Nouvelle Calédonie : comment sortir de l’impasse ?

Centre culturel Djibaou en Nouvelle-Calédonie © Jacgroumo

Trente-cinq ans se sont écoulés depuis les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, à la suite des tragiques événements de la grotte d’Ouvéa. Dix ans plus tard, les accords de Nouméa venaient encadrer un processus de long terme où les habitants du Caillou seraient appelés à trois référendums d’autodétermination. Le premier, en 2018, a vu la victoire du Non à l’indépendance à 56,7 % des voix contre 43,3 % pour le Oui. Le deuxième, en octobre 2020, s’est encore soldé par une victoire, plus courte cette fois-ci, du Non à l’indépendance à 53,26 % des voix contre 46,74 % pour le Oui. Le troisième et dernier référendum s’est déroulé le 12 décembre 2021 avec une abstention massive, du camp indépendantiste, et a vu le Non l’emporter une nouvelle fois. Aussi, l’impasse institutionnelle est intacte sur le Caillou : l’archipel reste divisé en deux camps irréconciliables. Si le processus dit de décolonisation est arrivé à son terme, la Nouvelle-Calédonie demeure dans une situation géopolitique et socio-économique très précaire.

Une victoire à la Pyrrhus ?

Lors du vote du 12 décembre 2021, les électeurs indépendantistes ne se sont pas déplacés. L’appel au boycott du scrutin par les principaux mouvements indépendantistes dont l’UNI [1] a largement été respecté. Seuls 43,87 % des électeurs de la liste électorale spéciale se sont rendus aux urnes . Ce taux était de 85,69 % en 2020 ! Le vote s’est donc logiquement soldé par une écrasante victoire du Non à 96,5 % contre 3,5 % pour le Oui.

Si le dernier vote est bel et bien légitime d’un point de vue juridique, il reste entaché de l’abstention massive d’une partie de la population, qui ne reconnait pas les résultats. Pourtant, les raisons de cette abstention posent question. Les partis indépendantistes évoquent d’une part la crise sanitaire et, d’autres parts, le deuil kanak faisant suite aux nombreux, mais pas exclusifs, morts de leur « communauté ». Cependant, il apparaissait difficile, voire impossible, de repousser un vote d’une telle importance pour des spécificités ethniques.

À la suite de ce troisième et ultime vote prévu aux accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie est entrée dans une phase de transition dont le terme devrait normalement intervenir cette année, un an avant les élections provinciales de 2024. Durant cette période, les acteurs de l’archipel devaient se retrouver avec l’État afin de discuter des conséquences juridiques et politiques du Non, mais également d’un nouveau statut pour le caillou. En effet, les accords de Nouméa prennent juridiquement fin après ce troisième référendum, et avec eux leurs lots de dispositions spécifiques. Force est de constater qu’aussi efficaces qu’aient été ces accords pour organiser la paix sur un territoire en proie au chaos, ils n’ont pas réussi à créer les bases d’une sortie positive. Ainsi, ce troisième référendum remporté par les loyalistes n’a, semble-t-il, pas réglé l’épineuse question calédonienne. Forts de cette conclusion et sur la base de l’abstention massive au dernier référendum, les indépendantistes ont boycotté un an durant les rencontres avec les autres forces politiques du Caillou et l’État. Ils ne sont revenus à la table des négociations que très récemment avec la même position : l’indépendance ou rien. Les réunions bilatérales avec l’État reprendront en ce début d’année à la suite du congrès du FLNKS [2].

D’aucuns, dans les commentaires qui ont suivi ce dernier vote, ont fait fi de la manœuvre politique derrière l’abstention massive des indépendantistes. En effet, le sujet du deuil kanak à la suite du Covid 19 reste peu convaincant en la matière. Il s’agissait là clairement d’un choix, pour ces derniers, de rendre le scrutin illégitime. Bien évidemment, ces agissements augmentent la complexité du processus post référendums, entre respect du choix des urnes et nécessité d’associer les indépendantistes. De même, la nomination de Sonia Backès, présidente de la Province Sud et loyaliste, en tant que secrétaire d’Etat à la citoyenneté dans le gouvernement Borne a été perçue par les indépendantistes comme un rupture de neutralité de l’Etat.

Près d’un an après le troisième référendum d’autodétermination, du 12 décembre 2021, en Nouvelle-Calédonie, les ministres Gérald Darmanin et François Carenco, respectivement ministre de l’Intérieur et des outre-mer, se sont rendus sur le Caillou. Cette visite d’une semaine a été l’occasion de renouer un dialogue rompu, depuis un an, avec les indépendantistes et d’aborder les problématiques institutionnelles et socio-économiques, notamment la crise que traverse l’industrie minière de la Nouvelle-Calédonie. Si les contacts ont été renoués entre l’État et les indépendantistes, l’impasse politique demeure. En outre, lors de sa visite, Gérald Darmanin a rappelé qu’il n’y aurait pas de nouveau référendum.

L’incapacité depuis plus d’un an à concevoir un projet commun montre l’impasse dans laquelle se trouve le Caillou. Ce projet est censé se retrouver dans les réflexions concernant le nouveau statut de l’archipel calédonien. Ce dernier nécessitera à terme une révision constitutionnelle. Néanmoins, la répartition actuelle des forces au parlement rend difficile, voire impossible, toute tentative de vote d’une loi organique sous cette législature.

Toutefois, la bipolarisation qui structure la vie politique calédonienne depuis plus de trente est ébranlée par l’arrivée d’un nouveau parti non affilié.

L’Eveil océanien et la bipolarisation de l’échiquier politique calédonien

Le fonctionnement des institutions calédoniennes change de ce que l’on connait généralement dans le reste de la France. La Nouvelle-Calédonie est composée de 3 provinces (Sud, Nord et Iles Loyautés) dont les membres sont élus au suffrage universel pour un mandat de 5 ans. Une partie des élus provinciaux iront alors former le congrès de 54 élus. Le congrès élit par la suite 5 à 11 membres du gouvernement collégial. Ce dernier est une représentation du compromis politique du moment entre les forces non indépendantistes, à majorité européenne, et indépendantistes, à majorité kanak. Pour finir, les membres du gouvernement élisent le Président et son vice-président. Par ailleurs, en vertu des accords de Nouméa, le corps électoral est gelé depuis 1998, un compromis temporaire qui permet aux kanaks de conserver un poids politique important alors qu’ils déclinent démographiquement.

L’arrivée de l’Eveil océanien a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années.

Très récemment, un nouveau parti a fait irruption sur l’échiquier politique calédonien : l’Eveil Océanien. Son objectif affiché est de défendre les intérêts des populations venues de Wallis et Futuna, cette petite île française du Pacifique. Ces derniers sont présents de très longue date sur le Caillou. Par ailleurs, et paradoxalement, la communauté wallisienne est évaluée à 22.500 personnes en Nouvelle-Calédonie, soit deux fois plus que sur Wallis et Futuna. Sur le Caillou, elle représente la troisième communauté selon l’INSEE.

L’arrivée de ce nouveau parti a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années. En effet, l’éveil océanien entend constituer une troisième voie possible sur la question de l’indépendance, caractérisée par des alliances de circonstance avec l’une ou l’autre des deux autres forces en présence, indépendantistes et loyalistes. Lors des provinciales de 2019, le parti, à la surprise générale, a glané 4 élus à la Province Sud, où se trouve la grande majorité de la communauté wallisienne. Dès lors, ce nouveau parti a pu bénéficier de 3 élus au congrès. Et, compte tenu de l’équilibre des forces au congrès – 26 sièges indépendantistes et 25 loyalistes – ces 3 nouveaux élus font office d’arbitres et de « faiseurs de roi ». Fort de cette position, l’Eveil océanien formera tantôt des alliances pour élire un Président du congrès indépendantiste, Roch Wamytan, avant de faire alliance avec les loyalistes lors de l’élection du gouvernement afin d’obtenir un poste de ministre.

L’arrivée de ce nouveau parti en apparence non affilié dans la bipolarisation calédonienne est d’autant plus importante qu’elle intervient au moment où les trois référendums d’autodétermination sont mis en place, entre 2018 et 2022. La position officielle du parti sur l’épineuse question de l’indépendance est « Non, pas maintenant ». Cela se caractérise par des entrées et sorties fracassantes au sein du collectif pour l’indépendance.

L’autre fait d’armes de l’Eveil océanien est un renversement de majorité dans le gouvernement collégial, détenu de longue date par les loyalistes, de Nouvelle-Calédonie au début de l’année 2021. Cet événement sous forme de cadeau empoisonné aura eu pour effet de mobiliser les forces indépendantistes sur la gestion des affaires courantes et de la crise sanitaire. Aussi, la recherche d’un accord en vue de l’élection du président de ce nouveau gouvernement a conduit à un long blocage de cinq mois au terme duquel les différents partis indépendantistes se sont finalement accordés pour désigner Louis Mapou, premier indépendantiste à prendre la tête de l’exécutif calédonien. Cette mobilisation des forces sur les négociations politiques n’a pas permis à ces partis de se préparer correctement pour l’échéance du 12 décembre 2021, date du dernier référendum. Ici se trouve en partie l’explication du boycott indépendantistes lors du dernier scrutin référendaire.

L’Eveil Océanien apporte une voix singulière dans le contexte calédonien. Et, il n’hésite pas à jouer de ses alliances pour atteindre ses objectifs politiques. C’est un parti qui compte durant la phase de transition et tentera de renforcer son ancrage lors des prochaines élections provinciales de 2024.

Sortir de l’impasse institutionnelle et penser les urgences

Au sortir de ces 30 ans de débats institutionnels lancinants, la Nouvelle-Calédonie reste dans l’incapacité à trouver une voie commune. La structuration du paysage politique néo-calédonien par des partis héritiers des accords de Matignon-Oudinot conduit à la centralité du clivage autour de la question indépendantiste. Cette polarisation crée un décalage générationnel, dans un territoire où la moitié de la population a moins de 30 ans.

Le nickel calédonien, qui fait vivre 15.000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate.

Pourtant, au-delà de la question institutionnelle, d’autres sujets restent prégnants pour la Nouvelle-Calédonie, tels que celui de la protection face à la Chine hégémonique dans la zone Pacifique. Cette dernière lorgne, depuis longtemps, les ressources tant halieutiques que minières du Caillou. Pékin espérait, avec l’indépendance acquise, jeter son dévolu sur l’archipel calédonien et n’a pas hésité, pour ce faire, à activer divers leviers d’influence auprès des mouvements indépendantistes.

Derechef, le nickel calédonien, qui fait vivre 15 000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate. Pour illustration, malgré de nombreuses aides d’État, la SLN d’Eramet est placée pour la seconde fois de son histoire sous mandat ad hoc. Entre la concurrence de minerais moins chers et les problèmes énergétiques liés à la guerre en Ukraine d’une industrie largement dépendante du charbon et du fioul, l’avenir s’annonce sombre pour le nickel calédonien. En début d’année, une centrale flottante au fioul est arrivée de Turquie pour subvenir à ses besoins, mais l’explosion du prix de l’énergie rend cette solution de moins en moins pertinente. La conséquence directe de ces difficultés a été la suppression de 53 emplois, attisant les tensions sociales entre patrons et syndicats.

Les autres enjeux majeurs sont les inégalités sociales et le défi climatique. Au même titre que les DROM, la Nouvelle-Calédonie présente des standards de vie inférieurs à ceux de l’Hexagone et des inégalités internes très fortes. Le territoire a besoin d’hôpitaux, d’écoles et de sortir de la mono-industrie du nickel. En somme, la protection face à une mondialisation sauvage et la mise en place de mécanismes d’émancipation pour tous. Qui plus est, la position géographique du Caillou le rend extrêmement vulnérable au dérèglement climatique. Une situation qui doit amener à repenser l’aménagement et le développement de la Nouvelle-Calédonie. Pire, l’archipel fait face à un hiver démographique : le dernier recensement de l’INSEE indique un début de déclin démographique. La population y a diminué et est passée sous la barre des 270.000 habitants. En cause ? Un taux de natalité qui s’est effondré, mais surtout un solde migratoire largement négatif dû aux départs, notamment des jeunes, que l’incertitude politico-institutionnelle n’a pas rassuré.

La Nouvelle-Calédonie vit donc, depuis trente ans, dans un temps institutionnel non déterminé. Le processus dit de décolonisation entamé depuis lors a tous les paramètres d’une boîte de Schrödinger. La Nouvelle-Calédonie était à la fois indépendante et française tant que le couvercle des référendums n’avait pas été levé. Mais d’aucuns semblaient oublier qu’il s’agissait bien là de référendums, donc de choix binaires. Le choix, encore et toujours, possible de rester français, quand d’autres entrevoient ce long chemin comme menant à une indépendance certaine. Ainsi, si le Caillou n’en a pas fini avec ses maux institutionnels, les défis démographiques, sociaux, climatiques et géopolitiques restent bien présents sur l’archipel. En cas d’échec des négociations pour définir le nouveau statut du Caillou, les prochaines élections provinciales seront un tournant avec le risque d’une radicalisation de chaque camp et le retour de la violence. D’ici là, l’impasse reste entière.

[1] Union nationale pour l’indépendance

[2] Front de libération nationale kanak socialiste

L’Allemagne, grande perdante du conflit ukrainien

Olaf Scholz, chancelier allemand, fait face à une situation de plus en plus compliquée. © German Presidency of the EU

Alors que la guerre en Ukraine s’enlise, un nouveau rideau de fer s’est édifié entre l’Occident et la Russie. Or, cette dernière contrôlant nombre de ressources indispensables pour nos économies contemporaines, les conséquences des sanctions s’annoncent extrêmement lourdes. Le « bloc allemand », un ensemble de pays s’étendant de l’Europe centrale à la Belgique, est particulièrement exposé aux difficultés à venir. Article de Marco D’Eramo, journaliste italien, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Quel que soit le vainqueur, il est de plus en plus difficile de savoir ce que signifierait gagner la guerre en Ukraine. Plus les destructions sont importantes, plus le conflit semble insoluble.

Avec un nombre croissant de morts et une escalade des sanctions, les objectifs des belligérants semblent de plus en plus impénétrables. Qu’est-ce que la Russie gagnerait à annexer un recoin dévasté de l’Ukraine, par rapport à tout ce qu’elle y perdrait ? 

Pourquoi l’Ukraine s’épuiserait-elle à conserver une région qui ne veut pas être détachée de la Russie ? Et à quelles fins l’OTAN érigerait-elle un nouveau rideau de fer, consolidant ainsi un bloc russo-chinois doté à la fois de matières premières et de technologies avancées ?

Certes, depuis un certain temps, les États-Unis et leurs alliés mènent des guerres dans lesquelles la victoire est impossible à envisager. A quoi aurait ressemblé une victoire en Irak ? Si cela impliquait de transformer le pays en une sorte de copie musulmane d’Israël, cela n’a jamais été une issue réaliste. Finalement, le pays a été livré à la sphère d’influence iranienne, tandis que l’Afghanistan a été abandonné au Pakistan et à la Chine. Et nous ne mentionnerons même pas la guerre civile syrienne… Pourtant, s’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels. Comme nous allons le voir, l’un d’entre eux sera probablement ce que l’économiste australien Joseph Halevi a appelé le « bloc allemand », c’est-à-dire un ensemble de nations économiquement interconnectées s’étendant de la Suisse à la Hongrie.

La Russie, source de nombreuses ressources indispensables

Bien sûr, nous sommes tous plus ou moins perdants dans la conjoncture actuelle. Au début de l’invasion, tout le monde se préoccupait avant tout de l’approvisionnement en gaz et en essence. Ce n’est que plus tard que l’on a appris que la Russie et l’Ukraine représentent 14% de la production mondiale de céréales et jusqu’à 29% des exportations mondiales de céréales. Il a été révélé par la suite que ces deux États fournissent 17% des exportations de maïs et 14% de celles de l’orge. Les analystes ont aussi réalisé que 76 % des produits à base de tournesol dans le monde provenaient de ces deux pays. La Russie domine également le marché des engrais, avec une part mondiale de plus de 50 %, ce qui explique pourquoi le blocus a causé des problèmes agricoles jusqu’au Brésil.

S’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels.

D’autres surprises nous attendaient. La guerre a touché non seulement les secteurs du pétrole et du gaz, mais aussi celui du nickel. La Russie – où se trouve Nornickel, un géant du secteur – a produit 195 000 tonnes de nickel en 2021, soit 7,2 % de la production mondiale. L’invasion de l’Ukraine, combinée à une demande accrue pour le nickel utilisé dans les lignes à haute tension et les véhicules électriques, a fait monter les prix en flèche. Parallèlement, l’industrie des supraconducteurs, qui produit des calculateurs et des puces informatiques, a été fortement touchée. L’industrie sidérurgique russe envoyait en effet du gaz néon en Ukraine, où celui-ci est purifié pour être utilisé dans des procédés lithographiques tels que le marquage de microcircuits sur des plaques de silicone. Les centres de production les plus importants sont Odessa et Marioupol (d’où la lutte acharnée pour ces régions). L’Ukraine fournit 70 % du gaz néon du monde, ainsi que 40 % du krypton et 30 % du xénon ; ses principaux clients sont la Corée du Sud, la Chine, les États-Unis et l’Allemagne. L’approvisionnement en plusieurs autres métaux « critiques » est également menacé, comme l’a indiqué le Columbia Center for Global Energy Policy en avril :

« D’autres métaux stratégiques impactés par cette crise avec la Russie sont le titane, le scandium et le palladium. Le titane est crucial pour les secteurs de l’aérospatiale et de la défense. La Russie est le troisième producteur mondial d’éponge de titane, matière essentielle pour la fabrication du titane. Largement utilisé dans les secteurs de l’aérospatiale et de la défense, le scandium est un autre métal clé pour lequel la Russie est l’un des trois plus grands producteurs mondiaux. Le palladium est l’un des minéraux essentiels les plus touchés par la crise ukrainienne, car il est un composant indispensable aux industries de l’automobile et des semi-conducteurs et la Russie fournit près de 37 % de la production mondiale. Le palladium russe illustre l’une des principales caractéristiques géopolitiques des minéraux précieux : Les approvisionnements alternatifs sont souvent situés dans des marchés tout aussi problématiques. Le deuxième plus grand producteur de palladium est l’Afrique du Sud, où le secteur minier est en proie à des grèves à répétition depuis dix ans. »

Des sanctions inefficaces

Chaque jour, donc, nous découvrons de nouvelles difficultés à séparer la Russie de l’économie mondiale. Cela s’explique en partie par le fait que les sanctions se sont avérées moins efficaces que prévu, malgré les efforts tenaces des États-Unis et de l’Union européenne. À ce jour, il y a eu au moins six séries de sanctions successives, chacune plus draconienne que la précédente : l’expulsion de la Russie du système financier international géré par SWIFT ; le gel des réserves étrangères de la Banque centrale russe, qui s’élevaient à environ 630 milliards de dollars ; le gel de 600 millions de dollars déposés par la Russie dans des banques américaines, et le refus d’accepter ces fonds comme moyen de paiement de la dette extérieure russe ; l’exclusion des banques russes les plus importantes de la City de Londres ; et la restriction des dépôts russes dans les banques britanniques.

Les aéroports et les espaces aériens occidentaux sont désormais fermés aux avions russes, et il est interdit à la marine marchande russe d’accoster dans les ports occidentaux (Japon et Australie compris). Les exportations technologiques vers la Russie sont interdites, de même que de nombreuses importations. L’Union européenne a mis en place des sanctions à l’encontre de 98 entités et de 1 158 personnes, dont le président Poutine et le ministre des Affaires étrangères Lavrov, des oligarques liés au Kremlin comme Roman Abramovitch, 351 représentants à la Douma (parlement russe, ndlr), des membres du Conseil national de sécurité de la Russie, des officiers de haut rang des forces armées, des entrepreneurs et des financiers, des agents de propagande et des acteurs. Toutes les banques occidentales, ainsi qu’une majorité des entreprises occidentales, ont fermé boutique en Russie et vendu leurs succursales. La Russie a réagi en interdisant l’exportation de plus de 200 produits, en exigeant le paiement en roubles des exportations de pétrole et de gaz et en bloquant les livraisons à la Pologne, la Bulgarie et la Finlande lorsqu’elles ont refusé d’accepter cette condition.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible.

Paradoxalement, toutefois, certaines sanctions ont joué en faveur de Moscou. L’embargo sur le pétrole et le gaz a augmenté les revenus russes en raison de la hausse des prix qu’il a provoquée, tandis que les observateurs étrangers notent que les rayons des supermarchés russes semblent toujours aussi bien garnis. Au cours des quatre premiers mois de l’année, la balance commerciale de la Russie a enregistré son plus fort excédent depuis 1994, soit 96 milliards de dollars. Après son effondrement initial durant les premiers jours de la guerre, le rouble s’est progressivement redressé, de sorte qu’il vaut aujourd’hui plus que l’année dernière. En 2021, il fallait 70 roubles pour acheter un dollar. Le 7 mars, jour le plus critique pour la devise russe, ce chiffre avait presque doublé, mais il est aujourd’hui retombé autour de 60.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible. Si des décennies de guerre économique se sont révélées incapables de faire tomber des régimes comme celui de Castro à Cuba (visé depuis plus de 70 ans), du Venezuela bolivarien (30 ans) ou de Khomeini en Iran (42 ans de sanctions américaines, auxquelles il faut rajouter une dizaine d’années de mesures internationales), il est difficile d’imaginer comment elles pourraient provoquer un changement de régime dans un pays comme la Russie, qui s’est de plus préparée à cette éventualité en modernisant ses capacités industrielles. Malheureusement, plus les sanctions sont inefficaces, plus la guerre s’éternise, passant d’une escalade à l’autre, et creusant des divisions qui semblent toujours plus irréparables. Nous pouvons d’ores et déjà supposer que les relations avec la Russie seront interrompues pendant au moins quelques décennies, une situation bien fâcheuse pour tout Occidental qui n’a pas eu la chance de visiter Moscou et Saint-Pétersbourg. Un nouveau rideau de fer a été construit et il ne sera pas franchi avant des années. 

Moscou et Pékin partenaires indispensables du bloc allemand

Tout ceci est un obstacle de taille pour les visées stratégiques poursuivies au cours des trente dernières années par le bloc allemand. La thèse de M. Halevi est que, depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, l’Allemagne a cherché à établir une série d’économies mutuellement interdépendantes qui, pour ainsi dire, constituent aujourd’hui un système économique unique. Ce groupement a un flanc occidental (Autriche, Suisse, Belgique et Pays-Bas) et un flanc oriental (République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne et Slovénie), avec des rôles et des secteurs différents répartis entre eux. Les Pays-Bas font office de plate-forme logistique mondiale et de centre de transport ; la République tchèque et la Slovaquie sont les sièges de l’industrie automobile ; l’Autriche et la Suisse sont des producteurs de technologies de pointe, etc. Si l’Allemagne est bien sûr le centre hégémonique de ce bloc, un tel ensemble régional implique de reconsidérer son rôle géopolitique et son importance mondiale. Au total, ce bloc compte 196 millions d’habitants, dont 83 millions en Allemagne, et un PIB de 7.700 milliards de dollars, dont 3.800 milliards pour l’Allemagne. Cela en fait la troisième puissance économique du monde, derrière les États-Unis et la Chine, mais devant le Japon. 

Ce réseau de relations est particulièrement visible lorsque l’on se penche sur le secteur du commerce. Les exportations allemandes vers l’Autriche et la Suisse – qui comptent ensemble 17 millions d’habitants – s’élèvent à 132 milliards d’euros, contre 122 milliards d’euros vers les États-Unis et 102 milliards d’euros vers la France. Si on considère le total des échanges avec l’Allemagne, la France (avec ses 67 millions d’habitants) est derrière les Pays-Bas (avec seulement 17 millions) : 164 milliards d’euros contre 206 milliards d’euros. L’Italie, quant à elle, reçoit moins que la Pologne, bien que sa population soit plus importante (60 millions contre 38 millions) et que son revenu par habitant soit presque deux fois plus élevé. Il s’agit d’un renversement spectaculaire, étant donné qu’en 2005, l’année suivant l’adhésion de la Pologne à l’UE, le commerce de l’Allemagne avec celle-ci ne représentait que la moitié de celui avec l’Italie.

L’appareil industriel allemand s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part.

Ce qui s’est donc produit, c’est la réorientation de l’appareil industriel allemand, qui s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part. Pékin est désormais le premier partenaire commercial de l’Allemagne, avec une coopération qui représente 246 milliards d’euros. Les autres membres du bloc allemand ont également enregistré une hausse sensible de leurs échanges avec la Chine. Halevi explique :

« Si nous prenons 2005 comme référence, c’est-à-dire l’année suivant l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’UE, la valeur en dollars des exportations mondiales de l’Allemagne a augmenté de 67 % jusqu’en 2021, tandis que son commerce avec la Chine a été multiplié par plus de quatre. Au cours de la même période – et bien qu’elles aient presque triplé – les exportations françaises et italiennes vers la Chine ont affiché un taux de croissance bien inférieur à celui du commerce allemand. Pour les États du bloc allemand, l’intégration avec l’Allemagne a généré une véritable envolée des exportations vers la Chine, l’Allemagne ayant non seulement ouvert la voie à ces pays, mais aussi établi des liens entre les secteurs et les entreprises individuelles qui, à leur tour, stimulent leurs exportations locales. À l’ouest de l’Allemagne, les exportations directes des Pays-Bas vers la Chine ont été au moins multipliées par cinq depuis 2005, tandis que celles de la Suisse ont été multipliées par douze, ce qui en fait le deuxième exportateur européen de la Chine. Ces mouvements ont été beaucoup plus contenus en Belgique et en Autriche. À l’est, les exportations de la Pologne vers la Chine ont été multipliées par 5,5, par 6 pour la Hongrie, par environ 10 pour la République tchèque et par près de 21 pour la Slovaquie. 

La conséquence toute naturelle de ce processus est la formation d’une zone économique eurasienne, une véritable nécessité pour la Chine, tant en raison de ses besoins en matières premières russes que des pôles croissants d’infrastructures ferroviaires qui traversent la Russie, le Kazakhstan et l’Ukraine. C’est au cours de la dernière décennie que les premiers convois de trains de marchandises ont quitté la Chine pour Dortmund et les Pays-Bas. Les Allemands avaient, du moins dans les milieux industriels, l’intention de créer des symbioses entre la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine, et donc avec l’Europe et l’Allemagne. En d’autres termes, l’objectif était de faire converger des États alliant des zones logistiques, productives et exportatrices d’énergie (Russie, Ukraine, Kazakhstan) et des importations de biens industriels en provenance de Chine et d’Allemagne. »

On peut entrevoir ici l’équivalent teuton des nouvelle routes de la soie – la fameuse Belt and Road Initiative – lancée par Xi Jinping en 2013. En effet, l’objectif ultime du bloc allemand, tel qu’il est analysé par Halevi, est la création d’un front continental eurasiatique dont les deux extrémités seraient l’Allemagne et la Chine, avec la Russie en intermédiaire indispensable. Cela explique la persistance avec laquelle les Allemands ont insisté sur la réalisation du gazoduc Nord Stream 2, même quand cela signifiait aller à l’encontre des intérêts de Washington et de l’OTAN. Le premier effet géopolitique tangible de la guerre en Ukraine a été l’enterrement de ce projet.

La guerre a véritablement mis fin au rêve d’un espace eurasiatique commun, car elle oblige l’Allemagne à affaiblir ses liens avec la Chine et condamne le canal de communication russe qui les relie. Elle interdit également à l’Allemagne d’utiliser la Russie comme un arrière-pays riche en ressources, un Lebensraum (espace vital), ou plutôt un Großraum (grand espace) comme l’a théorisé Carl Schmitt dans les années 30. Maintenant, au lieu d’un Großraum, la Russie est devenue un obstacle géopolitique insurmontable. Cela obligera les stratèges du bloc allemand à revoir l’ensemble de leur plan, à repenser la relation entre leur propre puissance sous-impériale et l’empire américain, tout en redéfinissant leurs relations avec les autres États européens. Dans le même temps, le bloc allemand a été mis à rude épreuve par les intérêts contradictoires de ses membres individuels. Un fait anodin mais significatif révèle à quel point les règles du jeu ont changé : en mai dernier, la balance commerciale mensuelle de l’Allemagne est passée dans le rouge pour la première fois depuis 1991. Certes, ce n’était pas grand-chose (environ un milliard de dollars), mais il s’agissait tout de même d’un déficit commercial. Une situation qui n’est pas sans précédent historique émerge ainsi du conflit ukrainien : la défaite de la stratégie allemande. Dans la troisième guerre mondiale, les perdants sont apparemment encore les Allemands.