Niger : les pièges de l’interventionnisme

© Édition LHB pour LVSL

Pour justifier son droit à intervenir au Niger afin d’y rétablir le président Mohamed Bazoum, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) fait fi de la complexité de la situation. Une armée étrangère, loin d’être accueillie à bras ouverts par les Nigériens, sera perçue comme une menace pour leur auto-détermination. À Niamey, les officiers au pouvoir s’appuient quant à eux sur l’insatisfaction générée par la présidence de Mohamed Bazoum. Élu en 2021 suite à un scrutin contesté, il est perçu comme excessivement proche du pouvoir français. La voie de l’intervention militaire pour lui permettre de reprendre les rennes du pays ne fera que radicaliser les soutiens au putsch. C’est l’analyse dAoife McCullough – doctorante à la London School of Economics – et d’Aziz Garba – doctorant à l’Université catholique de Louvain -, dans un article originellement publié sur Afrique XXI.

Fin août 2022, quelques centaines de militants avaient manifesté devant l’Assemblée nationale à Niamey, la capitale du Niger. Leur objectif était de dénoncer les interventions militaires étrangères dans le pays et d’exprimer leur colère face à la hausse du coût de la vie. Des drapeaux russes avaient été accrochés sur un monument, et les observateurs internationaux s’en étaient inquiétés, craignant que la Russie ne soutienne des groupes de protestation dans le but de déstabiliser le dernier allié de l’Occident – avec le Tchad – dans la lutte contre le terrorisme au Sahel.

Quand une autre manifestation a été interdite, ces mêmes observateurs ont vite oublié ce premier mouvement. Répression des manifestations, arrestations de militants de la société civile… Depuis son élection, début 2021, le président Mohamed Bazoum a utilisé les mêmes instruments que son prédécesseur, Mahamadou Issoufou, afin de donner l’impression que tout allait bien dans son pays. Et beaucoup ont voulu y croire.

Au Niger, l’idée selon laquelle un politicien ne peut devenir président que s’il a le soutien de la France est très répandue. Loin de lutter contre cette croyance, Bazoum a multiplié les signes en ce sens.

Mais, à bas bruit, les Nigériens ont continué d’exprimer leur colère. Ils ont échangé leurs frustrations dans les taxis, sur les réseaux sociaux et dans les groupes de messageries privées au sujet du manque de liberté démocratique, de la présence des forces françaises au Niger, de la pauvreté et des difficultés extrêmes dans un pays riche en uranium, en pétrole et en or. Pour nombre d’entre eux, le coup d’État intervenu le 26 juillet 2023, mené par le général Abdourahamane Tiani, est la promesse d’un réel changement. Car leur foi dans le système démocratique s’est depuis longtemps émoussée.

Élection contestée

Mohamed Bazoum est arrivé au pouvoir en avril 2021 à la suite d’une élection contestée, opposition et observateurs indépendants ayant constaté des fraudes électorales orchestrées par son mouvement politique, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS-Tarayya). La communauté internationale, y compris la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et l’Union africaine (UA), qui avaient envoyé des observateurs électoraux, s’est peu exprimée à ce sujet. Le président sortant a même reçu le prix Mo-Ibrahim 2020 avec, à la clé, 5 millions de dollars versés sur dix ans.

Au Niger, l’idée selon laquelle un politicien ne peut devenir président que s’il a le soutien de la France est très répandue. Loin de lutter contre cette croyance, Bazoum a multiplié les signes en ce sens. Lorsque le Mali a réclamé le retrait de l’opération Barkhane, en février 2022, le président français, Emmanuel Macron, a déclaré que le Niger acceptait d’accueillir une partie des troupes françaises – une décision très controversée pour les Nigériens. Par ailleurs, la première interview de Bazoum clarifiant la position du Niger sur ce sujet a été accordée à la presse française, pas nigérienne [1].

De plus, alors que Bazoum tentait de mener des réformes, de lutter contre la corruption, de construire des routes, c’est sa politique visant à réduire le taux de natalité (actuellement de sept enfants par femme, un des plus forts au monde) qui a retenu le plus l’attention. Très populaire auprès des donateurs occidentaux, elle ne reflète pas les préoccupations d’une vaste partie de la population nigérienne et est même parfois considérée comme une volonté de l’Occident d’imposer son mode de vie.

Dégradation de la confiance

Le manque de confiance dans la démocratie en tant que système de gouvernement s’était répandu bien avant que Mohamed Bazoum arrive au pouvoir. Au cours de recherches menées en 2016 dans le nord du Niger, les personnes interrogées ont exprimé des doutes quant à la capacité de la démocratie à générer un système de gouvernance à même de résoudre les problèmes qui minent le pays [2]. Elles se sont plaintes que, dans une démocratie libérale, la justice est trop facile à corrompre, et que les peines sont trop clémentes pour dissuader les criminels.

Autre paramètre de cette dégradation de la confiance : la volonté des citoyens de payer des impôts est souvent considérée comme un indicateur pour mesurer la perception qu’ils ont d’une autorité. En 2013, 84 % des Nigériens étaient d’accord avec la déclaration selon laquelle l’État a le droit de forcer les gens à payer des impôts. En 2020, ils n’étaient plus que 45 %, selon les chiffres compilés à partir des données Afrobaromètre. C’est sous Issoufou, au pouvoir de 2011 à 2021, que s’est produite cette bascule. Bazoum était son protégé, et même s’il a tenté progressivement de s’émanciper de son influence, il n’incarnait pas un changement dans la façon de gouverner le Niger, changement que beaucoup de Nigériens appelaient de leurs vœux.

La situation n’a rien à voir avec les cas des juntes au Burkina Faso et au Mali. Et toute interprétation visant à mettre la Russie derrière ce putsch serait erronée.

Tandis que les différents corps des forces de sécurité critiquent l’approche utilisée dans la guerre contre le terrorisme, le coup d’État du 26 juillet a ouvert un espace – peut-être provisoire – pour que la population s’exprime sur les injustices. Une jeune veuve interviewée par une télévision locale pendant les manifestations a raconté comment son mari, membre de la gendarmerie, a été envoyé combattre les « terroristes ». Tombé sur le champ de bataille, il était, selon elle, mal équipé. La foule autour d’elle a exprimé sa sympathie : « Amin, Amin. »

Nostalgiques de Seyni Kountché

Beaucoup de Nigériens ont du mal à comprendre pourquoi leur armée nationale n’arrive pas à vaincre les groupes djihadistes opérant aux frontières du Mali et du Burkina Faso. Ils se souviennent que l’armée nationale a réprimé un soulèvement touareg dans les années 1990, et ce sans intervention occidentale. Les étrangers se demandent comment les Nigériens peuvent considérer un putschiste plus acceptable qu’un dirigeant « démocratiquement » élu. Mais il suffit de demander à un Nigérien quel est, selon lui, le meilleur chef qu’il a eu : bien souvent, il répondra avec nostalgie « Kountché ».

Le colonel Seyni Kountché a mené un coup d’État en 1974 et est resté au pouvoir jusqu’à son décès, en 1987 [3]. Sous sa présidence, le pays a certes connu une forte croissance économique à la fin des années 1970, mais aussi une crise dans les années 1980. Cependant, les Nigériens ne se souviennent pas de Kountché pour sa gestion économique, mais plutôt pour son approche militaire forte, sa lutte contre la corruption et la répression des voix discordantes.

L’armée nigérienne rassure toujours la population et dispose auprès d’elle d’un capital sympathie important. Certes, ces dernières années, face à la crise sécuritaire, l’armée n’a pas toujours su protéger les civils contre la violence des djihadistes – elle a parfois elle-même commis des massacres –, et cela l’a un peu éloignée des populations, qui ont commencé à perdre confiance. Mais l’armée a aussi perdu plusieurs centaines de soldats, du jamais vu dans l’histoire des conflits au Niger.

Des propos mal interprétés

L’opposition et certains acteurs de la société civile ont accusé les dirigeants politiques d’être responsables de l’affaiblissement de l’armée, notamment en raison de la sous-traitance de la sécurité nationale aux forces étrangères. Dans un entretien accordé à Jeune Afrique en mai 2023, lorsque le président Bazoum veut justifier le fait que distribuer des armes à des groupes d’autodéfense est une erreur, il argue que « si les terroristes sont plus forts et plus aguerris que l’armée, comment des civils pourraient-ils leur résister ? » [4] Si le président n’entendait pas, en disant cela, remettre en cause la combativité des militaires, beaucoup d’officiers ont été blessés par ces propos et ne les ont pas digérés.

La situation n’a rien à voir avec les cas des juntes au Burkina Faso et au Mali. Et toute interprétation visant à mettre la Russie derrière ce putsch serait erronée. Les officiers qui ont annoncé le coup d’État le 26 juillet sont des officiers généraux et supérieurs qui ont une expérience de l’État, au contraire des jeunes militaires qui ont pris le pouvoir à Ouagadougou et à Bamako.

Il n’y a pas eu le même niveau de radicalisation que dans l’armée malienne avant le coup d’État de 2020. Les dirigeants des différentes forces armées au Niger se sont rapidement réunis pour déclarer un coup d’État, mais on ne sait pas encore s’ils veulent ou non s’accrocher au pouvoir comme l’a fait Kountché. Il semble que le général Tiani soit déterminé à installer un régime militaire, mais, en même temps, de nombreux membres des forces armées sont partisans d’un retour à la démocratie. Il y a un précédent à cet égard : le coup d’État de Salou Djibo en 2010.

Dans une large part de la population, les positions ne se sont pas encore radicalisées. En revanche, la plupart des Nigériens sont opposés à une intervention militaire de la Cedeao.

Mercredi 2 août au soir, une semaine après l’annonce du putsch, le général Abdourahmane Tiani, nommé par le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) chef de l’État, a dit qu’il avait pour objectif de créer les conditions d’une transition apaisée devant déboucher « dans un délai relativement court » à des élections générales.

Promesse d’un changement

Des négociations sont nécessaires pour résoudre cette crise, mais l’ultimatum de la Cedeao, qui, le 30 juillet, a donné une semaine aux putschistes pour rendre le pouvoir, accroît les tensions. Négocier une transition civile ou civilo-militaire pourrait prendre du temps, ce que l’organisation régionale semble refuser. Rétablir Bazoum est-il la solution ? Imposer un dirigeant approuvé par la Cedeao n’en serait certainement pas une : ceux qui s’opposent à un retour des civils au pouvoir dénoncent déjà la mainmise des élites ouest-africaines et françaises. Selon eux, ces élites ne se soucient pas de la vie des gens ordinaires, des difficultés qu’ils doivent endurer et des risques que prennent les forces armées pour lutter contre le terrorisme.

Après les indépendances, l’institution militaire a exercé le pouvoir politique pendant des décennies sous des régimes autoritaires ou semi-autoritaires. Si l’insémination des germes démocratiques sur le continent a pu y mettre fin, les militaires ne sont jamais restés loin des enjeux politiques. C’est un fait social à ne pas négliger dans les analyses si l’on veut comprendre le rapport au pouvoir et à l’État en Afrique. Les récents putschs au Burkina Faso, en Guinée, au Mali et au Niger illustrent le caractère mosaïque de la gestion du pouvoir politique par les civils et les militaires.

Dans une large part de la population, les positions ne se sont pas encore radicalisées. En revanche, la plupart des Nigériens sont opposés à une intervention militaire de la Cedeao. Si cela se produisait, des factions beaucoup plus radicales se formeraient, alors qu’elles s’expriment déjà de manière à peine voilée. Les structures qui maintenaient en place les institutions démocratiques étaient faillibles avant le coup d’État. Elles ne sauraient être réinstallées sans la promesse d’un changement en profondeur.

Notes :

[1] Tanguy Berthemet, « Mohamed Bazoum : “La fin de Barkhane va créer un vide qui profitera aux terroristes” », Le Figaro, 17 février 2022.

[2] Aoife McCullough, Mareike Schomerus et Abdoutan Harouna, avec Zakari Maikorema, Kabo Abdouramane, Zahra Dingarey, Idi Mamadou Maman Noura, Hamissou Rhissa et Rhaichita Rhissa, « Understanding trajectories of radicalisation in Agadez », Overseas Development Institute, février 2017.

[3] Sur ce coup d’État et l’implication présumée de la France, lire Klaas van Walraven, « “Opération Somme” : La French Connection et le coup d’État de Seyni Kountché au Niger en avril 1974 », Politique africaine 2014/2 n° 134, pages 133 à 154.

[4] François Soudan, « Mohamed Bazoum : “Armer les civils pour combattre les terroristes est une tragique erreur” », Jeune Afrique, 26 mai 2023.

Un mur de sable : quand l’Union Européenne érige sa frontière migratoire au Niger

Les migrations et l’accueil des migrants sont des questions récurrentes dans les débats politiques, que les principaux dirigeants européens refusent de traiter frontalement. À l’inverse, ils opèrent un déplacement du problème en empêchant, coûte que coûte, les migrants d’arriver sur la rive nord de la Méditerranée. Pour cela, ils externalisent les frontières, c’est-à-dire qu’ils chargent d’autres États de contrôler les migrants en amont pour que ces derniers n’arrivent pas aux portes de l’Europe. Le Niger est un pays laboratoire, étant le principal point de passage au Sahel. La législation restrictive de ce pays interroge cependant sur le bien-fondé de ces accords. 


Depuis plusieurs années, l’Union européenne (UE) renforce les moyens alloués à la « sécurisation » de ses frontières extérieures et à « la lutte contre l’immigration illégale », notamment au travers de l’Agence européenne de garde-côtes et garde-frontières, Frontex. Les différents moyens de contrôle des frontières, des barbelés aux caméras vidéo de vision nocturne en passant par l’interdiction pour les navires de débarquer les migrants secourus en mer, montrent cependant leurs limites. Aussi barricadée soit elle, l’Europe ne peut être complètement hermétique. Les migrants, qui fuient la guerre, les persécutions et la misère, n’ont pas d’autres alternatives et continueront de risquer leurs vies.

Dans ce contexte, le concept d’externalisation des frontières a gagné en importance. L’idée est simple : sous-traiter le contrôle des migrations à des États tampons afin que les migrants ne puissent arriver aux frontières de l’Europe (quand bien même ils pourraient légitimement demander l’asile) et faciliter les retours forcés. L’exemple le plus connu est le pacte migratoire entre l’UE et la Turquie de 2016. Celui-ci prévoit le renvoi forcé vers la Turquie des demandeurs d’asile arrivés sur les îles grecques, en échange de milliards d’euros versés (3 milliards d’euros initialement, rallongé depuis) et s’accompagne surtout du silence de l’UE sur la violation quotidienne en Turquie des droits humains.

Le tournant du sommet de La Valette

Avec la Turquie, l’UE se vante d’avoir « réussi » à diminuer les arrivées de demandeurs d’asile de la rive est de la Méditerranée. Le nombre de personnes arrivant sur les côtes grecques a effectivement diminué par rapport à 2015 mais les routes migratoires se sont, dans le même temps, déplacées vers la frontière Nord de la Grèce. Une fois l’accord avec la Turquie trouvé, l’attention de l’UE s’est tournée vers les pays du sud de la Méditerranée, en particulier sur la Libye, principal pays de transit vers l’Europe. Mais depuis la chute de Kadhafi, le pays n’a plus d’État en tant que tel, ce sont des milices qui se partagent le territoire. D’où l’idée de contrôler les migrations encore plus en amont, dans la région du Sahel.

Déjà en 2015, au sommet de La Valette, les chefs d’États européens avaient fait pression sur les dirigeants africains pour conditionner les politiques de coopération avec l’UE (en matière économique, commercial, d’aide au développement, etc.) au contrôle des migrations et aux retours forcés des ressortissants africains. C’est en quelque sorte un chantage fait aux pays du sud : aides économiques et commerce en échange de basses œuvres. Partenaire privilégié de cette nouvelle politique : le Niger, seul pays africain à avoir présenté un plan d’action à La Valette.

Cartographie du Niger

Le Niger présente plusieurs avantages. C’est le principal point de transit au Sahel pour rejoindre la Libye et ensuite l’Europe. On estime que 75% des personnes arrivées par bateau sur les côtes italiennes ces dernières années sont passées par le Niger. Le pays connait une relative stabilité politique depuis 2011 et le sentiment communautaire est assez fort (les Touaregs du nord du pays ne se sont pas associés à la rébellion Touaregs au Mali). En outre, c’est le pays le plus stable de la région. En effet, presque tous les pays frontaliers sont confrontés à des menaces: Boko Haram est actif dans le nord du Nigéria, la criminalité organisée est largement répandue au Tchad, des groupes djihadistes sont présents au Burkina Faso, les rebelles Touaregs et des groupes djihadistes contrôlent le nord du Mali. Ainsi, on ne compte pas moins de 250 000 réfugiés ou déplacés au Niger venant de pays limitrophes.

 

Carte du Niger ©Wikimedia

Au-delà des aspects géopolitiques, le Niger est l’un des États les moins développés de la planète. C’est le dernier pays en terme d’Indice de développement humain (189ème place sur 189 pays comptabilisés), 2 millions de personnes sont en insécurité alimentaire pour une population totale de 17 millions d’habitants et le taux de fécondité est le plus élevé du monde avec 7,6 enfants par femme en moyenne (la population double tous les 20 ans). Cette situation crée une grande dépendance vis-à-vis de l’aide internationale, et le rend d’autant plus vulnérable aux pressions des acteurs étrangers.

Le verrouillage des routes migratoires

Le Niger est cité en exemple par les institutions européennes. Signe de cet intérêt, depuis 2015, date d’adoption d’une loi controversée sur les migrations, le Niger a reçu la visite de nombreux acteurs européens: Federica Mogherini (haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères) et Antonio Tajani (président du Parlement européen). Mais aussi Angela Merkel, Emmanuel Macron, ou encore Gérard Collomb, l’ancien ministre de l’intérieur.

La loi nigérienne 2015-36 (qui n’a pas été adopté sous la pression directe de l’UE mais qui répond clairement à une demande européenne) criminalise toute assistance à des personnes migrantes sur le territoire du Niger, et rend les migrations illégales pour les non-nigériens au nord d’Agadez – dernier point de passage avant le désert. Dans les faits, cela revient à interdire les migrations vers l’Algérie, la Libye et ensuite vers l’Europe. Cependant, une partie non négligeable des migrants souhaitent se rendre dans ces pays, non pas pour ensuite passer en Europe mais pour y travailler. En effet, malgré le contexte, les possibilités de trouver un emploi y sont plus nombreuses que dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne.

Cette loi a eu deux conséquences principales. Premièrement, elle a rendu les routes migratoires plus dangereuses. Loin de décourager les migrants, elle les pousse à aller hors de toute route dans le désert, à rester éloignés des points d’eau pour échapper à la police. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), une agence des Nations Unis, le nombre de migrants ayant péri dans le Sahara serait deux fois supérieur à ceux morts en Méditerranée, environ 30 000 selon les estimations. Pourquoi une telle différence ? Sans doute parce que plus éloigné des yeux de l’Europe, l’attention des médias, des dirigeants et de l’opinion publique est moindre et qu’en conséquence, ce drame silencieux fait moins de vagues.

La fermeture des routes migratoires va à l’encontre du droit à l’asile. Pour « compenser », certains États européens ont convenu de réinstaller en Europe des personnes évacuées de la Libye vers le Niger. Des officiers de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) se sont rendus plusieurs fois à Niamey pour examiner des dossiers. Si l’intention est louable (sortir les personnes des centres de détention en Libye), le nombre de personnes ayant pu être évacuées puis réinstallées est très limité par rapport à celui des personnes enfermées en Libye dans des conditions inhumaines. D’ailleurs, ces personnes ont souvent été enfermées suite à leur interception en mer par les milices libyennes soutenues par l’UE. Nombre de migrants ont subi la torture, le viol ou ont même été mis en esclavage par les milices libyennes.

L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) se charge également des personnes évacuées de Lybie et des demandes d’asile. Mais les conditions d’accueil des réfugiés au Niger sont parfois très mauvaises. Face à la dégradation de la situation en Libye, près de 2000 soudanais originaires du Darfour se sont réfugiés à Agadez, en venant par eux-mêmes. Depuis août 2018, un camp du HCR a été construit dans le désert à 13 km d’Agadez pour accueillir 800 soudanais. Du fait de l’environnement, les conditions d’accueil sont très mauvaises: les tentes offertes par la Fondation Ikea fondent quand les températures dépassent les 50ºC en été et le vent est omniprésent, causant des infections des voies respiratoires.

Camp du HCR à Agadez ©Pierre Marion

Des répercussions sur l’économie locale

La loi 2015-36 a eu également un impact très négatif sur l’économie locale de la région d’Agadez (un territoire plus grand que la France). En effet, Agadez, comme point de passage, a vécu depuis plusieurs siècles grâce aux migrations. Bons connaisseurs du désert, de nombreux locaux travaillaient comme passeurs de manière légale. D’ailleurs, être passeur au Niger n’est pas vu comme une activité négative mais comme une profession normale.

En interdisant les migrations, les passeurs et les différents secteurs économiques liés aux migrations (cafés, commerces, etc.) ont été privés d’importantes sources de revenus, alors que dans le même temps les aides promises pour la reconversion professionnelle ne suivent pas. Le Plan d’Actions à Impact Économique Rapide à Agadez (PAIERA, sic) financé par l’UE et supposé permettre aux passeurs de se reconvertir a bénéficié à 371 personnes alors que l’on compte plus de 5 000 anciens passeurs. La population locale voit passer les programmes d’aide d’organismes internationaux mais les retombées ne sont pas au rendez-vous, créant tensions et frustrations. De plus, cela a favorisé le développement de nouveaux réseaux de passeurs liés aux trafics de drogue et d’armes venant de Libye.

La face cachée des aides européennes

Ramené au nombre d’habitants, le Niger est le premier pays bénéficiaire de l’aide européenne. Il reçoit des aides du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (229,9 millions en 2017). Ce fonds fiduciaire, basé sur la confiance comme son nom l’indique a été créé lors du sommet de la Valette. En laissant de côté l’artifice de communication, l’aspect fiduciaire du fonds permet d’échapper à la validation du Parlement européen. Une porte ouverte à de potentiels détournements de fonds ou à la corruption. D’ailleurs lorsqu’un pays fait face à de la corruption endémique – le Niger est classé 112ème sur 180 par Transparency International – les fonds sont versés à des ONGs. Or, dans le cas présent, 75% des aides arrivent directement au gouvernement.

Pour la période 2014–2020, 731 millions d’euros sont destinés au Niger dans le cadre du Fond européen pour le développement durable (FEDD). Le Fonds fiduciaire et le FEDD s’inscrivent dans l’Agenda européen en matière de migration, qui fixe le cadre global de la politique migratoire. Mélangeant différents domaines d’action, ils sont censés traiter les causes profondes des migrations. Toutefois, le mode de gestion de ces fonds fait que ce sont principalement des grandes entreprises, parfois européennes, qui en bénéficient à travers des partenariats public-privé. Les retombées pour les populations locales sont donc extrêmement limitées et cela ne permet pas un développement propre du Niger. De plus, une partie importante des fonds sont dirigés vers la lutte contre l’immigration illégale. Autant d’argent en moins pour l’économie locale et de crédits en plus pour l’industrie de la sécurité, conscient de l’aspect très lucratif de ce marché.

En matière de sécurité, la lutte contre l’immigration illégale a pris le pas sur la lutte contre le terrorisme – à mesure que la première s’impose dans l’agenda politique européen. En parallèle, les puissances étrangères renforcent leurs positions militaires dans la région, soit directement avec des bases militaires, soit en formant les forces de sécurité locales – la mission EU CAP Sahel a par exemple pour but la formation par l’UE des forces de sécurité des pays du Sahel. La France veut garder la main sur son ancien pré carré, notamment à cause des mines d’uranium d’Areva dans la région d’Arlit au nord du Niger (même si les ressources s’amenuisent). Quant aux États-Unis, ils sont en train de construire une nouvelle base de drone à Agadez, sans doute la plus grande base jamais construire à l’étranger, pour plus de 280 millions de dollars.

La double hypocrisie européenne

Les responsabilités de l’Europe sont multiples: legs colonial, accaparement des ressources par les firmes transnationales, pratiques commerciales agressives, détournements de l’aide au développement, alimentation indirecte des conflits, contribution au réchauffement climatique. Autant d’éléments qui empêchent les pays africains de se développer de manière autonome et de faire face aux causes de l’exil.

Dans le même temps, les politiques d’austérité prônées par les institutions européennes alimentent la montée du racisme. En réduisant l’action des services publics, en précarisant les conditions de travail, en mettant la pression à la baisse sur les salaires, elles créent un imaginaire de la rareté. Autrement dit, il n’y a pas assez de ressources, pas assez d’argent, pour tout le monde. Il faut donc trouver un coupable, ou plutôt un bouc émissaire. Au lieu de pointer du doigt les responsables des choix économiques, l’attention est détournée pour que la bataille se livre entre le dernier et l’avant dernier. Ce sont ainsi souvent les migrants qui font office de derniers.

D’un côté les politiques européennes créent les conditions du départ des migrants de leurs pays d’origines et de l’autre, elles créent les conditions de leur rejet sur le sol européen. Une politique paradoxale, comme un mur de sable entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne.