La gauche radicale et l’Union européenne : pourquoi autant d’ambiguïté ?

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff

La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.


Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas: la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »

Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.

L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70% des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.

Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.

Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.

Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne

Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56% des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33% affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32% des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56% ne l’étaient pas.

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff via Wikimedia

Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».

La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.

Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale

Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.

La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.

Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.

Trancher la question plutôt que l’éviter

Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée  extrêmement précaire.

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Benoît Hamon en meeting © Marion Germa via Wikimedia

Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.

La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.

Deux positions conciliables sur le moyen terme

Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].

Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.

[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.

[2]https://lvsl.fr/pour-un-patriotisme-vert/

« Le mouvement des Gilets Jaunes a permis d’être un peu moins malheureux » – Entretien avec Laurent Jeanpierre

Laurent Jeanpierre est professeur de science politique à l’Université Paris 8 à Saint-Denis. Il a publié l’année dernière In Girum – Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte). Un livre qu’il considère à la fois comme le dernier commentaire « sur le vif » du mouvement des Gilets Jaunes et comme le premier d’une série d’ouvrages qui viendrait interroger en profondeur ce qui s’est joué sur tous les ronds-points de France. Car il importe de situer le mouvement dans un lent renouveau des répertoires de l’action collective dont l’une des métamorphoses implique une relocalisation de la politique. Une tendance de fond, qui déborde depuis plusieurs années déjà les canaux traditionnels de contestation, et ouvre avec elle de nouvelles perspectives. On ose le mot « Commune », « Utopie ». Mais, ce n’est pas au nom d’un idéalisme béat ou d’un éloge de « la proximité », mais bien d’une volonté critique de penser les alternatives, sur le plan théorique et pratique. Une réflexion qui conduit également Laurent Jeanpierre à interroger, en miroir, les technologies de gouvernement du néolibéralisme, qui travaillent à maintenir un rapport au possible et au futur entravé. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.



LVSL – Éditorialistes, politistes, universitaires… tous ont voulu « comprendre » le mouvement des Gilets Jaunes, en cherchant le plus souvent à appliquer des grilles d’analyses déjà prêtes à l’emploi. À l’inverse, vous écrivez : « Plutôt que d’éclairer le mouvement, je propose au contraire de se laisser ébranler par lui. » Quelles certitudes ce dernier a-t-il fait chanceler ?
 

Laurent Jeanpierre – Il faut situer la réponse dans le moment où nous parlons : on est en décembre 2019, un an après le mouvement. On ne peut plus dire exactement la même chose que ce qu’on a ressenti en lisant les analyses « à chaud », en provenance des discours politiques, scientifiques ou journalistiques sur les Gilets Jaunes. Ce qui me frappe pourtant, c’est qu’il y a eu et il y a encore comme un effet de révélation qui entraîne immédiatement une volonté de savoir. Une grande partie de la population a découvert les conditions d’existence et aussi le rapport à la politique d’une autre fraction de la population qui semblait complètement ignorée.

Le mouvement a montré à la fois aux gens qui ont un mépris établi pour les groupes populaires, mais aussi à la gauche dans son ensemble, quelles que soient ses fractions, qu’il était possible de faire de la politique massivement et autrement. L’idée selon laquelle des gens qui n’ont pas de compétences politiques apparentes ni d’expériences militantes antérieures, qui se désintéressent de la politique, qui n’énoncent pas la politique selon les codes de la presse, du monde des professionnels de la politique ou du militantisme, des écoles de science politique, et qui n’ont pas d’autres ressources relationnelles, économiques, visibles, sont incapables de faire de la politique a été profondément ébranlée.

« Le mouvement a montré à la fois aux gens qui ont un mépris établi pour les groupes populaires, mais aussi à la gauche dans son ensemble, quelles que soient ses fractions, qu’il était possible de faire de la politique massivement et autrement. »

Cette remise en cause des certitudes explique aussi pourquoi on a volontiers qualifié le mouvement d’informe ou de chaotique. On ne parvenait pas à comprendre qu’un tel mouvement puisse se structurer de manière autonome. Or, j’insiste, c’est un mouvement qui n’est pas dépendant d’organisations, mais qui n’est pas sans désir de structuration. Un désir très critique et très vigilant par ailleurs, mais cependant bien présent.

À titre de comparaison, il est remarquable qu’un mouvement comme Nuit Debout, par exemple, n’ait pas entraîné la même réaction. Alors qu’il était paradoxalement plus proche sociologiquement de ce que sont aujourd’hui les universitaires, les journalistes ou encore les professionnels de la politique, il a donné lieu à beaucoup moins d’étonnement, beaucoup moins d’enquêtes que le mouvement des Gilets Jaunes. Ce dernier offre une leçon à la fois pour les sciences sociales et pour l’agir politique.

LVSL – Que répondez-vous à ceux qui estiment que le mouvement des Gilets Jaunes n’a servi à rien, ou pour filer votre métaphore, a « tourné en rond » ?

L. J. – Cela renvoie à une question très difficile en histoire, celle de comprendre les effets d’un soulèvement. Je pense qu’il faut avoir vis-à-vis de cette interrogation un regard beaucoup plus ouvert que celui qui prévaut d’ordinaire. Dans les démocraties représentatives, la question des effets d’un mouvement social est surdéterminée par le problème du débouché électoral. Or, on voit bien qu’à une époque où tous ces systèmes politiques sont en crise, alors que la défiance envers la représentation ne cesse de grandir, cette lecture électoraliste ne peut demeurer la seule manière d’envisager le devenir d’un mouvement.

« La lecture électoraliste ne peut demeurer la seule manière d’envisager le devenir d’un mouvement. »

Dans le cadre de la mobilisation des Gilets Jaunes, qui est par essence méfiante à l’égard du jeu politique institutionnel, on voit bien, avec le recul de l’automne 2019, qu’une cristallisation politique, nette, tranchée, sera difficile à trouver. Je crois plutôt à un devenir lent et diffus qui se traduira notamment par des formes d’engagements au niveau local, au niveau associatif, au niveau communal. Cela n’a rien de spectaculaire et cela va évidemment passer complètement sous le radar des caméras qui ont regardé la destruction des Champs-Élysées en décembre 2018 avec effroi, mais cela ne veut pas dire que cela n’aura pas d’effet transformateur. L’autre développement possible, qui n’a rien de contradictoire avec celui que je viens d’envisager, est celui d’un bouleversement biographique. Là encore, ce n’est pas une possibilité négligeable, même si elle ne trouvera pas à se dire sur les plateaux de télévision. Les Gilets Jaunes auront peut-être appris à voir le monde autrement, une bonne fois pour toute, et c’est déjà fondamental.

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Gilets Jaunes, Place Bellecour, Lyon, 2019.

Quant à savoir si le mouvement « a tourné en rond », il faut se souvenir que rien n’est circulaire dans un soulèvement. Le soulèvement a une forme de créativité propre, qui est complètement contenue dans le temps même de sa manifestation et qui a des bénéfices pour lui-même et par lui-même : une socialisation politique hyper-accélérée ou encore une transformation du regard porté sur l’histoire, sa condition, sa situation.

« Le soulèvement a une forme de créativité propre, qui est complètement contenue dans le temps même de sa manifestation et qui a des bénéfices pour lui-même et par lui-même : une socialisation politique hyper-accélérée ou encore une transformation du regard porté sur l’histoire, sa condition, sa situation. »

Les gens ont découvert que leur condition n’était pas singulière, mais partagée. Cet effet fut d’autant plus fort pour ceux qui découvraient sur les ronds-points, pour la première fois, la prise de parole, la manifestation, le collectif. Aussi, et cela a été souvent entendu sur les ronds-points, le mouvement des Gilets jaunes a permis d’être un peu moins malheureux, d’être un peu moins seuls. Il y a, en cela, quelque chose d’irréversible, qui est la caractéristique propre de ce qui fait « événement ».

LVSL – Si les Gilets Jaunes ont mis en échec les canaux de contestation traditionnels de la gauche et du « mouvement social », comment rendre compte de l’hybridation ou de la juxtaposition à laquelle on assiste actuellement dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites, où cortèges syndicaux et gilets jaunes semblent marcher, pour la première fois, côte à côte ?

L. J. – Le préalable, ici, c’est de s’accorder sur le fait que dans l’expression « mouvement social, » le terme de « mouvement » obscurcit le fait qu’il y a un caractère plus ou moins institué des mobilisations. De la même manière qu’il y a des institutions de la « compétition électorale », si l’on veut parler le langage de la science politique, il y a des institutions du mouvement social (syndicats, associations, ONG…). Il se trouve qu’en France ces institutions ont perduré et qu’elles ont un rôle par rapport à l’appareil d’État qui n’a pas beaucoup bougé depuis 1945.

« Une discordance des temps historiques s’est installée entre le temps du capitalisme et de sa gouvernementalité présente et le temps des organes de régulation de la conflictualité sociale. »

Il y a en réalité une solidarité historique très forte entre les organes de régulations du capitalisme et les organes de régulation de la conflictualité sociale. En France, le néolibéralisme a pénétré un peu plus tardivement que dans d’autres pays comparables et la « mission historique » du gouvernement et d’Emmanuel Macron est d’en achever le déroulement. En face, vous avez des forces de résistances, issues du compromis social antérieur, qui survivent et résistent tant bien que mal. Une discordance des temps historiques s’est installée entre le temps du capitalisme et de sa gouvernementalité présente et le temps des organes de régulation de la conflictualité sociale.

Les Gilets Jaunes doivent dès lors être envisagés comme l’une des irruptions parmi d’autres qui échappe à ces institutions de régulation des conflits sociaux. En réalité, c’est depuis 1968 que ce qui fuit est massif : les mouvements issus des minorités, le féminisme historique, le mouvement écologiste… Les Gilets Jaunes ont cependant la particularité de venir sur le terrain même de ce qui était porté historiquement par les institutions du mouvement social, c’est-à-dire sur le terrain du pouvoir d’achat et de la justice sociale. Ils reprennent également à leur compte des critiques et des demandes qui infusent depuis plusieurs années. L’exigence de démocratie radicale par exemple est un affront lancé aux institutions du mouvement social qui sont incapables de porter de telles revendications. Si on a ce schéma historique très général en tête, on conserve à la fois l’idée qu’il y a une singularité, une originalité réelle du mouvement des Gilets Jaunes et celle qu’il s’inscrit dans une série plus longue. Et il faut se demander si ce qui était jadis des canaux alternatifs et minoritaires de la contestation ne tendent pas à devenir non seulement dispersés, intensifiés, mais majoritaires.

« L’exigence de démocratie radicale est un affront lancé aux institutions du mouvement social qui sont incapables de porter de telles revendications. »

Plus empiriquement, concernant la situation actuelle, il y a deux répertoires d’action qui coexistent chez les Gilets Jaunes et dans le mouvement social. Cette coexistence peut donner lieu à plusieurs types de résultats : une absorption des Gilets Jaunes par le mouvement social, mais je ne pense pas que cela soit ce à quoi on assiste ; une indifférence et une défiance réciproque entre les deux, un scénario malheureusement plus proche de l’état des lieux qu’on observe parfois sur le terrain ; ou, une « gilet-jaunisation » du mouvement syndical. On observe quelques signes de cette dernière dynamique, notamment dans la défiance des bases syndicales envers les centrales. Il y a une volonté d’auto-organisation très importante, une multiplication des actes de désobéissance, de défiance, des blocages, des modes d’action nouveaux… Multiplication qui explique aussi l’intensité et la durabilité du conflit social en cours et la probabilité que la contestation contre ce gouvernement soit une ligne de basse constante de toute la fin du quinquennat. La question reste alors ouverte pour le syndicalisme français, de savoir s’il saura se redéployer dans les années à venir.

« Je suis frappé par la manière dont les Gilets Jaunes apparaissent pour les « institutions de la gauche » comme un véritable mirage historique. »

Enfin, si l’on est d’accord pour dire que le mouvement des Gilets Jaunes est un mouvement de destitution de la gauche, mais qui porte, en partie, des valeurs de gauche, c’est-à-dire une demande démocratique radicale et une demande de justice socio-économique, l’enjeu est de savoir comment ont réagi lesdites « institutions de la gauche ». Je suis frappé par la manière dont les Gilets Jaunes apparaissent pour ces dernières comme un véritable mirage historique. Soit, on est confronté à du mépris (« ce n’est qu’un mouvement »), soit on observe des logiques d’instrumentalisation en vue d’un nouveau « marketing » pour les municipales, reprenant des revendications ou des sensibilités jaunes, en oubliant précisément ceux qui les ont initialement portées. Il n’y a presque aucune réflexivité des organisations, ni dans le monde syndical ni dans le monde partisan. Et le mouvement social actuel apparaît pour beaucoup comme l’aboutissement, le débouché voire la rédemption de la mobilisation des Gilets Jaunes alors que ses logiques d’émergence, de structuration, d’action sont très différentes. Je crois que tant qu’il n’y aura pas de véritable analyse, s’interrogeant sur « pourquoi » le mouvement jaune a échappé à la gauche, on n’aura pas pleinement compris ce que ce dernier avait à nous dire.

LVSL – Vous suggérez également d’envisager le mouvement des Gilets Jaunes à la lumière de l’originalité de la réaction qu’il a suscitée. Vous faites l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau mode de gouvernement, conjuguant deux technologies de pouvoir : la répression policière et la mise en place de dispositifs de démocratie participative. Un couple, plutôt surprenant… 

L. J. – En effet, c’est une hypothèse à la fois inductive, liée à la chronologie du mouvement, et systématique, liée aux transformations récentes du capitalisme néolibéral. Tout au long de la séquence des Gilets Jaunes, l’appareil répressif n’a pas cessé de se crisper. Mais Macron n’a rien inventé : c’est un « liquidateur » qui pousse jusqu’au bout la technologie de gouvernement néolibérale, et un accélérateur, qui amplifie des tendances qui existaient déjà.

« Macron n’a rien inventé : c’est un « liquidateur » qui pousse jusqu’au bout la technologie de gouvernement néolibérale, et un accélérateur, qui amplifie des tendances qui existaient déjà. »

Depuis 2008, les statistiques de l’armement des forces de police en Europe sont à la hausse. Souvenez-vous aussi de la gestion de la crise espagnole qui a été très violente. Ces dernières années, on a aussi vu apparaître de nouvelles lois restreignant et criminalisant des pratiques de manifestation. Pendant le mouvement des Gilets Jaunes, ce n’est pas seulement la répression policière, se faisant à coups de LBD et de matraques, qui se transforme mais tout un arsenal juridique. Le droit de manifester s’en est trouvé profondément modifié : contrôle systématique, intimidations répétées, stratégie de la peur.

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Compagnies Républicaines de Sécurité, Boulevard Voltaire, Paris.

Cette tendance répressive croissante, dans toutes les polices européennes, n’a rien d’un hasard. Elle doit être interprétée comme une « réponse » gouvernementale à la crise de 2008, qui est équivalente dans sa radicalité à celle de 1929. Sauf qu’en 1929, on invente peu à peu ce qu’on appellera plus tard le compromis fordiste ; après 2008, aucun compromis véritable n’a été recherché, on assiste au contraire à l’accélération nationale et internationale du développement du néolibéralisme, une accélération financée en partie – c’est le comble – par les groupes sociaux qui en sont les premières victimes, lors du renflouement initial, par les pouvoirs publics, des grandes banques ! Il y a là un point historiquement délirant. Face aux conséquences de cette pression néolibérale croissante, dont l’augmentation de la pauvreté, des souffrances au travail et l’ampleur des inégalités sont des indices parmi d’autres, la fréquence des mouvements sociaux augmente ; on observe depuis 2016 et sans doute depuis 2010 une fréquence d’actions protestataires que nous n’avons pas connue depuis les années 1970.

« L’État avance toujours avec deux mains : une main répressive et une main redistributrice, qui régule ou tempère les contradictions de la société. Je fais l’hypothèse qu’à la redistribution économique des temps fordistes s’est substituée une redistribution de la parole. »

Mais l’État avance toujours avec deux mains : une main répressive, qui le définit en tant qu’État à travers sa prétention au « monopole de la violence légitime », et une main redistributrice, qui régule ou tempère les contradictions de la société. Je fais l’hypothèse qu’à la redistribution économique des temps fordistes s’est substituée une redistribution de la parole qui laisse accroire que la démocratie représentative s’autocorrige et intègre la critique qui lui est faite. Cette formule double (répression intensifiée, redistribution de la parole) n’est d’ailleurs pas qu’un modèle français, mais s’épanouit dans les tous les pays qui ont suivi la vague néolibérale. La Chine, par exemple, que je considère comme l’épicentre du néolibéralisme autoritaire et le probable futur centre du système-monde capitaliste, use de la même formule – aussi surprenant cela puisse-t-il paraître.

Cela ne veut pas dire que tous les dispositifs de démocratie participative ou délibérative sont condamnés à servir ce que Bourdieu appelait « la main gauche » des États. Il y a aussi des forces et des contradictions qui peuvent faire dériver ces dispositifs vers autre chose. La mécanique du Grand Débat par exemple, qui n’avait rien de participatif, mais ressemblait bien davantage à un exercice de propagande gouvernementale, s’est enrayée alors que, parallèlement, émergeaient des formules alternatives inventées par les Gilets Jaunes, comme  le Vrai Débat ou les débats et les pratiques, certes minoritaires, inspirées du communalisme.

LVSL – Nouveau mode de gouvernement, mais aussi nouveau répertoire de l’action collective, avec une tendance de fond que vous qualifiez de « relocalisation de la politique ». Vous inscrivez ainsi les Gilets Jaunes dans la droite ligne des occupants des places, ou des ZAD, en soulignant toutefois que « l’énigme à interpréter » est désormais celle de « l’identité des instruments d’action choisis » et non celle de l’unité des revendications. Qu’est-ce qui justifie, selon vous, ce recours au local et quelles en sont les limites ?

L. J. – Je ne voudrais pas qu’on prenne mon livre pour une apologie naïve du local, d’autant que je vois bien les investissements politiques ambigus qui peuvent lui être associés. J’observe simplement que nombre de mouvements protestataires et de pratiques de résistance ou d’auto-organisation collectives sont de plus en plus décentralisés et, pour moi, c’est un fait à interpréter. Le 5 décembre [lors de la première manifestation contre le projet de réforme des retraites] par exemple, il y avait 245 points mobilisés en France, plus qu’en 1995. Cette décentralisation des manifestations doit, en partie, à la dynamique des Gilets Jaunes. Les lieux historiques du mouvement social ne sont plus des lieux d’investissement politique, pour des raisons connues qui ont à voir avec la structure du marché du travail actuel : tissu des entreprises françaises noué autour des PME, délégation et sous-traitance internationale de la production industrielle, situation du précariat démultipliée… autant de facteurs qui ont contribué à faire décliner le syndicalisme, et ont rendu déclinant cet espace d’action.

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Manifestation des gilets jaunes sur l’A51. © Jean-Paul Corlin

Par ailleurs, les stratégies de défense de la justice sociale et de la démocratie radicale n’ont pas pu être défendues à l’échelle mondiale. Le pari altermondialiste a échoué, bien que les mobilisations qui en étaient issues aient relancé activement une réflexion sur « l’échelle » pertinente de la lutte. Que reste-t-il alors comme espace politique à investir ? La nation, mais là encore, ce n’est pas le plus évident. Le pari dit « populiste de gauche » a tenté ou tente encore cette stratégie, mais je ne suis pas certain que le souverainisme dit « de gauche » ait, pour l’heure, beaucoup de victoires massives à son actif. Les forces populaires qui s’opposent au néolibéralisme devront opter et optent déjà en plusieurs endroits du globe, selon moi, au moins provisoirement, au moins tactiquement, pour une autre solution : la politisation des espaces de proximité. C’est ainsi la somme des défaites des autres formules qui produit, non pas la nécessité historique, mais en tout cas la possibilité historique d’un investissement du local et du territorial. Les Gilets Jaunes, l’occupation des places, les ZAD, le renouveau des projets communautaires en sont de multiples expressions, sans qu’elles soient vouées à se coaliser pour autant.

« C’est la somme des défaites des autres formules qui produit la possibilité historique d’un investissement du local et du territorial. Les Gilets Jaunes, l’occupation des places, les ZAD, le renouveau des projets communautaires en sont de multiples expressions, sans qu’elles soient vouées à se coaliser pour autant. »

Il y a parallèlement un déplacement du centre de gravité de ce qu’on appelait autrefois le mouvement historique, qui est irréductible, on l’aura compris, au « mouvement social » car il inclut la somme d’autres protestations qui modifient ou contestent les coordonnées gouvernementales. Un déplacement vers l’exigence d’une meilleure maîtrise des conditions immédiates de vie, qui inclut certainement encore les espaces de travail, mais ne s’y limite pas. Il m’apparaît que c’est cette exigence de maîtrise de son environnement, de sa vie quotidienne, de ce que certaines féministes, certains marxistes, certains écologistes appellent à juste titre les conditions de la reproduction sociale, c’est cette exigence qui vient articuler la demande démocratique radicale et les demandes socio-économiques, qui traversent de nombreux mouvements, Gilets Jaunes inclus, depuis la crise de 2008.

LVSL – Le local se colore aussi sous votre plume des noms de « Commune » et d’« Utopie ». S’ils sont porteurs d’espoirs pour certains, aux yeux de la majorité ils n’en demeurent pas moins synonymes d’impossible. Comment redonner du crédit politique à ces notions et comment faire advenir ces « utopies réelles » dont parle Erik Olin Wright ?

L. J. – On pourrait faire l’histoire intellectuelle et politique du discrédit de l’utopie, qui serait extrêmement liée à l’histoire de la Guerre froide et à la croisade antitotalitaire, ainsi qu’à une lecture très positiviste de ce qu’est la chair de l’histoire. Qui peut ignorer que, dans cette matière de l’histoire, il y ait, bien entendu, des projections imaginaires. On ne voit pas très bien ce qu’on gagnerait à s’en priver. Ces projections font l’historicité de toutes les sociétés : il ne peut y avoir de transformation historique sans projections. On peut évidemment discuter sur la nature ou encore la qualité de ces projections. Pour ma part, je m’intéresse précisément aux « utopies réelles ». Je fais une distinction entre les utopies de papier et les utopies de réel : non pas pour congédier la fonction historique des premières mais pour rappeler que toutes les utopies ne se ressemblent pas. D’autant que, derrière le mot utopie, il n’y a pas que les utopies qui se sont « auto-qualifiées » elles-mêmes. La philosophie politique de John Rawls est elle aussi une utopie de papier. Tout un pan de la théorie politique normative repose sur une grammaire utopique qui n’est pas disqualifiée.

« Le passage de la société présente à la société future désirable est demeuré sous-exploré. C’est la raison pour laquelle j’entends concilier l’observation empirique du présent (ce que font les sciences sociales et humaines) et la production d’utopies. »

Un des grands problèmes que nous a légué le vingtième siècle et que nous a légué, au fond, la tradition révolutionnaire, est celui de la transition vers une société « meilleure ». Cette dernière a été trop peu ou trop mal pensée : on a envisagé l’acte révolutionnaire, le moment révolutionnaire, la rupture révolutionnaire, mais le passage de la société présente à la société future désirable est demeuré sous-exploré. C’est la raison pour laquelle j’entends concilier l’observation empirique du présent (ce que font les sciences sociales et humaines) et la production d’utopies, travailler à une meilleure jonction entre les deux. Cela peut passer, entre autres voies, par le fait de porter une exigence empirique plus forte dans l’écriture des utopies que j’ai appelées de papier, en pensant mieux les modalités de passage entre le « maintenant » et « l’après ». Ou bien cela peut passer aussi par un travail d’enquête sur les contre-sociétés existantes. Les trajectoires socio-historiques de ces expériences collectives m’intéressent particulièrement. Toute une partie de la littérature qui envisage le changement historique est en réalité revendicative : « Nous avons un modèle de société qui fonctionne, il suffirait que vous vous y convertissiez. » Il y a un effort à faire pour penser les limites des expérimentations alternatives, des utopies réelles de toutes sortes, afin de les consolider, de manière critique et non laudative. Tel est, selon moi, l’esprit du programme de recherche envisagé par le sociologue et théoricien états-unien Erik Olin Wright à la fin de sa vie autour de ce qu’il appelait les « alternatives au capitalisme ». Et c’est, à mon sens, un programme qu’il faut préciser, poursuivre, étendre et compléter d’autres enquêtes rigoureuses sur les possibles du présent.

Quant au mot « commune », avec ou sans majuscule, il est pour moi l’un des termes avec lequel on peut réactiver la perspective communiste, entendue en son sens non pas étatisé, encore moins hérité du siècle dernier mais en un sens plus large comme mode de structuration d’une société alternative à la formation historique capitaliste. Il y a ainsi, dans l’espace de réflexion au sein duquel j’ai inscrit mon essai sur le mouvement des Gilets Jaunes, deux lignes qui se rejoignent : une ligne historico-pratique, décrite plus tôt avec le constat d’un réinvestissement du local, d’un déplacement, fût-il provisoire, du centre de gravité de la conflictualité historique de la production (économique) vers la reproduction (sociale), et une ligne théorico-politique, qui envisage la reconstitution du projet communiste après son « échec historique ». L’horizon de pensée d’une réactivation du communisme – le mot est en réalité secondaire ici car on peut lui substituer d’autres termes, comme celui de « socialisme » en son sens originaire, et bien entendu inventer aussi de nouveaux termes pour décrire cette même ligne de fuite – peut paraître « d’une autre époque » pour celles et ceux qui n’ont pas connu 1989 et tout ce qui l’a précédé mais c’est une question en réalité cruciale. J’ai souvent le sentiment que celles et ceux qui se réclament de la gauche radicale n’ont pas fait le bilan historique de l’expérience soviétique et des autres expériences historiques de socialisme ou de communisme étatisés. Ce manque de recul analytique rend impossible, voire risible, toute reformulation d’un projet « commun » de transformation profonde ou de dépassement du capitalisme, fût-il centré désormais autour de la double exigence écologique et socialiste. Quelques tentatives conceptuelles de reconstruction d’une formule communiste ont été menées dans les années 1980-1990, autour du mot « communauté » par des écrivains et des philosophes comme Blanchot, Nancy, Agamben ou encore Rancière. Mais cela n’a pas pris, pour de multiples raisons.

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Le 28 mars 1871, la Commune de Paris proclame la remise en vigueur du calendrier républicain. Gravure d’A. Lamy pour Le Monde illustré du 8 avril 1871.

La perspective communiste se reformule aujourd’hui de manière variable : il n’y a pas un projet communiste. La tradition communaliste pourrait, en quelque sorte, reprendre le flambeau. Mais c’est une tradition dont il faut encore nourrir la connaissance : elle semble aujourd’hui suffisamment ancrée pour revitaliser le projet communiste et suffisamment sous-déterminée pour accueillir des formes pratiques et des investigations théoriques assez variées. Mais, encore une fois, il ne faudrait pas faire de ce signifiant de la « commune » un nouveau fétiche. Le mouvement révolutionnaire a déjà assez souffert de son fétichisme – car il n’y a pas que le fétichisme de la marchandise, il y a aussi le fétichisme des mots d’ordre… Nous sommes dans une phase contre-révolutionnaire tellement avancée que l’enjeu n’est pas de trouver ou de brandir un nouvel étendard symbolique, programmatique, radical, mais bien d’enquêter, d’aller sonder le réel, pour bâtir ensuite un véritable projet de contre-société.

LVSL – Par-delà le rapport à l’espace, vous réinvestissez également le rapport au temps pour explorer les mobilisations politiques contemporaines. Vous identifiez par exemple les Gilets Jaunes à ceux « pour qui le rapport au futur s’est refermé ». Un nouveau clivage temporel est-il en train de se dessiner, par-delà les oppositions sociologiques, politiques et idéologiques ?

L. J. – La question de la mobilité géographique, qui était l’étincelle ayant provoqué le mouvement, n’était pas seulement liée à la vie quotidienne, mais représentait en réalité une métaphore d’un rapport à la mobilité et au temps particulier. Pour une partie importante des Gilets Jaunes, la localisation péri-urbaine ou infra-urbaine, le déplacement contraint qui en découlent le plus souvent, ont été acceptés parce qu’ils étaient promesse d’une projection positive dans le futur, promesse de mobilité sociale. Cette promesse n’a pas été tenue et cela crée de plus en plus de frustrations. Elles se traduisent dans les sociétés néolibérales par un rapport entravé à l’avenir, même si des différences sociologiquement analysables existent entre les groupes ou les classes dans ce domaine. Cependant, par-delà ces divergences, un continuum est observable. Dans les enquêtes d’opinion, même les gens qui gagnent deux ou trois fois le salaire minimum en France peuvent avoir le sentiment subjectif que l’avenir de leur vie, de leurs enfants, n’est pas, n’est plus favorable. Dès lors, il y a probablement quelque chose de plus profond, de plus structural dans le fait que les sociétés néolibérales produisent une impression largement partagée, sauf par les classes supérieures, d’un avenir bouché. On pourrait dire qu’il y a effectivement un clivage temporel qui s’est créé : deux tiers de la population font l’expérience d’une capacité de projection amoindrie, tandis qu’un tiers peut encore compter sur le futur.

« Les sociétés néolibérales produisent une impression largement partagée, sauf par les classes supérieures, d’un avenir bouché. Un clivage temporel s’est créé : deux tiers de la population font l’expérience d’une capacité de projection amoindrie, tandis qu’un tiers peut encore compter sur le futur. »

Il y a, en définitive, des conséquences à tirer de ces observations du point de vue de la politisation du temps. On pourrait, par exemple, les mettre en relation avec l’un des traits du capitalisme néolibéral, un mode de gouvernement qui passe par l’accroissement de l’endettement de tous les agents économiques, y compris des individus, un phénomène dont découle aussi le sentiment de futur entravé. Ce lien a été travaillé, il y a peu, par Michel Feher dans son livre Le temps des investis. En soutenant la dette, plutôt que l’augmentation des salaires, on met en place une situation de subordination généralisée et durable. Aux États-Unis, la dette étudiante, qui touche même les classes supérieures, garantit un asservissement continu et rend de plus en plus difficile la sortie du jeu social dominant, de l’exploitation ou de l’auto-exploitation. Le rapport au futur est donc à la fois entravé, mais aussi « enchaîné », puisque demain n’est que le signe du recommencement du même.

LVSL – Si les forces de contestation ont pu, jusqu’au siècle précédent, compter sur le futur, nous faut-il aujourd’hui convoquer l’urgence du temps présent comme ressort de l’action ?

L. J. – Je crois entendre à quoi fait écho votre question : à l’inversion de la flèche du temps, à la critique du progrès et à l’urgence écologique générale. Toutefois, je crois que le problème ce n’est pas de choisir entre évolution, involution ou régression, entre catastrophe et espérance ; mais plutôt d’interroger les rapports différenciés au temps. Lorsqu’on y regarde de plus près, on constate qu’il y a une forte détermination de ces derniers. Je ne pense pas qu’on puisse décider pleinement de la relation qu’on entretient avec le temps. Ce qui définit, un « événement » historique, par exemple, comme celui que nous évoquons aujourd’hui, et dont il ne faut pas non plus exagérer l’importance, c’est précisément qu’il « ré-ouvre » le temps. Pour autant, la transformation historique ne doit pas totalement peser sur l’attente de ces « moments » proprement extra-ordinaires, qui, seuls, permettraient de sortir d’une situation de subordination. En réalité, il faut repenser la question de la transformation historique et de ses mécanismes. Reprendre la philosophie de l’histoire marxiste et révolutionnaire et réfléchir à la manière dont nous pouvons, ou pas, hériter de cette dernière. Je refuse notamment la matrice catastrophiste, qui n’est qu’une eschatologie inversée, et je préfère partir en quête de ce que j’appelle une eschatologie rationnelle. C’est une manière de dire qu’il faut penser les modalités plurielles d’ouverture de l’histoire, dans un moment où elle nous apparaît comme fermée.

« De la même manière qu’on ne peut pas confier au réel alternatif toute la question de l’utopie, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas confier complètement au présent la question de l’espérance. Il faut travailler à « rationaliser » l’exercice projectif, et non y renoncer au nom de l’urgence. »

Tout cela demeure malgré tout dans l’ordre de la réponse « théoricienne » à votre interrogation. Sur le plan politique, relativement à la capacité de mobilisation, il est difficile de se prononcer : il est sans doute plus efficace de se référer, pour mobiliser, à des urgences de court-terme, mais on ne peut abandonner l’horizon de l’espérance. De la même manière qu’on ne peut pas confier au réel alternatif toute la question de l’utopie, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas confier complètement au présent la question de l’espérance. Il faut travailler à « rationaliser » l’exercice projectif, et non y renoncer au nom de l’urgence. D’autant que je ne suis pas certain que l’urgence soit un pari historique et politique sur lequel il faille tout miser ; son invocation incessante a aussi des effets pervers : l’activisme forcené, le militantisme routinisé, le renforcement des mécanismes gouvernementaux, eux-mêmes déclinés au nom de l’urgence, ou l’épuisement, tout simplement.

LVSL – En vous lisant, l’invitation à renouer avec le « réel » et « l’expérience ordinaire » nous a semblé omniprésente. Le geste qu’il nous faut renouveler est-il, en définitive, celui de Marx lorsqu’il s’est essayé à rompre avec l’idéalisme et à inventer une autre langue ainsi qu’une autre grammaire pour dire les « conditions matérielles d’existence » ?

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Karl Marx (1818-1883) © Roger Viollet.

L. J. – Une des grandes pathologies de la politique, c’est son abstraction. La critique qu’en fait Marx est absolument centrale et n’a rien perdu de son acuité. Ce qui définit fondamentalement l’idéologie, avant que ce ne soit le « mensonge », l’« illusion », l’inversion du vrai et du faux, c’est bien le langage mort incapable de dire la réalité vivante. Il nous faut donc cultiver une conscience critique à l’égard du biais intellectualiste ou de ce que Bourdieu appelle « le biais scholastique » dont les effets se font sentir bien au-delà des milieux universitaires, des professions de la représentation (politiciens, bureaucrates, porte-parole, journalistes, intellectuels, etc.) et des fractions éduquées de la société. Il faut cesser de confondre la logique de la théorie avec la logique de la pratique. Et ce n’est pas un hasard, si, chez les Gilets Jaunes, on retrouve une critique très forte de l’abstraction ainsi qu’une parole qui se déploie au nom de l’expérience vécue et partagée – et pas seulement en fonction du simple « ressenti » subjectif individuel, comme on le dit souvent.

« Si l’expression « révolution permanente » peut bien vouloir dire quelque-chose, autre chose qu’un vain mot d’ordre idéologique pour révolutionnaires sans révolution, c’est en tant qu’elle voudrait indiquer la nécessité d’exercer en permanence une attention critique à la fossilisation idéologique du langage politique. »

Sans tomber dans un autre travers, qui consisterait à croire béatement que les Gilets Jaunes nous ont donné une leçon d’accès pur à l’expérience, il nous faut toutefois admettre qu’ils ont redonné voix à la quotidienneté, qui reste bien souvent indicible politiquement lorsqu’elle n’est pas considérée simplement comme apolitique. L’un des enjeux pour l’énonciation politique des véritables forces de gauche d’aujourd’hui est bien de se réactiver, c’est-à-dire de se ressourcer et de s’enrichir de l’expérience. En définitive, si l’expression « révolution permanente » peut bien vouloir dire quelque-chose, autre chose qu’un vain mot d’ordre idéologique pour révolutionnaires sans révolution, c’est en tant qu’elle voudrait indiquer la nécessité d’exercer en permanence une attention critique à la fossilisation idéologique du langage politique. C’est une exigence minimale, mais qui est évidemment la plus difficile.

Blues blanches et coupes budgétaires : petite histoire du financement de l’hôpital

Manifestation pour l’hôpital public – © Ugo Padovani/APJ/Hans Lucas

Au bout de trente ans de réformes successives, l’hôpital public, qui s’est progressivement structuré depuis l’après-guerre, atteint aujourd’hui ses limites. Des urgentistes au reste des hospitaliers, 2019 a vu un vent de fronde se lever contre l’idéal néolibéral à l’œuvre dans notre système de soins. Retour sur la genèse d’une dynamique budgétaire aux conséquences néfastes.


Le système hospitalier français vit depuis plusieurs mois un mouvement social global, centré sur la question de son financement. « Cette crise […] qui traverse l’hôpital est profonde, dangereuse, elle appelle à une accélération des réformes » rappelait en décembre dernier Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France. Car l’histoire de l’hôpital public et de ses réformes est aussi celle de son financement. Confisqués aux congrégations religieuses en 1790, municipalisés en 1796, puis étatisés en 1941, les hôpitaux ne connaissent que quatre grandes réformes sur le plan juridique entre la Ie et la IVe République. Les fondements du service public hospitalier que nous connaissons aujourd’hui n’arrivent qu’avec la Ve République et la réforme hospitalo-universitaire de 1958 [1]. Le système hospitalier se structure alors progressivement, financé jusqu’alors sous la forme d’un prix de journée [2], puis sous la forme d’une dotation globale de fonctionnement (DGF) annuelle à partir de 1983. L’hôpital évolue, son financement aussi. À partir de 1996, un Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) est voté annuellement au Parlement, fixant une enveloppe fermée pour le financement de la santé. Parallèlement, l’hôpital n’est pas épargné par les conflits sociaux : les grèves de 1988, 1995, 1999 et 2001 expriment un malaise grandissant chez les soignants, que l’exécutif tente de juguler par le plan Hôpital 2007, proposé en 2003.

Évolution du mode de financement de l’hôpital public – © Ugo Padovani

La tarification à l’activité, au cœur du mécontentement

Parmi les mesures phares, le passage progressif entre 2004 et 2008 à la tarification à l’activité (T2A) achève un changement dans le paradigme de financement hospitalier. D’une logique de moyens prévalente auparavant, l’hôpital se voit imposer une logique de résultats. Après 20 ans de valse hésitante entre contrôle de gestion et régulation, cette dernière prend définitivement place, incarnée par la T2A.

La T2A fonctionne selon un principe simple : une catégorisation stricte des soins, afin d’y affecter un financement en conséquence. Sur cette base se construit un système complexe, au sein duquel s’appliquent règles de codages, catalogues de diagnostics et d’actes ou procédures multiples de financement, aboutissant presque algorithmiquement à un tarif précis et fixé pour chaque année. Celui-ci est établi par rapport au coût moyen d’un groupe considéré similaire de patient, observé sur un échantillon d’hôpitaux et réajusté afin d’encourager certaines pratiques.

Une partie des revendications des soignants est directement issue de l’instauration de ce coût moyen. En effet, l’utilisation d’une variable dynamique au cœur du calcul du financement instaure factuellement une mise en concurrence entre les structures hospitalières. Si un hôpital réduit ses dépenses, la moyenne est revue à la baisse en conséquence, et charge aux autres structures de faire de même pour s’adapter à des tarifs fluctuants annuellement : une recherche de l’efficience permanente en somme, sans retour en arrière possible. De même, si un hôpital augmente son activité, la répartition de l’enveloppe fermée que constitue l’ONDAM entre un nombre croissant d’actes de soin conduit mécaniquement à une baisse du tarif. La même somme finit divisée par un nombre croissant d’actes, et la part allouée à chacun s’affaiblit. Habitué à prodiguer des soins, les soignants doivent apprendre à produire de l’activité pour maintenir à flot leur service, sous la menace permanente d’une baisse des moyens alloués.

Ce décalage entre le coût réel d’une prise en charge et le tarif qui y associé par l’assurance maladie conduit ainsi à l’apparition d’une notion de rentabilité selon les actes de soin pratiqués et in fine à une spécialisation dans les procédures les plus rentables pour les structures de soins [3]. Et puisque contrairement au privé, l’hôpital public ne peut pas choisir ses patients, les contraintes subies n’y sont que plus fortes.

« L’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs »

Mais la T2A n’est qu’un volet des évolutions qu’a subi l’hôpital public ces dernières années. Nouveaux modes de gouvernance, création des pôles [4], changement de mode de prévision budgétaire : la tarification à l’activité s’inscrit dans une réforme globale de l’hôpital initiée en 2003, dont elle est le symbole sans toutefois qu’on ne puisse l’y résumer. L’hôpital a dû adapter son fonctionnement à l’évolution des pratiques de soins, plus techniques et coûteuses. Mais si la médecine repousse sans cesse ses limites, la réalité tend à nous rappeler que son financement est, lui, bien limité.

À l’image des enseignants, le personnel paramédical est le premier à vivre cette austérité. Avec un point d’indice gelé entre 2010 et 2016, puis augmentant à un taux largement inférieur à l’inflation depuis, les infirmiers vivent ce manque de financement au quotidien. La revendication du Collectif Inter-Hôpitaux de revaloriser de 300€ mensuels les salaires paramédicaux n’est ainsi pas un calcul hasardeux, car cela permettrait aux infirmiers et infirmières d’atteindre le seuil du salaire moyen des pays de l’OCDE, au sein duquel la France fait pâle figure [5]. En conséquence, ce manque d’attractivité finit par entraîner dans son sillage le reste des problèmes subis par le secteur : 400 postes infirmiers sont vacants uniquement sur les hôpitaux de Paris, aggravant d’autant plus la charge de travail des actifs.

On peut ainsi commencer à cerner la dynamique qui est à l’œuvre dans la crise que vit l’hôpital public actuellement : aux points cités précédemment s’ajoute la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) 2019, qui a supprimé la compensation par l’État des pertes de financements de l’assurance maladie dues aux baisses de cotisations, ravivant par-là la situation de tension actuelle. Par exemple, en 2018, alors que l’augmentation des dépenses s’établissait à 4%, l’évolution du financement par l’assurance maladie n’avait été revue que de 2% à la hausse [6]. Et 2020 n’y échappe pas, avec une prévision de 3,3% d’augmentation des charges pour l’hôpital associée à une hausse du financement de 2,4% seulement.

Chaque année apporte donc son écart entre financement et dépenses, avant même que celui de l’année précédente ne soit comblé.  Et les « problèmes d’organisation » évoqués par Agnès Buzyn pour justifier les manquements budgétaires dénoncés par les soignants ne peuvent masquer une réalité, celle d’un service public en souffrance face à une augmentation des besoins sans moyens en conséquence.

Un point de rupture atteint

Comment ne pas lier ces faits au constat apporté par le mouvement social né dans notre système hospitalier au cours de l’année 2019, d’abord par le collectif inter-urgences puis le collectif inter-hôpitaux ? Alors que plus de 1 100 médecins, dont 600 chefs de service, ont annoncé leur démission de toute fonction administrative pour alerter sur le manque de moyens, le point de rupture semble atteint lorsque ceux-ci déclarent que « l’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs » dans leur tribune commune. Après une décennie d’application des principales réformes d’organisation de l’hôpital (T2A, mode de gouvernance), ces dernières montrent déjà leurs limites. La question des choix sur l’avenir se pose donc dans un contexte sans précédent, car, pour un exécutif ayant une conception managériale du service public, rester sourd aux appels collectifs reviendrait finalement à privilégier une fuite en avant dénoncée par ces mêmes praticiens. Avec le risque de « revenir vers l’hôpital-hospice du XIXe siècle qui prend en charge les plus pauvres et les plus démunis, les autres ayant recours à la médecine privée », alerte le Pr Xavier Mariette, chef du service de rhumatologie de l’hôpital Bicêtre.

Après 20 ans d’expérimentation sur le financement et la gestion de l’hôpital public, la « croisée des chemins » qu’évoquait le Pr Antoine Pelissolo en octobre dernier prend finalement tout son sens. Les alternatives existent, mais il faudrait pour cela en premier lieu accepter l’échec de l’orientation néolibérale des réformes passées. Et lorsque l’utopie des uns devient la dystopie des autres, nul doute que le dialogue ne sera pas aisé, car les comptes de frais n’ont plus d’effet sur ceux qui en sont arrivés à compter les morts.

 

 

[1] Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France : aspects historiques et réglementaires, IRDES, 2019.

[2] Apparu dans la première moitié du XIXe siècle afin d’opposer aux divers organismes d’assurance un tarif à rembourser, le tarif de journée établissait initialement un coût unique journalier par patient. Complexifié avec le temps pour se normaliser et s’adapter aux conditions d’hospitalisation, le principe a évolué et est resté en vigueur jusqu’en 1983 et la mise en place de la dotation de fonctionnement globale. Voir Claire Bouinot, Les origines du prix de journée dans les hôpitaux en France (1850-1940), CREFIGE.

[3] OCDE (2017), « Améliorer l’efficience du système de santé », dans Etudes économiques de l’OCDE : France 2017, Éditions OCDE, Paris.

[4] La création des pôles hospitaliers d’activité fait partie de la Nouvelle gouvernance hospitalière mise en place via le plan Hôpital 2007. Les pôles réunissent des services par mutualisation des ressources, en cohérence entre eux.

[5] Panorama de la santé 2019, OCDE – La France est classée 28e sur 32 pays de l’OCDE sur les salaires infirmiers, en comparaison au salaire moyen du pays.

[6] Rapport Sécurité sociale 2019, Cour des Comptes.

Que cache la défense de l’Internet libre ?

© F.A.P. Fine additional Printers. Silicon Valley. 1991.

Souvent narrée comme la concrétisation d’un idéal libertaire, l’odyssée de l’Internet n’en est pas moins l’objet d’une hégémonie scientifique, technologique et militaire. À son origine d’abord, un pays, les États-Unis, conscient de s’être doté par là d’une avance technologique considérable. Parallèlement à son essor, émerge le modèle de la «Silicon Valley»1, hub technologique d’essence libertarienne, antiétatique et pourtant né d’une alliance entre complexe militaro-industriel, milieu universitaire et de l’ingénierie. L’effort de communication déployé par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et autres licornes2, dont les épopées se confondent en storytelling et les objectifs en promesses d’émancipation, se heurtent aux affaires Snowden ou encore Cambridge Analytica…


Internet et la «Silicon Valley», fruit d’une collaboration techno-militaire

Au départ simple espace agricole, le sud de la Baie de San Francisco connaît, grâce à l’injection abondante de financements militaires, un boom démographique et urbain dans les années 1950-1960 autour de la Leland Stanford Junior University. La fusion du capital local et de la technologie est au cœur de l’émergence de ce cluster promis à un rayonnement international. Contrairement aux idées reçues, son essor s’appuie davantage sur une volonté étatique et sur des acteurs civils, militaires et universitaires que sur un fourmillement soudain d’innovations individuelles. La Leland Stanford Junior University, d’où sortiront les William Hewlett et David Packard (Hewlett & Packard), Sergey Brin et Larry Page (Google) ou encore Jerry Yang et David Fillo (Yahoo), sert de catalyseur dans la région en attirant investissements et forte densité technologique. C’est le processus dit d’essaimage, la concentration de petites entreprises innovantes alliant ingénierie et recherche, qui a cours historiquement dans la région et qui fait la spécificité de cette vallée.

La Silicon Valley a toujours été liée dans son développement au secteur militaire et, à cet égard, a toujours constitué un bien stratégique pour les États-Unis. Guerre froide oblige, le budget militaire s’accroît dans le pays, tout particulièrement dans cette région où s’érigent des bases satellitaires et autres parcs de superordinateurs. Berceau du portail Internet en 1995, dont l’ancêtre ARPANET3 était conçu à des fins militaires, la Silicon Valley accueille aussi le centre de recherche J.S Ames de la NASA, destiné aux vols aérospatiaux, à l’imagerie robotique ou encore à l’intelligence artificielle. Si, dans les années 80, l’ARPA se désengage du projet ARPANET, le National Science Foundation et les centres de recherches publics reprennent la main avec pour objectif d’imposer les normes américaines dans le monde. En définitive, l’invention plus ou moins autonome en 1989 du Web par Tim Berners-Lee dans un cadre universitaire n’aura pas fourni un relais moins efficace mais seulement plus subtil de l’hégémonie américaine sur la question. Les défenseurs californiens de l’internet libre sont souvent tributaires d’une pensée libertarienne bien spécifique à la baie de San Francisco, qui remonte aux horpailleurs.

À l’origine déjà, Leland Stanford, co-fondateur de l’Université du même nom autour de laquelle s’agrège le tissu d’entreprises formant la Silicon Valley, incarne à lui seul le mélange des genres typique de la région, entre milieu des affaires et pouvoir politique.

Au cours des années 2000, tout le complexe militaire collabore de plus en plus étroitement avec les plus gros acteurs de la Silicon Valley, formant ainsi un consortium cyber-sécuritaire inédit. La NSA initie le programme PRISM, révélé en 2013 par Edward Snowden4. La CIA fait l’acquisition du fonds d’investissement In-Q-Tel soutenant le développement de pas moins de 171 start-up sur vingt ans. Le Pentagone crée une Commission de sécurité nationale pour l’intelligence artificielle, co-pilotée par Eric Schmidt (ancien CEO de Google) et Robert O. Work (ancien secrétaire adjoint à la Défense). Déjà à l’origine d’un contrat sulfureux avec Google, le Pentagone, comme le département de la Défense des États-Unis (coopérant notamment sur des projets en lien avec Amazon et Microsoft) garantit l’assise techno-militaire internationale du pays. Enfin, comme le souligne Laurent Carroué, « le Defense Innovation Advisory Board, un organe consultatif du Pentagone, veut accélérer les transferts d’innovations des firmes de la Silicon Valley vers le Département de la Défense ».

Le statut privé des fleurons américains du numérique est une aubaine pour l’Etat qui s’en sert de couverture dans sa course à la suprématie cyber-militaire, et ce notamment dans le contexte de la rivalité sino-américaine actuelle. Récemment, Google consent à mettre à disposition du Pentagone son logiciel TensorFlow pour améliorer l’analyse d’images des drones. Malgré les promesses d’un usage non-létal, 3 000 salariés ont signé une lettre à la direction de Google pour empêcher un tel projet de voir le jour. Les nombreuses dissensions internes n’ont cependant pas empêché les directions de Google, d’Amazon, d’Oracle ou encore de Microsoft de collaborer avec le Département de la Défense américaine autour de projets controversés d’intelligence artificielle, de reconnaissance faciale, de robotique, s’écharpant pour décrocher de lucratifs contrats avec le Pentagone autour du développement et de la militarisation d’une technologie de cloud computing nouvelle génération (projet JEDI).

Ces circonstances permettent de mieux comprendre la relation qui lie le gouvernement américain aux entreprises du numérique. Militaire, sécuritaire, scientifique, politique, économique, technologique, les raisons sont trop nombreuses et les enjeux trop stratégiques pour que les pouvoirs publics, fussent-ils américains, ne laissent trop longtemps à ces acteurs privés le loisir de faire la pluie et le beau temps sur le marché du numérique. À l’origine déjà, Leland Stanford, co-fondateur de l’Université du même nom autour de laquelle s’agrège le tissu d’entreprises formant la Silicon Valley, symbolise à lui seul le mélange des genres typique de la région, entre milieu des affaires et pouvoir politique. En effet, Leland Stanford cumule alors la fonction de sénateur de l’État de Californie avec celle de président de la South Pacific Railroad. Aujourd’hui, c’est par exemple Jeff Bezos, CEO d’Amazon et propriétaire du Washington Post qui incarne sûrement le mieux cette figure à cheval entre le monde des affaires et celui de la politique.

GAFAM vs Etats : « N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font »

Les géants du numérique ont pu profiter d’un instant de vide juridique pour se tailler la part du lion et se positionner en situation d’oligopole sur le marché des données. Or le rapport de force est en train de progressivement s’équilibrer alors que la dernière session du forum économique mondial de Davos a débouché sur une volonté commune à 70 pays (dont États-Unis, Russie, Japon, Chine et Union européenne) d’encadrer le commerce électronique par le biais des négociations à l’OMC. Néanmoins, la stratégie à employer divise les pays selon un découpage Nord-Sud, en plus d’un tiers camp de pays émergents qui se distingue par une volonté de réglementation nationale de la circulation des données numériques, opposé à la volonté de dérégulation de la triade Japon-UE-USA, qui semble s’aligner sur la position des GAFAM en matière de législation numérique.

Derrière la défense des principes de libre accès et de libre circulation des données se profile le Cheval de Troie de la lutte pour le contrôle des données numériques.

Le bras de fer homérique que mettent en scène médias et communicants autour des GAFAM et de la puissance publique américaine dans un prétendu face à face, contient une grande part de rhétorique destinée au grand public et qui recouvre en réalité un espace qui se veut post-politique. Si un rapport de force se dessine bien entre les deux acteurs, c’est avant tout autour du contrôle de la donnée numérique, mais très peu sur des questions d’orientation politique, domaine sur lequel il règne finalement un certain consensus. En réalité, toute l’emphase médiatique autour de la divergence sur les moyens de censurer l’Internet permet de faire disparaître toute discussion sur le bien-fondé de cet objectif même.

Un tour de force des grands du numérique a été de substituer leurs intérêts à ceux de l’Internet et des internautes en général. Comme si finalement, la lutte contre la mainmise de l’Etat sur les données, en plus d’être toute relative, garantirait que ces données soient plus en sécurité dans les serveurs de Microsoft ou Google, car que sont-ils sinon des synonymes de l’Internet libre et neutre ? Loin de l’opposition idéalisée entre défenseurs d’un Internet libre et pouvoirs publics cherchant à les museler, il s’agit surtout d’une lutte de pouvoir, menée à coups de millions de dollars injectés dans d’intenses lobbyings auprès des États pour conserver une position de marché avantageuse, ou pour influer sur les négociations autour de la législation du numérique en poussant pour une déréglementation du marché. Derrière la défense des principes de libre accès et de libre circulation des données se profile le cheval de Troie de la lutte pour le contrôle des données numériques. L’initiative philanthropique type – internet for all – à laquelle se prêtent les bienfaiteurs du numérique dissimule bien souvent une rivalité pour le recueil de data en augmentant la connectivité dans le monde.

Un enjeu supplémentaire reste celui de la décentralisation du stockage de données. Pour éviter de faciliter la régulation à l’échelon national des États, les GAFAM refusent de délocaliser leurs serveurs dans les pays concernés, qui se retrouvent alors stockés principalement aux États-Unis. Un problème de taille pour le droit de souveraineté numérique réclamé par des pays comme l’Inde ou le Nigéria. À l’inverse, le Cloud Act permet aux agences de renseignement américaines de requérir des données de la part de fournisseurs d’accès de Cloud computing, étrangers ou non, si la “protection de l’ordre public” américain est en jeu.

Les déclarations publiques de soutien à la cause environnementale, n’empêchent pas à Google de financer en sous-main des organisations et des think-tank conservateurs et climato-sceptiques, notamment le CEI, groupe de pression parvenu à convaincre l’administration Trump d’abandonner les accords de Paris. Ces derniers temps, l’image de Facebook se voit également être écornée. L’insuccès du projet Aquila, le déboire probable du Libra4 (projet de monnaie numérique indexé sur des devises fortes et reposant sur la technologie blockchain) en Europe, les remontrances du Congrès américain et le revers de l’affaire Cambridge Analytica auront fini d’enterrer les ambitions présumées de candidature électorale de Mark Zuckerberg. Face à Donald Trump, la défense d’une politique d’immigration souple est de mise puisque de bon ton pour l’image du jeune co-fondateur de Facebook, qui s’efforce tant bien que mal de se créer une aura de sympathie, mais surtout pour la raison que la Silicon Valley dépend massivement de l’importation de cerveaux et de talents étrangers pour soutenir son modèle largement fondé sur l’innovation.

En bref, par analogie, l’opposition entre acteurs du numérique et Etat n’est pas moins artificielle sur le plan politique que celui qui opposait en France le Parti socialiste à l’UMP. Il n’est pas de réel affrontement idéologique qui opposerait, sinon de façon superficielle, poussées libertaires des entreprises du numérique et État régulateur, mais plutôt une lutte d’influence pour une ressource qui est le nouvel or de ce siècle. D’ailleurs les récentes et peu convaincantes déclarations d’acteurs politiques projetant à terme de démanteler ou de taxer les GAFAM ne se fondent pas tant sur la base d’une impulsion anti-libérale que sur un idéal de libre-concurrence auquel la situation de monopole fait obstacle.

Internet, nouvelle mue d’un néolibéralisme « siliconé »

Derrière le paravent désintéressé et humaniste des entreprises du numérique se cache un agenda politique. C’est en tout cas la thèse que soutient le chercheur américano-biélorusse Evgeny Morozov dans son ouvrage Le Mirage numérique (2015). Le vrai débat autour de l’émergence de ces puissances du numérique devrait donc être celui du terrain politique. Les GAFAM constituent déjà un acteur politique, doté d’un soft-power 2.0 et porteur d’un modèle que l’on pourrait qualifier de tech-libertarianisme, affublé de ses déclinaisons les plus récentes comme celles du «capitalisme des plateformes» désignant les modèles Netflix ou encore Uber.

Morozov ne peut s’empêcher de remarquer l’étonnante synergie entre deux phénomènes pourtant analysés distinctement par le complexe médiatico-politique. Celui d’un côté, incarné par « Wall Street », de la crise, de la récession et de l’austérité qui s’occupe d’achever ce qu’il reste de l’État social tel qu’il a pu autrefois exister, et de l’autre côté celui qui incarne « l’abondance et l’innovation », le nouvel or californien. Or, Morozov nous dit de cette tendance inversement proportionnelle qu’elle s’articule autour d’un « numéro du bon flic, mauvais flic (Ibid, p.8) », autrement dit du bâton et de la carotte. L’objectif est simple : démanteler l’État social d’un côté, y substituer les plateformes numériques de l’autre. En bref, la révolution numérique en est une politique et sociale plus que technologique. En témoigne l’exemple récent du rachat par Google de Fitbit, géant du fitness, récoltant des données de santé de millions de patients américains, qui se révèlent curieusement stratégiques en pleine conjoncture de désinvestissement public en matière de services santé.

Le paradigme open society et la présentation de l’Internet comme un bien public contraste avec la suppression, aux États-Unis, de la neutralité du net, qui garantissait un même accès web selon l’opérateur sans différenciation aucune.

Pas de coïncidence pour Morozov, mais bien une stratégie concertée entre le démantèlement de l’État social et la Silicon Valley vantée pour son modèle d’innovation onirique : « Les fameux partenariats public-privé (plaie de nombreuses administrations publiques permettant un grignotage capitaliste de plus en plus féroce) sont désormais le cheval de Troie du contrôle numérique globalisé ». Ce n’est pas un hasard si les lois ont un train de retard sur l’endiguement du phénomène de marchandisation numérique, puisque dans un même temps les gouvernements ont renoncé à la politique pour laisser le marché libre comme seul (dé)régulateur social.

© Scudder, Kirby

Le redéploiement contemporain du néolibéralisme, enraciné matériellement dans la Silicon Valley, projeté virtuellement par le biais de l’espace numérique, empêche selon Morozov de penser un modèle alternatif de gestion des données. Le monopole des entreprises numériques n’est pas seulement un monopole économique, mais il sature aussi l’imaginaire politique autour du numérique6. La confiscation des données privées à des fins publicitaires ou d’espionnage de masse est un modèle défini par défaut. Le paradigme des traités de libre-échange type TAFTA sacrifie les droits protégeant les données et la vie privée des internautes sur l’autel du libre-échange qui ne doit surtout pas être entravé. C’est au nom de ce même principe de liberté et de démocratisation de l’accès « gratuit » à Internet que le projet Facebook de réduire la fracture numérique en Afrique propose de fidéliser une clientèle pauvre avec un accès certes gratuit, mais partiel, pour des utilisateurs qui devront payer au-delà d’un certain niveau d’accès, prix indexé sur le niveau de données consommées. Morozov anticipe la perversité de cette stratégie qui vise à monétiser ces données que les utilisateurs d’Internet.org auront été contraints de céder.

Le « capitalisme de plateforme » se caractérise par l’immixtion de « plateformes » numériques dans tous les secteurs publics désinvestis par l’État.

Le paradigme open society et la présentation de l’Internet comme d’un bien public contraste avec la suppression, aux États-Unis, de la neutralité du net, qui garantissait un même accès web selon l’opérateur sans différenciation aucune. Cette mesure, bénéficiant logiquement aux GAFAM, est là aussi placée sous le signe du libre-échange et sur l’impératif d’évacuer ce « nuage régulatoire étouffant au-dessus d’Internet ». Si Twitter, entre autres, a pu s’opposer à cette mesure, c’est davantage au motif du droit à l’innovation et à la libre-concurrence qu’à celui d’un accès non-discriminatoire à l’Internet.

La Silicon Valley subit un récent phénomène de diversification sectorielle qui s’explique par la multiplication des filons technologiques : intelligence artificielle (IA), robotique, médecine de précision, véhicules autonomes ou encore internet des objets. Le « capitalisme de plateforme » se caractérise par l’immixtion de « plateformes » numériques dans tous les secteurs publics désinvestis par l’État. Les biotechnologies en milieux hospitaliers, la gestion bancaire, les paiements en ligne, l’immobilier, les jeux vidéos, etc. Mais l’idéologie néolibérale, indissociable de ce milieu, se diffuse aussi de façon plus traditionnelle, la Silicon Valley étant répartie en cercles concentriques de sociabilités, et notamment d’associations néolibérales, libertariennes ou transhumanistes.

Internet, objet d’émancipation ou de contrôle ?

La gouvernance numérique théorisée sous l’administration Obama ouvrait la promesse d’une redéfinition du lien entre individus et État sous l’égide de la transparence et de l’ouverture. Le territoire digital inaugure alors une gouvernance rénovée, appuyée par tout l’éco-système des investisseurs et startupers formant le maillage de la Silicon Valley. Le soft power classique auquel nous avait habitués les Coca-Cola, Disney et autres McDonald’s laisse place au smart power, tel que conceptualisé par S. Nossel, mis en application par Hillary Clinton et porté par ces géants californiens du numérique. L’espace virtuel était censé rebattre les cartes en faisant émerger une hiérarchie horizontale et un pouvoir apparemment sans épicentre. Il n’a pas cependant fallu attendre beaucoup de temps pour que l’illusion se dissipe et pour que les devises de transparence, liberté d’expression et défense de l’« internet libre » deviennent des synonymes de surveillance de masse, contrôle du récit politique, et oligopole numérique. L’espérance d’une démocratie de la transparence et de l’auto-régulation a vite fait place à la crainte des villes entières sous « gouvernance algorithmique » et à la merci des IA et d’un soft-totalitarisme digital. En outre, la puissance numérique a bien son centre d’émission tangible : celui de la Silicon Valley, qui dénote l’esprit d’une région bien particulière au sein d’un pays déjà rendu singulier par son attachement viscéral au capitalisme.

Le discours visant à « préserver» l’Internet de toute « fake news » – notion très englobante – au nom de la sauvegarde de la liberté d’expression, cache un paradoxe criant et une volonté de se ressaisir du récit politique, dont l’Internet est devenu le principal medium.

Cette doctrine Obama-Clinton de digital diplomacy a été illustrée lors du « Printemps arabe » lorsqu’Alec Ross, conseiller spécial à l’innovation auprès de la secrétaire d’État, faisant le lien entre Washington et la Silicon Valley et pouvant compter sur la pleine coopération de cette dernière, soutint directement les révolutions arabes en garantissant la « liberté d’Internet » sur le terrain, comme « droit des peuples ». Son équipe s’est employée à contourner les tentatives de contrôle de l’Internet par les dirigeants locaux au nom des forces « pro-démocratiques ». Si ce jour-là le camp Clintonien a eu la chance de se trouver du « bon » côté , il n’hésite pas aujourd’hui à prôner un contrôle de l’Internet sous le prétexte d’une lutte contre la prolifération de « fake news », ou d’ingérence informatique étrangère, phénomènes tenus pour responsable de la défaite de leur candidate aux dernières élections. C’est dire si le récit du fantasme d’un Internet libre a fait du chemin, et à quel point il est ajustable. Le discours visant à « pacifier » l’Internet de toute « fake news », notion très englobante, au nom d’une sauvegarde de la liberté d’expression, cache un paradoxe criant et une volonté de se ressaisir du récit politique dont l’Internet est devenu le principal medium.

Dans un contexte international simultané de raideur étatique et de montée de la révolte, l’Internet est tantôt perçu par les gouvernements comme un contre-pouvoir menaçant, tantôt comme un outil de contrôle sans précédent.

Il est certain que les menaces WikiLeaks et Snowden, pas vraiment à l’avantage des Américains, ont précipité l’abandon du récit d’un Internet libre et utopique, qui ne bénéficiait plus à la stratégie cyber-diplomatique du pays. L’internet chinois et désormais russe, ainsi que les tentatives de législations européennes, ne “violent” le principe de démocratisation de l’Internet que lorsqu’ils constituent une inertie face à la puissance de projection numérique ou éco-numérique américaine. D’ailleurs, lorsque l’opportunité se présente à Google d’offrir un moteur de recherche censuré et conforme aux standards politiques chinois ou de vendre des mots-clés de son moteur de recherche à des candidats à la présidentielle américaine via Google Ads, l’appât du gain prend rapidement le dessus. Les magnats de la Silicon Valley ne rechignent jamais à mettre en place des systèmes de surveillance publics aux Philippines ni à se mettre à la disposition du contrôle étatique chinois. Par ailleurs, si le président Trump s’offusque des tentatives de taxation des GAFAM en Europe, c’est avant tout dans une optique de protectionnisme économique, de la même façon que les accusations d’espionnage à l’encontre de Huawei s’inscrivent dans un contexte plus général de guerre économique7 avec la Chine et de mise en pratique d’une stratégie de lawfare internationale. Derrière l’apparente divergence entre les entreprises du numérique et le gouvernement américain autour d’Internet, comme lorsque les candidats Trump et Clinton plaidaient pour fermer l’Internet dans les zones à risques de radicalisation djihadiste, et que Bill Gates réclamait haut et fort un accès universel à Internet, plus discrètement, se peaufine une relation de coopération entre les deux acteurs, notamment à travers les agences de renseignement et les agences gouvernementales en général. Dernier exemple en date avec Google qui semble, en coopération avec la NASA, avoir acté la course internationale pour la suprématie quantique.

Dans un contexte international simultané de raideur étatique et de montée de la révolte, l’Internet est tantôt perçu par les gouvernements comme un contre-pouvoir menaçant, tantôt comme un outil de contrôle sans précédent. Le projet dystopique de cité saoudienne « intelligente » Neom, le logiciel orwellien d’espionnage « Gaggle » mis en place dans les écoles américaines pour prévenir le risque de fusillade, le mal nommé « social credit system » chinois, constituent l’envers du décor californien. Loin des promesses de départ, le problème semble être aujourd’hui de se résoudre à réguler l’Internet pour sauvegarder sa liberté tout court. À Bristol, les données d’un quart de la population sont exploitées par un algorithme de prédiction sociale. Le croisement de ces données seraient capables de « prédire les problèmes sociaux », à savoir les risques de violences domestiques, d’abandons d’enfants, et ce en allant même jusqu’à établir des profils de citoyens se voyant assigner une note allant de 1 à 100, révélant un sinistre traitement sécuritaire, psychiatrique et hautement discriminant de la question sociale :

« Le système a même prédit qui parmi les enfants de 11 à 12 ans semblait destiné à une vie de NEET – quelqu’un qui ne travaille pas, ne fait pas d’études et ne suit pas de formation – en analysant les caractéristiques que les personnes actuellement dans cette situation présentaient à cet âge »

Là encore, l’usage qui est fait des algorithmes n’a rien de neutre politiquement et ne devrait pas en cela constituer une fatalité. Evgeny Morozov en est convaincu, il existe une autre façon d’exploiter l’outil numérique, au moyen d’un combat qui se mène sur un plan politique, sans se réduire à une lutte contre la technologie numérique en soi.


1 Dont le nom fait référence aux matériaux électroniques liés à l’informatique comme les systèmes d’armements ou encore les calculs ballistiques.

2 Startup dont la valorisation boursière excède les 1 milliards de dollars.

3 Advanced Research Project Agency Network, lui-même issue du projet ENIAC (1945), ordinateur IBM servant au calcul balistique, puis du projet SAGE (1952), réseau d’ordinateurs pour coordonner le territoire américain en cas d’attaque militaire soviétique.

4 Système de surveillance mondial déployé par la NSA et utilisant les données collectées depuis Internet et ses fournisseurs d’accès.

5 L’intraçabilité de cette monnaie numérique pose la question de l’évasion fiscale.

6 Le projet Cybersin de Salvador Allende aurait pu représenter un usage alternatif et émancipateur des algorithmes.

7 Aux nouvelles générations de plateformes du numérique NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) répond l’émergence de concurrents asiatiques du numérique, les fameux BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).

Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande

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Le chancelier Konrad Adenauer et son ministre de l’économie Ludwig Erhard, principaux artisans de l’ordolibéralisme en Allemagne dans l’après-guerre ©Deutsches Bundesarchiv

“Je suis né à Fribourg. Là-bas, il y a quelque chose qui s’appelle l’école de Fribourg. Cela a un rapport avec l’ordolibéralisme. Et aussi avec Walter Eucken ». Voilà comment se présentait Wolfgang Schäuble1, ministre des Finances allemand pendant la crise de la zone euro et partisan à peine voilé d’un “Grexit” (sortie de la Grèce de la zone euro)2. Ses positions extrêmement rigides sur les règles européennes en matière de dette et de déficit sont le fruit de cette école de pensée fondée par Walter Eucken en Allemagne : l’ordolibéralisme.


Les années 1930 et la refondation du libéralisme

Entre le 26 et le 30 août 1938 se tient à Paris le Colloque Walter Lippmann à l’occasion de la publication par ce dernier de son livre La Cité Libre3. Il rassemble 26 économistes et intellectuels libéraux parmi lesquels on retrouve Alexander Rüstow, Jacques Rueff, Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises, Raymond Aron et Friedrich Hayek. Ce colloque se donne l’ambition de refonder le libéralisme. Un manifeste adopté à l’unanimité et intitulé “l’Agenda du libéralisme” rompt avec la tradition du laisser-faire. Celui-ci reconnaît que “c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques” et attribue à ce même État la gestion d’un certain nombre d’activités4i. Ce colloque est généralement considéré comme un moment fondateur du néolibéralisme. Pourtant, il fut le théâtre de divisions entre les partisans d’une liberté maximale des entreprises et les défenseurs d’un interventionnisme étatique. La première catégorie regroupe essentiellement les industriels et l’école autrichienne autour de Friedrich Hayek5 quand les seconds appartiennent à l’ordolibéralisme allemand représenté par Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow. Ce dernier écrira à propos de Hayek et des opposants à un État protecteur de la concurrence qu’ils « ne trouvent rien d’essentiel à critiquer ou à changer au libéralisme traditionnel »6.

Ce débat sur le rôle de l’État est le point de départ essentiel à partir duquel se structure l’ordolibéralisme. Cette école de pensée allemande va profondément revisiter la tradition économique libérale en y apportant des concepts issus du droit et de l’histoire philosophique et politique d’Outre-Rhin. Bien que méconnu du grand public en dehors du pays, l’ordolibéralisme va profondément influencer le débat politique en Allemagne puis en Europe, notamment au sein des élites administratives, juridiques et politiques.

Bien que méconnu du grand public en dehors de l’Allemagne, l’ordolibéralisme va y influencer  profondément le débat politique avant de s’exporter dans le reste de l’Europe

L’école de Fribourg, premier cercle de l’ordolibéralisme

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Timbre de 1991 en l’honneur des 100 ans de la naissance de Walter Eucken ©Deutsche Bundespost

“Ordolibéralisme” est l’appellation donnée a posteriori à « l’école de Fribourg ». Cette dernière étant constituée par trois intellectuels allemands qui se retrouvent à l’université de Fribourg en 1933 alors que les nazis arrivent au pouvoir et que la République de Weimar s’effondre. Le plus célèbre d’entre eux (et unique économiste du trio) est Walter Eucken. Détenteur de la chaire d’économie de l’université de Fribourg à partir de 1927, celui-ci s’intéresse principalement aux fondements de la pensée économiqueii. Le second est Franz Böhm, fonctionnaire au département anti-cartels du ministère de l’Économie entre 1925 et 1931. Il arrive à Fribourg pour y enseigner le droit en 1933, année où est publié son ouvrage  traitant de l’inefficacité du contrôle légal des cartelsiii. Ce livre s’avérera capital pour l’école de Fribourg. Enfin, Hans Grossmann-Doerth arrive lui aussi à Fribourg en 1933 pour y occuper la chaire de droit. Ce dernier est spécialisé dans la façon dont les grandes entreprises et les cartels créent des réglementations privées pour échapper à leurs obligations sociales (notamment le respect de la concurrence de marché)7.

Ces trois universitaires partagent une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar : un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels (ententes formelles entre entreprises pour contrôler un marché en limitant la concurrence). D’après eux, ces deux phénomènes ont nui à la prospérité de l’Allemagne et bloqué toute tentative de réforme économique par le pouvoir exécutif. Deux causes fondamentales qui ont engendré un manque de confiance de la population dans les institutions ainsi qu’une faiblesse économique continue qui ont marqué la République de Weimar et permis l’arrivée au pouvoir des nazis.

Ces trois universitaires sont réunis par une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar: un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels

À l’époque, la tradition économique allemande était dominée par un courant “historiciste” fondé sur l’analyse historique et factuelle des phénomènes économiques. Pour Eucken, les “historicistes” avaient échoué à répondre aux problèmes économiques de la République de Weimar parce que, refusant de formuler une théorie générale sur le fonctionnement de l’économie, ils avaient été incapables de s’adapter à des situations économiques qu’ils n’avaient jamais connues (crise financière mondiale de 1929, dislocation de l’étalon-or et hyperinflation notamment). Afin d’améliorer le fonctionnement de la science économique, Eucken voulait donc combiner historicisme et libéralisme dans un double mouvement : d’une part, utiliser des données historiques pour y rechercher des tendances et en déduire des lois économiques ; d’autre part, ancrer le libéralisme dans des contextes historiques et sociaux. À cette volonté de refondation économique, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont ajouté leurs propres spécialités : le rôle des intérêts économiques privés dans la distorsion de la concurrence sur le marché et l’importance de la loi pour protéger cette même concurrence. L’expérience de Franz Böhm dans l’application de la loi anti-cartels au ministère de l’Économie a également constitué un apport fondamental à l’ordolibéralisme : le constat de l’inefficacité d’une loi isolée pour contrôler le pouvoir des cartels. L’application de la loi anti-cartels fut soumise à l’influence de ces même cartels sur le gouvernement afin de limiter sa portée. Mais elle se heurta aussi aux autres lois et objectifs économiques comme la politique industrielle qui entraient en contradiction avec la politique de la concurrence. C’est la recherche d’une synthèse entre libéralisme et historicisme ainsi que le travail inter-disciplinaire entre l’économie et le droit qui vont donner naissance aux concepts fondateurs de l’ordolibéralisme.

Remettre l’économie en ordre

Aux yeux de David Gerber8, “la réponse d’Eucken au besoin d’intégrer les données au sein de la théorie et de la pensée juridiques fut une méthode qu’il appela “penser en Ordre (Denken in Ordnungen)”. Cela a sans doute été sa contribution la plus importante à la pensée européenne d’après-guerre. Tel qu’il le formule, “la perception (Erkenntnis) des Ordres Économiques (Ordnungen) est la première étape vers la compréhension de la réalité économique”. L’idée de base est que derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres). En outre, c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques” [traduction de l’auteur].iv

«derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres) et  c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques»

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“Pas d’expérimentation ! Konrad Adenauer”. Dans l’après-guerre, la CDU et son chancelier Konrad Adenauer appliquent des mesures s’inscrivant dans la pensée ordolibérale © Konrad Adenauer Stiftung

L’Ordnung est un concept abstrait qui se traduit dans un contexte historique, social et économique donné dans des Wirtschaftsordnungen (Ordres Économiques). Dans l’Allemagne nazie puis dans l’après-guerre, Walter Eucken en distingue deux. En premier lieu, la “Verkehrswirtschaft” ou “économie de circulation” qui désigne le capitalisme libéral au sein duquel les décisions économiques sont prises au niveau individuel par les entreprises et les consommateurs. En second lieu, la “Zentralverwaltungswirtschaft” ou “économie dirigée” par le gouvernement selon des considérations qui ne sont pas nécessairement de nature économique. Chaque Wirtschaftsordnung possède sa propre cohérence et produit des institutions qui le renforce. Cela ne rend pas seulement les Wirtschaftsordnungen plus solides mais aussi mutuellement exclusifs. Ainsi, l’introduction d’éléments de planification au sein du capitalisme libéral ou de marchés au sein d’une économie planifiée ne doit pas produire une économie mixte. Elle doit plutôt déstabiliser le système en place et diminuer son efficacité économique.

C’est de ce concept d’Ordnung que l’ordolibéralisme va construire sa principale singularité et son plus grand apport au libéralisme: la Wirtschaftsverfassung ou “constitution économique”. Dans Wettbewerb und Monopolkampf, Franz Böhm définit la constitution économique comme “une décision globale (Gesamtentscheidung) concernant la nature (Art) et la forme du processus de coopération socio-économique” [traduction de l’auteur]v. On retrouve ici un copié-collé de la conception de la constitution exprimée par l’influent juriste allemand Carl Schmitt qui travaillera plus tard pour le régime nazi. Aux yeux des ordolibéraux, “un système économique n’advient pas naturellement, il est le produit d’un processus de décision politique et juridique” [traduction de l’auteur]vi. Or, puisque l’ordolibéralisme impose de choisir clairement une Wirtschaftsordnung, chaque société doit inscrire ce choix dans une constitution économique qui régira le système économique de la même manière que la constitution politique régit le fonctionnement des institutions.

Le droit au service du marché

Cette idée de constitution économique marque une rupture importante avec la tradition libérale classique et ce pour trois raisons. D’abord, elle renverse le principe selon lequel l’économie doit être indépendante des lois et de la politique. Au contraire, cette idée affirme que l’économie est précisément au cœur de la politique et que sa forme dépend avant tout des choix politiques effectués. Ensuite, conséquence logique de cette première rupture, le marché n’est plus considéré comme une donnée de la nature. Celui-ci est désormais vu comme une construction économique, sociale et juridique. Cela justifie donc une intervention politique forte pour bâtir des cadres économiques concurrentiels mais aussi une société de marché dont les institutions et le peuple sont formés et tournés vers la maximisation de la concurrence économique. Enfin, les ordolibéraux considèrent que pour être pleinement efficace, une économie capitaliste libérale nécessite le soutien de la population exprimé à travers la constitution économique. L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet ainsi de justifier le fait que cette constitution sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel (notamment le Parlement) de tout pouvoir de régulation économique. L’ordolibéralisme  conçoit cette intervention uniquement comme un moment ponctuel dont le but est de faire accepter le capitalisme libéral à la population.

L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet de justifier le fait que la constitution économique sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel, notamment le parlement, de tout pouvoir d’intervention dans l’économie

Les ordolibéraux construisent en effet une nouvelle vision de l’économie à partir de la doctrine libérale et de leur expérience des échecs de la République de Weimar. Walter Eucken théorise le concept de vollständiger Wettbewerb ou “concurrence complète” qui décrit une situation du marché dans laquelle aucune entreprise ne possède le pouvoir de contraindre les autres. Elle se distingue de la “concurrence pure et parfaite” du modèle néo-classique en ce qu’elle se concentre essentiellement sur la limitation du pouvoir des grandes entreprises. La seconde en revanche vise plutôt à atteindre un prix optimal sur le marché selon le modèle de prix néo-classique. La concurrence complète vient de la distinction théorisée par les ordolibéraux entre “concurrence de performance” (Leistungswettbewerb) et “concurrence d’empêchement” (Behinderungswettbewerb). La première désigne une situation de concurrence où les entreprises améliorent leurs produits et réduisent leurs prix pour se démarquer. La seconde correspond à une situation où une entreprise limite par différents moyens l’efficacité de ses concurrentes pour maintenir sa domination. La concurrence complète interdit donc la “concurrence d’empêchement”. Le but étant d’obliger les entreprises à se démarquer par l’innovation et à transformer la concurrence en spirale positive plutôt qu’en guerre ouverte entre entreprises.

Le rôle de la constitution économique dans ce schéma est d’inscrire un certain nombre de normes économiques comme ayant une valeur juridique supérieure à la loi. Ces normes constituent la base de l’Ordnungspolitik : l’ensemble des politiques (commerciales, sociales, monétaires ou du travail) doivent être régies par les même principes constitutifs. Pour le capitalisme libéral, Eucken inclut : la stabilité monétaire, des marchés ouverts, la propriété privée, la liberté contractuelle, la responsabilité individuelle et la cohérence politique. Au fil des travaux d’Eucken, le primat de la stabilité monétaire prendra par ailleurs une place de plus en plus importante. Une fois ces normes posées et l’Ordnungspolitik imposée aux pouvoirs exécutifs et législatifs, la science économique devrait fournir les connaissances sur la concurrence complète nécessaire pour que le législateur transforme ces normes en lois plus détaillées. L’exécutif aurait alors pour mission de mettre en action ces lois. Tout cela en ayant très peu de marges de manœuvre pour les interpréter car le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique. Qui plus est, l’ordolibéralisme promeut le développement d’entités indépendantes du pouvoir politique et composées “d’experts” dans le domaine de la concurrence comme au niveau des banques centrales. Cela interdit ainsi au gouvernement toute intervention discrétionnaire dans le processus économique. Ce sont ces concepts centraux de l’ordolibéralisme notamment autour de la stabilité et du primat de la politique monétaire qui ont influencé le traité de Maastricht, la construction de l’euro et l’indépendance de la Banque Centrale Européenne.

le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique

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Les ordolibéraux veulent en finir avec les propositions planistes en vogue dans les années 1930 ©Auteur inconnu

Pour Walter Eucken, l’objectif est d’en finir avec “l’âge des expérimentations”. Il s’agit du nom qu’il donne aux années 1920 marquées par la popularité de la rhétorique du plan et diverses formes d’interventionnisme économique sans que celles-ci ne soient nécessairement appuyées par l’expertise des économistes ou une cohérence doctrinale claire9. L’Ordnungspolitik est une traduction dans le domaine économique du Rechtsstaat ou “État fondé sur la loi”. Ce terme désigne une théorie fondé au XIXe siècle qui considérait que, face à l’inamovibilité des monarques allemands, il s’agissait de soumettre le pouvoir de ceux-ci à la loi. Cette dernière étant une garantie de neutralité et d’objectivité contre les pouvoirs discrétionnaires du souverain. La République de Weimar ayant consacré le peuple comme souverain politique, Wilhelm Röpke, un influent théoricien de l’ordolibéralisme (bien que n’appartenant pas au cercle fondateur de l’école de Fribourg) appelle à une “révolte des élites” face à la “révolte des masses” qu’il voit grandir dans l’Allemagne d’entre-deux-guerres.

L’ordolibéralisme au cœur du droit de la concurrence européen

C’est en réponse à l’échec des premières lois de contrôle des cartels en Autriche et en Allemagne que Walter Eucken, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont bâti l’ordolibéralisme comme nouveau système de pensée économique et juridique. C’est donc dans le domaine des lois sur la concurrence qu’ils ont fourni leur dernier grand apport à la pensée libérale moderne. Partant du constat qu’une loi isolée au milieu de politiques aux objectifs différents ne permet pas une régulation efficace de la concurrence, ils ont établi le principe d’une constitution économique qui contraint les politiques à être en cohérence avec des principes constitutifs. Dans ce contexte, une loi sur la concurrence est le produit logique et nécessaire pour l’application effective des principes d’ouverture des marchés et de liberté contractuelle. Le second constat posé était celui de la perméabilité du pouvoir exécutif aux intérêts des grandes entreprises lorsqu’il fallait appliquer la loi anti-cartels. Les ordolibéraux affirment donc pour la première fois le principe d’une autorité indépendante régulatrice de la concurrence. Cette instance qui aurait pour seule mission d’assurer l’application de la loi sur la concurrence ne serait pas dépendante du pouvoir exécutif. Elle serait également essentiellement composée de spécialistes du droit et de l’économie ainsi que soumise à la seule surveillance du pouvoir judiciaire. Le but étant de vérifier que cette structure ne s’éloigne pas des lignes directrices tracées par la constitution économique et la loi sur la concurrence.

Cette dernière loi n’est pas une simple version européenne des antitrust laws en vigueur aux États-Unis puisqu’elle apporte de multiples innovations. En premier lieu, la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante. C’est une différence par rapport aux États-Unis où le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge l’application des lois antitrust, notamment le Département de la Justice10. Ensuite, elle s’étend à un champ plus large que les trusts en interdisant toute forme d’accords entre entreprises visant à limiter la concurrence. De surcroît, elle vise à empêcher la formation de monopoles ou à casser ces derniers. Enfin, elle apporte une nouveauté fondamentale au droit de la concurrence en théorisant le principe du “comme si”. Ce principe est le suivant : lorsque qu’un monopole ne peut être démantelé (monopoles naturels ou brevets par exemple), l’entreprise en situation de monopole doit se comporter comme si elle était en situation de concurrence. C’est-à-dire que cette entreprise doit ouvrir ses produits à tous les clients ou ne pas pratiquer des prix abusifs par exemple. Ce principe fait cependant débat au sein des ordolibéraux. Certains jugeant en effet qu’il donne trop de pouvoir d’intervention à l’État dans les entreprises et qu’il est ainsi incompatible avec le refus d’intervenir dans le fonctionnement du marché. Ce dernier principe étant pourtant au cœur de la vision ordolibérale.

la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante alors qu’aux États-Unis le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge de l’application des lois Antitrust

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Ludwig Erhard, ministre de l’économie en 1963 et grand artisan des politiques ordolibérales en Allemagne de l’Ouest ©Deutsches Bundesarchiv

C’est ici qu’intervient le paradoxe de l’ordolibéralisme décrit par Leonhard Miksch: “Il se peut bien que dans cette politique libérale le nombre des interventions économiques soit aussi grande que pour une politique planificatrice, mais c’est leur nature qui est différente”11. En effet, il est nécessaire que l’État intervienne partout d’abord pour pouvoir garantir la concurrence et le respect des normes de la constitution économique. Ensuite pour étendre le système de marché à l’ensemble de l’économie. Cette intervention étatique doit s’effectuer dans les domaines de l’éducation, de la famille et jusqu’au sein même des entreprises. Notons cependant un bémol : l’intervention doit se faire en aval sur les “cadres” de l’économie et de la société et jamais en amont en décidant des objectifs de production des entreprises. À la fin, c’est le marché patiemment bâti par les politiques issues de l’ordolibéralisme qui décidera de l’allocation des ressources et de la production. C’est par une métaphore célèbre que Ludwig Erhard, ministre de l’économie et chancelier de la RFA définit la politique ordolibérale : « De même que l’arbitre ne prend pas part au jeu, l’Etat se trouve exclu de l’arène. Dans tout bon match de football, il y a une constante : ce sont les règles précises qui ont présidé à ce jeu. Ce que vise ma politique libérale, c’est justement de créer les règles du jeu »12.

L’ordolibéralisme rompt donc avec le libéralisme classique en faisant du droit un outil pour limiter le pouvoir d’intervention dans l’économie. Cette limitation touche à la fois les pouvoirs politiques législatifs et exécutifs ainsi que le pouvoir économique. En inscrivant dans une constitution le modèle économique du pays, la pensée ordolibérale soumet le gouvernement au parlement et le parlement au pouvoir judiciaire. Il neutralise ainsi toute intervention a posteriori du politique dans l’économique. Le caractère radicalement intégré du modèle ordolibéral aurait pu le desservir. C’est sans compter sur le contexte de reconstruction sous la tutelle des Alliés dans l’après-guerre. Contexte qui lui permettra d’influencer largement les politiques économiques de l’Allemagne. Ainsi, sous la pression américaine, le gouvernement de la zone d’occupation ouest-allemande recrute de nombreux ordolibéraux à des postes importants. Après la fondation de la République Fédérale Allemande, ceux-ci vont rejoindre la CDU (chrétien-démocrates). Franz Böhm sera notamment député de ce parti entre 1953 et 1965. L’ordolibéralisme va conduire la RFA sur une voie profondément différente de pays comme la France ou le Royaume-Uni où des expérimentations socialistes et planistes vont largement favoriser une intervention  étatique discrétionnaire. Cette divergence radicale entre le modèle allemand et les trajectoires suivies par le reste de l’Europe occidentale irriguera par la suite les débats toujours actuels concernant les orientations économiques de l’Union Européenne.


1 François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

3 Walter Lippmann, La Cité Libre, Libraire de Médicis, 1938

5 Idem

6François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

8idem

9Voir François Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195)

10Pour voir l’utilisation de la loi pour servir les intérêts économiques des États-Unis par le DOJ, voir : Jean-Michel Quatrepoint, Au nom de la loi… américaine, Le Monde Diplomatique, janvier 2017

11 Cité dans Michel Foucault, La naissance de la biopolitique, Cours au collège de France, 1978-1979

12 Ludwig Erhard, La Prospérité pour tous, Plon, Paris, 1959; cité dans François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

iFrançois Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195) : “Sur le plan doctrinal, il se conclut par l’adoption unanime d’un manifeste, «l’Agenda du libéralisme», qui énonce plusieurs principes contraires au libéralisme classique. En premier lieu, il met en avant l’idée d’un interventionnisme juridique de l’État: «c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques». En second lieu, il élargit les attributions que la théorie classique lui concède: un État libéral «peut et doit percevoir par l’impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement collectif de: 1° La Défense nationale; 2° Les assurances sociales; 3° Les services sociaux; 4° L’enseignement; 5° La recherche scientifique». En troisième lieu, il reconnaît plus largement à l’État un droit d’intervention car: A. […] les prix du marché sont affectés par le régime de la propriété et des contrats. B. […] l’utilité maxima est un bien social, mais n’est pas nécessairement le seul qui doive être recherché. C. […] même lorsque la production est régie par le mécanisme des prix, les sacrifices qu’implique le fonctionnement du système peuvent être mis à la charge de la collectivité.” page 17 [Franz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933]

iiVoir Walter Eucken, Kapitaltheoretische Untersuchungen, Fischer, 1935

iiiFranz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933

ivTexte original : “Eucken’s response to the need to integrate facts with theory and economic with legal thought was a method he called “thinking in orders (Denken in Ordnungen).” It may have been his most distinctive and important contribution to postwar European thought. As he put it, “The perception (Erkenntnis) of economic orders (Ordnungen) is the first step in understanding economic reality”. The basic idea was that beneath the complexity of economic data were fundamental ordering patterns (orders) and that only through the recognition of these patterns could one penetrate this complexity and understand the dynamics of economic phenomena.”

vTexte original : “a comprehensive decision (Gesamtentscheidung) concerning the nature (Art) and form of the process of socioeconomic cooperation”

viTexte original : “Economic systems did not just “happen”; they were “formed” through political and legal decision-making.”

Somalie et Soudan : le FMI conditionnera l’annulation d’une dette impayable par une thérapie de choc néolibérale

La directrice générale du FMI en compagnie du premier ministre somalien © compte twitter de K. Georgieva

Dans un contexte de nouvelle crise de la dette des pays du Sud1, deux annonces a priori positives ont émergé en 2019. La dette de la Somalie et du Soudan, deux des pays aux indicateurs socioéconomiques les plus faibles de la planète, pourrait être annulée prochainement. En défaut de paiement depuis les années 1980-1990, Somalie et Soudan ont-ils réellement à gagner à ces potentielles annulations à l’initiative des institutions financières internationales ? Comme souvent, elles sont conditionnées par une série de réformes économiques et sociales à l’avantage des investisseurs internationaux qui appauvriront encore les plus fragiles. Elles s’inscrivent dans une stratégie visant à contrer la progression de la Chine dans la région.


Selon les critères de la Banque mondiale, Somalie et Soudan font partie des pays les plus appauvris de la planète, avec un PIB/habitant inférieur à 995 $US/an. Qu’importent les indicateurs socioéconomiques retenus, tous démontrent l’importance de la pauvreté et des inégalités impactant l’écrasante majorité des populations y résidant. La dette, elle, est impayable. Dans ces circonstances, que penser des déclarations des Institutions financières internationales (IFI) et des principaux créanciers bilatéraux, réunis au sein du Club de Paris, annonçant l’annulation de la dette de ces deux pays ?

Lorsqu’elles sont à l’initiative des créanciers, les annulations de dette ne prennent jamais en compte les responsabilités de ces derniers dans les situations traversées par les pays endettés. Par ailleurs, elles sont toujours accompagnées d’un lot de conditionnalités politiques et économiques à même de satisfaire leurs intérêts. Plans d’ajustement structurel, accords de libre-échange, conversions de dettes en investissements représentent quelques-uns des outils à disposition des créanciers pour garder leur emprise sur ces pays.

Tancées par de nouveaux créanciers, affaiblies par la guerre commerciale entre les deux premières puissances économiques mondiales, inquiètes du déploiement des nouvelles routes de la soie de la Chine, les principales puissances occidentales souhaitent conserver un coup d’avance en annonçant l’annulation de la dette de ces deux pays dans le cadre de l’initiative « pays pauvres très endettés ». Les traditionnelles politiques néolibérales qui l’accompagnent leurs permettront sans doute de contrecarrer l’actuelle révolution populaire au Soudan, de développer leurs investissements dans les secteurs aurifères et pétroliers de ces pays tout en faisant un pied-de-nez aux nouvelles puissances impérialistes.

Coup de projecteur sur la dette extérieure publique

Tous deux en situation de surendettement2 avec des ratios dette/PIB respectifs à 62 % et 65 %3, la Somalie et le Soudan ont vu leur dette extérieure publique s’accroître sensiblement depuis les années 1980 (voir graphiques 1 et 2).

Graphique 1 : Somalie Évolution de la dette extérieure publique et garantie, hors arriérés et pénalités de retard (en millions de $US)4

Graphique 2 : Soudan  Évolution de la dette extérieure publique et garantie, hors arriérés et pénalités de retard (en millions de $US)5

Qui sont les créanciers ?

La dette extérieure publique se divise en trois catégories :

  • La part bilatérale : détenue par d’autres États, dont certains se sont organisés au sein du Club de Paris pour la gestion de leurs créances ;

  • La part multilatérale : détenue par des institutions financières internationales (les IFI – par exemple FMI, Banque mondiale, Banque africaine de développement, etc.) ;

  • La part commerciale : détenue par les banques, les fonds d’investissements, etc.

Graphique 3 : Dette extérieure publique de la Somalie, par créancier, en pourcentage6

Côté bilatéral, les pays membres du Club de Paris représentent plus de la moitié des créanciers de la Somalie. États-Unis, Italie et France étant les plus gros porteurs (plus de la moitié des créances du Club)7. Côté multilatéral, FMI et Banque mondiale détiennent près de 20 % de la dette extérieure publique.

Graphique 4 : Dette extérieure publique de la Somalie, par créancier, en pourcentage8

Concernant le Soudan, les données fournies par le FMI, toujours très inégales d’un pays ou d’un rapport à l’autre, ne nous permettent pas de distinguer précisément les créanciers. En croisant les sources, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France seraient néanmoins les principaux créanciers au sein du Club de Paris.

Tant pour la Somalie que le Soudan, la prépondérance de ces pays en qualité de créancier s’explique par leur passé colonial et/ou l’importance de leurs intérêts politiques et économiques dans ces régions (cf. partie 6, « Aux origines de la dette »).

L’Initiative PPTE

En proie à d’importantes difficultés financières, ces deux pays à faible revenu9 ont été retenus par le FMI et le Club de Paris en 1996 dans « l’initiative pays pauvres très endettés » (I-PPTE), initiative annonçant « l’annulation de 90 % ou plus »10 de la dette de ces pays. Alors que 36 des 39 pays éligibles à l’I-PPTE ont franchi les deux étapes du programme (le point de décision, puis le point d’achèvement)11, sans que cela ne se traduise par une amélioration durable de leur niveau d’endettement12, Somalie et Soudan restent – 20 ans plus tard – cantonnés à la validation du « point de décision » par le FMI. Mais face aux changements que traversent ces pays (cf. parties 6 et 7), FMI et Club de Paris s’activent en coulisse pour accélérer l’annulation de leurs dettes dans le cadre de cette initiative. En avril 2019, Christine Lagarde, alors directrice du FMI, s’était prononcée en faveur d’une annulation de la dette de la Somalie13. Sa remplaçante, Kristalina Georgieva, l’a confirmé en octobre dernier14 puis officialisé le 18 décembre15. Pour le Soudan, les négociations en cours dépendent principalement d’un accord préalable avec les créanciers bilatéraux et commerciaux ainsi qu’à un retrait de la liste étasunienne des pays soutenant le terrorisme16.

À cela s’ajoutent pour les deux pays deux conditions incontournables. D’une part, l’application stricte des réformes économiques contenues dans les staff-monitored programs (SMP)17, celles-là mêmes qui ont participé au déclenchement du soulèvement populaire soudanais dès mi-décembre 201818. D’autre part, l’apurement des arriérés de retard auprès des différents créanciers. Avez-vous dit « annulation » ?

Les arriérés d’abord, le minimum ensuite

D’après les données de la Banque mondiale, les stocks de la dette extérieure publique de la Somalie et du Soudan atteignaient respectivement 1 889 millions de $US et 15 672 millions de $US en 2018 (cf. graphiques 1 et 2). Or, ces chiffres font abstraction des – colossaux – arriérés et pénalités de retard de ces pays en défaut de paiement depuis le milieu des années 1980, début des années 199019. En les prenant en compte, la dette extérieure publique de la Somalie atteint alors 4,7 milliards de $US, dont 96 % d’arriérés20, tandis que celle du Soudan dépasse les 50 milliards de $US dont 85 % d’arriérés21. Dès lors, la perspective de voir la dette de ces pays annulée à « 90 % ou plus » dans le cadre de l’I-PPTE est extrêmement limitée.

En effet, les règles du FMI et du Club de Paris exigent un apurement des arriérés – c’est-à-dire un remboursement – avant de pouvoir « bénéficier » d’une annulation de dette, annulation portant uniquement sur l’encours, et limitée à la part dite non-APD (cf. encadré). Ce remboursement est à effectuer en priorité aux créanciers multilatéraux, FMI et Banque mondiale en tête de liste. Dans un second temps viendra le remboursement auprès des créanciers bilatéraux. Certes, il est arrivé quelques fois au FMI et au Club de Paris de déroger à cette règle du remboursement des arriérés, mais en partie seulement, jamais en totalité22. En exigeant le remboursement des arriérés et en appliquant des pénalités de retard sur de si anciennes créances, le comportement du FMI et du Club de Paris vis-à-vis de ses débiteurs officiels n’est finalement pas si éloigné de ceux des fonds vautours. En résumé, pour se désendetter, il est au préalable indispensable, selon leurs conditions, de s’endetter davantage.

Excursus : Créances APD – Créances non-APD

Pour la part bilatérale de la dette extérieure publique, on distingue les créances dites APD (pour ‘Aide publique au développement’), avec un faible taux d’intérêt (appelé également ‘prêt à taux concessionnel’), des créances dites non-APD, dont les taux d’intérêt correspondent aux taux fixés par les marchés financiers. Selon les termes déterminés par le Club de Paris, les créances non-APD peuvent être annulées en tout ou partie, tandis que les créances APD sont restructurées. Pour visualiser cette distinction, voir par exemple l’encours des créances du Club de Paris au 31 décembre 2018.

Le tour de passe-passe des prêts relais

Pour parvenir à rembourser ce qui jusque-là n’a jamais pu l’être, est mis en place un procédé connu sous le nom de « prêt relais » (en anglais ‘Bridge loan’). De nouveaux créanciers viennent alors remplacer les précédents.

Concernant la Somalie, la Norvège lui a ainsi proposé un prêt relais afin de rembourser la Banque mondiale et le FMI23. Le même procédé devra ensuite être trouvé auprès d’un autre « pays allié » pour apurer les arriérés auprès de la BAfD24. Pour le Soudan, un mécanisme similaire est nécessaire, avec plus d’1 milliard de $US à débourser uniquement pour le FMI25. La Grande-Bretagne, l’un des principaux créanciers du pays, devrait avoir un rôle majeur à jouer dans les prochaines semaines, tout comme les pays du Golfe26. La France n’est pas en reste, le président Macron ayant annoncé unilatéralement la tenue prochaine d’une conférence internationale sur la dette du Soudan dès que celui-ci serait retiré de la liste des pays terroristes27.

Une fois les « solutions » trouvées pour rembourser les arriérés aux créanciers multilatéraux, Somalie et Soudan pourront alors se présenter devant le Club de Paris. Dans un premier temps, il faudra de nouveau conclure un accord avec le FMI, c’est-à-dire l’application de plans d’ajustement structurel, toujours dévastateurs pour les populations. Ensuite seulement, 90 % ou plus de la dette bilatérale non-APD, contractés avant une certaine date, appelée « date butoir », pourront être annulés (par exemple, seront exclus de cette « annulation » les prêts relais). Sans que cette « annulation » ne corresponde à de nouveaux financements pour ces deux pays, notons enfin que les États créanciers participant à cette opération en profiteront pour doper artificiellement leur aide publique au développement, en la comptabilisant comme telle. En résumé toujours, pour se désendetter, il est indispensable, selon les diktats des créanciers, de se réendetter.

Aux origines de la dette

Alors que résonnent régulièrement les différents Objectifs de développement durable (ODD), agenda 2030 et autres Plan d’action d’Addis-Abeba (PAAA) visant notamment à agir sur le plan de la dette pour permettre le développement des pays les plus appauvris, on peut s’étonner de tels mécanismes dits « d’annulation de dette » dans de tels contextes. Selon l’indice de développement humain (IDH) des Nations unies, le Soudan est classé 187e (sur 189 pays référencés) tandis qu’aucune donnée n’est disponible pour la Somalie28. Qu’importent les indicateurs retenus, tous démontrent la prégnance des inégalités et le manque flagrant d’accès à l’eau, à l’éducation, à la justice, à la santé, à l’électricité, etc. Face à ce déni des droits humains fondamentaux, les créanciers occidentaux ont une part de responsabilité significative dans l’actuelle situation économique et sociale de ces pays.

Grande-Bretagne et Italie ont légué une dette coloniale à la Somalie, sans que de réelles réparations n’aient eu lieu depuis. Sous la dictature militaire de Mohamed Siad Barre, formé par les forces armées britanniques et italiennes, URSS (jusque 1977) puis États-Unis le soutiendront financièrement jusqu’à la fin des années 1980. Dans un pays déchiré par les guerres civiles, dévasté économiquement et socialement, s’ensuit le défaut de paiement du pays. Par ailleurs, en soutenant au tournant des années 1990 sous différentes formes Mohamed Farrah Aidid et Ali Mahdi Mohamed29, deux seigneurs de guerre rivaux, pour protéger leurs intérêts pétroliers via l’entreprise Conoco30, les États-Unis ont probablement participé à alimenter les guerres ayant déstructuré la Somalie.

Au Soudan, la majeure partie de la dette provient de prêts consentis durant la Guerre Froide, lorsque le dictateur militaire Gaafar Nimeiry et son gouvernement étaient soutenus par les pays occidentaux. En 1984, à la suite d’une série de chocs économiques, le Soudan a alors cessé de rembourser sa dette31. Malgré la nature despotique du régime d’Omar el-Béchir, à la tête du pays de 1989 à 2019, et par ailleurs accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre au Darfour, celui-ci a reçu divers soutiens financiers. Sans exhaustivité, notons ceux de la BNP Paribas32 – première banque d’Europe et visiblement très proche des intérêts des différents gouvernements français33 – ou encore de la Chine, premier « partenaire » économique34 et important créancier du Soudan35.

Une dette à répudier

Issues de régimes dictatoriaux, contractées contre l’intérêt du peuple et dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir et dont les créanciers connaissaient la destination des fonds prêtés, ces dettes sont par natures odieuses et illégitimes. Les gouvernements actuels doivent se servir de ces arguments pour procéder à un audit de la dette avec participation citoyenne et à sa répudiation.

Prendre de tels actes unilatéraux de répudiation permettrait à la fois de rétablir une certaine forme de justice face aux préjudices subis et de s’extirper des diktats des créanciers comme le FMI et le Club de Paris. Cela contribuerait également à protéger les biens nationaux en évitant des mécanismes de conversions de dettes en investissements sur des secteurs stratégiques comme l’or (et le pétrole) au Soudan36 ou le regain d’attention37 sur le potentiel pétrolier de la Somalie38. Cela participerait aussi à contrer les intérêts des différentes puissances impérialistes en présence (au Nord comme au Sud du globe) comme en témoigne la récente visite du ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian39.

Carte de la région40

Le Soudan, troisième plus grand pays d’Afrique et carrefour du continent, et la Somalie, située à la pointe de la Corne de l’Afrique, partagent par ailleurs des positions géographiques stratégiques (cf. carte) : séparés par Djibouti et « ses » 5 bases militaires (Chine, États-Unis, France, Italie, Japon), postés face aux pays du Golfe et directement sur le trajet des nouvelles routes de la soie de l’État chinois41.

Dans un contexte de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine corrélé à une compétition accrue entre les pays membres du Club de Paris et de nouveaux grands créanciers bilatéraux (Chine, Émirats arabes unis, Qatar, etc.), ou encore à la résurgence d’acteurs comme la Russie42, la relance de l’initiative PPTE dans ces deux pays relève moins d’un geste humaniste que d’une volonté des créanciers occidentaux de protéger ou développer leurs intérêts sur place.

Pour les mouvements sociaux, ouvriers et autres acteurs de la société civile, il ne sera certes pas évident d’avoir voix au chapitre. La Somalie reste un État fragile et fragilisé par les différents groupuscules terroristes en présence. Au Soudan, malgré la chute d’Omar el-Béchir en avril 2019 – provoqué par un soulèvement populaire en réponse aux mesures d’austérité exigées par le FMI et appliquées par le régime43 –, plusieurs proches occupent toujours des positions stratégiques. En outre, l’accord signé le 17 août 201944 entre les Forces pour la liberté et le changement – au centre du soulèvement soudanais – et le Conseil militaire de transition – soutenu par l’Arabie Saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis45 – fait craindre un statut quo en comparaison du régime précédent et une relance des politiques néolibérales toujours plus nuisibles aux populations46, populations qui restent néanmoins fortement mobilisées.

Procéder à la répudiation de ces dettes est ainsi une nécessité à la fois historique, économique, sociale et politique au sein de laquelle les populations doivent être parties prenantes. De tels actes pourraient par ailleurs faire tache d’huile sur l’ensemble des processus révolutionnaires en cours dans la région47. Et comme l’ont démontré les économistes Reinhart et Trebesh (ex-FMI), les pays ayant procédé à une répudiation de leur dette ont vu leur situation économique s’améliorer48, leur permettant par exemple de dégager des revenus pour financer les services de base.

L’auteur remercie les membres du réseau CADTM Afrique et international pour leurs relectures et suggestions.

Notes :

1 Voir Milan Rivié, « Nouvelle crise de la dette au Sud », CADTM, 12 août 2019. Disponible à : https://www.cadtm.org/Nouvelle-crise-de-la-dette-au-Sud

2 Voir FMI, “List of LIC DSAs for PRGT-Eligible Countries – As of August 31, 2019”, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

3 Les ratios indiqués ne prennent pas en compte les arriérés. Voir Fiches pays de la Somalie et du Soudan, p.194-195 dans « Perspectives économiques en Afrique 2019 », Banque africaine de développement. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents-publications/perspectives-economiques-en-afrique

4 D’après les données de la Banque mondiale, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : https://databank.banquemondiale.org/source/international-debt-statistics

5 Ibid.

6 AMF signifie « Fonds monétaire arabe », AFESD « Fonds arabe pour le développement économique et social » et BAfD « Banque africaine de développement ».

Voir FMI Country Report No. 19/256. 1er août 2019, p.36 du pdf. Disponible à : https://www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2019/07/30/Somalia-2019-Article-IV-Consultation-Second-Review-Under-the-Staff-Monitored-Program-and-48543

7 Ibid, p.48 du pdf.

9 D’après les données de la Banque mondiale, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : https://donnees.banquemondiale.org/income-level/faible-revenu

10 Voir la description de l’initiative PPTE sur le site du Club de Paris, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : http://www.clubdeparis.org/fr/communications/page/initiative-ppte

11 Voir « Allégement de la dette au titre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) », FMI, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : https://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/hipcf.htm

12 Voir « Perspectives économique en Afrique 2018 », Banque africaine de développement, p.31. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents/document/african-economic-outlook-aoe-2018-99877

13 Voir Christine Lagarde, « IMF Managing Director Christine Lagarde Supports Somalia’s Efforts to Achieve Debt Relief », FMI, 11 avril 2019. Disponible à : https://www.imf.org/en/News/Articles/2019/04/11/pr19114-somalia-imf-managing-director-christine-lagarde-supports-efforts-to-achieve-debt-relief

14 Voir “Boost for Somalia as IMF Boss backs debt relief campaign”, Radio Dalsan, 20 octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.radiodalsan.com/en/2019/10/20/boost-for-somalia-as-imf-boss-backs-debt-relief-campaign/

15 IMF Managing Director Kristalina Georgieva Welcomes Progress Toward Securing a Financing Plan for Debt Relief for Somalia, December 18, 2019. Disponible à : https://www.imf.org/en/News/Articles/2019/12/18/pr19470-somalia-imf-md-welcomes-progress-toward-securing-financing-plan-for-debt-relief

17 Ibid.

18 Voir CADTM International, « La révolution soudanaise est notre honneur ! À bas le conseil militaire de transition ! », 6 juin 2019.

19 Le Soudan et la Somalie ont respectivement cessé de rembourser leur dette extérieure en 1984 et en 1991. Voir notamment “Sudan”, Jubilee Debt Campaign. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/countries/sudan

22 Voir « Accords signés avec le Club de Paris », site internet du Club de Paris, [consulté le 4 novembre 2019]. Disponible à : http://www.clubdeparis.org/fr/traitements

23 Voir “Norway set to Provide Bridging Loan to Somalia”, Radio Dalsan, 11 octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.radiodalsan.com/en/2019/10/11/norway-set-to-provide-bridging-loan-to-somalia/

24 Voir Somalia NGO Consortium, “Debt cancellation for Somalia: The Road to Peace, Poverty and Alleviation and Development”, Policy Brief, p.9. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/5c52b8cfb0d78.pdf

26 Voir Idriss Linge, « Le Soudan reçoit une première tranche d’une aide de 3 milliards $ promise par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis », Agence Ecofin, 10 octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/aide-au-developpement/1010-69983-le-soudan-recoit-une-premiere-tranche-dune-aide-de-3-milliards-promise-par-larabie-saoudite-et-les-emirats-arabes-unis

27 Voir Moutiou Adjibi Nourou, « La France se dit prête à accueillir une conférence internationale pour accompagner la transition soudanaise », Agence Ecofin, 1er octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/politique/0110-69698-la-france-se-dit-prete-a-accueillir-une-conference-internationale-sur-la-dette-soudanaise

28 Voir « Human Development Data (1990-2017), UNDP, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : http://hdr.undp.org/en/data

29 Voir David N. Gibbs, “Realpolitik and Humanitarian Intervention: The Case of Somalia”. International Politics 37: 41-55, mars 2000, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://dgibbs.faculty.arizona.edu/sites/dgibbs.faculty.arizona.edu/files/somalia.pdf

30 Voir Mark Fineman, “The Oil Factor in Somalia: Four American petroleum giants had agreements with the African nation before its civil war began. They could reap big rewards if peace is restored”, Los Angeles Times, 18 janvier 1993, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1993-01-18-mn-1337-story.html

31 Voir Tim Jones, “Vulture funds and governments seek profit from Sudan debt relief”, Jubilee Debt Campaign, 6 décembre 2018, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/blog/vulture-funds-and-governments-seek-profit-from-sudan-debt-relief

32 Voir Raphaël Dupen, « Le groupe BNP Paribas visé par une plainte pour « complicité de génocide » au Soudan », Le Monde, 26 septembre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/26/bnp-paribas-accuse-de-complicite-de-crimes-contre-l-humanite-au-soudan_6013182_3212.html

33 Voir le documentaire de Thomas Lafarge et Xavier Harel, « Dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne », France 3 production, 2018. Disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

35 Voir la base de données du ‘China Africa Research Initiative’, [consultée le 19 novembre 2019]. Disponible à : http://www.sais-cari.org/data

36 Louis-Nino Kansoun, « L’or, le nouveau pétrole du Soudan », Agence Ecofin, 20 mai 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/hebdop1/2005-66285-l-or-le-nouveau-petrole-du-soudan?utm_source=newsletter_10344&utm_medium=email&utm_campaign=ecofin-hebdo-n-079-semaine-du-17-au-24-mai-2019

37 Des gisements pétroliers ont été découverts dès 1952 par des entreprises étasuniennes. Un rapport de la Banque mondiale de 1991 considère par ailleurs que le Soudan et la Somalie ont le potentiel pour devenir les principaux pays producteurs de pétrole au monde.

38 Voir Harun Maruf, “Somalia Readies for Oil Exploration, Still Working on Petroleum Law”, VOA, 13 février 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.voanews.com/africa/somalia-readies-oil-exploration-still-working-petroleum-law

39 Voir Serge Koffi, « Jean-Yves Le Drian en visite au Soudan », Africanews, 17 septembre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://fr.africanews.com/2019/09/17/jean-yves-le-drian-en-visite-au-soudan/

40 Source : OpenStreetMap. Disponible à : https://www.openstreetmap.org/export#map=5/10.034/42.077

41 Voir notamment les cartes de la nouvelle route de la soie : Martin Hart-Landsberg, “A critical look at China’s One Belt, One Road initiative”, 10 octobre 2018.

42 Voir par exemple la Russie via l’article Christophe Châtelot, Véronique Malécot et Francesca Fattori, « Russie-Afrique : quelles réalités derrière les déclarations ? », Le Monde, 22 octobre 2019, [consulté le 5 novembre 2019]. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/22/russie-afrique-quelles-realites-derriere-les-declarations_6016412_3212.html

43 Dans un pays ou près de 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, les Soudanais·es ont ainsi subi un doublement du prix du pain, une augmentation de 30 % du prix de l’essence en parallèle d’une inflation atteignant les 40 %.

44 Voir Léonard Vincent, « Soudan : après la révolution, les grands chantiers du Conseil souverain », RFI, 21 août 2019, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : http://www.rfi.fr/afrique/20190821-soudan-conseil-souverain-economie-rebelles

45 Voir Camille Magnard, « Soudan. L’ombre de Riyad, du Caire et d’Abou Dabi derrière le durcissement des militaires », A l’encontre, 4 juin 2019, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://alencontre.org/afrique/soudan/soudan-lombre-de-riyad-du-caire-et-dabou-dabi-derriere-le-durcissement-des-militaires.html

46 Voir Mohammed Elnaiem et Dr. Mohammed Abdelraoof, “The revolution in Sudan is far from over”, ROAR, 17 août 2019, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://roarmag.org/essays/the-revolution-in-sudan-is-far-from-over/

47 Voir Gilbert Achcar, “More than just a “Spring”: the Arab region’s long-term revolution”, ROAR, 8 novembre 2019, [consulté le 19 novembre 2019]. Disponible à : https://roarmag.org/essays/arab-spring-achcar-interview/

48 Voir C. Reinhart & C. Trebesch, A distant Mirror of Debt, Default and Relief, octobre 2014.

Airbnb et les locations touristiques : quand le logement devient marché

Panneau publicitaire Airbnb situé à proximité d’une autoroute urbaine à San Francisco. © Fonts In Use.

Les locations touristiques rentrent aujourd’hui en concurrence avec le parc locatif traditionnel. Elles menacent la capacité de nombreux ménages à se loger. Assimilant nos foyers à un service marchand ou à un capital à rentabiliser, elles pulvérisent non seulement le droit au logement qui a valeur constitutionnelle depuis 1946 en France, mais dégradent également le sens même du mot « habiter ». Il est temps de les soumettre à des réglementations plus strictes et d’envisager leur interdiction pure et simple dans certains territoires tendus. Cette analyse de Jean Vannière constitue le deuxième volet du dossier du Vent Se Lève consacré au « crépuscule des services publics ».


L’expression nous vient du journal Le Monde, dont on reconnaîtra qu’il n’a pas coutume d’abuser des hyperboles : « Airbnb et les plateformes de location touristique sont en train de cannibaliser le parc de logements des grandes villes », au point d’en priver les ménages les plus vulnérables parmi lesquels étudiants, jeunes actifs et travailleurs précaires[1].

La formule a ses précédents dans la presse. Elle traduit le regard inquiet que la société civile porte sur la façon dont la firme au logo d’abeille pénètre nos pénates et altère le fonctionnement de nos villes. Le New Yorker évoque une « invasion » d’Airbnb à Barcelone et le « règne zénithal d’un nouveau genre de logement barbare au design standardisé, vaguement scandinave »[2]. Le Guardian dénonce un « rapt mondial de nos logements par la firme » [3]. Wired annonce l’« âge du tout-Airbnb » et s’inquiète de la financiarisation du logement qu’augure le modèle économique rentier extractiviste imposé par la multinationale[4].

Airbnb bouleverse les rapports entre l’Homme et le logement. Chose inédite dans l’Histoire, ce dernier cesse d’être une « demeure », c’est-à-dire un lieu de stabilité, de fixation et de repos pour un ménage défini. À la place, il se transforme en un produit « liquide » au sens baumanien du terme, dont l’occupation peut évoluer chaque jour et doit en tout cas être maximisée. Plus encore que le parc locatif traditionnel, le logement devient un capital soumis au calcul maximisateur d’un homo œconomicus davantage torturé par le montant de la rente qu’il va bien pouvoir en extraire. Ironiquement, Le Monde voit dans cet ultime procès de marchandisation du logement l’une des causes de la corrosion des liens familiaux[5]. Force est de constater que bien souvent, les solidarités entre parents, enfants ou membres d’une même fratrie ne résistent pas au fait que le foyer familial se transforme en chambre d’hôtes et qu’il devient obligatoire de booker le droit d’y dormir !

À l’origine, l’utopie Airbnb promettait pourtant l’avènement d’un Homme nouveau, « citoyen du monde ». Sa vision du city-break clés en main nous vendait un cosmopolitisme facile, démocratique et enfin accessible à tous. Elle était vantée par une formule commerciale vaporeuse, qui fleurait déjà bon l’oxymore : « belong anywhere » (chez soi partout dans le monde). Le grand rêve suggéré par Airbnb nous fit oublier qu’en ce bas monde, l’Homme est un être fait de chair et de stases. Il a besoin d’un chez-soi bien à lui. Icare finit donc par brûler les ailes de son EasyJet. L’orgueilleux mirage libéral – et léger délire de toute-puissance – du any place, d’un Homme abstrait des frontières terrestres et de tout ancrage et nécessité matériels se dissipa. Il laissa place au cauchemar du no sense of place (nulle part chez soi).

Mark Wallinger, The World Turned Upside Down. © The LSE Library.

Airbnb abîme l’Homme, son habitat et son écologie. La plateforme ne se contente pas de désenchanter le voyage en l’intensifiant et en l’économicisant à outrance. Elle neutralise également le sens du lieu, du foyer, de l’accueil et de la citoyenneté. Les locataires-clients sont réduits à l’état d’enfants-consommateurs de mobilité et de tourisme[6] — de nos jours, l’expression anglaise « travel addict » traduit l’état de manque produit par cette industrie — ou de simples « particules »[7] circulant comme un fluide entre halls d’aéroports et autres non-lieux d’un espace mondial horizontal, réticulaire et hors-sol[8] [9]. Les ménages amenés à placer leur domicile en location, eux, sont consumés par la violence d’un calcul utilitariste qui pénètre leurs vies intimes. Consumés par la question de savoir comment faire un maximum d’argent avec leur domicile.

Le logement français, proie de choix des locations touristiques

Les plateformes de location touristique — Airbnb en tête, mais en fait également Booking, Abritel, HomeAway ou Le Bon Coin — ont déjà réussi à s’emparer d’une part significative du parc locatif de nos métropoles. En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix plus grandes aires métropolitaines de France (Paris, Marseille, Lyon, Nice, Montpellier, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Bordeaux et Lille), soit 25% de plus que l’offre hôtelière traditionnelle qui ne comptait plus que 260 000 logements disponibles en 2018 selon l’INSEE, et dont le volume d’activité ne cesse de décliner depuis 2015 dans ces grandes villes[10].

En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix principales métropoles de France.

Il faut dire que la firme a tous les arguments pour convaincre les ménages occupants de céder à ses sirènes, à commencer par un modèle économique tentateur ! Selon une étude de Meilleurs Agents et du JDN effectuée en 2016, toutes choses égales par ailleurs, les locations Airbnb rapportent en moyenne 2,6 fois plus par mois que la location classique en France[11]. L’écart de rentabilité se creuse de façon encore bien plus considérable dans les quartiers qui constituent le cœur battant du nouveau marché mondial de la location touristique. La base de données AirDNA et le site d’Airbnb ont par exemple permis de constater des écarts de niveaux de loyers supérieurs à cinq par rapport à ceux pratiqués au mois par le secteur locatif traditionnel dans des quartiers prestigieux comme le Marais, la Place Vendôme (Paris), les Allées de Tourny (Bordeaux) ou la Place Gutenberg (Strasbourg)[12].

Listings Airbnb à Strasbourg, dans la Grande Île, autour du TGI et à la Krutenau. © AirDNA.

Le marché immobilier français constitue ainsi une proie de choix pour les plateformes de locations touristiques. Avec un volume de chiffre d’affaires de 11 milliards de dollars en 2018, l’Hexagone représente d’ailleurs le deuxième marché national d’Airbnb, juste derrière les États-Unis. Toujours selon la plateforme, c’est également le marché national de grande taille en plus forte progression en termes de volume de logements nouvellement mis en location, devant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Cette croissance insolente est confirmée par l’INSEE, qui a enregistré une centaine de millions de nuitées dans des logements loués via les plateformes internet en 2018 en France, et une progression de respectivement 25%, 19% et 15% de ce nombre de nuitées en 2016, 2017 et 2018[13] — soit de plus de 70% en trois ans.

Le Carrousel Disney dans la métropole

Déjà météorique, la croissance d’Airbnb est encore plus fulgurante et retorse dans les grandes métropoles. Selon le New Yorker, 20 millions de touristes prennent désormais d’assaut Barcelone chaque année grâce à ces plateformes[14]. Le Guardian et Inside Airbnb relèvent quant à eux qu’avec plus de 65 000 logements mis en location touristique sur la plateforme, Paris occupe la deuxième place mondiale — derrière Londres et ses 80 000 logements — des villes proposant le plus d’annonces de locations touristiques Airbnb, fin octobre 2019[15] [16]. Selon Le Monde, Paris est même de loin première du classement si le nombre d’annonces est rapporté au nombre total de logements du parc résidentiel. 3,8% du parc parisien est actuellement proposé en permanence à la location via Airbnb, contre 1,5% à Rome et 1,2% à Londres[17].

À Paris, ce sont plus de 35 000 logements qui ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les seules plateformes Airbnb et HomeAway[18]. Selon les données compilées par AirDNA, en 2019, 75 000 logements parisiens sont désormais mis en location sur leurs sites internet, dont 35 000 plus de quatre mois par an[19]. On peut dès lors considérer qu’ils perdent leur vocation résidentielle[20] [21]. Ce sont donc autant de logements qui sont officiellement transformés en logements occasionnels, résidences secondaires ou logements vacants aux yeux de la typologie des fichiers logement de l’INSEE, dont la typologie ne prend pas encore en compte correctement le phénomène et est malheureusement incapable de quantifier son ampleur et sa gravité[22].

À Paris, plus de 35 000 logements ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les plateformes Airbnb et HomeAway.

Plus encore que Paris cependant, ce sont les grandes métropoles provinciales qui sont les premières victimes de la vampirisation d’Airbnb. Déjà en 2018, selon Le Monde, le pourcentage du parc immobilier des communes de Bordeaux (3,7%), Strasbourg (3,4%) et Nantes (3,1%) mis en location à l’année sur Airbnb était bien supérieur à celui de Paris (2,5%). Ces chiffres peuvent paraître modérés. Ils masquent cependant une réalité bien plus prononcée. Contrairement à l’Allemagne ou à la Suisse, en France, le parc locatif ne représente qu’une minorité — un tiers — du parc de logements[23]. Certes, dans le cœur des grandes métropoles, ce pourcentage est plus élevé. Néanmoins, si l’on tient compte du statut d’occupation, c’est en fait une part bien plus considérable du parc locatif qui est préemptée par les locations touristiques. Il avoisine les 8% à Bordeaux.

Listings Airbnb à Bordeaux, de Saint-Michel aux Allées de Tourny. © AirDNA.

Le phénomène est encore plus spectaculaire si l’on considère également les logements qui ont été occasionnellement proposés à la location sur Airbnb au cours de l’année. Selon les chiffres de l’Observatoire Airbnb, une plateforme internet de diffusion de données sur le développement des locations touristiques fondée par Matthieu Rouveyre, élu PS bordelais, 6,5% du parc de logements de la commune de Paris et environ 15% de son parc locatif ont fait l’objet d’au moins un listing au cours de l’année. À Bordeaux, c’est le cas de 9,3% du parc de logements et un peu moins de 20% du parc locatif[24].

Quand le Marché prive les ménages d’un logement

Cette préemption du parc locatif par les plateformes de locations touristiques est en large partie responsable de la hausse accélérée de la construction de nouveaux logements dans les principales métropoles, confrontées à une demande en état d’insatisfaction chronique et dévoreuse de foncier. Ce phénomène est à l’origine du paradoxe suivant : celui d’une augmentation récente très nette du nombre de mises en chantier de bâtiments à usage résidentiel dans les grandes métropoles au cours des dernières années, bien supérieure à ce qui pourrait être expliqué par leur croissance démographique modérée ou même la réduction de la taille de leurs ménages, certes plus gourmands en logements[25]. En clair, nos villes continuent de se bétonner et de s’étendre, certes parce que le nombre de m² occupés par individu continue de croître, mais aussi parce qu’elles laissent libre cours à la voracité d’usages superfétatoires du logement — location touristique, augmentation de la vacance de logements dégradés et d’un parc immobilier de prestige laissé vacant durant la majeure partie de l’année, etc[26].

Touristes maniant un selfie stick sur l’Esplanade du Trocadéro à Paris. © Associated Press.

Mort sociale des quartiers « prime »

La vampirisation d’Airbnb est à géométrie — et géographie — variable. Elle cache des situations bien plus sévères dans certaines métropoles et certains quartiers spécifiques. Les locations Airbnb étant ultra-concentrées géographiquement et majoritairement destinées à des individus seuls ou en couple, elles préemptent en premier lieu les plus petits[27] et les plus beaux logements des quartiers dits « prime », ces quartiers hyper-centraux et touristiques des grandes métropoles — pour reprendre l’expression consacrée par le secteur immobilier anglo-saxon — situés à proximité immédiate des principaux monuments historiques de la ville en question. Or, c’est précisément ce type de logement qui est déjà concerné par la plus forte tension, dans un contexte conjoint de métropolisation de la population française et de réduction de la taille moyenne des ménages, davantage demandeurs de petits logements. Selon l’INSEE, ce phénomène s’accélère d’ailleurs depuis 2015 en France[28].

Ainsi, les données de la base AirDNA font apparaître que des quartiers comme les Allées de Tourny, Bourse-Parlement, les Capucins (Bordeaux), Euralille, les abords de Notre-Dame-de-la-Treille (Lille), les pentes de la Croix-Rousse, Fourvière (Lyon), le Vieux-Port, le Panier (Marseille), Sainte-Anne, Saint-Roch (Montpellier), Bouffay (Nantes), le Vieux-Nice, Jean-Médecin, le Carré d’Or (Nice), la Butte Montmartre, le Sentier, le Marais, Saint-Michel, Odéon, Vendôme (Paris), le Parlement de Bretagne, Saint-Pierre-Saint-Sauveur (Rennes), le Carré d’Or, la Place Gutenberg (Strasbourg)[29], les Carmes, le Capitole et Matabiau (Toulouse) sont particulièrement touchés. À Paris, les 2e, 3e et 4e arrondissements constituent l’épicentre historique du phénomène, au point où une association de riverains tente de sensibiliser l’opinion publique sur ses implications locales délétères depuis déjà trois ans[30].

Dans les rues de certains quartiers, 50% du parc locatif et la quasi-totalité des petits logements sont déjà phagocytés par les locations touristiques.

Concernant l’identité de la personne physique ou morale propriétaire qui met en location touristique ces logements et le nombre de logements qu’elle détient, on observe également un niveau de concentration parfois extrême. Selon une étude menée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) et des étudiants de Sciences Po, la majorité des logements parisiens mis en location sur Airbnb dans les secteurs de l’Île Saint-Louis, du Marais, du Sentier, du Quartier Latin ou de l’Odéon est détenue par des multi-propriétaires qui possèdent plusieurs autres biens immobiliers[31].

Listings Airbnb à Paris, de l’Hôpital Saint-Louis à l’Odéon. © AirDNA.

Monopoly n’est donc plus seulement un jeu de société. Un phénomène pyramidal de concentration du logement locatif est à l’œuvre dans nos villes. Il a notamment été décrit par Saskia Sassen[32]. À son sommet, quelques Thénardier et surtout beaucoup de multi-propriétaires abrités derrière des sociétés civiles immobilières gèrent plusieurs dizaines de baux locatifs chacun, transformant le cœur des beaux quartiers des grandes métropoles en un vaste domaine néo-féodal. C’est ce qu’a pu constater la revue Wired, en enquêtant sur la formation d’un empire locatif illégal de 43 logements à New York, qui s’étendait d’Astoria à Harlem en passant par l’Upper East Side. Ce dernier a généré cinq millions de dollars de revenus en quatre ans. Ses gestionnaires avaient également acquis des participations dans d’autres réseaux de locations touristiques aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en France, en Suisse, en République Tchèque et à Singapour[33]. Ces révélations rendent l’affirmation des dirigeants d’Airbnb, selon laquelle la plateforme serait « utilisée par des ménages mono-propriétaires, ayant occasionnellement recours à la location touristique afin de générer des compléments de revenus pour améliorer leurs fins de mois »[34] un brin malhonnête.

La concurrence économique et le pouvoir d’exclusion que le marché de la location touristique exerce sur le parc locatif traditionnel s’intensifie donc particulièrement dans les cœurs des grandes métropoles, et surtout depuis 2015. À cette date, le nombre de logements mis en location touristique sur Airbnb dans le parc de leurs communes-centre n’a cessé de bondir. En seulement un an, de mai 2016 à mai 2017, il a augmenté de 120% à Bordeaux et Nantes, 80% à Montpellier, 60% à Lyon et Strasbourg, 50% à Marseille, 40% à Lille et 30% à Paris[35].

Extension du domaine du Marché

La location touristique en vient même à s’attaquer, de façon totalement illégale, au parc social. Principales organisations du monde HLM en France, l’Union Sociale pour l’Habitat (USH) et sa division francilienne (AORIF) ont dernièrement enjoint Airbnb, Le Bon Coin et De Particulier À Particulier (PAP) à lutter plus efficacement contre les mises en location de logements HLM sur leurs plateformes, tant celles-ci se sont multipliées[36] [37]. En France, une telle pratique est pourtant explicitement interdite par la loi[38]. Des locataires ont d’ailleurs été assignés en justice par des bailleurs sociaux comme la Régie Immobilière de la Ville de Paris (RIVP), et condamnés pour avoir proposé leur logement social à la location[39] [40].

La location touristique en vient même à s’attaquer illégalement au parc social. Les mises en location de HLM sur les plateformes se sont multipliées.

Les propos de Jean-Louis Dumont, directeur de l’USH, s’éclairent dès lors d’un sens nouveau. Selon lui, « le logement, notamment à Paris et dans les grandes agglomérations, devient un sujet de plus en plus préoccupant pour des dizaines de milliers de familles. À ce titre, il ne doit pas être possible de le percevoir comme un bien de consommation comme un autre. Le logement, et particulièrement le logement social, ne doit pouvoir faire l’objet d’une marchandisation qui va à l’encontre non seulement des règles, mais aussi de la morale »[41].

Vaines paroles ? La vampirisation du parc locatif provoquée par les locations touristiques Airbnb devient en tout cas un enjeu réglementaire primordial pour les grandes métropoles françaises, mais aussi pour l’État. Depuis le 1er décembre, un décret et un arrêté parus les 30 et 31 octobre derniers, pris en application de la loi ÉLAN du 23 novembre 2018[42], obligent certes les différentes plateformes internet à transmettre une fois par an aux services de 18 communes françaises, la liste des annonceurs qui mettent des logements en location sur leur territoire[43] [44].

Cependant, les dispositions prévues par ces textes de loi sont décevantes, pour ne pas dire illisibles et complaisantes envers les plateformes et les propriétaires de logements mis en location touristique. Elles exigent des gestionnaires qu’ils ne transmettent les données relatives à leurs activités qu’une fois par an — au lieu de trois, comme certaines collectivités locales l’avaient initialement exigé —, et brisent ainsi les capacités réglementaires locales des collectivités en leur interdisant explicitement de procéder à davantage de contrôles, et n’obligent pas les gestionnaires à renseigner le nom de la plateforme en ligne sur laquelle ils ont posté leur annonce.

Ces textes de loi paralysent donc, plutôt qu’ils ne les organisent, de véritables moyens d’encadrement et de réglementation pour les collectivités. Ces dernières ne seront pas en mesure de mener une politique de contrôle efficace. Débordés, leurs agents seront réduits à mener leurs enquêtes par eux-mêmes, épluchant alla mano les sites internet de chaque plateforme de location touristique afin d’espérer y dénicher les logements mis illégalement en location. Selon Ian Brossat, adjoint à la Maire de Paris, cette reculade ne peut être expliquée que par les activités de lobbying menées par les plateformes auprès des parlementaires de la majorité LREM[45].

Pire encore, à travers l’extension du domaine de la concurrence, l’Union européenne contribue également à ce que ses États-membres soient dans l’incapacité technique et juridico-légale d’organiser toute politique de réglementation adéquate concernant les locations touristiques. Le 30 avril dernier, Maciej Szpunar, avocat général près la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), a par exemple estimé qu’Airbnb ne devait pas être soumis aux dispositions de la loi Hoguet, rejetant ainsi la plainte d’un justiciable français selon lequel la plateforme Airbnb devrait être soumise aux mêmes obligations légales, comptables et fiscales que les entreprises du secteur de l’intermédiation immobilière en France (agents immobiliers, administrateurs syndics)[46]. Depuis le siège social de sa division EMEA sis en Irlande afin d’échapper aux fiscs nationaux, Airbnb a même osé se fendre d’un communiqué réagissant à la décision de justice, poussant le vice jusqu’à s’en féliciter publiquement[47].

Outre-Atlantique, au nom du respect du Quatrième amendement[48], un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, révélateur de la toute puissance actuelle de ce que Thomas Piketty nomme l’« idéologie propriétariste » [49], a quant à lui défait un arrêté municipal de la Ville de New York qui enjoignait aux gestionnaires de locations touristiques de renseigner un ensemble d’informations sur leur logement et l’identité de leurs locataires. Un des arguments motivant l’arrêt était qu’une telle mesure serait « de nature vexatoire envers les propriétaires »[50]. L’idéologie propriétariste si puissante dans notre pays, consacrée par la Révolution française et l’époque napoléonienne, permet d’expliquer pourquoi le Ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, a récemment déclaré qu’il était inenvisageable de remettre en question les caractéristiques élémentaires de ce droit sanctuarisé, « le plus absolu » au terme de l’article 544 du Code civil[51] [52].

Arrêter l’hémorragie des villes, moraliser l’usage du logement

Malgré ces revers juridico-légaux et politiques, partout dans le monde, la résistance s’organise. Les municipalités ont fini par comprendre qu’elles ne peuvent attendre d’obtenir un imprimatur de leur gouvernement ou des institutions européennes pour mettre en œuvre les réglementations nécessaires à la protection du droit au logement et à la vie digne de leurs résidents[53]. Or, quand il s’agit de réglementer, ces dernières sont tout sauf dénuées d’inventivité.

Londres, Madrid, Seattle et San Francisco ont instauré une limite maximale initiale de cent vingt jours — dernièrement abaissée à quatre-vingt-dix jours à San Francisco — annuels durant lesquels un hébergeur peut mettre à disposition son appartement sur un site de location touristique[54] [55]. À Amsterdam, c’est seulement soixante jours, bientôt trente, et les contrevenants s’exposent à 12 000 euros d’amende[56]. À New York, jusqu’à la dite décision de la Cour suprême, il était illégal de louer un logement entier en dessous de trente jours consécutifs et une loi votée en 2016 y punissait les annonces non-conformes de 7 500 dollars d’amende[57]. Santa Barbara (États-Unis, Californie) a réintroduit la même réglementation, qui n’a jusqu’alors pas encore été invalidée par la Cour. Berlin interdit de louer sur une courte durée plus de 50% de la surface disponible d’un même appartement, sous peine de devoir s’acquitter d’une coquette pénalité de 100 000 euros[58]. En 2012, Barcelone rend obligatoire la possession d’une licence délivrée par la municipalité afin d’obtenir le droit d’avoir recours aux locations touristiques. À partir de 2014, leur délivrance est gelée dans le centre-ville et les loueurs irréguliers contrevenants s’exposent à 30 000 euros d’amende. Enfin, en 2017, ce gel est institutionnalisé, étant indéfiniment prolongé et rendu légalement opposable par les documents d’urbanisme de la ville, comme le PEUAT (« Plan Especial Urbanístico de Alojamiento Turístico »)[59] [60] [61] [62].

Dans plusieurs villes américaines (Chicago, La Nouvelle-Orléans, Santa Monica, Oxnard) et italiennes (Bergame, Bologne, Catane, Florence, Gênes, Lecce, Lucques, Milan, Naples, Rome, Palerme, Parme, Rimini, Sienne, Turin), le site d’Airbnb informe qu’une taxe est levée par les autorités locales pour chaque nuitée touristique. Toujours à Santa Monica et Oxnard (États-Unis, Californie), il est également obligatoire de posséder une licence, dont la délivrance a récemment été gelée. À Los Angeles, depuis 2018, il faut payer une taxe-malus annuelle de 850 dollars pour avoir le droit de louer son logement plus de 120 jours par an[63]. En cette même année, il devient purement et simplement interdit d’avoir recours aux locations touristiques de courte durée à Palma de Majorque[64] [65] et Vienne, les contrevenants s’exposant à une amende de 50 000 euros dans la capitale autrichienne. Il en sera de même à Jersey City (États-Unis, New Jersey) et Valence (Espagne) l’année prochaine[66]. Enfin, pas plus tard que le 1er décembre dernier, Boston (États-Unis, Massachussetts) a interdit la sous-location touristique et la location par des propriétaires occupant leur logement moins de neuf mois par an.

En France aussi, il y a urgence à agir localement afin de limiter les effets de la location touristique sur la muséification et la destruction du tissu social de nos villes. Les cœurs des métropoles françaises sont en effet victimes d’une hémorragie démographique. À Paris, pour réemployer l’aphorisme parlant d’Ian Brossat, « on remplace désormais des habitants par des touristes »[67]. La ville se vide de ses classes moyennes[68]. Selon l’INSEE elle perd plus de 10 000 habitants chaque année sans interruption depuis 2011. L’intervention réglementaire des municipalités se devra donc d’être juste, morale et sans doute radicale. Ian Brossat suggère d’ailleurs d’interdire purement et simplement la location d’appartements entiers dans les quatre premiers arrondissements de Paris[69].

Surtout, il faut réaffirmer la puissance du droit public et notamment du droit au logement, qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946[70]. Ré-imprégner ces derniers de la notion d’interdit plutôt que celle d’efficacité économique, voilà l’enjeu. Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il ne doit jamais le devenir. Face au vide et à l’insécurité juridiques dans lesquels le Législateur plonge, et à la toute puissance du désir individuel de surconsommation servicielles que le Marché développe, il est urgent d’opposer un cadre juridico-légal clair et lisible, des réglementations strictes et surtout un souci moral de justice sociale à ce nouvel espace de négoce que les plateformes de location touristique souhaiteraient créer[71].

Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il faut réaffirmer le droit au logement qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946.

En l’absence actuelle de l’État, les collectivités locales devraient au moins essayer de se charger de cette ambitieuse mission, dans la limite de leurs moyens techniques et réglementaires. Parce que, pour reprendre l’expression du journal britannique The Conversation, Airbnb « fait souffrir nos villes »[72], elles doivent imaginer dès à présent les instruments qui permettront d’interdire ou de limiter l’hyper-marchandisation du logement, afin de garantir l’accès de chacun à ce dernier.

« Less Tourists, More Refugees », slogan mural populaire apposé le 5 décembre 2019 lors d’une manifestation syndicale dans la rue de la Hache à Strasbourg. © Jean Vannière.

Comme le disait Karl Polanyi, économiste austro-hongrois en exil à Londres en 1944, témoin lucide de la déshumanisation produite par le libéralisme classique et l’extension du domaine du Marché qui précéda la dévastation des sociétés européennes à partir des années 1930, il faut « placer la terre, et tout ce qu’elle renferme de nécessaire à la subsistance de l’Homme, hors de la juridiction et de l’emprise du Marché »[73]. Le monde doit donc être rendu « indisponible » au Marché, pour reprendre le terme à la mode dernièrement conçu par Hartmut Rosa ; c’est-à-dire au désir de l’Homme et au pouvoir de prédation dont il faut lucidement reconnaître que ce dernier renferme. Une telle entreprise de mise en indisponibilité commence par le logement [74].


[1] Le Monde. Immobilier : « Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes ». 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[2] The New Yorker. « The Airbnb Invasion of Barcelona ». 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[3] The Guardian. Technology : « How Airbnb took over the world ». 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[4] Wired. « Welcome to the Airbnb for Everything Age ». 10 mars 2019. https://www.wired.com/story/airbnb-for-everything/

[5] Le Monde. « Quand Airbnb sème la zizanie dans la famille ». 27 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2019/09/27/quand-airbnb-seme-la-zizanie-dans-la-famille_6013319_4497916.html

[6] Libération. « Airbnb : l’enfer, c’est les hôtes ». 26 juin 2020. https://www.liberation.fr/france/2020/06/26/airbnb-l-enfer-c-est-les-hotes_1792558

[7] Consulter à ce sujet :

1. LSE Podcast. Wendy Brown: « When Firms Become Persons and Persons Become Firms ». 9 juillet 2015. https://www.youtube.com/watch?v=eHvGsKXqL8s

2. Wendy Brown (2015). Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution. Princeton : Princeton University Press.

[8] Consulter à ce sujet :

1. The New York Times. Thomas Friedman: « It’s a Flat World After All ». 3 avril 2005. https://www.nytimes.com/2005/04/03/magazine/its-a-flat-world-after-all.html

2. Thomas Friedman (2005). The World is Flat. New York: Farrar, Strauss and Giroux.

3. The New York Times. Thomas Friedman: « Coronavirus Shows How Globalization Broke the World ». 30 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/30/opinion/sunday/coronavirus-globalization.html

[9] Consulter à ce sujet :

1. Gilles Deleuze, Félix Guattari (1980 [2013]). Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie. Paris: Minuit.

2. Manuel Castells (2004). The Network Society. A cross-cultural perspective. Londres: Edward Elgar.

3. Jan Van Dijk (2005). The Deepening Divide: Inequality in the Information Age. Londres: Sage Publications.

[10] INSEE. Capacité des communes en hébergement touristique entre 2013 et 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2021703

[11] Consulter les articles suivants sur l’étude du JDN et de Meilleurs Agents :

1. JDN. A Paris, la location Airbnb rapporte 2,6 fois plus que la location classique. 30 mars 2016. https://www.journaldunet.com/economie/immobilier/1175834-location-airbnb-versus-location-classique/

2. Meilleurs Agents. La location Airbnb est-elle vraiment plus rentable que la location classique? 31 mars 2016. https://www.meilleursagents.com/actualite-immobilier/2016/03/etude-rentabilite-location-saisonniere-airbnb/

[12] AirDNA. https://www.airdna.co

[13] Consulter à ce sujet :

1. INSEE. Les logements touristiques de particuliers loués via internet séduisent toujours. INSEE Focus n°158. 18 juin 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4172716

2. INSEE. La location de logements touristiques de particuliers par internet attire toujours plus en 2017. INSEE Focus n°133. 21 novembre 2018. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3646406

3. INSEE. Les logements touristiques de particuliers proposés par internet. INSEE Analyses n°33. 22 février 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2589218

[14] The New Yorker. The Airbnb Invasion of Barcelona. 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[15] Inside Airbnb : adding data to the debate. http://insideairbnb.com

[16] The Guardian. Technology : How Airbnb took over the world. 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[17] Le Monde. Immobilier : comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[18] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[19] AirDNA. https://www.airdna.co

[20] En France, selon la loi, un logement est considéré comme étant une résidence principale quand son occupant y réside plus de huit mois par an.

Consulter : Légifrance. Loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi ALUR. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?cidTexte=JORFTEXT000028772256&idArticle=JORFARTI000028772281&categorieLien=cid

[21] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[22] INSEE. Documentation fichier détail : Logement. 22 octobre 2019. https://www.insee.fr/fr/information/2383228

[23] Commissariat Général à l’Égalité des Territoires (CGET). « Le parc de logements ». Fiche d’analyse de l’Observatoire des territoire 2017. https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/observatoire-des-territoires/sites/default/files/Fiche-OT-le%20parc%20de%20logements_0.pdf

[24] Observatoire National Airbnb. http://observatoire-airbnb.fr

[25] Rue89 Strasbourg. Pourquoi Strasbourg construit plus que dans les années 1990 et pour qui? https://www.rue89strasbourg.com/enjeux2020-strasbourg-construction-logement-betonisation-163841

[26] Au sujet du développement de la vacance dans l’immobilier de prestige des grandes métropoles, consulter les articles suivants du journal britannique The Guardian :

1. The Guardian. Super-tall, super-skinny, super-expensive: the “pencil towers” of New York’s super-rich. 5 février 2019. https://www.theguardian.com/cities/2019/feb/05/super-tall-super-skinny-super-expensive-the-pencil-towers-of-new-yorks-super-rich

2. The Guardian. London property prices blamed for record exodus. 28 juin 2018. https://www.theguardian.com/money/2018/jun/28/london-property-prices-blamed-for-record-exodus

3. The Guardian. Ghost towers : half of new-build luxury London flats fail to sell. 26 janvier 2018. https://www.theguardian.com/business/2018/jan/26/ghost-towers-half-of-new-build-luxury-london-flats-fail-to-sell

4. The Guardian. The London skyscraper that is a stark symbol of the housing crisis. 24 mai 2016. https://www.theguardian.com/society/2016/may/24/revealed-foreign-buyers-own-two-thirds-of-tower-st-george-wharf-london

[27] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi ?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

Pour information, à Paris, plus de 87% des logements loués à l’année sont des petits surfaces (40m² ou moins), contre 12% dans le parc immobilier français.

[28] INSEE. Des ménages toujours plus nombreux, toujours plus petits. 28 août 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3047266

[29] AirDNA. https://www.airdna.co

[30] Aux Quatre Coins du Quatre, association du 4e arrdt. de Paris. Colloque du 18 mars 2017. Les locations saisonnières dans le 4e arrondissement : une désertification invisible? https://www.api-site.paris.fr/mairies/public/assets/2017%2F7%2FRapport%20du%20colloque%20du%2018%20mars%202017.pdf

[31] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[32] Consulter à ce propos :

1. Saskia Sassen (2014). Expulsions: Brutality and Complexity in the Global Economy. Cambridge: Harvard University Press.

Sassen ré-exploite la lecture d’Engels de la propriété privée, en tant qu’instrument d’extraction de valeur mis en œuvre par la bourgeoisie avec l’aide des institutions d’État (droit de la propriété, etc.). Elle la complète et la modifie cependant, indiquant qu’à l’heure de la mondialisation financière, cette dernière tend à s’émanciper progressivement et partiellement du cadre géographique et des nécessités juridico-légales de l’État, formant une « global bourgeoisie » en capacité d’abstraire son existence et la circulation des chaînes de valeur qu’elle met en place des frontières nationales. Au sujet de l’extractivisme mis en œuvre par les professions financières et para-financières (« FIRE economy ») dans les « global cities », Sassen ré-exploite implicitement le concept d’ « extraction de survaleur » développé par Marx dans le Capital.

Consulter notamment :

– Karl Marx (1867[1972]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1878[1963]). Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

2. Housing Europe. Saskia Sassen : “The ‘housing question’ is no longer simply about housing”. 28 mai 2019. http://www.housingeurope.eu/resource-1280/the-housing-question-is-no-longer-simply-about-housing

3. The Guardian. Saskia Sassen : “Who owns our cities — and why this urban takeover should concern us all”. 24 novembre 2015. https://www.theguardian.com/cities/2015/nov/24/who-owns-our-cities-and-why-this-urban-takeover-should-concern-us-all

4. LSE Cities, LSE Urban Age. Saskia Sassen: “The Politics of Equity: Who owns the city?”. 9 décembre 2015. https://www.youtube.com/watch?v=UAQuyizBIug

5. Librarie Mollat. Interview de Saskia Sassen. 13 février 2016. https://www.youtube.com/watch?v=7qApjsjig0w

6. Saskia Sassen. On New Geographies of Extraction. 29 janvier 2018. https://www.youtube.com/watch?v=ChPgXnldEnw

[33] Wired. How Nine People Built an Illegal $5 Million Airbnb Empire in New York. 24 juin 2019. https://www.wired.com/story/how-9-people-built-illegal-5m-airbnb-empire-new-york/

[34] Le Monde. Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[35] Le Monde. Comment Airbnb a investi Paris et l’hyper-centre des grandes villes. 24 août 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/paris-et-les-hypercentres-des-grandes-villes-le-business-lucratif-d-airbnb-en-france_5168623_4355770.html

[36] Consulter les communiqués suivants de l’Union Sociale pour l’Habitat à ce sujet :

1. Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

2. Union Sociale pour l’Habitat. Non à la sous-location touristique des logements sociaux. 15 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/actualites/non-la-sous-location-touristique-des-logements-sociaux

[37] Consulter à ce sujet :

1. Caisse des Dépôts et Consignations (Banque des Territoires). L’USH et l’AORIF somment les plateformes de location meublée d’informer les locataires HLM sur les risques encourus. 7 novembre 2019. https://www.banquedesterritoires.fr/lush-et-laorif-somment-les-plateformes-de-location-meublee-dinformer-les-locataires-de-hlm-sur-les

2. Les Échos. Le monde HLM somme Airbnb et consorts de tout faire pour ne pas sous-louer de logements sociaux. 5 novembre 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/le-monde-hlm-somme-airbnb-et-consorts-de-tout-faire-pour-ne-pas-sous-louer-de-logement-social-1145476

[38] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[39] T.I. Paris, 15ème arrdt., jugement du 9 mai 2017. Régie Immobilière de la Ville de Paris / Madame X.

[40] Le Monde. Elle sous-loue son HLM via Airbnb. 29 juin 2017, mis à jour le 4 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/vie-quotidienne/article/2017/06/29/elle-sous-loue-son-hlm-via-airbnb_6004435_5057666.html#more-20296

[41] Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

[42] Légifrance. Loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037639478&categorieLien=id

[43] Légifrance. Décret n°2019-1104 du 30 octobre 2019 pris en application des articles L.324-1-1 et L. 324-2_1 du code du tourisme et relatif aux demandes d’information pouvant être adressées par les communes aux intermédiaires de location de meublés de tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039296575&categorieLien=id

[44] Légifrance. Arrêté du 31 octobre 2019 précisant le format des tableaux relatifs aux transmissions d’informations prévues par les articles R. 324-2 et R. 324-3 du code du tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=F0591D567CB8D0FBDEA7A16B55C3F39C.tplgfr35s_1?cidTexte=JORFTEXT000039309243&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id&idJO=JORFCONT000039309097

[45] Le Monde. Le gouvernement recule sur les obligations de transparence des plateformes de locations touristiques. 14 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/14/le-gouvernement-recule-sur-les-obligations-de-transparence-des-plateformes-de-locations-touristiques_6019117_3224.html

[46] European Court of Justice. According to Advocate General Szpunnar, a service such as that provided by the Airbnb portal constitutes an information society service. 30 avril 2019. https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2019-04/cp190051en.pdf

[47] Consulter à ce sujet :

1. The Guardian. Airbnb should be seen as a digital service provider, ECJ advised. 30 avril 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/apr/30/airbnb-should-be-seen-as-a-digital-service-provider-ecj-advised

2. Airbnb UK Ltd: company details. https://www.airbnb.co.uk/about/company-details

3. Airbnb France SA : coordonnées de l’entreprise. https://www.airbnb.fr/about/company-details

[48] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[49] United States National Constitution Center. Fourth Amendment. https://constitutioncenter.org/interactive-constitution/amendment/amendment-iv

[50] Thomas Piketty (2019). Capital et Idéologie. Paris: Seuil.

[51] Consulter à ce sujet :

1. Légifrance. Code Civil, article 544. https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006428859&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=18040206

2. Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

3. Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

[52] Consulter à ce sujet :

1. Le Parisien. Julien Denormandie : « Autant de logements vacants dans notre pays, c’est inacceptable ». 10 février 2020. https://www.leparisien.fr/economie/julien-denormandie-autant-de-logements-vacants-dans-notre-pays-c-est-inacceptable-10-02-2020-8256510.php

2. Le Monde. Le gouvernement veut réduire le nombre de logements inoccupés. 10 février 2020. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/10/le-gouvernement-veut-reduire-le-nombre-de-logements-inoccupes_6029088_3224.html

[53] Gemeente Amsterdam. Press release : « Cities alarmed about European protection of holiday rental ». https://www.amsterdam.nl/bestuur-organisatie/college/wethouder/laurens-ivens/persberichten/press-release-cities-alarmed-about/

[54] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[55] El País in English. Madrid adopts rules that will shut down over 10,000 holiday apartments. 27 mars 2019. https://elpais.com/elpais/2019/03/27/inenglish/1553702152_849878.html

[56] France Inter. Airbnb : comment les villes organisent la résistance à travers le monde. 19 novembre 2019. https://www.franceinter.fr/societe/airbnb-comment-les-villes-organisent-la-resistance-a-travers-le-monde

[57] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[58] The Guardian. Berlin ban on Airbnb rentals upheld by city court. 8 juin 2016. https://www.theguardian.com/technology/2016/jun/08/berlin-ban-airbnb-short-term-rentals-upheld-city-court

[59] CityLab. How Barcelona is limiting its Airbnb rentals. 6 juin 2018. https://www.citylab.com/life/2018/06/barcelona-finds-a-way-to-control-its-airbnb-market/562187/

[60] El País. Barcelona prohibe nuevos pisos turísticos a la espera de la regulación del Govern. 15 novembre 2019. https://elpais.com/ccaa/2019/11/15/catalunya/1573822393_796751.html

[61] El País. Barcelone aprueba la norma que prohíbe abrir nuevos hoteles en el centro. 28 janvier 2017. https://elpais.com/economia/2017/01/27/actualidad/1485508289_914165.html

[62] La Vanguardia. Barcelona pide a Airbnb que retire 2.577 pisos turísticos ilegales de su web. 23 mai 2018. https://www.lavanguardia.com/local/barcelona/20180523/443786171972/barcelona-lista-ilegales-airbnb.html

[63] Los Angeles City Planning Department. Home-Sharing Ordinance. 11 décembre 2018. https://planning.lacity.org/ordinances/docs/HomeSharing/adopted/FAQ.pdf

[64] Le Figaro. Palma de Majorque interdit les locations d’appartements aux touristes. 29 avril 2018. https://immobilier.lefigaro.fr/article/palma-de-majorque-interdit-les-locations-d-appartements-aux-touristes_3a86420e-4af1-11e8-b142-d0e0b34620c1/

[65] The New York Times. To Contain Tourism, One Spanish City Strikes a Ban on Airbnb. 23 juin 2018. https://www.nytimes.com/2018/06/23/world/europe/tourism-spain-airbnb-ban.html

[66] The New York Times. Airbnb Suffered a Big Defeat in Jersey City (NJ). Here’s What That Means. 5 novembre 2019. https://www.nytimes.com/2019/11/05/nyregion/airbnb-jersey-city-election-results.html

[67] Europe 1. Airbnb : À Paris, « on remplace des habitants par des touristes », alerte Ian Brossat. 12 mai 2019. https://www.europe1.fr/politique/airbnb-a-paris-on-remplace-des-habitants-par-des-touristes-alerte-ian-brossat-3898127

[68] Le Monde. À Paris, des classes moyennes en voie de disparition accélérée. 11 juin 2019. https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/06/11/a-paris-des-classes-moyennes-en-voie-de-disparition_5474562_4811534.html

[69] Le Monde. Ian Brossat souhaite l’encadrement d’Airbnb dans le centre de la capitale. 6 septembre 2018. https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/06/ian-brossat-souhaite-l-encadrement-d-airbnb-dans-le-centre-de-la-capitale_5350996_823448.html

[70] Voir 10ème et 11ème alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

[71] Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale contre le marché total. Paris: Seuil.

[72] The Conversation. Airbnb and the short-term rental revolution — How English cities are suffering. 23 août 2018. https://theconversation.com/airbnb-and-the-short-term-rental-revolution-how-english-cities-are-suffering-101720

[73] Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

[74] Hartmut Rosa (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : Éditions La Découverte.

Le démantèlement du service public éducatif en marche

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_against_politic_of_education_in_France_in_2003.jpg
©Philippe Alès

Le vaste mouvement de libéralisation des services publics initié dans les années 1990 n’a pas épargné l’Éducation nationale, premier budget de l’État. De la maternelle à l’université, l’institution scolaire est gangrenée de façon croissante par les logiques néolibérales reléguant le savoir au rang de marchandise. Ce premier volet du dossier du Vent se Lève consacré au « crépuscule des services publics » analyse les tenants et les aboutissants de ce démantèlement progressif du service public éducatif. Par Sarah De Fgd.


L’éducation, une marchandise comme les autres ?

Jusqu’alors relativement protégé, le secteur de l’enseignement est depuis plusieurs décennies gangréné par la logique néolibérale, imposant une vision utilitariste du savoir qui s’inspire de la théorie du capital humain. Développée par les économistes néoclassiques Gary Becker, Jacob Mincer et Theodor W. Schultz, elle considère les activités humaines, et notamment l’éducation, comme un investissement permettant à chacun de maximiser ses profits dans l’avenir. L’élève devient donc, tout au long de son parcours scolaire, autoentrepreneur de ses études, devant acquérir des compétences professionnelles s’inscrivant dans le cadre d’un projet professionnel. Le savoir devient donc une marchandise, permettant de former des ressources humaines au service du néolibéralisme[1].

Cette logique, encouragée par des institutions internationales telles que l’OCDE et la Banque Mondiale, s’est notamment traduite à l’échelle européenne par la promotion d’une « économie de la connaissance », initiée avec le Processus de Bologne[2], visant à aligner l’éducation sur l’emploi[3]. En 2012, la Commission européenne adopte une stratégie intitulée « Repenser l’éducation » qu’elle décrit comme valorisant les «acquis de l’apprentissage», c’est-à-dire les “connaissances, les aptitudes et les compétences acquises par l’apprenant”  afin de « garantir une meilleure concordance entre l’éducation et les besoins des apprenants et du marché du travail (…). La stratégie appelle les États membres à renforcer les liens entre les systèmes éducatifs et les employeurs, à introduire l’entreprise dans la salle de classe, et à permettre aux jeunes de découvrir le monde du travail par un recours accru à l’apprentissage en milieu professionnel”.  Cette inflexion des systèmes éducatifs européens est présentée comme une réponse au contexte de crise économique, d’austérité  et de chômage de masse – notamment des jeunes – dans les pays européens. Elle révèle surtout l’orientation résolument néolibérale de la Commission qui s’inscrit dans une dynamique globale.

Les réformes Blanquer – qui s’enchaînent à un rythme effréné depuis 2017 – s’inscrivent très nettement dans cette logique néolibérale qui affaiblit le système éducatif dans son ensemble et accroît des inégalités déjà criantes : individualisation des parcours, multiplication de choix scolaires de plus en plus précoces, mise en concurrence des élèves et des établissements, application des logiques du privé dans la gestion RH de l’Éducation nationale avec notamment le recours accru aux enseignants contractuels, désengagement financier de l’État… la liste est longue. Comme le dénonce l’ancien professeur de lettres Samuel Piquet dans une tribune publiée dans Marianne,  « la réforme du lycée et la loi Blanquer ne sont rien d’autre que l’adaptation totale et définitive de l’Éducation nationale aux lois du marché, le remplacement de l’intégration au monde par l’insertion dans la mondialisation, le remplacement de la transmission des savoirs par l’utilitarisme et la réduction de la culture au rang de projet ». Même l’enseignement français à l’étranger n’échappe pas à cette logique : dans une tribune publiée dans Le Monde, l’ancien ambassadeur et ancien directeur de la Mission laïque française Yves Aubin de la Messuzière s’inquiète du risque de « marchandisation de l’enseignement français à l’étranger », et s’interroge sur la pertinence d’une « politique du chiffre » risquant de soumettre l’enseignement français à l’étranger aux opportunités privées plutôt qu’aux priorités géopolitiques.  Emmanuel Macron a en effet annoncé vouloir  doubler d’ici à 2025 le nombre d’élèves accueillis dans les établissements scolaires français à l’étranger, alors que, selon l’ancien ambassadeur, « l’urgence qui s’impose consiste à consolider la qualité des établissements existants, tant en ce qui concerne l’offre pédagogique que s’agissant des infrastructures souvent vieillissantes ».

Jean-Michel Blanquer ©Amélie Tsaag Valren

L’application dans le système scolaire français des orientations libérales européennes, dans un contexte de chômage de masse, se fait non sans une certaine hypocrisie, car le service public éducatif est – à tout le moins dans les discours – toujours considéré comme la « première priorité nationale » dans le Code de l’éducation. Ce dernier, dans son premier article, liste les missions de l’école, et ne fait qu’une seule fois référence à l’insertion professionnelle des apprenants, mot d’ordre qui oriente pourtant la stratégie du gouvernement en matière éducative :

« Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté » (Article L111-1 du Code de l’éducation, en vigueur au 2 septembre 2019.

Le bilan social du désengagement de l’État

Les conséquences sociales du désengagement de l’État – de la maternelle à l’université – sont nombreuses et souvent dramatiques : le geste désespéré d’Anas, 22 ans, qui s’est immolé par le feu devant le CROUS de Lyon afin de dénoncer la précarité étudiante, en est une triste illustration.

La multiplication des réformes Blanquer (Loi sur l’école de la confiance, réforme du lycée et mise en place de Parcoursup) ainsi que le manque chronique de moyens engendrent en outre un profond mal-être parmi les enseignants, en proie à une profonde perte de sens, comme l’a récemment montré le suicide de Christine Renon, directrice d’école à Pantin. Malaise qui s’ajoute à un manque de reconnaissance de la profession subissant une très forte crise d’attractivité, notamment du fait de la rémunération, plus faible que la moyenne des pays de l’OCDE[4]. Et ce n’est pas la promesse de revalorisation annuelle du salaire des enseignants de 300 euros en 2020 – couvrant à peine l’inflation – qui résoudra le problème.

De surcroît, les politiques menées par M. Blanquer renforcent les inégalités scolaires, déjà criantes en France, comme l’a montré le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) dans son rapport qui avait fait grand bruit en 2016. Preuve en est, le budget 2020 de l’éducation nationale prévoit une réduction de moitié des fonds sociaux[5] destinés à faire face aux situations difficiles que peuvent connaître certains élèves ou leurs familles pour assurer les dépenses de scolarité ou de vie scolaire (cantine, transports scolaires, achat de fournitures, etc.). De même, les fermetures d’écoles rurales (près de 400 à la rentrée 2019) aggravent les inégalités territoriales et renforcent le sentiment d’injustice lié à la disparition progressive des services publics de proximité.

Business scolaire

On l’a vu, l’école n’échappe pas à la marchandisation. C’est ce qu’illustre Arnaud Parienty dans essai School businesss. Comment l’argent dynamite le système éducatif, dans lequel il dénonce le « consumérisme scolaire » : déménagements pour intégrer les meilleurs établissements – notamment privés – formations coûteuses, soutien scolaire, coaching, stages à l’étranger, préparation aux concours, détournement de la carte scolaire, etc… tous les moyens sont bons – à condition de les avoir – pour accéder aux meilleures formations.  Le facteur financier s’introduit donc de façon croissante dans le système scolaire français afin de contourner une offre publique considérée comme déficiente. Cette logique sert évidemment les mieux armés dans la « compétition scolaire », soit les mieux dotés en capital économique et culturel : l’éducation a un coût, il faut donc être en capacité de faire des choix stratégiques pour en tirer avantage : choisir les bonnes écoles, les bonnes filières, les bonnes universités. Cette logique engendre une mise en concurrence accrue des établissements, constamment classés par des palmarès en tout genre visant à éclairer le choix du consommateur – usager[6].

 

[1] Voir à ce propos « En marche vers la destruction de l’université », Note d’Eric Berr et Léonard Moulin, mai 2018.

[2] Le processus de Bologne est un processus de rapprochement des systèmes d’études supérieures européens amorcé en 1998 et qui a conduit à la création en 2010 de l’espace européen de l’enseignement supérieur, constitué de 48 États. Il vise à faire de l’Europe un espace compétitif à l’échelle mondialisée de l’économie de la connaissance.

[3] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/12/05122012Article634902919728790882.aspx

[4] Voir l’enquête de l’OCDE « Regards sur l’éducation », publiée le 11 septembre 2019.

[5] “Les fonds sociaux divisés par deux en 2020”, Le café pédagogique, 14 octobre 2019.

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/10/14102019Article637066346424003336.aspx

[6] Voir à ce propos Dubet François, « Le service public de l’éducation face à la logique marchande », Regards croisés sur l’économie, 2007/2 (n° 2), p. 157-165. DOI : 10.3917/rce.002.0157. URL : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2007-2-page-157.htm

« La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique » – Entretien avec Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

En février dernier, Kako Nubukpo participait à une conférence organisée par le cercle LVSL de Paris sur le thème « euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? », où il traitait des enjeux économiques et géopolitiques afférents au franc CFA et portait un regard critique sur cette monnaie issue de l’époque coloniale. Dans son dernier ouvrage L’urgence africaine (septembre 2019, éditions Odile Jacob), il analyse les mutations que connaît le continent africain depuis une décennie : projet de réforme du franc CFA, pénétration croissante des capitaux français dans l’Afrique anglophone et lusophone, expansion de la Chine, etc. Cette nouvelle configuration bouleverse-t-elle l’équilibre géopolitique hérité de la décolonisation, caractérisé par la persistance du pré carré de l’Élysée dans l’Afrique francophone ? Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Alex Fofana.


LVSL – Vous estimez que l’impérialisme français est aujourd’hui davantage militaire qu’économique. Peut-on dire que la « Françafrique » de Jacques Foccart et de ses épigones, caractérisée par une superposition de diverses strates de domination héritées de la colonisation – impérialisme financier, néo-colonialisme économique, ingérences diplomatiques et militaires – est en voie de dissolution ?

Kako Nubukpo – On observe que seuls 20 % des investissements directs étrangers français à destination de l’Afrique finissent dans la zone franc. 80% des investissements directs étrangers français en Afrique sont à destination de l’autre Afrique : anglophone, lusophone, hispanophone. Cela signifie que l’Afrique qui commerce véritablement avec la France n’est pas celle de la zone franc. Cela explique à mon sens la perméabilité de notre discours critique vis-à-vis du franc CFA auprès des autorités françaises, qui se rendent compte que l’on n’a pas besoin de garder le franc CFA pour continuer à commercer avec l’Afrique. Le leitmotiv de l’entrepreneuriat et de la start-up nation porté par Emmanuel Macron s’accommode très bien du mode de fonctionnement des pays anglophones où l’État n’a jamais été jacobin. On observe une sorte de résonance et de convergence entre le discours d’Emmanuel Macron, très pragmatique et micro-économique, et les statistiques historiques sur le commerce et l’orientation du commerce entre la France et l’Afrique. 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

C’est la raison pour laquelle j’ai toujours pensé que la question du franc CFA et de la zone franc est avant tout politique, et renvoie au maintien du pré carré français dans la région, à la possibilité d’obtenir des votes africains aux Nations-unies, bien plus qu’à des impératifs commerciaux.

Ceci étant posé, on observe encore des permanences de ce que l’on peut qualifier d’économie d’empire, constituée de grands groupes français trop heureux de pouvoir gagner des marchés en Afrique sans passer par des appels d’offre. Cette économie semble en voie d’épuisement, du fait même de l’ouverture de l’Afrique aux pays émergents. La concurrence s’accroît, par exemple pour la construction de grands projets d’infrastructure – un domaine où la Chine progresse continuellement.

LVSL – La progression de l’influence chinoise est l’un des phénomènes majeurs de cette dernière décennie. Si elle s’accompagne d’un discours de contestation de la mainmise occidentale sur l’Afrique – aux accents anti-coloniaux – elle prend souvent les contours d’un véritable impérialisme. Les gouvernements africains pourraient-ils s’appuyer sur cette progression géopolitique de la Chine pour négocier avec les pays occidentaux dans des conditions plus favorables ? Ou s’agit-il d’un facteur supplémentaire d’asservissement ?

K.N. – Le discours chinois s’insère dans la faiblesse de la relation entre l’Occident et l’Afrique, à deux niveaux. 

D’une part, le gouvernement chinois affirme qu’il ne se mêlera pas de la politique interne des États africains et qu’il respectera l’impératif de non-ingérence. Les Chinois ont beau jeu de comparer ce discours avec les imprécations moralisatrices de l’Occident et des institutions internationales occidentales. 

Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs.

D’autre part, le gouvernement chinois met en avant son caractère de pays en développement, au même titre que les pays africains. Ces deux éléments, partie intégrante du discours chinois, associés à des moyens financiers colossaux, permettent à la Chine de s’ériger en concurrent de taille vis-à-vis de l’Europe ou des États-Unis. C’est en ce sens que la prédation sur l’Afrique s’intensifie. 

Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs. Auprès du FMI ils tiennent un discours très libéral, auprès des Chinois ou d’autres pays émergents un discours plus volontariste et néo-mercantiliste de transformation des matières premières et de protection des marchés (comme au sommet Russie-Afrique de Sotchi). Aux Nations unies, ils tiennent un discours onusien de développement durable, lié à la théorie des droits d’accès, aux questions d’accès à l’eau potable, à l’électricité, à l’éducation, etc.

Ils ne veillent pas outre mesure à la compatibilité entre ces trois niveaux de discours et ne sont pas, de ce fait, les meilleurs défenseurs des intérêts collectifs africains. 

On observe donc davantage un risque de prédation accrue que de concurrence saine entre des fournisseurs.

LVSL – Vous êtes un opposant de longue date au franc CFA.  Le président ivoirien Alassane Ouattara a récemment rendu publique une décision (prise au nom de tous les pays de la zone franc) d’abandonner cette monnaie au profit d’une union monétaire plus large. Cette déclaration a de quoi surprendre, venant d’un président dont les accointances avec le pouvoir français ne sont plus à démontrer. Que penser de cette déclaration du président ivoirien et de ce projet d’abandon du franc CFA ? 

K.N. – Deux agendas convergent, même s’ils sont différents. On trouve d’une part la volonté de mettre en place une monnaie pour l’ensemble de la CEAO [communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, constituée de 15 États ndlr], qui est à l’oeuvre depuis 1983. En 2000, la décision a été prise par les chefs d’État de créer une seconde zone monétaire au sein de l’Afrique de l’Ouest, que l’on a appelé la ZEDMAO et qui concerne les États d’Afrique de l’Ouest n’utilisant pas le franc CFA – six États, dont le Cap-Vert, qui est rattaché à l’euro mais de façon volontaire et non institutionnelle. Des critères de convergence ont été mis en place pour la création de l’ECO, qui devait être la monnaie de cette seconde zone monétaire. Étant donné le non-respect de ces critères de convergence, les chefs d’État ont récemment pris la décision de créer l’ECO en une seule étape par la fusion des sept monnaies et de l’escudo du Cap Vert. La mise en place de l’ECO est annoncée pour janvier 2020, avec une banque centrale située au Ghana – l’institut monétaire d’Afrique de l’Ouest, basé dans ce pays, est en quelque sorte l’embryon de cette monnaie. 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

On trouve, d’autre part, un second agenda qui a trait à la réforme du franc CFA, lequel ne concerne pas uniquement l’Afrique de l’Ouest, puisque la zone franc s’étend de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique centrale. Plusieurs questions sont posées : celui du nom de la monnaie, des réserves de change qui sont actuellement hébergées par le Trésor français, du rattachement de la monnaie à l’euro. On se demande donc dans quelle mesure la réforme du franc CFA coïncide avec la mise en place de l’ECO étant donné que ce sont deux agendas différents – avec un point de convergence puisque les huit États de l’Union monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UMOA), qui utilisent actuellement le franc CFA, devraient adopter l’ECO.

On peut observer une certaine schizophrénie de la part des chefs d’État de cette zone, qui louent les mérites du franc CFA tout en affirmant qu’ils vont mettre en place l’ECO. De la même manière, le président ivoirien Alassane Ouattara annonce que l’ECO possédera un taux de change fixe avec l’euro tandis que le président nigérien annonce que l’ECO sera rattaché à un panier de devises. À l’heure où nous parlons, il y a une incertitude sur la forme que prendra l’ECO, si le projet se matérialise effectivement en 2020. 

LVSL – Au-delà du changement de dénomination, à quelles conditions cette réforme permettrait-elle effectivement aux pays utilisant le Franc CFA de sortir de ce que vous nommes la « servitude monétaire » ?

K.N. – À trois conditions. La première n’est plus en jeu, puisque l’ECO règle la question de l’intitulé de la monnaie – CFA signifiant à l’origine « Colonies françaises d’Afrique ». 

Il y a ensuite deux condition économiques cruciales. Le financement des économies africaines à des taux d’intérêt acceptables d’une part, ce qui est impossible avec le franc CFA dont les taux d’intérêt sont à deux chiffres et exige des garanties trop importantes de la part des emprunteurs. Une compétitivité des prix soutenue à l’export de l’autre ; or, le franc CFA agit comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations. Il institutionnalise donc un déséquilibre de la balance commerciale. Si l’ECO règle, même partiellement, ces deux aspects – le financement de l’économie par le financement du marché intérieur et la compétitivité à l’export – un grand pas aura été fait. 

LVSL – Quels seraient les secteurs économiques qui profiteraient d’une disparition du franc CFA ? 

K.N. – Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, la zone franc a créé une dualité institutionnelle. C’est un espace dans lequel quinze États ont crée CEDEA (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) en 1975, avec des règles pérennes de fonctionnement. En 1994 se met en place l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). En conséquence, les États se retrouvent dans une situation de schizophrénie, essayant de respecter les règles des deux organismes. La disparition du franc CFA dans l’Afrique de l’Ouest homogénéiserait l’espace d’un point de vue institutionnel, puisqu’il signerait la fin de la CEDEAO.

Si l’on s’en tient aux tenants de la thèse du grand marché, on se retrouverait avec un marché de quinze États, quinze économies, une monnaie – l’ECO – et au moins la possibilité d’effectuer des économies d’échelle. Cela peut être une bonne chose, mais il faut identifier les avantages comparatifs. En Afrique zone franc, le coton constitue une culture économique compétitive. Cela fait des années que je plaide pour la mise en place d’un pôle de compétitivité coton dans le triangle formé par le sud du Mali, le nord de la Côte d’Ivoire et l’Ouest du Burkina Faso. Le coton pourrait jouer un rôle de secteur moteur en Afrique de l’Ouest francophone. Le Nigéria, relativement industrialisé, offre d’autres secteurs sur lesquels il serait possible de s’appuyer. En termes de production agricole on trouve le manioc, qui ne fait pas l’objet du commerce international, qui fait parti des cultures « orphelines » et dont la consommation est très importante sur la côte ouest-africaine. On pourrait concevoir la création d’une nouvelle industrie du manioc. On pourrait ajouter le cacao de Côte d’Ivoire, premier exportateur mondial – le Ghana étant le deuxième ou le troisième, qui pourrait être le moteur d’une industrie du chocolat en Afrique de l’Ouest. Des initiatives sont prises ici et là, mais elles restent embryonnaires à l’heure actuelle. L’un des intérêts de la réforme de la zone franc est de nous permettre de lier nos réflexions à propos du bon fonctionnement d’une monnaie à la création de l’ECO.

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

LVSL –Vous consacrez dans votre ouvrage de nombreuses pages à la question du libre-échange, et de ce que l’on nomme communément « l’intégration africaine ». La zone de libre-échange continentale (ZLEC) est promue par les tenants habituels du libéralisme économique mais aussi par certains militants qui revendiquent un héritage panafricain, comme Aya Chebbi [lire son entretien pour LVSL ici]. Vous suggérez, dans votre ouvrage, de tirer des leçons des impasses que rencontre la construction européenne. L’économiste Cédric Durand nomme « scalarisme » l’illusion selon laquelle « le déplacement de certains attributs étatiques de l’échelle nationale à une échelle plus vaste » et l’extension des marchés seraient par nature porteurs de progrès. Pensez-vous que l’on fait preuve d’un optimisme démesuré concernant la ZLEC ? 

K.N. – Il faut prendre en compte un élément théorique d’ordre général, et un autre plus spécifique à l’Afrique.

L’élément théorique tient au fait que le débat n’est pas tranché entre les analyses néolibérales et keynésiennes relatives à l’efficacité des marchés. Les néolibéraux sont des tenants du caractère exogène des chocs ; selon eux, en élargissant la taille des marchés, du fait de la loi des grands nombres, les chocs vont s’amortir. Les bons prix s’afficheront systématiquement, reflétant les conditions de rareté relative sur les marchés. À l’opposé, les perspectives d’inspiration keynésienne, néo-keynésienne et post-keynésienne, prennent les fluctuations que l’on observe sur le marché pour des imperfections intrinsèques au marché – comme les comportements d’inversion vis-à-vis du risque, les comportements opportunistes, l’incertitude ou encore les « effets de butoir ». Si les fluctuations sont davantage endogènes qu’exogènes, l’élargissement de la taille des marchés ne va pas régler le problème. Ce discours libre-échangiste porté par la ZLEC est un discours sans fondement théorique incontestable. 

Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation.

Il faut également prendre un compte un élément davantage propre au continent africain. Les pères de l’intégration africaine du « groupe de Casablanca » [association d’États africains créée au début des années 1960, rassemblant tous les panafricanistes du continent], dont la perspective était résolument fédéraliste, considéraient d’un bon œil la mise en place d’un État fédéral, d’un marché africain intégré et d’une monnaie africaine. Cette résonance avec le panafricanisme permet à la ZLEC de se parer d’une forme de légitimité historique. Il faut donc se garder de toute confusion. Des questions cruciales subsistent ; il ne faut pas, en particulier, que le grand marché que va créer cette zone de libre-échange soit alimenté par le reste du monde. Il faut que le contenu qui circule dans ce marché soit africain, au moins à hauteur de 50%. Il y a une faible dynamique d’offre à l’heure actuelle, mais une forte dynamique de demande – du fait de la croissance démographique, en vertu de laquelle deux milliards d’Africains habiteront le continent en 2050 ; ce marché devra transformer ces deux milliards de personnes en demandeurs solvables, avoir la capacité de générer des revenus, et pour cela de créer des emplois et de transformer les matières premières. Il me semble clair que le tracteur de l’émergence africaine sera la demande – et une demande solvable. 

Je ne suis donc pas opposé à la ZLEC en tant que telle, à condition que ce marché soit alimenté par la production africaine. Se posent ensuite des questions plus techniques qui concernent le respect des clauses ; on observe pour l’UEMAO une faible crédibilité des sanctions par rapport aux déviants. Alors qu’elle n’est composée que de huit États, elle parvient difficilement à sanctionner ceux qui ne respectent pas les règles communautaires, les directives et les règlements. On imagine donc la difficulté de le faire pour cinquante États… 

Demeure enfin une question politique : quel degré de fédéralisme budgétaire les États sont-ils prêts à consentir ? Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation. 

LVSL – Une partie importante des discours portant sur l’émergence de l’Afrique pointent du doigt la nécessité, pour le continent, de se convertir à une économie de services ; ce serait un moyen de permettre aux pays africains de sortir de leur statut d’exportateurs de matières premières. Que penser de cette injonction à la tertiarisation, qui implique pour le continent africain de passer outre l’industrialisation ?

K.N. – Cette question est fondamentale. Je viens d’achever une étude sur la transformation structurelle des économies africaines, et l’on observe que les emplois migrent directement du primaire vers le tertiaire, sautant l’étape du secteur secondaire, où l’on trouve pourtant le plus de potentialités d’emplois pérennes, du fait de l’industrialisation. L’Afrique peut-elle passer outre l’étape de l’industrialisation ? 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

La réponse est liée aux différents États et aux différentes configurations géographiques. Certains pays côtiers peuvent peut-être se spécialiser dans les services, mais d’autres grands pays, comme l’Éthiopie, se positionnent davantage comme les sous-traitants de la Chine avec ses zones économiques spéciales. J’estime qu’il faut en passer par l’industrialisation – en évitant les erreurs de « l’industrie industrialisante » que l’on a connu dans les années 60, notamment en Algérie. Il faut identifier les chaînes de valeur dans lesquelles on souhaite s’inscrire, et identifier les positions, au sein de celles-ci, où l’on peut obtenir des avantages comparatifs. C’est ce que je nomme, dans mon ouvrage, les « couleurs de l’économie » : certaines chaînes de valeurs concernent l’économie bleue, d’autres l’économie verte, d’autres l’économie mauve (la culture), l’économie transparente (le numérique), etc. Il n’existe pas de réponse valable par soi, mais l’impératif réside dans tous les cas dans des emplois stables. 

LVSL – Vous faites appel, dans votre ouvrage, à la grille analytique de Karl Marx et de Karl Polanyi. Les solutions protectionnistes et interventionnistes que vous proposez en matière d’économie ne sont pas sans rappeler l’agenda de nombre de « pères de l’indépendance » africaine, influencés par le marxisme et conduits par un nationalisme anti-colonial. Le bilan des expériences étatistes des années 1960 n’est pas des plus concluants. Quelles ont été les erreurs commises desquelles il faudrait apprendre pour ne pas les reproduire ? 

K.N. –  Dans les années 1960-70, la question de la bonne gouvernance n’était pas au cœur des préoccupations. On a connu de nombreux « éléphants blancs », ces projets très ambitieux, mais dont le lien avec le secteur productif n’était pas avéré. On a emprunté à des taux variables pour financer ces projets, faibles au début des années 60, mais se sont retrouvés à deux chiffres dans les années 1980 : cela a conduit à une spirale de surendettement.

Il faut aussi prendre en compte le fait que les structures étatiques, dans les années 1960, étaient hérités de la fin de la colonisation : les personnes bien formées n’étaient pas légion, alors même que les gouvernements relevaient le défi de la construction d’un État moderne. Ils se sont retrouvés pris au piège de l’argent qui coulait à flots, mais d’un nombre limité de cadres capables d’impulser cette transformation. En Amérique latine, cette situation a donné lieu aux « ajustements structurels ». En Afrique, on observe aujourd’hui qu’après vingt ans de « tout État » puis trente-cinq ans de tout-marché, on revient progressivement à une forme de pragmatisme. 

C’est la raison pour laquelle je m’appuie sur des penseurs comme Karl Marx ou Karl Polanyi. Ils permettent de prendre en compte la complexité du fait socio-économique en Afrique. J’appelle dans mon ouvrage à une analyse prudente : il faut prendre en compte les forces productives, les rapports sociaux de production, les régimes d’accumulation, les modes de régulation et les modes de production. Il faut ramener ce que l’on peut qualifier « d’économie de la régulation » dans l’analyse court-termiste des institutions de Bretton Woods [Fonds monétaire international et Banque Mondiale ndlr] sur l’Afrique.

Concilier patrimoine, relocalisation économique et transition écologique, c’est possible

La cathédrale Notre-Dame d’Amiens (Somme) vue depuis le parc Saint-Pierre en automne. © Dorian Bianco

La révision de la loi Elan en 2018 a retiré le rôle opposable de l’Architecte des Bâtiments de France (ABF) pour les projets d’urbanisme situés aux abords d’un monument historique. Ce retour en arrière face aux politiques de préservation initiées par Malraux (1963) permettrait théoriquement de détruire certains secteurs des centres-villes historiques sous couvert d’insalubrité, comme le quartier du Panier à Marseille et Saint-Leu à Amiens où habitent encore des classes populaires n’ayant souvent pas les moyens de maîtriser eux-mêmes la rénovation de l’habitat ancien. Or, la mise en valeur du patrimoine français et de ses méthodes constructives, entendus comme une relation dynamique entre l’environnement bâti et les paysages culturels dans lesquels ils s’insèrent, pourrait à l’inverse accompagner la transition énergétique du logement par une politique économique nationale de soutien aux industries locales et traditionnelles.


L’urgence climatique actuelle crée les conditions inédites d’une conversion écologique à grande échelle, et pousse les acteurs politiques, administratifs et scientifiques à mettre au point un modèle ambitieux de transition pour réduire la consommation d’énergie, mieux isoler les logements ou encore empêcher l’étalement urbain mitant les espaces ruraux et agricoles. Or l’intégrité paysagère et architecturale du patrimoine bâti est parfois considérée arbitrairement comme un obstacle à cette conversion.

A Paris, les projets de végétalisation du parvis de l’hôtel de ville ou l’arrière de l’Opéra Garnier risqueraient de nuire au dégagement des monuments historiques. Peu ambitieux écologiquement, ces programmes n’envisagent même pas d’accord avec l’histoire du paysage parisien (aménager des coulées vertes, planter d’arbres en cœur d’îlot ainsi que sur les boulevards, couvrir les pignons aveugles de vigne vierge ou de lierre plutôt que de gâcher une perspective historique, etc). De manière récurrente, la soi-disant transition écologique des villes nous garantit souvent la défiguration de leur physionomie historique, et les programmes d’habitat écologique présentés dans la presse spécialisée semblent parfois indifférents à leur environnement bâti historique.

La loi Elan, spéculation immobilière contre préservation des paysages ?

Les évolutions politiques et juridiques récentes mettent en lumière l’ambiguïté et l’incohérence de cette opposition arbitraire entre la conservation du patrimoine et les discours qui justifient de manière contestable la transition écologique ainsi que l’urgence du logement. La loi Elan (2018), sous couvert de transition sociale et environnementale, autorise la réhabilitation ou la destruction de l’habitat insalubre aux abords d’un monument historique dans les zones protégées en retirant le rôle opposable des architectes des Bâtiments de France (ABF). Ils seront désormais simplement consultés pour donner un avis. Leur rôle opposable leur est également retiré pour l’installation d’antennes-relais qui pourrait potentiellement dégrader un paysage. Ces deux dispositions créent l’article L-632-2-1 du Code du patrimoine dans le chapitre qui est consacré aux opérations d’urbanisme situées à l’intérieur du périmètre des “sites patrimoniaux remarquables”. L’ensemble de la loi Elan, validée par le Conseil constitutionnel le 15 novembre 2018, contribue à une conception régressive du patrimoine français. A l’inverse d’une vision large et globale qui inclut tout autant les bâtiments monumentaux que l’habitat ancien articulé à une échelle paysagère, la nouvelle loi risque d’impliquer la déconsidération du bâti modeste et populaire au profit d’une vision classique et hiérarchique qui ne se concentrerait que sur un patrimoine monumental.

La loi Elan, fustigeant la lenteur administrative de la législation précédente, vise avant tout la construction rapide et à faible coût des logements (“Construire plus, mieux et moins cher”), reléguant au second plan l’intégrité architecturale, paysagère et culturelle des zones soumises à ces opérations d’urbanisme. Ses autres dispositions sont également inquiétantes, comme la suppression du concours d’architecte pour les logements sociaux au profit de la conception-réalisation. Elle témoigne à la fois d’une dérégulation de l’urbanisme français et d’un transfert de la décision des professionnels (architectes, historiens et autres spécialistes) aux seuls administrateurs (gouvernance territoriale, opérateur économique) qui ne disposent pas forcément des connaissances historiques pour appréhender la subtilité d’un environnement bâti (matériaux et formes employés dans le vernaculaire urbain, paysage industriel, patrimoine de la Reconstruction, etc).

Derrière l’esprit modernisateur affiché par la loi Elan, son objectif n’a en fait rien à voir avec la planification fordo-keynésienne de l’urbanisme d’après-guerre qui avait le but de garantir un logement à tous, mais bien de servir les intérêts des acteurs privés de l’immobilier. La construction de logements neufs est plus lucrative pour les promoteurs immobiliers que la rénovation du bâti ancien. Surtout, elle ne facilite en rien une transition écologique réelle et risque à l’inverse d’accélérer la construction en masse d’un habitat de mauvaise qualité, fortement producteur en émissions de CO2. Les matériaux comme le béton, importés de l’étranger à cause de l’internationalisation des chaînes de production, sont peu durables puisqu’une rénovation, voire une destruction, s’envisage parfois au bout de vingt ou trente ans. Aucun cadre contraignant n’empêche par ailleurs l’usage de méthodes constructives polluantes comme les modules de béton, dont le résultat esthétique, en l’absence du rôle opposable de l’ABF, risquera de mal s’intégrer au bâti ancien ou aux paysages périphériques et semi-ruraux.

Spectacle de désolation urbaine dans le quartier Saint-Leu d’Amiens (Somme) où des bâtiments à l’abandon, voire en ruine, cèdent progressivement la place à des reconstructions. © Dorian BIANCO

Cette loi accompagne ainsi une fragilisation déjà entamée du patrimoine français. Elle permettra, par exemple, de passer outre la valeur historique, architecturale et socio-culturelle d’un quartier d’origine médiévale comme Saint-Leu à Amiens. Dans cette zone en voie de bruxellisation, plusieurs maisons anciennes à l’instar des fameuses amiénoises issues de la révolution industrielle y sont actuellement détruites sous couvert de lutte contre l’habitat insalubre. Même si les programmes reconstructeurs reproduisent les formes du bâti ancien, celui-ci disparaît au lieu d’être rénové car la population traditionnelle de ce quartier dispose de faibles revenus qui ne lui permettent pas de lutter contre la gentrification opérée au profit de l’installation de jeunes diplômés. Cette menace sur le patrimoine national semble émouvoir peu de monde tant qu’elle concerne des villes et des paysages méconnus du grand public (personne n’oserait imaginer la destruction d’une partie du quartier latin ou du Marais en 2019 si ceux-ci étaient encore insalubres). Comment concilier alors la protection du patrimoine et des paysages, l’habitat social et l’urgence de la transition écologique ?

Conserver le patrimoine dans le cadre de la transition écologique

A l’inverse d’une opinion courante sur la question, la préservation du patrimoine ne rentre pas nécessairement en contradiction avec la transition écologique dans le domaine de la construction, aujourd’hui responsable d’une part très importante des émissions de CO2 dans l’atmosphère. A l’inverse, la transition écologique pourrait constituer l’occasion de renouer avec des méthodes constructives vernaculaires ou traditionnelles dont les matériaux sont durables. De nombreux travaux universitaires vont d’ailleurs dans ce sens. La connaissance de ces techniques, puisqu’elle dépend de la préservation et de l’étude du bâti agricole, domestique et industriel d’un espace local souvent associé, en France, aux régions naturelles, nécessite l’intervention de professions spécialisées (architecte des Bâtiments de France, historien de l’architecture, archéologue du bâti ou encore géographe et ingénieur en plus de l’architecte DPLG).

Prenons l’exemple des régions naturelles de la Normandie. Dans le Pays de Caux (Seine-Maritime), le bâti vernaculaire utilise des ressources locales comme la brique issue des sols argileux à proximité et le silex extrait de la craie. Sur la rive gauche de la Seine, dans le Marais Vernier (Eure), les chaumières sont très fréquemment construites en pan de bois, dont le hourdage (le remplissage des murs) utilise le torchis, un matériau qui constitue un béton naturel mêlant l’eau, l’argile, la paille et le foin. Résistant mal à l’humidité, la brique peut s’y substituer grâce à son extrême durabilité et à ses qualités d’isolation, comme dans l’habitat industriel en rangs de maison présent dans les villes proches de Rouen, Amiens ou encore Fécamp. L’ensemble de ces méthodes constructives constituent des procédés davantage respectueux de l’environnement puisqu’ils comportent une empreinte écologique faible : les matériaux sont généralement extraits à proximité (moins de transport en véhicule) et leur transformation manufacturière rejette moins de CO2 que le béton et le ciment, surtout avec des matériaux très peu transformés comme le bois.

De concert avec cet emprunt aux méthodes constructives traditionnelles, un plan ‹‹ Marshall ›› de rénovation thermique permettrait de gaspiller moins d’énergie, comme la stratégie d’isolation ‹‹ invisible ›› ne modifiant pas l’aspect esthétique des façades (laine de verre sur les plafonds, isolants intérieurs). Associé à l’adoption d’un urbanisme valorisant l’habitat collectif ou semi-collectif contre le pavillon individuel provoquant l’étalement urbain, ces trois éléments forment un nouveau modèle dont les architectures vernaculaires pourraient constituer une source d’inspiration pour concilier la transition écologique avec la préservation du patrimoine bâti et des paysages culturels. Afin de ne pas épuiser les ressources limitées des sols, ces projets ne concerneraient que des programmes nécessaires comme le logement social ou des halles de marché (dans un contexte de relocalisation agricole) et non la construction d’infrastructures sans utilité sociale directe (centre commercial ou culturel). Mais cela suppose un double effort : d’une part se contenter de produire et de consommer que ce dont nous avons réellement besoin, et d’autre part considérer le bien-être collectif au-delà de son confort individuel (la sobriété énergétique contre l’individualisme flambeur). La Reconstruction d’après-guerre constitue à cet égard un modèle intéressant puisqu’elle fut motivée par l’idée d’un effort national matérialisé par une architecture du compromis et de la nécessité où la simplicité se voulait l’image de la décence face à l’ampleur du sinistre.

Un autre effort consiste à ne plus discriminer, tant sur le plan économique que culturel, les territoires et à opposer à la stigmatisation spatiale le rempart d’une politique égalitaire d’aménagement supervisée par l’État. Une habitude regrettable, encore répandue en France, consiste à ne s’intéresser qu’aux centre-ville anciens et aux zones naturelles protégées en délaissant les espaces intermédiaires et périphériques où vivent de nombreuses classes populaires. Considérer l’intégrité paysagère de la France dans son ensemble et dans ses réalités bâties contemporaines permet d’éviter l’écueil selon lequel il y aurait un modèle de la belle ville (Paris ou Carcassonne) contre les villes “repoussantes” (Le Havre ou Dunkerque) et des beaux paysages (Luberon ou Cornouaille) contre des pays laids (Beauce ou Westhoek). Pour reprendre le concept bourdieusien de racisme de l’intelligence, on peut questionner l’existence d’un racisme socio-spatial, souvent associé à ce jugement esthétique, envers les habitants des banlieues populaires, du périurbain et des villes en crise industrielle. Or l’urbanisme ne peut pas être fondé sur de tels jugements péremptoires et subjectifs qui impliquent de valoriser les territoires à préserver en priorité tout en dénonçant les “retardataires” ou les “inaptes”.

Paysage urbain et portuaire de Fécamp (Seine-Maritime), dont la dynamique historique associe l’architecture monumentale (ici, l’église Saint-Etienne) aux logements et aux industries. © Dorian Bianco

Ces opérations architecturales durables et modestes, à destination de tous les territoires, pourraient concerner des programmes de logements sociaux dans les villes petites et moyennes ainsi que dans les communes rurales, tandis qu’elles relanceraient l’activité économique dans les secteurs locaux de type manufacturier ou artisanal. Enfin, ces projets renforceraient l’homogénéité et la spécificité de chaque paysage urbain ou rural, à l’inverse de la défiguration provoquée par les pavillons épars en béton qui s’intercalent souvent entre un bocage et un bourg ancien comme dans le pays de Bray ou le Lieuvin. Par exemple, pour poursuivre nos exemples normands, on pourrait remplacer les futurs pavillons dans les espaces rurbains par des programmes de logements sociaux en habitat semi-collectif (plan de maisons denses et mitoyennes, artificialisant une étendue plus restreinte des sols sans rompre avec la faible hauteur du bâti ancien).

Ils utiliseraient des briques fabriquées localement, avec un bardage en bois peint dans des couleurs normandes et des toitures de chaume ou d’ardoise des Ardennes ou d’Angers. Bien entendu, des projets récents approchent ce modèle. La reconstruction de la “maison médiévale” devenue la mairie de Saint-Sulpice-de-Grimbouville (Eure) a associé les métiers du patrimoine et de la conservation aux architectes pour réaliser un bâtiment dans la tradition des techniques en pan de bois et en couverture de chaume, avec un résultat remarqué pour sa qualité architecturale. Malheureusement, ces réussites sont trop peu nombreuses face aux opérations immobilières courantes. La restauration des paysages traditionnels, dont aujourd’hui seuls les corps de métier comme l’ABF ont une connaissance approfondie, serait la manifestation d’une transition écologique de l’urbanisme appliquée au logement des classes populaires. Surtout, elle inciterait des milieux très différents de l’architecture (historiens, conservateurs, architectes DPLG) à se rapprocher ou à interagir sur des projets contemporains.

Passer d’un urbanisme néolibéral de prestige à des opérations modestes et durables

Pour comprendre l’intérêt de ce modèle et le mettre en place, il est nécessaire de décorréler l’objectif de progrès matériel (que doit viser une transition énergétique post-néolibérale) de l’impératif préalable de la croissance avec les débouchés consuméristes qu’elle génère (seul argument pertinent à conserver de la critique anti-moderne des années 1960 et 1970). Une telle initiative est impossible à mettre en place sans une politique économique de l’État qui soutiendrait les industries locales contre le faible coût des matériaux étrangers et un arsenal juridique de protection patrimoniale et paysagère. En premier lieu, il convient de subordonner ces objectifs socio-économiques à un système de planification étatique dans des proportions au moins équivalentes à la reconstruction d’après-guerre supportée par le Plan Marshall. Par voie de conséquence, les exigences ordo-libérales de réduction du déficit et de remboursement de la dette devraient être abandonnées, car une telle politique nécessite d’augmenter les dépenses publiques et territoriales. En second lieu, il serait nécessaire de revenir dans l’urgence sur la loi Elan. Se situant dans la lignée des lois votées sous la présidence Giscard d’aide à la pierre, elle facilite à nouveau l’accès à la propriété individuelle qui a déjà provoqué le mitage des zones rurales et la marginalisation des architectures vernaculaires dans le paysage, dont on retrouve des échos dans l’expression polémique et arbitraire de “France moche“.

Néanmoins, cette attaque contre les paysages français ne doit pas cacher les effets négatifs des politiques de conservation telles qu’elles sont pratiquées depuis près d’une cinquantaine d’années. Elles posent en effet de nombreux problèmes sociaux : muséification des centre-ville, augmentation des prix du foncier à cause des opérations de réhabilitation et gentrification des quartiers populaires comportant un bâti ancien de qualité. Dans les Métropoles barbares, Guillaume Faburel montre à juste titre que la patrimonialisation est un facteur de métropolisation, et par conséquent, de disparités croissantes dans le tissu socio-urbain. Ce paradoxe révèle la contradiction entre un discours de valorisation patrimoniale, utilisée comme un élément de communication tributaire de la logique du “marketing territorial” qui “événementialise” la ville, et le mauvais état de certains monuments historiques lié aux coupes budgétaires sur le patrimoine.

Vers une conception sociale du patrimoine ?

Plutôt que de figer le patrimoine dans le souvenir nostalgique des villes pré-industrielles, il faut au contraire le considérer dans sa relation les paysages dynamiques et évolutifs de l’industrie. A rebours des conceptions du Front national, une conception sociale et moderne du patrimoine permettrait d’articuler les exigences d’un habitat collectif pour tous avec la transition écologique. En d’autres termes, le patrimoine, c’est l’intérêt général, et sa préservation est l’expression d’une œuvre collective, qui s’oppose aux projets servant les intérêts d’une métropole désirant capter l’investissement dans les nouvelles technologies au dépend des territoires qui l’entourent (Eurallile, Mucem à Marseille, Grand Paris…). Cet intérêt général passe par la restauration de certains corps de l’État. Les architectes des Bâtiments de France sont des fonctionnaires au service de l’État français depuis 1946 et garantissent à ce titre la préservation du patrimoine national en tant que prérogative d’intérêt général (ils ont été fusionnés au corps des Architectes et Urbanistes d’État en 1993).

A cet égard, la dénonciation postmoderne de l’État, taxé de technocratisme et de planification autoritaire, confond la confiscation des décisions politiques par la gouvernance territoriale avec la nécessité d’avoir des institutions étatiques d’intérêt général, notamment en matière d’urbanisme et de patrimoine. La critique très confuse du pouvoir antidémocratique des experts contre les gens ne permet pas d’établir une distinction essentielle entre l’architecte dont il faut restaurer le pouvoir et le gestionnaire qui applique aujourd’hui le New Public Management dans les politiques urbaines (la Reconstruction d’après-guerre fournit l’exemple d’une opération d’urbanisme où la planification urbaine met en valeur l’intérêt général et le rôle de l’architecte). En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’une loi favorise le pouvoir des ingénieurs ou celui des promoteurs immobiliers que toute loi ou toute institution de l’État sera forcément instrumentalisée par des intérêts particuliers, alors que les architectes des Bâtiments français défendent justement la préservation du patrimoine au nom de l’intérêt général selon une conception analogue à la fonction publique hospitalière ou territoriale.

On pourrait même étendre la notion, développée par Pierre Bourdieu, de “main gauche de l’État” à la protection du patrimoine contre la spéculation immobilière, même s’il faut admettre qu’il s’agit d’un enjeu affectant souvent les catégories sociales disposant d’un capital culturel élevé et qu’il n’apparaît pas essentiel pour de nombreuses personnes. De la même façon, l’intérêt pour le paysage, notion d’origine artistique, demeure souvent réservé aux classes moyennes supérieures. Pour éviter cet écueil, la préservation du patrimoine et du paysage pourraient à l’inverse s’articuler autour d’objectifs anti-spéculatifs et écologiques.

Pour parvenir à mettre en place ce changement de paradigme, il risque d’être vain de recourir au “droit à la ville” pour appuyer de possibles luttes locales contre les futurs plans d’aménagement qui ne respecteraient ni le bâti ancien, ni la composante sociologique d’un quartier, car c’est à l’échelle nationale que réside la possibilité de réconcilier le patrimoine avec un double objectif social et écologique : par la suppression du nouvel arsenal juridique de la loi Elan et par l’instauration au niveau de l’État d’une politique économique de relance et de soutien aux industries locales, visant à réemployer des matériaux durables selon des procédés respectueux d’un environnement tout autant physique, géologique, climatique qu’artistique et culturel. Les combats associatifs à l’échelle locale n’ont eu historiquement aucun impact puisque les dynamiques urbaines négatives (gentrification, spéculation immobilière, artificialisation des sols) n’ont cessé de s’aggraver depuis plus de quarante ans. C’est donc à l’État d’en prendre le relais.

La France, célèbre dans le monde entier pour son patrimoine diversifié, risque de voir ses villes et ses paysages défigurés à cause de préjugés sur une transition écologique superficielle ou de malheureuses opérations d’urbanisme ignorantes du paysage. Et ce qui concerne le bâti s’applique aussi à l’environnement : le réchauffement climatique le modifie déjà en asséchant les sols dans certains régions d’openfield et en remplaçant le hêtre par le chêne vert aux zones de contact avec les environnements méditerranéens. La baisse récente du budget de l’Office national des Forêts (ONF), chargé d’étudier et de conserver une part importante du patrimoine botanique français, ne peut qu’aggraver cette situation au moment où une politique écologique est plus que jamais nécessaire pour adapter les forêts au réchauffement climatique. Contre cette perspective, des initiatives sont élaborées pour adapter les paysages français à la transition vers une économie décarbonée, comme les scénarios proposés par le collectif Paysages de l’après-pétrole (PAP) pour la Thiérache, l’Île-de-France et la Beauce, consultables dans l’ouvrage Ruralités post-carbone. En opposition aux conceptions réactionnaires qui souhaiteraient figer l’esthétique des paysages dans une forme historique pré-industrielle, la sortie du productivisme agricole et forestier conduirait nécessairement à les faire évoluer de concert avec la relocalisation industrielle selon un aspect qui empruntera tout autant au passé qu’aux innovations présentes et futures (reboisements d’arbres feuillus, aménagement de nouveaux marais maraîchers ou réimplantation du bocage selon les régions, construction de halles de marché en centre-ville, réouverture d’industries locales et réhabilitation des centres commerciaux périphériques pour de nouveaux usages…).

Cependant, ne mener ces actions qu’à une échelle locale comme si l’on croyait aux vertus d’un diffusionnisme spontané risque d’engager des déséquilibres territoriaux que seul l’État peut contenir par une politique d’aménagement planifié. Contre le management par projet et le repli en communautés autogérées, il s’agirait d’engager un plan capable de transformer à nouveau la société dans son ensemble. Et le temps presse : sur l’échelle de quelques décennies, les paysages verdoyants qu’affectionnent beaucoup de Français et de touristes étrangers risquent de se modifier, voire de s’altérer gravement sur une partie importante du territoire. Avec les conséquences futures de la loi Elan, la France risque de ne plus ressembler à ce que nous connaissons si aucune politique écologique et patrimoniale volontariste n’est rapidement mise en place.