une habituée des négociations internationales, alors même que les ONG se plaignent d’être mal accueillies et peu entendues. Pire, le New York Times a révélé plusieurs conflits d’intérêt : plusieurs des membres de la commission juridique et technique de l’AIFM, commission discrète alors même qu’elle occupe une position centrale dans l’organisation, travaillent en même temps pour le compte des industriels miniers. Ces entreprises opèrent également dans le processus de rédaction du Code minier qui devrait encadrer les futures exploitations : présentes aux nombreuses instances de négociations, elles font pression pour modifier le texte et amoindrir la protection de l’environnement, militant par exemple pour le remplacement des « meilleures pratiques environnementales » par de « bonnes pratiques environnementales ».

Il n’est guère étonnant alors que la direction de l’AIFM défende le développement de l’exploitation des fonds marins, alors même qu’une situation délétère s’est installée au sein de l’agence parmi des salariés en partie déboussolés par cette place du lobby industriel, toujours selon l’enquête du journal new-yorkais.

La riposte écologique : entre combats internationaux, nationaux et locaux

Malgré ce contexte défavorable, les préoccupations écologistes semblent néanmoins gagner du terrain. L’annonce d’Emmanuel Macron contre l’exploitation minière, à l’occasion de la COP27, constitue déjà un revirement politique : jusqu’à l’été 2022, la France, à la tête du deuxième plus grand espace maritime du monde et de vastes fonds marins, s’était prononcée plus explicitement en faveur de l’exploitation minière. En mai 2021, une circulaire signée par Jean Castex demandait notamment au gouvernement de préparer une « stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins », ambition renouvelée dans le plan France 2030 d’octobre 2021. Cette orientation du pouvoir exécutif n’a, par ailleurs, pas empêché les sénateurs d’achever, en juin 2022, une mission d’information intitulée « Abysses : la dernière frontière » dont la conclusion est claire : il serait « prématuré » de se lancer dans cette aventure extractiviste.

La France n’est pas seule dans ce combat. Elle rejoint l’Allemagne et l’Espagne en Europe, ainsi que plusieurs États du Pacifique qui se sont réunis en juillet 2022 au sein de l’Alliance des pays pour un moratoire contre l’exploitation minière des océans regroupant la République des Palaos, les Fidji, les Samoa et les États fédérés de Micronésie. Ces nations poursuivent une lutte lancée en 2019 : les Fidji et le Vanuatu appellent alors à un moratoire, avant d’être rejoints par la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Du côté de l’Amérique latine, le Panama, le Costa Rica rejoignent ces positions tandis que le Chili défend une « pause de précaution » de quinze ans avant que l’exploitation des fonds-marins puisse être envisagée de nouveau.

81% des participants ont voté une mention appelant les États à protéger l’océan par un traité international, plutôt que de chercher comment l’exploiter.

Derrière les gouvernements, de nombreuses associations, ONG et scientifiques se dressent depuis des années contre ces projets miniers. A coup de pétitions, d’appels, de tribunes et même d’actions en mer, elles alertent sur les risques environnementaux posés par la potentielle extraction minière des fonds marins. Ainsi, le Fonds mondial pour la nature (WWF) a lancé un appel pour un moratoire en 2021, tandis que Greenpeace enjoint le gouvernement français à s’opposer à la rédaction d’un code minier dans une pétition en ligne. Au Congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature tenu à Marseille en septembre 2021, 81% des participants ont voté une mention appelant les États à protéger l’océan par un traité international, plutôt que de chercher comment l’exploiter.

Grâce à ces combats, plusieurs entreprises internationales ont renoncé, pour le moment, à utiliser des métaux qui pourraient venir des fonds marins, réduisant d’autant le marché potentiel de ce secteur : Google, BMW, Volvo ou encore Samsung ont ainsi signé l’appel à un moratoire du WWF. Malgré ce greenwashing marketing, toujours est-il qu’il n’est pas question d’interdiction : le moratoire appelle à une meilleure compréhension de l’impact écologique avant d’envisager d’aller plus loin. Cependant, c’est une première étape dans la lutte pour une interdiction définitive.

Ces mobilisations internationales se nourrissent, par ailleurs, de victoires obtenues au niveau national et local. Les industriels agissent dans le Pacifique depuis plus d’une décennie déjà, et leurs activités ont suscité de nombreux combats. La Papouasie-Nouvelle-Guinée est un cas emblématique. Depuis 1997, l’entreprise Nautilus Minerals prospecte dans ses eaux. En 2011, le gouvernement lui accorde une licence pour le projet Solwara 1 et des forages explorateurs sont menés à partir de 2016 dans les eaux territoriales en mer de Bismarck.

Les communautés côtières, vivant des ressources maritimes, dénoncent l’opacité des études sur l’impact environnemental, sanitaire et économique. Elles accusent notamment ces activités d’avoir affecté les populations halieutiques et de menacer l’activité de pêche. Elles s’organisent alors au sein de l’Alliance des Solwara Warriors et réclament un moratoire au gouvernement. Une longue bataille juridique s’engage, avant que les projets d’exploitation de Nautilus Minerals échouent finalement et mettent l’entreprise en faillite en 2019.

La Nouvelle-Zélande a également été un champ de bataille juridique entre communautés locales et militants d’un côté, et industrie minière de l’autre. L’entreprise Trans-Tasman Resources avait obtenu l’autorisation de miner les sables du South Taranaki Bight à la recherche de métaux, au sud-ouest du pays. L’opposition, rassemblant Greenpeace Aoteora, le Ngāti Ruanui iwi (une nation maorie du Sud Taraniki) et l’association Kiwis againt Seabed Mining, a dénoncé cette autorisation et cherché à la casser devant les tribunaux. La cour suprême néo-zélandaise a donné raison aux plaignants en octobre 2021.

C’est dans le cadre de ces luttes locales, agrégeant communautés côtières vivant des ressources de la mer, et combats écologistes, qu’il faut donc comprendre la position adoptée par de nombreux États du Pacifique appelant à un moratoire depuis 2019.

Un avenir « vert » pour l’humanité ?

Le minage des fonds marins incarne le désastre à venir de la transition écologique portée par le capitalisme vert, qui cherche à maintenir la croissance en privilégiant des solutions qui, certes contribueraient à décarboner nos économies, mais causeraient en revanche des désastres écologiques sur le plan de la biodiversité. Elles pourraient également paradoxalement contribuer à l’augmentation de la pollution atmosphérique en détériorant les fonds marins qui stockent naturellement du CO2.

Qui plus est, cette industrie repose sur un néocolonialisme porté par l’industrie minière : de grandes entreprises lorgnent sur des ressources appartenant à l’humanité toute entière, influencent, voire corrompent, des dirigeants nationaux et internationaux, profitent des difficultés de petits États insulaires, eux-mêmes victimes d’une histoire coloniale, mettent en péril la vie des communautés côtières, et n’ont qu’un seul objectif : nourrir les marchés des puissances industrielles.

En l’absence de politiques écologiques rompant avec le capitalisme vert, le risque est grand d’une victoire à la Pyrrhus.

Une victoire internationale serait assurément un symbole, mais en l’absence de politiques écologiques rompant avec le capitalisme vert, le risque est grand d’une victoire à la Pyrrhus. L’imaginaire du futur peine à se détacher du prométhéisme et du techno-solutionnisme. Gerard Barron, CEO de Metals Company, l’a illustré dans l’une de ses réponses sans possible équivoque : « To say, « Don’t harm the ocean » — it is the easiest message in the world, right? You just have to show a photo of a turtle with a straw in its nose. […] Everybody in Brooklyn can then say, « I don’t want to harm the ocean. » But they sure want their Teslas. »5 [« Il n’y a pas plus simple que de dire « Préservez l’océan », n’est-ce pas ? Vous avez juste à montrer la photo d’une tortue avec une paille dans le nez. N’importe qui à Brooklyn prétendra : « Je veux préserver l’océan ». Mais tous voudront également leurs Teslas. »]

1. Une transition d’ailleurs mal nommée, si l’on en croit les travaux de l’historien Jean-Baptiste Fressoz. L’humanité n’a pas encore connu de transition énergétique : seulement des additions d’énergies.

2. Voir par exemple la vidéo de Valentine Delattre, sur la chaîne youtube Science de comptoir : https://www.youtube.com/watch?v=x8E8lCtUZWw&t=1038s

3. Cité par le New York Times, 29 août 2022 : https://www.nytimes.com/2022/08/29/world/deep-sea-mining.html.

4. 5. Ibid.

Comment Vincent Bolloré règne par la terreur sur ses journalistes – Entretien avec Jean-Baptiste Rivoire

Licenciements abusifs, censure de programmes, ingérence dans le contenu éditorial de médias mis au service de ses intérêts en Afrique : les accusations sont nombreuses contre Vincent Bolloré, douzième fortune française, à la tête de Canal+, CNews, C8… Nous avons rencontré Jean-Baptiste Rivoire, journaliste d’investigation et ex-rédacteur en chef adjoint de l’émission Spécial Investigation sur Canal+. Élu du personnel (SNJ-CGT), il revient sur la gestion de la chaîne par Vincent Bolloré.


LVSL – Vous travaillez depuis 2000 à Canal+ comme reporter. Vous dénoncez régulièrement la gestion de la chaîne par Vincent Bolloré, que vous accusez d’ingérence éditoriale. Pouvez-vous rappeler les principaux faits que vous lui reprochez ?

Jean-Baptiste Rivoire – Tout commence en 2012-2013, lorsque Vincent Bolloré s’approprie progressivement une partie du capital de Vivendi [actionnaire de Canal+], jusqu’à devenir son principal actionnaire en 2015. Il manifeste peu à peu sa volonté de contrôler la ligne éditoriale de cette chaîne. La première chose qu’il fait en mars 2015 sur France Inter, c’est d’expliquer ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas pour les Guignols de l’info : il faudrait qu’ils se moquent d’eux-mêmes et pas des autres. En réaction, les Guignols se moquent de Bolloré, ce prince du rire qui prétend dicter ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas. Ils ne s’attendaient pas à une réaction si violente de la part de Vincent Bolloré ! [Vincent Bolloré a restreint la visibilité des Guignols de l’info aux abonnés de Canal+ et remercié quatre scénaristes de cette émission : Lionel Dutemple, Julien Hervé, Philippe Mechelen et Benjamin Morgaine.]

En mai 2015, Vincent Bolloré ordonne à la direction de censurer une émission de Spécial Investigation consacrée à son ami Michel Lucas, patron du Crédit Mutuel, qui a eu le malheur d’être égratigné par l’une de nos enquêtes. Une des anciennes filiales du Crédit mutuel, la banque Pasche, recevait de l’argent liquide en masse dans son agence de Monaco, ce qui avait déclenché une enquête de la justice française. Le documentaire de Nicolas Vescovacci évoquant cet épisode est torpillé sur ordre de l’actionnaire Vincent Bolloré, en violation de la loi de 1986 qui prévoit qu’un actionnaire ne peut venir entraver la liberté éditoriale des journalistes. Dans un premier temps, on n’en croit pas nos oreilles. Quand Médiapart révèle que c’est Vincent Bolloré en personne qui a pris la décision de torpiller cette enquête, on tente d’abord de se rapprocher de la direction ; peine perdue. En septembre 2015, Reporters sans Frontières tente de saisir le CSA, qui demande des preuves, en reçoit… et ne donne plus de réponses. Les journalistes écrivent à Gaspar Gantzer, conseiller de François Hollande, démarchent Fleur Pellerin, ministre de la culture : ils font la sourde oreille. Pour faire court, il ne se passe absolument rien.

Bolloré se sent investi d’une telle impunité qu’il vient en comité d’entreprise de Canal+ en septembre 2015, pour dire qu’il ne faut pas attaquer BNP et Le Crédit Lyonnais : il assume totalement la censure du reportage sur le Crédit Mutuel. Quelques jours plus tard la direction justifie à nouveau, par écrit, la censure du reportage sur le Crédit Mutuel, en disant qu’elle préfère désormais “éviter les attaques frontales ou polémiques contre nos partenaires contractuels, actuels ou futurs“. C’est une manière de nous dire que la direction fait ce qu’elle veut, qu’elle peut censurer n’importe quoi, car concrètement nous ne savons pas qui sont ces partenaires futurs ; nous avons demandé des éclaircissements sur leur identité et n’en avons pas reçu. Cela signifie que la direction a tout pouvoir, qu’elle peut mettre fin à n’importe quelle enquête à n’importe quel moment, de manière totalement arbitraire. Cela nous place dans l’impossibilité de travailler correctement. Rendez-vous compte : cela signifie que vous devrez contacter des sources, des lanceurs d’alerte, qui parfois ont peur de témoigner, le font… tout cela pour que votre actionnaire puisse, d’un simple coup de téléphone, mettre fin à l’enquête. Et ce, dans l’indifférence la plus totale du CSA et de la Hollandie.

Plus récemment, en octobre 2017, la direction nommée par Monsieur Bolloré – qui fait des affaires au Togo – a fait censurer un reportage sur le Togo qui a disparu des plateformes de Canal+. Quand il a été rediffusé par erreur en novembre, la direction a renvoyé deux personnes, dont le numéro deux de Canal Afrique. Comme si cela ne suffisait pas, pour donner des gages au potentat africain qui dirige le Togo, la direction a fait diffuser sur Canal un publireportage, le 21 décembre 2017, dans lequel on apprend que le régime togolais est un modèle de stabilité politique. On en arrive à un stade où Vincent Bolloré fait parfois de Canal+ un instrument de propagande.

LVSL – Justement, Vincent Bolloré est régulièrement accusé de défendre sur sa chaîne les intérêts de ses entreprises en Afrique, et d’être un rouage essentiel de ce que l’on nomme la Françafrique [concept forgé en 1994 par François-Xavier Verschave, qui désigne l’intrication des intérêts économiques et politiques des grandes entreprises françaises en Afrique, qui sont souvent de nature néocoloniale]. Qu’en pensez-vous ? [Lire à ce sujet sur LVSL : Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne.]

Jean-Baptiste Rivoire – On a le sentiment qu’en Afrique, Bolloré n’aime pas la concurrence ! Il tente de maintenir une certaine connivence avec les dirigeants des pays dans lesquels ses entreprises sont implantées, comme pour conserver la main sur les marchés et y pratiquer des prix élevés. Il a été mis en examen récemment parce que la justice le soupçonne d’avoir aidé les présidents du Togo et de la Guinée-Conakry à décrocher des victoires présidentielle via Havas, dans le but d’obtenir des concessions portuaires. Plusieurs témoins affirment que les présidents Sarkozy et Hollande ont parfois aidé Vincent Bolloré à décrocher des marchés en Afrique.

Est-ce que c’est dans l’intérêt des Africains ? Je n’en suis pas sûr ! Un certain nombre d’associations ont par exemple pointé du doigt les prix très élevés pratiqués par Vincent Bolloré qui tendent à asphyxier l’économie des pays africains – les transports, on le sait, sont très importants dans le développement économique d’un pays, et c’est un secteur que Vincent Bolloré cherche à contrôler.

“L’auto-censure et la censure coexistent. Vincent Bolloré a pratiqué à plusieurs reprises la censure, mais le message qu’il envoyait par là même déborde très largement le strict cadre de la censure directe. (…) En 2015, en présence de tous les élus du personnel, il a renvoyé une DRH qui ignorait qu’elle devait être licenciée et l’a appris en même temps que tous les membres présents à la réunion ! Le message a très bien été compris. Tout le monde s’est écrasé, a fait profil bas et a obéi.”

LVSL – Ceux qui étudient le système médiatique avancent essentiellement deux thèses pour expliquer l’alignement des journalistes sur les intérêts des actionnaires et le consensus néolibéral : l’auto-censure (le poids de l’idéologie dominante et la puissance des actionnaires pèsent si lourds qu’il poussent les journalistes à mettre en veille leur esprit critique) et la censure. Laquelle privilégiez-vous ?

Jean-Baptiste Rivoire – Ces deux formes de censure existent. Nous avons subi une forme de censure que Fabrice Arfi (de Médiapart) qualifie de “chimiquement pure” dans le cas du Crédit Mutuel, puisque Vincent Bolloré défendait à cette occasion Michel Lucas, un partenaire en affaires qui l’a aidé à monter au capital de Vivendi, et donc à prendre le contrôle de Canal+. En comité d’entreprise, Bolloré a assumé cette pratique de la censure. On a ici toutes les caractéristiques d’une censure directe, qui est au demeurant assez rare, mais qui témoigne de la décomplexion et du sentiment de toute-puissance qui habitent certains grands actionnaires. À partir du moment où les grandes fortunes françaises possèdent plus de 80% de la presse, on sait très bien que ne seront pas nommés à la tête des médias ceux qui sont déterminés à s’attaquer aux puissants, à dénoncer l’optimisation fiscale, la violence que subissent les salariés, etc… On le constate en lisant la presse au quotidien, comme par exemple Le Parisien, quotidien contrôlé par le milliardaire Bernard Arnault : sont mis en avant les conflits mineurs entre citoyens, des faits divers individuels, à raison de deux ou trois par jour. Ces faits divers peuvent constituer une nuisance indéniable dans la vie quotidienne, mais leur sur-médiatisation éclipse totalement d’autres enjeux : est-ce qu’on a des enquêtes sur la violence dans le monde du travail, par exemple ? Les reportages d’Élise Lucet sur ce sujet rencontrent un très large succès, parce qu’ils passionnent des millions de Français et reflètent leur quotidien. Cette violence au travail ne concerne pas seulement les salariés de Lidl où on travaille comme des robots : elle est de plus en plus répandue, et très peu traitée dans les médias. On pourrait prendre d’autres exemples de cette nature : dans l’ensemble, on constate que les sujets qui viendraient déranger les intérêts de l’ordre établi sont très peu traités. À l’inverse, je suis frappé par la médiatisation massive de faits divers totalement inoffensifs pour les puissants : les vols, les disputes, les écarts de conduite individuels, etc.

On construit ainsi un regard souvent anxiogène sur le monde qui voile les vrais problèmes que connaît la société, à travers la nomination de personnes dociles à la tête des médias et l’intimidation de ceux qui s’opposeraient à elles. Cela peut passer par des licenciements. Dans le groupe Canal +, par exemple, la direction nommée par Vincent Bolloré a contribué au départ d’une centaine de journalistes d’I-Télé en leur refusant des garanties déontologiques, et ce n’est qu’un cas parmi d’autres. Cela fragilise les conditions de travail des journalistes. Comment voulez-vous consacrer suffisamment de temps et d’énergie à une enquête, surtout lorsqu’elle concerne des intérêts puissants, si votre direction vous impose, en tant que journaliste, une cadence infernale ? Le contrôle des chaînes de télévision par des actionnaires qui peuvent écœurer en toute impunité les salariés qu’ils souhaitent produit de l’auto-censure chez les journalistes, et les poussent à se détourner des sujets sensibles.

L’auto-censure et la censure coexistent. Vincent Bolloré a pratiqué à plusieurs reprises la censure, mais le message qu’il envoyait par là même déborde très largement le strict cadre de la censure directe. En comité d’entreprise de septembre 2015, il assumait l’usage de la terreur pour la gestion de Canal+. A cette période, en présence de tous les élus du personnel, il a renvoyé une DRH qui ignorait qu’elle devait être licenciée et l’a appris en même temps que tous les membres présents à la réunion ! Le message a très bien été compris. Tout le monde s’est écrasé, a fait profil bas et a obéi.

D’une manière générale, que des grands groupes industriels possèdent la presse est une catastrophe pour l’information. Il reste encore le service public, qui vit lui aussi sous pression de la Macronie. Emmanuel Macron veut bouleverser le service public pour réaliser des économies budgétaires : on a parlé de renvoyer les trois quarts des effectifs des magazines d’investigation Envoyé Spécial et Complément d’Enquête ; c’est une formidable pression exercée sur les journalistes qui veulent faire un travail d’investigation fouillé. Il faut être clair : si on ne fait plus de journalisme fouillé, on ne fait plus de journalisme. Si on n’a pas le temps de travailler, on se contente de relayer la communication des puissants ; on ne prend pas de risques, car faire une enquête qui dérange peut vous mener devant un tribunal : cela demande beaucoup de temps. La meilleure façon d’empêcher les journalistes de faire leur travail, c’est donc de ne pas leur laisser le temps de travailler.

“Harcelé en justice par Vincent Bolloré, Tristan Waleckx, journaliste qui a reçu cette année le prix Albert Londres, (…) a été victime d’une intrusion dans son propre domicile la veille du procès en diffamation que Vincent Bolloré lui avait intenté à Nanterre. (…) La France ressemblera-t-elle bientôt à Malte, cet État européen où on assassine les journalistes anti-corruption à la voiture piégée ?”

LVSL – L’une des revendications historiques du corps de métier journalistique, c’est le droit à un travail stable, à des conditions de travail décentes. Pensez-vous que la précarisation accrue qui frappe le monde du travail ces dernières années constitue un élément qui permet d’expliquer cet alignement des médias sur le consensus libéral ?

Jean-Baptiste Rivoire – À l’évidence, oui. À I-Télé (désormais CNews), la direction a écœuré plus de quatre-vingts personnes en CDI, avant d’en reprendre certaines en CDD et leur faire miroiter des promesses d’embauche. Il est évident que ce ne sont pas ces salariés qui vont monter une société pour la défense de la déontologie journalistique ! Précariser, c’est fragiliser les journalistes.

Mais de toutes manières, même si on travaille en CDI dans un groupe possédé par un grand industriel et financé par la publicité, ce sera du pareil au même. J’ai parlé de Bolloré, on pourrait prendre d’autres exemples ; Le Figaro était très embêté lorsque Serge Dassault était soupçonné par la justice d’avoir acheté des votes à Corbeille-Essonnes ! Il y a donc un vrai problème d’indépendance à l’égard des grands industriels. On se scandaliserait, en France, si un journal était possédé par un ministre. On devrait avoir la même réaction lorsqu’il s’agit d’un industriel très puissant qui a des intérêts dans le monde entier !

LVSL – Quelles solutions envisagez-vous à cette situation ? Vous avez mentionné des entraves à la loi de 1986 sur la non-ingérence des actionnaires, ce qui tend à montrer que la loi est relativement impuissante lorsqu’il s’agit de juguler l’influence des actionnaires…

Jean-Baptiste Rivoire – En 1986, une loi sur l’audiovisuel a été votée. Elle prévoyait que les intérêts d’un actionnaire ne devait pas entraver la liberté éditoriale. Cela me paraît essentiel pour le public de savoir que l’information est décidée par les journalistes, et pas par les actionnaires au gré de leurs intérêts. Cette loi a été violée de nombreuses fois. L’exemple du Crédit Mutuel a fait éclater aux yeux de tous le mépris de certains grands industriels pour les règles éthiques. François Hollande, un peu gêné aux entournures, a encouragé le vote d’une nouvelle loi dite “d’indépendance des médias” qui venait réaffirmer le même principe, en ajoutant que les actionnaires comme Bolloré devaient nommer un “comité éthique“. Comme c’était prévisible, Bolloré a nommé un comité éthique bidon, et cette loi n’a servi à rien. Je ne pense donc pas que la solution réside dans des gesticulations législatives.

Les médias doivent avoir à l’esprit que le seul moyen d’être indépendants, c’est d’être financé par ses lecteurs. Je suis en accord avec le slogan de Médiapart : “seuls nos lecteurs peuvent nous acheter“. On peut penser ce qu’on veut de Médiapart, mais ils sont financés essentiellement par leur public. C’était longtemps le cas pour nous, sur Canal+, ce qui nous a donné une formidable liberté. J’en suis arrivé à un stade où je pense que si on ne fonctionne pas sur la base d’un financement par le public, ce seront les annonceurs et les industriels qui feront la loi dans les médias privés, et les politiques dans les médias publics. Les médias publics sont financés par le peuple, mais ce n’est pas lui qui désigne les dirigeants de France Télévisions : c’est le CSA, les politiques… Les chaînes publiques vont subir des baisses de budget sévères et des restructurations ces prochaines années : ceux qui travaillent dans ces médias publics auront du mal à faire une enquête sérieuse sur le pouvoir actuel, dans une ambiance où tout le monde a peur de se faire renvoyer. Canal+ était la dernière chaîne privée qui résistait, maintenant c’est le service public qui va être attaqué. Je pense que l’espoir réside dans Médiapart, dans Le Canard Enchaîné, dans Arrêt sur Images, car ce sont les lecteurs qui financent. Il y a moins d’argent, mais au moins c’est de l’argent propre !

LVSL – Un projet de loi contre les “fake news” est en germe parmi les projets du gouvernement. Le métier de reporter consiste à dévoiler au grand public des vérités qui ne sont pas forcément en accord avec la vision des choses que donne l’État. Que pensez-vous de ce projet de loi ?

Jean-Baptiste Rivoire – Confier à des magistrats le soin de démêler les vraies informations des fausses, c’est une négation totale du rôle de la presse (dont c’est précisément la fonction). Pire : c’est une illusion. Comment un magistrat, débordé par ailleurs, pourra-t-il se prononcer sur la véracité d’une information sans pouvoir enquêter ? Va-t-on confier à la justice, dont certains représentants sont nommés par le pouvoir politique, la rédaction en chef des journaux ? Ce projet est dangereux, tout comme le projet de loi “secret des affaires” voté sous la pression de puissants lobbys industriels. Le pouvoir politique met la pression sur les journalistes, alors qu’il faudrait les défendre. Harcelé en justice par Vincent Bolloré, Tristan Waleckx, le journaliste de France 2 qui a reçu cette année le prix Albert Londres, a vu certains de ses témoins africains renoncer à venir témoigner devant la justice française suite à des intimidations. Lui-même a été victime d’une intrusion barbouzarde dans son propre domicile la veille du procès en diffamation que Vincent Bolloré lui avait intenté à Nanterre. Il a dû arriver au tribunal escorté par un garde du corps. Ces pressions sur un confrère du service public sont scandaleuses. La France ressemblera-t-elle bientôt à Malte, cet État européen où on assassine les journalistes anti-corruption à la voiture piégée ?

Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2013_Global_Conference_at_Unesco_Vincent_Bollore.JPG
Vincent Bolloré © Wikimedia Commons

De Vincent Bolloré, on connaît l’art du coup d’éclat médiatique permanent. Des chaînes de télévision (Canal+, C8, C-News…) à la presse écrite (C-News matin), en passant par la fusion Havas (première agence publicitaire du pays)/Vivendi (multinationale du divertissement), le “petit prince du cash flow” se dote des moyens de promouvoir son empire industriel. Quitte à occulter, si besoin par la censure, les réalités controversées de ses activités en Afrique : travail salarié à la limite de l’esclavage, jeux d’influence auprès des gouvernements locaux, néocolonialisme​ ​industriel…

Vincent Bolloré s’est forgé l’image d’un conquérant et d’un bâtisseur des temps modernes. A elle seule, la branche Bolloré Transport & Logistics de son groupe est un sacré morceau : présente dans 105 pays du monde (dont 45 pays africains) elle a, au travers de ses nombreuses activités (transport multimodal, gestion de la chaîne logistique, manutention portuaire…), la mainmise sur l’essentiel du fret en Afrique de l’Ouest. Bolloré lui-même n’est pas avare d’images pour diffuser sa légende :

C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : “we try, we fail, we fix”. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure”. Mais​ ​Bolloré​ ​le​ ​gros​ ​poisson​ ​tient​ ​aussi​ ​du​ ​requin.

Comme​ ​au​ ​temps​ ​béni​ ​des​ ​colonies​ ​?

Le 21 juillet 2016 est diffusée sur France 2 une émission de Complément d’enquête consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup découvrent alors les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignent des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Après tout, expliquera plus tard le directeur de la plantation de Mbambou au journal Le Monde, “les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, voilà ce qui les motive. Après le salaire, c’est accessoire”. En face de son bureau, un poster de Tintin au Congo. La polémique renaît en août 2017 sous la pression d’ONG et de villageois qui mettent en cause l’occupation des terres et la pression foncière qu’elle implique sur les habitants, la déforestation et la pollution de l’eau​ ​dues​ ​aux​ ​immenses​ ​concessions.

“La mission de l’ONU au Libéria rend compte des conditions catastrophiques sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré : travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction de syndicats, expulsion de​ ​75​ ​villages…”

Depuis des années la liste des scandales ne cesse de s’allonger. Le 21 octobre 2016, un train déraille sur la liaison Yaoundé-Douala, faisant 82 morts et près de 600 blessés. La compagnie ferroviaire Camrail, propriété de Bolloré, est mise en cause, accusée de négligence et d’homicide involontaire. Bien que sa responsabilité ait été établie par un rapport de la présidence camerounaise, les avocats des collectifs de victimes observent que “seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas​”. Ils déplorent les manquements aux promesses d’indemnisation de l’entreprise : “Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés”, confie ainsi un rescapé au journal Le Monde. Le 17 juin 2017 c’est un train de la société Béninrail, elle aussi propriété de Bolloré, qui est à l’origine de la mort de 4 Béninois dans des conditions similaires. L’histoire se répète. Seuls changent les noms de ceux qui s’efforcent de la conter.

En 2006, selon le site Basta!, la mission des Nations Unies au Libéria avait publié un rapport rendant compte des conditions catastrophiques des droits humains sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré. Au programme : “​travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction des syndicats, licenciements arbitraires, maintien de l’ordre par des milices privées, expulsion de​ ​75​ ​villages”.

Sur​ ​les​ ​ruines​ ​de​ ​l’Empire​ ​colonial,​ ​l’empire​ ​Bolloré

En 2009, une enquête de Mediapart revient sur la “face cachée” du capitalisme à visage humain prôné par Vincent Bolloré, qui déclarait jadis préférer “la modernité à la lutte des classes”. C’est sur les vestiges de l’Empire colonial français qu’il a fondé son royaume. A la fin des années 1980, il a commencé à faire son trou en s’immisçant dans les affaires de l’empire Rivaud, puissance financière coloniale propriétaire d’immenses plantations en Afrique et en Asie. Celle-ci avait accumulé des milliards de devises au fil des années dans des paradis fiscaux, grâce à une structure et à des mécanismes complexes. Bolloré a su tirer profit de ses démêlés judiciaires ; il conservera du groupe Rivaud l’essentiel de la structure et de son opacité.

“Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​  informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.”

Entre autres collusions douteuses, la banque Rivaud avait abrité les finances du RPR (un certain Alain Juppé y eut son compte). Profitant de la vague de privatisations stimulée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (les fameux “plans d’ajustement structurel”) dans les pays africains au cours des années 1990, il a pu resserrer les points du maillage des infrastructures dont il était devenu le propriétaire dans un contexte de relative indifférence des investisseurs pour le continent. Son atout : le réseau. Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​ informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.

Réseaux de pouvoir et lobbyisme françafricain

On doit au journaliste Thomas Deltombe d’avoir mis en lumière, dans une série d’articles pour le Monde Diplomatique en 2009, la manière dont le groupe Bolloré s’était érigé en acteur central aussi bien dans le champ économique que politique de l’Afrique de l’Ouest. La constitution de réseaux d’influence, le soutien aux régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun), la maîtrise des ports, sont autant de leviers industriels dissimulés. A la clé : l’effondrement des services publics des pays concernés, la destruction de l’agriculture locale, des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales. Ainsi, la “modernité” que Vincent Bolloré loue​ ​ailleurs​ ​au​ ​président​ ​Macron,​ ​s’y​ ​présente​ ​sous​ ​ses​ ​plus​ ​vieux​ ​atours.

La lecture des enquêtes donne le sentiment d’évoluer dans une galerie des portraits vertigineuse. Stéphane Fouks, l’actuel vice-président de Havas, a conseillé le président ivoirien Laurent Gbagbo pendant l’élection présidentielle de 2010, vainqueur autoproclamé d’une élection perdue (selon la Commission électorale indépendante et la communauté internationale) qui finira en guerre civile. Il a également été reçu en audience au Palais de l’unité en 2009 pour soigner la communication de Paul Biya, l’inamovible président de la République du Cameroun depuis 1982 (qui gouverne au prix d’un autoritarisme forcené, accusé de crimes contre l’humanité). Fouks est un communicant aussi influent que sulfureux, notamment auprès de grandes figures du Parti Socialiste : en premier lieu, Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du Fond Monétaire International. Fouks n’hésite pas à faire pression sur les ouvrages nuisibles à l’image de ce dernier.

” “Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe.”

En 2015, Martine Coffi-Studer, l’une des femmes les plus puissantes d’Afrique (selon l’hebdomadaire Jeune Afrique), a pris la tête de la filiale ivoirienne du groupe Bolloré. Son agence de publicité Ocean Ogilvy, présente dans une vingtaine de pays africains, s’était elle aussi vu confier l’animation de la “campagne de la paix” du président Laurent Gbagbo. Elle est l’épouse de Christian Studer, qui fut le bras droit de Vincent Bolloré et directeur de l’antenne de Direct 8, cette même chaîne qui lança en 2006 l’émission “Paroles d’Afrique”, présentée par Michel Roussin. Y “est présentée une Afrique imaginaire qui épouse de très près les intérêts économiques du groupe Bolloré. Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe. De fait, Michel Roussin, qui fut agent des services secrets français puis ministre de la coopération sous la présidence Mitterrand, vice-président du comité Afrique du MEDEF avant de devenir en 2000 vice-président du groupe Bolloré, est une figure emblématique du lobbying françafricain.

Roussin est également un fervent soutien du président burkinabé Compaoré dont il a promu l’image de pacificateur, président pourtant impliqué dans la plupart des tensions et guerres de la région depuis sa prise de pouvoir, à la suite de l’assassinat du leader panafricaniste Thomas Sankara. Sur Paroles d’Afrique, aux côtés de Roussin : le journaliste Guillaume Zeller. Petit-fils d’André Zeller (un des généraux impliqués dans le “putsch des généraux”), Guillaume est proche des milieux catholiques ultra conservateurs et intervient sur Radio Courtoisie (la radio d’Henri De Lesquen) et Boulevard Voltaire (le journal de Robert Ménard). Tour à tour directeur de la rédaction de D8, rédacteur en chef du site Direct soir, directeur de la rédaction d’I-Télé, il imprime, on le devine, un esprit d’indépendance à ces publications. C’est ainsi que sur Direct Matin, on peut lire des unes qui évoquent “La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouatara”. Parmi les chroniqueurs du quotidien gratuit, on retrouve l’écrivain et réalisateur Philippe Labro, qui en fut le vice-président, ainsi que de la chaîne D8 qu’il a contribué à lancer. Il fut un temps le conseiller de Zeller sur I-Télé et il anime depuis mars 2017 sur CNews l’émission “Langue de bois s’abstenir”. Mais on peut également profiter de la plume de Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde de 1994 à 2007, mis en cause par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen dans ​La Face cachée du Monde en 2003, pour avoir contribué à installer le quotidien vespéral au cœur des réseaux de pouvoir français.

Plus récemment, on apprenait que deux salariés de Canal + ont été licenciés. Leur faute ? Avoir laissé passer un reportage critique à l’égard du président togolais Faure Gnassimbé au pouvoir depuis 2005, fils de Gnassimbé Eyadéma, lui-même à la tête du Togo depuis 1967. Ce reportage a été diffusé le 15 octobre 2017 sur Canal +. Le 24 octobre, Vincent Bolloré devait se rendre au Togo pour inaugurer une salle de cinéma construite par Vivendi en présence du président Faure Gnassimbé, l’un de ses meilleurs clients. La proximité entre ces deux événements a-t-elle entraîné le renvoi des deux journalistes ? L’association Reporters Sans Frontières y voit un cas de “censure”. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la direction de Canal+ s’adonne à de telles pratiques…

L’impérialisme​ ​culturel​ ​du​ ​groupe​ ​Bolloré

Accusé de néocolonialisme, le groupe Bolloré se propose d’offrir à l’Afrique de l’Ouest un horizon de civilisation : il entreprend d’y construire des salles polyvalentes spectacle-cinéma-musique. L’enjeu affiché est “d’être le catalyseur de l’industrie cinématographique et musicale de l’Afrique”. Ce qui passe avant tout par la diffusion de films produits et distribués par Studio Canal et de musiques produites par Universal. En janvier 2017 une salle de cinéma du groupe Canal Olympia est inaugurée à Doula au Cameroun. La première oeuvre projetée, annoncée en fanfare, est un film de science-fiction américain, projetant le spectateur dans un futur lointain où les humains ont choisi d’éliminer leurs différences et de se reproduire à l’identique. L’arrière-plan raciste du film suscite l’hostilité de certains spectateurs, qui quittent la salle.

Autant de réalités dont la télé-Bolloré ne laisse pas grand chose filtrer…