Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Depuis, cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

L’emploi garanti, solution au chômage de masse ?

Affiche de mai 1968.

Alors que le chômage a fortement augmenté au cours des derniers mois, le gouvernement espère que les 10 milliards de baisse d’impôts du plan de relance suffiront à résoudre ce problème. Mais après des décennies d’échec des politiques de l’offre, n’est-il pas temps d’essayer une autre stratégie contre le chômage de masse ? Certains économistes proposent ainsi d’instaurer une « garantie à l’emploi », c’est-à-dire d’employer tous les chômeurs volontaires dans des projets définis localement. De quoi s’agit-il concrètement et quelles conséquences auraient un tel dispositif ? Réponse en quelques questions. Une première version de cet article est parue sur le site du magazine Socialter.


Depuis le début de la crise sanitaire, la France compte environ 580.000 chômeurs de plus, portant le nombre de personnes sans aucune activité à plus de 4 millions. Et la situation pourrait encore s’aggraver alors que les jeunes en fin d’étude peinent à trouver un emploi et que les plans sociaux s’accumulent dans de nombreux secteurs. Or, si le confinement a permis de sauver des vies, le chômage supplémentaire qu’il a engendré causera aussi une hécatombe, certes plus discrète : avant cette année, le nombre de décès liés au chômage s’élevait déjà entre 10.000 et 14.000 morts par an en France, soit trois à quatre fois le nombre de victimes d’accidents de la route. En effet, non seulement le demandeur d’emploi s’appauvrit et se voit dévalorisé socialement (lorsqu’on le réduit à un « assisté » par exemple), mais plus le chômage dure, plus les compétences s’amenuisent et la perspective de retravailler s’éloigne et plus les difficultés familiales, financières ou d’addiction s’amoncellent. Par ailleurs, le gâchis humain de savoir-faire qui pourraient être utiles à la société est considérable.

Pourtant, quelle que soit la couleur politique du gouvernement, les mêmes mesures sont reconduites depuis 30 ans : réformes de la formation professionnelle, réduction des indemnités chômage pour inciter à la recherche d’emplois et politiques dites « de l’offre » comme la flexibilisation du marché du travail et la baisse des cotisations. A-t-on donc « tout essayé » contre le chômage, comme le déclarait François Mitterrand en 1993 ? Non, si l’on regarde du côté des mesures prises par d’autres États durant des crises économiques dévastatrices, tels les États-Unis dans les années 1930 ou l’Argentine dans les années 2000. Leur recette contre le chômage ? Respecter enfin le « droit au travail » qui garantit à chacun le droit d’avoir un emploi. Ce droit est d’ailleurs reconnu en France depuis la révolution de 1848, lors de laquelle s’affirme brièvement une conception sociale, voire socialiste, de la République française, incarnée notamment par la figure de Louis Blanc.

Au vu du contexte social dramatique et des besoins de main-d’œuvre pour réaliser la transition écologique, prendre en charge la dépendance des plus âgés ou remettre en état nos infrastructures, la garantie à l’emploi semble mériter notre intérêt. Pourtant, elle demeure pour l’instant absente des débats de politique économique en France [1], contrairement aux États-Unis, où elle est l’une des revendications phares des democratic socialists comme Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez et est sérieusement débattue par les économistes. Pour l’heure, il n’existe en France qu’un ersatz d’emploi garanti, les Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), introduits à titre expérimental depuis 2016, qui n’avaient embauché que 770 chômeurs fin 2018. Alors, quelles seraient les conséquences d’un tel programme, à la fois pour les chômeurs et pour la société ?

Comment fonctionnerait concrètement ce programme ?

Tout commence par une concertation locale réunissant employeurs, syndicats, élus et bien sûr chômeurs. Les sans-emplois expliquent quelles sont leurs compétences et leurs envies, et les collectivités évaluent dans quelle mesure cela correspond à leurs besoins. Pour Dany Lang, économiste qui a travaillé sur les TZCLD, « il faut vérifier que ça ne fasse pas concurrence avec l’emploi privé et la fonction publique qui existent déjà dans le secteur en question, ce qui rend les choses plus faciles dans certaines zones rurales. Ce sont des domaines non rentables pour le privé et délaissés par les collectivités. Aujourd’hui l’essentiel des besoins sont en lien avec la transition écologique. » Les chômeurs sont alors embauchés au nombre d’heures qu’ils souhaitent et bénéficient du salaire horaire minimum, de droits sociaux et de formations.

Des exemples de secteurs d’activités dans le cadre des TZCLD. © Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée.

Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), souligne cependant deux difficultés. La première est de pouvoir suivre une formation tout en travaillant : « Il faut qu’il soit justifié d’investir pour former ces chômeurs, pour des seniors ou pour des gens dont le métier n’existe plus, par exemple. Dans d’autres cas, ça ne l’est pas. » Il insiste également sur la nécessité d’une continuité dans les activités exercées: « Il faut un engagement réciproque de l’employeur et de l’employé, on ne peut pas prendre un emploi garanti juste durant trois mois le temps de chercher un boulot. » Pour ce membre des Économistes Atterrés, la garantie à l’emploi devrait donc être restreinte aux chômeurs de longue durée ou sans perspective de retrouver un emploi.

Un chômeur serait-il contraint de travailler ?

La garantie à l’emploi n’est pas un « workfare », c’est-à-dire du travail obligatoire pour les bénéficiaires d’allocations. L’objectif est de permettre aux demandeurs d’emplois d’en retrouver un. Les individus qui ne souhaitent pas travailler pourraient donc s’en dispenser. Mais contrairement à ce qu’affirme le discours sur « l’assistanat », il s’agit d’une minorité: « De toute façon, que veulent les chômeurs ? Un emploi. Le travail, c’est une intégration sociale, une utilité collective, un sens. En Argentine, le plan Jefes avait tellement bien fonctionné que les gens impliqués ont continué à venir travailler bénévolement une fois le plan arrêté, même si ce n’est bien sûr pas le but », ajoute Dany Lang. 

Les premiers gagnants sont donc ceux qui tentent de s’intégrer sur le marché de l’emploi mais n’y parviennent pas : seniors, chômeurs de longue durée aux qualifications dépréciées, femmes subissant des temps partiels contraints ou encore personnes handicapées. Avec un revenu, des savoir-faire et de l’intégration sociale, beaucoup retrouvent alors confiance en eux et échappent au déclassement économique, social et sanitaire lié au chômage.

Y a-t-il d’autres avantages indirects plus larges pour la société ?

Les aspects positifs d’un dispositif où l’État assume d’être employeur en dernier ressort ne se limitent pas à ses bénéficiaires directs. Dany Lang rappelle que le chômage est la première cause de divorce et est en grande partie responsable de la criminalité et de la dépression, qui représentent des coûts sociaux considérables. L’intégration des femmes dans la société en serait également renforcée : en Argentine, entre 66% et 75% des bénéficiaires du programme Jefes étaient des femmes et une bonne part d’entre elles n’avaient jamais eu d’emploi salarié. 

Une société de plein-emploi rendrait l’économie plus stable : en cas de crise, les salariés du privé qui seraient licenciés pourraient rebondir rapidement et le niveau de demande de biens et services ne s’effondrerait pas. L’emploi garanti est donc une mesure contracyclique. Mais la garantie à l’emploi irait au-delà d’une plus grande stabilité du niveau de vie, elle les pousserait à la hausse. La fin de la peur du chômage supprimerait « l’armée industrielle de réserve » [2] qui fait pression à la baisse sur les salaires. Pour Dany Lang, « c’est la peur du chômage qui empêche de se syndiquer et de revendiquer. Si la main-d’oeuvre devient rare, le travail est davantage valorisé. » La productivité pourrait également en bénéficier d’après le post-keynésien : « une des rares théories économiques qui a été prouvée, c’est le « salaire d’efficience» : si on est mieux payé, on travaille mieux. Ce n’est pas par peur du chômage qu’on travaille bien. On travaille bien quand on est bien payé et quand on aime ce que l’on fait. »

Combien ça coûterait ?

Le coût est le premier argument des adversaires de la garantie à l’emploi. Dans Les Echos, Pierre Cahuc, économiste à Sciences Po, pointe le fait que les économies attendues dans le cadre des TZCLD en remplaçant le versement des allocations chômage et du RSA ne couvrent pas les coûts d’un CDI au SMIC créé spécialement pour un chômeur. En y ajoutant les frais nécessaires à l’encadrement des emplois garantis et les investissements mobiliers et immobiliers nécessaires au lancement des activités économiques sélectionnées, il évalue le coût annuel net d’un emploi entre 15.000 et 20.000 euros. 

Cette tribune a suscité de très vives réactions, l’ancien député PS à l’origine des TZCLD Laurent Grandguillaume évoquant une « tribune torchon » au service du « sabotage » du programme par la Ministre du Travail de l’époque Muriel Pénicaud. « Entre 15.000 et 20.000 euros par emploi et par an, contre 280.000 euros pour les emplois CICE et le double cette année, le calcul est vite fait ! », tempête Dany Lang. Certes, les estimations quant au coût du CICE divergent tant il est difficile de mesurer le nombre d’emplois créés ou préservés, mais les estimations les plus favorables au programme chiffrent son coût à 180.000€ par emploi. 

Surtout, Lang pointe le caractère très restrictif des analyses comptables classiques: « Les divorces, ça coûte cher, la dépression et la criminalité aussi. » L’économiste à Paris 13 et Sorbonne Paris Cité souligne également que « les gens en emploi garanti cotisent, ce qui règle un certain nombre de problèmes » et que ces emplois peuvent jouer un rôle majeur pour tempérer la catastrophe écologique « qui coûtera de toute façon très cher au secteur privé ».

Quels pourraient être les effets pervers de la garantie à l’emploi ?

Selon la théorie du NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment), une chute du taux de chômage sous son niveau « naturel » entraînerait un emballement de l’inflation en gonflant la demande. Ce chiffre magique du taux de chômage en-dessous duquel l’inflation augmenterait n’a pourtant jamais été trouvé et le président de la FED (banque centrale des USA), questionné par Alexandria Occasio-Cortez, a dû lui-même reconnaître que ce concept économique clé du néolibéralisme ne fonctionnait pas. « Le NAIRU est un concept stupide purement idéologique », estime Lang. « Un peu plus d’inflation ne ferait pas de mal, sauf aux rentiers. La dette privée est trop importante, si elle baisse, les entreprises endettées pourraient investir. Est-ce que la priorité doit être la limitation de l’inflation ou le plein emploi ? »

Le risque que la garantie à l’emploi gonfle la demande et le déficit commercial est peut-être plus sérieux que celui de l’inflation : « C’est possible qu’avec plus de revenus, les gens consomment plus et que ça stimule les importations, mais c’est pour ça qu’il nous faut aussi une politique industrielle. De toute façon, consommer des produits locaux et de meilleure qualité fait partie de la transition écologique », indique Lang.

Que nous apprennent les exemples d’application de la garantie à l’emploi ?

Au lieu de perdurer à essayer de stimuler les embauches du secteur privé, l’État pourrait fournir les moyens aux collectivités locales d’employer directement les demandeurs d’emploi. Les études sur les exemples étrangers de garantie à l’emploi durant le New Deal aux États-Unis, le plan Jefes argentin ou la rural job guarantee en Inde montrent une grande satisfaction des participants et l’utilité des projets développés. 

Affiche du Civilian Conservation Corps, un programme du New Deal destiné aux jeunes chômeurs.

Qu’attend donc la France pour imiter les exemples étrangers, en commençant par élargir le dispositif des Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée ? Dany Lang a peut-être une réponse: « Quand on parle d’emploi garanti à des élus locaux, tous, quel que soit leur positionnement politique, trouvent ça intéressant. Vraiment tous. Mais plus on monte dans la hiérarchie des élus, plus on sent de l’hostilité parce qu’ils adhèrent au libéralisme économique. » Après de longs mois d’hésitation, le gouvernement a finalement décidé d’élargir légèrement le périmètre de l’expérimentation à de nouveaux territoires. Une décision bien timide au vu de la réussite du programme et du contexte social.

 

 

Plutôt que de garantir l’emploi, ne faudrait-il pas mettre en place un revenu universel ?

Si les deux mesures sont souvent comparées et ont en commun de permettre d’améliorer les niveaux de vie, elles ne visent pas entièrement les mêmes objectifs. Pour la garantie à l’emploi, il s’agit d’utiliser à plein le potentiel de la population active en l’employant dans des projets utiles localement et en la formant. Le revenu universel cherche lui à dissocier travail et revenu et permettrait de valoriser le travail non-salarié, comme celui des femmes au foyer par exemple. Le revenu universel est souvent critiqué pour l’oisiveté qu’il pourrait encourager, bien que les études sur le sujet montrent qu’elle est rare [3]. En revanche, qu’il s’agisse de garantie à l’emploi ou de revenu universel, il est vraisemblable qu’il faudrait rendre les emplois pénibles et mal payés, comme éboueur ou égoutier, plus attractifs au risque de ne plus trouver assez de volontaires pour les exercer.

La faisabilité du revenu universel pose cependant question. Pour Dany Lang, « la garantie à l’emploi coûte beaucoup moins cher que le revenu universel ». Certes, de nombreuses versions des deux programmes sont possibles, mais les écarts ne font pas de doute. En rémunérant les 5,6 millions de chômeurs au SMIC d’avant la crise du COVID et en soustrayant les aides qui leur sont actuellement versées, le journaliste Romaric Godin estime le coût d’une garantie à l’emploi pour la France entre 39 et 80 milliards d’euros. L’économiste Jean Gadrey évalue lui le coût d’un revenu universel de 800€/mois entre 400 et 450 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget de la Sécurité Sociale. Un niveau de création monétaire aussi considérable a toutes les chances de déclencher une spirale inflationniste, selon l’économiste Pavlina Tcherneva. 

Enfin, les deux mesures ne devraient pas avoir les mêmes effets. Partant du constat que les femmes exercent des emplois souvent plus précaires et réalisent plus de tâches domestiques que les hommes, les économistes Anne Eydoux et Rachel Silvera s’inquiètent du fait qu’un revenu universel pourrait aisément devenir un salaire maternel. La fin du plan Jefes en Argentine semble confirmer cette hypothèse: un programme d’allocations avait été créé pour prendre le relai et compenser la perte de revenus des femmes qui perdaient leur emploi. Or, bien qu’elles appréciaient ces aides financières, toutes les participantes sans exception indiquaient préférer travailler.


[1] On peut toutefois rappeler que le programme de la France Insoumise comporte une proposition “d’État employeur en dernier ressort” pour les chômeurs de longue durée, mais celle-ci a été très peu mise en avant durant la campagne de 2017 ou depuis.

[2] Expression marxiste faisant référence à l’existence d’un surplus de travailleurs disponibles par rapport à la demande d’emploi. Ces personnes préfèrent de faibles salaires et des mauvaises conditions de travail au chômage.

[3] Olivier Le Naire et Clémentine Lebon, Le revenu de base, Actes Sud, 2017.