Gaza : derrière les massacres, les profiteurs de guerre

Gaza profiteurs de guerre

Certains y verraient une première inflexion. Tandis que le Canada décrète la fin des exportations d’armes vers Israël, les États-Unis portent au Conseil de sécurité de l’ONU un projet de résolution pour un « cessez-le-feu immédiat ». Après plus de cinq mois d’un conflit où les tueries de civils se sont produites à un rythme inédit au XXIè siècle, le temps de l’impunité est-il terminé pour Israël ? Si l’opinion publique des pays nord-américains et européens semble chaque jour davantage en faveur d’une condamnation des bombardements israéliens, des intérêts économiques veillent à la préservation d’une bonne entente avec le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Au-delà des producteurs d’armes, qui profitent directement de la situation, une nébuleuse d’acteurs a intérêt au maintien du statu quo [1].

Les bombardements israéliens sur Gaza ont coûté la vie à plus de 30 000 Palestiniens – selon les chiffres officiels acceptés par les institutions internationales -, dont la grande majorité sont des civils. Parmi eux, au moins 19 000 femmes et enfants. Tandis que les représentants israéliens multipliaient les appels à l’épuration ethnique, l’Afrique du Sud portait une accusation de « génocide » contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ). Le 26 janvier, celle-ci statuait : il existe un « risque génocidaire », Israël pourrait enfreindre la Convention des Nations Unies sur le génocide. Les États qui le soutiennent militairement pourraient en être complices.

Les semaines suivantes, le gouvernement américain (ainsi que la grande majorité des européens) est demeuré un appui constant de Benjamin Netanyahu, malgré des déclarations inquiètes quant au sort des civils de Gaza. Son projet de résolution à l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » marque peut-être un premier changement d’orientation – après cinq mois d’un soutien de facto inconditionnel.

« Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. »

Greg Hayes, PDG de l’entreprise d’armement RTX, le 24 octobre, à propos des bombardements à Gaza

Entre-temps, l’administration Biden aura requis 14,3 milliards de dollars d’équipement militaire pour Israël – en plus des 3,8 milliards de dollars d’aide que les États-Unis concèdent déjà annuellement. Ce montant a été bloqué par le Congrès, mais Joe Biden l’a contourné à deux reprises en décembre 2023, pour imposer des ventes d’armes à Israël d’une valeur de plus de 200 millions de dollars.

Aubaine pour les marchands d’armes

De longue date, les opérations israéliennes sur Gaza sont une aubaine pour de nombreuses entreprises de défense basées aux États-Unis. Et elles ne s’en cachent pas. Selon Molly Gott et Derek Seidman, rédacteurs pour le média d’investigation Eyes on the Ties, cinq des six plus importants producteurs d’armes au monde sont basés aux États-Unis. Il s’agit de Lockheed Martin, Northrop Grumman, Boeing, General Dynamics et RTX (anciennement Raytheon). Sans surprise, elles ont vu leur cour en Bourse atteindre des sommets lorsque les bombardements israéliens sur Gaza ont commencé. Le lendemain des attentats du 7 octobre, il avait augmenté de 7 %.

Et les dirigeants de ces entreprises s’en sont publiquement réjouis. Évoquant le conflit lors d’une réunion datant du 24 octobre, le PDG de RTX, Greg Hayes, déclarait : « Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. ». Le lendemain, le Directeur financier et Vice-président exécutif de General Dynamics, Jason Aiken, répondait à une question concernant les opportunités pour son entreprise : « La situation en Israël est terrible […] Mais si l’on considère le potentiel en termes de hausse de la demande, c’est probablement du côté de l’artillerie que cela aura lieu ».

Il ne fait aucun doute que ces armes sont directement utilisées pour commettre les crimes dont sont victimes les Palestiniens dans la bande de Gaza, ainsi que l’a rapporté Stephen Semler dans Jacobin. Elles incluent des missiles Hellfire, des obus d’artillerie et des fusils d’assaut, mais aussi du phosphore blanc, que Semler décrit comme « une arme incendiaire, capable de brûler à travers la chair, les os et même le métal ». Ce matériau est interdit d’utilisation à proximité des civils par le Protocole III des Conventions de Genève – et l’armée israélienne l’a utilisé à plusieurs reprises.

Mais au-delà des fournisseurs militaires, de nombreuses sociétés américaines ont d’importants investissements en Israël, et profitent directement du conflit – et de l’occupation de la Cisjordanie.

Au-delà de l’armement

Parmi les entreprises basées aux États-Unis qui ont été visées par les campagnes de boycott, on trouve notamment l’entreprise d’informatique HP, le pétrolier Chevron et la société immobilière RE/MAX. HP fournit du matériel informatique à l’armée et la police d’Israël, ainsi que des serveurs à l’Autorité israélienne de l’immigration et de la population – une entité qui possède un rôle central dans l’occupation de la Cisjordanie, et le maintien d’un régime inégalitaire que de nombreuses associations et institutions onusiennes décrivent comme une forme d’apartheid.

Le géant de l’énergie Chevron extrait quant à lui du gaz revendiqué par Israël en Méditerranée orientale, et fournit à l’État israélien des milliards de dollars, afin de payer des licences de gaz. De plus, Chevron est impliqué dans le transfert illégal de gaz égyptien vers Israël, via un pipeline traversant la zone économique exclusive palestinienne à Gaza. Et potentiellement partie prenante du pillage, par Israël, des réserves de gaz palestiniennes en mer au large de la bande de Gaza – un crime de guerre en droit international.

En 2017, un rapport du Centre de recherche sur les entreprises multinationales (CREM), basé à Amsterdam, détaillait le rôle de la société Noble Energy dans la violation des droits des Palestiniens, en lien avec l’extraction de gaz en Méditerranée orientale – l’entreprise a été acquise par Chevron en 2020. Outre sa participation au blocus, qui empêche les autorités de Gaza d’avoir accès aux petites réserves de gaz au large de ses côtes, le CREM rapporte que ses activités d’extraction dans les champs gaziers israéliens pourraient également épuiser les réserves palestiniennes de gaz…

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens

« En ne faisant aucun effort pour s’assurer du consentement des Palestiniens, Noble Energy a manqué de se conformer aux Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales et aux Principes directeurs des Nations-unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». Le rapport poursuit : « L’entreprise a également pu contribuer à la violation du collectif à l’autodétermination. Si le gaz naturel palestinien était effectivement drainé […], on pourrait soutenir que Noble Energy a participé à un acte de pillage, en violation du droit humanitaire international et du droit pénal. »

RE/MAX commercialise quant à elle des propriétés dans les colonies israéliennes en Cisjordanie. Et a continué à le faire après les attentats du 7 octobre, alors que la violence des colons israéliens ne cessait de s’accroître.

D’autres entreprises américaines ont été désignées les mouvements de boycott : Intel, Google/Alphabet, Amazon, Airbnb, Expedia, McDonald’s, Burger King et Papa John’s, etc. Si leur affichage garantit des campagnes efficaces, elles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. L’American Friends Service Committee (AFSC) maintient une liste plus complète des entreprises impliquées dans l’occupation de la Cisjordanie.

Parmi les cas particulièrement flagrants de complicité dans le processus de colonisation figure Caterpillar Inc., le géant de la construction, dont le bulldozer blindé D9 est fréquemment utilisé par l’armée israélienne pour détruire des maisons, des écoles et d’autres bâtiments palestiniens – ainsi que dans des attaques contre Gaza. En 2003, l’activiste américaine Rachel Corrie a été écrasée par l’un de ces bulldozers, « alors qu’elle tentait de défendre une maison palestinienne d’une démolition alors que la famille était encore à l’intérieur », selon l’AFSC.

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens. Motorola Solution Inc., l’entreprise de communications et de surveillance, fournit depuis longtemps la technologie de surveillance qu’Israël utilise pour surveiller les Palestiniens de Cisjordanie et sur les checkpoints de Gaza. La société de voyages et de tourisme TripAdvisor, quant à elle, est impliquée dans l’occupation d’une manière plus banale : comme Airbnb, elle fait office d’agent de réservation pour des propriétés dans des colonies et sur le plateau du Golan.

Selon le Bureau des représentants américains au commerce, en 2022, les États-Unis ont exporté pour pas moins de 20 milliards de dollars de biens et services vers Israël – soit 13,3 % des importations totales de ce dernier. Israël a exporté pour 30,6 milliards de dollars vers les États-Unis, un chiffre qui représente 18,6 % de toutes ses exportations. Le commerce et les investissements américains en Israël jouent un rôle significatif dans son économie israélienne, et constituent potentiellement un levier majeur.

Si le projet de résolution onusienne pour un cessez-le-feu porté par Joe Biden semble marquer une première inflexion diplomatique, nul doute que de puissants acteurs n’ont guère intérêt à cette issue pacifique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « The Obscene US Profiteering From Israeli War and Occupation ».

Un tournant dans la légitimité mondiale d’Israël ?

Netanyahu - Le Vent Se Lève
Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à la tribune de l’ONU en septembre 2016 © Drew Angerer

La brutalité des attaques israéliennes sur Gaza (suite aux atrocités du 7 octobre), provoquant des tueries de civils à un rythme inédit au XXIe siècle, a soulevé une indignation mondiale. Au Moyen-Orient et en Amérique latine, des démonstrations de force diplomatiques ont eu lieu. En Europe et même aux États-Unis, l’opinion exprime une condamnation croissante des bombardements, en décalage avec le soutien des gouvernements à l’État d’Israël. Celui-ci peut également compter sur l’ambivalence de la Russie et de la Chine, l’imparfaite unité du continent latino-américain, ainsi que sur sa percée en Afrique subsaharienne. Le continent européen, dont la vassalisation à l’égard des États-Unis a été approfondie avec le conflit russo-ukrainien, peine à exprimer une voix indépendante. État des lieux par Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères d’Équateur et analyste au Center for Economic and Policy Research (CEPR).

Conséquence de la punition collective infligée par Israël aux Gazaouis – en réaction à l’attaque brutale du Hamas -, la lutte des Palestiniens revient au cœur de la scène politique mondiale. La question se pose désormais de savoir si l’assaut israélien sur Gaza déclenchera une réaction internationale suffisamment vigoureuse pour influer de manière significative sur les événements. L’attention renouvelée sur le sort des Palestiniens pourra-t-elle générer une pression déterminante en faveur d’une solution politique, ou Israël traversera-t-il une nouvelle fois la crise sans accrocs ?

Ces dernières années, la solidarité de nombreux États à l’égard de la cause palestinienne avait pris du plomb dans l’aile. Et ce, malgré l’empiétement continu d’Israël sur les terres de Cisjordanie, sous l’impulsion d’une nouvelle vague de gouvernements d’extrême-droite. À Gaza les coûts sociaux, économiques et humanitaires d’un blocus impitoyable n’avaient cessé de croître. Et pourtant, une sorte de fatigue politique avait privé la cause palestinienne d’une grande partie de sa visibilité internationale, dans le contexte d’un conflit de basse intensité et d’une crise humanitaire reléguée au second plan par d’autres désastres.

Il faut dire qu’Israël avait déployé des efforts considérables pour améliorer ses relations bilatérales avec plusieurs États traditionnellement hostiles, notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En 2020, les Accords d’Abraham avaient normalisé ses relations avec les Émirats Arabes Unis, le Maroc et Bahreïn. Plus récemment, Israël et l’Arabie Saoudite, encouragés par les États-Unis, affinaient un « accord du siècle » fortement médiatisé – désormais ou bien lettre morte, ou bien conditionné par une solution impliquant un État palestinien. Parmi les signataires des Accords d’Abraham, Bahreïn, suivant l’exemple de la Jordanie, a même rappelé son ambassadeur d’Israël sous l’impulsion de la crise à Gaza.

L’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne.

Le gouvernement turc lui-même, malgré ses liens historiques avec les Frères musulmans et le Hamas, avait travaillé à un apaisement marqué des tensions avec Israël, rompant avec l’approche conflictuelle qui était celle du président Recep Tayyip Erdoğan en 2010 – avant que la guerre en Syrie ne relègue la cause palestinienne au second plan pour Ankara. En septembre, la première rencontre entre Erdoğan et Benjamin Netanyahu, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, avait été saluée par les deux parties comme le symptôme d’un dégel des relations bilatérales. Suite à cet événement, un nouvel ambassadeur turc avait été nommé en Israël la veille de l’attaque du 7 octobre par le Hamas. Depuis, il a été rappelé, et les tensions avec Israël ont atteint de nouveaux sommets, Erdoğan l’ayant qualifié d’État « terroriste » et exigé le déploiement d’inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour statuer sur la présence d’armes nucléaires dans le pays.

En Afrique également, continent historiquement favorable à la cause palestinienne, Israël avait réalisé des avancées significatives. Suite à la chute du président Omar el-Bashir en 2019 et dans le contexte des Accords d’Abraham, les relations avec le Soudan avaient été normalisées. Israël avait fait de même avec le Tchad – qui a rappelé son ambassadeur depuis l’offensive à Gaza.

Plus largement, ces dernières années avaient vu Israël multiplier des accords de coopération, notamment dans le domaine de la sécurité, avec plusieurs États d’Afrique subsaharienne dont le Nigeria, le Rwanda et la Côte d’Ivoire. Ses relations avec l’Éthiopie, le Ghana, le Kenya et l’Ouganda avaient quant à elles connu une amélioration sans précédent. La progression était telle qu’Israël avait été invité à devenir un État observateur de l’Union africaine – décision mise en échec à l’issue d’un veto de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, non sans provoquer une agitation diplomatique lors du sommet d’Addis-Abeba en février 2023.

En Amérique latine et au-delà

Sur le continent latino-américain, le soutien à la cause palestinienne avait connu des pics lors des guerres de Gaza de 2008-2009 et de 2014. Au commencement des années 2010, la plupart des gouvernements se prononçaient pour un État palestinien, dans le cadre des frontières de 1967. Cet état de fait a connu un retournement drastique avec l’arrivée au pouvoir de nombreux partis de droite entre 2015 et 2019. Encouragés par l’administration Trump, ils ont rallié des positions pro-israéliennes affirmées – de Jair Bolsonaro au Brésil à Jeanine Añez en Bolivie.

À l’issue du récent virage à gauche, l’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne. Les attaques israéliennes contre Gaza ont été fermement condamnées par plusieurs gouvernements, au-delà des diplomaties traditionnellement favorables à la Palestine comme celles de Cuba et du Venezuela. La Colombie, le Chili et le Honduras ont rappelé leur ambassadeur, tandis que la Bolivie a rompu ses relations avec le pays. Des exceptions, et non des moindres, sont cependant à relever en Amérique centrale, et désormais en Argentine – où la présidence de Javier Milei, fervent partisan d’Israël, promet de fragmenter davantage l’unité diplomatique de la région.

Au Brésil, le président Luiz Inácio Lula da Silva, dont le pays présidait le Conseil de sécurité des Nations-Unies en octobre, a joué la carte du médiateur et du diplomate expérimenté. Il a d’abord émis des condamnations plus prudentes que les autres envers Israël. Mais de récentes escarmouches autour d’une déclaration des agences israéliennes de renseignement, affirmant que le Brésil avait procédé à l’arrestation de deux membres du Hezbollah sur son sol à leur demande – tandis que l’ambassadeur d’Israël rencontrait Jair Bolsonaro – a détérioré l’état des relations entre ces deux pays.

À l’inverse des États-Unis, de l’Europe occidentale et de la majorité de l’OTAN, la Chine et la Russie reconnaissent tous deux l’État palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale. Cependant, ni la Chine ni la Russie n’ont fait de la question palestinienne un enjeu de premier plan ces dernières années. Malgré des tensions relatives aux liens que la Russie entretient avec l’Iran et la Syrie, Israël a veillé à maintenir des relations cordiales avec le Kremlin, même si la guerre en Ukraine a généré des tensions entre le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le président Vladimir Poutine.

La Chine, quant à elle, est le second partenaire commercial d’Israël. Les relations entre les deux États sont assez bonnes pour que le South China Morning Post proclame que « les liens économiques étroits d’Israël avec la Chine ont bien fonctionné – jusqu’au conflit de Gaza ».

L’Inde, fidèle à l’héritage non-aligné de Nehru et au soutien d’Indira Gandhi à l’Organisation de libération de la Palestine (l’Inde ayant été le premier État non arabe à reconnaître l’OLP), reconnaît également l’État palestinien. Mais le pays s’est considérablement rapproché d’Israël depuis l’ouverture diplomatique du Premier ministre P. V. Narasimha Rao en 1992. Le soutien d’Israël à l’Inde lors du conflit de Kargil avec le Pakistan en 1999 avait joué un rôle déterminant dans ce processus.

Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?

Au cours de la dernière décennie, le Premier ministre Narendra Modi, tout en maintenant officiellement la position multilatéraliste traditionnelle de l’Inde, a poussé plus loin encore le rapprochement avec Israël pour alimenter son nationalisme hindou, utilisant ses liens étroits avec le pays comme emblème de son hostilité à l’égard des musulmans indiens et de l’ennemi historique pakistanais. En rupture avec son multilatéralisme de longue date, l’Inde s’est même abstenue lors du vote du 27 octobre à l’Assemblée générale de l’ONU, qui appelait à un cessez-le-feu à Gaza. Surtout, l’Inde est désormais le plus grand acheteur d’armes israéliennes dans le monde…

Au sein des BRICS, l’Afrique du Sud est restée la plus constante dans sa dénonciation de l’apartheid israélien. Le gouvernement a rappelé son ambassadeur, et le parlement a appelé à la rupture pure et simple des liens diplomatiques jusqu’à ce qu’Israël accepte un cessez-le-feu.

Un soutien en diminution ?

L’ampleur de la riposte israélienne à Gaza change indéniablement la donne. Sous l’impulsion de l’opinion publique, de nombreux gouvernements ont condamné le massacre de civils par Israël, sa violation du droit international et des droits humains les plus élémentaires.

Ce processus est particulièrement prégnant au Moyen-Orient, où la question a une fois de plus galvanisé l’opinion. Lors du sommet conjoint de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique à Riyad le 11 novembre, les chefs d’État ont rejeté l’idée qu’Israël agissait en situation de légitime défense. Ils ont exhorté la Cour pénale internationale à enquêter sur les « crimes de guerre » israéliens, requis un embargo sur les armes à destination d’Israël et exigé que l’ONU adopte une résolution contraignante pour mettre fin à son agression contre Gaza. Il s’agissait d’une démonstration inédite d’unité dans cette région, le président iranien s’étant même rendu en Arabie saoudite pour la première fois depuis 2012.

Le sommet de Riyad, malgré son intensité rhétorique, a cependant accouché de peu de mesures concrètes. La rupture des liens économiques avec Israël ou des approvisionnements pétroliers, l’empêchement du transit d’armes américaines vers ce pays, n’ont pas remporté d’approbation unanime. Mais les États arabes, de plus en plus indisposés à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme la manifestation de l’indulgence occidentale à l’égard des atrocités israéliennes, commencent à recourir à des jeux de pouvoir géopolitiques plus ambitieux. À cet égard, la récente visite à Pékin des ministres des Affaires étrangères des États arabes et à majorité musulmane constituait une initiative audacieuse pour la région. Elle a été brandie comme la première étape d’une tournée diplomatique plus vaste. Elle a également été reçue de manière positive par la Chine, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi dénonçant la « punition collective » qu’Israël infligeait aux Palestiniens.

Israël conserve cependant un soutien considérable dans de nombreux pays. Aux États-Unis, en Amérique latine et en Afrique subsaharienne, l’influence des églises évangéliques et de courants chrétiens pro-israéliens ont assuré de puissants alliés à Israël. Le soutien indéfectible du Ghana est intelligible à l’aune de la foi du président évangélique Nana Akufo-Addo, et de ses efforts visant à séduire l’électorat chrétien évangélique. Au Ghana comme ailleurs en Afrique, l’esprit tiers-mondiste qui avait incité vingt-neuf pays à rompre leurs relations avec Israël en 1973 est révolu.

En Occident, Israël est parvenu à mobiliser ses soutiens. L’idée que le pays constitue un bouclier au Moyen-Orient, alors que la crainte du déclin mondial de l’Occident fait son chemin, prospère dans les milieux conservateurs. Qu’Israël soit un « antidote au déclin de l’Occident » domine le discours de l’extrême droite. En Europe même, où les racines antisémites de l’extrême droite sont profondes, la haine des musulmans et le rejet de l’immigration ont pris le pas sur l’antisémitisme.

Une question cruciale demeure en suspens : comment le « centre politique » réagira-t-il ? Autrement dit, quelle narration l’emportera ? Comment l’Europe – dont une partie significative de l’opinion est pro-palestinienne, et dont la classe politique est plus divisée que celles des États-Unis – finira-t-elle par se positionner ? Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de l’ancien ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?

La cadence des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle.

La vassalisation renouvelée de l’Europe vis-à-vis des États-Unis depuis le début de la guerre en Ukraine n’augure rien de bon, pour qui escompte un positionnement véritablement indépendant. Pour autant, afin de prévenir une sanction électorale, de nombreux représentants adoptent une démarche diplomatique plus prudente, impliquant une critique accrue d’Israël. Alors que les massacres israéliens s’intensifiaient, que les sondages d’opinion et les manifestations reflétaient un mécontentement populaire significatif et que les frondes parlementaires se multipliaient, certains ont timidement amendé leur positionnement initial.

La manière dont la communauté internationale exercera une pression sur Israël dépendra, en dernière instance, de l’ampleur des protestations publiques mondiales, elles-mêmes déterminées par l’ampleur des violences exercées contre les civils par l’État d’Israël.

Lors des conflits antérieurs, la proportion de civils palestiniens décédés était significativement plus élevée que celle des civils israéliens. Lors de la guerre de Gaza en 2014, 67 soldats israéliens et 6 civils israéliens ont été tués, contre 2 251 Palestiniens – dont 60 % étaient des civils, selon le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. À l’issue de l’assaut actuel contre Gaza, le nombre de Palestiniens décédés s’élève à 16 000, parmi lesquels 40 % sont des enfants, contre environ 1 200 Israéliens tués au cours de l’effroyable attaque du Hamas.

En termes relatifs, les tueries d’Israël sont de la même ampleur que les châtiments antérieurement infligés aux Palestiniens. Mais en termes absolus, ces chiffres racontent une autre histoire. La cadence même des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle – et avec plus de 1,7 million de déplacés et plus de la moitié des bâtiments du nord de Gaza endommagés ou détruits, le degré de destruction est inédit.

Fissures dans le consensus

Par le passé, Israël a pu maintenir sa position dans l’ordre mondial malgré une condamnation internationale généralisée, en raison du soutien inconditionnel des États-Unis. Il est peu probable que celui-ci change radicalement, mais des fissures significatives apparaissent dans le consensus. L’opinion publique américaine n’a cessé d’évoluer sur la question israélo-palestinienne depuis plusieurs années. Pour la première fois, des dizaines d’élus au Congrès, membres du parti du président, se sont opposés à lui sur cette question et ont appelé à un cessez-le-feu. On rapporte également des dissensions au sein du Département d’État concernant le blanc-seing accordé par l’administration Biden à Israël.

Si les massacres se poursuivent, les États-Unis pourraient se trouver dans l’obligation d’intensifier leur posture unilatéraliste pro-israélienne. Mais une telle attitude pourrait coûter cher à l’administration Biden en termes électoraux – notamment au sein des jeunes de la base démocrate – et auprès de la communauté internationale, laissant la Chine et la Russie profiter de cet isolement.

Pour Israël, il existe donc une réelle possibilité de remporter une victoire militaire à la Pyrrhus, avec des conséquences politiques dommageables. Parmi les principaux acquis diplomatiques israéliens de ces dernières années, certains sont déjà en jeu. Israël pourrait ne pas s’en soucier. Après tout, ce pays a déjà surmonté une hostilité internationale significative par le passé, s’appuyant sur de puissants alliés et sa force de dissuasion nucléaire. On peut interpréter les récents succès diplomatiques d’Israël comme autant de tampons sécurisés par le pays, prévus pour absorber les chocs qu’une crise internationale ne manquerait pas de provoquer. Que pèsent quelques différends diplomatiques ou le rappel de quelques ambassadeurs dans ce grand schéma ? Si l’hostilité croissante à l’égard d’Israël ne se traduit pas par des actions concrètes menaçant de manière crédible le pouvoir militaire ou la position économique d’Israël, il est peu probable qu’elle prenne le pas sur les préoccupations de politique intérieure de Netanyahu ou les défis sécuritaires perçus.

Après un oubli prolongé, la question palestinienne est de retour. Reste à savoir si l’ampleur du nettoyage ethnique et de la violence meurtrière d’Israël initiera un changement de paradigme qui érodera sa légitimité, et si ce moment charnière signifie que la situation des Palestiniens refuse de s’effacer de la scène internationale, comme cela s’est si souvent produit par le passé.

Israël : la gauche atone en plein tournant illibéral

© giu33liana/Twitter

    Israël connaît une mobilisation massive de sa population, visant à empêcher l’adoption d’une réforme illibérale de la justice portée par la coalition de Benyamin Netanyahu. Au-delà de la thématique de l’État de droit, c’est sur la question palestinienne que la pente conservatrice du gouvernement se durcit. La nouvelle coalition entend franchir des pas décisifs dans l’annexion des territoires occupés, quand certains de ses représentants réclament le durcissement du régime de ségrégation. La gauche israélienne, quant à elle, peine à sortir de sa marginalité.

    Le 21 janvier 2023, 130.000 personnes défilaient à Tel Aviv, la capitale de l’État d’Israël, pour le troisième acte d’un mouvement d’ampleur, rarement vu dans le pays. Chaque semaine depuis début janvier, des dizaines de milliers d’Israéliens descendent dans la rue pour s’opposer à un projet de réforme de la justice1 menaçant l’indépendance de la Cour Suprême, porté par la coalition de droite et d’extrême droite de Benyamin Netanyahou. La contestation s’est étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’État, des fonctionnaires d’ordinaire obéissants se sont officiellement prononcés contre la réforme, à l’image d’une centaine de diplomates.

    Justice et territoires occupés : quand les digues sautent

    Cette coalition s’est formée à l’issue de l’élection du 1er novembre 2022 – la cinquième en trois ans. Elle a vu le retour du Likoud de Benyamin Netanyahou, le parti traditionnel de la droite laïque qui a opéré un tournant illibéral depuis quelques années. Il avait perdu la majorité en 2021, défait par une coalition hétéroclite allant de la gauche à l’extrême droite, menée par Naftali Bennet et Yaïr Lapid. Outre le Likoud, qui ne dispose que d’une majorité relative de 32 sièges sur 120, cette nouvelle coalition compte 3 partis juifs orthodoxes (le Parti sioniste-religieux, Le judaïsme unifié de la Torah et le Shas). Malgré leurs différences, ces formations ont en commun des relents racistes et fustigent le caractère séculaire de l’État et donc la Cour Suprême, en ce qu’elle réduit l’influence du religieux.

    C’est en effet sur les principes de l’État de droit que l’État d’Israël a été fondé : séparation des pouvoirs et limitation du pouvoir religieux. Seuls trois rituels ont été laissés au rabbin et n’ont pas été rendus « civils » : la naissance et la circoncision, le mariage et la mort2, ce qui avait été vécu comme une trahison par les formations orthodoxes.

    Cependant, il est un sujet brûlant et quasi-absent de ces mobilisations : la question palestinienne. Pourtant, sur ce point également, la nouvelle coalition fait naître des craintes de taille. Plusieurs de ses partis-membres, dont le Parti sioniste-religieux, se distinguent par une idéologie vigoureusement anti-palestinienne, appelant à l’annexion de l’intégralité de la Cisjordanie – territoire attribué à l’hypothétique État palestinien par les Accords d’Oslo de 1993 – et la mise en place d’une ségrégation entre Juifs et Arabes. Certes, ce n’est pas la première fois que Netanyahou forme une coalition avec de tels partenaires. Mais jusqu’à présent, il parvenait à maintenir une forme de statu quo, en laissant se développer les colonies mais sans annexion.

    Cette fois cependant, le Parti sioniste religieux a expressément conditionné sa participation par l’engagement de mesures de toute nature visant à l’annexion, à moyen terme, des territoires occupés3. Ainsi, plusieurs digues commencent à sauter. Le nouveau gouvernement va par exemple ponctionner de l’argent sur les taxes et revenus douaniers qu’Israël prélève pour le compte de l’Autorité palestinienne, qui n’a pas le contrôle de ses frontières. Cette ponction intervient à un moment critique, avec une Autorité palestinienne désavouée par sa population qui est au bord de la révolte. D’ordinaire, les gouvernements israéliens renflouent l’Autorité palestinienne lorsqu’ils constatent lorsqu’un effondrement social se profile, mais ce n’est pas le cas. D’autant que, pour la première fois, le concours de ces trois partis de l’ultra-droite religieuse suffit au Likoud à constituer une coalition.

    Le processus de paix avec la Palestine et l’État de droit, victimes en devenir de la nouvelle coalition, sont deux héritages de la gauche, qui, à leur image, est mal en point. Le Parti travailliste et le Meretz, les deux partis majeurs de la gauche – le dernier n’ayant cependant jamais eu l’importance du premier – enchaînent une nouvelle défaite conséquence. Le Parti travailliste, au pouvoir sans discontinuer de de la fondation de l’État en 1948 à 1977 puis à nouveau régulièrement par la suite, n’obtient que 4 sièges contre encore 19 en 2015. Le Meretz, fondé en 1992, et qui a gagné jusqu’à 12 sièges cette même année, n’en a pour la première fois obtenu aucun.

    Le lent enlisement de la gauche israélienne

    L’achèvement d’une paix dans le cadre d’une solution à deux États était leur promesse majeure à partir des années 1990. Leur incapacité à la faire aboutir semble être la raison principale de leur quasi disparition. Lors de la signature des accords d’Oslo, la société israélienne soutenait largement un processus de paix4. Elle avait donné en 1992 une nette majorité au Parti travailliste (44 sièges) et au Meretz (qui gagnait 12 sièges dès sa première élection), légitimant le Premier Ministre Ytzak Rabbin dans sa démarche. Certes, de la méfiance envers les Palestiniens prévalait chez les Israéliens, dont les leaders travaillistes, qui percevaient avec scepticisme la transition rapide de l’OLP du terrorisme au pacifisme5. Cela n’empêchait cependant pas une majorité d’Israéliens de considérer la négociation et les concessions territoriales (la restitution des territoires occupés après le conflit de 1967) comme la meilleure voie possible, et donc à encourager.

    Mais les espoirs suscités par l’accord ont progressivement été douchés à mesure que sa mise en œuvre traînait en longueur. Rabbin commet d’abord l’erreur de ne pas interdire la construction de nouvelles colonies, justifiant l’appréhension de sa population tout en renforçant la méfiance des Palestiniens. D’autant que le Hamas, craignant d’être marginalisé au sein de l’OLP, commet plusieurs attentats suicides à partir de 1994, qui renforcent la mentalité d’assiégés des Israéliens. En 1996, ces attentats coûtent la victoire à la coalition de gauche, qui devra attendre 1999 pour revenir au pouvoir avec Ehud Barak. La période est courte, puisque les travaillistes perdent définitivement leur majorité en 2001, et ne voit pas d’amélioration du processus de paix. Au contraire, en 2000 éclate la seconde Intifada, une longue révolte des Palestiniens, parsemée d’attentats terroristes, qui dure jusqu’en 2005.

    Un nouveau paradigme s’installe alors dans l’opinion, largement porté par la droite6 : la paix n’apporte pas la sécurité, la gauche a donc échoué à protéger le peuple israélien. Une méfiance envers les Palestiniens et les représentants du camp de la paix, ONG, journalistes, politiciens pro-paix s’ancre et se confirme aux législatives de 2006, lorsque le parti travailliste et le Meretz qui font tous deux campagne sur un programme très « colombe » se font sèchement battre7. Deux ans plus tard, ni le Parti travailliste, ni le Meretz, ne dénoncent l’opération Plomb durci qui se traduit par des centaines de morts à Gaza8. Dès lors, la certitude d’une droitisation irrémédiable de l’électorat israélien se répand chez les travaillistes qui n’assument plus leur position pro-paix. Dans les années 2010, leur programme alterne entre flous et propositions radicales. Il va ainsi jusqu’à promouvoir, en 2016, la construction de murs entre les quartiers juifs et arabes à Jérusalem9.

    La perte progressive de l’électorat israélien juif s’accompagne de celle des Arabes israéliens qui ne leur pardonnent pas d’avoir participé aux gouvernements à l’origine des répressions anti-palestiniennes des années 2000 et au début des années 201010. Ainsi, en 2022, 80% des Arabes israéliens ont voté pour des partis arabes11, dont les résultats sont aussi en baisse (10 sièges au total contre 15 en 202012). Ayant paradoxalement la possibilité d’assumer un rôle d’arbitre, de l’apathie semble s’être emparée de l’électorat arabe, dont la participation en 2022 a à peine dépassé les 50 %13.

    Le néolibéralisme contre le travaillisme des débuts

    La question palestinienne n’explique cependant pas tout le discrédit de la gauche israélienne. La politique socio-économique de cette dernière n’y est pas étrangère. Partis de gauche, le Meretz et travaillistes insistent sur la justice sociale, la redistribution des richesses et la lutte contre la pauvreté. Or, l’abandon de la question sociale par la gauche israélienne (du moins par le Parti travailliste) est devenu un poncif (justifié ou non) régulièrement convoqué pour expliquer ses défaites successives. La ligne relativement étatiste sur le plan économique qui prévalait au sein du Parti travailliste jusque dans les années 1970 a été renversée dans les années 1980, quand Shimon Peres, Premier Ministre issu du parti, a pris le train du néo-libéralisme.

    Alors que jusqu’à présent les travaillistes s’étaient efforcés de construire les bases d’un État social14 (fournir une protection sociale élémentaire et satisfaire les besoins fondamentaux en matière de logement, de santé, d’éducation et de sécurité alimentaire), son action économique s’est dès lors traduite par des licenciements de fonctionnaires, le gel des salaires, un assainissement drastique des comptes publics et l’indépendance de la Banque centrale15. A plusieurs reprises lors de cette période, le Parti travailliste échouera aux yeux des électeurs à tenir sa promesse d’amélioration du niveau de vie, qui le sanctionneront. Depuis le parti semble être devenu inaudible sur le sujet, entraînant également le Meretz dans cette perte de crédibilité.

    En réalité, un sérieux clivage existe à l’intérieur du Parti travailliste, entre les tenants d’une ligne social-démocrate et ceux d’une ligne plus centriste. L’évolution du rapport de force se répercutera dans la participation ou non du parti aux coalitions avec le centre et la droite dans les années 2000 et 2010. Ainsi, en 2006 le parti se démarque par un programme plus ambitieux par la volonté d’aider les populations fragilisées par les politiques néo-libérales.

    Irrémédiablement pourtant, le programme socio-économique, à l’image du programme sur la paix, perdra en clarté, suscitant même des plaintes parmi des parlementaires, anciens ou en fonction, à l’image de Colette Avital en 201916. L’élection en 2017 de leur leader apparaît révélateur de ce manque de cap. Le candidat victorieux était Avi Gabbay, un nouveau venu en politique, issu des classes moyennes qui a fait fortune dans les télécoms. Sa campagne avait été menée non pas sur un programme particulièrement élaboré, mais sur les thèmes de la modernité et du renouveau, avec l’emploi de méthodes issues du privé (voilà qui rappelle un autre candidat victorieux en Europe occidentale la même année)17. Cette ligne n’a non seulement pas résolu les divisions entre la frange libérale et la faction davantage social-démocrate mais n’a pas non plus permis la victoire en 2019.

    Un créneau existe pourtant toujours car la situation sociale est particulièrement inégalitaire dans ce pays, parfois qualifié de start up nation. Le miracle économique qu’il connaît depuis les années 2000 ne bénéficie pas à une partie conséquente de la population. Selon l’ONG, Latet, 2 627 000 personnes, dont 1 176 000 enfants, vivaient dans la pauvreté en Israël en 202218. Ce chiffre est en hausse par rapport à 2021 et le phénomène n’est pas nouveau. Or, les partis du centre et de la droite n’investissent pas les thématique de justice sociale.

    Les idées de la gauche sont pourtant bien plus partagées que ses scores ne le laissent entendre. Environ 30% des citoyens israéliens seraient favorables à la solution à deux États (sans compter ceux qui soutiennent un État commun sans ségrégation)19. La société n’est pas si conservatrice qu’elle n’y paraît, en témoignent les manifestations contre la réforme de la justice. Une demande existe ainsi sur la question palestinienne comme sur le programme social mais trop souvent, il apparaît que la gauche soit victime d’un vote utile en faveur des partis centristes pour faire barrage à la droite20.

    Cette multiplication de scores décevants semble avoir ouvert une séquence de remise en question et favorise l’émergence de propositions concrètes21 : fusionner le Parti travailliste et le Meretz, assumer clairement un programme pro-paix, mettant fin à l’occupation en imposant l’idée que la fin de l’occupation amènera la sécurité. Plusieurs figures mettent en avant la nécessité d’attirer les électeurs arabes, mais la défiance entre les deux communautés (et surtout des Arabes vis-à-vis des Juifs) est particulièrement forte, notamment par crainte des leaders arabes d’être instrumentalisés. D’autant il n’existe pas de consensus sur la solution concrète à donner au conflit : solution à deux États, ou État unique qui accorderait la nationalité à chaque habitant de la Cisjordanie, quelque soit sa religion22.

    Ainsi, la faute principale de la gauche est d’avoir échoué à mener ses deux grands objectifs dans les années 1990 et ne pas avoir su par la suite, proposer dans la durée de projets cohérents à la population israélienne, ce qui a poussé les électeurs libéraux à se tourner vers le centre pour faire barrage à la droite. Un chantier de reconstruction semble se mettre en œuvre mais les divisions et désaccords restent encore nombreux.

    Notes :

    1 Libération. (01/2023). Israël : « C’est une crise institutionnelle, constitutionnelle, inédite dans l’histoire du pays » https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/israel-cest-une-crise-institutionnelle-constitutionnelle-inedite-dans-lhistoire-du-pays-20230217_6NYVN4QHXNDWRNLBBN23I7DAIY/

    2 Simon, D. (2009). « L’effondrement du Parti travailliste » Les Cahiers de l’Orient, 95, 83-94.

    3 K. (01/2023). « Israël : vers la rupture ? » https://k-larevue.com/israel-vers-la-rupture/

    4 Cohen, S. (2013). « La “dégauchisation” d’Israël ? Les paradoxes d’une société en conflit » Politique étrangère, , 51-64.

    5Ibid.

    6 Ibid.

    7 Ibid.

    8 Ibid.

    9 Le Monde. (02/2016). En Israël, l’opposition travailliste présente son plan de séparation avec les Palestiniens. https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/02/10/en-israel-l-opposition-travailliste-presente-son-plan-de-separation-avec-les-palestiniens_4862923_3218.html

    10 Simon, D. (2009). Op cit.

    11 Lavie, E., Wattad, M., Gweder, A., et al. (2022). « Arab Society in Israel and the Elections to the 25th Knesset ». INSS – The institute for national security studies.

    12 Ibid.

    13 Ibid.

    14 Charbit, D. (2023). « La gauche israélienne est-elle morte ? » https://laviedesidees.fr/La-gauche-israelienne-est-elle-morte.html

    15 Jourdin, S. (2017). « La gauche israélienne et l’espoir social-libéral ». Esprit, , 16-19.

    16 I 24 News. (01/2019). « The Future of Israel’s Struggling Labor Party » https://youtu.be/XLAfy6f6bKw

    17 Jourdin, S. (2017). Op cit.

    18 I 24 news. (11/2022). Plus de 2,6 millions Israéliens vivent dans la pauvreté, selon un rapport.

    19 972 mag. (01/2023). « The Israeli right is the minority — the left need only realize it » https://www.972mag.com/israeli-right-minority-left-palestinians/

    20 The New York Time. (11/2023). After Near Wipeout in Election, Israeli Left Wonders: What Now ? https://www.nytimes.com/2022/11/09/world/middleeast/israel-left-netanyahu.html

    21 Ibid.

    22 Ibid.