Comment le néolibéralisme est devenu illibéral

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À gauche, des installations de l’U.S. Border Patrol à San Diego ; à droite, Tijuana. © Sgt. 1st Class Gordon Hyde

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, la vie politique française serait désormais rythmée par un clivage entre libéraux et nationalistes. Or, le néolibéralisme a lui-même évolué ces dernières années dans un sens autoritaire, identitaire et nativiste. L’extrême-droite a patiemment construit une hégémonie culturelle en s’appropriant des concepts libéraux et marxistes. Un article pour comprendre la politique de l’oxymore de la Nouvelle Droite.


1989, le triomphe du capitalisme

La chute du Mur de Berlin a marqué la fin d’une ère. L’Union soviétique, une des deux superpuissances depuis 1945, se retirait purement et simplement du théâtre de l’Histoire. Le socialisme réel s’est apparemment effondré sous le poids de ses propres contradictions, et non par suite d’un conflit atomique ou d’une révolution violente. Francis Fukuyama a vu la fin de l’Histoire dans la chute de l’URSS. Celle-ci traduirait l’aspiration des peuples dits sous-développés aux standards de vie occidentaux, et leur conversion aux valeurs de la démocratie libérale.

« Il y a une guerre des classes, d’accord, mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre, et nous gagnons » – Warren Buffett

En 2002, lorsqu’on demanda à Margaret Thatcher quelle était la réussite dont elle était la plus fière, elle répondit : « Tony Blair et le New Labour. Nous avons forcé nos opposants à changer d’avis ». La social-démocratie, sous Blair, Schröder, Hollande, Renzi, s’englue dans le centrisme. Pendant ce temps, les gauches postcommunistes et populistes demeurent durablement écartées du pouvoir. Le néolibéralisme est établi comme consensus, hégémonie culturelle au sens de Gramsci.

La réduction des dépenses publiques et des impôts est un axiome fondamental. De même, le néolibéralisme au pouvoir s’accommode très bien de tendances autoritaires lorsque l’austérité se heurte à des résistances populaires. La logique sociopolitique du néolibéralisme ressort crûment de cette citation du milliardaire américain Warren Buffett : « Il y a une guerre des classes, d’accord, mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre, et nous gagnons ». Cela ne l’a pas empêché de cosigner cet été une lettre ouverte appelant les candidats à la présidentielle de 2020 à instaurer un ISF, au nom de la responsabilité morale de l’Amérique ! Les temps changent…

Aux origines du néolibéralisme

Il faut garder à l’esprit que le libéralisme désigne à la fois une théorie politique et une doctrine économique fondées sur le rationalisme et le droit naturel. Sémantiquement, néo-libéralisme signifie nouveau libéralisme, par opposition au libéralisme classique de l’école de Manchester. Dans les tourments de l’entre-deux-guerres, il est compris que la main invisible du marché ne génère pas inéluctablement le progrès et l’équilibre. Le libre-échange et le laissez-faire de Smith, Ricardo et Say n’ont pas su enrayer les crises et dépressions économiques récurrentes. Les économistes libéraux le voient bien, et s’attachent à redéfinir leur doctrine.

Le renouveau du libéralisme commence au tournant du XXème siècle avec le « New Liberalism », ou « social-libéralisme » qui s’ouvre aux sensibilités socialistes dans une optique humaniste. Keynes et Beveridge, libéraux britanniques et penseurs de l’État-providence, sont des représentants éminents de ce courant.

L’opus magnum de © Walter Lippman

Tout autre est le libéralisme du Colloque Walter Lippmann, organisé en août 1938 à Paris. Plusieurs intellectuels majeurs y sont présents, entre autres Lippmann lui-même, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et Raymond Aron. C’est à cette occasion que l’économiste Alexander Rüstow, penseur de l’économie sociale de marché (soziale Marktswirtschaft), crée le mot néolibéralisme. On voit à cette occasion une division claire entre les classiques tels qu’Hayek, partisans d’une adhésion stricte au laissez-faire, et les modernes comme Aron, favorables à la régulation du marché et à l’interventionnisme économique.

Le libéralisme n’est donc pas un bloc monolithique. Au contraire, il est traversé de débats théoriques. Par exemple, Hayek est aux antipodes du monétarisme de Milton Friedman. Le premier propose de neutraliser l’inflation, et donc les crises, par la création d’un marché concurrentiel des monnaies. Le second émet l’idée contraire que les crises sont dues à un manque de liquidités qui peut être résolu par une politique monétaire inflationniste. Friedman, conseiller de Reagan, Thatcher et Pinochet, contempteur du keynésianisme, est un acteur important de la recomposition néolibérale des années 70-80.

Quand capitalisme ne rime plus avec démocratie

L’hégémonie néolibérale a été battue en brèche par la crise des subprimes. Les économistes orthodoxes croyaient que les crises et les récessions pourraient être évitées ou amorties par des politiques « contracycliques » (en période de récession, i.e. de cycle négatif, les banques centrales et les gouvernements mettent en place des politiques de relance). C’est ce qui a été fait en 2008-2009. Le ratio dette/PIB des États de la zone euro est passé d’environ 70% à 90% sous l’effet conjugué de l’augmentation des dépenses publiques liée aux politiques de relance et de la contraction des recettes fiscales due à la récession.

Au milieu de la crise, on a entendu de nombreux appels à réformer le capitalisme et à contrôler davantage la finance internationale. Mais le ralentissement de la croissance, de l’inflation et de l’investissement a passé tout cela sous silence. Il fallait désormais sortir de la trappe déflationniste. Cela passait par une austérité budgétaire massive couplée à une politique de relance monétaire désespérée, dite de Quantitative Easing.

Le point Godwin intellectuel est atteint lorsque des économistes orthodoxes comparent leurs confrères hétérodoxes à des « négationnistes ».

On en revenait donc au credo de Friedman. La grande différence étant que la voie chilienne est désormais applicable aux pays développés. Si les peuples s’opposent à la liberté du marché en élisant des gouvernements populistes ou de gauche radicale, il faut alors les contraindre par la voie autoritaire. L’exemple le plus patent est la mise sous coupe réglée de la Grèce par ses créanciers internationaux en 2015, en dépit de l’élection de Syriza et de la victoire du Non au référendum sur le mémorandum d’austérité. Mais quand Jean-Claude Juncker déclare qu’ « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », on atteint la limite des contradictions entre démocratie et capitalisme.

Le néolibéralisme est avant tout une idéologie économique, ou en tout cas fondée sur une prétention pseudoscientifique à la vérité économique. Le point Godwin intellectuel est atteint lorsque des économistes orthodoxes comparent leurs confrères hétérodoxes à des « négationnistes ». Le consensus se fait dogme. La capacité de questionner un paradigme (Kuhn), ou de falsifier des hypothèses (Popper) est pourtant la base même de l’esprit scientifique. Mais là n’est pas la motivation des épigones du néolibéralisme, qui confondent le progrès avec la croissance, et l’intérêt général avec les intérêts bancaires.

L’illibéralisme ou la politique de la frontière

Voici onze ans que la crise a frappé. Et le monde a changé. On constate une tendance globale à la montée des nationalismes. Celle-ci a été particulièrement spectaculaire en 2016 avec la victoire du Brexit et l’élection de Donald Trump. Elle s’est confirmée avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite dans de nombreux autres pays. On la subodore sous la conversion de partis de centre-droit et gauche à un discours illibéral en matière d’immigration et de libertés. Même la Commission européenne, chantre de l’État de droit quand il s’agit de s’opposer à la Pologne ou à la Hongrie, a désormais des portefeuilles aux titres inquiétants tels que démocratie et démographie ou pour la protection de notre mode de vie européen.

Pendant plusieurs années, les Européens de l’Ouest ont regardé avec mépris les dérives autoritaires dans l’Est. Après tout, ces pays qui ont intégré l’UE dans les années 2000, n’ont pas les mêmes traditions que nous… Puis, l’extrême-droite est apparue en Allemagne et en Espagne qu’on croyait immunisées, les libertés constitutionnelles et l’équilibre des pouvoirs ont reculé partout. Et pour finir, le vénérable Parlement britannique a été prorogé sans états d’âme par Boris Johnson, au nom de la « volonté du peuple ».

On entend souvent que la montée du populisme de droite en Occident est due à son succès à traduire les angoisses de la white working-class. Le caractère « blanc » des classes laborieuses est certes discutable. Mais le concept permet à l’extrême-droite de rassembler des citoyens ordinaires frustrés autour d’une identité ethnoculturelle, contre une supposée alliance des métropoles libérales, des migrants et des « assistés ». Se retrouve ici la thématique marxiste de la classe en soi qui se cristallise en classe pour soi. Cependant, il n’est pas ici question de classes sociales objectives, mais d’identités culturelles subjectives… La Nouvelle Droite déforme les concepts de la vieille gauche pour se les réapproprier.

Quand on regarde de plus près, on voit un nouveau modèle se profiler, celui de la démocratie illibérale. Le terme est de Viktor Orbán, le controversé Premier ministre hongrois. Il s’applique aussi à l’Israël de Netanyahou, à l’Inde de Modi, à la Turquie d’Erdogan. D’une part, les démocraties illibérales tiennent des élections libres qui permettent au leader et au parti dominants de revendiquer le mandat du peuple, au sens nationaliste ethnique du terme. D’autre part, les contre-pouvoirs, en particulier la justice et la presse, sont progressivement mis sous le contrôle direct ou indirect de l’exécutif, et les droits des étrangers et des minorités sont limités, voire éliminés. Pas de place ici pour le constitutionnalisme, c’est-à-dire pour la séparation des pouvoirs et la garantie des droits fondamentaux, au cœur du libéralisme politique des Lumières.

Le règne de la novlangue économique

La dynamique du capitalisme est celle d’un renforcement de la division internationale du travail. La mondialisation néolibérale ne fait qu’aggraver cette tendance en poussant les nations dans une course de compétitivité, c’est-à-dire à celui qui s’aplatira le plus vite et le plus platement devant les grands intérêts économiques. Dans les pays développés, la pression délocalisatrice des pays en développement résulte en une stagnation salariale et en une dégradation de l’État-providence. En même temps, les nouveaux enjeux globaux comme les flux migratoires, le changement climatique, le big data et le terrorisme nourrissent les sentiments d’insécurité.

La fragmentation et l’instabilité croissante des systèmes politiques sont l’écho de la crise globale du néolibéralisme. Et pourtant, même les partis communistes historiques ne proposent plus la collectivisation intégrale et les plans quinquennaux. Les programmes de la gauche radicale restent en fait assez sociaux-démocrates. Ce n’est pas l’économie de marché qui est en question, mais l’idéologie du marché-roi, de la propriété-reine et du démantèlement systématique du service public.

Macron lui-même ne suit pas l’orthodoxie néolibérale, car il ne s’embarrasse pas avec la règle d’or de l’équilibre budgétaire. Il ne faut cependant pas voir le néolibéralisme comme une école de pensée économique, ce qu’il a été à une époque. Maintenant que le néolibéralisme est hégémonique, ses concepts sont également instrumentalisés au service de cette hégémonie. Ironiquement, ils deviennent aussi malléables aux impératifs du moment que l’étaient ceux du marxisme officiel en URSS. Sous Macron comme sous Brejnev, lorsque le gouvernement a tort, ce sont les faits qui se trompent… La seule règle d’or du néolibéralisme actuel, c’est la théorie du ruissellement.

Ni néolibéralisme, ni illibéralisme !

Avec la progression des populismes au sens large, un antagonisme peuple-élites s’est surimprimé sur le clivage gauche-droite hérité de la Révolution française. C’est un écho finalement logique à l’alternance des partis conservateurs et sociaux-démocrates pendant la période néolibérale. Les peuples rejettent cette politique aseptisée, réduite à une simple lutte pour des sièges sans opposition fondamentale sur les programmes. Je ne crois cependant pas que l’adversité gauche-droite a décisivement perdu son pouvoir performatif.

Les progressistes peuvent peser à gauche des libéraux et des conservateurs.

L’aggravation des contradictions du capitalisme est telle que les digues qui séparaient jusqu’ici les libéraux des nationalistes sont en train de sauter. On peut citer l’alliance objective entre Ciudadanos, le PP et Vox en Espagne. Mais la plupart des gouvernements mondiaux déroulent, à différents degrés, des programmes économiquement néolibéraux et politiquement illibéraux. Freedom is slavery! 

Dans certains pays, comme la France ou Israël, la conflictualité politique est reconfigurée dans un clivage entre libéraux et conservateurs, les grands partis s’opposant plus sur des enjeux sociétaux que sociaux. La gauche semble incapable d’atteindre les secteurs populaires et ouvriers qui ont durablement basculé à droite ou dans l’abstention. Les mauvaises performances électorales des populistes de gauche semblent le confirmer.

Cependant, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, le clivage gauche-droite est encore bien présent. Le Brexit a créé un climat politique délétère pour le Labour, mais aussi une fenêtre d’opportunité maintenant qu’il est le seul parti favorable à un second référendum. En Allemagne, les Verts se battent pour le créneau du centre-gauche abandonné par le SPD. Les progressistes peuvent peser à gauche des libéraux et des conservateurs lorsque ceux-ci se ressemblent trop. La politique est par nature antagonique, et la nature a horreur du vide.

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

Hégémonie néolibérale, conquête du désir et crise de la gauche

© Ronald Reagan Presidential Library

Idéologie dominante, vedette médiatique et provocateur scientifique, le néolibéralisme réussit une prouesse de plus en plus répandue, celle d’exister en fuyant les définitions. Pour autant, il est incontestable qu’il domine aujourd’hui l’espace politique et économique. Le triomphe des idées s’explique également par la disparition des contestations. Pour comprendre la position de celui qui règne, on peut regarder du côté de ceux qui l’ont combattu comme la gauche, plongée en pleine crise idéelle. Théorie économique présentée comme un nouvel horizon indépassable, le libéralisme économique prévaut dans une étendue d’idées mortes. Michelet savait que les sorcières apparaissaient dans les déserts de sens, la gauche a découvert que ses bourreaux naissaient dans ses gouffres idéels.


L’un des traits saillants du débat public contemporain tient dans l’idée que le succès des termes provient de la rareté des définitions. Plus les définitions sont rares ou floues, plus les termes sont promis à de longues carrières politiques et médiatiques. Règne du consensus. Le néolibéralisme, quotidiennement scandé, fait figure d’exemple. Souvenons-nous de l’avertissement initial du père fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim : « Les sociologues sont tellement habitués à employer les termes sans les définir […] qu’il leur arrive sans cesse de laisser une même expression s’étendre à leur insu, du concept qu’il visait primitivement ou paraissait viser, à d’autres notions plus ou moins voisines »[1].

Le terme même de libéralisme est ambivalent. À la fois parce que les traditions philosophiques dont il procède héritent de courants différents, et également parce qu’il existe comme domaine scientifique mais aussi comme idéologie politique.

En juillet 2008, alors que la crise financière et économique déborde de toutes parts, Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, présente un sévère bilan interrogeant : « La fin du néolibéralisme ? »[2]. Tout en ciblant les dysfonctionnements de l’économie de marché, en dénonçant « une politique servant certains intérêts », et en annonçant qu’il ne fut jamais supporté ni par « la théorie économique » ni, désormais, par « l’expérience historique », Stiglitz esquisse quelques traits d’un portrait du néolibéralisme en tant que « fourre-tout d’idées basé sur la notion fondamentaliste que les marchés sont auto-correcteurs, qu’ils distribuent efficacement les ressources et servent l’intérêt général ». Présenté comme un fondamentalisme de marché, le néolibéralisme apparaît alors comme le triomphe de la liberté de marché contre l’État.

Pour tenter de se fixer sur une définition, retenons le néolibéralisme dans ses grandes lignes comme la doctrine considérant que les marchés sont le moyen le plus efficace pour organiser la production et que, ce faisant, l’État se retire à mesure que s’étend la logique marchande. Dans un système capitaliste perçu comme naturel et libre, les acteurs économiques et financiers doivent bénéficier d’une liberté de mouvement maximale. Paradigme fondé sur l’idée de marchés auto-régulés, le néolibéralisme ne serait, dans ces définitions, « qu’une réactivation agressive du vieux libéralisme classique »[3]. Cependant, les politiques qui en découlent interrogent la réalité du retrait de l’État. S’il a laissé l’ordre du privé régner, l’État n’est pas pour autant devenu une instance secondaire observant de loin le déroulement des mécanismes de marché. Plutôt, il est resté très présent pour organiser les processus qui se mettaient alors en œuvre. Cette liberté du néolibéralisme apparaît dès lors comme une licence. Et c’est bien l’État qui la confère. La circulation des capitaux, les traités de libre-échange ou la financiarisation de l’économie ont été permis par l’action de l’État délivrant des licences. « Loin d’être l’obstacle que l’on croit à cette extension de la logique du marché́, l’État en est vite devenu l’un des principaux agents, sinon le vecteur essentiel »[4]. C’est ainsi largement par les leviers de l’État qu’est permise l’extension de la logique marchande.

Il convient également d’ajouter aux traits distinctifs du néolibéralisme la volonté d’autonomisation et d’extension de la logique marchande hors de la seule sphère marchande. Ce débordement, c’est-à-dire cette autonomisation, ne peut être le seul fait des lois souterraines du capitalisme, il réclame dès lors la contribution active des pouvoirs d’État qui l’organisent. Ainsi Bourdieu pouvait-il avancer que le néolibéralisme est « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur ». Dans cette logique, l’État devient l’étroit collaborateur du marché et du capital, mettant ses outils d’ampleur à leur service. Les exigences électorales entament parfois ces mécanismes, ou troublent leur lisibilité pour feindre de le faire, mais elles n’enlèvent rien au cheminement fondamental qui est en cours. Le projet économique a donc, dès le départ, exigé la collaboration politique.

Le néolibéralisme s’épanouit à la fois dans le champ scientifique et dans le champ politique. C’est précisément dans cette dernière sphère que se prononce le discours le justifiant et que s’affrontent les points de vue. C’est donc ici que s’offrent nombre des explications de son hégémonie. Le cas français est loin d’être unique, il ne permet pas d’épuiser les facteurs explicatifs et ne satisfera pas toutes les analyses, mais offre un exemple limpide.

Les conditions d’imposition du néolibéralisme

Le « néolibéralisme » est un terme employé pour la première fois en 1938, lors d’un colloque[5] pour se distinguer du capitalisme manchestérien du siècle précédent. Il s’agissait de rendre compte de la rénovation doctrinale qui les distinguait. Mais, depuis, les usages du terme ont largement changé[6]. Alors qu’au sortir de la guerre, les tenants français du néolibéralisme s’étaient positionnés en opposition à leurs prédécesseurs du siècle passé en défendant des formes d’interventionnisme juridique de l’État – ce qui les rapprocherait plutôt des formes d’ordo-libéralisme à l’allemande[7] – il faudra attendre les années 1960-1970 pour voir les idées néolibérales recevoir une lumière nouvelle. Ce qui apparaît comme une seconde génération de néolibéraux se place largement en opposition à la première. Ainsi, les années 1970 représentent un moment clé pour le néolibéralisme. C’est là que se situent les principaux instants de sa diffusion théorique et ses conséquences politiques les plus sensibles. Cette période correspond à l’émergence des Nouveaux économistes qui, important des idées néolibérales depuis les Etats-Unis, parviendront à les inscrire à l’agenda politique. Il ne s’agit pas pour eux de construire de nouvelles théories, mais d’importer celles que construisent les Écoles de Chicago et de Virginie[8].

Les idées néolibérales ne sont pas nées dans les années 1970, mais c’est à moment-là que, dans l’espace politique français, elles ont progressé et ont fini par s’imposer. Il a fallu la rencontre d’une série d’événements pour tisser un contexte favorable à la réception de ces idées.

Du point de vue économique, les années 1970 correspondent à la fois au choc pétrolier de 1973 et à la stagflation. Cette tension du système économique s’accompagne de difficultés sensibles pour les modes de régulation keynésiens. Situation que les néolibéraux vont exploiter pour décréter la fin du keynésianisme[9] (alors que leurs adversaires, à gauche, signalaient plutôt une crise systémique du capitalisme monopolistique d’État). Le néolibéralisme a pu profiter de la baisse du taux de profit pour imposer un nouvel ordre de pensée et d’action. Au-delà de la stricte dimension économique, en France, ce moment s’accompagne d’un renouveau du libéralisme politique à partir, notamment, du développement de deux revues aroniennes Contrepoint et Commentaires. Ces nouvelles forces se retrouvent également dans le Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés dont le manifeste recueille les signatures de gens comme Aron, certes, mais aussi Michel Crozier, Raymond Boudon, Jean d’Ormesson ou Eugène Ionesco.

Dans les braises du contexte de l’Est – sur lesquelles ont largement soufflé les révélations de Soljenitsyne[10] – va également se développer et se renforcer une nouvelle gauche intellectuelle. Celle-ci mènera alors ses combats contre l’Union des gauches – que socialistes et communistes préparent – et fera de l’antitotalitarisme la clé de voûte idéelle de son système intellectuel. Elle tentera alors de développer des positions de gauche qui s’opposeront à l’hégémonie marxiste que – pour des raisons de stratégie électorale – la gauche socialiste feint d’adopter. Cette pensée se retrouvera médiatiquement principalement dans Esprit ou Le Nouvel Observateur et dans les figures des Nouveaux philosophes, notamment celles de Bernard-Henri Lévy ou d’André Glucksmann.

Un autre élément est central dans l’émergence d’un contexte favorable à la réception des idées néolibérales : la position de la gauche socialiste dans le champ partisan. Si la droite a aisément accueilli les idées néolibérales qu’incarnait Margareth Thatcher outre-manche[11], la gauche aura connu une évolution plus mouvementée. Pourtant, c’est elle qui – en tant que détenteur du langage d’opposition – détenait les clés de l’hégémonie potentielle du néolibéralisme dans le champ partisan.

Nouvellement refondé à Épinay, en 1971, le PS est immédiatement placé dans une position où les marges de manœuvre sont, en fait, assez réduites. Son discours politique est encore largement marqué par la condamnation des « erreurs » de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), qui s’était signalée dans les années précédentes par ses alliances avec le centre et la pâleur de ses ambitions. Rappelons-nous sans cesse que l’idéologie n’est pas un espace autonome, plutôt, elle est un reflet. Ainsi, elle est en relation déterminée et déterminante avec l’environnement qui constitue son champ de production. Le cas socialiste dans ces années en fournit un exemple particulièrement parlant. Avec le souvenir – de triste mémoire – de la SFIO derrière eux, et avec le voisin communiste massif devant eux, les socialistes vont développer une idéologie largement influencée par le poids de la pensée radicale. Pour exister à gauche, le PS doit contester au Parti communiste (PC) son hégémonie dans les milieux populaires. Mais, le PS n’a jamais été le parti de masse qu’il a longtemps rêvé d’être. Ce défaut de crédibilité militante va alors être compensé par un surinvestissement discursif dans la rupture. Elle résonne encore la voix de François Mitterrand qui, à Épinay, jurait que « celui qui ne consent pas à la rupture avec le capitalisme ne peut être adhérent du Parti socialiste ». La radicalité du discours socialiste est directement justifiée par la radicalité – réputée mais aussi réelle – du discours communiste (à un moment où le PC est largement majoritaire dans les milieux populaires) et guidée par l’impératif électoral. La stratégie socialiste va alors consister à investir massivement l’idée d’une Union des gauches, laquelle réclame une justification par références idéologiques.

Face à ce positionnement, les défenseurs des idées néolibérales en France vont pouvoir bénéficier des craintes que suscite cette évolution auprès de larges franges de l’électorat, notamment dans la partie libérale du patronat, en alarmant sur les dangers de ces pensées. C’est d’ailleurs à ce moment-là que se développent des clubs de réflexion patronaux qui participeront, à leur tour, à la diffusion des idées néolibérales. Les ouvrages – et les offensives – se multiplient contre l’idéologie qui s’impose à gauche. Certains de ces livres connaissent des succès médiatiques et politiques importants, à droite certes (comme auprès de Jacques Chirac qui louera celui d’Henri Lepage) mais également à gauche. L’entreprise néolibérale d’alors se porte donc très directement contre la gauche socialiste qui, pour l’heure, présente une pensée incompatible.

Durant les décennies suivantes, les idées néolibérales récemment introduites vont devenir dominantes, puis hégémoniques à mesure que les alternatives – et donc les contestations – – devenaient mutiques. L’entreprise économique réclamait la collaboration active des mondes politiques devant assurer l’emprise idéologique de la question. Elle trouva satisfaction à la fin du XXème siècle.

Libéralisme et socialisme

« La véritable évolution des deux dernières décennies n’est pas tant l’adoption des thèmes de la droite que le renoncement aux idées de la gauche ». [12]

La gauche socialiste s’est présentée, dans les années 1970, sous un jour particulièrement radical (bien qu’il faille se méfier du terme « radical », souvent employé de manière péjorative, voire stigmatisante, mais qui n’a ici pour objectif que de qualifier une réflexion à la racine axée sur un raisonnement fondamental développant une pensée de la causalité). Durant ces années, le PS défend l’instauration d’un socialisme qui réclame la disparition du capitalisme. Cette ligne, au sein du Parti, est notamment menée par le CERES de Jean-Pierre Chevènement. C’est elle qui triompha en 1971 et sera réaffirmée, après quelques périodes de perturbations, en 1979 lors du congrès de Metz. À ce moment-là, François Mitterrand, inquiété par la contestation émanant notamment de la ligne rocardienne, a besoin du soutien des troupes chevènementistes pour s’imposer. Ainsi, le socialisme est présenté comme une doctrine concurrente au capitalisme, l’avènement du premier réclamant l’extinction du second. Cela est vrai en 1971 – lorsque, par exemple, François Mitterrand affirme le 1er juillet, « On peut être gestionnaire de la société capitaliste ou fondateur de la société socialiste à ce moment du siècle. En ce qui nous concerne, nous voulons être les seconds » – comme en 1979 où la motion affirme « Commençons par rappeler, au risque d’exprimer des vérités premières que notre objectif n’est pas de moderniser le capitalisme ou de le tempérer mais de le remplacer par le socialisme. »

À ce moment-là, dans le discours politique tout au moins, si le néolibéralisme trouve des raisons de se renforcer dans l’opposition, il a face à lui un adversaire qui lui oppose un schéma idéologique d’ampleur semblable. Dans la décennie suivante, c’est précisément l’effondrement de cette opposition fondamentale qui va laisser pleine liberté au néolibéralisme pour devenir la pensée hégémonique que l’on constate aujourd’hui. Non qu’elle soit la seule – et les porteurs de pensées contraires sont nombreux et déterminés – mais qu’elle soit installée institutionnellement, sans qu’elle ne puisse être inquiétée par la compétition.

Le Projet Socialiste pour la France des années 1980 affirmait « Ces idées-là [anticapitalisme, rupture, etc.] sont les seules que la droite ne puisse récupérer puisqu’elles visent à détruire ses propres fondations ». En l’écrivant, les socialistes ne se doutaient alors sans doute pas qu’ils annonçaient ici ce qui deviendrait l’une de leurs principales pertes. L’opposition frontale au capitalisme était la marque de distinction politique la plus sûre pour la gauche. Mais, après l’expérience du pouvoir, les hommes de la rose se sont rapidement retrouvés dans l’incapacité de continuer avec le même discours. La dimension économique devenait – face aux difficultés que le parti connaissait – un terrain particulièrement hostile pour lui où la droite pouvait tantôt cibler l’irréalisme des propositions socialistes, tantôt ses difficultés de gestion, tandis que le reste de la gauche pouvait l’attaquer sur sa trahison. Les tentatives de diversion idéologique portèrent le Parti Socialiste vers d’autres dimensions. Seulement, comme avec la dimension culturelle, les nouveaux marqueurs identitaires du PS ont progressivement établi les conditions du consensus. Non pas que dorénavant les partis dominants s’accordent sur les réponses, mais qu’ils le fassent sur les termes de la question. Ainsi, dans la compétition partisane française, le néolibéralisme put obtenir une position dominante écrasant la contestation dès lors qu’il devenait quasiment impossible de penser hors de lui.

La charnière 1983-1984 a souvent été utilisée pour illustrer la grande rupture de la politique socialiste. S’il nous est permis, grâce aux travaux sur la question, de remettre en cause l’idée d’un tournant brutal à ce moment-là au niveau des politiques, il n’en reste pas moins que cette période représente, sur le plan idéologique, un instant symptomatique. C’est à ce moment-là que le discours politique des socialistes cesse d’être rattaché systématiquement à 1981 et au programme de la campagne de François Mitterrand. Viennent alors en masse les idées de progrès, de modernité, la nouvelle figure de l’entreprise – jadis lieu d’exploitation devenu foyer de la croissance –, et ceux qui s’y opposent sont sèchement renvoyés dans le camp des archaïques. La rhétorique néolibérale a pleinement contaminé le discours socialiste, qui était le dernier à avoir proposé un discours d’opposition fondamentale largement écouté. Le réalisme que mettent en avant les socialistes rejoint le réel que le néolibéralisme assure être. Romaric Godin (La guerre sociale en France, 2019) le signale bien : le néolibéralisme, c’est le réel, le monde allant de l’avant, marchant, et tout ce qui l’entrave va contre son progrès inévitable.

S’il n’a pas fallu attendre 1984 pour qu’une dose de libéralisme s’insinue dans la politique socialiste, c’est bien à ce moment-là qu’elle est rendue si visible. Ce tournant marque donc une étape idéologique importante pour les socialistes, certes, mais pour le champ politique français dans son ensemble.

En mai 1984, Michel Foucault, un mois avant sa mort, dit à propos des socialistes et de l’appel lancé aux intellectuels de gauche afin de sortir de leur silence : « Et maintenant que vous changez de front, sous la pression d’un réel que vous n’avez pas été capable de percevoir, vous nous demandez de vous fournir non la pensée qui vous permettrait de l’affronter mais le discours qui masquerait votre changement »[13]. Comme Jaurès avant lui disant que « ceux qui ne peuvent changer les choses, changent les mots pour le dire », Foucault pointait là ce qui allait devenir la nouvelle constante du socialisme français (qui n’avait dès lors plus grand chose de socialiste) : l’évidement idéologique. On sait depuis Bourdieu qu’à une idée-force il faut opposer une autre idée-force. Nombreux sont les travaux qui détaillent le fonctionnement tentaculaire d’un néolibéralisme qui s’insinue – en tant que système de pensée – dans toutes les sphères de la société et de l’être. C’est dans son caractère systémique que le néolibéralisme trouve son existence en tant que système de la raison unique[14]. À ce schéma fondamental, la gauche, en plein crise identitaire, n’a plus jamais paru capable d’opposer un schéma taillé dans les mêmes proportions.

La connexion entre la carrière symptomatique de l’idéologie socialiste et l’hégémonie intellectuelle du néolibéralisme permet d’expliciter quelques éléments saillants de l’espace partisan actuel et de ses conditions idéelles. Pourtant, il resterait fort à faire pour comprendre les mécanismes justifiant son imposition dans toutes les sphères de la société. L’étude du champ partisan est bien loin d’en épuiser tout le contenu mais a le mérite de proposer quelques outils de réflexion.

Le néolibéralisme a trouvé, aujourd’hui, de puissants soutiens institutionnels ne permettant pas aux mouvements de contestation de durer avec crédibilité. Son développement total a privé les idéologies concurrentes de leur espace de survie. Plonger un bref regard dans la situation intellectuelle et partisane des années 1970 et 1980 permet d’apporter quelques éléments de compréhension des conditions de son imposition.

[1] Durkheim, E., Le Suicide, PUF, Paris, 1983 [1897], p.108.

[2] Stiglitz, J., « The End of Neoliberalism ? », Project Syndicate, 2008.

[3] Audier, S., Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Grasset, 2012, p.20.

[4] Dardot, P., Laval, C., « Néolibéralisme et subjectivation capitaliste », Cités, vol. 41, no. 1, 2010, p.37.

[5] Denord, F., « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement Social, vol. no 195, no. 2, 2001, pp. 9-34.

[6] Audier, S., op.cit.

[7] Bilger, F., « La pensée néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand », L’ordolibéralisme allemand, Aux sources de l’économie sociale de marché, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2003, p. 17-28.

[8] Brookes, K. « Un « libéralisme scientifique » contre les gauches : La réception du néo-libéralisme américain en France dans les années 1970 », Raisons politiques, 67, 2017, pp. 71-94.

[9] Rosanvallon, P., « Histoire des idées keynésiennes en France », Revue française d’économie, vol. 2, n°4, 1987, p. 22-56

[10] Soljenitsyne, A., L’archipel du Goulag, Points, 2014 [1974]

[11] Denord, F., « La conversion au néolibéralisme. Droite et libéralisme économique dans les années 1980 », Mouvements, n° 35, vol. 5, 2004, pp. 17-23.

[12] Tribune de Didier Fassin dans Le Monde, 25 septembre 2012, « Priorité à l’ordre et obsession sécuritaire : les causes perdues des socialistes ».

[13] « Le souci de la vérité », entretien avec F. Ewald, Magazine littéraire, no 207, mai 1984, pp. 18-23.

[14] Dardot, P., Laval, C., Ce cauchemar qui n’en finit pas, La Découverte, 2016.

 

États-Unis : l’assurance maladie au coeur de la présidentielle 2020

© Molly Adams
Chaque année, 45 000 personnes meurent aux États-Unis par manque d’accès aux soins, alors que 85 millions d’Américains sont mal assurés ou sans assurance. Face à cette urgence sociale, la question de l’assurance maladie, première préoccupation des électeurs, déchire le parti démocrate. Si tous les candidats souhaitent étendre la couverture santé, seule une minorité est prête à remettre en cause le secteur privé et à défendre un système universel et socialisé, à l’européenne. Ce débat central permet d’entrevoir les lignes de fractures politiques aux Etats-Unis – et les conséquences probables des projets de réforme d’inspiration américaine portés par une partie des élites françaises… Par Politicoboy.

Lisa M, 28 ans, effectue un post-doc en biologie à l’Université de Houston. Un dimanche soir, elle est prise de douleurs aiguës au bas ventre. Craignant une crise d’appendicite, elle se rend à la pharmacie du quartier. L’infirmière commande une ambulance pour l’emmener vers le service d’urgence le plus proche. Une première difficulté surgit. La clinique accepte-t-elle son assurance maladie ? Après vérification, oui. Le médecin de garde l’ausculte, la douleur semble s’atténuer, mais il la place néanmoins sous morphine, avant de lui administrer un produit de contraste par voie orale pour rendre possible un scanner. Sa réaction violente nécessite un traitement antiallergique, avant que l’examen puisse avoir lieu. Verdict : des crampes d’estomac.

La facture s’élève à douze mille dollars. Heureusement, son assurance bénéficie d’un tarif négocié à moitié prix. Mais Lisa doit d’abord acquitter sa franchise annuelle (1500 dollars), et payer 10 % des frais d’hospitalisation (son reste à charge – copay en anglais – plafonné à 5000 dollars par an). Si on ajoute les mensualités de 150 dollars qu’elle paye à son assurance (les premiums), ses frais médicaux pour 2019 s’élèvent déjà à 3800 dollars.

Cet exemple n’a rien d’exceptionnel, n’importe quel Américain bien assuré a sa propre anecdote ou histoire d’horreur impliquant des frais médicaux indécents, des traitements inutilement prescrits, des factures surprises suite à des erreurs administratives (par exemple, lorsque votre médecin traitant prescrit un test non remboursé ou sous-traite à un laboratoire non couvert par votre compagnie d’assurance) et des proches qui restent malades plusieurs semaines avant d’aller voir le médecin dans l’espoir d’éviter la franchise. La complexité administrative du système prend la forme d’une machine à briser les gens, financièrement et psychologiquement. Jeremy Scahill, cofondateur de The Intercept en témoignait récemment : « je ne souhaite à personne d’être confronté à la bureaucratie du système de santé américain. Le combat pour obtenir les soins adéquats et la bataille avec les institutions médicales et assurances vous ôtent lentement l’envie de vivre ».

Le système de santé le plus cher et le moins performant au monde ?

Les Américains dépensent dix mille dollars par an et par habitant en frais de santé, soit le double des Européens et 18 % de leur PIB. Malgré ce coût exorbitant, 27,5 millions d’entre eux n’ont pas d’assurance maladie, 60 millions sont mal assurés, 45 000 meurent chaque année par manque d’accès aux soins, et 530 000 ménages font faillite à cause des frais de santé. La dette médicale s’élevait à 81 milliards de dollars en 2018. L’espérance de vie accuse quatre ans de retard par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE, et recule chaque année depuis 2015. Elle se situe désormais derrière Cuba, qui affiche un plus faible taux de mortalité infantile que les États-Unis. [1]

Le coût élevé du système de santé américain s’explique d’abord par la privatisation à tous les étages. Pour rembourser leurs colossales dettes étudiantes, les médecins formés pour plus de 250 000 dollars sont contraints d’exercer dans des cabinets et hôpitaux privés, qui les incitent à multiplier les tests et procédures. Ils prescrivent des médicaments au prix non régulé, remboursés par des compagnies d’assurance cotées en bourse. Le manque d’intégration multiplie les intermédiaires et génère de nombreux abus. À titre d’exemple, le prix de l’insuline est dix fois plus élevé aux États-Unis qu’au Canada.

Les assurances maladie agissent comme une clé de voûte, négociant les tarifs de gré à gré, empêchant toute centralisation, que ce soit au niveau de la dilution du risque assurantiel ou de la négociation des prix des médicaments et prestations. Si certaines zones géographiques n’ont qu’un assureur en situation de monopole, les grands centres urbains proposent souvent des centaines de plans, rendant l’offre illisible.

Selon le Journal of the American Medical Association, 935 milliards de dépenses inutiles sont générées chaque année, soit un quart du coût total. Une autre étude, datant de 2012 et réalisée par The Institute of Medecine, estimait que les dépenses inutiles comptaient pour un tiers (1200 milliards) du total. Le principal facteur est la complexité administrative, suivie par la prise en charge tardive des patients et les traitements superflus administrés pour faire du profit. Le  secteur privé a ainsi engrangé plus de 100 milliards de dollars de bénéfice en 2018. [2]

Cette spectaculaire inefficacité s’observe également en France. Les frais de gestions des complémentaires santé s’élèvent à 7,5 milliards d’euros en 2017, pour un budget total de 40 milliards. La sécu, elle, ne dépense que 7,1 milliards de frais de fonctionnement, tout en gérant plus de 280 milliards d’euros de prestations. [3]

Cependant, contrairement à une idée reçue, le système américain n’est pas entièrement privatisé.  Il repose sur un mix public/privé, qui nous rappelle immédiatement le projet de réforme de l’assurance maladie portée par François Fillon en 2017, et qui figurerait désormais dans les tiroirs du gouvernement Macron.

Le système américain, un mix public/privé

Les ménages américains dans leur majorité sont assurés via leurs employeurs, qui prennent en charge les deux tiers des mensualités (les premiums). Les assurés quant à eux doivent payer les frais de franchises, pouvant s’élever à 5000 dollars par ménage et par an, et les restes à charge, généralement plafonnés à 12 000 dollars par foyer. À ces 155 millions de bénéficiaires s’ajoutent 25 millions de travailleurs indépendants qui s’assurent auprès des mêmes compagnies privées.

Les retraités ont majoritairement recours à un système public, universel et centralisé : Medicare, accessible à partir de 65 ans. Bien qu’il ne couvre que les soins de base et soit sujet aux complémentaires privés (access Medicare, auxquels souscrivent un tiers des bénéficiaires), c’est de loin le système le plus populaire du pays, couvrant 60 millions de personnes. Malgré des besoins de santé plus élevés du fait de l’âge des participants, les coûts sont inférieurs aux régimes privés, du fait des économies d’échelle et de la plus grande capacité à négocier les tarifs. Le programme est majoritairement financé par une taxe sur les revenus du travail, comparable à une cotisation sociale.

Les plus bas revenus et personnes en incapacité de travailler peuvent bénéficier d’un autre programme public, accessible sous conditions de ressources : Medicaid. Sa couverture varie grandement en fonction des États, qui en assurent la plus grande part du financement. 74 millions de personnes y sont inscrites. [4]

Reste qu’en 2009, 45 millions d’Américains ne disposaient d’aucune assurance maladie. Pour combler ce vide, Barack Obama lance sa réforme phare : l’Afordable Care Act (ACA), habilement rebaptisé « Obamacare » par ses opposants.

L’échec de la réforme Obamacare illustre l’impasse de l’approche néolibérale

L’Obamacare représente probablement la décision politique la plus significative depuis l’invasion de l’Irak par W. Bush. Son succès relatif a changé la vie de millions d’Américains, tandis que son coût politique a précipité le plus grand recul électoral jamais enregistré par le parti démocrate, offrant aux républicains le contrôle du Congrès, puis de la Cour suprême et d’une vingtaine d’États qui ont pu appliquer des lois limitant le droit de vote des minorités et redécoupant les circonscriptions électorales à leur avantage, rendant la conquête de la Maison-Blanche et du Congrès particulièrement difficile pour les démocrates.

Ironiquement, les tentatives d’abrogation d’Obamacare par le parti républicain (repeal and replace) au cœur du programme politique de la droite depuis 2010 ont échoué au Sénat en 2017 et coûté à Donald Trump sa majorité en 2018, rendant possible la procédure de destitution qui le vise actuellement. Le combat des démocrates pour « sauver l’Obamacare » a également ouvert la voie au projet Medicare for All  de nationalisation complète de l’assurance maladie. Une initiative qui fracture brutalement le parti démocrate et a provoqué la chute de plusieurs candidats aux primaires de 2020. [5]

Si elle n’a rien résolu, la réforme emblématique de Barack Obama aura au moins mis en évidence les limites de l’approche néolibérale.

De quoi s’agit-il ? L’Affordable Care Act est un texte fourre-tout, dont la logique de marché s’inspire fortement de la réforme mise en place par Mitt Romney lorsqu’il était gouverneur républicain du Massachusetts. Elle repose sur trois piliers :

D’abord, une extension du programme Medicaid via des subventions fédérales aux États qui en font la requête. Ceux sous contrôle républicain ont refusé ces aides financières par pur calcul électoral, avant que l’administration Trump ne s’attaque directement au montant des subventions, affaiblissant la portée de ce premier volet et démontrant la fragilité de l’approche volontariste et sélective. Il est plus aisé d’affaiblir un système qui cible les plus pauvres.

Ensuite, l’interdiction faite aux assureurs de refuser des clients, d’imposer des malus sur la base des antécédents médicaux du patient (ou familiaux) et de mettre en place des plafonds de prestation à vie devait élargir l’accès aux assurances privées. En effet, ces pratiques commerciales visaient à exclure les personnes atteintes de maladies graves ou chroniques du système de santé. Problème : pour restaurer leurs niveaux de profits, les assureurs ont augmenté massivement leurs mensualités, leurs franchises et les restes à charge, provoquant la colère d’une large part de l’électorat.

Enfin, la réforme introduit la mise en place d’un marché subventionné reposant sur deux principes : l’obligation faite aux assureurs d’accepter n’importe quel patient et aux Américains sans assurance d’en souscrire une sous peine d’amende, le tout compensé par des subventions.

Ce mécanisme reposait sur l’idée selon laquelle de nombreux Américains refusaient de souscrire une police d’assurance du fait de leur bon état de santé, et supposait qu’en obligeant tout le monde à rejoindre le marché subventionné, les anciens passagers clandestins en bonne santé compenseraient le coût d’assurance des personnes qui avaient été exclues du système.

Mais l’existence de cette classe d’individus sans assurance par choix ou amour du risque s’est avéré être un fantasme néolibéral, comme l’idée selon laquelle la mise en concurrence des acteurs conduirait à une baisse des prix et aiderait les précaires à mieux choisir l’assurance optimale. En réalité, l’arrivée sur le marché de millions de personnes en mauvaise santé a fait exploser les coûts, que les assureurs ont répercutés sur les individus assurés par leur employeur, aggravant la perception négative de la réforme. [6]

En 2016, Hillary Clinton avait elle-même reconnu que l’Obamacare présentait de nombreux défauts, ouvrant un boulevard à Donald Trump et au parti républicain. Mais la perception du public a largement basculé en 2017, suite aux efforts répétés de Trump pour abroger la loi. Menaçant de priver jusqu’à 32 millions d’Américains de couverture santé et de remettre en place la discrimination par antécédents médicaux, les efforts de la droite ont mobilisé contre elle l’opinion publique, échoué par trois fois au Sénat malgré sa majorité, nourri des mouvements de grèves historiques du corps enseignant et permis au parti démocrate de remporter une large victoire aux élections de mi-mandat de 2018 en faisant campagne sur le thème de l’assurance maladie.

Source : https://www.vox.com/2019/1/23/18194228/trump-uninsured-rate-obamacare-medicaid?fbclid=IwAR1KQ7DGHsiWQ_m0hcp3zXcU1IbfrUSB4beB41rRzbliJHc0MEDYVsVRD_w

Medicare for All, le projet de socialisation de l’assurance maladie plébiscitée par l’opinion

À son apogée, l’Obamacare a couvert vingt millions d’Américains supplémentaires. Depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, les efforts de son administration pour réduire les subventions et saborder le système ont porté leurs fruits : 7,5 millions d’individus ont perdu leur couverture santé.

Ironiquement, les tentatives de démantèlement de l’Obamacare ont permis l’émergence de la proposition alternative portée par Bernie Sanders et plébiscitée par 70 % de la population (dont un électeur de Trump sur deux) : Medicare for All.

Ce projet de réforme est un modèle à tout point de vue : son nom capitalise sur la popularité du système Medicare et présente le mérite d’être explicite : il s’agit d’ouvrir le régime public à tous les américains. L’âge d’éligibilité sera ainsi progressivement abaissé de 65 à 55 ans la première année, puis 45, 35 et 0. En quatre ans, tous les Américains seront couverts, tandis que le niveau de prestation sera renforcé, rendant inutile les fameuses complémentaires existantes sous Medicare.

Bien qu’elle augmenterait  le nombre de bénéficiaires et supprimerait les franchises et restes à charge, la réforme coûterait moins que le système actuel, comme l’a reconnu une étude publiée par un think tank ultra conservateur financé par les Kochs Brothers.

Pour la financer, Bernie Sanders propose de mettre en place une forme de cotisation patronale visant à remplacer les dépenses actuelles des employeurs, d’instaurer un impôt sur la fortune et sur les multinationales, de réduire les dépenses militaires et d’introduire un impôt sur le revenu de 4 %, comparable à une cotisation sociale, pour les revenus supérieurs à 29 000 dollars par an.

Il s’agit d’une réforme profondément anticapitaliste, qui retire du marché (décommodifie) une part significative du PIB, rend inutile un secteur entier de l’économie — dont le chiffre d’affaires annuel se compte en centaines de milliards de dollars — et retire aux employeurs la capacité de faire pression sur leurs employés à l’aide de leur assurance maladie. Sans surprise, elle fait face à une opposition féroce de la part du secteur de la santé, des lobbies industriels, des forces capitalistes et d’une fraction non négligeable du parti démocrate et de ses affiliés (médias, commentateurs, donateurs, directions syndicales).

Le parti démocrate se fracture autour de la question de l’assurance maladie

Lors du premier débat de la primaire démocrate, les modérateurs ont demandé aux vingt candidats de se prononcer pour ou contre la réforme Medicare for All par un vote à main levée. Seul Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Kamala Harris se sont exécutés.

Le second débat opposant les candidats de la primaire démocrate, diffusé par CNN en juillet 2019

Depuis, les quatre débats télévisés ont systématiquement débuté par cette problématique centrale, citée comme première préoccupation des électeurs (avec le new deal vert). Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont fait face à un tir groupé d’arguments contre Medicare for All, qu’il est intéressant d’observer.

En premier lieu vient la question de la faisabilité politique du projet, qui reviendrait à remplacer de force l’assurance maladie privée de 180 millions d’Américains par l’option publique Medicare améliorée, une proposition qui va à l’encontre du roman national selon lequel les États-Unis seraient le pays de la liberté. Certains utilisent cet argument dans le but de protéger le modèle économique des assurances privées qui financent leur campagne, comme Pete Buttigieg et Joe Biden. D’autre y voient un problème plus politique et pragmatique, arguant que Medicare for All est trop ambitieuse pour être votée par le Congrès.

C’est le cas d’intellectuels de centre gauche comme le fondateur du média Vox.com Ezra Klein, ancien spécialiste des questions d’assurance maladie pour le Washington Post. Traumatisé par l’expérience de l’Obamacare, où le faible nombre d’Américains qui avaient été contraints de changer d’assurance avaient permis de cimenter l’opposition populaire à la réforme, il imagine mal imposer de force un changement plus drastique. Cet argument s’appuie sur les enquêtes d’opinion qui montrent qu’en formulant les questions de manière à préciser que les assurances privées seront supprimées, le taux de popularité de la réforme Medicare for All passe de 70 à 50 % (en moyenne).  Mais comme l’explique Matt Bruenig, directeur du cercle de réflexion People’s Policy Project dans un débat passionnant, 50 millions d’Américains perdent leur assurance privée chaque année, soit parce qu’ils perdent ou changent d’emploi, soit parce que leur employeur change de prestataire. L’idée selon laquelle les Américains seraient attachés à leur assurance est contredite par les sondages. Lorsque les questions incluent la mention, « vous conserverez votre docteur », le taux d’approbation repasse au-dessus des 70 %.

La seconde critique porte sur le mode de financement, et montre à quel point le cadrage des problématiques est décisif en politique. Comme nous l’avons vu, Medicare for All coûte moins cher à la société que le système actuel, assure tout le monde et mieux.

En raisonnant par coûts, la proposition de Sanders fait économiser de l’argent à la grande majorité des contribuables en remplaçant les mensualités par une cotisation sociale tout en supprimant les franchises et reste à charge. L’économiste Gabriel Zucman estime que cette réforme organiserait le plus large transfert de richesse de l’histoire moderne. Mais les opposants reprochent à Sanders d’augmenter les impôts de la classe moyenne et résonnent strictement en termes de taxes.

Elizabeth Warren, elle, a refusé catégoriquement de reconnaître la moindre hausse d’impôt sur les classes moyennes, malgré les efforts répétés de ses adversaires pour lui faire admettre leur cadrage. Suite à un quatrième débat houleux, elle vient de publier un long document détaillant sa propre approche, qui repose sur une taxation accrue de l’évasion fiscale et une plus forte contribution des employeurs pour éviter toute taxe supplémentaire sur les ménages. Les différences d’approches entre Sanders et Warren ouvrent un débat passionnant sur les questions d’applicabilité et de durabilité d’une réforme, que nous épargnerons au lecteur par souci de concision. Comme l’explique Vox, l’approche de Sanders est plus réaliste et plus redistributive, mais politiquement plus risquée. Celle de Warren frustre la gauche, qui lui reproche une forme de capitulation contre-productive.

Dans une débauche de mauvaise foi, les opposants à Medicare for All ont ajouté un troisième argument : les syndicats qui ont négocié des régimes d’assurance privée particulièrement intéressants avec leurs employeurs risqueraient de perdre ces avantages. Un évènement vient de couper court à cette question, et montre à quel point Medicare for All est un projet ancré dans la lutte des classes : lors de la grève historique des ouvriers de General Motors qui vient de s’achever, l’entreprise a suspendu du jour au lendemain l’assurance maladie d’une partie des 50 000 grévistes, pour tenter de briser la grève.

Face au succès électoral de Medicare for All, les adversaires démocrates de Sanders et Warren ont majoritairement recours à des tentatives de triangulation plus ou moins adroites.

Kamala Harris, un temps perçu comme la favorite de la primaire, a cherché à apaiser les intérêts financiers en proposant sa version de la réforme, qui consiste à basculer tous les Américains vers Medicare tout en privatisant des pans entiers de ce programme. Depuis, elle s’effondre dans les sondages pour atterrir derrière l’entrepreneur farfelu Andrew Yang. Entre temps, elle aura gâché près de 40 millions de dollars de budget de campagne, principalement issu de ces mêmes intérêts financiers.

Plus redoutable, la seconde tentative de triangulation nommée « Medicare for All Who Want It » (Medicare pour tous ceux qui le souhaitent) consiste à rendre la transition vers Medicare optionnelle. L’argument semble implacable : si l’option publique est vraiment préférable aux assurances privées, l’ensemble des Américains fera la transition. Ainsi, on évite l’écueil de la migration forcée tant redouté par Ezra Klein, tout en rassurant le secteur privé qui peut espérer concurrencer l’option publique.

Le premier candidat à avoir adopté cette option n’est autre que Beto O’Rourke, un temps présenté comme un « Obama blanc », l’alternative à Bernie Sanders et un des favoris de la primaire. Ce retournement de veste a douché les espoirs militants et précipité l’effondrement de sa campagne.

Pete Buttigieg, sorte d’Emmanuel Macron démocrate à l’opportunisme criant, est le second candidat à défendre avec panache Medicare for All Who Want It. N’ayant jamais prétendu incarner la gauche du parti, il parvient à émerger comme une potentielle alternative à la candidature de Joe Biden, sans payer le même prix politique qu’Harris ou O’Rourke. « Je fais confiance aux Américains pour choisir la meilleure option pour eux », dit-il pour justifier sa triangulation.

Mais le coût de sa réforme montre bien le vice qu’elle contient : tandis que Medicare for All devrait coûter 3000 milliards d’argent public par an, son plan n’en coûterait que 150, preuve qu’il ne convertira qu’une fraction des Américains à Medicare. Et cela pour une raison évidente : son projet de réforme fait en sorte que l’option publique reste moins attractive en termes de prestation que les options privées, afin de garantir leurs profits. Pas étonnant que « Mayor Pete » soit la nouvelle coqueluche des principaux médias et le troisième candidat le mieux financé (après Sanders et Warren) grâce aux riches donateurs et au secteur de la santé.

Plus surprenant, Elizabeth Warren elle-même, une semaine après avoir publié son plan de financement pour Medicare for all, « triangule » à son tour en proposant une approche en deux temps. D’abord en proposant d’introduire une option publique (comme Pete Buttigieg) au cours des 100 premiers jours de son mandat, avant de réaliser la nationalisation complète en année 3 (après les élections de mi-mandat, qui affaiblissent presque systématiquement le président en exercice). Pour les défenseurs historiques de Medicare for All, il s’agit d’une capitulation face au secteur privé, un projet « taillé pour diviser, déprimer, marginaliser et épuiser toute volonté politique et militante en faveur d’un système universel ». Dans tous les cas, il s’agit d’une stratégie électorale risquée. Alors que Pete Buttigieg et Bernie Sanders montent dans les intentions de vote, cette triangulation risque de provoquer la fuite de son électorat (bien plus volatile que celui de Sanders) vers ces deux adversaires, comme ce fut le cas pour Kamala Harris en juillet. Le débat du 20 novembre devrait permettre d’y voir plus clair.

Quoi qu’il en soit, les nombreuses tentatives de récupération et de triangulation témoignent du succès politique et idéologique de Bernie Sanders.

Vers une américanisation de l’assurance maladie française ?

La spectaculaire inefficacité du secteur privé en matière de santé et la résistance des systèmes universels (aux États-Unis, Medicare couvre de plus en plus de personnes) témoignent de l’importance d’un système entièrement socialisé et intégral.

Pour autant, les dirigeants français cherchent à réformer le système dans le sens inverse, en augmentant le rôle des complémentaires et en privatisant l’offre de soins.

En 2017, François Fillon proposait de dynamiter la sécurité sociale, en limitant la prise en charge et le remboursement aux soins « indispensables », le reste étant laissé au secteur privé et aux complémentaires. On n’est pas loin du couplage public/privé américain, et il semblerait qu’Emmanuel Macron projette de reprendre cette réforme à son compte, une fois passée celle des retraites. [7]

Les choses ne s’effectueront pas du jour au lendemain, et pourraient se faire par des moyens détournés, suivant le modèle de la réforme des retraites.  On observe déjà comment le train des réformes actuelles prépare le terrain : asphyxie de l’hôpital public, réduction du budget de la sécurité sociale, baisse des cotisations sociales et transfert de leur gestion dans le giron de l’État. [8]

Alors qu’une écrasante majorité des Américains réclament un système à la française, c’est le modèle américain qui semble peu à peu s’immiscer ici…

 

Sources et références :

  1. Jacobinmag, numéro 28 : The health of nations
  2. https://www.forbes.com/sites/brucejapsen/2019/10/07/us-health-system-waste-hits-935-billion-a-year/#3a08d3ba2f40
  3. https://www.liberation.fr/france/2019/09/25/depenses-de-sante-les-frais-de-gestion-explosent-dans-les-complementaires_1751651
  4. https://en.wikipedia.org/wiki/Health_insurance_coverage_in_the_United_States
  5. Lire ce post de blog chroniquant la bataille pour Obamacare
  6. Jacobinmag, Obamacare, the original sin 
  7. https://www.contrepoints.org/2017/12/04/304555-assurance-maladie-macron-reprendra-t-projet-de-fillon
  8. https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/comment-l-etat-creuse-le-trou-de-la-secu , https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/securite-sociale-l-austerite-se-poursuit-dans-la-sante

 

Chili : vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ?

http://www.diarioeldia.cl/region/actriz-ovallina-captura-marcha-mas-grande-chile-en-emblematica-fotografia
Plus d’un million de personne rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. © Susana Hidalgo

Derrière la Cordillère des Andes, une brèche politique inédite s’est ouverte. Des manifestations d’une ampleur historique secouent le Chili, gouverné par un système néolibéral depuis le coup d’État d’Augusto Pinochet mené en 1973, qui n’a jamais été remis en cause à la chute de la dictature. Retour sur un mouvement qui plonge ses racines dans les quatre dernières décennies – et sur les alternatives qui s’offrent à lui.


Dans le ciel de Santiago et Valparaíso, les hélicoptères qui survolent les quartiers sont les mêmes Pumas des escadrons de la mort sous Pinochet. L’armée plane, et avec elle les douloureux souvenirs de la dictature. En remettant la sécurité intérieure à l’armée et en déclarant que « le Chili est en guerre » contre les manifestants, le président Sebastián Piñera a ouvert une plaie béante. Les images du coup d’État du 11 septembre 1973 surgissent brusquement dans la nuit du 19 octobre 2019. Mais 46 ans plus tard, la peur ne tombe plus comme une chape de plomb. En dépit de six jours d’état d’exception, de couvre-feu et d’une armée qui opère une féroce répression, l’état-major ne sait plus quoi faire pour mater les manifestants qui battent le pavé à toute heure, soutenus par les cacerolazos, ces milliers de casseroles frappées depuis les balcons.

Depuis, les militaires sont rentrés dans les casernes mais le Chili reste paralysé. Manifestations et rassemblements se sont répandus comme une traînée de poudre le long de la Cordillère. Les journées de grèves générales s’accompagnent de marches dans les centres-villes et quartiers périphériques. Le 26 octobre, la « marche la plus grande du Chili » est convoquée à Santiago. Plus d’un million de manifestants se rassemblent1, une première depuis la fin de la dictature en 1989. Les annonces présidentielles n’y font rien.

Entre le coup d’État de septembre 1973 et le soulèvement d’octobre 2019, la population a constamment été tenue à l’écart des processus décisionnels. Dans cette ébullition, le slogan « Chile despierta », « Le Chili se réveille », illustre le retour fracassant du peuple comme acteur central de la vie politique chilienne.

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Les « cacerolazos » sont devenus le symbole du soulèvement à travers le Chili. © Equipo Rival

Une imbrication historique entre néolibéralisme et force armée

Les institutions militaro-policières sont parties intégrantes, au Chili, du système néolibéral. Régimes de retraites et de santé, éducation, salaires, impunité : leurs privilèges s’imbriquent dans l’accaparement des richesses. Un processus entamé dans les années 70 où l’élite économique a confondu ses intérêts avec ceux du secteur militaire et policier.

Dès les années 60 un groupe d’économistes chiliens, les Chicago Boys, tente de faire passer des réformes libérales ; en vain. Ils sont issus de l’Université catholique de Santiago, établissement privé de la bourgeoisie, où l’Ambassade des États-Unis a élaboré plusieurs conventions avec Chicago et Harvard. Dans le contexte de l’élection du président socialiste Salvador Allende en 1970, Les Chicago Boys nouent rapidement des liens étroits entre les milieux d’affaires, la droite, et l’armée pour cimenter une contestation. Le plus important journal de la capitale, El Mercurio, devient leur outil de croisade médiatique contre les politiques d’Allende ; il se fait le chantre d’un néolibéralisme qui, jusqu’alors, avait été refusé par les gouvernements chiliens successifs.

Le 11 septembre 1973, alors que le général Augusto Pinochet fait bombarder le Palais présidentiel de la Moneda, les Chicago Boys concluent un programme économique qu’ils déposent sur son bureau. La rencontre entre l’économiste américain Milton Friedman et Pinochet scelle la relation intime du néolibéralisme avec la dictature qui enfantent la « thérapie de choc », selon les mots de l’économiste, qui sera infligée au Chili2.

https://www.adnradio.cl/noticias/sociedad/directores-liberan-el-documental-chicago-boys/20180528/nota/3755328.aspx
Rencontre entre Pinochet et Friedman à Santiago en juin 1975. © Chicago Boys, documentaire

Réduction de la dette et des dépenses publiques, gel des salaires, privatisations : ces recettes sont appliquées à la lettre. Dans les années 80, la désindustrialisation a totalement déstabilisé l’économie chilienne qui la compense par des exportations agricoles et de matières premières – soit le retour à une configuration coloniale qui fait du Chili le fournisseur de matières premières des pays du Nord. Les économistes privatisent ensuite le service public. Education, santé, retraite, eau, tout y passe. Avec un taux de croissance qui dépasse les 5%, le Chili est qualifié de « miracle »3, fruit du libre-échange dont bénéficient les grandes entreprises. Le reste de l’économie est dévasté.

Le coup d’État correspond donc à deux outils, militaire avec son arsenal répressif pour renverser un gouvernement démocratiquement élu et mater toute velléité populaire ou organisation sociale, et politique pour imposer un modèle économique et insérer le pays dans un système international chapeauté par les États-Unis. En 1989 Pinochet perd son plébiscite, la victoire du « non » clôt 17 ans de terreur. Avant de partir l’élite s’assure de garder main-mise sur les fondements du pays en imposant la continuité de la Constitution de 1980, et freinant tout processus historique et mémoriel.

Anesthésie du jeu politique chilien

Au départ de Pinochet, une large alliance nommée Concertation, qui rassemble la démocratie chrétienne, le centre-gauche et le Parti socialiste, forme un pacte pour assurer la transition démocratique. Au pouvoir de 1989 à 2010, cette coalition empêche l’émergence de toute alternative politique politique. La Concertation se donne pour mission d’assurer le fonctionnement institutionnel sans mettre en cause le néolibéralisme. Après le premier mandat de la socialiste Michelle Bachelet en 2010, l’alliance perd le pouvoir pour la première fois face à Sebastián Piñera, élu sous l’étiquette de la droite.

La famille Piñera incarne cette collusion entre milieux d’affaires, économistes libéraux et armée. Classé 5ème milliardaire du pays, le Président a fait fortune dans les banques et les compagnies aériennes. José Piñera, son frère, fait partie des Chicago Boys4. Ministre de Pinochet, il a mis en place l’AFP, système de retraites privées du Chili. Bien que sa famille ait été liée à la dictature, Piñera a toujours affirmé avoir voté contre Pinochet, incarnant ainsi une droite qui avait pris ses distances avec la junte.

En 2013 la Concertation est enterrée par la création de la Nouvelle Majorité, alliance impulsée par le Parti socialiste et le Parti communiste, qui porte Michelle Bachelet une seconde fois au pouvoir en 2014. Si sa campagne remet en cause les réformes de droite et défend un service public de l’éducation, ses critiques restent sans lendemain. Bien que les dernières élections en 2017 aient permis le retour de Piñera, avec moins de 50% de participation, elles ont marqué l’arrivée d’un nouvel acteur. Beatriz Sánchez, candidate du Frente Amplio, nouvelle force populaire critique du néolibéralisme, crée la surprise en arrivant troisième avec 20% des voix, contre 23% pour le candidat du Parti socialiste, et 36% pour Piñera.

https://www.mendozapost.com/nota/133903-pinera-hablo-rodeado-de-militares-estamos-en-guerra/
Sebastián Piñera déclare “Estamos en guerra”, 20 octobre 2019. © Mendoza Post

Piñera, le président pyromane

Au soir du 19 octobre, après trois journées de mobilisation tendues, le président fait un choix inattendu. En déclarant l’état d’exception qui a placé pendant six jours la sécurité intérieure dans les mains de l’armée, Piñera a rouvert la plaie de la dictature. Pendant que le pouvoir se réclame de l’ordre public, un centre de torture est improvisé dans une station du métro à Santiago. Mutilations et viols ont lieu dans des commissariats5. Après avoir relayé un discours de peur et des images de saccages, l’appareil médiatique diffuse des images de militaires jouant au ballon avec des enfants. Quelques jours plus tard, on apprendra que la ligne éditoriale a été fixée à la Moneda, entre le gouvernement et les patrons des chaînes télévisées. Dans la rue la réponse est immédiate, des pancartes ironisent : « Si les militaires sont si gentils qu’ils disent où sont nos disparus ! ».

Arrivée à Santiago le 29 octobre, l’observatrice d’Amnesty international Pilar Sanmartín a fait part de sa stupeur face à la gravité de la situation. En seulement 15 jours de répression, le bilan est glaçant. Au 31 octobre l’Institut national des Droits de l’Homme comptabilisait6 120 actions en justice pour tortures et 18 pour violences sexuelles ; 4 271 personnes détenues dont 471 mineurs ;1 305 personnes hospitalisées dont 38 par balle et 128 énuclées. A cela s’ajoute officiellement 22 personnes tuées par balle – certaines enquêtes en comptabilisent une cinquantaine.

Un carabinero tire à bout portant sur un manifestant, Viña del Mar, 30 octobre 2019.
 

Une crise multidimensionnelle longtemps maintenue en soupape

Le caractère transversal de la mobilisation est inédit dans la mesure où il constitue un carrefour des convergences entre les revendications de crises multiples.

La conséquence de 40 ans de libéralisme est celle d’une vie à crédit. Peu à peu la crise sociale a englouti le pays. En effet, au Chili 1% des plus riches détient 26,5% des richesses, alors que les 50% les plus pauvres n’en rassemblent que 2%7. Avec un coût de la vie semblable à celui de l’Europe occidentale, le salaire minimum équivalent à 370€ paraît dérisoire8. La responsabilisation individuelle est le corollaire de la privatisation : tout se paye – il faut compter en moyenne 5000€ pour une année dans une Université publique9. Le système a tout prévu, notamment des banques qui accordent des prêts avec l’assurance d’être remboursées par prélèvement automatique dès la première embauche. Les premières générations de Chiliens ont touché leurs pensions, fruits du système de retraites par capitalisation AFP, instauré en 1980. Les Chiliens ne touchent pas le quart de leur cotisation, les contraignant à l’emprunt ou au travail. De quoi alimenter la colère, des jeunes aux plus âgés, alors que les parlementaires touchent 18 000€ mensuels, 30 fois le salaire moyen. Cet état de siège social alimente une crise sanitaire alarmante. L’austérité mine le service public hospitalier. Bon nombre d’établissements n’ont pas entièrement perçu le budget 2019, et ne sont plus en mesure de rémunérer les soignants ou d’assurer les soins10.

https://twitter.com/RDemocratica/status/1189638642127560705
Marcha la más grande de Chile, Santiago, 26 octobre 2019. © Revolución democrática

Le Chili est également traversé par une crise environnementale, qui se cristallise autour du droit à l’eau. La zone industrielle et portuaire de Quintero est connue comme « zone de sacrifice » (zona de sacrificio) au bon vouloir des multinationales. Gazs et produits chimiques intoxiquent la ville : eau contaminée, taux d’infections pulmonaires qui explose, bétail agonisant11... Face à la connivence de État avec les industriels, la mobilisation s’est massifiée. Alors que Piñera envoyait les forces spéciales réprimer les habitants, le syndicaliste et pêcheur Alejandro Castro a été retrouvé mort, officiellement par suicide (de deux balles dans la tête) en octobre 201812. Bien que le montage ait été dénoncé, aucune poursuite n’a eu lieu. Raison supplémentaire pour Piñera de refuser l’Accord d’Escazú, garantissant le droit de vivre dans un environnement sain.

https://twitter.com/sindicalguerre1/status/1189055291746336769
« La violence c’est qu’un avocat ait plus accès à l’eau qu’une famille de Petorca » ©[email protected]

L’agriculture intensive incarne également une part du problème. La région de Petorca est celle de l’or vert : l’avocat. Plusieurs propriétaires ont détourné les rivières pour alimenter leurs exploitations, gourmandes en eau, provoquant un important stress hydrique. Les nappes phréatiques taries, les habitants n’ont eu d’autre choix que de partir, laissant dans leurs sillages des villes désertes. Dès le 17 octobre, les revendications des locaux contre les exploitants ont pris de l’ampleur. Alors que le gouvernement inculpait la sécheresse, l’eau s’est brusquement écoulée dans des lits asséchés. Des vidéos témoignent de fleuves qui reprennent vie dans la vallée de l’Aconcagua. La peur aura eu raison des entrepreneurs.
Ce sont autant de situations où le Ministre de l’Agriculture Walker a brillé par son absence. Et pour cause, l’homme d’affaire est lui-même propriétaire de « 29 000 litres d’eau par minute » au Chili.13

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« Halte aux zones de sacrifices. Dehors les multinationales qui portent atteinte à la vie » Limache, novembre 2019. © Equipo Rival

Enfin la crise est démocratique, et s’illustre avec la négation des droits d’une partie de la population. Présents dans la moitié sud du pays, les Mapuches sont un des peuples originaires du Chili, constamment réprimés par le gouvernement pour étouffer ses revendications, à savoir une reconnaissance territoriale et culturelle. En octobre 2018, Camilo Catrillanca, paysan mapuche, a été assassiné par un carabinier. Le Ministre de l’Intérieur Chadwick a menti publiquement pour couvrir les faits, créant un scandale d’État. Bien que le carabinier ait été reconnu coupable, aucune suite n’y a été donnée.14

https://www.facebook.com/rival.medios/photos/a.1954983071314901/1954983554648186/?type=3&theater
Marche des peuples originaires. Valparaíso, novembre 2019. © Equipo Rival

L’insurrection d’octobre

Les soulèvements actuels sont l’occasion d’une confluence de revendications et d’identités politiques. Les manifestations font appel à des symboles historiques, le drapeau de la République côtoie le Wenufoye, drapeau mapuche, rappelant qu’il est temps pour l’État de reconnaître l’existence de ses peuples ancestraux. Les slogans marqués par les années Allende sont repris, le fameux El pueblo unido jamás sera vencido de Quilapayun, et surtout El derecho de vivir en paz du poète Victor Jara. L’enlisement du pouvoir a contribué à radicaliser et élargir la contestation, à transformer ce mouvement social en insurrection populaire de masse.

Dans ce rapport de force, la bataille se déroule aussi sur les réseaux sociaux, devenus les lieux d’une contre-information en ébullition où les montages politico-médiatiques éclatent en morceaux, tandis que les grands médias sont pris pour cible. Le 19 octobre, l’incendie des locaux de El Mercurio révèle la teneur des tensions. L’attaque portée contre le « journal le plus ancien du pays » est déploré sur les écrans, dénonçant un mouvement animé par le chaos. En septembre dernier, El Mercurio avait fait scandale en affirmant qu’« en renversant Allende, Pinochet a sauvé le Chili de ce qu’est Cuba aujourd’hui »15. Un réseau de médias communautaires locaux s’est organisé pour assurer la diffusion efficace de l’information et des initiatives d’auto-organisation, comme Radio Placeres à Valparaíso. A l’échelle nationale El Mostrador, El Desconcierto ou Chileokulto, des médias indépendants, opèrent un travail de synthèses et d’enquêtes sur les manœuvres gouvernementales, la répression, et les réponses politiques du mouvement. Ces médias alternatifs sont des leviers centraux pour coordonner la mobilisation sur l’ensemble du territoire.

http://www.jujuydice.com.ar/noticias/actualidad-9/chile-desperto-se-realiza-la-marcha-mas-grande-46916
Plus d’un million de personnes rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. ©JujuyDice

La dynamique du mouvement échappe à toute organisation. Si le soutien apporté dès les premiers jours par des partis, associations et centrales syndicales, a permis à la mobilisation de s’enraciner plus fermement dans la société, elles restent débordées par les événements.

Cette séquence constitue un moment charnière notamment pour les composantes du Frente amplio, qui décloisonnent leur stratégie de bataille institutionnelle et électorale pour établir une porosité avec le mouvement. Une articulation étroite entre la théorie portée par les députés amplistas qui ont présenté une feuille de route pour un agenda démocratique, et la pratique avec la municipalité de Valparaíso, dirigée par le maire municipaliste Jorge Sharp, qui tente de transformer l’essai16. Il s’agit pour le jeune mouvement de s’affirmer comme force politique capable de gouverner.

https://twitter.com/yasnamussa/status/1189718512253784065
« Nous ne reviendrons pas à la normale car la normale était le problème», Santiago, octobre 2019. © Yasna Mussa

Un processus constituant déjà en cours ?

Le 26 octobre, Piñera annonçait quelques timides réformes. Plusieurs organisations ont alors appelé à soutenir des assemblées citoyennes, appelées cabildos abiertos. En effet, de nombreux quartiers ont impulsé ces espaces pour échanger sur leurs préoccupations et élaborer des solutions collectives. Une géographe a réalisé une carte des cabildos, matérialisant leur densité et variété : droits, santé, logements, environnement, revendications féministes, lgbt+, etc. L’enthousiasme quant à la participation politique17 montre que le processus constituant a, de facto, été initié par la population en court-circuitant les institutions. Les relais politiques tentent alors d’articuler volonté populaire et leviers institutionnels – tâche des plus complexes.

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Aperçu des cabildos abiertos sur Santiago et Valparaíso, 30 octobre 2019. ©Catalina Zambrano

Les revendications convergent sur un référendum pour convoquer une Assemblée constituante, processus impossible à cause d’un vide juridique. Plusieurs projets de réformes constitutionnelles ont été écrits sur ce point, tous sont restés lettre morte. La majorité a annoncé qu’une réforme pour changer la structure juridique sera sur pied fin novembre.

Définir le processus constituant est un enjeu important, qui peut être une sortie de secours pour le gouvernement. L’opposition plaide en faveur d’un référendum qui permette aux Chiliens de définir eux-mêmes les mécanismes. Il s’agit pour eux de s’assurer que le pouvoir n’impose pas un processus qui écarterait le peuple pour conforter la classe dominante. Une Assemblée constituante souveraine, représentative et démocratiquement élue, permettrait selon eux aux aspirations populaires de s’exprimer, en lien étroit avec les espaces de délibérations auto-organisés18.

https://twitter.com/JorgeSharp/status/1190005865698545669
Plus de 400 habitants lors d’un cabildo à Valparaíso, soutenu par le maire municipaliste Jorge Sharp, octobre 2019. © Municipalidad Valparaíso

Par leur ampleur et leurs conséquences, les événements débutés en octobre ont déjà marqué l’histoire récente du Chili. Le 29 octobre, un collectif de Chiliens s’est réuni avec le juge Baltasar Garzón, qui avait ordonné l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998. Ces derniers ont exposé l’ampleur des violations des Droits de l’Homme enregistrées au Chili depuis le 17 octobre, en rappelant la nécessité d’une pression internationale, afin que les exactions ne restent pas impunies.

 

1 La impactante vista aérea que da cuenta de la masividad de la “marcha más grande de la historia”, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/25/el-impactante-registro-aereo-que-da-cuenta-de-la-masividad-de-la-marcha-mas-grande-de-la-historia/

2 Milton Friedman y sus recomendaciones a Chile, https://www.elcato.org/milton-friedman-y-sus-recomendaciones-chile

3 L’ouvrage La mondialisation des guerres de palais: la restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys » , d’Yves Dezalay et Bryant G. Garth, reveient dans le détail sur ces processus.

4 Voir l’enquête de Sergio Jara, Piñera y los leones de Sanhattan Crónica del auge de la elite financiera chilena, https://www.planetadelibros.cl/libro-pinera-y-los-leones-de-sanhattan/282089

5 Evidencias de torturas en subterraneo de estacion baquedano moviliza INDH a presentar acciones legales, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/23/evidencias-de-torturas-en-subterraneo-de-estacion-baquedano-moviliza-indh-a-presentar-acciones-legales/

6 Bilan de l’INDH du 31 octobre 2019, https://twitter.com/inddhh/status/1189760010823327744

10 Los problemas financieros de los hospitales públicos que tienen a Mañalich al borde de una crisis sanitaria
https://www.elmostrador.cl/destacado/2019/08/12/los-problemas-financieros-de-los-hospitales-publicos-que-tienen-a-manalich-al-borde-de-una-crisis-sanitaria/

11 Crisis ambiental en Quintero y Puchuncaví: Veraneando en una zona de sacrificio, https://www.theclinic.cl/2019/01/31/crisis-ambiental-en-quintero-y-puchuncavi-veraneando-en-una-zona-de-sacrificio/

13 Diputada Rojas interpela a ministro de Agricultura tras declararse pro medioambiente y poseer derechos de agua, https://www.eldesconcierto.cl/2019/10/03/diputada-rojas-interpela-a-ministro-de-agricultura-tras-declararse-pro-medioambiente-y-poseer-derechos-de-agua/

14 Caso Catrillanca: Informe final de comisión investigadora establece responsabilidad política de Chadwick y Ubilla https://www.eldesconcierto.cl/2019/09/12/caso-catrillanca-informe-final-de-comision-investigadora-establece-responsabilidad-politica-de-chadwick-y-ubilla/

15 Sí, es verdad: El polémico inserto de hoy en El Mercurio que afirma que en el 73 “Chile se salvó de ser como Venezuela”, https://www.theclinic.cl/2019/09/11/si-es-verdad-el-polemico-inserto-de-hoy-en-el-mercurio-que-afirma-que-en-el-73-chile-se-salvo-de-ser-como-venezuela/

17 (Ici le cas emblématique du cabildo organisé par le club de foot de Santiago) Cabildo abierto organizado por Colo Colo congregó más de 1.500 personas, https://www.cnnchile.com/pais/cabildo-abierto-colo-colo-estadio-monumental_20191031/

18 Las disímiles fórmulas para salir de la crisis social de los diputados Brito (RD) y Longton (RN), http://www.mercuriovalpo.cl/impresa/2019/11/06/full/cuerpo-principal/16/

Romaric Godin : « Les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social »

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour Le Vent Se Lève.

Nous avons retrouvé Romaric Godin au siège de Médiapart, dans le XIIe arrondissement parisien. Journaliste économique, passé par La Tribune où ses analyses hétérodoxes l’ont fait connaître, il travaille désormais pour le site d’actualité dirigé par Edwy Plenel. En septembre dernier, il publie son premier livre La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire paru aux éditions La Découverte. Dans cet essai, il développe ce qui constitue selon lui la spécificité du moment Macron et analyse les racines sociales et économiques profondes qui ont présidé à l’avènement du néolibéralisme autoritaire qu’il dépeint. Propos recueillis par Antoine Cargoet. Retranscription réalisée par Marie Buquen et Dany Meyniel.


LVSL – Vous commencez votre ouvrage en faisant une nette distinction entre le libéralisme traditionnel et le néolibéralisme, quelle spécificité attribuez-vous au néolibéralisme ?  

Romaric Godin – Ce que j’ai essayé de montrer, c’est quelle était la nature du néolibéralisme, qui est souvent mélangée avec d’autres notions par les milieux militants, notamment l’ultra-libéralisme ou simplement le libéralisme, etc. Or il me semblait quand même que le moment actuel, enfin depuis 40 à 50 ans, avait une particularité par rapport à ce qu’on a pu connaître dans d’autres phases du capitalisme, notamment avant la crise de 1929 ou au XIXe siècle, qui étaient aussi des moments très libéraux. Mais la grande différence par rapport à ces moments-là, la caractéristique du néolibéralisme, c’est qu’on a, au niveau mondial, un mode de gestion du capitalisme qui s’appuie sur un État au service du capital contre le travail. On peut ainsi définir le néolibéralisme non pas uniquement comme un ensemble de théories, ou comme une théorie cohérente, mais plutôt comme un mode de gestion du capitalisme, comme un paradigme dominant qui trouve dans chaque économie particulière un mode d’inscription propre, mais qui relie l’ensemble des capitalismes nationaux entre eux dans un même ensemble. On a eu après la crise de 1929 un autre paradigme plutôt keynésien-fordiste, et maintenant on est passés au paradigme néolibéral qui lui-même, depuis 2008, est entré dans une phase de crise.

Ce néolibéralisme se définit donc par la non prise en compte de l’État. La grande leçon de la pensée autrichienne, de Hayek et Mises, c’est de dire que le marché est le lieu de la justice – là-dessus il n’y a pas de doute -, mais que si on le laisse aller tout seul, il crée des excès et du chaos. On a donc besoin de la puissance publique pour, d’une part, encadrer le marché, et d’autre part le développer pour que toutes les sphères de la société soient marchandisées, puisque ce marché reste, une fois qu’il est encadré, le porteur de la justice. Cette idée a été beaucoup développée par les ordolibéraux allemands, plus encore que par les Autrichiens : l’État doit être au service de la marchandisation du monde et, dans le cadre du marché, du capital contre le travail puisque le travail n’est qu’une matière première au service du marché.

« On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail. »

Donc on a cette structure-là, d’où découle d’abord la mondialisation des biens et des services, c’est-à-dire leur libre circulation, puis la financiarisation, c’est-à-dire la capacité des capitaux à pouvoir s’allouer librement, et donc de façon optimale. Les États aident à la marchandisation et en même temps, par la pression de la liberté de circulation des capitaux, des biens et des services, se retrouvent dans une obligation de mener cette politique néolibérale. Il y a donc un cycle qui se met en place, qui est le propre du néolibéralisme, ce qui n’était pas forcément le cas dans les phases précédentes de la pensée libérale et on voit d’ailleurs qu’il y a des libéraux qui s’opposent à cette vision du néolibéralisme qui est considérée comme un étatisme par certains. Il y a donc aussi un débat au sein de la pensée libérale autour de cette question. Reste qu’aujourd’hui le capitalisme est géré dans une optique néolibérale, et pas dans une optique libertarienne ou libérale manchestérienne du XIXe siècle. Chez les néolibéraux, il y a aussi cette idée qu’on peut se défendre des accusations d’ultra-libéralisme en disant : « on ne détruit pas l’État, on continue à assurer des revenus minimums pour les plus pauvres, on continue à développer des assurances sociales même si ces assurances sont de plus en plus privées ». En tout cas, on n’est pas dans la destruction complète de l’État. On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail.

LVSL – Pour marquer le contraste vis-à-vis du libéralisme manchesterien…

RG – Exactement. Et c’est quelque chose qu’on voit très bien notamment dans les premiers temps du néolibéralisme avec les gouvernements de Thatcher ou de Reagan, où on voit des déficits publics qui continuent à augmenter ou qui baissent assez modérément, puisque la dépense publique reste importante, elle n’est simplement pas employée de la même façon, c’est-à-dire qu’elle est moins dépensée dans la sphère sociale et beaucoup plus dans la sphère dite régalienne. C’est d’ailleurs ce que défend le gouvernement français avec le budget 2020 puisqu’il demande et je le cite, le « réarmement de l’État régalien » par une augmentation du budget de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice. L’augmentation du budget de la Justice, ce n’est pas pour les tribunaux, elle est au contraire concentrée sur la création de postes de gardiens de prisons. C’est une vision de l’État qui est punitive et vraiment régalienne au sens traditionnel du terme.

LVSL – Votre ouvrage met en exergue une contradiction : la France est à la fois le pays de la résistance au néolibéralisme depuis 1945 et la nation européenne qui a été peut-être parmi l’une des plus précoces dans son développement par l’État. Comment expliquer ce paradoxe ?

RG – Il faut distinguer l’histoire de la pensée néolibérale et celle du paradigme néolibéral. Dans la pensée néolibérale, la France joue un rôle fondamental. D’abord, le néolibéralisme naît en France en 1938 avec le colloque Walter Lippmann ; puis il y a de grandes figures, notamment Jacques Rueff. Ces figures-là sont très critiques dès la mise en place du modèle social de l’après-guerre. Dès les années 1950, sous la IVe République, on commence à avoir une volonté de détricoter ce que l’on vient de mettre en place dans la période de l’immédiat après-guerre. Cela s’accentue sous la Ve République, avec le fameux rapport Rueff-Armand remis en 1960 au gouvernement, qui est en fait l’ancêtre de tous les rapports Minc, Attali, qui vont se succéder au cours des années 1990-2000. Il dit que le modèle social français est un obstacle à la compétitivité de l’économie, et à sa modernisation. Au cours de la période gaulliste, on tente d’introduire un peu plus de libéralisme dans l’économie française, un peu plus de compétition, etc. Seulement, on est dans un autre paradigme dominant au niveau mondial, qui est le paradigme keynésien, donc il n’est pas possible en réalité de détruire ce modèle, parce qu’on a besoin de créer une demande intérieure, on a besoin de créer la société de consommation pour que le capitalisme de l’époque puisse fonctionner. Le gaullisme est donc déjà une sorte d’équilibre entre une volonté néolibérale et une réalité keynésienne. Dans les années 1950-1960, la France est un modèle hybride entre le néolibéralisme et le modèle keynésien.

« En 1983, les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail. »

Lorsqu’arrive l’effondrement du paradigme keynésien dans les années 1970, on pouvait imaginer que, compte tenu de l’importance de la pensée néolibérale en France, celle-ci bascule à son tour dans un paradigme néolibéral. En réalité, la France va conserver sa structure hybride. On va changer de paradigme et la France s’intègre dans ce capitalisme. Il y a un certain nombre de réformes néolibérales, mais en même temps, elle parvient à maintenir un équilibre en conservant un bloc important de transferts sociaux et de solidarité. Même au cours de cette période néolibérale, ce bloc est encore renforcé, via le RMI sous Michel Rocard, les 35 heures, la réforme de l’assurance chômage où l’on met fin à la dégressivité, où l’assurance chômage est assez généreuse : on a un renforcement de ce modèle redistributif parallèlement au développement d’un certain nombre de réformes néolibérales. Se développe à ce moment-là un modèle hybride d’un autre type que celui des années 1960. La classe politique cherche à imposer le modèle libéral, mais la société et la volonté populaire défendent le modèle social et l’équilibre entre travail et capital que l’on avait construit dans les années de l’après-guerre.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Il y a ici un paradoxe et une continuité de l’économie française qui essaie toujours de trouver une sorte de voie moyenne. Jusqu’en 1983 il y a des modernisateurs de gauche, qui pensent que la modernisation va se faire par les nationalisations, par l’organisation de la production, par la planification – c’est des constructions du programme commun puis du programme du parti socialiste en 1981. En 1983 tout ceci est abandonné et les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite l’étaient depuis les années 1950. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale, entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail.

LVSL – Cette introduction du néolibéralisme va s’accélérer dans les années 1980 puis 1990 et 2000 et les gouvernements successifs, que ce soit dès 1983 avec le tournant de la rigueur, avec le gouvernement Chirac en 1986, Balladur en 1993 etc., vont poursuivre peu ou prou le train des réformes et la mise en place de cet agenda avec plus ou moins de zèle. Comment, après 10 ans de Sarkozy et de Hollande, se distingue le moment macroniste ? Y a-t-il une différence de nature ? Qu’est-ce qui fait sa singularité ?

RG – Je pense qu’il faut distinguer ce qu’il s’est passé dans les années 1980, 1990 et 2000 de ce que je considère comme le tournant qui est l’année 2010. Le vrai tournant de la politique française c’est l’année 2010. Je vais revenir sur la spécificité Macron, mais on a effectivement en 1983 cette unité des élites, la première tentative d’une politique néolibérale qui se met en place. Elle est extrêmement impopulaire parce qu’elle est réalisée par un gouvernement qui devait précisément rompre avec la première tentative néolibérale de Raymond Barre, Premier ministre en 1976, qui met en place un plan de réformes dès 1977. Première tentative, échec absolu en 1986 avec une défaite historique de la gauche. La droite revient sur un programme thatchérien et tous ces gouvernements mettent en place des réformes très dures, avec l’idée de réaliser en France ce qu’ont réalisé Thatcher et Reagan, c’est-à-dire un choc néolibéral. Il se trouve qu’à la différence de ce qui se passe aux États-Unis et au Royaume-Uni, non seulement le corps social réagit – il a réagi aussi au Royaume-Uni – mais encore le gouvernement n’arrive pas à dépasser cette résistance et doit revenir en arrière. En 1986, même si beaucoup de choses ont été faites, on se souvient qu’après le mouvement étudiant, on est revenu sur la réforme des universités qui était une réforme très néolibérale, destinée à modeler l’enseignement supérieur sur les besoins de l’offre productive. Il y a aussi eu au cours de la même période la réforme de la SNCF qui est abandonnée suite à une très longue grève des cheminots. Surtout, il y a la défaite de 1988, où ceux qui ont été entièrement battus en 1986 reviennent au pouvoir en se présentant comme moins néolibéraux que la droite. Se met en place l’idée qu’on ne peut pas, en France, avancer sur ces réformes néolibérales si on n’offre pas des compensations au corps social. C’est ce que Rocard avait compris d’une certaine façon dès 1988 et ce que va comprendre ensuite Jospin, ce que va un peu continuer Raffarin dans des proportions moindres. Et c’est là que se développe ce modèle hybride dont je parle.

Quand il se fait élire en 2007, Nicolas Sarkozy compte aller très loin dans le néolibéralisme puisque son idée, c’est de rallier au néolibéralisme une partie de l’électorat du Front National, en alliant néolibéralisme et discours xénophobe, anti-immigration, sécuritaire… En 2007 il y arrive, il commence à faire des réformes assez violentes, puis vient la crise qui le bloque; et en 2010, on a un tournant. Plusieurs éléments témoignent alors du changement assez radical d’un Sarkozy qui, pendant la crise de 2008, s’était converti au keynésianisme, était pour la moralisation du capitalisme et contre les paradis fiscaux, etc. En 2010 qu’est-ce qu’il fait ? Il fait une réforme des retraites contre laquelle il y a une résistance très forte dans la rue, assez inédite, et la réforme passe quand même. Donc on n’écoute plus la résistance. Première chose. Deuxième chose, il y a la fameuse promenade de Deauville de 2010 avec Angela Merkel où il accepte d’appliquer la politique d’austérité que lui demande l’Allemagne. La chancelière estime que pour lutter contre la crise qui se développe en Grèce, en Espagne et en Irlande, il faut une politique d’austérité, pour rassurer les marchés financiers. Et il faut que tout le monde la fasse. L’Allemagne convainc la France de l’imiter. On l’a oublié mais les budgets 2011 et 2012 votés par la majorité UMP sont extrêmement austéritaires.

« Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française. »

À ce moment, on a quelque chose qui est de l’ordre du tournant parce qu’à la différence de ce qu’il s’est passé jusqu’ici, on réalise des réformes sans compensation pour le corps social, des réformes que l’on impose. Il assez significatif de constater que cela arrive au moment où est rendue la deuxième version du rapport Attali, qui commence par ces mots : « le temps est venu ». On entre dans le moment où les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social. Traditionnellement et comme on pouvait s’y attendre, Sarkozy est battu en 2012 en grande partie sur cette question de la politique économique, puisque François Hollande est élu en grande partie parce qu’il dénonce le monde de la finance et l’austérité de Sarkozy. Sauf que François Hollande est un néolibéral convaincu et bascule très rapidement dans une austérité cette fois fiscale à partir de 2012, puis, à partir de 2014 avec le gouvernement Valls, dans une politique de réformes structurelles très forte, notamment par la loi El Khomri.

Qu’est-ce qui différencie cette période 2010-2017 de ce qui va advenir avec Macron ? C’est que ces réformes sont faites par des partis traditionnels. L’UMP d’un côté, et le Parti Socialiste de l’autre, qui doit trouver des alliés : écologistes, communistes… Lorsque ces partis font ces réformes-là, ils sont toujours confrontés à une opposition interne. Typiquement, c’était les frondeurs pour Hollande. Pour Sarkozy, on voit bien qu’il y a une partie de l’électorat qui l’avait rejoint en 2007 et qui l’a abandonné en 2012 en raison de cette politique d’austérité. En réalité, ces partis-là ne peuvent pas aller très loin dans les réformes. Ils ne peuvent pas faire un choc néolibéral franc, parce qu’ils ont des problèmes de majorité. Ces deux politiques ont été très fortement critiquées par les élites néolibérales, qui y voyaient une politique de petits pas, alors qu’il n’y avait plus de compensations, mais c’était trop de réformes ponctuelles et non des réformes vastes destinées à transformer la politique économique, la culture économique et le tissu économique français. Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française.

« La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. »

À la différence des autres, il va constituer une base sociale qui est acquise à cette idée, constituée en fait de ceux que l’on appelle les « gagnants de la mondialisation », ou ceux qui croient l’être, ou ceux qui ont un intérêt à ce que la politique soit du côté du capital plutôt que du travail, ou qui s’identifient à cette politique pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Ça représente à peu près un cinquième de l’électorat français, qui sait exactement ce qu’il veut : en bref, il veut les conclusions de la commission Attali. Emmanuel Macron est l’homme qui s’identifie à cette base sociale, qui s’identifie aux intérêts du capital, qui va pouvoir mener une politique néolibérale franche et un choc de réformes structurelles sur l’économie française. C’est là-dessus qu’il va construire son programme électoral, autour de l’idée de « libérer les énergies » etc., soit la version communicante des réformes structurelles destinées à libérer le capital en France.

La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. Sarkozy et Hollande ont commencé cette politique, mais ils devaient faire avec des contre-pouvoirs internes de type électoral ou politique. Le parti de Macron vise quant à lui à appliquer ces réformes néolibérales : il est constitué pour ça. Est présente l’idée qu’il faut faire un choc très fort dès le départ, le quinquennat commence par les ordonnances sur le code du travail qui achèvent la loi El Khomri. Donc tout ce qui avait été retoqué pour des raisons d’équilibres internes au Parti Socialiste dans les lois El Khomri a été recyclé par les ordonnances Macron sur le code du travail. C’est l’achèvement de ces réformes-là, c’est la fin de la politique des petits pas. Et tout le quinquennat Macron va être le quinquennat de ces réformes structurelles que les politiques d’avant ont refusé ou rechigné à faire.

LVSL – Vous revenez dans votre livre sur l’épisode des gilets jaunes et sur l’inévitable face-à-face entre le pouvoir d’une part et les classes populaires de l’autre, et prédisez par ailleurs un durcissement de la politique macronienne et l’avènement d’une démocratie autoritaire. Cependant en matière sociale, le pouvoir a beaucoup communiqué sur l’acte II du quinquennat, placé sous les auspices de la concertation et du dialogue. Quel crédit apporter à ce nouveau discours ? Est-ce que la stratégie de chocs structurels permanente est pérenne ?

RG – On commence à voir que l’acte II est une vaste blague pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’aucune des réformes structurelles qui sont en chantier n’ont été remises en cause, que ce soit la réforme des retraites ou la réforme de l’assurance chômage. Tout ça continue de façon très claire. Surtout, se poursuit un continuel travail de sape de l’État social tel qu’il a été construit après la guerre. Le deuxième acte de la réforme du marché du travail, c’est la réforme de l’assurance chômage qui a été imposée d’en haut, par l’État. C’est typiquement ça le néolibéralisme. L’État qui décide de lui-même, sans écouter les partenaires sociaux, sans essayer de construire un compromis entre le capital et le travail, le patronat et les syndicats, qui décide de prendre acte de l’incapacité des deux partis à trouver un compromis, qui n’essaie pas de prendre un peu d’un côté et un peu de l’autre, mais choisit de mener une politique franchement du côté du capital. En faisant quoi ? En détruisant les droits des chômeurs, avec un recalcul des allocations chômage qui va provoquer dans les mois et les années qui vont venir un appauvrissement des chômeurs qui sera très fort.

« On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé, et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail. »

Les chômeurs seront obligés de travailler et donc de se conformer à l’offre de travail, c’est ça le néolibéralisme, c’est forcer les gens à rentrer sur le marché. Même si ça ne correspond pas à leurs vœux ou à leur formation : « je n’ai plus rien pour vivre, il faut que je trouve un travail, n’importe lequel ». Cette réforme de l’assurance chômage touche aussi les cadres, qui devront trouver un emploi très rapidement pour éviter cette dégressivité. On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail.

Ça ne représente à terme que deux milliards et demi d’économies, mais sur la structure et le fonctionnement de l’économie et de la société françaises, c’est quelque chose de majeur, c’est un changement continuel. Le régime d’assurance chômage qui avait été maintenu depuis l’époque Jospin était un des filets de sécurité sociaux les plus développés d’Europe et c’était quelque chose qui permettait justement à la société française de trouver son équilibre. Là, on le détruit. Donc l’acte deux comme un acte « social », rien que par cette réforme, c’est déjà très contestable. Deuxième réforme, c’est l’article 3 du projet de financement de la Sécurité sociale qui entérine dans la loi la non-compensation des baisses de cotisations pour la Sécurité sociale. C’est-à-dire que l’État décide de baisses de cotisations pour favoriser le profit et l’accumulation du capital. Depuis 1994 on compensait, parfois on trouvait des moyens techniques de ne pas le faire, mais en général on compensait ces baisses de cotisations. Ça avait été décidé sous Édouard Balladur en 1994 avec la loi Veil – quand je dis que dans les années 1990 on essayait toujours d’avoir un peu d’équilibre, en voici un exemple. Cette politique n’est plus compensée, ce qui veut dire que la Sécurité sociale devra réaliser des économies pour compenser les baisses de cotisations accordées aux employeurs : c’est la Sécurité sociale, donc le système social et donc les filets de sécurité sociaux qui vont financer la politique néolibérale du gouvernement.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Quant à la réforme des retraites, comme c’est explosif, ils essaient de diluer en faisant une fausse deuxième concertation… Mais cette réforme des retraites est toujours à l’agenda, le Président de la République l’a annoncée pour l’été 2020. Son principe ? C’est de passer d’un système où nous avons des prestations définies (vous avez tant d’annuités, vous avez telle retraite) à un système de cotisations définies (vous savez combien vous cotisez, combien de points vous acquérez, puis on va calculer selon la valeur du point combien ça va vous faire en pension). De quoi dépendra la valeur du point ? D’un critère qui n’a jamais bougé qui est que la dépense de retraite dans le PIB doit être de 14%. Comme on va avoir plus de retraités dans l’avenir, on va diviser la distribution et on va paupériser les retraités. Ce sont les retraités qui, par la baisse de leurs prestations, vont payer ce système et payer surtout le fait que le système soit à coût défini. Quelles en seront les conséquences ? Si vous voulez avoir une retraite de qualité ou en tout cas suffisante pour vivre, devant cette incertitude, vous devrez prendre une retraite privée par capitalisation à côté. La seule fonction de cette réforme, c’est de développer l’assurance retraite privée.

« On fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire : c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion. »

Trois éléments très importants attaquent l’État social et le compromis social français dans le cadre de cet acte deux. Pendant ce temps, on nous explique que l’acte deux est un acte social parce qu’on baisse l’impôt sur le revenu. L’impôt sur le revenu touche 40% des contribuables français et sa baisse est financée par le déficit de la Sécurité sociale, par la poursuite de l’austérité dans l’hôpital qui va devoir encore cette année économiser 800 millions d’euros alors qu’il se trouve dans une crise épouvantable, par le gel des APL – enfin, la « contemporéanisation des APL » – qui est en fait une baisse des prestations, par l’assurance chômage comme je vous l’ai dit. En somme, on fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire: c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion.

Maintenant est-ce-que ça fonctionne ? Si l’on considère le mouvement des gilets jaunes, on peut penser que même si la révolte a un point de départ financier avec la taxe carbone, la réflexion a ensuite pris un peu de hauteur et elle s’est posée la question de savoir si l’on doit avoir des marchés partout, est-ce-que je dois être soumis en permanence à cette tension de l’offre et de la demande, est-ce-que je ne suis qu’un consommateur ? tout ça a été présent dans la révolte des gilets jaunes et s’est diffusé… En baissant l’impôt sur le revenu, on envoie le message qu’on n’est qu’un consommateur, qu’on peut par ailleurs baisser les prestations, qu’on peut réduire la croissance des dépenses publiques parce que tout ça va être compensé par la libération du pouvoir d’achat, mais c’est un jeu de dupes et il n’est pas à exclure que dans le contexte français ce jeu de dupes ne soit pas couronné de succès…

LVSL – Malgré la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron poursuit sa politique au point que celle-ci prend des allures de fuite en avant. À ce propos, vous évoquez dans votre livre l’avènement d’une « démocratie autoritaire », à quoi ressemblera-t-elle selon vous ?

RG – Dans la réponse aux gilets jaunes, il n’y a eu aucune concession sur les réformes structurelles engagées. La réforme du marché du travail est toujours là, la réforme de la SNCF est toujours là, les privatisations ont été lancées, et surtout la réforme de la fiscalité du capital qui, avec la réforme du marché du travail, est un des points centraux de la politique néolibérale de Macron, n’a pas été remise en cause : il en a fait une ligne rouge absolue. Même si elle ne se résume pas à ça, un des éléments centraux de la politique néolibérale c’est le creusement des inégalités. Les derniers chiffres qu’on a eus sur les inégalités en 2018 sont extrêmement inquiétants. Tout le monde s’est concentré sur cette histoire de taux de pauvreté hors compensation des APL, mais la réalité c’est que l’indice de Gini a augmenté comme jamais en France : c’est le produit de la réforme de la fiscalité du capital et c’est aussi l’un des éléments déclencheurs de la crise des gilets jaunes. On demande aux gens de payer plus pour l’essence alors qu’on a libéré des milliards pour les plus fortunés. Alors comment fait-on lorsque l’on a cette politique et en face un corps social qui rejette cette politique inégalitaire ? C’est pour ça que les baisses d’impôt sur le revenu ne sont pas forcément certaines d’être couronnées de succès. De fait, la baisse d’impôt arrive en 2020 mais les gens qui payaient l’ISF ne le paient plus depuis 2018 et nous parlons du même montant : c’est cinq milliards, donc eux ont déjà gagné quinze milliards quand les onze millions de ménages concernés par la baisse de l’impôt sur le revenu auront gagné cinq milliards… On n’est pas dans la réduction des inégalités, quoiqu’ils en disent.

« La poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort. »

Alors comment on fait face à ça ? On fait taire les oppositions, d’une certaine façon je n’ai même pas besoin de vous dire à quoi ça va ressembler, c’est déjà là. C’est la loi anti-casseurs qui autorise la police à arrêter en amont des manifestants, c’est une loi qui autorise à verbaliser des gens qui sont sur des endroits de manifestation. C’est une loi qui interdit d’aller dans une manifestation en se protégeant des gaz lacrymogènes, des flash-ball, de la répression policière. Je ne vais pas m’étaler, tout le monde le voit, la répression s’était déjà durcie sous Sarkozy et sous Hollande, c’est contemporain de l’évolution vers un néolibéralisme plus radical. Le maintien de l’ordre à la française reposait jadis sur l’idée selon laquelle « on cogne dur mais on ne fait pas de blessés », maintenant c’est « on fait un maximum de blessés ». Je vous rappelle quand même que l’État chinois a présenté la loi anti-casseurs française comme un modèle dans le cas de Hong-Kong, ils ont même tweeté là-dessus… Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur chilien peut s’étonner qu’on l’embête sur la répression des manifestations, la France fait la même chose.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Nous sommes face à un paradoxe que j’ai résumé sous le terme – qui est sans doute contestable – de « démocratie autoritaire », d’une démocratie qui fonctionne a minima, mais qui fonctionne, on a des élections où personne ne vous dit pour qui voter : vous votez dans l’isoloir, il n’y a pas de pression sur l’exercice du vote. Mais en parallèle vous avez une répression policière, une répression d’État extrêmement forte pour dissuader le corps social de réagir aux réformes néolibérales. Il y a une sorte d’étouffement des contestations qui correspond à une évolution dans le modèle français puisque jadis les gouvernements étaient confrontés à une contestation du corps social et devaient répondre à cette contestation, parfois aussi par la répression, soyons honnêtes, mais cette répression devait s’accompagner de politiques d’apaisement. C’est terminé, nous n’avons plus de politiques d’apaisement : la poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort.

LVSL – Élargissons la focale et considérons les grands équilibres européens. À l’issue de l’élection de 2017, les ambitions françaises au niveau européen étaient claires : rentrer dans les clous budgétaires et obtenir en échange des progrès en matière de budget européen. Depuis dix ans désormais, l’élaboration des politiques d’austérité se justifie par la contrainte européenne. Quel regard portez-vous sur la stratégie européenne d’Emmanuel Macron à l’heure où l’Allemagne montre de réels signes de faiblesse ?

RG – Regardez ce que dit Emmanuel Macron, notamment dans une interview à Ouest-France juste avant l’élection : il explique que l’Allemagne a réussi parce qu’elle a fait des réformes et qu’elle attend maintenant de nous qu’on fasse la même chose… Les réformes structurelles engagées sont similaires à ce qu’avait fait l’Allemagne dans les années 2000, ce sont des réformes Hartz à la française. Ainsi l’Allemagne serait satisfaite et on serait récompensés de nos efforts par un changement de politique outre-Rhin… C’était ça l’idée de Macron et c’est un échec complet, l’Allemagne est totalement indifférente à ce qui se passe en France, et de toute façon cette politique de course à l’échalote des réformes est toujours perdue d’avance parce qu’il faut toujours aller plus loin. Face à ça, Macron n’a aucune stratégie alternative et poursuit donc cette pseudo-stratégie où il prétend pouvoir arracher quelque-chose à l’Allemagne. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on voit ? On aurait toutes les raisons de penser que l’Allemagne est en situation de faiblesse et que la France peut lui imposer des éléments de relance budgétaire et d’investissement. Rien du tout : dans le débat allemand la France est totalement absente, ça ne compte pas, la volonté d’Emmanuel Macron n’a aucune incidence sur le débat outre-Rhin autour de la relance budgétaire et de l’investissement public. Si l’Allemagne relance un jour et investit – ce qui me semblerait étonnant – ce ne sera pas grâce à Macron et certainement pas grâce à ses réformes ou grâce à la croissance pseudo-supérieure – on ne parle quand même que de 1,3%, de la France par rapport à l’Allemagne. Nous sommes donc là dans une impasse totale. On a bien du mal à définir une politique européenne de Macron. C’est au coup par coup, en termes de vision globale de l’Europe il n’y a rien du tout…

« Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital. »

Je souhaite juste rajouter un élément qui me semble important : même si l’Union européenne est effectivement une structure qui économiquement était constituée autour d’une idée libérale, peut-être même une structure punitive comme on l’a vu pendant la crise de la dette ; dans le cadre français ce n’est pas l’Europe qui demande. L’Europe demande, mais en réalité si nous avions un gouvernement qui ne le faisait pas je ne sais pas ce qu’il se passerait. La pression et la volonté de réforme viennent du gouvernement français. C’est Macron qui décide de réformer. C’est la politique française qui décide d’utiliser l’Europe pour mener à bien ses politiques. Ces politiques de réforme ont été mises à l’agenda par un candidat devenu président de la République et qui a décidé de son propre chef d’en faire le socle d’une politique européenne. Effectivement ça échoue, mais on ne peut pas dire en France, comme par exemple dans le cas de la Grèce ou de l’Italie, qu’il y ait eu une sorte d’ultimatum de l’Europe pour réaliser ces réformes – quand bien même l’Union Européenne pousse dans ce sens. Je ne suis pas en train de dire que l’Europe n’y est pour rien, mais Macron ne peut pas se prétendre soumis à une pression européenne qui le contraindrait à mener ces réformes. C’est lui qui a défini sa politique européenne, il explique devoir faire des réformes pour obtenir des concessions allemandes, or ce n’est écrit nulle part, c’est absurde et c’est lui qui le définit…

LVSL – De la même manière qu’en 1981 la gauche est arrivée au pouvoir en France tandis que s’amorçait déjà le cycle thatchérien et reaganien, n’a-t-on pas l’impression que l’élection d’Emmanuel Macron – célébrée comme une divine surprise un peu partout en Europe – s’inscrive à contretemps d’un cycle mondial déjà finissant qui était celui du néolibéralisme triomphant, à l’heure où les frontières et certains régimes autoritaires ou simplement protectionnistes se mettent en place un peu partout ?

RG – Je pense qu’effectivement le néolibéralisme est arrivé à sa limite. À l’origine, pourquoi le néolibéralisme intervient ? Parce que la capitalisme keynésien était à bout de souffle, il était soumis à la pression du monde du travail qui voulait aller plus loin – souvenez-vous de tous les mouvements des années 1960 et 1970 qui poussent vers une plus forte autogestion des travailleurs, vers davantage de concessions de la part du capital; et surtout les profits baissent. À cela il faut ajouter tous les symptômes de la crise du keynésianisme que sont les désordres monétaires, l’inflation, etc. Le néolibéralisme propose une solution et promeut une politique en faveur du capital pour relancer le taux de profit. Il a été mis en place dans le cadre de la mondialisation, qui a permis d’obtenir une relance des taux de profit par une baisse des coûts de production, par la financiarisation, etc. Quels sont les grands défis aujourd’hui ? La transition écologique, les inégalités et dans certains cas le rejet du consumérisme. Le néolibéralisme est incapable de répondre à ces défis-là. Il est même incapable de répondre au défi de la croissance économique puisqu’elle ne cesse de ralentir, que la croissance de la productivité ralentit elle aussi et que pour créer du profit il est en permanence obligé de comprimer le coût du travail. Va s’engager une fuite en avant du néolibéralisme qui va créer toujours plus d’inégalités et toujours plus de dégradations écologiques…

Le néolibéralisme n’a plus d’autre solution que de tourner à vide. Nous sommes dans une situation un peu paradoxale où celui-ci est incapable de répondre aux défis du moment mais reste sans alternative. Nous sommes donc, comme vous l’avez dit, face à une sorte de fuite en avant.

La France avait un système mixte et équilibré, qui aurait pu être une forme de modèle pour ceux qui cherchent à sortir du néolibéralisme, et c’est à ce moment-là qu’on décide, nous, de faire notre révolution thatchérienne. On est effectivement totalement à contre-courant et à contretemps des défis du moment. Au niveau mondial, il y a des révoltes un peu partout directement ou indirectement liées à cette crise du néolibéralisme. Liées également à une crise de la démocratie puisque le néolibéralisme c’est l’idée de la démocratie tempérée, de la démocratie qui ne s’occupe pas des choses sérieuses, c’est à dire de l’économie et des marchés. Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle, et ça tout le monde le sait, tout le monde le sent, la crise grecque en est d’une certaine façon l’illustration. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital.

Face à cette loi-là, les révoltes démocratiques et sociales se multiplient partout dans le monde. La première de ces révoltes c’est d’ailleurs les gilets jaunes en France. La demande des gilets jaunes, c’est quoi ? Vous ne pouvez pas nous faire payer si vous ne faites pas payer les riches et, deuxièmement, on veut avoir notre mot à dire : c’est donc une crise sociale et démocratique. Le mouvement des gilets jaunes a été structurant, ce n’est pas pour rien qu’on les revoit au Chili, en Irak, en Égypte, à Hong-Kong Les gilets jaunes sont la première grande crise du néolibéralisme.

À cela, vous avez trois réponses. La première réponse c’est de continuer comme avant, on ne s’occupe de rien et on va au désastre, vers une crise climatique et sociale aiguë et vers la confrontation. La deuxième réponse, c’est que face à ces désordres provoqués par la crise du néolibéralisme, celui-ci s’allie pour survivre avec des tendances fascistes ou autoritaires. En France, on commence à évoluer vers une vision plus autoritaire de la société et il s’opère ainsi une sorte de fusion entre le néolibéralisme et le néofascisme comme on le voit dans les pays de l’Est déjà, ou dans une moindre mesure avec Trump, ou à partir de 2015 avec le durcissement du régime chinois qui correspond à une crise de croissance. On ne peut pas exclure de voir advenir, à droite de Macron, cette fusion entre les néolibéraux et les néofascistes. Face à la crise, le corps social réclamera de l’ordre et on entrera dans un régime autoritaire qui, économiquement, sera le sauvetage de l’ordre existant. Puis le troisième scénario, qui est plus hypothétique, c’est que l’on arrive à proposer autre chose, à sortir de ce cadre néolibéral.

Dans le capitalisme, hors du capitalisme, peut-être que c’est mal poser la question, je n’en sais rien. En tout cas, on peut imaginer que quelque chose propose une alternative, ce qui n’est pas évident parce que la société est depuis cinquante ans travaillée par ces tendances néolibérales. Les luttes sont très individualisées, centrées sur différentes questions, les gilets jaunes vont parler de démocratie directe, du prix de l’essence, de niveau de vie dans certains cas, les hôpitaux vont demander davantage de moyens, les cheminots vont parler du statut des cheminots, etc. Il est très difficile de faire le lien entre toutes ces luttes et surtout de les transcender pour que ces luttes se transforment et puissent proposer un changement de paradigme économique et social. Le défi est là. Il y a quand même quelque chose qui est de l’ordre de l’urgence…


https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_guerre_sociale_en_France-9782348045790.htmlLa guerre sociale en France, Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. Romaric Godin.

Éditions La Découverte, 250 pages, 18€.

 

 

 

 

 

David Djaiz : « La nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale »

©Guillaume Caignaert

David Djaiz est haut-fonctionnaire. Il vient de publier Slow Démocratie, un essai dans lequel il essaie de réhabiliter le cadre national comme cadre essentiel de la démocratie et levier fondamental pour maîtriser la mondialisation. Il y décrit avec minutie les effets de la mondialisation sur la cohésion territoriale, l’urgence climatique et les processus démocratiques. Entretien par Lenny Benbara. Retranscription par Brigitte Ago et Dany Meyniel.


LVSL – Votre ouvrage explique comment la mondialisation a fracturé les nations et mis en péril le fondement des démocraties. Pouvez-vous revenir sur les logiques qui conduisent à l’affaiblissement du cadre national ?

David Djaiz – Ce que l’on appelle un peu improprement mondialisation est en réalité un mot-valise qui sert à désigner tout un faisceau de transformations économiques et sociales qui depuis 40 ans ont fracturé les nations en plusieurs étapes. Cela a été un processus continu, que les nations elles-mêmes ont enclenché.

La première phase débute dès les années 70, et consiste en une augmentation très forte des échanges économiques transnationaux, notamment des échanges de biens, et dans un second temps des flux financiers. J’appelle cette première phase la mondialisation réglementaire. Mondialisation réglementaire, parce qu’elle a pour acteurs principaux les États-nations qui se sont en quelque sorte mis d’accord pour accélérer les flux et les échanges entre eux, parce que l’économie keynésienne auto-centrée qui avait prévalu durant les Trente Glorieuses commençait à montrer des signes d’essoufflement.

Il faut se départir de cette idée selon laquelle la mondialisation serait le produit d’hydres transnationales ou de complots oligarchiques. Ce sont des décisions politiques qui en sont à l’origine, prises par les gouvernements nationaux, et qui sont favorisées par un certain nombre de succès politiques. C’est le cas de l’élection de Margaret Thatcher en 1979, par exemple ; elle survient après ce que l’on a nommé « l’hiver du mécontentement », c’est-à-dire une grève déclenchée dans un certain nombre de secteurs de la société britannique dirigée contre les mesures d’austérité imposées par le FMI au gouvernement Callaghan, qui avait vu sa politique de relance keynésienne – dans un seul pays – échouer.

Les socialistes français en 1983 sont confrontés au même problème ; ils arrivent au pouvoir en 1981 avec un programme keynésien qui ne fonctionne pas dans cet environnement d’économie internationale, puisque les mesures de relance prises entre 1981 et 1983 dopent les marchés étrangers. Les socialistes sont donc condamnés soit à la défaite, ce qui est le cas au Royaume-Uni, soit à épouser ce que l’on appelle à l’époque le tournant de la rigueur, qui consiste en réalité dans une politique de désinflation compétitive.

On a donc là une première étape et durant ces années 1980, on assiste à un précipité de mondialisation réglementaire en Europe. On va mettre en place à partir de 1986, sous l’égide de Jacques Delors, ce que l’on appelle l’Acte unique, qui consiste en une intégration au niveau européen des différents marchés (biens, services, capitaux). Les Tables de la Loi de cet Acte unique sont les quatre libertés fondamentales : la liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux, et des personnes.

Cette politique d’approfondissement continu du marché intérieur est garantie et même accélérée par un organe administratif : la Commission Européenne, et par un organe judiciaire : la Cour de Justice de l’Union Européenne dont le siège est à Luxembourg. Le point commun entre l’organe administratif et l’organe juridictionnel, c’est qu’ils ont assez peu de comptes démocratiques à rendre. Ils sont en relative autonomie normative par rapport au principe démocratique du gouvernement représentatif qui est en vigueur dans les différents États-nations.

On assiste donc à une sorte de décollement entre le gouvernement représentatif, clef de voûte de la démocratie depuis la fin du XVIIIème siècle, et tout un ordre politique et normatif foisonnant que j’appellerais, à la suite de Yascha Mounk un ordre libéral non démocratique, dans lequel on retrouve des autorités administratives indépendantes et des juridictions qui ont un véritable pouvoir constitutionnel – puisque les traités européens prennent la valeur d’une Constitution de fait, et que le juge de Luxembourg, en tant que gardien des traités, a un pouvoir quasi-constitutionnel. Celui-ci peut donner des interprétations parfois extensives des libertés qui sont affirmées dans ces traités ; en ce sens, il surpasse le législateur national.

Petit à petit, on prend goût à cet ordre politique et normatif sensiblement décorrélé du principe du gouvernement représentatif, ce qui entraîne un désenchantement démocratique dans la société qui n’est pas étranger à ce qui nous arrive aujourd’hui. On avait à l’époque coutume de dire que l’on fabriquait le cadre normatif d’un marché unique, pensant que cela permettrait d’accélérer la réalisation effective d’une Europe sociale et d’une véritable démocratie transnationale. Dans la réalité, ces deux idées sont un peu comme Godot ou comme l’Arlésienne : elles ne sont jamais venues.

On peut dater le début d’une seconde phase de la mondialisation quelque part autour de 1989. Cette date est intéressante, car d’une part elle marque la chute du mur de Berlin, et donc l’effondrement de ce projet politique qu’était le communisme (en réalité une forme de capitalisme d’État) ; elle crée les conditions de l’entrée dans le monde capitaliste de centaines de millions de travailleurs à bas salaires : en Europe de l’Est, en ex-Russie soviétique, en Chine, où cela avait déjà commencé dans de petites enclaves comme Shenzen dès 1978… À côté de la chute du communisme mondial, on assiste à une révolution technologique avec le développement des technologies de l’information et de la communication. Conjuguée à la révolution de la conteneurisation dans le transport maritime, cette rupture technologique va faire drastiquement baisser les coûts de coordination entre entreprises.

Des chaînes de valeur globalisées se mettent en place, avec des centres de conception, de décision et de R&D qui restent dans les pays occidentaux ou au Japon, et des lignes de production ou d’assemblage qui sont délocalisées dans des pays à bas salaires.

L’iPhone est l’exemple le plus significatif de ces chaînes de valeur éparpillées aux quatre coins du monde : la direction générale d’Apple se trouve dans la Silicon Valley, la gigantesque usine d’assemblage des iPhones exploitée par Foxconn se situe à Shenzhen.  Les composants de l’iPhone sont indifféremment japonais, coréens, et même français (la caméra de reconnaissance faciale est fabriquée en France par l’entreprise STMicroelectronics.)

La coordination de l’ensemble et donc la logistique, au sens très large – au sens du transport, de la coordination ainsi que du commerce des symboles – deviennent primordiales dans le fonctionnement optimal des chaînes de valeur. Rappelons à ce titre que Tim Cook, l’actuel PDG d’Apple, est un logisticien ; ce n’est pas un hasard…

Il faut bien comprendre que ce que l’on appelle mondialisation, au sens étroit, c’est-à-dire une simple augmentation du volume des échanges économiques internationaux, accélère l’automatisation, qui elle-même accélère en retour la mondialisation.

LVSL – Pourquoi ? 

DD – Prenons l’exemple d’une entreprise américaine, en concurrence avec des entreprises localisées dans des pays à bas salaires qui fabriquent le même produit. Elle a besoin, pour rester compétitive, de faire des gains de productivité ; elle a donc tendance à remplacer ses travailleurs par des automates. Ces automates, souvent, sont à un prix accessible pour elle, parce qu’ils ont été fabriqués dans des pays à bas salaires. La mondialisation fragilise le travail intermédiaire, et donc la classe moyenne dans les pays industrialisés, mais en même temps elle offre des machines peu chères qui permettent aux industriels de remplacer les travailleurs par des machines.

“La troisième phase de la mondialisation se caractérise par une aggravation des fractures territoriales qui est précisément liée à cette recomposition des chaînes de valeur.”

Il y a là tout un faisceau de facteurs difficiles à désenchevêtrer, dont la conjonction provoque la compression de la classe moyenne dans les sociétés occidentales – sauf dans les pays qui ont réussi à garder une industrie extrêmement compétitive, comme l’Allemagne. Quand on observe les chiffres de Branko Milanovic, on constate que les classes moyennes ont été assez sévèrement affectées aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et beaucoup moins en Allemagne par exemple. Ce résultat est dû à des différences de politique de compétitivité assez évidentes.

LVSL – À l’euro, aussi…

DD – Ce n’est pas, à mon sens, le facteur le plus significatif. On assiste à une compression de la classe moyenne et à une montée des inégalités qui est d’autant plus forte dans les pays qui mettent en place des politiques fiscales résolument inégalitaires – comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis depuis les années 1980. Récemment, les chiffres de Zucman et Saez ont montré que le taux d’imposition marginal des 1% des foyers américains les plus riches avait considérablement chuté depuis les années 80 et qu’il est aujourd’hui presque inférieur ou égal au taux marginal des 50% des foyers les moins riches.

La troisième phase de la mondialisation se caractérise par une aggravation des fractures territoriales qui est précisément liée à cette recomposition des chaînes de valeur. L’économie de la connaissance, les manipulateurs de symboles, les centres de conception se concentrent dans les grandes métropoles, profitant au maximum des effets de rente d’agglomération. De puissants effets d’aménagement du territoire étaient possibles dans la société industrielle grâce au maillage territorial de sous-traitance des grands champions industriels. La régie Renault est un bon exemple de ce maillage ; en 1975, Renault avait 1 800 sous-traitants dont les ¾ étaient sur le territoire français, et pas seulement en banlieue parisienne (Michelin à Clermont Ferrand, GM&S à La Souterraine, d’autres étaient en Normandie, ou dans l’Est de la France…). Maintenant, on trouve plutôt des centres de création et de manipulation de symboles concentrés dans les grandes métropoles, connectés entre eux en un réseau mondial, mais assez peu reliés au reste du territoire national.

Les fractures territoriales se creusent, parce que dans les zones métropolitaines, que ce soit New-York, Paris, Londres, Tokyo… les salaires sont toujours plus élevés. L’économie de la connaissance est moins pourvoyeuse d’emplois mais rémunère bien, et même très bien : les gens qu’on embauche sur ces métiers sont de plus en plus diplômés, et la rareté est récompensée. Les prix de l’immobilier suivent ce schéma et explosent. Des phénomènes de rente d’agglomération se constituent. Les propriétaires de biens immobiliers acquis dans les années 70 à Londres, Paris ou New-York sont aujourd’hui millionnaires. Ils profitent de ces rentes d’agglomération.

Ces fractures territoriales sont gérables tant que les richesses sont redistribuées de manière silencieuse entre toutes les parties du territoire : durant les Trente Glorieuses une zone très productive sur le plan industriel payait beaucoup d’impôts et contribuait ainsi à la solidarité interterritoriale. Cette solidarité invisible dont a parlé Laurent Davezies redistribue les richesses dans des zones où il y a moins de nœuds de production parce que les administrations publiques, les services publics, les salaires des fonctionnaires, les pensions de retraite, et même les visiteurs (les touristes qui viennent dépenser de l’argent dans l’économie locale) assurent à des territoires parfois peu productifs un réel niveau de développement et de convergence. Cependant la crise des finances publiques de 2010, qui arrive après la crise de 2008, a mis à mal cette solidarité invisible : les ressources publiques étant désormais sous contrainte, la solidarité naguère invisible devient de plus en plus visible et de moins en moins acceptée.

“Il y a donc effectivement un fait national massif qui a été complètement sous-estimé par les technocrates et les gouvernants qui ont mis en place ces processus de transnationalisation politique dès les années 1980 et 1990.”

Comprenons-nous bien. Je ne cherche pas à jeter le bébé avec l’eau du bain. Si l’on reparcourt ces quarante dernières années, il est possible de dire que la mondialisation a eu un effet positif dans l’absolu, au sens où elle a fait sortir de la pauvreté absolue des centaines de millions voire des milliards de personnes et qu’elle a réduit les inégalités entre nations. Elle a notamment permis un rattrapage spectaculaire des Indiens, des Chinois, et d’un certain nombre de pays émergents. Mais il y a un énorme caillou dans la chaussure qu’on a un peu trop négligé : elle a eu tendance, surtout dans les pays occidentaux, à creuser les inégalités domestiques. On ne s’en rend compte que tardivement.

Les clivages internes (sociaux, territoriaux…) sont donc de plus en plus importants. À terme, si une politique courageuse n’est pas mise en place pour les traiter, ces sociétés deviendront ingouvernables. L’incompréhension, la violence et la défiance remplaceront l’amitié civique au fondement du projet républicain.

LVSL – Certains considèrent que la nation est une forme politique obsolète et qu’elle ne constitue pas l’échelle pertinente pour agir sur la mondialisation. D’autres formes d’États, régionaux ou continentaux, pourraient-ils être envisagées ?

DD – On a beaucoup parlé dans les années 1980 d’un gouvernement mondial ou d’une fédération européenne ; on constate aujourd’hui que ces projets sont à l’arrêt. Aujourd’hui, moins de 20% des Européens se disent en accord avec le moindre transfert de souveraineté nationale au profit d’un échelon supra-national. C’est pour une raison très simple : le processus de socialisation et de constitution d’une nation est beaucoup plus lent que celui d’un État. Aujourd’hui, il est possible de dire que nous sommes en possession des prodromes d’un État européen : la Banque Centrale, qui possède la prérogative régalienne de battre monnaie ; la Commission européenne, qui décide de politiques cruciales dans le domaine du commerce, de la concurrence et de la lutte contre les concentrations ; une Cour de justice européenne – la justice est une prérogative régalienne, c’est le roi qui rendait la justice dans l’Ancien Régime. Simplement, nous n’avons pas de nation européenne car il y a une persistance de l’attachement des gens aux matrices nationales habituelles. J’ai été surpris en regardant les enquêtes « World Values Survey », de constater que cet attachement était uniformément partagé partout dans le monde : 90 % des sondés dans soixante pays du monde environ se disent attachés à l’idée nationale – ce qui n’est pas surprenant en soi. La vraie surprise pour moi fut de découvrir qu’ils étaient plus attachés à leur identité nationale qu’à leur identité locale, y compris dans des pays fortement décentralisés voir fédéraux comme l’Inde… Il y a donc effectivement un fait national massif qui a été complètement sous-estimé par les technocrates et les gouvernants qui ont mis en place ces processus de transnationalisation politique dès les années 1980 et 1990. Il faut donc que les progressistes prennent en charge ce sentiment national ; s’ils ne le font pas, il sera récupéré – c’est déjà le cas – par les nationaux populistes qui, eux, n’ont pas le même projet que ceux qui sont attachés à la République ou à l’État-nation démocratique. Leur projet est xénophobe, identitaire, ethniciste, régressif, anti-démocratique, inégalitaire ; ce n’est absolument pas le projet d’un État-nation démocratique, c’est un projet d’exaltation de l’identité, dans lequel la nation devient en quelque sorte le prétexte, le véhicule pour affirmer un projet étroitement ethniciste. Une des faillites de tout le camp progressiste – des écologistes aux centristes humanistes ou aux républicains, en passant par les socialistes, les sociaux-démocrates etc. – réside dans cette incapacité à voir que le sentiment national est une socialisation qui se construit sur plusieurs siècles, fondée sur un substrat structurel : une langue, une culture, des valeurs partagées. Ce n’est qu’ensuite qu’il se donne un projet politique – en l’espèce le projet républicain. Tout cela ne peut pas être effacé en un clic de souris ou en un coup de baguette magique en décidant que l’on va mettre en place un certain nombre d’institutions ou de fonctions économiques à un niveau fédéral. On assiste donc à un désajustement entre l’échelle politique et l’échelle économique.

On trouve deux discours qui dominent aujourd’hui pour traiter ce désajustement : le discours libéral habituel qui consiste à dire qu’au fond, la mondialisation est un phénomène inéluctable et uniment positif, et qu’il faut ce faisant remettre l’échelon de la démocratie en phase avec l’échelon du marché et donc fabriquer une démocratie fédérale, transnationale, mondiale. Le paradoxe est que nous avons fait cette tentative en Europe dès les années 1980, mais loin d’avoir la convergence heureuse des peuples vers une « fédération européenne », nous avons à l’arrivée une montée sans précédent du nationalisme autoritaire… Cette montée du nationalisme autoritaire a bien sûr été provoquée par des politiques qui n’ont pas su prendre en charge la montée des inégalités, des fractures dans les sociétés, bref des politiques néolibérales qui ont généré contre elles du ressentiment. Mais je crois également qu’il ne faut pas sous-estimer cet attachement en quelque sorte viscéral des populations à l’échelon national, en particulier parmi les classes populaires.

Face à ce discours, on trouve un discours consistant à dire que ce désajustement entre l’échelle économique et l’échelle démocratique doit être résorbé, mais par le bas, par une annulation de la mondialisation ou un retour à une économie étroitement nationale, du protectionnisme etc. La plupart du temps, cela demeure un discours de façade pour les nationaux-populistes, qui participent allègrement aux chaînes de valeur mondiales – il suffit de regarder en direction de la Hongrie de Viktor Orban, qui est un sous-traitant de l’industrie automobile allemande ; Orban déclare publiquement que la libre concurrence et la liberté de circulation des capitaux, des marchandises et des services est bénéfique, et que ce qui lui pose problème est simplement la liberté de circulation des êtres humains.

Cette tentation protectionniste s’exprime aujourd’hui partout dans le monde. Trump, par exemple, est en train de raviver des guerres commerciales avec la Chine en mettant en place des mesures protectionnistes maladroites, qui vont surtout frapper les producteurs américains, mais qui font plaisir à ses électeurs parce qu’ils ont le sentiment qu’ils reprennent le contrôle (Take back control).

Il est urgent de construire un discours beaucoup plus raisonnable qui ne serait pas basé sur l’antagonisme entre la mondialisation et la démocratie, qui accepterait le fait national mais inventerait une nouvelle phase de la mondialisation en accord avec les enjeux du présent que sont la montée des inégalités domestiques (sociales et territoriales) ainsi que la crise environnementale. Les États deviendraient les écluses de la mondialisation, seraient capables de décider démocratiquement dans quelles circonstances une intégration économique plus approfondie est bonne, dans quelles circonstances elle ne l’est pas, etc. Ils seraient également capables de mettre en balance l’intégration des marchés avec d’autres intérêts : la santé, la solidarité sociale, la lutte contre le réchauffement climatique ; cela impliquerait qu’une nation ou qu’un groupe de nations puisse décider de mettre des barrières au commerce international sous la forme d’un ajustement carbone aux frontières par exemple, ou en renégociant assez durement les traités de libre-échange quand ils considèrent que la circulation des marchandises peut mettre à mal des équilibres sociaux ou territoriaux.

On peut se réjouir qu’aujourd’hui il y ait une prise de conscience assez large de la nécessité de re-politiser l’Europe, y compris sur ces questions de commerce international ; c’est la crise climatique qui nous en offre l’opportunité, mais il n’y a pas que la question climatique derrière le défi du libre-échange, il y a aussi la question sociale – celle de la moins-disance en tout genre – et également la question sanitaire : a-t-on envie d’avoir dans nos assiettes du bœuf dopé aux hormones de croissance ou aux antibiotiques qui a traversé toutes les mers et tous les océans, par exemple ?

LVSL – Dans l’ouvrage, vous mettez en lumière le séparatisme social et fiscal des régions riches, que ce soit le nord de l’Italie, le cas de Londres, la Catalogne, et vous évoquez la perspective d’un meilleur partage des tâches entre l’Etat-nation qui assumerait les politiques de solidarité et les collectivités territoriales qui monteraient en puissance sur l’aménagement local et la transition écologique. Pouvez-vous détailler ?

DD – La fracture territoriale est un des effets de cette polarisation générale des activités qui est induite à la fois par la mondialisation et par le changement technologique – les services à haute valeur ajoutée, comme l’audiovisuel ou la publicité, se concentrant dans les régions métropolitaines.

On assiste donc à un déséquilibre territorial qui est beaucoup plus important qu’à l’époque des Trente Glorieuses. Il suffit de voir l’évolution différentielle des prix de l’immobilier ces dernières années selon les territoires pour s’en convaincre. La société « Meilleurs Agents », qui possède une base de données de grande qualité sur l’immobilier, a produit un graphique que je trouve très parlant ; on peut y voir que si l’on fixe l’ensemble des prix des ventes immobilières dans toutes les zones du territoire français à un indice 100 en 2007, c’est-à-dire l’année avant la crise, douze ans plus tard, en 2019, on est à 149 pour Paris, 117 pour les dix plus grandes métropoles françaises (hors Paris)… et 86 pour ce que « Meilleurs Agents » appelle les zones rurales, en réalité toutes les zones en dehors des cinquante plus grandes villes françaises. On voit là qu’il y a une sorte de grande divergence qui est attestée par les prix de l’immobilier, lesquels suivent la dynamique des salaires ; on voit donc que dans les grandes métropoles où il y a des rémunérations toujours plus élevées, il y a une sorte de course-poursuite qui s’instaure entre le niveau des rémunérations et les prix de l’immobilier. Cette course est potentiellement sans fin parce que les grandes entreprises qui ont besoin d’attirer des cadres sur-qualifiés qui sont rares sur le marché du travail, sont obligées de les payer toujours plus pour qu’ils puissent faire face aux charges immobilières, les prix de l’immobilier augmentent à leur tour en conséquence, et ainsi de suite.

Dans les zones plus déprimées, c’est en quelque sorte l’inverse : on assiste à une stagnation des salaires et à une déflation de l’immobilier. J’effectue ce détour immobilier pour en venir au fait suivant : les libéraux avancent qu’il faut faire du fédéralisme fiscal pour traiter les problèmes, au motif que cela permettrait de responsabiliser les acteurs de premier niveau, les plus proches du terrain, et qu’il faut leur permettre de fixer librement le niveau de toutes leurs recettes et dépenses – c’est la théorie de Charles Tiebout, « les électeurs votent avec leurs pieds ». En réalité, cela ne fonctionne pas ; regardez ce qui s’est passé au Royaume-Uni en 2016. Une des explications les plus convaincantes, à mon sens, du vote en faveur du Brexit, réside dans le fait que David Cameron a pris en 2010 deux décisions concomitantes dont la conjonction a été catastrophique et a provoqué l’engrenage du Brexit. La première fut le choix de la rigueur budgétaire ; comme dans la plupart des pays européens, il engage le Royaume-Uni dans une consolidation budgétaire qui implique la réduction des dépenses, notamment dans le domaine de la santé et dans l’éducation. En parallèle, il renforce l’autonomie fiscale à la fois de Londres et de l’Écosse ; il le fait pour des raisons différentes : il satisfait une revendication autonomiste de l’Écosse, et il fait droit aux demandes d’amélioration de la compétitivité de la place londonienne. La conjugaison de ces deux décisions a fait que les régions déjà désindustrialisées et en crise du Nord de l’Angleterre se sont retrouvées en plus grave difficulté encore. Le ressentiment a augmenté à la fois contre Londres – accusée d’être la nouvelle Babylone, la ville qui aspire à elle tous les talents et toutes les richesses sans les redistribuer – et contre l’Union européenne, cette espèce de technocratie invisible complice sinon responsable de ces fractures, contre la mondialisation en général, contre les migrants, etc. Je pense que cette question territoriale, liée à l’austérité, a été l’un des facteurs explicatifs du Brexit et qu’on la sous-estime énormément. Je suis donc pour le moins étonné en lisant, sous la plume d’économistes respectables par exemple, que la résolution, en France, de la crise des Gilets jaunes, passerait par un fédéralisme fiscal total.

“Plutôt que d’un « Green new deal » surplombant et vertical, financé par création monétaire de plusieurs milliers de milliards d’euros, je préfère parler de « New deal territorial ».”

Je ne suis pas en faveur d’une centralisation jacobine en revanche ; je pense simplement qu’il faut prendre acte du fait que les défis territoriaux et immobiliers rendent nécessaire une instance qui fasse prévaloir un intérêt général au-dessus des situations locales, qui soit capable de redistribuer des richesses entre des territoires qui ont tendance à les concentrer et des territoires plus en difficulté. Cette instance, c’est l’Etat-nation, parce qu’elle est la plus légitime aujourd’hui pour mener à bien cette tâche ; cela peut être également l’Europe, dans une certaine mesure, mais alors qu’on y parle beaucoup de cohésion territoriale, le budget alloué à ces questions n’est que de 50 milliards d’euros par an, c’est-à-dire 0,3% du PIB européen. En France, 56 % du PIB est alloué à des dépenses publiques ; tout ne concerne pas la cohésion territoriale, mais beaucoup y concourt.

LVSL – À quel point est-ce que l’on recentralise, et selon quels découpages ?

DD – Ce qui doit rester dans la main de l’État-nation, ce sont toutes les dépenses de redistribution et de solidarité à la fois entre les individus et entre les territoires. On entre dans l’âge des polarisations, et il n’y a pas de raison que ces fractures sociales et territoriales ne continuent pas de se creuser. Une décentralisation trop forte de la politique de solidarité conduirait les régions qui ont le plus besoin de dépenses de solidarité, parce qu’elles sont les plus sinistrées, à se retrouver avec les recettes les plus faibles…

En revanche, je suis favorable à l’idée de donner davantage d’autonomie aux autorités locales et aux territoires sur le plan des projets d’aménagement, sur le plan de ce que l’on appelle en économie des dépenses d’allocation (par opposition aux dépenses de solidarité qui relèvent de la redistribution) : un pouvoir local sait mieux que l’État central ce qui est bon en termes de projets locaux d’aménagement parce qu’il y a une proximité avec les problèmes des habitants qui est réelle.

Plutôt que d’un Green new deal surplombant et vertical, financé par création monétaire de plusieurs milliers de milliards d’euros, je préfère parler de New deal territorial, qui consisterait à inviter les pouvoirs locaux à investir davantage dans ce que Pierre-Noël Giraud appelle l’économie sédentaire, à savoir l’ensemble des acteurs économiques – majoritaires dans l’économie – qui ne sont pas concernés par les chaînes de valeur globalisées et qui pourtant rendent des services éminents aux territoires. Les agriculteurs, par exemple, non seulement produisent des aliments frais qui peuvent être consommés sur le territoire, mais en plus rendent des services environnementaux à la population locale : ils peuvent replanter des haies, sont responsables de la beauté des paysages, de leur diversité, font de l’agroforesterie, etc. Autre exemple : l’artisanat. On dit aujourd’hui que des dizaines de millions de logements sont des passoires thermiques en Europe : la rénovation thermique ne peut être faite que par l’artisanat. Il faut des plombiers, des zingueurs, des menuisiers, toutes sortes d’artisans bien formés pour rénover les logements – autant d’acteurs qui appartiennent à l’économie sédentaire, c’est-à-dire un tissu d’emplois non délocalisables, qui ne sont pas en concurrence internationale.

LVSL – Quid de l’entité communale, centrale en France ?

DD – Mon livre n’est pas centré sur la France, il porte sur tout le « monde industrialisé », mais je crois personnellement beaucoup au fait communal et inter-communal. Les communes ont un rôle majeur à jouer parce qu’elles sont le maillon essentiel de la démocratie de proximité et parce qu’elles peuvent encourager des politiques de territoire vertueuses, comme les circuits courts qui rapprochent producteurs et consommateurs.

Il y a de nombreux domaines dans lesquels on peut arriver à re-dynamiser un tissu économique sédentaire tout en favorisant la compétitivité des firmes qui sont positionnées sur le marché mondial. L’économie politique qu’il faut inventer est un système dans lequel l’État et les collectivités locales prennent leurs responsabilités en matière de dynamisation de l’économie sédentaire avec le concours des acteurs privés aussi, créent des synergies public-privé pour favoriser et vivifier l’artisanat, l’agriculture, les services à la personne tout en se battant pour la compétitivité des secteurs économiques nomades, dans un environnement très concurrentiel.

LVSL – Dans votre ouvrage, il est assez difficile de distinguer votre vision de l’Union européenne et des modalités de l’intégration française dans le projet continental. Vous semblez à la fois plaider pour une Europe des nations et dans le même temps vous n’écartez pas l’hypothèse fédéraliste. Concrètement que faut-il garder et que faut-il démanteler s’il faut démanteler des choses ?

DD – Je suis satisfait de votre perplexité, parce que j’essaie de tenir sur l’Union européenne un discours qui sorte des caricatures faciles et des alternatives simplistes auxquelles le débat public s’est habitué. Je pense que l’Union européenne ne gagnera rien en continuant à fonctionner de manière hors-sol par rapport au fonctionnement de la démocratie nationale. Il faut donc re-politiser l’Europe, mieux connecter toutes ces institutions européennes à la vie démocratique qui, aujourd’hui, se fait largement sur une base nationale dans les différents pays européens ; dans le même temps, il faut être capable de comprendre que la production d’un certain nombre de biens publics suppose un passage à l’échelle : on ne luttera pas efficacement contre le réchauffement climatique tout seul dans son coin. On ne réalisera pas des investissements publics dans la recherche, l’enseignement supérieur, l’intelligence artificielle, les bio-technologies, les batteries électriques tout seul dans son coin.

“La nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale, ce que ne permettent ni l’empire ni la tribu.”

Je ne peux me contenter d’un système où l’on devrait choisir entre la vitalité démocratique et l’efficacité économique. Aujourd’hui en Europe, on a plutôt favorisé l’efficacité économique ; l’économiste Thomas Philippon fait remarquer qu’au fond la politique européenne anti-concentration, par exemple, a beaucoup mieux marché ces vingt ou trente dernières années que la politique américaine de concurrence. Pourquoi ? Précisément parce qu’elle a été éloignée du chaudron des intérêts gouvernementaux et industriels nationaux grâce à l’indépendance farouche de la Commission européenne et de toutes ces autorités administratives de régulation. Aux États-Unis, l’anti-trust a été capturé par des lobbys et des intérêts industriels divers, qui ont petit à petit affaibli toutes ses défenses immunitaires et ont mené à la constitution de gigantesques oligopoles dans tous les domaines : les télécoms, le secteur aérien, les fournisseurs d’accès à internet, les entreprises pharmaceutiques etc. Je suis tout à fait d’accord avec Thomas Philippon : la politique anti-concentration européenne ne mérite pas l’excès d’indignité qu’on lui oppose parfois, en revanche je n’arrive pas à me satisfaire d’un système où le citoyen n’a pas son mot à dire et où il n’y a presque pas de fonctionnement démocratique. Il faut donc arriver à inventer un système doublement efficace, tant sur le plan économique que démocratique…

LVSL – Ce dilemme peut-il être résolu dans un contexte d’intégration économique ?

DD – C’est exactement le dilemme qu’il faut arriver à résoudre. Mon but est de parvenir à concevoir un système constitué par plusieurs niveaux de régulation : un niveau de régulation territoriale qui s’occupe du New Deal territorial – plutôt qu’un Green New Deal surplombant – au-plus près des habitudes et des comportements ; le niveau central de l’État-nation, central car il contient une forme politique – la nation démocratique – qui selon moi mérite une place spécifique. En réalité, la nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale, ce que ne permettent ni l’empire ni la tribu. L’empire peut permettre une liberté minimale par les marchés, au prix d’un pur pouvoir vertical, et d’une absence de solidarité car trop de kilomètres et trop d’hétérogénéité séparent les populations qui l’habitent. La tribu entretient des liens « chauds » de solidarité, qui unissent ses membres mais ne permettent pas pour autant l’épanouissement de la démocratie et des libertés civiles : tout est soumis au glaive du chef de la tribu. La nation est donc la forme politique la plus moderne qui soit. La seule qui puisse concurrencer la nation, c’est la Cité – je le précise car nombre d’intellectuels progressistes ont rêvé d’un monde de Cités à l’orée des années 2000 –, mais le problème de la Cité réside dans son étroitesse territoriale, en conséquence de quoi le ticket d’entrée pour vivre dans la Cité est élevé, et celle-ci finit par connaître un processus de « singapourisation », où une petite caste de travailleurs nomades règne sur la cité et un arrière-ban de travailleurs sédentaires, souvent immigrés (c’est le paradoxe : les travailleurs sédentaires sont souvent des individus nomades et vice-versa !) œuvrent dans les services à la personne et toutes sortes d’activités économiques mises au service de ces nomades hyper-qualifiés. Cela fonctionne à peu près dans de petits territoires comme Singapour ou le Qatar, alors que dans de grands pays comme la France, c’est impossible. La nation reste donc un échelon et une forme politique incontournables. Je n’ai en revanche aucune hostilité à ce que l’on construise une Europe-puissance, une Europe des biens publics, etc. car il est nécessaire de passer à l’échelle dans un certain nombre de domaines. Il faut simplement qu’elle soit mieux connectée au fait national.

LVSL – Est-il réellement possible de faire de l’Europe une nation ? L’hypothèse fédéraliste réside dans la possibilité de déplacer la démocratie à l’échelle européenne ; est-ce réellement possible ?

DD – Je vais répondre par étapes à cette question. Il n’est pas possible de faire une Europe fédérale autrement que sous la forme d’une nation européenne. En revanche, les processus de socialisation d’une nation sont pluriséculaires, donc on ne fera pas l’Europe fédérale en quelques années, ni même en quelques décennies.

“Nous sommes aujourd’hui face à une Europe de la règle qui fonctionne avec des instances technocratiques souvent hors-sol et élitaires, déconnectées de la décision démocratique des citoyens.”

Nous avons impérativement besoin d’une Europe-puissance dans un monde multipolaire dangereux où l’on voit bien qu’émergent tout de même un pôle chinois et un pôle américain qui sont en choc frontal ; à ces deux pôles correspondent des modèles de société qui ne sont pas exactement celui de l’Europe. Le modèle de société ouest-européen est articulé autour de la liberté civile, de la démocratie mais aussi de l’État-providence, ce qui est beaucoup moins le cas aux États-Unis. Il faut donc arriver à mieux articuler le fait national au fait européen, et cela passe par la co-production des biens publics.

Nous sommes aujourd’hui face à une Europe de la règle qui fonctionne avec des instances technocratiques souvent hors-sol et élitaires, déconnectées de la décision démocratique des citoyens. Pour éviter la montée du nationalisme autoritaire et la dislocation de toute l’idée européenne, il faut donc permettre à l’Europe de produire des biens publics. L’idée d’une assemblée européenne qui serait composée essentiellement de députés issus des parlements nationaux et qui voteraient sur une ressource fiscale pour financer une politique publique comme l’investissement dans les filières vertes ou dans la recherche en intelligence artificielle, est une façon de ne pas couper le cordon ombilical entre le principe représentatif-démocratique qui existe dans les nations et cette Europe-puissance qui a vocation à produire des biens publics. En tout cas, on ne pourra pas faire l’économie à moyen terme d’une réflexion très profonde sur l’architecture institutionnelle de l’Union européenne.

LVSL – On peut tout à fait repenser l’architecture de l’Union européenne, mais que fait-on des projets existants ici et maintenant, comme l’intention de développer une Europe de la défense – autre prérogative régalienne ?

DD – Je ne suis pas favorable à une armée européenne parce que les options géo-stratégiques sont très différentes d’un État à l’autre. La France est très soucieuse de son indépendance, alors que nombre de pays d’Europe centrale ou orientale sont beaucoup plus alignés sur les États-Unis. Si l’on voulait construire une armée européenne, il faudrait aligner les intérêts géo-stratégiques des différents pays et s’assurer qu’il n’y a pas de passager clandestin, ce qui est aujourd’hui le cas des « petits pays ».

LVSL – Un paradoxe parcourt votre livre. D’une part vous décrivez la manière dont les sociétés se sont fracturées : la crise de 2008, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et la réactivation de logiques protectionnistes, le défi écologique. Cependant, quand il s’agit d’en venir à la partie propositionnelle, vous vous contentez de parler de « maîtrise de la mondialisation », rengaine que l’on entend depuis trente ans. Pourquoi ne pas parler de démondialisation, quand toute la logique de l’ouvrage semble y conduire ?

DD – C’est pour les raisons que j’indiquais tout à l’heure : qu’est-ce qu’on entend par démondialisation ? Je préfère parler de décélération sélective. Un certain nombre de filières économiques ont vocation à se soustraire totalement aux chaînes de valeur globalisées… Les circuits courts alimentaires par exemple ou encore la rénovation thermique des logements. En revanche, si démondialiser ça veut dire re-nationaliser intégralement les économies, nous sommes face à une impossibilité, qui découle de l’incompatibilité de cette proposition avec une économie de la connaissance hyper-liquide, hyper-fluide, et en même temps hyper-industrielle avec des chaînes de valeur éclatées.

Cela dit, il y a un ralentissement assez net de la croissance du commerce international depuis quelques années (autour de 3% annuels désormais, contre 8% dans les années d’avant-crise) qui me fait penser que l’on se dirige en réalité vers une régionalisation des chaînes de valeur, parce que les coûts de l’énergie et donc les coûts de transport vont fatalement augmenter à un moment, parce qu’il y a une prise de conscience écologique de la part des opinions publiques qui va obliger les États à taxer le transport maritime ou à ralentir sa vitesse, parce que le libre-échange à tout crin, dans son fonctionnement classique, est de plus en plus contesté par les peuples. Les tensions protectionnistes ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Cette régionalisation des chaînes de valeur fait que les nations et l’Union européenne devront être moins naïves aussi dans les relations avec leurs partenaires économiques que sont la Chine et les États-Unis. Il y a une perspective que je trouve intéressante dans les textes de Pierre-Noël Giraud, selon laquelle il faudrait passer des accords de réciprocité : on peut très bien accepter que des produits chinois soient commercialisés sur le marché européen à condition qu’une partie, à déterminer, de la valeur ajoutée de ces produits ait été produite localement en Europe. C’est plus ou moins ce que font les Chinois vis-à-vis de l’Europe et c’est beaucoup plus intelligent que des barrières tarifaires indiscriminées qui frappent tout le monde et qui pénalisent d’abord les producteurs locaux qui dépendent pour leur produit fini de l’importation d’un certain nombre de composants fabriqués à l’étranger.

LVSL – Dans l’ouvrage, un des risques mentionnés en cas de non prise en compte de l’importance du fait national dans la réflexion politique est qualifié de  national-populiste. Le populisme est assimilé dans l’ouvrage à un courant de droite radicale, alors que ce phénomène peut prendre différents aspects. Il traduit justement ce désajustement entre les lieux de la prise de décision et les lieux d’élaboration démocratique avec cette volonté de Take back control. Est-ce-que la solution ne résiderait justement pas dans une forme de populisme républicain ?

DD – C’est une excellente question : le populisme n’est pas une idéologie, c’est un style caractérisé par la valorisation du bon peuple face à des élites corrompues, un recours assumé à la violence verbale, une exaltation de la force physique, une méfiance vis-à-vis de toutes les médiations comme les partis politiques, une désintermédiation entre le leader « hyperincarné » et la masse, etc.

“La logique de la nation démocratique est une logique affinitaire davantage qu’identitaire.”

C’est un style transversal, et il existe un populisme de gauche comme un populisme d’extrême-droite et un populisme du centre… Ce que je pointe comme un danger, c’est le national-populisme, à savoir le style populiste adossé à une plateforme d’extrême-droite identitaire qui elle, en revanche, constitue une idéologie. Steve Bannon, dans le Figaro Magazine en avril dernier résume ses principaux traits : la remise du fait national au cœur de l’équation politique, non pas pour défendre la nation civique ou la nation démocratique telle que l’avaient thématisée les révolutionnaires français ou américains à la fin du XVIIIème siècle, mais pour exalter les desiderata d’une majorité sociale homogène souvent de couleur blanche et de foi chrétienne. On le voit en Hongrie ou avec le Tea Party aux États-Unis qui n’était pas seulement une révolte contre le renflouement des grandes banques de Wall Street, mais aussi une révolte raciale, le cri de colère de l’homme blanc… On le voit avec la Lega en Italie – Salvini est un pur opportuniste, qui vient d’un parti régionaliste demandant l’autonomie de la Padanie qui ne supportait plus de payer pour le Mezzogiorno ; il a compris qu’il avait un plus grand électorat à capturer, en invoquant l’identité nationale face à toutes les inquiétudes qui sont générées par la mondialisation. Il a donc transformé la Ligue du Nord en Lega, et on voit bien ici que la nation n’est pas la nation démocratique de la république italienne, c’est un moyen d’exalter une majorité sociale dans le meilleur des cas, ethnique dans le pire, et de légitimer un gouvernement autoritaire qui n’a rien du gouvernement représentatif-démocratique. Les premières victimes en sont les minorités, ceux qui ne peuvent pas se défendre, qui ont le moins voix au chapitre : les migrants, les minorités ethniques, etc. C’est ce que l’on a vu en Hongrie par exemple, où l’on assiste à ce processus de régression générale des libertés civiles. Ce n’est pas le modèle de la nation démocratique, c’est le modèle de la nation tribale qui est ici appliqué.

Le national-populisme est donc extrêmement dangereux parce qu’il a compris la force de mobilisation de la rhétorique nationale du fait de l’attachement très fort à l’idée nationale, à l’idée d’une nation civique – qui est détournée, d’où le fait que je parle de piraterie sémantique, dans un sens étroitement ethniciste et identitaire… La logique de la nation démocratique est une logique affinitaire davantage qu’identitaire ; l’identité c’est la tautologie du « A = A », ou pour le dire plus poétiquement à la manière de Hegel, c’est « la nuit où toutes les vaches sont noires » ; il n’y a ni progrès ni émancipation dans l’identité puisque, au fond, tout est toujours égal à soi-même… L’affinité, en revanche, c’est l’idée selon laquelle on trouve des personnes d’horizons divers, de cultures diverses, de religions diverses, d’appartenances diverses mais qui se rassemblent en un projet commun et dont le ciment réside dans l’État-providence et un sentiment d’obligation réciproque.

Je ne suis pas vraiment favorable à la mobilisation du style populiste dans la vie politique. On a vu en France à quel point il pouvait générer de la violence verbale, de l’hystérie, de la tension ; je suis inquiet du délitement du débat public, du climat d’intolérance qui règne et dont les réseaux sociaux ne sont pas la cause mais une simple caisse de résonance. Il n’y a plus de possibilité de trouver des compromis : aujourd’hui, les débats publics sont polarisés autour de positions absolues et irréconciliables. Le vivere civile républicain évoqué par Machiavel reposait au contraire sur l’existence de contradictions dans la société mais cette conflictualité pouvait toujours être surmontée et canalisée par les lois, des institutions, l’action politique, etc.

LVSL – Ne trouve-t-on pas dans votre essai la tentation de nier cette conflictualité?

DD – Je ne nie pas la contradiction ; je pense qu’elle est inhérente et bonne en démocratie, mais aujourd’hui nous ne sommes pas face à des contradictions mais à des oppositions de principes insurmontables et absolues. Si le populisme, comme on a pu le voir avec certaines dérives extrémistes, mène à des contradictions insurmontables, à de la violence verbale, je n’y suis pas favorable. En revanche, à la question « certains éléments du populisme sont-ils parfois positifs pour re-dynamiser un peuple politique ou re-politiser une action ? », je réponds pourquoi pas. Mais encore faut-il être très prudent vis-à-vis de ces catégories et à cette pensée binaire d’opposition du peuple forcément bon face aux élites forcément corrompues.

“Le populisme verbal auquel on assiste aujourd’hui donne une prime à celui qui va crier le plus fort et ne donne pas les clefs pour s’emparer des problèmes réels.”

La pensée républicaine, en ce sens, ne peut pas être populiste au sens de l’opposition du peuple et des élites parce que la pensée républicaine réside dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; celle-ci repose sur la circulation des charges entre tous les citoyens : il n’y a donc pas d’élite de sang ou de caste par nature. Il y a simplement une élite du mérite et cette élite du mérite il faut qu’elle circule le plus largement possible par les mérites des individus. Le procès que l’on pourrait faire à l’élitisme républicain aujourd’hui c’est effectivement une insuffisante circulation des charges, une absence de mobilité sociale ou intergénérationnelle qui est évidente. Mais plutôt que de condamner les élites et les stigmatiser, je préfère imaginer un système dans lequel tout le monde peut accéder par ses mérites propres à l’élite.

LVSL – La République s’est affirmée dans un moment de conflictualité aiguë contre les monarchistes et le parti de l’étranger. C’est ce qui a permis l’affirmation des principes républicains contre ce qui leur était extérieur…

DD – Oui, mais cette lecture me semble oblitérer ce qui constitue l’essentiel de la dynamique républicaine : sa capacité à convertir la dynamique des conflits sociaux en une énergie positive qui prend chair dans des lois, dans des institutions. La question sociale est, à ce titre, instructive. Juste après avoir accompli la Révolution de 1789, et proclamé aux frontispices de tous les édifices publics « Liberté-Egalité-Fraternité », on accouche dans les trente premières années du XIXème siècle d’une France de propriétaires très bien documentée par Thomas Piketty. L’idéologie propriétariste bat son plein, le droit civil qui est particulièrement bien décrit par Balzac dans Le Colonel Chabert, fait que ce qui jadis constituait les biens de l’Église est accaparé par une nouvelle classe émergente, que Marx appelle l’aristocratie financière dans son livre sur les luttes de classe en France. Les inégalités de patrimoine se creusent au XIXème siècle et la révolution industrielle accouche d’un sous-prolétariat des usines qui vit dans une misère absolue. On a fait la révolution pour proclamer la liberté et l’égalité et on se retrouve dans une situation où la moitié de l’humanité vit dans des conditions de misère qu’on n’aurait même pas imaginées sous l’Ancien Régime ! La dynamique républicaine consiste, petit à petit, dans l’institutionnalisation des conflits sociaux, dans la proclamation de libertés, comme le droit de grève ou les libertés syndicales, dans le façonnage d’un État-providence – qui d’ailleurs emprunte beaucoup aux caractères nationaux de chaque peuple ; je vous renvoie aux travaux d’Esping-Andersen sur les trois mondes de l’État-providence, selon lequel la France est caractérisée par un monde conservateur-corporatiste parce que l’État-providence qui se consolide après 1945 est un État-providence qui reprend des caisses d’assurance ouvrière pré-existantes. Le conflit est intéressant en République, mais il n’est pas pure violence ou force de destruction ; il accouche d’une dynamique positive d’institutionnalisation, de législation et de construction d’un cadre de vie commun, d’une société plus vivable et plus habitable.

Le populisme verbal auquel on assiste aujourd’hui donne une prime à celui qui va crier le plus fort et ne donne pas les clefs pour s’emparer des problèmes réels. J’éprouve une certaine méfiance à l’égard du style populiste qui s’apparente pour moi à du verbalisme incantatoire, et je m’attriste déjà suffisamment chaque jour de voir à quel point l’esprit public s’est dégradé et du fait que l’on ne puisse avoir aucun débat politique, échanger des arguments sans tomber dans la violence et des oppositions irréconciliables. Cette dégradation de l’esprit public est terrible à l’heure où justement nous avons profondément besoin de réhabiliter cette idée autour de la question écologique, du défi des inégalités, mais aussi de la menace terroriste, etc. On a besoin de puissance publique, on a besoin de biens communs, en conséquence de quoi on a besoin de débats publics parce qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que seule une petite minorité est détentrice de la définition du bien commun. Le bien commun est le résultat d’une délibération, mais qu’elle puisse se faire sereinement exclut un style politique empreint d’une trop grande violence.

Libéralisation du secteur de l’électricité : la grande arnaque

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Initialement justifiée par une promesse de prix plus bas pour les consommateurs français, la libéralisation du secteur de distribution de l’électricité aux particuliers s’est finalement traduite par une envolée des tarifs réglementés de vente (TRV) d’EDF et des prix du marché privé au cours de la décennie 2010. Le 1er août dernier, les TRV ont encore augmenté de 1,23%, cette hausse faisant suite à un renchérissement spectaculaire de 5,9% intervenu le 1er juin dernier. La libéralisation est également responsable d’une explosion des abus des fournisseurs d’énergie à l’encontre des ménages français, dont s’alarme aujourd’hui le Médiateur National de l’Énergie. Elle nous enjoint à questionner la pertinence de la privatisation et de la mise en concurrence systématiques des anciens marchés dits « de monopole public ».


Mauvaise nouvelle pour le portefeuille des ménages français. Le 1er août dernier, les tarifs réglementés de vente (TRV) qui déterminent les montants des factures d’électricité domestique d’EDF, dont s’acquittent encore 28 millions de ménages français, ont augmenté de 1,23%[1]. En juin dernier, ils avaient déjà bondi de 5,9%, soit la plus forte augmentation depuis 20 ans[2]. Une telle hausse équivalait à 90 euros de facture par an pour un foyer se chauffant à l’électricité, soit une part considérable du reste-à-vivre des ménages appartenant aux trois premiers déciles de revenus. Or, un tiers d’entre eux est déjà en situation de précarité énergétique en France[3].

Sous la pression du mouvement des « Gilets jaunes », le Gouvernement avait pourtant annoncé vouloir différer leur augmentation. Après avoir connu une envolée entre 2010 et 2018, les TRV devaient temporairement se stabiliser. Un tel répit aurait été bienvenu car leur revalorisation annuelle avait abouti à une augmentation des prix de l’électricité de plus de 20%[4][5]. Las, la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) en a décidé autrement. Elle a rappelé en février dernier qu’une hausse de 5,9% devait intervenir au mois de juin 2019 au plus tard.

Dans le même temps, le phénomène de précarité énergétique se développe en France et touche aujourd’hui 12% des ménages[6]. La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait courir le risque à une part croissante d’entre eux de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique, dont plusieurs organisations comme la Fondation Abbé Pierre[7], le CREAI[8] ou le CLER[9] soulignent les effets dévastateurs sur l’état de santé physique et psycho-sociale des personnes concernées.

La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait aujourd’hui courir le risque à de nombreux ménages français de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique.

Au-delà d’être excessive, la hausse actuelle des prix de l’électricité est en grande partie la conséquence de la politique de privatisation et de mise en concurrence dans le secteur de la distribution de l’électricité et du gaz. La principale justification politique apportée par la Commission européenne à cette mise en concurrence était pourtant de permettre aux consommateurs de bénéficier de prix bas[10].

Genèse de la libéralisation

En France, sous l’effet de la transposition des directives européennes de libéralisation des marchés de fourniture de l’électricité et du gaz aux particuliers[11], ces derniers se sont ouverts à la concurrence. En 2000, la CRE était créée afin de veiller au fonctionnement du marché en voie de libéralisation de l’énergie et d’arbitrer les différends entre opérateurs et consommateurs[12]. En 2004, EDF perdait son statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) pour devenir une société anonyme (SA) [13][14]. Ce choix fut effectué afin de réduire l’entreprise à l’état de simple concurrent au sein du futur marché privé de distribution énergétique. Enfin, début 2007, les marchés de distribution du gaz et de l’électricité aux ménages ont été définitivement libéralisés[15]. À cette date, les ménages français ont pu souscrire un contrat de fourniture auprès d’opérateurs privés concurrents.

Conformément aux exigences de Bruxelles, Paris a ainsi mis en place un système de fonctionnement de marché privé dont il était attendu qu’il favorise la concurrence entre distributeurs, et par là, une baisse des prix des énergies dont les consommateurs devaient être les bénéficiaires[16]. Il s’agissait également de permettre à tout opérateur privé de s’installer sur le marché de distribution de l’énergie et à ces nouveaux utilisateurs des réseaux de distribution de bénéficier, selon les termes de la Commission, d’un droit d’accès « libre, transparent et non-discriminatoire »[17].

Dans la réalité, le démantèlement des monopoles publics de distribution en vigueur dans de nombreux pays européens a eu un effet exactement inverse. Les prix de vente des énergies aux particuliers se sont littéralement envolés. La libéralisation du marché de l’électricité a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité en Espagne[18][19]. Elle a également été particulièrement douloureuse au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni[20] tandis que dans l’Hexagone, les prix de l’électricité connaissent aujourd’hui un plus haut historique et continuent d’augmenter à un rythme sans précédent depuis le Second Choc pétrolier[21]. Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation ?

Dans certains pays européens, la libéralisation a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité.

Dans le sillage de la libéralisation du marché national de distribution de l’électricité en 2007, le législateur fait voter le 7 décembre 2010 la loi NOME[22], portant sur une nouvelle organisation des marchés de l’électricité.  Cette loi est à l’origine de la création d’un mécanisme dit d’« accès régulé à l’énergie nucléaire historique» ou « ARENH », mécanisme par lequel EDF se voit obligé de céder une part de son électricité produite grâce au nucléaire à ses concurrents pour des tarifs « représentatifs des conditions économiques de production » selon les termes de la loi [23]. En France, le secteur du nucléaire permet de produire de l’électricité à prix faible, car inférieur aux sources de production autres que l’hydraulique[24]. L’objectif était donc de stimuler la concurrence, afin que les fournisseurs alternatifs s’approvisionnent en électricité au même coût qu’EDF et abaissent leurs tarifs de distribution.

Concrètement, avec l’ARENH, EDF devait céder un quart de sa production nucléaire à la concurrence privée, à un prix fixé par arrêté ministériel de 42€/MWh[25]. Les concurrents d’EDF avaient ainsi accès à 100 TWh/an d’électricité nucléaire. Cependant, dans un contexte de mondialisation du marché des énergies, ces sociétés sont également amenées à se fournir sur des marchés étrangers au sein desquels les cours de l’électricité, soumis à la conjoncture internationale, sont fortement instables. Parfois, comme en 2016, les prix du marché mondial s’effondrent. Durant cette période, EDF n’a par conséquent vendu aucun kilowatt à ses concurrents qui préféraient s’approvisionner ailleurs. D’autres fois, au contraire, dans un contexte de crise de l’offre ou d’inflation de la demande, les prix augmentent et l’ARENH devient compétitif. Ce mécanisme offrait ainsi aux opérateurs concurrents d’EDF une opportunité d’arbitrage : ils pouvaient se fournir sur le marché mondial quand les prix étaient bas ou via l’ARENH quand ils étaient élevés.

Au cours des années 2010, cependant, en raison de l’appétit du marché asiatique, les prix de gros internationaux ont beaucoup augmenté, de sorte que l’ARENH est devenu hyper-compétitif au regard du marché mondial. Les fournisseurs privés internationaux se sont alors rués vers l’ARENH et ont fait exploser son plafond de vente. 132,98 TWh d’électricité ont été demandés pour l’année 2019, soit 33 TWh de plus que la limite fixée par la Loi[26], forçant le Gouvernement et le Parlement à considérer en urgence, et contre l’avis d’EDF, une augmentation du plafond de vente [27][28][29][30]. En attendant, pour continuer à fournir leurs clients, les opérateurs privés ont été contraints de se tourner vers le marché international[31].

Le mythe de l’auto-régulation

L’histoire aurait pu s’arrêter là. EDF aurait ainsi vu sa compétitivité-prix accrue sur le marché de distribution aux particuliers, aux dépens des autres opérateurs privés soumis aux prix élevés et peu concurrentiels du marché international. Cependant, adoptant l’interprétation « hard line » du principe de concurrence de la Commission européenne, la CRE a estimé que  l’accroissement des écarts de prix de vente entre ceux d’EDF et des autres opérateurs privés représentait une menace à l’encontre du principe de libre concurrence. Elle a alors décidé d’intervenir afin d’affaiblir par la force l’avantage concurrentiel d’EDF. Dans une délibération datant de février dernier, elle a préconisé au Gouvernement français de mettre en oeuvre une augmentation des TRV afin de respecter le principe de « contestabilité » des tarifs[32].

Selon cet anglicisme qui constitue désormais une notion de droit économique européen, le niveau des TRV doit être fixé afin que tout fournisseur privé soit en mesure de les concurrencer afin de garantir son maintien sur le marché[33]. En clair, la contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés. Elle protège les intérêts de l’offre (les fournisseurs) plutôt que ceux de la demande (les ménages). À ce titre, 40% de l’augmentation du prix proposée par la CRE au Gouvernement — 3,3€/MWh sur 8,3€/MWh — n’est pas liée à la hausse objective des coûts d’exploitation d’EDF. Elle provient d’un choix méthodologique consistant à faire correspondre le prix de vente de l’électricité produite par le nucléaire d’EDF à celui fixé dans le cadre de l’ARENH[34]. L’objectif de la CRE était ainsi de limiter les effets négatifs que des TRV bas pouvaient avoir sur la capacité de pénétration et de maintien sur le marché des opérateurs privés concurrents d’EDF.

La contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés : elle protège les intérêts de l’offre plutôt que de la demande.

Par ailleurs, Bruxelles ne s’est pas contentée d’affaiblir la position d’EDF sur le marché de distribution aux particuliers. La Commission a également ordonné à la France de supprimer définitivement son système de réglementation tarifaire. Adoptée le 11 avril dernier, la loi PACTE a d’ores et déjà programmé la suppression des TRV pour les particuliers et copropriétés au 1er juillet 2023[35]. Elle constitue la suite logique d’un arrêt du Conseil d’État où ce dernier estimait que le maintien des TRV était « contraire au droit de l’Union européenne », constituant « une entrave à la réalisation de marchés de l’électricité et du gaz naturel libres et concurrentiels »[36].

Concurrence(s) et guerre civile

La suite de l’histoire a fait la une de la presse au cours des derniers mois, sur fond de tensions sociales et politiques brutalement ravivées par le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi d’inquiétude grandissante exprimée par les ménages françaises quant à l’acquittement de leurs factures énergétiques en explosion.

La validation par le Gouvernement des préconisations de la CRE a d’abord fait bondir les associations de consommateurs. En avril, la CLCV et UFC-Que Choisir adressaient une lettre ouverte au Président de la République, lui enjoignant de renoncer à la hausse du tarif[37]. Selon elles, « approuver cette augmentation reviendrait à tourner le dos aux attentes des Français en termes de pouvoir d’achat et à la logique de dialogue mise en place avec ces derniers depuis le Grand Débat National ». La lettre est restée sans réponse.

À l’annonce de l’augmentation effective des tarifs en juin dernier, les deux associations décident de saisir le Conseil d’État[38]. Le secrétaire général de la CLCV, François Carlier, justifiait cette saisine sur RTL : « cela fait dix ans que le marché français de distribution de l’énergie a été libéralisé. Le fait que les autorités prétendent aujourd’hui être obligées d’augmenter les tarifs de vente du fournisseur historique afin de stimuler la concurrence est complètement paradoxal. (…) C’est en tout cas une décision injustifiable si l’on se place du point de vue de l’intérêt des consommateurs pour lesquels la seule chose qui compte est de bénéficier de prix abordables. La proposition de hausse de la CRE pose donc des problèmes de droit et en la suivant, le Gouvernement commet une faute »[39].

EDF se retrouve dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, mais vivent d’une rente énergétique.

Les associations de consommateurs n’ont pas été les seules à réagir à l’augmentation des TRV. L’Autorité de la Concurrence l’a elle-même contestée. Dans un avis du 25 mars, l’AAI (Autorité Administrative Indépendante) en charge de la réglementation des marchés en France a estimé que la hausse proposée « conduirait à faire payer aux consommateurs les effets du plafonnement de l’accès régulé à l’électricité nucléaire. Le surcoût serait de 600 millions d’euros pour ces derniers. (…) La hausse des tarifs apparaît dès lors comme contraire à la volonté du Parlement de proposer des tarifs permettant de restituer aux consommateurs le bénéfice de la compétitivité du parc nucléaire historique. (…) Une telle régulation conduirait à transformer, sur le marché de détail aux particuliers, le prix plafond réglementé en prix plancher pour EDF, avec pour effet d’offrir aux clients restés fidèles aux TRV la garantie pour le moins paradoxale de « bénéficier des prix les plus élevés du marché ».[40]

Ces derniers mois, Jean-Bernard Lévy, directeur d’EDF, alertait l’opinion publique sur la position de faiblesse dans laquelle EDF est actuellement mise par la faute de la CRE et de la doctrine libérale du « marché privé de l’électricité » défendue par la Commission. Dans une tribune parue dans Le Figaro en mai dernier[41], c’est le principe de fonctionnement même de l’ARENH qu’il dénonçait, permettant selon lui à des acteurs privés d’accroître considérablement leurs marges sur le dos d’investissements publics, en se dédouanant des charges et risques financiers liés à l’entretien matériel du réseau. En juin dernier, il tirait la sonnette d’alarme : « depuis des années, EDF est victime du système actuel de régulation de l’accès à l’énergie nucléaire. On ne peut pas obliger EDF, entreprise qui a à sa charge l’ensemble des investissements infrastructurels, à subventionner d’autres distributeurs d’électricité privés qui ne font, eux, aucun investissement dans le réseau public (…). Nos concurrents attendent que nous leur fournissions à un prix ultra-compétitif une énergie qu’ils ne produisent même pas afin d’accroître leurs marges. Aujourd’hui, des grands groupes s’implantent sur le marché de la distribution d’électricité et viennent faire beaucoup d’argent aux dépens d’EDF»[42].

Il est vrai que le principe de séparation des gestionnaires de réseau et des fournisseurs de services voulu par Bruxelles produit aujourd’hui un tel niveau d’incohérence que même des think-tanks ultra-libéraux et minarchistes comme la Fondation IFRAP reconnaissent qu’il n’est pas viable, voire même absurde. Selon l’IFRAP, EDF est : « victime d’un système qui contraint l’entreprise à subventionner ses propres concurrents privés alors que dans un fonctionnement de marché libéralisé, ces derniers devraient plutôt réaliser les investissements pour produire eux-mêmes de l’électricité »[43]. EDF se retrouve ainsi dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, et donc virtuellement aucune richesse, mais vivent malgré tout d’une rente énergétique.

Il est dès lors permis d’acquiescer aux propos d’Henri Guaino, ancien Commissaire général du Plan qui, dès 2002 dans les colonnes du Monde, alertait l’opinion publique sur « l’absurdité économique et technique de la séparation des secteurs de production et de distribution de l’énergie ». Selon lui, « la privatisation voulue par la Commission est un leurre, compte tenu des besoins considérables de financement qu’appellent le renouvellement des équipements de production et la diversification des modes de production énergétique. (…) Comme celle de la SNCF, la réorganisation d’EDF est porteuse de conséquences graves, que les institutions européennes s’efforcent de dissimuler derrière de pseudo-impératifs d’efficacité concurrentielle »[44].

Leçons d’un mirage idéologique

En résumé, le cas de la libéralisation et de la privatisation du marché de l’électricité en France est instructif à plusieurs égards. Premièrement, il nous offre un cas d’étude des incohérences folles auxquelles tout raisonnement logique trop dogmatique peut conduire. De ce point de vue, le paralogisme ultra-libéral — ou plutôt néolibéral — de la concurrence artificiellement stimulée avancé par la Commission européenne et la CRE est digne d’un enseignement scolastique sur les syllogismes. En bref, la puissance publique prétend intervenir en augmentant les TRV, et en sacrifiant ainsi l’intérêt des consommateurs, « au nom du principe de concurrence ». Or, aux yeux de la Commission européenne elle-même, un tel principe est légitimé par le fait que « seule la concurrence permet de défendre l’intérêt des consommateurs »[45]. Marcel Boiteux et les économistes de la Fondation Robert Schuman n’ont pas manqué de s’amuser de ce savoureux paradoxe[46]. Dans un article intitulé « Les ambiguïtés de la concurrence », l’auteur du problème de Ramsey-Boiteux, maître à penser des politiques de tarification publique, déclarait : « avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence! »[47].

Avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence!

Deuxièmement, cette affaire nous permet de constater que derrière la prétendue neutralité axiologique du « jeu pur et parfait de la concurrence » avancé par la Commission, se cache une entreprise politique visant à démanteler le monopole de distribution du secteur public de nombreux États membres[48]. On voit se dessiner ici ce qui constitue le cœur d’une idéologie politique en même temps que sa quadrature du cercle. Afin de faire basculer le maximum de ménages clients du système public réglementé vers le marché privé, les fournisseurs concurrents doivent être capables de concurrencer les TRV d’EDF. Or, en France, ces derniers en sont actuellement tout bonnement incapables. La Commission et la CRE multiplient alors les initiatives politiques afin d’altérer les règles du jeu de façon plus ou moins conforme à leurs dogmes, osant pour cela user de méthodes coercitives[49] ou même renier certains postulats idéologiques originels quant au fonctionnement des marchés[50].

Ce constat nous amène à notre troisième point. Le cas de figure dans lequel nous sommes plongés remet en question l’illusion selon laquelle la mise en concurrence tendrait systématiquement à un lissage optimal des tarifs pour le consommateur et devrait à ce titre constituer l’unique horizon de fonctionnement des marchés[51]. Comme le résume l’économiste Paul de Grauwe, « il existe bel et bien des limites au marché »[52][53]. De ce point de vue, la première observation pragmatique qui s’impose est que si la CRE en est réduite à demander au Gouvernement d’intervenir afin de fixer artificiellement à la hausse les prix de la ressource électricité, le marché est faillible et il est très loin d’être autorégulé[54].

Par ailleurs, certains secteurs, et notamment les activités de réseau (trains, distribution énergétique), constituent des « monopoles naturels ». Cela veut dire qu’ils ont traditionnellement été organisés comme tel parce qu’ils y ont naturellement intérêt[55]. En effet, ce sont des activités où les économies d’échelle et les coûts d’entrée sur le marché sont si considérables que la collectivité publique doit contrôler ce dernier afin d’empêcher qu’il ne tombe aux mains d’un nombre limité d’opérateurs privés. Comme cela a déjà été le cas par le passé dans des secteurs comme le transport ferroviaire au début du XXe siècle aux États-Unis[56] ou la distribution d’électricité en Californie au début des années 2000 (scandale Enron), les acteurs privés pourraient profiter de leur position dominante afin de soutirer une rente d’oligopole en pratiquant des prix trop élevés auprès de leurs clients ou en évinçant une demande jugée trop coûteuse à satisfaire. Une telle dynamique emporte des implications dramatiques en termes d’accroissement des inégalités entre les consommateurs, et donc d’érosion du fonctionnement démocratique des marchés[57][58][59][60][61].

À ce titre, comme le disent Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, « le marché de distribution de l’électricité n’est pas un marché comme les autres » parce que « l’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État » [62]. L’observation est a fortiori justifiée compte tenu du fait qu’un phénomène de monopolisation est actuellement à l’œuvre dans des pans entiers des économies développées[63][64]. Sont notamment concernées les activités de réseaux et celles qui nécessitent des investissements infrastructurels ou informationnels considérables[65][66]. Or, le phénomène d’hyper-concentration aux mains d’un secteur privé sur-consolidé génère une dégradation de la diversité, du prix et de la qualité des biens et services proposés aux consommateurs[67][68].

Le marché de l’électricité n’est pas un marché comme les autres. L’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État.

Dans le cadre d’un fonctionnement de marché privé du secteur de l’électricité, un autre risque est lié au fait que certains usagers périphériques pourraient être purement et simplement exclus des services de distribution en raison des coûts d’accès à l’offre que représentent le raccordement et l’entretien du réseau électrique pour ces derniers, notamment dans des territoires mal desservis[69]. De ce point de vue, le service public de l’électricité permet la péréquation tarifaire, en subventionnant les coûts d’accès des ménages[70][71][72]. La loi du 10 février 2000, relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité, avait consacré cette notion de service public de l’électricité dans le droit français, qui « a pour objet de garantir l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national, dans le respect de l’intérêt général (…) des principes d’égalité et de continuité du territoire, et dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de coûts, de prix et d’efficacité économique, sociale et énergétique »[73].

Il est donc pertinent de considérer le marché de l’énergie comme un service d’intérêt général, a fortiori compte tenu du fait que notre territoire national est vecteur d’inégalités potentielles en raison de ses nombreux espaces ruraux, d’altitudes variées, insulaires ou ultra-marins[74][75]. Ces réalités sont à mettre en comparaison avec celles d’autres pays européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, dont les populations sont réparties de manière plus homogène et sur des territoires beaucoup plus densément peuplés et imposant beaucoup moins de contraintes physiques. Cet argument élémentaire de géographie économique[76] semble n’avoir jamais été entendu par la Commission européenne qui estime qu’il n’existe aucune spécificité géographique ou institutionnelle dans le fonctionnement des marchés nationaux.

Par ailleurs, la théorie néoclassique du marché adopte le postulat d’une offre homogène et ignore la question de l’inégale qualité des biens et services fournis aux consommateurs. Or, la libéralisation du secteur de la distribution aux particuliers s’est traduite par une dégradation spectaculaire et à géométrie variable de la qualité des services de distribution d’énergie aux particuliers. En France, on constate notamment une envolée du nombre de plaintes pour harcèlement lié au démarchage téléphonique, de litiges portant sur des contestations de souscriptions abusives, ou encore de dénonciations de pratiques commerciales trompeuses. À tel point que Jean Gaubert, Médiateur National de l’Énergie (MNE), s’en est inquiété dans son rapport annuel, publié en mai dernier[77][78].

Selon l’enquête menée par le MNE, 56% des Français interrogés ont déclaré avoir été démarchés de manière intempestive par au moins un distributeur au cours de l’année 2018, soit une augmentation de plus de 50% en un an. Afin d’augmenter leur clientèle, plusieurs fournisseurs ont aussi eu recours à des pratiques de tromperie aggravée. Le MNE a souligné la multiplication des démarchages téléphoniques visant à informer de fausses mesures législatives en vertu desquelles le changement de fournisseur serait obligatoire. Plus grave encore, le nombre de ménages saisissant le MNE pour changement de fournisseur de gaz ou d’électricité à leur insu s’est lui aussi envolé, en augmentation de 40% sur un an. Plusieurs fournisseurs d’électricité ont même eu recours à des stratégies de souscriptions de contrats cachées, notamment à l’occasion de la vente de produits électroménagers dans des magasins grand public[79].

Enfin, comme les travaux des théoriciens britanniques de la welfare economics l’ont démontré[80], le secteur public doit prendre en compte le coût environnemental des activités de production d’énergie, passé sous silence dans le cadre du fonctionnement de marché privé[81][82]. La question est cruciale en ce qui concerne le secteur énergétique, non seulement s’agissant du nucléaire et de ses déchets radioactifs aux demies-vies de millions d’années[83][84], mais également des déchets engendrés par les infrastructures de production d’autres énergies dont l’État ne détient pas le monopole de production, comme le solaire[85]. De telles externalités environnementales ne sont en principe pas assumées par les acteurs privés [86][87], a fortiori dans le cadre d’un paradigme de fonctionnement séparant les activités de production (publiques) et de distribution (privées) d’électricité.

Une réglementation à réinventer

En ce qui concerne le marché de distribution d’électricité en France, il semble donc que les bienfaits des politiques de libéralisation et de privatisation soient davantage un horizon idéologique qu’une réalité empirique. Si réalité il y a, elle est plutôt liée à la façon dont ces politiques se traduisent aujourd’hui sur le portefeuille des ménages. 12% d’entre eux sont aujourd’hui en situation de précarité énergétique[88]. Dans les régions françaises les plus touchées par ce phénomène, comme le Grand-Est ou la Bourgogne-Franche-Comté, ce pourcentage s’élève d’ores-et-déjà à 25% de la population ou plus[89][90]. Il devrait encore s’accroître, compte tenu de l’inflation des prix des énergies et de la stagnation des revenus des trois premiers déciles, parmi lesquels se trouve l’essentiel des ménages énergétiquement précaires. Le coût social du « paralogisme de la concurrence » est donc considérable. Il conduit des millions de Français à envisager avec moins de confiance leur niveau de vie futur.

Comme le résume le juriste Alain Supiot, « il y a donc de bonnes raisons de soustraire à la toute puissance du Marché des produits ou services qui, comme l’électricité, le gaz, la poste, les autoroutes ou les chemins de fer, reposent sur un réseau technique unique à l’échelle du territoire, répondent à des besoins partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien s’inscrivent dans le temps long qui n’est pas celui, micro-conjoncturel, des marchés. En ce domaine, la France s’était dotée de structures juridiques particulièrement adaptées, hybrides de droit privé et de droit public, qui avaient fait la preuve de leur capacité à conjuguer efficacité économique et justice sociale. Le bilan particulièrement désastreux de la privatisation de ces services doit inciter à faire évoluer ces structures plutôt qu’à les privatiser »[91]. En France comme ailleurs en Europe, il est urgent de changer le paradigme de réglementation du secteur de l’électricité.

 


[1]Le Monde. Les prix de l’électricité augmentent encore, ceux du gaz baissent légèrement. 29 juillet 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/07/29/les-prix-de-l-electricite-augmentent-encore-ceux-du-gaz-baissent-legerement_5494698_3234.html

[2]La Croix. Électricité, pourquoi les tarifs réglementés augmentent de 5,9%. 31 mai 2019. https://www.la-croix.com/Economie/France/Electricite-pourquoi-tarifs-reglementes-augmentent-59-2019-05-31-1201025744

[3]Observatoire National de la Précarité Énergétique, Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Analyse de la précarité énergétique à la lumière de l’Enquête Nationale Logement (ENL) 2013. 8 novembre 2016. https://onpe.org/sites/default/files/pdf/ONPE/onpe_cstb_indicateurs_pe_enl_2013.pdf

[4]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[5]Le Monde. Le prix réglementé de l’électricité augmente depuis le début des années 2000. 31 mai 2019. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/31/des-prix-reglementes-de-l-electricite-qui-augmente-depuis-le-debut-des-annees-2000_5470021_4355770.html

[6]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[7]Fondation Abbé Pierre (2017). La précarité énergétique en infographie. Focus sur la précarité énergétique en France. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/nos-publications/etat-du-mal-logement/les-infographies-du-logement/la-precarite-energetique-en-infographie

[8]CREAI-ORS Languedoc-Roussillon (2013). Liens entre précarité énergétique et santé : analyse conjointe des enquêtes réalisées dans l’Hérault et le Douaisis. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/documents/pdf/rapport_precarite_energetique_sante_conjoint_vf.pdf

[9]CLER – Réseau pour la transition énergétique. Comment en finir avec la précarité énergétique? 12 mars 2019. https://cler.org/tribune-comment-en-finir-avec-la-precarite-energetique%E2%80%89/

[10]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[11]Voir directives 1996/92/CE, 1998/30CE, 2003/54/CE et 2003/55/CE. (1. Commission Européenne. Directive 1996/92/CE of the European Parliament and of the Council of 19 December 1996 concerning common rules for the internal market in electricity ; 2. Commission Européenne. Directive1998/30/CE of the European Parliament and of the Council of 22 June 1998 concerning common rules for the internal market in natural gas ; 3. Commission Européenne. Directive 2003/54/EC of the European Parliament and of the Council of 26 June 2003 concerning common rules for the internal market in electricity and repealing Directive 96/92/EC – Statements made with regard to decommissioning and waste management activities ; 4. Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE).

[12]Légifrance. Loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité.

[13]Légifrance. Loi n° 2004-803 du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières.

[14]EDF France (2018). Statuts juridico-légaux d’EDF. https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/investisseurs-actionnaires/statuts-d-edf

[15]Légifrance. Loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie.

[16]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs ? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[17]Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE.

[18]El País. ¿Ha funcionado la liberalización del mercado eléctrico en España? 15 novembre 2018. https://cincodias.elpais.com/cincodias/2018/11/14/mercados/1542207624_665776.html

[19]El Correo. La liberalización del sector eléctrico: dos décadas de luces y sombras. 10 décembre 2018. https://www.elcorreo.com/economia/tu-economia/liberalizacion-sector-electrico-20181207175056-nt.html

[20]Le Monde. Le marché et l’électricité, le dogme perd l’Europe. 4 septembre 2017. https://www.lemonde.fr/blog/huet/2017/09/04/le-marche-et-lelectricite-le-dogme-perd-leurope/

[21]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[22]Légifrance. Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité.

[23]Slate. Nucléaire, éolien… quelle est l’énergie la moins chère en France ? 30 novembre 2011. http://www.slate.fr/story/46785/nucleaire-eolien-energie-moins-chere-france

[24]Connaissance des énergies (2013). Coûts de production de l’électricité en France. https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/couts-de-production-de-l-electricite-en-france

[25]Le Monde, AFP. L’arrêté ministériel fixant les tarifs pour la vente de l’électricité nucléaire publié au JORF. 20 mai 2011. https://www.lemonde.fr/economie/article/2011/05/20/l-arrete-ministeriel-fixant-les-tarifs-pour-la-vente-de-l-electricite-nucleaire-publie-au-jo_1524752_3234.html

[26]Commission de Régulation de l’Énergie. Les demandes d’ARENH pour 2019. 29 novembre 2018. https://www.cre.fr/Actualites/Les-demandes-d-ARENH-pour-2019

[27]Assemblée Nationale. Am. n°CD153. 1erjuin 2019.

[28]Assemblée Nationale. Am. n°CE357. 14 juin 2019.

[29]Les Échos. Électricité : comment le Gouvernement veut stabiliser la facture. 18 juin 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/electricite-comment-le-gouvernement-veut-stabiliser-la-facture-1029981

[30]Sénat. Am. n°200 rect. bis. 16 juillet 2019.

[31]Le Point. Électricité : ce marché où la concurrence ne marche pas. 16 mai 2019. https://www.lepoint.fr/economie/electricite-ce-marche-ou-la-concurrence-ne-marche-pas-16-05-2019-2313063_28.php

[32]Commission de Régulation de l’Énergie. Délibération de la CRE portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité. 7 février 2019. https://www.cre.fr/Documents/Deliberations/Proposition/Proposition-des-tarifs-reglementes-de-vente-d-electricite

[33]Transposée en droit français, cette notion a été précisée par le Conseil d’État dans un arrêt de 2015, étant définie comme : « la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF de proposer des offres à des prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés ». Voir CE, juge des référés, 7 janvier 2015, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n° 386076.

[34]Commission de Régulation de l’Énergie (2018). Marché de détail de l’électricité. https://www.cre.fr/Electricite/Marche-de-detail-de-l-electricite

[35]Légifrance. Loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

[36]CE, Ass., 19 juillet 2017, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n°370321.

[37]CLCV, UFC-Que-Choisir. Lettre ouverte au président de la République. 11 et 12 avril 2019. http://www.clcv.org/images/CLCV/Lettre_ouverte_Emmanuel_Macron_11042019.pdf; https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-hausse-du-tarif-de-l-electricite-au-president-de-la-republique-de-la-court-circuiter-n65619/

[38]CLCV. Hausse du prix de l’électricité : la CLCV et UFC-Que-Choisir vont saisir le Conseil d’État. 15 mai 2019. http://www.clcv.org/energies/hausse-du-prix-de-l-electricite-la-clcv-va-saisir-le-conseil-d-etat-pour-demander-son-annulation.html

[39]RTL. Électricité : « augmenter les tarifs d’EDF pour faire vivre la concurrence ». 31 mai 2019. https://www.rtl.fr/actu/conso/tarifs-de-l-electricite-comment-expliquer-une-telle-hausse-de-5-9-7797743600

[40]Autorité de la concurrence. Avis n°19-A-07 du 25 mars 2019 relatif à la fixation des tarifs réglementés de vente d’électricité.

[41]Le Figaro. Jean-Bernard Lévy: « Des fortunes privées se sont construites sur le dos du parc d’EDF ». 15 mai 2019. http://www.lefigaro.fr/societes/jean-bernard-levy-des-fortunes-privees-se-sont-construites-sur-le-dos-du-parc-d-edf-20190515

[42]BFMTV. Jean-Bernard Lévy : « Tout est organisé pour qu’EDF perde des clients! ». 13 juin 2019. https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/jean-bernard-levy-tout-est-organise-pour-qu-edf-perde-des-clients-1168130.html

[43]IFRAP. Prix de l’électricité : pourquoi ça ne va pas. 25 avril 2019. https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/prix-de-lelectricite-pourquoi-ca-ne-va-pas

[44]Le Monde. Tribune : Henri Guaino : « EDF : vers le démantèlement? ». 8 février 2002. https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/08/edf-vers-le-demantelement_4209384_1819218.html

[45]Commission européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[46]Fondation Robert Schuman (2008). Ivoa Alavoine, Thomas Veyrenc : « Idéologie communautaire vs. Réalisme national ? L’épineux problème des tarifs d’électricité ». https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-95-fr.pdf

[47]Futuribles. Marcel Boiteux : « Les ambiguïtés de la concurrence. Électricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité ». 1er juin 2007. https://www.futuribles.com/fr/revue/331/les-ambiguites-de-la-concurrence-electricite-de-fr/

[48]Le Monde Diplomatique. Aurélien Bernier : « Électricité, le prix de la concurrence ». Mai 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/BERNIER/59843

[49]Voir procédures d’infraction susmentionnées, engagées par la Commission européenne à l’encontre de la République Française.

[50]Dans la théorie économique néoclassique, le principe de concurrence pure et parfaite n’admet pas que des acteurs privés de l’offre bénéficient de situation de rentes de profitabilité, qui sont considérées comme un élément de concurrence déloyale et un coin (« wedge »)  dans la réalisation de l’équilibre de marché. Voir : Union Européenne – Europa EU (2019). Concurrence : préserver et promouvoir des pratiques de concurrence loyale. https://europa.eu/european-union/topics/competition_fr

[51]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[52]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[53]Financial Times. The Limits of the Market by Paul de Grauwe — from excess to redress. 7 avril 2017. https://www.ft.com/content/6e07ebe2-19eb-11e7-bcac-6d03d067f81f

[54]Confère l’expression « market failure » employée par Yves Croissant et Patricia Vornetti, économistes enseignant à l’Université de la Réunion et à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Voir : La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[55]Ibid.

[56]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the development of the railroad monopoly in the United States. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[57]The Commonwealth Club of California. Harvard University Professor Tim Wu: Inside Tech Monopolies. San Francisco. 22 février 2019. https://www.youtube.com/watch?v=pQVRP3-8yhQ

[58]The New Yorker. Opinion: Tim Wu: « The Oligopoly Problem ». 15 avril 2013. https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/the-oligopoly-problem

[59]The New York Times. The Opinion Section: Tim Wu: « Be Afraid of Economic Bigness. Be Very Afraid. 10 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/10/opinion/sunday/fascism-economy-monopoly.html?login=facebook

[60]The Washington Post. Opinion: Felicia Wong: « Why monopolies are threatening American democracy ». 8 décembre 2017. https://www.washingtonpost.com/news/democracy-post/wp/2017/12/08/why-monopolies-are-threatening-american-democracy/?noredirect=on&utm_term=.41c2a742748c

[61]The Washington Post. Opinion: Tim Wu: « A call to save democracy by battling private monopolies ». 28 décembre 2018. https://www.washingtonpost.com/gdpr-consent/?destination=%2foutlook%2fa-call-to-save-democracy-by-battling-monopolies%2f2018%2f12%2f27%2f949cf8f4-06fe-11e9-a3f0-71c95106d96a_story.html%3f&utm_term=.6d7239a41cd1

[62]Jean-Pierre Hansen, Jacques Percebois (2017). Transition(s) électrique(s). Ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire. Préfacé par Gérard Mestrallet. Paris. Odile Jacob.

[63]The Atlantic. The Return of the Monopoly: An Infographic. April 2013. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2013/04/the-chartist/309271/

[64]The Guardian. Joseph Stiglitz: The new era of monopoly is here. 13 mai 2016. https://www.theguardian.com/business/2016/may/13/-new-era-monopoly-joseph-stiglitz

[65]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the making of Microsoft. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[66]The London School of Economics – LSE Blog. Patrick Barwise: « Why tech markets are winner-take-all ». 14 juin 2018. https://blogs.lse.ac.uk/mediapolicyproject/2018/06/14/why-tech-markets-are-winner-take-all/

[67]The New York Times. The opinion section: David Leonhardt: « The monopolization of America ». 25 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/25/opinion/monopolies-in-the-us.html

[68]Robert Reich. The monopolization of America ». 6 mai 2018. https://www.youtube.com/watch?v=KLfO-2t1qPQ

[69]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[70]Frank P. Ramsey (1927). A contribution to the Theory of Taxation. The Economic Journal. Vol. 37, n°145.

[71]Marcel Boiteux (1956). Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire. Econometrica, n°24.

[72]Observatoire de l’Industrie électrique (2017). Une histoire de la péréquation tarifaire. https://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/oie_-_fiche_pedago_perequation_072017.pdf

[73]Légifrance. Loi n°2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000750321

[74]France Stratégie. 2017/2027 – Dynamiques et inégalités territoriales. 7 juillet 2016. https://www.strategie.gouv.fr/publications/20172027-dynamiques-inegalites-territoriales

[75]Pierre Veltz (1996). Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel. Paris. Presses Universitaires de France.

[76]The Atlantic (2005). Richard Florida: « The World in numbers: The World is spiky ». https://www.theatlantic.com/past/docs/images/issues/200510/world-is-spiky.pdf

[77]Médiateur National de l’Énergie (2018). Rapport annuel d’activité 2018. https://www.energie-mediateur.fr/wp-content/uploads/2019/05/RA-MNE-2018-interactif.pdf

[78]Marianne. Électricité : l’hérésie de l’ouverture à la concurrence. 1erjuillet 2017. https://www.marianne.net/debattons/tribunes/energie-electricite-edf-heresie-concurrence

[79]Ibid.

[80]Arthur Cecil Pigou (1920). The Economics of Welfare. London. Macmillan.

[81]International Monetary Fund. Thomas Helbling : « Externalities: Prices Do Not Capture All Costs ». 18 décembre 2018. https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/basics/external.htm

[82]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[83]OCDE (2003). Électricité nucléaire : quels sont les coûts externes ? https://www.oecd-nea.org/ndd/reports/2003/nea4373-couts-externe.pdf

[84]Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (2013). Quelle est la durée de vie d’un déchet radioactif à haute activité ? https://irsn.libcast.com/dechets/dechets_quelle_est_la_duree_de_vie_d_un_dechet_radioactif_a_haute_activite-mp4/player

[85]Greenpeace (2019). Quel est l’impact environnemental des panneaux solaires ? https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-solaire/

[86]Elinor Ostrom (1990). Governing the commons: The evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press. https://wtf.tw/ref/ostrom_1990.pdf

[87]Garrett Hardin (2018). La tragédie des communs. Préfacé par Dominique Bourg. Presses Universitaires de France.

[88]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[89]INSEE Dossier Grand-Est, n°10. Vulnérabilité énergétique dans le Grand Est. Le Grand Est, région la plus touchée par la vulnérabilité énergétique pour se chauffer. 25 janvier 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3703441

[90]INSEE Flash Bourgogne, n°31. Un ménage sur trois exposé à la vulnérabilité énergétique en Bourgogne-Franche-Comté. 15 décembre 2015. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1304080

[91]Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total. Paris. Seuil.

Le « parti social de la patrie » : la mystification de l’extrême droite néolibérale en Autriche

Le 30 juin 2018, 100 000 personnes ont manifesté à Vienne à l’appel du syndicat ÖGB contre la loi sur la journée de travail de douze heures portée par le gouvernement ÖVP-FPÖ. © Haeferl, Wikimedia Commons.

En Autriche, le parti d’extrême-droite FPÖ prétend régulièrement être le « parti social de la patrie » (soziale Heimatpartei). Son candidat à l’élection présidentielle de 2016, Norbert Hofer, avait ainsi particulièrement cultivé une image de proximité vis-à-vis du peuple, lançant à son adversaire écologiste « Vous avez la haute société, j’ai les gens ».1 Ces dernières années, le FPÖ a exercé le pouvoir au sein du gouvernement fédéral autrichien ainsi qu’au niveau local et régional, dans plusieurs Länder du pays et municipalités. Un retour sur la politique sociale du FPÖ s’impose alors, laissant percevoir le degré de mystification du slogan d’un parti dont les représentants appliquent des réformes loin de défendre les plus modestes.


Lors des élections fédérales de septembre 2017, le Parti populaire autrichien (Österreichische Volkspartei, ÖVP), mené par Sebastian Kurz et représentant la droite conservatrice, est arrivé en tête avec 31,5 % des suffrages, devant le Parti social-démocrate autrichien (Sozialdemokratische Partei Österreichs, SPÖ) et le Parti de la liberté d’Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ), respectivement à 26,9 % et 26,0 % des voix. Après une campagne résolument tournée vers les questions sécuritaires, Kurz choisit de mener une coalition avec l’extrême-droite, représentée par Heinz-Christian Strache. Le FPÖ arrive donc au pouvoir pour la première fois en Autriche depuis 2006, obtient de nombreux ministères régaliens (Intérieur, Défense, Affaires étrangères) et sociaux (Fonction publique et sport, Travail et santé, Transports et innovation). Dès lors, ce nouveau gouvernement décide de mener des réformes néolibérales.

Au niveau fédéral : l’adoption de la journée de travail de douze heures et la baisse des minima sociaux

Le 14 juin 2018, cinq députés de la majorité ÖVP-FPÖ déposent directement une proposition de loi visant à légaliser la journée de travail de douze heures et la semaine de soixante heures. Le gouvernement a ainsi choisi d’éviter sciemment la procédure habituelle de concertation avec les Länder et les syndicats au terme de laquelle le ministre doit justifier pourquoi il accepte ou rejette les propositions ou objections des partenaires sociaux. L’ÖGB, principal syndicat du pays, appelle alors à la contestation sociale. Ainsi, le 30 juin 2018, pas moins de 100 000 personnes manifestent dans les rues de Vienne. Par ailleurs, le collectif de gauche Do! Es ist wieder Donnerstag organise des manifestations hostiles à la coalition ÖVP-FPÖ de manière régulière le jeudi à Vienne et parfois également dans d’autres villes du pays. La rapidité du processus législatif prend néanmoins de vitesse l’ÖGB et le gouvernement ignore les mouvements sociaux.

La loi, entrée en application dès le 1er septembre 2018, fixe la durée maximale du travail à douze heures par jour et soixante heures par semaine, sous réserve de l’accord individuel des salariés et du volontariat.2 Les syndicats ont néanmoins objecté que la protection contre les licenciements est faible en Autriche. Il serait ainsi possible pour un employeur de menacer de licenciement les salariés réfractaires à la hausse de la durée de travail à douze heures par jour : le volontariat des salariés serait donc illusoire. La loi permet en outre aux employeurs de décider unilatéralement de passer la journée de travail de huit à dix heures, et la durée de travail hebdomadaire à cinquante heures, tant que la durée annuelle moyenne ne dépasse pas quarante-huit heures par semaine. Ces augmentations du temps de travail n’étaient autrefois possibles que dans le cadre d’un accord collectif conclu avec le conseil d’entreprise. Enfin, la loi permet également à un employeur de faire travailler unilatéralement ses salariés quatre dimanches et un jour férié par an, tandis que la durée minimale du repos obligatoire entre deux journées de travail passe de douze à huit heures dans le secteur du tourisme.3

La loi sur la journée de douze heures a cristallisé la contestation sociale contre le gouvernement ÖVP-FPÖ. Mais la coalition menée par Sebastian Kurz ne s’est pas arrêtée à cette loi et a multiplié les mesures antisociales. Le gouvernement fédéral a engagé une réforme des minima sociaux, surnommée « Coupe et plafonnement » (Kürzung und Deckelung) par le syndicat ÖGB. Le montant alloué aux familles nombreuses de plus de deux enfants est ainsi considérablement réduit, tandis que les conditions d’attribution sont durcies pour les étrangers qui doivent justifier d’un niveau de langue suffisant en allemand ou en anglais, alors même que les subventions sont coupées aux structures enseignant l’allemand aux réfugiés. Les montants d’aides sociales prévues au niveau fédéral deviennent des maxima que les Länder les plus progressistes ne peuvent plus dépasser.4 En outre, le gouvernement fédéral a baissé de nombreuses autres dépenses sociales. Par exemple, le budget d’AMS (l’équivalent autrichien de Pôle Emploi) a baissé de 30 % en 2018, tandis que les allocations sont réduites pour les chômeurs atteints d’une maladie, ce qui est le cas d’un tiers des chômeurs de longue durée dans le pays. Enfin, le programme d’aide au retour à l’emploi Aktion 20000 destiné aux chômeurs âgés de plus de cinquante ans a été purement et simplement supprimé.5 Au niveau fédéral, le gouvernement de coalition entre la droite conservatrice de Kurz et l’extrême-droite de Strache a donc conduit non seulement à la une baisse de la protection des salariés et à la coupe de multiples dépenses sociales.

Au niveau régional et local : une baisse systématique des dépenses sociales

Au niveau régional, la politique du FPÖ ne se montre guère plus sociale. Dans le Burgenland, le Land le moins peuplé du pays, le SPÖ a décidé en 2015 de mener une coalition avec l’extrême droite. Pour la première fois depuis des décennies, les sociaux-démocrates ont donc choisi de faire alliance avec le FPÖ. Les deux partis se sont accordés sur un plan d’économies budgétaires dans l’optique, selon eux, de « remplir les critères du pacte de stabilité et de Maastricht »6. La coalition SPÖ-FPÖ a ainsi souhaité réduire les aides pour les élèves handicapés des écoles du Land de 46 % entre 2015 et 2016.7 Cette mesure, jugée inacceptable par l’association en faveur des personnes handicapées ÖZIV, a finalement été retirée par le gouvernement du Burgenland.8 Par ailleurs, le minimum garanti a été plafonné à 1500 euros pour les ménages, y compris les familles nombreuses qui se trouvent alors désavantagées. Il est aussi réduit pour les bénéficiaires du droit d’asile, tandis que les personnes n’ayant pas résidé au moins cinq des six dernières années sur le sol autrichien n’y sont plus éligibles.9

Les réductions d’aides sociales pour les familles nombreuses et les bénéficiaires du droit d’asile concernent également la Haute-Autriche, dirigée par une alliance entre le FPÖ et l’ÖVP. Dans ce Land, le plan d’économies a porté également sur l’éducation, ainsi que sur le logement. En 2017, la coalition au pouvoir en Haute-Autriche a annoncé la fin de la gratuité des jardins d’enfants les après-midis ainsi que la mise en place de frais d’inscriptions dans l’école supérieure de Haute-Autriche (Fachhochschule Oberösterreich) à hauteur de 363 euros par semestre.10 Sa capitale Linz, dirigée jusqu’en 2019 par une coalition entre les sociaux-démocrates et le FPÖ, a quant à elle mis en place en 2017 un plan d’économies de vingt millions d’euros, notamment en réduisant les subventions accordées aux associations et établissements culturels.11

Non loin de Linz, dans la ville de Wels, le candidat du FPÖ, Andreas Rabl, est élu maire en 2015. Sa politique se distingue également par son rigorisme budgétaire, en particulier en ce qui concerne les dépenses liées à la culture. Le maire de Wels a ainsi décidé de baisser les subventions allouées aux associations culturelles et sportives de 10 %.12 L’auberge de jeunesse de la ville a été fermée en décembre 2016.13 Les économies budgétaires réalisées se font en bonne partie au détriment des frais d’entretien des écoles et des maisons de retraite.14 En somme, une politique de désendettement au détriment de la culture et des personnes les plus vulnérables.

Un discours ambivalent sur l’Union européenne mais compatible avec l’orientation néolibérale de l’ÖVP

Le jour de son élection à la présidence de la République, le candidat écologiste Alexander van der Bellen mettait en avant son combat pour une « Autriche pro-européenne » comme l’une des principales causes de sa victoire.15 La campagne a en effet beaucoup porté sur les questions européennes, alors que le FPÖ s’est montré de longue date hostile à la construction européenne. Déjà dans les années 2000, le parti s’était montré très critique vis-à-vis de l’Union européenne. Ainsi, alors que Heinz-Christian Strache était déjà à la tête du parti, le FPÖ avait mené en 2006 une campagne intitulée « Non à la folie de l’Europe ! » (« Stoppt den EU-Wahnsinn ! »). Dans un entretien accordé au journal Österreich le 25 juin 2016, Norbert Hofer annonçait vouloir organiser un référendum dans un délai d’un an pour que l’Autriche quitte l’Union européenne dans le cas où celle-ci devenait encore plus centralisée.16 Globalement, le FPÖ critiquait avec véhémence le degré de bureaucratie et de centralisation des instituions européennes.

Pourtant, cet euroscepticisme dur du parti s’est mué en un discours plus conciliant vis-à-vis de l’Union européenne à mesure que le FPÖ est devenu un parti de gouvernement. Le 8 juillet 2016, Hofer a déclaré qu’un Öxit serait « une erreur », « préjudiciable pour l’Autriche ».17 Dans le manuel de politique pour la liberté du FPÖ de 2017, malgré des critiques récurrentes sur la centralisation, il est écrit « Nous nous reconnaissons dans l’intégration européenne pour que l’Europe puisse s’affirmer dans l’ère de la mondialisation dans les luttes mondiales en particulier face aux États-Unis, face à la Chine, la Russie, le monde musulman et d’autres parties du Tiers monde. »18 En somme, le FPÖ se dit favorable à une Europe moins bureaucratique et « qui se défend contre le multiculturalisme invivable, l’immigration de masse et le melting pot ».19 Un agenda de défense de la civilisation européenne, qui permet au FPÖ de soutenir la construction européenne dans certains de ses aspects : le parti est par exemple clairement favorable au projet d’Europe de la défense. En effet, Norbert Hofer a soutenu l’idée d’une armée européenne en novembre 201620, tandis que Heinz-Christian Strache a ajouté quelques mois plus tard que cette armée devrait être dotée de l’arme nucléaire.21

Le FPÖ tient ainsi un discours ambivalent sur les questions européennes, qui est devenu de plus en plus eurocompatible ces dernières années. L’enlisement des négociations sur le Brexit au Royaume-Uni et l’europhilie d’une bonne partie de l’électorat de son potentiel partenaire gouvernemental qu’est l’ÖVP peuvent être des éléments d’explication, alors que le FPÖ ne veut diriger qu’avec le parti de Sebastian Kurz au niveau fédéral. En tout état de cause, le parti d’extrême droite autrichien ne critique pas l’ordolibéralisme et les traités européens. Et pour cause : la politique visant à toujours davantage de flexibilité de l’emploi mise en place ces deux dernières années par Kurz et Strache est parfaitement compatible avec les exigences néolibérales de Bruxelles.

Et maintenant ?

En mai 2019, la diffusion d’une vidéo dans laquelle on peut voir Heinz-Christian Strache discuter avec une femme prétendant être la nièce d’un oligarque russe fait scandale en Autriche. Le leader du FPÖ propose notamment à son interlocutrice de racheter le journal Kronen Zeitung pour que la ligne éditoriale de celui-ci soit favorable à son parti, et évoque de manière élogieuse la mainmise de Viktor Orbán sur les principaux médias hongrois. La diffusion de la vidéo, filmée à Ibiza deux ans plus tôt, conduit à la démission du vice-chancelier Strache. Le FPÖ sort fragilisé mais c’est Sebastian Kurz qui est démis de ses fonctions suite à une motion de censure déposée par le parti écologiste JETZT et soutenue par le FPÖ.

Le 29 septembre, les Autrichiens ont été appelés aux urnes à l’occasion d’élections législatives anticipées. L’ÖVP de Sebastian Kurz est arrivé largement en tête du scrutin, suivi des sociaux-démocrates et du FPÖ. Une question épineuse advient alors : avec qui Kurz dirigera-t-il l’Autriche ? Manifestement, une alliance entre l’ÖVP et les Verts paraît la plus probable. Les sociaux-démocrates, fragilisés du fait de leurs dissensions internes22 et concurrencés par les Verts, ont réalisé le plus bas score de leur histoire (21,2%) et ne souhaitent pas reconduire une grande coalition ÖVP-SPÖ, laquelle étant en outre peu souhaitée par les Autrichiens. Quant à eux, les Verts ont obtenu le meilleur score de leur histoire (13,8%), soit un bond de dix points en deux ans, leur permettant de revenir au Parlement. La coalition entre les Verts et l’ÖVP est la plus vraisemblable étant donné la volonté affirmée par le SPÖ et le FPÖ de revenir dans l’opposition, mais les négociations s’annoncent néanmoins difficiles étant donné les nombreuses divergences idéologiques entre les écologistes et le parti de Sebastian Kurz, notamment sur les questions sociales.23

Le scandale d’Ibiza a profondément nui au FPÖ, qui a obtenu 16,2% des voix. Ce score est le plus bas enregistré par le parti aux élections fédérales depuis 2006 : le FPÖ recule de dix points par rapport à 2017. Suite à ce lourd revers, l’ancien leader du FPÖ, Heinz-Christian Strache, a annoncé mettre fin à sa carrière politique.24 Néanmoins, le FPÖ n’est pas totalement marginalisé sur la scène politique autrichienne. Après le scandale d’Ibiza et la motion de censure soutenue par l’extrême-droite contre le chancelier, on aurait pu s’attendre à ce que Sebastian Kurz exclue purement et simplement de reconstituer l’alliance avec le FPÖ. Pourtant, il n’en est rien. Sebastian Kurz a seulement déclaré qu’il ne confierait plus le ministère de l’Intérieur au FPÖ et qu’il refuserait de nommer de nouveau Herbert Kickl dans son gouvernement.25 L’hypothèse d’un nouveau gouvernement ÖVP-FPÖ n’est donc pas à exclure, mais elle n’est pas la plus probable, dans la mesure où Norbert Hofer a exprimé son souhait de revenir dans l’opposition.26 Néanmoins, le nouveau président du FPÖ se montre très critique vis-à-vis d’une potentielle coalition entre l’ÖVP et les Verts, qu’il qualifie de « secte apocalyptique », et a annoncé qu’il convoquerait le bureau fédéral du FPÖ en cas d’échec successif des négociations entre Kurz et les écologistes et les sociaux-démocrates.27

À l’instar de son allié politique qu’est le Rassemblement national en France, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) a ainsi usé d’une rhétorique affirmant sa proximité avec les classes moyennes et populaires, n’hésitant pas à se qualifier de « parti social de la patrie ». À l’instar d’autres partis d’extrême-droite en Europe, le FPÖ abandonne peu à peu cette phraséologie eurocritique et sociale lorsqu’il s’approche du pouvoir, cherchant à exploiter ou accroître la dimension néolibérale et identitaire de l’Union européenne plutôt que de l’abandonner. Au carrefour de l’évolution conservatrice de l’Union européenne et de l’orientation néolibérale du FPÖ, d’une Europe en quête de supplément d’âme et d’une extrême-droite cherchant à se respectabiliser auprès des milieux d’affaires, la coalition autrichienne préfigure-t-elle des expériences similaires à venir dans le vieux continent ?

3 Kevin Guillas-Cavan, « La loi sur la journée de travail de 12 heures : cap au pire ? », in Chronique internationale de l’IRES, 2018, n°163, pages 27-37.

4 Kevin Guillas-Cavan, « La “sécurité minimale” : l’île des bienheureux dans la tourmente », in Chronique internationale de l’IRES, 2018, n°164, pages 43-58.

7 « Aufregung um Förderung für behinderte Schüler », in burgenland.orf.at, 21 décembre 2016.

9 Dagmar Schindler, « Burgenland: wie Rot und Grün das Burgenland (un)sicher machen », in Michael Bonvalot, Die FPÖ, Partei der Reichen, 2017, Mandelbaum Kritik&Utopie, Vienne, pages 110-112.

11 Wolfgang Atzenhofer, « Stadtregierung will 20 Millionen sparen », in Kurier, 6 octobre 2016.

12 Helmut Atteneder, « “Ich werde aus Wels sicher keine Musikantenstadl-Stadt machen” », in Oberösterreichische Nachrichten, 18 février 2016.

13 Thomas Rammerstorfer, « Wels: “Förderwesen deutlich gestrafft” – Sozialpolitik im FPÖ-regierten Wels », in Michael Bonvalot, Die FPÖ, Partei der Reichen, 2017, Mandelbaum Kritik&Utopie, Vienne, pages 119-121.

14 Lukas Kapeller, « Die blaue Musterstadt », in Zeit Online, 12 septembre 2016.

15 Elisalex Henckel, « Das neue Oberhaupt eines tief gespaltenen Landes », in Die Welt, 4 décembre 2016.

16 « Hofer: “In einem Jahr Entscheid über Öxit” »« Hofer: “In einem Jahr Entscheid über Öxit” », in oe24.at, 25 juin 2016.

17 Oliver Pink, « Norbert Hofer: EU-Austritt wäre “Schaden für Österreich” », in Die Presse, 8 juillet 2016.

20 Josef Ertl, « Norbert Hofer: “Für eine europäische Armee” », in Kurier, 13 novembre 2016.

23 Jürgen Klatzer, « Sondieren bis zum “grünen Zweig” », in orf.at, 18 octobre 2019.

27 Fabian Sommavilla, « Hofer warnt vor grüner “Weltuntergangssekte” », in Der Standard, 15 octobre 2019.

Le mythe de la fin de l’Histoire et le consensus libéral postmoderne

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La notion de fin de l’Histoire, croyance fondatrice de la vision postmoderne de nos sociétés est au cœur des convergences idéologiques entre secteurs apparemment distincts de la bourgeoisie éduquée. Tous partagent la critique de l’État-nation comme acteur central des processus économiques et politiques.


L’émergence de l’idée de fin de l’Histoire au cours des années 1980 dans le monde universitaire européen et anglo-saxon est à la source de ce que nous entendons aujourd’hui par postmodernité. Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Paul Feyerabend, Marshall Sahlins, Jacques Derrida, Jürgen Habermas (qui prétend pourtant s’extraire de la démarche postmoderniste tout en adhérant à l’idée koselleckienne[1] de posthistoire), Samuel Huntington et Francis Fukuyama, forment dans leurs champs disciplinaires respectifs, les piliers hétéroclites d’une théorie de l’histoire qui prétend acter la fin de la téléonomie moderne (le progrès social adossé au progrès technoscientifique et à l’État-nation).

Ce point de vue se justifie d’une part, au niveau géopolitique, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis la fin de la Guerre froide, et le nouvel ordre mondial, où la suprématie Nord-américaine était censée imposer la prédominance (désirée ou critiquée selon les auteurs, mais toujours envisagée comme inéluctable) de la démocratie libérale et de l’économie de marché du fait de son leadership sur le procès de la globalisation économique.

D’autre part, du point de vue sociétal, le développement des technologies de l’information et de la communication – renforcée par la déréglementation des marchés financiers, qui trouvent dans ces technologies du temps, de nouveaux moyens de produire de la valeur économique spéculative[2] –  ferait entrer l’humanité dans une nouvelle ère culturelle individualiste, laissant poindre l’horizon d’une uniformisation des modes de vies des classes moyennes internationales, inaugurant l’utopie concrète d’une civilisation mondiale d’inspiration libérale (individualiste et modérément humaniste car sceptique face aux grands récits d’émancipation politique des populations tels que le marxisme ou la pensée révolutionnaire issue des Lumières et du positivisme[3]).

Nous formons ici l’hypothèse (déjà exprimée par des chercheurs en sciences humaines tels que Michel Freitag, ou Christian Ghasarian[4]) que la notion de postmodernité peut être envisagée au moins en partie comme l’expression d’un consensus épistémologique favorable à l’idéologie libérale, et rassemblant les analyses politiques et conceptuelles en apparence opposées de théoriciens contemporains tels que Francis Fukuyama, Samuel Huntington, Jürgen Habermas, Jean-François Lyotard, Hartmuth Rosa, Gianni VattimoReinhart Koselleck, Nick Srnicek ou encore Toni Negri, à travers le motif de la postmodernité et son soubassement critique : la notion de posthistoire. Nous laisserons ici de côté, faute de place, l’analyse systématique des apports et contradictions propres aux évolutions des cultural studies américaines de 1960 à nos jours, ainsi que l’étude de leur influence sur les sciences humaines européennes, et renverrons le lecteur à l’excellent article de C. Ghassarian sur le sujet [5], pour nous concentrer sur la seule tâche d’étudier la fonction de l’idée de fin de l’Histoire chez les penseurs clefs du dispositif idéologique postmoderne.

Les sources économiques du consensus individualiste

Ce consensus tient à leur commune appréciation de la crise du modèle politique et économique occidental, liée selon eux à l’incapacité structurelle de l’État-nation moderne à s’instituer en agent de gouvernance économique efficace, et d’autre part, à la difficulté (attribuée aux réglementations et bureaucratisations du processus économique) rencontrée par les acteurs individuels à exprimer leur désir de singularité culturelle et professionnelle faute d’un modèle nouveau où la frontière entre entrepreneur, producteur et consommateur serait progressivement dissipée, au profit d’un dépassement de la division du travail capitaliste traditionnelle.

Cette critique de l’Etat se fait au bénéfice d’une gestion intégralement privée des temps sociaux envisagés comme sources de la nouvelle chaîne de valeur économique

Cette analyse repose pour partie sur un état de fait objectif décrit par par Alain Touraine, André Gorz, Dominique Méda et Roger Sue : le passage d’une société du temps de travail comme temps dominant, à une société du loisir comme temps dominant[6]. Sur la base de ce consensus universitaire se développe une critique de l’État, émergent aux deux extrémités du spectre politique de nouvelles utopies sociopolitiques articulées autour du dépassement du salariat et du temps de travail tels que définis actuellement par le droit social aussi bien que par le marché[7].

Cette critique de l’État se fait au bénéfice d’une gestion intégralement privée des temps sociaux envisagés comme sources de la nouvelle chaîne de valeur économique et espaces de libération des contraintes institutionnelles et culturelles pesant sur les formes de vie des individus (le modèle de l’auto-entrepreneur et du gig worker du côté libéral, et le modèle du prosumer[8] appuyé sur le revenu universel du côté social-libéral ou libertaire.)

Cette nouvelle vision de l’histoire constitue à nos yeux la source de légitimation idéologique des nouveaux discours politiques imposés au débat public par les multinationales des TIC et leurs relais médiatiques (notamment les GAFAM et la nouvelle économie de la connaissance appuyée sur le dépassement des monnaies nationales et fiduciaires par les crypto-monnaies et le paiement électronique, ainsi que le dépassement du salariat), car les deux extrémités du spectre politique semblent adopter une version spécifique de ce point de vue.

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À titre d’exemple, il est saisissant qu’un marxiste libertaire comme Toni Negri, ou que les accélérationistes Nick Srnicek et Alex Williams rejoignent dans leurs analyses de la globalisation, un acteur idéologique de la normalisation de l’ultralibéralisme de la Silicon Valley tel qu’Eric Weinstein[9], ou les thuriféraires de l’alt-right libertarienne.

En effet, l’analyse de Toni Negri et Michael Hardt dans Empire (2001) soutient qu’en riposte aux luttes anti-impérialistes, anti-racistes et anti-autoritaire des années 1960-1970, s’opérerait aujourd’hui l’abandon et le rejet du dispositif de la souveraineté de l’État-nation moderne dont les caractéristiques seraient la transcendance métaphysique de l’autorité politique justifiant sa délégation représentative[10], ses appareils de compartimentage et d’ordonnancement disciplinaire de la société et ses matrices d’oppositions identitaires binaires et exclusives (en particulier en matière d’identités sexuelles et ethniques) – et son remplacement par un tout autre dispositif, de type post-(État)-moderne.

L’alternative au capitalisme néolibéral tiendrait ainsi à une sorte de « prise de judo », de retournement du fétichisme marchand sur lui-même grâce aux technologies de l’information et de la communication

Ce dispositif, qui consiste dans une intégration universelle de toutes les différences dans un espace socioculturel ouvert, expansif et sans frontières, couplée à leur assujettissement à un processus permanent d’autorégulation dynamique de l’ensemble et aux contraintes systémiques de flexibilité et d’adaptabilité qui en découlent. Mais c’est aussi en réponse à ces luttes que viendraient à prendre fin de manière connexe le paradigme de la production industrielle des biens de consommation et le modèle de la société-usine.  Ces derniers laissant place à une configuration radicalement différente, de nature biopolitique, caractérisée par l’extension de la qualification de marchandise à tout l’ensemble des activités physiologiques sociales et culturelles par la réflexion de la société sur elle-même comme « société d’informations, de communications et de services », travaillant sous l’égide de la sphère privée, à l’autoproduction et reproduction de sa vie.

L’alternative au capitalisme néolibéral tiendrait ainsi selon ces penseurs à une sorte de « prise de judo », de retournement du fétichisme marchand sur lui-même grâce aux technologies de l’information et de la communication qui ouvrent la possibilité d’une redéfinition de la notion de valeur économique et de propriété sur la base du revenu universel, des crypto-monnaies, de la reconnaissance par le droit social du gig working, ou encore de la reconnaissance juridique de la propriété et de la capacité de vente par les utilisateurs des plateformes numériques, de leurs données personnelles.

La fin de l’histoire, berceuse libérale des classes aisées

Ce nouveau type de paradigme intellectuel a un fort effet dépolitisant car il signe l’abandon de l’analyse économique concrète des rapports de force réels existant au niveau local dans les diverses filières économiques, et de façon transversale sur l’échiquier politique. L’abandon également de l’option révolutionnaire socialiste, ou même sociale-démocrate, au sens de la conquête politique et matérielle de l’État-nation et de ses moyens de coercition et de protection juridique comme clef de la reconfiguration égalitaire du système économique, politique et culturel, et comme outil de définition collective de ce que l’on nomme valeur au sens économique et moral par le droit.

Les conséquences théoriques de cette nouvelle doxa sont d’une part la substitution de la problématique culturelle à la problématique politique, et d’autre part la substitution du thème du temps et de ses propriétés (primauté accordée aux modes d’expérience subjective des événements historiques, vitesse des échanges, temporalités de définition des groupes et individus, « humeurs du temps »[11]) à celle de l’économie comme analyse matérielle des systèmes de production et d’échange des marchandises.

cela produit une convergence des idéologies libertaires, social-libérales, ultralibérales et néoconservatrices secrétées par les diverses strates de la petite et haute bourgeoisie.

En résulte un culte de la marginalité politique caractérisé par la célébration des multitudes (que la revue éponyme illustre pleinement), la critique des frontières sans théorie de la régulation internationale du libre-échange pour les uns, la jouissance d’appartenir à l’élite réactionnaire chrétienne ou voltairienne éclairée face à un monde occidental en déclin culturel pour les autres[12], ou l’adoption d’un ethos mélancolique du technocrate accomplissant son devoir et assumant l’impopularité d’une population pas assez éduquée pour saisir les choix économiques chez les socio-libéraux. Cette doxa s’enveloppe parfois d’une nostalgie des utopies modernes (individualistes ou corporatistes, entre Saint-Simon et Proudhon par exemple chez Rosanvallon[13], Habermas, Ferry ou Onfray) redoublée d’une condamnation unanime de toute tentative de penser à nouveau frais le rôle révolutionnaire de l’État sous peine de relancer la machine totalitaire.

La conséquence est une déchirure de tous les liens qui assuraient la participation individuelle à une vie commune significative. Il en résulte un « repli identitaire » de l’individu sur son moi narcissique.

Tout cela produit une forme de convergence individualiste des idéologies libertaires, social-libérales, ultralibérales et néoconservatrices secrétées dans la sphère publique par les diverses strates de la petite et haute bourgeoisie. Habermas lui-même constate et dénonce cette convergence dans son article La Crise de l’État Social, mais y participe inconsciemment en relayant la thèse de la fin de l’Histoire sous la forme de la nécessité historique de la démocratie libérale de consensus et de la construction européenne (vectrice selon lui de la dernière utopie souhaitable : l’émancipation des peuples à l’échelle d’une alliance économique et politique supra-nationale), et en entérinant dans son analyse l’incapacité structurelle de la bureaucratie étatique à assumer un rôle social émancipateur[14].

Le rôle de la thèse de la fin de l’Histoire dans cette convergence tient à l’acceptation inconséquente par cette génération d’intellectuels – tous bords politiques confondus – du tournant technocratique autoritaire imposé par le néo-libéralisme aux démocraties libérales dès la fin des années 1970. L’idéologie technocratique et totalitaire (pour reprendre la qualification qu’Hannah Arendt appliquait également au modèle capitaliste occidental [15]) portée par l’adoption politique progressive des vues de théoriciens de la gestion technocratique de l’économie tel qu’Herbert Simons (prix Nobel 1979 adaptant la cybernétique à la théorie économique et au management) a été ainsi passée sous silence au profit d’un affrontement de surface entre bourgeoisie raciste et libérale et bourgeoisie bien-pensante et libérale.

Michel Freitag résume ainsi sous le terme « d’errance normative » la conséquence politique de cette convergence des élites intellectuelles autour de nouvelles formes d’individualismes méthodologiques, l’adoption d’un éthos libéral lié à la croyance en la fin de l’Histoire, et le rejet de toute tentative de synthèse et dépassement des particularités culturelles sous la bannière de nouveaux discours de progrès social et humain autour de la définition du rôle de l’Etat. L’individualisme méthodologique et culturel postmoderne a ainsi pour conséquence le déploiement sans contrainte de la rationalité instrumentale (technocratie, gouvernance, managérialisation de la sphère publique, et atomisation de la sphère scientifique dans les spécialités) :

« Le procès de la mutation postmoderne de la société implique donc, structurellement, la tendance à la dissolution de toute référence transcendantale, tant externe qu’interne [aussi bien du point de vue du sujet, que du point de vue de la société]. Cela est accompagné d’une errance ou d’une dérive normative, aussi bien les unes par rapport aux autres que toutes ensemble, des différentes pratiques systémiques (universitaires, économiques, scientifiques, politiques) qui fonctionnent de manière de plus en plus autoréférentielle (…) Le déploiement purement opérationnel des systèmes s’est ainsi progressivement délié de toute attache identitaire synthétique, tant collective qu’individuelle. C’est à cette dérive que répondent les « comités d’éthique » technocratiques. Cette rupture d’attaches identitaires, normatives et projectives, combinée à un libre développement et déploiement de dispositifs techniques (on dit maintenant, justement, technoscientifiques), a produit d’un côté la formidable mais aveugle expansion du monde des systèmes de plus en plus auto-régulés et autoréférentiels et, de l’autre, ce que l’on a nomme une perte de sens de l’ensemble de ce mouvement débridé dans lequel tout se trouve emporté bon gré mal gré. La conséquence est une déchirure de tous les liens qui assuraient la participation individuelle à une vie commune significative. Il en résulte un « repli identitaire » de l’individu sur son moi narcissique, bien décrit par Christopher Lasch. »[16]

L’échec politique des élites libérales face aux gilets jaunes

À l’aune de cette critique, il serait possible de lire le mouvement des gilets jaunes comme l’expression de la prise de conscience par les classes moyennes françaises paupérisées, des convergences intellectuelles souterraines entre tous ces secteurs de la bourgeoisie, incapables de proposer dans la sphère publique un discours politique clair de régulation des circuits économiques par l’État en vue de relancer la dynamique d’augmentation du niveau de vie de la population non pas en dépit de, mais via la protection de l’environnement. Par la régulation du libre-échange, la relocalisation des productions industrielles, l’augmentation des salaires et de l’investissement industriel, appuyée sur la taxation massive des revenus du capital. La mobilisation des gilets jaunes serait en ce sens l’expression d’un désir de sortir du mythe libéral de la fin de l’histoire, par la réhabilitation du rôle de l’État comme élément de régulation du climat et des inégalités.

Un indicateur de l’effet politique de cette conjonction idéologique de la moyenne et de la haute bourgeoisie vers l’individualisme culturel peut être trouvé dans l’analyse de la démographie électorale du dernier scrutin européen[17]. L’abstention dans les classes moyennes y est corrélée à un désintérêt plus qu’à un rejet du politique, et les secteurs les plus éduqués, de droite comme de gauche convergent autour de l’idée de la nécessité de préserver – quitte à la réformer pour plus de racines chrétiennes chez les uns, ou plus de social chez les autres – l’état actuel de la construction européenne.

Le modèle néo-libéral n’a eu de cesse que (…) de créer des pans entiers d’activités inutiles afin de maintenir le consensus idéologique libéral dans les classes moyennes éduquées

Ce consensus semble être l’émanation de la structure socio-économique mise à jour par  Stanislaw Ossowski (sociologue polonais, professeur de Zygmunt Bauman) dans La structure de classe dans la conscience sociale (1971)[18], livre dans lequel il s’interroge sur la contradiction posée par le modèle américain à la théorie marxiste traditionnelle selon laquelle la société la plus développée du modèle capitaliste, devrait porter en elle les antagonismes sociaux les plus forts (ce qui en 1970 n’était pas tout à fait le cas malgré les mouvements de contestation étudiante de l’impérialisme).

Ossowski voyait ainsi la justification concrète des différences de salaires entre un travail standard et un travail qualifié dans le modèle nord-américain, comme une forme de rente attribuée par le capitalisme au capital culturel des individus, ayant pour effet d’accrocher les bénéficiaires de la croissance économique à la mentalité et aux comportements sociaux et politiques petit-bourgeois. Le modèle néo-libéral n’a eu de cesse que de renforcer ce mode de fonctionnement, l’accroissement de la division intellectuelle du travail au travers de la managérialisation, et ce au point de créer des pans entiers d’activités socialement et matériellement inutiles, afin de maintenir le consensus idéologique libéral dans les classes moyennes éduquées, comme l’a montré plus récemment l’anthropologue contemporain David Graeber dans son ouvrage Bullshit jobs[19].

La demande d’État social et écologique et le retour à l’Histoire

L’idée de fin de l’Histoire a déjà été présentée – et à juste titre – comme un récit ayant pour fonction de légitimer une fois encore les illusions de l’idéalisme bourgeois (cf. Habermas lui-même critiquant Fukuyama[20]). Les guerres entre puissances pour la domination des circuits d’approvisionnement mondiaux en pétrole au Proche et Moyen-Orient, l’impérialisme diplomatique et culturel américain[21] ainsi que la remise en cause de plus en plus répandue dans les opinions nationales occidentales des modèles de gouvernance technocratiques théorisés par le néo-libéralisme, contreviennent à la vision mondialiste pacificatrice prônée par Fukuyama et ses équivalents européens (Attali, Rocard, Minc etc.[22]).

Mais elle continue de fonctionner dans la sphère publique, faute d’une nouvelle génération d’intellectuels de toutes les spécialités, articulant leurs analyses à la nécessité d’un État fort comme acteur de la régulation climatique et économique. Zygmunt Bauman indiquait cette voie dans Le coût humain de la mondialisation[23], où il analysait la mise en contradiction de l’idéal bourgeois d’autonomie – qui s’appuyait sur la stabilité de l’emploi permise par la stabilisation monétaire et commerciale internationale liée aux accords de Bretton-Woods, et le compromis fordo-keynésien –  avec les exigences économiques de la flexibilité néolibérale.

Il apparaît plus que jamais nécessaire de traduire l’individualisme culturel qui s’accroît (…) en désir d’égalité, c’est-à-dire de produire une représentation positive de l’Etat comme outil de réalisation d’un projet de société

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La modification effective des mentalités produites par les nouveaux temps sociaux liés aux Technologies de l’information et de la communication, donne indéniablement un rôle différent aux préoccupations identitaires et culturelles pour des pans entiers de la classe moyenne et notamment chez les jeunes. Il serait trop brutal de taxer le culturalisme ambiant de nouvel opium du peuple, ou comme entropie culturelle liée à la fin de l’histoire. C’est au contraire, à la stratégie politique de s’adapter aux nouvelles formes de subjectivation et aux manières d’influer sur le champ socio-culturel, ainsi que l’ont compris les théoriciens du populisme démocratique Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et Iñigo Errejon à travers leurs travaux. Un nouveau langage politique doit naître, en opposition au récit de la fin de l’Histoire. Ce nouveau langage doit être adapté aux nouvelles subjectivités et nouveaux discours de la modernité liquide (Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, 1999), bien qu’orienté stratégiquement vers la constitution d’un horizon de sens commun lié à l’État social.

En effet, la libération technologique du temps de loisir a pour conséquence concrète de modifier la structure profonde de la société qui n’est plus divisée en classes sociales facilement identifiables. À revenus équivalent, de nombreux individus vont désormais se différencier entre eux plus fortement par leurs choix et pratiques culturelles que ne l’ont fait leurs ancêtres, du fait de l’individualisation des rapports au temps et aux savoirs (pour ne citer qu’un exemple, l’accès permanent et individuel à Internet remet partiellement en cause le rôle de condensateur social du cinéma, de la télévision et des institutions scolaires, ce qui pousse structurellement les individus vers plus d’autonomie intellectuelle que par le passé, et accentue les revendications en faveur de plus d’horizontalité et de démocratie directe).

Il apparaît plus que jamais nécessaire de traduire l’individualisme culturel qui s’accroît structurellement du fait des TIC autant que des inégalités économiques néolibérales, en désir d’égalité, c’est-à-dire de produire une représentation positive de l’État comme outil de réalisation d’un projet de société respectant les individus par le fait de leur assurer juridiquement et économiquement la continuité de leur modes matériels d’existence[24].


[1] Reinhart Koselleck notamment dans Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (éd. EHESS 1990), développe l’idée selon laquelle la période charnière de la modernité serait la jonction de 1750 à 1850 au cours de laquelle la conversion en doctrine morale, économique et politique des avancées de la science moderne aurait conduit à produire chez les individus un ressenti temporel d’un type nouveau : le sentiment de pouvoir agir sur l’avenir et donc d’amplifier son horizon d’attentes socioéconomiques et culturelles grâce au progrès scientifique et technique (ce qu’il décrit comme une distorsion entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente des individus et groupes). La fin de l’Histoire apparaîtrait ainsi dans cette perspective comme la mise en crise de ce récit et de cette expérience du temps, du fait des bouleversements géopolitiques des XIXe et XXe siècles, qui ont aboutit selon lui à créer un sentiment d’impuissance lié à la complexité effective des relations internationales. Parmi les penseurs influencés par cette conception on peut citer : Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme, le théoricien de l’art Arthur Danto dans La Madonne du futur, Paul Ricoeur dans le dernier tome de Temps et Récit, et François Hartog dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Le Seuil, 2002). Ils font l’apologie d’un type d’histoire sociale se réclamant de l’histoire des concepts et de l’étude de l’esprit intellectuel des époques, et s’opposant à la grille de lecture Marxiste ou statistique-durkheimienne.

[2] On pensera ici au trading haute-fréquence, mais plus simplement et immédiatement, à la synchronisation quasi-parfaite des échanges d’informations entre places financières mondiales, qu’a rendu possible l’informatisation de l’intégralité des secteurs économiques. L’informatique a ainsi permis d’achever le processus de synchronisation, d’unification des temporalités des systèmes socio-économiques nationaux sous la bannière du temps objectif fixé par le Bureau international de l’Heure, et a également renforcé la possibilité du marché à qualifier comme marchandise un nombre croissant de réalités matérielles et intellectuelles. Le phénomène de la titrisation (la création de valeur économique à partir de la spéculation sur des objets économiques abstraits comme des contrats d’assurance liés aux temporalités de revente des actions auxquels ils sont liés) ou bien le phénomène de la marchandisation des activités corporelles et des clics sur le web manifestent. Cf. Schinckus, Christophe. « L’expression de la postmodernité en économie », in Tumultes, vol. 34, no. 1, 2010, pp. 73-94.

[3] Jean-François Lyotard, dans La condition postmoderne (éd. de Minuit, 1979), et dans Le différend (éd. de Minuit, 1983), semble ainsi relayer à travers sa critique de l’autonomie de la science comme méta-récit légitimant le discours politique,  l’influence majeure qu’a eu sur l’université anglo-saxonne, la critique radicale menée par Feyerabend (cf. Contre la méthode) contre l’autonomie épistémologique du discours scientifique et son pouvoir de légitimation des autres discours (politique, philosophique, sociologiques…). Lyotard introduit l’idée d’une fin de l’histoire et de la téléonomie moderne à l’aune de cette critique de l’autonomie du discours scientifique.

[4] Christian Ghassarian, « A propos des épistémologies postmodernes », in Ethnologie française nouvelle serie, T. 28, No. 4, Octobre-Décembre 1998, pp. 563-577

[5] Christian Ghassarian, « A propos des épistémologies postmodernes », in Ethnologie française nouvelle serie, T. 28, No. 4, Octobre-Décembre 1998, pp. 563-577

[6] La notion de « temps dominant » désigne chez Roger Sue le temps social caractérisant la classe sociale dominante, et qui impose le système de valeur propre à cette classe (dans les sociétés traditionnelles ou féodales par exemple, le temps dominant est rituel et sacramentel, et sert à maintenir le système axiologique sur lequel s’appuie le pouvoir politique. Dans les sociétés capitalistes, une crise de valeurs se fait jour, puisque le temps social qui était alors le temps social dominant puisque caractéristique de l’activité bourgeoise, devient un temps social mineur face au temps de loisir, ainsi que l’illustrent les statistiques de l’INSEE citées par R. Sue. L’économie des services et de la communication numérique produit ainsi la « flexi-sécurité », « l’auto-entreprenariat » ou « le travail à domicile » qui apparaissent ainsi comme les palliatifs de cette crise de la « valeur travail » également décrite par les travaux de Dominique Méda ou André Gorz. L’idée de fin de l’histoire comme fin des grands récits d’émancipation collective serait du selon ces analyses à l’individualisation des temps sociaux, liée au développement des technologies de l’information et communication, qui accentuent la division du travail, ainsi que l’individualisation des budgets-temps du fait de la réduction du temps de travail au XXe siècle. Les temps sociaux communs sont ainsi réduits aux quelques célébrations nationales et sportives épisodiques, ce qui engendrerait également une crise de l’identification aux temps politiques.

[7] Cf. Anton Jäger, “Why post-work doesn’t work”, Jacobin magazine, 11/19/2018: https://www.jacobinmag.com/2018/11/post-work-ubi-nick-srnicek-alex-williams

[8] La notion de prosumer ou prosommateur a été inventée à la fin des années 1970 par l’américain Alvin Toffler pour souligner la capacité nouvelle des consommateurs, individuellement ou sous la forme de collectifs organisés, de participer par leurs choix économiques et leur connaissance des produits au conseil et aux orientations de la production. Ce terme aujourd’hui désuet est remplacé par le terme client expert ou consommateur expert.

[9] Eric Weinstein a l’heur de jouer socialement sur les deux tableaux du spectre idéologique puisqu’il est à la fois Managing Director de Thiel Capital (Peter Thiel, co-fondateur de Paypal avec Elon Musk fut l’un des principaux soutiens Donald Trump dans la Silicon Valley pendant sa campagne de 2016) ; et il est également un intervenant régulier du Think Tank « Institute for New Economic Thinking » financé par George Soros, Cf “Is technology killing capitalism?” interview donnée au think tank Institute for New Economic Thinking : https://www.ineteconomics.org/perspectives/videos/is-technology-killing-capitalism . Il passe pour un économiste hétérodoxe brillant régulièrement invité dans les médias de l’establishment américain tel que le New York Times pour normaliser le modèle économique ultralibéral de la Sillicon Valley. https://www.nytimes.com/2018/05/08/opinion/intellectual-dark-web.html

[10] Ce qui fait fi de l’argument de sa nécessité matérielle : une population nombreuse ne peut donner une direction cohérente à l’ensemble de ses activités sociales, si elle ne distingue pas le temps de la délibération politique et celui de la réalisation concrète des actions. Cela suppose, y compris dans un système de démocratie directe horizontale à échelle communale, de pouvoir confier des fonctions sociales spécifiques, pour un temps délimité, à certains individus en vue de l’analyse intellectuelle des situations, et de la réalisation concrète des actions choisies comme réponses, selon les compétences intellectuelles et pratiques spécifiques à chaque membre du groupe.

[11] Cf. R. Koselleck, Harthmuth Rosa, Fukuyama, Habermas, ou encore Nick Srineck et Alex Williams “Manifeste accélérationiste” in Revue Multitudes : http://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/

[12] Cercle de l’Horloge, De Benoist, Samuel Hunttington. Ces groupes de penseurs partagent tous l’adhésion à l’analyse type fin de l’Histoire du point de vue de leur interprétation démographique et culturelle de cette notion. D’une part, selon eux, les gouvernances technocratiques seraient l’expression du vieillissement des électorats occidentaux. D’autre part, le multiculturalisme apparaît dans leur interprétation de la fin de l’histoire comme une forme de camouflage sociétal des politiques économiques inégalitaires et des migrations économiques liées à la globalisation néolibérale. Pour ces penseurs la réponse tient en premier lieu dans la réaffirmation des singularités civilisationnelles, culturelles des États-nations, valeurs qui engageront selon eux une réduction des inégalités par un libéralisme auto-régulé. Dans un tel cadre, la main invisible auto-régulatrice des marchés est une conséquence des structures religieuses et morales des peuples.

[13] Cf. La crise de l’état providence, seuil, 2015.

[14] Jürgen Habermas, La crise de l’État social, in Écrits politiques, éd. Champs flammarion, 1999.

[15] « Even the emergence of totalitarian governments is a phenomenon within, not outside, our civilization. The danger is that the global, universally, interrelated civilization may produce barbarians from its own midst by forcing millions of people into conditions which, despite all appearances, are the conditions of savages. » Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism.

[16] Michel Freitag, La dissolution postmoderne de la référence transcendantale. Perspectives théoriques, in Cahiers de recherche sociologique, n°33, 1999 pp. 181-217.

[17] https://www.ifop.com/publication/europeennes-2019-profil-des-electeurs-et-clefs-du-scrutin/

[18] Stanislaw Ossowski, La structure de classe dans la conscience sociale, éd. Anthropos, 1971.

[19] David Graeber, Bullshit Jobs, éd. Les liens qui libèrent, 2018.

[20] https://www.alternatives-economiques.fr/jurgen-habermas-on-couper-lherbe-pied-aux-populistes-de-droi/00082569

[21] Voir Paul-Marie de La Gorce, « Comment l’Otan survécut à la guerre froide », in Manières de voir, n°138, et Amnon Kapeliouk, « Le nouvel ordre international n’a duré qu’un jour », in Manières de voir, n°159.

[22] Alain Minc, La mondialisation heureuse, Plon, 1997 ; Textes du Collegium International : http://www.collegium-international.org/fr/presentation/presentation.html ; http://www.collegium-international.org/fr/presentation/textes-fondateurs/appel-pour-une-gouvernance-mondiale-solidaire-et-responsable.html

[23] Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, éd. Hachette, 2000.

[24] Voir par exemple Alain Supiot, Grandeur et misère de l’État social, éd. Fayard, coll Collège de France, 2013.