Disgrâce de la « théorie du nudge »

Si la transition écologique traîne, c’est à cause de « biais » cognitifs, qu’il faudrait corriger. Si notre système de santé est menacé, c’est parce que les citoyens ne possèdent pas les incitations nécessaires pour prévenir les maladies évitables. Telle était la vision portée par l’administration Obama : en « incitant » (to nudge) les agents à effectuer des modifications insensibles de leur comportement, on produirait des changements structurels. La tâche des politiques publiques serait donc de mettre en place des nudges destinés à corriger les biais des agents. L’administration Obama s’appuyait sur « l’économie comportementale », une discipline dont deux des principaux promoteurs médiatiques ont récemment été pointés du doigt pour la falsification de leurs travaux… Par Liza Featherstone, traduction et édition par Albane le Cabec [1].

C’est le nouveau scandale qui secoue le monde universitaire : les célèbres spécialistes de l’économie comportementale Francesca Gino et Dan Ariely auraient falsifié de nombreuses données au cours de leurs travaux. La première a été renvoyée de la Harvard Business School, tandis que le second a vu la dépublication de l’un de ses articles universitaires.

Dans un article paru dans le New Yorker, et intitulé « Ils ont étudié la malhonnêteté. Leur travail était-il un mensonge ? », Gideon Lewis-Kraus retrace, de manière convaincante, la chute des deux chercheurs. Au-delà des potins universitaires, les implications de cette affaire sont importantes. Selon les travaux de Data Colada, un blog tenu par plusieurs spécialistes du comportement renégats préoccupés par les arnaques généralisées dans ce domaine, bon nombre des études les plus connues s’appuient en réalité sur des données erronées, exagérées ou fausses. La légitimité même du domaine est donc en chute libre. Et beaucoup sont même prêts à reconnaître que le domaine n’a jamais été autre chose qu’une absurdité néolibérale.

Le « pouvoir du nudge » et l’administration Obama

Ariely était devenu célèbre avec des livres et des conférences aux titres accrocheurs ; en témoigne le titre de son livre phare Predictably Irrational, traduit en français par C’est (vraiment ?) moi qui décide : Les raisons derrière nos choix. L’économie comportementale, le domaine sur lequel repose la théorie du nudge, soutient simplement que les individus n’agissent souvent pas de manière rationnelle, ni dans leurs intérêts, contredisant ainsi les hypothèses de l’économie néoclassique.

[NDLR : L’économie comportementale étudie le comportement des individus en mobilisant des études psychologiques et neuroscientifiques. Elle se développe en réaction aux limites de la théorie néoclassique, qui repose notamment sur le postulat d’un agent rationnel, c’est-à-dire poursuivant ses intérêts. L’économie comportementale suppose au contraire qu’un certain nombre de facteurs psychologiques et cognitifs nous empêchent de prendre des choix rationnels. Elle se fonde sur des études empiriques du comportement des individus en situation de choix, et tâche d’identifier les « biais cognitifs » à l’origine de choix jugés « irrationnels ». Pour les corriger, elle prône la mise en place des nudges, légères incitations destinées à modifier les choix individuels. Si l’économie comportementale remet donc en cause les hypothèses de la théorie néoclassique, le jugement qu’elle porte sur le comportement dit « irrationnel » suppose pourtant que l’homo economicus demeure l’horizon. D’un point de vue normatif, la théorie néoclassique reste donc valide. Pour une analyse plus détaillée, lire l’intervention d’Audrey Woillet, Eugène Favier-Baron et Simon Woillet, responsables éditoriaux au Vent Se Lève : « L’ingénierie comportementale au service de l’action publique »]

Pour le public de la classe moyenne supérieure, cette idée a constitué une révélation : l’exploitation n’était plus le principal problème de la vie économique. Celui-ci résidait dans les choix effectués par les agents, ou plutôt dans ceux qu’ils n’étaient pas capables de faire. Cette théorie présuppose en effet leur irrationalité. Elle était à la fois désespérante et source d’un grand. Désespérante, parce que la faillibilité humaine était érigée au rang d’invariant ; pleine d’espoir, parce qu’il existait des solutions simples pour pallier cet état de fait.

Au lieu d’instaurer un système de santé gratuit et accessible pour tous, la théorie du nudge proposait ainsi de corriger les mauvaises habitudes de la population en influençant leurs choix en matière alimentaire, sportifs ou sanitaires.

Pour rendre le monde meilleur, plus besoin de redistribuer à grande échelle les richesses : il suffit d’influencer la population grâce à des nudges de façon à ce qu’ils fassent – enfin – les bons choix. Le nudge est censé permettre une modification de l’architecture des choix tels qu’ils sont présentés aux gens et, selon cette théorie, cette légère inflexion des décisions individuelles, rapportée à l’ensemble de la population, produit des effets majeurs.

Dans l’une des découvertes célèbres – et fortement médiatisées – d’Ariely (qui se révèle à présent fausse), il était avancé que la signature d’un contrat en haut de la feuille plutôt qu’en bas favorisait « l’honnêteté » de l’échange. Dans le cadre d’une autre recherche aujourd’hui discréditée, il a été supposément constaté que le changement du terme opt-out pour celui d’opt-in sur le permis de conduire [NDLR : les États-Unis ont un système de donation d’organe dit opt-in] conduisait à un accroissement des dons d’organes. Le soubassement théorique qui soutient l’argument est le suivant : même si la majorité des gens consent au don de ses organes, peu d’entre nous prendront la peine d’entamer une démarche afin de changer l’option par défaut – un phénomène que les sciences cognitives nomment le « biais de statu quo ».

L’économie comportementale constituait l’un des fondements intellectuels de l’administration Obama (bien qu’il puisse être audacieux d’utiliser le mot « intellectuel » pour un domaine dont les promoteurs ont davantage brillé par leurs conférences rémunérées, best-sellers et prêches plutôt que par des procédures académiques…). Les spécialistes du comportement comme Cass Sunstein ont séduit la classe politique par le supposé « pouvoir du nudge », présentant une solution confortable à une administration composée de profils à la fois progressistes et issus des classes supérieures.

Au lieu d’instaurer un système de santé gratuit et accessible pour tous, la théorie du nudge proposait ainsi de corriger les mauvaises habitudes de la population en influençant leurs choix en matière alimentaire, sportifs ou sanitaires. De la même manière, il ne s’agirait plus de renforcer la sécurité sociale et les retraites publiques, mais d’inciter à mieux épargner. L’économie comportementale nourrissait donc l’espoir qu’un gouvernement progressiste soucieux de l’équilibre budgétaire puisse encore améliorer la vie des gens, si bien qu’Obama lui-même a signé un décret en 2015 ordonnant à toutes les branches du gouvernement d’exploiter les connaissances de l’économie comportementale…

Les implications politiques d’une science aujourd’hui remise en cause par la communauté universitaire sont nombreuses. Avec elles, l’ère des solutions politiques modestes et courageuses est probablement révolue. Alors qu’en 2008 le New Yorker faisait l’éloge d’Ariely, Lewis-Kraus observe désormais, dans un article paru dans ce même journal, que cette théorie maintenant célèbre a été élaborée dans un laboratoire financé par BlackRock et MetLife, le Center for Advanced Hindsight. Lewis-Kraus ne se contente pas de dénoncer Ariely et les nombreux autres escrocs du secteur : ses reportages remettent aussi en question toute l’idéologie qui sous-tend l’administration Obama.

Il écrit qu’« au cours des dernières années, d’éminents spécialistes du comportement en sont venus à regretter leur participation au fantasme selon lequel des modifications du comportement humain répareraient le monde ». Il note le prisme de compréhension individuel plutôt que systémique et cite un économiste de l’Université de Chicago qui a déclaré : « C’est ce que les PDG adorent, n’est-ce pas ? C’est mièvre, cela ne touche pas vraiment à leur pouvoir tout en prétendant faire ce qu’il faut. »

Au-delà du nudge

Ce n’est pas la première fois que les médias confèrent une ample couverture à des recherches frauduleuses, dénoncées par les universitaires. Mais si l’on se souvient de l’enthousiasme suscité par ces théories à l’époque d’Obama, il est surprenant de voir tant de figures médiatiques critiquer la politique des « coups de pouce » et réclamer des changements plus structurels. À cet égard, il est encourageant de constater que même une partie du consensus démocrate s’éloigne de solutions qui n’impliquent pas une redistribuent des richesses. L’élection de Shawn Fain à la présidence des Travailleurs unis de l’automobile, l’apparition de Joe Biden sur un piquet de grève, les milliards investis dans les emplois et les infrastructures verts, et la présence au gouvernement d’Alexandria Ocasio-Cortez constituent autant de signes qu’un abandon du dogme antérieur.

L’enthousiasme généré par les sciences du comportement semble désormais révolu. L’idée que les enjeux politiques se résument à bien autre chose que des prises de décision individuelles fait son chemin. Qui peut encore défendre que des problèmes comme l’inflation, la crise climatique ou les bas salaires requièrent des nudge pour conduire les agents à se comporter autrement ?

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The “Nudge” of the Obama Era Was Always Neoliberal Nonsense ».

Le « nudge » : l’ingénierie comportementale au service de l’action publique

À l’occasion du colloque « Crise sanitaire, crise climatique : une crise de la communication ? » co-organisé par le Master conseil éditorial de l’Université Paris 4 et l’Espace éthique Ile-de-France, Audrey Boulard, Eugène Favier-Baron et Simon Woillet de la rubrique Idées et du pôle numérique de LVSL ont été invités à partager leurs conceptions des enjeux contemporains des métiers de la communication par l’Espace éthique Île-de-France. Voici le texte de l’intervention de Eugène Favier-Baron, co-responsable du pôle numérique LVSL. Il aborde quelques problématiques entourant le « nudge », outil d’élaboration de politiques publiques issu des travaux d’économie comportementale et qui fascine les pouvoirs publics autant qu’il fait naître des controverses en tout genre.

Qu’est ce que la théorie du « nudge » ?

Le « nudge », que l’on peut traduire littéralement par « coup de coude » est une théorie imaginée par le prix Nobel d’économie Richard Thaler, et le juriste Cass Sunstein. Ils la définissent ainsi : un nudge est « tout aspect de l’architecture du choix qui modifie le comportement des gens de manière prévisible, sans interdire d’options ni modifier de manière significative leurs incitations économiques. Pour être considérée comme un nudge, l’intervention doit être facile, et peu coûteuse à éviter ». Dérivé de l’économie comportementale, le nudge tire son inspiration de deux sources majeures ; en premier lieu, c’est une théorie tributaire des travaux d’Herbert Simon et de son modèle de rationalité limitée qui défie les modèles d’économie classique contredits par les données empiriques du comportement des consommateurs. Ces modèles en effet présupposaient que nous agissions en tant qu’homo oeconomicus, c’est-à-dire, selon des motifs absolument rationnels, que nous étions à même d’identifier des buts et de concevoir de façon optimale nos moyens d’y parvenir. Or, Daniel Kahneman va montrer, et ce sera la seconde influence majeure derrière le nudge, que c’est ce qu’il appelle des « biais cognitifs » qui nous font dévier de nos objectifs rationnels et de la pensée logique. Loin d’être des anomalies ou des exceptions, ces biais seraient constitutifs de notre rationalité. L’exemple probablement le plus connu de biais cognitif est celui du biais de confirmation : nous avons tendance à sélectionner les informations qui corroborent nos opinions et à rejeter celles qui risqueraient de les contredire.

Le nudge se propose de corriger ces écarts de raisonnement, pour aider l’individu à accomplir plus efficacement ses objectifs, à faire de meilleurs choix économiques, mais aussi à inciter des comportements vertueux en général. Ainsi, le ministère de la Transition écologique et solidaire soutient par exemple le « nudge vert » pour accompagner la transition écologique. Ou encore, dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, l’idée des auto attestations vient de la nudge unit, proposée par la société de conseil BVA, sur demande d’Emmanuel Macron. Pour cela les nudge designer ont recours à ce qu’ils appellent l’élaboration d’une « architecture de choix ».

© WissensDürster, de fausses mouches collées dans les cuvettes des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam auraient permis de réduire de 80 % les dépenses de nettoyage des toilettes pour hommes.

Cette architecture de choix désigne la façon dont les alternatives se présentent à nous. Un environnement physique ou une disposition particulière inciteront à un choix plutôt qu’à un autre, mais aussi une architecture verbale, une façon de nous présenter une information, enclenchera des biais de raisonnement qui conduiront à une réaction spécifique. Dans la théorie du nudge, l’environnement conditionne en grande partie nos comportements, il représente une source d’information, une émission de signaux qui se convertissent chez l’agent en une action. Si, dans une cantine en self-service, le personnel dispose les haricots plus en évidence que les frites, ils auront modifié l’environnement de choix des élèves en privilégiant une alternative plutôt qu’une autre, sans pour autant avoir eu recours à une contrainte quelconque. Un autre exemple concernant cette fois l’intervention d’un nudge verbal ou communicationnel concerne nos factures d’électricités. EDF pourra vous faire remarquer que vous êtes la dernière personne de votre quartier à ne pas avoir réglé à temps votre facture, en jouant sur le bias de pairs pour anticiper une réaction.

En somme, la promesse de Thaler et Sunstein avec le nudge est de fournir un outil pour contourner les biais cognitifs qui nous font agir irrationnellement. Cette ambition a fait surgir plusieurs critiques concernant le bien-fondé de cette pratique autant que son efficacité.

Les ambiguïtés du « paternalisme libertarien », ferment idéologique du nudge

D’abord, le nudge implique de considérer que l’architecte de choix (ou nudge designer) serait mieux à même que nous de fixer nos propres buts ; de là naît l’accusation de « paternalisme » – en réalité plutôt assumé par les deux auteurs, puisqu’ils taxent eux-mêmes leur théorie du nudge de « paternalisme libertarien ». Par cette formule contradictoire, Thaler et Sunstein entendent tracer une voie intermédiaire entre, d’un côté, le paternalisme pur, présent par exemple dans l’interdiction de fumer dans les lieux publics, et de l’autre les excès d’un libertarianisme qui défend un droit à polluer pour les entreprises de façon à ne pas entraver leur libertés. Le nudge est supposé mettre le curseur au milieu, avec une dose de paternalisme tellement infime qu’elle ne formulerait pas une obligation mais s’inscrirait dans une forme de pilotage, de gouvernance. Il ne s’agit par exemple pas d’interdire la pression publicitaire incitant les consommateurs à agir contre leurs intérêts, mais à se servir de cette même pression de façon plus douce pour induire des comportements vertueux censés contrer cette influence publicitaire néfaste. Or précisément sur ce dernier point, Thaler et Sunstein semblent hésitants.

La forme la plus « pure » –  ou du moins la plus proche de l’idée originale – du nudge est le AJBT nudge (As Judged By Themselves) : elle se donne comme une boîte à outils, un ensemble de moyens déployés sans perception par l’individu ciblé, et se contente d’assister à la réalisation d’un objectif que l’individu s’est lui-même fixé. L’accusation de paternalisme n’aurait alors plus lieu d’être puisque le nudger se contenterait de nous aider à réaliser des buts que nous nous serions déjà fixés. Toutefois, plusieurs interrogations subsistent : d’abord, si, comme le dit l’économie comportementale, les individus seraient globalement mauvais juges de ce qu’il faut faire pour parvenir au bien-être, pourquoi les nudgers nous aideraient-ils à réaliser nos objectifs ? Plus encore, comment être sûr que l’objectif auquel nous sommes encouragés est celui que nous visons réellement ? En réalité, Thaler et Sunstein se montrent plus nuancés. Selon eux, si nous avions accès à suffisamment d’informations pour effectuer un choix de manière rationnelle, nous ferions exactement le choix auquel ils nous incitent – nous cesserions par exemple de consommer tel ou tel produit si nous le savions cancérigène. Cependant, ajoutent-ils, l’accès à l’information n’est parfois pas suffisant pour initier une réaction, c’est là qu’un biais cognitif nous empêcherait de réagir. Mais c’est là aussi qu’existe un risque de dérive par rapport à la promesse initiale du nudge. En effet, cela implique d’influencer le contexte de décision de la personne en présumant au moins deux choses essentielles :

En premier lieu, si l’individu sait que la consommation de tel produit est nocive pour sa santé, et s’il continue d’en consommer, c’est forcément malgré lui, puisque la seule décision rationnelle dans ce contexte serait d’arrêter. Ensuite, cela voudrait dire que s’il n’arrête pas d’en consommer, c’est qu’il serait sous l’emprise d’un biais cognitif qui l’en empêcherait. Cela justifierait un nudge, qui dès lors ne serait là que pour relier de manière systématique la motivation à la prise de décision ou à l’action qui lui correspondrait.

Or, considérer qu’à chaque alternative ne correspond qu’un seul choix efficace, lequel suivrait un calcul utilitariste, constitue sans doute une conception assez pauvre du contexte de choix d’un individu, et de ses interactions. Un exemple assez parlant à ce sujet et qu’on retrouve dans le livre de Thaler et Sunstein est celui de ce qu’ils appellent le biais d’optimisme. Les deux auteurs présentent des données montrant que des couples mariés agissent dans leurs dépenses comme s’ils allaient rester en couple indéfiniment, en réalisant des investissements risqués et de long terme, alors même que le taux élevé de divorce dans nos sociétés contemporaines est connu de tous. En fait, ce « biais d’optimisme » correspond ici simplement au sentiment amoureux, et dans ce contexte, un calcul coût/bénéfice individuel n’est pas si pertinent.

Le nudge à l’ère des données massives et du ciblage comportemental individualisé

Par ailleurs, l’exemple des haricots en évidence qui illustre le concept d’architecture de choix – le moins controversé dans ce qui sert de vitrine au nudge –, est peu représentatif de l’influence du nudge aujourd’hui.

Selon Karen Yeung, professeur de droit de l’Université de Birmingham, il existe une déclinaison digitale du nudge qu’elle appelle l’ « hypernudge ». Contrairement au nudge classique qui joue sur des biais cognitifs pris en postulat chez l’ensemble du genre humain, l’hypernudge, grâce au ciblage algorithmique, est entièrement personnalisable. Il vise les caractéristiques individuelles de l’utilisateur, s’ajuste en temps réel à un comportement, et s’adapte à des variations d’humeurs ou à la volatilité des besoins en ayant recours à des données massives et à l’analyse comportementale. Dans ce contexte, on devine aisément comment les plateformes numériques dominantes peuvent détourner le nudge à des fins commerciales. Les algorithmes agissent sans discontinuer comme des architectes du choix, non pas en modifiant les circonstances du choix de façon à neutraliser les faiblesses de la délibération et nous permettre de mieux atteindre nos objectifs, mais en exploitant ces mêmes faiblesses pour structurer le champ d’action possible des utilisateurs à des fins commerciales ou politiques.

En recueillant des informations sur les préférences et les désirs des utilisateurs, l’algorithme va mettre en avant ces mêmes préférences pour influencer notre contexte de choix, il va donc privilégier la réalisation d’une alternative par rapport à une autre, selon des impératifs commerciaux.

Un dispositif de gouvernance qui pose de nombreuses questions

Le nudge – et a fortiori l’hypernudge – proposent un cadre de solutions individualisées, alors que le bien-être recouvre sans doute aussi une certaine dimension sociale, publique, politique et démocratique. C’est une approche aussi personnalisante que dépolitisante qui ne permet pas des infléchissements structurels mais tend plutôt à faire converger vers des solutions adaptant l’individu à son milieu économique ou organisationnel. La question du bien-être est une question millénaire qui occupe bien plutôt l’espace de la délibération politique, voire de la philosophie individuelle, que le simple design d’un contexte de choix. 

Autre difficulté posée par le nudge en tant que micro-dispositif : il a tendance à se soustraire au regard du législateur. Par exemple, pour nudger ses VTC, Uber dispose de divers instruments (alertes, modes de calculs), en se contentant de définir des lignes de conduite à la fois pour les clients et les employés sans que cette architecture nécessite pour sa mise en place le moindre ordre ou instruction explicite. Pris isolément, ces dispositifs sont trop minimalistes pour faire l’objet d’une violation de droits constitutionnels, et les directives ne sont pas facilement conscientisées par les individus. Enfin, tout cela laisse en suspens la question de l’autonomie. Les individus nudgés ne sont pas conscients que leurs actions découlent en partie des tactiques de l’architecte de choix, plutôt que de leur propre évaluation des alternatives.

En résumé, si les biais cognitifs font partie intégrante de notre rationalité, alors comment nous biaisent-ils ? Il semble que Thaler et Sunstein ne se soient pas totalement détachés de la rationalité classique dont nous parlions au début. Les biais cognitifs sont conçus comme des écarts de raisonnement par rapport à une rationalité qui, elle, semble toujours être celle de l’homo oeconomicus. Si l’économie comportementale offre une modélisation plus fidèle du contexte de choix réel des individus, il reste à clarifier l’apport du nudge. Dans certains cas, le nudge semble conçu comme un outil qui fait de l’individu un homo-oeconomicus ; il lui ôte ses biais de raisonnement par des moyens éducatifs, préservant ainsi sa liberté de choix. Mais, nous l’avons vu, ce simple complément d’information ne suffit pas toujours à enclencher la réaction espérée. Auquel cas, il convient d’utiliser ces mêmes biais pour orienter l’individu vers de « meilleurs » choix. Cette alternance fait écho à la théorie du « thinking fast and slow » de Daniel Kahneman selon laquelle nous disposerions d’un système cognitif à deux vitesses, un système 1 qui est automatique, rapide, qui agit par réflexe conditionné et ne demande pas d’effort particulier – c’est celui qui régirait la plupart de nos interactions quotidiennes – , et un système 2 plus rationnel, calculateur, réflexif, qui correspondrait à l’homo oeconomicus. Le nudge agit tantôt en éduquant le système 2, tantôt en influençant le système 1. Or il semble que dans le premier cas, le nudge s’avère peu efficace, tandis que dans le second, il s’avère peu éthique.

7. Le neuroscientifique : Thibaud Griessinger | Les Armes de la Transition

Thibaud Griessinger est docteur en neurosciences et chercheur indépendant en sciences comportementales appliquées aux questions de transition écologique. Il a récemment fondé un groupe de recherche qui s’est donné pour mission de remettre par la recherche et le conseil, la composante humaine au centre de la problématique écologique. Il travaille avec le ministère de la Transition écologique, ainsi que des villes et collectivités. Thibaud Griessinger nous éclaire sur le potentiel des sciences cognitives à guider le développement de stratégies de transitions écologiques plus adaptées aux citoyens.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – À quoi sert un neuroscientifique dans le champ de la transition écologique ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Thibaud Griessinger – J’ai un doctorat en neurosciences cognitives, mais le champ dans lequel je me place actuellement c’est celui des sciences cognitives. On peut dire que c’est un programme de recherches qui a pour but de naturaliser l’esprit humain, et qui regroupe toutes sortes de disciplines comme la psychologie, l’anthropologie, la robotique, etc. auxquelles les neurosciences contribuent activement.

Ce programme de recherches a pour but d’améliorer la connaissance de notre cognition, de comprendre les substrats biologiques qui mènent à des mécanismes cognitifs, et comment ces mécanismes vont pouvoir générer nos comportements, et in fine façonner notre organisation collective.

Ce qui est au cœur de ces recherches, c’est de croiser les approches et les disciplines. Par exemple, mon doctorat en neurosciences – on s’intéresse aux interactions sociales, comment on décide, ce qu’on apprend avec et sur autrui – était en interaction avec les neurosciences computationnelles, l’économie comportementale et la psychologie sociale. Donc, au sein de mon doctorat ou de mes études, dans le champ des sciences cognitives, on croise déjà toutes ces disciplines et ces approches.

Durant ces dernières années, il nous a paru évident que les connaissances qu’on avait sur le comportement, sur la manière dont on fonctionne, pouvaient apporter quelque chose sur des problématiques sociétales, au même titre que tout un tas d’autres disciplines. On le voit actuellement sur la question de l’éducation, où les sciences cognitives – entre autres – peuvent apporter des outils pédagogiques aux enseignants.

De la même manière, je suis concerné depuis quelques années par la question écologique, et on pensait qu’il était possible de faire un pont entre ces domaines de recherches et la question écologique, d’amener ces connaissances sur le comportement pour essayer de mieux penser à cette question de la transition, du changement de nos comportements.

LVSL – En quoi consiste votre activité ? Quelle est votre méthode de travail et à quoi ressemble une de vos journées types ?

TG – J’ai deux casquettes. La première, c’est d’être chercheur-consultant en sciences comportementales, et mon métier c’est d’accompagner la prise de décisions ou les actions écologistes d’acteurs de terrain, notamment de décideurs publics (économie circulaire, réparabilité, recyclage, covoiturage, etc.). Les missions vont vraiment dépendre des comportements que les décideurs publics souhaitent accompagner pour le citoyen. Mon rôle est d’essayer de leur donner des clefs de lecture sur ces comportements, d’essayer de poser un diagnostic un peu fin sur les freins comportementaux potentiels… Par exemple, pour le covoiturage, il y a tout un tas de freins qui peuvent dissuader les individus de faire du covoiturage : le confort, les habitudes, etc.

Ma deuxième casquette, c’est celle de chercheur indépendant. Il y a quelques mois, on a monté un groupe de recherche indépendant, avec une dizaine de jeunes chercheurs, qui a pour but de générer de nouvelles connaissances sur la nature des freins et des leviers qui vont conditionner différents types d’actions écologistes.

Notre but est de créer un pont entre la recherche académique et les actions de terrain. Le but de ce groupe de recherche qui s’appelle ACTE Lab – ACTE pour Approche comportementale de la transition écologique – c’est vraiment de créer une passerelle entre ce que l’on sait sur les comportements et comment ils peuvent être pris en compte dans les différentes actions, que ce soit de la sensibilisation ou de l’accompagnement de politiques publiques.

Dans ce groupe de recherche là, on a principalement trois volets d’actions qui concernent la recherche :

1 – Essayer de synthétiser les connaissances qu’on a sur les comportements dans la recherche fondamentale, et voir quelles hypothèses peuvent se poser, en termes de freins ou de leviers comportementaux sur le terrain.

2 – Faire le mouvement inverse : essayer de comprendre quels problèmes rencontrent les acteurs de terrain, essayer avec eux de coconstruire des projets de recherches-actions, d’accompagnement, et d’essayer en contrepartie d’avoir une information sur la nature des facteurs qui vont conditionner ou peut-être freiner, la question de la transition écologique.

3 – Organiser des séminaires, des colloques, de manière à acculturer le monde de la recherche académique et le monde des acteurs de terrain.

Thibaud Griessinger © Clément Tissot

LVSL – Quel est votre objectif ?

TG – Mon objectif est d’essayer de créer un espace entre le domaine de la science et la société, et de faire en sorte qu’il y ait une plus grande perméabilité entre ces deux sphères-là ; que la science contribue à des problématiques aussi sur des questions écologiques, mais également que les citoyens se sentent engagés dans les questions scientifiques ou soient générateurs de connaissances. Qu’il y ait un échange de savoir, ça, c’est mon objectif.

Une chose qui m’anime énormément : essayer de montrer qu’on peut mettre ces connaissances sur les mécanismes cognitifs à disposition du bien commun, et non de nous manipuler. Parce qu’ignorer ces contraintes-là, quelque part, ignorer la matière humaine, c’est faire des plans qui sont irréalisables ou inadaptés.

LVSL – Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées, ou trois concepts que vous avez développés au fil de vos travaux ?

TG –  La première est qu’on a une perception, une compréhension du monde qui est assez partiale. Notre attention, nos capacités de traitement de l’information sont limitées, et notre cognition repose beaucoup sur des principes qu’on appelle « d’inférence » : la capacité de pouvoir extrapoler à partir de nos connaissances sur les données manquantes, pour pouvoir justement naviguer dans ce monde-là qui est incertain, du point de vue du cerveau. En plus de ce principe d’inférence, on va avoir des petites règles simples, des heuristiques, qu’on va mettre en place, pour pouvoir avoir des comportements qui seront peut-être approximatifs, mais vont fonctionner la plupart du temps, malgré le fait que l’on ne puisse pas tout voir et que l’on n’est pas omniscient.

La conséquence de ça, c’est que beaucoup de notre perception du monde est teintée de nos croyances, de notre expérience, des interactions sociales qui nous ont forgés. Donc quand on parle de la transition écologique, les connaissances qu’on peut avoir vont contraindre notre appréhension de cette problématique-là et, a fortiori, nos comportements.

On a cette propension à combler cette vision lacunaire du monde par ce que l’on pense, par nos opinions, et ça montre la nécessité des actions de sensibilisation. Tous ces acteurs de terrain qui font la sensibilisation, qui font la pédagogie sont nécessaires à faire en sorte qu’on parte sur un socle commun de croyances ou de convictions pour nous diriger dans la même direction.

Une deuxième conviction, ou plutôt propriété qu’on peut souligner sur la cognition c’est le fait qu’on a très peu conscience de nos propres comportements. On a un accès limité à ce qui dirige nos comportements, pour des raisons assez simples. L’une d’elles, c’est qu’on est conduit par énormément d’automatismes, d’habitudes, et ces automatismes-là sont assez efficaces, puisqu’ils nous permettent de pouvoir automatiser différents comportements. Si vous êtes venu ici, vous n’êtes pas forcément conscient du chemin que vous avez pris, en revanche, ça vous a peut-être permis, en parallèle, d’être sur votre téléphone, de parler à quelqu’un, de faire attention au paysage, etc. Ces automatismes-là sont, quelque part, nécessaires pour qu’on puisse appréhender le monde, sans devoir développer une énergie folle à être en contrôle permanent de ce qu’on fait.

Le pendant de cela, c’est qu’on a un contrôle sur nos actions qui est très limité. Déjà, on n’a pas le contrôle que de ce dont on est conscient, et en plus, une fois qu’on est conscient d’une habitude qu’on voudrait changer, il y a énormément d’inertie comportementale qui nous empêche de pouvoir changer ces habitudes. Encore une fois, que ce soit difficile, c’est un avantage. Si on pouvait changer extrêmement facilement nos comportements, on serait extrêmement fluide et on aurait une difficulté à appréhender le monde de manière certaine. Il en va de même pour la première propriété, c’est-à-dire que d’avoir des connaissances, ou des croyances, ou des opinions sur le monde, le fait qu’elles ne changent pas si facilement que ça, ça nous permet de partir avec des représentations, des certitudes, avec une vision stable du monde.

Il y a donc énormément de barrières aux changements, ce qui a conduit à ce concept de intention action gap, cette idée qu’entre l’intention et l’action, il y a un monde, et ce fossé va être difficile à combler.

Nos habitudes peuvent être changées, mais pour cela, il faut que les comportements qu’on va mettre en place soient relativement facilement accessibles et qu’on y voit un intérêt. Souvent, il faut qu’il y ait une récompense, un plaisir associé.

En ce qui concerne toutes les questions de changements de comportement par rapport à la transition, on voit qu’il y a tout un tas de comportements qui sont bénéfiques pour l’écologique qui sont soit inconfortable, soit perçues comme étant moins plaisantes. Il y a cet aspect du confort qu’il est important de prendre en compte.

Je me permets une petite digression, mais la société dans laquelle on est, notre société moderne, a quand même la propriété de s’adapter à nos comportements, plutôt que l’inverse, de manière à servir notre confort, notre plaisir ; on peut être livré en nourriture extrêmement rapidement, on a des paiements facilités, etc. Dans un environnement qui s’adapte à nos comportements, à notre plaisir immédiat, et c’est encore plus difficile de pouvoir mettre en place de nouvelles habitudes et changer vraiment de mode de vie.

Troisième point : les interactions sociales sont au cœur de notre psychologie et de notre individualité, on a une grande tendance à imiter les autres, donc à suivre des comportements collectifs, et même à suivre des normes sociales. La norme sociale, ce sont des règles implicites qu’on va suivre, sans avoir conscience de pourquoi elles sont là ; le fait de mettre une veste de costume, par exemple, c’est une norme sociale. C’est une fonction sociale, mais on n’a pas forcément conscience de ce qu’il y a derrière. Or, pour la transition, il y a un grand enjeu, ce que certains appellent changer de récit, ou en tout cas de « changer de culture », qui est de mettre en place de nouvelles normes sociales vertueuses d’un point de vue écologique.

Pour ce qui est de la capacité d’imitation, on a tendance à côtoyer des personnes qui vont partager nos croyances, nos opinions, les mêmes centres d’intérêt, donc se réunir autour des mêmes centres d’intérêt. Il va y avoir ces bulles sociales, qui précédaient Internet, qui vont apparaître et empêcher les comportements de passer d’une bulle à l’autre, ou qui vont contraindre des types de changements à une certaine partie de la population, à certains groupes sociaux, etc.

Ces propriétés cognitives là sont des propriétés générales, des grandes conclusions issues de résultats qui sont issus du domaine de la recherche académique, et qui peuvent poser des bases pour réfléchir à comment ces différentes propriétés vont impacter la transition sur le terrain. En revanche, il y a une autre propriété : l’importance des différentes propriétés citées va changer en fonction du contexte, du groupe auquel on appartient, etc. Il est donc important de sortir de la généralité et essayer de voir comment dans les territoires, dans certaines parties de la population, ces différentes propriétés vont s’exprimer et vont conduire, ou impacter, la transition écologique.

Quand on parle de transport, par exemple, les barrières ou les contraintes psychologiques vont être bien différentes que sur les questions de sobriété énergétique, ou des questions de consommation, etc. Il y a une nécessité de comprendre de quoi on parle, et qui est concerné par ces différents comportements, donc c’est un peu dans cet esprit-là que ACTE Lab se place : essayer de faire un travail sur chaque territoire, ou en tout cas, sur chaque spécificité, pour bien comprendre comment ces connaissances un peu générales de nous-mêmes peuvent s’articuler et aider à optimiser les actions écologiques.

LVSL- Concrètement, pourriez-vous nous donner des exemples de traduction de ce que vous venez de dire en politique publique ?

TG – Ces traductions-là ont été initiées dans plusieurs pays il y a une dizaine d’années, notamment en Angleterre : on retrouve des unités gouvernementales, ou privées, mais qui vont travailler pour la puissance publique, qui ont pour but d’adapter l’action publique aux comportements des citoyens pour éviter qu’elles soient hors-sol, décorrélées des vraies problématiques de terrain qu’on peut observer. Quand il s’agit de mettre en place des actions publiques pour essayer d’épauler les citoyens pour utiliser les moyens de transport en commun, par exemple, il est nécessaire de s’assurer qu’ils ont déjà accès à ces moyens de transports, et si c’est le cas, qu’est-ce qui les empêche d’opérer ce transfert-là s’ils ont l’intention d’opérer ces transferts, et qu’ils comprennent bien les enjeux qu’il y a à l’intérieur de ces transferts.

Donc, dans cette ligne-là, il y a tout un tas d’acteurs en France, et notamment je pense à l’équipe de la Direction interministérielle de la transformation publique, au gouvernement, où ils ont une équipe sciences comportementales qui essaye de faire rentrer ces sciences et ces approches dans les questions de politique publique.

J’ai rédigé un rapport pour la DITP il n’y a pas longtemps, qui reprend ce que ces sciences du comportement peuvent apporter aux politiques publiques, d’un point de vue théorique, mais également en citant tout un tas d’exemples sur des questions de transition écologique. Par exemple, le fait de prendre en compte quels sont les freins au gaspillage alimentaire, initié en Angleterre. L’idée, c’était d’essayer de jouer notamment sur l’information, faire en sorte que les citoyens, qui se retrouvent en situation de gaspiller énormément de nourriture et à produire un certain nombre de déchets soient au courant que des dispositifs de tri sont mis en place, et ensuite que ces dispositifs soient rendus saillants, de telle manière que ça pousse à l’action. Et donc, en jouant sur une information saillante, sa compréhension, sur l’accessibilité, sur toutes sortes de leviers qui sont dans l’environnement des citoyens, il est possible de conduire à pouvoir mieux gérer leurs déchets.

Cette approche a été initiée au départ par ce concept du nudge il y a une dizaine d’années : C’était l’idée qu’il était possible, en changeant l’environnement de choix ou les options qui étaient données aux différents individus, d’orienter leurs choix. Donc, si eux appelaient ça le paternalisme libertaire, cette idée qu’en changeant la disposition des différents aliments dans des cantines scolaires, par exemple, il était possible de conduire les élèves, en l’occurrence, à consommer plus ou moins d’aliments gras, salés ou sucrés. Ils en sont venus à l’idée que ça pourrait être un outil pour les politiques publiques, faire en sorte de changer l’architecture du choix, pour conduire les citoyens à des comportements plus écologiques.

À cela, il y a des limites éthiques évidentes : lorsqu’on a bien conscience des comportements, des barrières, des limites à ces différents comportements-là, une manière de pousser ou de faciliter le passage de l’intention à l’action chez ces citoyens c’est de jouer avec cette architecture du choix.

Ce que j’essaie de pousser un maximum, c’est de remettre ce nudge dans la perspective de l’approche scientifique. Le nudge n’est pas une solution magique qui peut permettre de pousser les citoyens à des comportements plus écologiques. C’est un outil parmi d’autres, et cet outil-là doit être entraîné dans un processus de décision ou de conception d’actions publiques qu’on va appeler « evidence based ». C’est un anglicisme qui a pour but d’exprimer le fait qu’il faut s’ancrer dans une connaissance du terrain, et dans des données autant que faire se peut. Cette approche d’evidence base a pour règle de, déjà, bien comprendre quels sont ces freins au comportement : est-ce l’accès à l’information ? Est-ce l’accessibilité à ces différentes options ? Est-ce que les citoyens n’ont pas conscience d’avoir cette chose-là à disposition ? Y a-t-il, autour d’eux, une norme sociale qui les pousse dans la direction opposée au recyclage ? Etc.

Thibaud Griessinger © Clément Tissot

Une fois qu’on a ces barrières bien en tête, on peut commencer à imaginer quels pourraient être les moyens d’actions publiques qui vont guider ces citoyens vers des comportements qui soient plus écologiques. Et ensuite, une fois qu’on l’a fait, on voir si ces différentes actions ont un quelconque effet sur les comportements qu’on essaie de guider, et si c’est le cas, essayer de regarder si, dans le temps, ça se tient. Ce n’est pas du tout dit que, parce qu’on met des poubelles de tri de différentes couleurs, les citoyens vont trier, et qu’en plus, ils vont maintenir leur niveau de tri dans le temps. Donc il y a une espèce de mécanisme à comprendre comment cette action évolue, est-ce qu’elle s’érode dans le temps, et d’essayer un maximum, si jamais ces résultats ne sont pas à la hauteur de ce qu’on attend, de raffiner ces actions, d’essayer de comprendre pourquoi elles n’ont pas marché.

LVSL – Quelle devrait être la place de votre discipline dans la planification de la transition ? À quel moment doit-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

TG – Beaucoup des stratégies ou des préconisations qui sont faites en termes de transition écologique (qu’on parle d’économie circulaire, qu’on parle de rénovation thermique, ou même de circuit court, etc.) sont des stratégies ou des planifications très techniques. Simplement, à l’approche purement technique de cette transition, je vois au moins deux limites :

Premièrement, lorsqu’on imagine un monde dans lequel notre confort est préservé, où notre manière d’agir, nos plaisirs sont préservés, l’aspect technique propose de remplacer chacun de ces rouages par des alternatives qui sont écologiques, décarbonées (énergies renouvelables, etc.). Or il y a déjà un coût à ce remplacement, il y a un coût à la production de ces systèmes alternatifs, et il y a un coût à ce remplacement-là. Ce que négaWatt préconise, c’est d’attaquer la question d’abord par la sobriété, ensuite par l’optimisation de nos systèmes énergétiques, et ensuite, à la fin, par la question des alternatives techniques. Et la question de la sobriété, c’est déjà de diminuer notre consommation énergétique, en tant qu’individu, en tant que collectivité, en tant que société. Et pour diminuer cette consommation énergétique, on voit qu’il y a une dimension comportementale extrêmement forte.

Une deuxième limite à cette approche purement technique, c’est qu’on voit bien que la technique ne fait pas l’usage. Il y a ce qu’on appelle « l’effet rebond négatif », ou des optimisations techniques ou technologiques : par exemple, créer des voitures qui consomment de moins en moins d’énergie fossile. Sachant que ces véhicules consomment moins de carburant, et que ça revient moins cher, il va y avoir un usage accru de ces véhicules-là, de telle manière à ce que la résultante soit au moins pas aussi efficace que ces innovations techniques espérait qu’elle le soit. Donc entre la mise en place d’alternatives techniques et l’usage qu’on en fait, il y a quand même un monde, et je pense que la question de comprendre les comportements est primordiale. Donc, ces clefs qu’on peut fournir, elles nous permettent également de sortir de tout un tas d’impasses quand il s’agit de penser, de planifier la transition.

Il y a tout un tas de biais dont les décideurs sont porteurs, donc là, les sciences du comportement peuvent également apporter des réponses, pas simplement en termes de transition sur le terrain, mais également en termes de planification..

Il y a un point que je n’ai pas mentionné, mais qui est quand même assez crucial, c’est la question de la résilience. Parce qu’on a émis une quantité déjà conséquente de carbone dans l’atmosphère, pour faire en sorte que les conséquences du réchauffement climatique vont venir. Elles sont déjà là. Donc, même si on avait une approche décarbonée dans la semaine qui suit, il y a une inertie climatique extrêmement forte qui va nous conduire à des changements environnementaux, et donc sociétaux, assez importants. Donc les sciences du comportement ont également un rôle à jouer pour penser les questions de résilience : résilience des territoires, résiliences des communautés, etc. C’est quelque chose qu’on essaie d’explorer.

Une structure qui serait indépendante, qui se place au carrefour de ces différents points d’action, des différents acteurs de la transition, me paraît non seulement pertinente, mais nécessaire à développer pour essayer d’accompagner cette transition au mieux. C’est ce qu’on essaie de pousser avec le ACTE Lab notamment.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière de transition écologique, que pourriez-vous proposer, concrètement, dans le cadre de votre spécialité ?

TG – C’est une question assez difficile ! Premièrement, je ne pense pas qu’on puisse concevoir un programme écologique en marge d’un programme politique, c’est-à-dire que la question écologique doit être transversale. On le voit bien quand on prend le regard des sciences du comportement : qu’on parle de transport, de consommation, de confort ou de système économique, toutes ces composantes-là, tous ces rouages de modes de vies et d’organisation, de faire société, jouent un rôle crucial dans la question écologique. Donc, cette approche transversale me semble inévitable et souhaitable.

Quelque chose qui me paraît assez évident, c’est la nécessité d’établir des priorités. Quelles sont les priorités si l’objectif est de décarboner notre mode d’organisation ?  Qu’est-ce qui est le plus émetteur de carbone ? Et de s’attaquer à ces questions. Ces priorités, ce n’est pas à moi de les donner, certains le font assez bien. Il y a le bureau d’études B&L Evolution, qui a sorti un rapport il n’y a pas longtemps, sur quelles pourraient être, justement, ces différentes priorités à l’échelle de la France pour pouvoir rester sous le seuil des 1,5°C. Mais les priorités ne donnent aucun indice sur la faisabilité. C’est là qu’il est important de prendre en compte la dimension comportementale. Si on établit comme priorité de réduire drastiquement le nombre de vols par avion, par exemple, comme eux le préconisent, est-ce que c’est faisable ? Si c’est faisable, quelles sont les conséquences en termes de confort, en termes de sacrifice pour les citoyens, et pour quels citoyens ? Le rôle, peut-être, de ces sciences-là, c’est de comprendre, à partir des priorités, ce qui est le plus faisable pour essayer d’organiser un plan de transition qui soit efficace, sur les dix ou quinze années à venir, pour réduire de 50% nos émissions de carbone comme il est préconisé.

Une fois qu’on a cette faisabilité en tête, je pense qu’il assez important de recentrer cette transition-là au niveau des territoires, parce que les personnes qui habitent les territoires connaissent le terrain, savent exactement ce qui est faisable et comment c’est faisable ; elles sont aussi porteuses d’initiatives et d’innovation, que ce soit en termes d’organisation citoyenne ou en termes d’entrepreneuriat, et il est nécessaire de redonner ce qu’on appelle de l’agentivité, redonner un pouvoir d’action aux individus sur leur destin, ou en tout cas, sur cette transition. Imposer par la force des préconisations, c’est une très mauvaise manière, je pense, de les faire accepter.

Une autre composante que, peut-être, les sciences du comportement nous dictent, c’est qu’on a une forte aversion pour l’iniquité. C’est quelque chose qu’on partage avec d’autres primates, et ça a pour conséquence que, si on doit réfléchir à des politiques de transition écologique au sein des territoires, il est nécessaire de penser à ce que cet effort collectif soit bien réparti. C’est-à-dire qu’en fonction de l’impact carbone ou biodiversité que l’on a, il faut qu’on ait un rôle plus fort ou en tout cas, un sacrifice doit être fait de manière plus forte. Si tout le poids repose sur des personnes qui n’ont que très peu d’impact sur ces émissions de carbone, il va y avoir un sentiment d’injustice, qui sera justifié du point de vue de l’efficacité, et du point de vue de la perception de la justice. C’est l’idée qu’on y a tous ensemble, ou on n’y va pas. Et ce tous ensemble, c’est cette perception de la justice sociale, etc.

Un point que j’évoquais plus tôt, c’est celui de la résilience : anticiper les changements à venir dans ces territoires. Il faut penser à comment ces territoires vont évoluer dans les prochaines années, sachant la fréquence d’événements météorologiques, sachant les conséquences qu’on peut attendre du changement climatique, de penser à quel vont être les impacts sur les territoires, d’anticiper ces changements, et de prendre en compte cette anticipation dans la question de la transition. Parce que si on prévoit une transition pour les territoires dans l’état actuel des choses, en 2019, mais qu’on ne pense pas l’évolution de ces territoires sur les années à venir, on va se retrouver avec un décalage entre les deux, donc c’est important de l’anticiper ; et il est possible d’anticiper les conséquences écologiques du réchauffement climatique et les conséquences sur ces populations.

Un point peut-être assez trivial, c’est la question de l’éducation. On parlait de pédagogie un peu plus tôt, mais sachant que le réchauffement climatique, la crise de la biodiversité, ont des conséquences sur notre environnement, il faut qu’on soit à même d’équiper nos citoyens avec une capacité de s’adapter au changement. De pouvoir penser un monde en changement, c’est assez primordial. Donc, axer l’éducation sur un autre rapport à la nature. Penser un autre rapport avec la nature, c’est se penser en tant qu’humain, comme inclus dans un écosystème qui influe sur tout un tas d’autres espèces et tout un tas d’autres composantes.

LVSL – Êtes-vous en lien avec des spécialistes, de spécialités différentes ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

TG – On est en lien avec des spécialistes de différentes disciplines, à plusieurs niveaux. Au niveau du ACTE Lab, parce que dans les sciences cognitives, il y a tout un tas de disciplines qui sont partie prenante : anthropologie, psychologie, neurosciences et même robotique, donc l’équipe en tant que telle est transdisciplinaire. Ensuite, on interagit également avec d’autres niveaux du comportement : on échange avec des sociologues, des écologues, des designers… Sur le terrain, on est en interaction avec des personnes qui sont porteuses d’expertise, pas d’expertise académique ni scientifique, mais qui sont porteuses de savoir empirique – associations de citoyens, décideurs, entrepreneurs, etc.

Notre approche du comportement est tellement transversale qu’on est forcé d’être en interaction permanente avec ces différentes disciplines. Et d’un point de vue de sensibilisation aussi, c’est important pour nous d’échanger avec des ingénieurs, d’échanger avec des personnes qui ont une bonne connaissance de ces problématiques climatiques, énergétiques, de biodiversité, parce qu’une fois qu’on dit qu’il faut changer les comportements, la question est : Quels comportements ? Et vers quoi ?

LVSL – Êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

TG – Je ne pose pas forcément la chose en termes d’optimisme ou de pessimisme. Ce que je vois, c’est qu’en tant qu’humains, on a une capacité de changement, que ce soit à titre individuel, mais aussi collectif, d’organisation etc. Ces structures politiques et économiques sont le produit de l’humain, quelque part… Donc on a une capacité d’étendre notre cognition individuelle pour faire société, faire groupe, qui est assez impressionnante. De ce point de vue, on a clairement les outils pour aborder ce type de problème.

Une des manières qu’on a de regarder les comportements, c’est à partir de ses limites, c’est d’identifier les biais qui rendent difficile la perception du changement climatique, des biais qui nous empêchent d’agir, de changer nos croyances, de changer nos comportements. Ces biais, bien sûr, existent, mais ils sont aussi le reflet de limites humaines, mais aussi le reflet de potentiels : c’est-à-dire que ce ne sont des biais que si on considère que nous ne sommes pas optimaux à opérer certains changements. Donc, si on pose ce regard-là, plus positif, sur l’humain, on a énormément de possibilités de changement, d’adaptation, et on est, quelque part, les maîtres de notre navire…

Donc, optimiste ? Ça va totalement dépendre de notre capacité en tant qu’humains, en tant qu’organisation, en tant que société, à utiliser ces différents leviers, ces différentes cordes sur lesquelles on peut tirer, pour faire tourner le bateau. J’ai tendance à dire qu’on le peut. Le fera-t-on ? Ça dépend vraiment de nous, et on essaie de contribuer, par nos disciplines, à justement participer à cette transition.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

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