Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.
Depuis plus d’un demi-siècle, les institutions financières occidentales que sont le FMI et la Banque mondiale jouent un rôle déterminant dans le financement des pays en développement. L’hostilité grandissante envers ces institutions et les réformes structurelles qu’elles obligent ont, peu à peu, permis à d’autres États et organisations de s’imposer. En particulier, après des années de très forte croissance, la Chine est devenue un créancier de taille dans de nombreuses régions, notamment en Afrique. Son ralentissement économique et démographique vient toutefois refroidir ses grandes ambitions. Désormais, forts du pouvoir qu’ils ont acquis par des soutiens publics toujours plus importants, les créanciers privés occupent un poids grandissant dans le financement des pays en développement. Le signe d’un basculement ?
Une crise de la dette est proche. Les effets de la crise sanitaire, de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêten Occident et de la hausse globale du dollar ne cessent de fragiliser des pays déjà en proie à des difficultés de toute sorte. Sur les trois dernières années, 18 défauts de paiement ont été enregistrés dans dix pays en développement, soit plus qu’au cours des deux dernières décennies. Les plus à risque restent ceux à faible revenu, dont les emprunts sont pour près d’un tiers émis à taux variable. Environ 60% de ces pays sont considérés comme surendettés ou en phase de le devenir. Ainsi, selon l’ONU, 3,3 milliards de personnes souffrent du fait que leurs gouvernements sont contraints de privilégier le paiement des intérêts de la dette sur des investissements essentiels. Et en 2024, le coût global du service de la dette devrait augmenter de plus de 10% pour les pays en développement, et de 40% pour les pays plus pauvres. Face à cette situation aux conséquences économiques, politiques et sociales parfois désastreuses, les réformes en cours de l’architecture financière internationale n’apportent aucune réponse.
Les institutions occidentales contraintes de se réinventer?
Les programmes du FMI et de la Banque mondiale imposés depuis quatre décennies en vertu du Consensus de Washington connaissent un rejet grandissant. L’été dernier, le président Tunisien Kais Saied avait notamment refusé un prêt du FMI de 1.9 milliard. Dans un monde de surcroît fragmenté, les institutions financières occidentales sont contraintes de se réinventer.
Le 9 octobre dernier s’ouvraient ainsi, pour la première fois en Afrique depuis 50 ans, les réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Au programme : réforme des institutions de Bretton Woods et financement climatique. L’objectif : teinter les nouveaux prêts d’un vert clair qui laisseraient presque croire à des dons. Depuis plusieurs années déjà, le FMI propose des prêts à des taux proches de zéro et à échéance 20 ans avec pour objectif de « financer l’action climatique » dans les pays les plus pauvres. Alors que la contribution de ces derniers dans les émissions de carbone mondiale est quasi nulle, et que les pays du Nord n’ont pas tenu, selon les échéances décidées, leur engagement de financer à hauteur de 100 milliards de dollars annuels les plus pauvres dans leur politique climatique…
Les États-Unis peuvent appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima.
Parallèlement, ces réunions ont soulevé la question fondamentale de la gouvernance de ces institutions – largement dirigées par les pays occidentaux et pourtant créées pour stabiliser le système financier international au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Aucun changement véritable n’a été négocié puisque les pays émergents (où figurent les BRICS) conservent une place très minoritaire et non influente tandis que l’Afrique subsaharienne n’a obtenu qu’un troisième siège, peu significatif, au Conseil d’administration du FMI.
Dans ces deux institutions, les droits de vote de chaque pays dépendent de leur quote-part (contribution au capital des institutions) calculée, de manière arbitraire, selon leur poids économique et géopolitique dans le monde. Les États-Unis détiennent 17,4% des votes, la Chine 6,4% (alors que son économie représente 20% du PIB mondial environ) et l’Allemagne 5,6%… Ce qui permet à l’Occident de réunir aisément une majorité, et aux États-Unis d’appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima.
Enfin et surtout, l’objectif affiché de ces réunions fut de modifier la politique de financement de ces institutions pour accorder davantage d’emprunts. Comme les pays membres fournissent la majeure partie des financements selon leur quote-part dans chaque institution, une proposition visant à augmenter de 50% les quotas distribués a été validée. Néanmoins, alors que les conditions d’emprunts se resserrent dans les pays avancés (qui distribuent une part significative des prêts) face à des niveaux d’endettement publics historiquement élevés et des finances publiques dégradées, le volume de leurs financements risque de diminuer. Dans la continuité des années passées, cette situation devrait théoriquement bénéficier à la Chine dont le statut de créancier n’a cessé de prendre de l’importance. Mais le gouvernement de Xi Jinping est confronté à des difficultés majeures.
La Chine, puissant créancier en panne
Depuis plus d’une décennie, la Chine se concentre particulièrement sur son développement extérieur (au détriment de sa population). Pour ce faire, elle recycle l’épargne qu’elle a accumulée pendant ses années de forte croissance pour prêter à ceux qui ont des besoins de financement. À travers une politique singulière où les emprunts ne sont assortis d’aucunes conditionnalités, elle se démarque des institutions financières occidentales. Les méthodes de remboursement sont en théorie plus souples car la dette du débiteur est souvent rééchelonnée si celui-ci est proche du défaut de paiement (au même titre, finalement, que le Club de Paris à la fin du 20ème siècle) et des prêts de sauvetage sont instaurés si la situation financière du pays se détériore (à des taux avoisinants toutefois 5%, soit deux fois plus élevés que ceux pratiqués par le FMI notamment).
L’empire du milieu a notamment prêté en Asie centrale et en Afrique, où les ressources naturelles abondent, afin de renforcer les liens économiques utiles pour son développement technologique et militaire. Elle peut notamment compter sur ses banques étatiques (la Banque de développement et la Banque d’export-import) qui ont réalisé près de 70% des prêts chinois à destination des économies émergentes et en développement sur les vingt dernières années, mais aussi sur ses banques nationales. La majorité de ces prêts (80% environ) sont, toutefois, dirigés vers les pays émergents afin de protéger son secteur bancaire d’éventuels défauts de paiement. De plus, la Chine échange massivement avec ces pays jusqu’à devenir le principal partenaire commercial du continent africain depuis 2009, mais aussi de pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Pérou), et de nombreux autres.
Une ère s’achève cependant. Avec un modèle économique à bout de souffle , son statut de créancier se retrouve affaibli. Elle prête nettement moins qu’auparavant. En Afrique par exemple, les prêts chinois ont atteint seulement 1 milliard de dollars en 2022, soit leur plus bas niveau depuis 2004. Elle s’est par ailleurs retrouvée contrainte de déroger à ses pratiques habituelles en acceptant de rejoindre, entres autres, l’initiative occidentale DSSI créée par le G20 et visant à suspendre de manière ciblée les paiements des intérêts de la dette chez certains pays. Globalement, cette situation pénalise davantage les pays débiteurs que la Chine, dont la baisse des prêts à travers le monde n’est que le reflet d’une économie en déclin. En revanche, elle a longtemps profité aux créanciers privés.
Le poids grandissant des créanciers privés
La financiarisation économique des pays avancés a incontestablement déplacé le pouvoir du public au privé, d’autant plus à mesure que les programmes de soutien des pouvoirs publics (en particulier des banques centrales) envers les acteurs financiers se sont multipliés. La garantie de sauvetage que ces derniers ont obtenu, quoi qu’il en coûte, leur permet par ailleurs de prêter dans des conditions parfois risquées mais particulièrement rémunératrices. Contrairement aux États, les taux qu’ils proposent sont généralement deux fois plus élevés et les conditions de remboursement plus agressives. Ces acteurs sont aussi épargnés des initiatives publiques visant à annuler, suspendre ou restructurer des dettes, conduisant parfois à des subventions publiques indirectes lorsque l’allègement de la dette permis par un État se fait au profit des acteurs privés.
Ces dernières années, le rôle des créanciers privés dans le financement des pays en développement s’est intensifié. En particulier, celui des acteurs du shadow banking (hedge fund, capital investissement…), des banques de détail et d’investissement, ainsi que des gérants de matières premières (l’entreprise Glencore, par exemple, détient 20% de la dette du Tchad). Selon les chiffres de l’Institut de la finance internationale, les financements privés représentent désormais 27 % de la dette publique des pays pauvres, contre seulement 11 % en 2011. En Afrique, ils détiennent plus de 30% de la dette extérieure du continent. Et dans certains pays à revenu intermédiaire comme le Ghana et la Côte d’Ivoire, ce taux atteint près de 60%.
Les risques, nombreux, conduisent à des besoins de financement de plus en plus élevés. La diminution des recettes budgétaires et d’exportation, la hausse des taux d’intérêt, les variations de taux de change, les fuites de capitaux, la pénurie de devises, et enfin et surtout le ralentissement de la croissance sont tant de défis qui accentuent la dette des pays en développement. S’ajoutent, pour nombre d’entre eux, des problèmes de pauvreté ou d’extrême pauvreté, une situation politique parfois compliquée, et un système social en difficulté. Bien que les contraintes budgétaires des pays avancés peuvent freiner leur capacité à prêter, les créanciers privés restent, eux aussi, vigilants. La crainte de ne pas être remboursé et de recevoir un soutien plus faible des États pourraient les désinciter à prêter. La hausse des taux d’intérêts a aussi fortement ralenti les arbitrages (et par extension les financements) visant à emprunter à taux bas dans des pays avancés pour bénéficier de meilleurs rendements dans des pays en développement. En 2022 par exemple, les nouveaux prêts accordés par les créanciers privés aux pays en développement ont chuté de 23%, soit leur plus bas niveau depuis dix ans. En parallèle, ils ont reçu 185 milliards de dollars de plus en remboursement de capital que ce qu’ils ont prêté aux pays en développement. La Banque mondiale et les créanciers multilatéraux ont dû, de fait, intervenir.
Ainsi se pose la question du manque de financement et de la soutenabilité de la dette dans les pays en développement. Les annulations de dettes doivent se multiplier, pour donner des marges de manœuvre à des pays qui en ont cruellement besoin, et ne pas leur faire payer des risques dont ils ne sont pas responsables. L’architecture financière internationale doit ensuite être repensée, à travers la création de nouvelles institutions financières reflétant les réalités du monde actuel. Un monde multipolaire où nombre des pays émergents n’ont plus d’émergents que le nom tant ils sont devenus des puissances à part entière. C’est la condition sine qua non pour non seulement apporter des équilibres aux enjeux actuels, mais aussi préserver les démocraties très fragiles.
Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.
Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.
Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?
Peter Mertens – J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.
Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde.
« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »
C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.
LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?
P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une «mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté.
Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.
Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.
LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?
P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.
Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.
« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »
De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.
Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.
LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique?
P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.
Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie.
« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »
Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »
On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.
LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?
P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.
Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.
De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991.
« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »
Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.
LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de «non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?
P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 :la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars.Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.
Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.
« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »
LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une «autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ?
P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.
Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.
Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.
Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.
LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?
P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne.
Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.
« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »
Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse.
Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.
Alors que l’inflation atteint déjà des niveaux jamais vus depuis des décennies, la politique des banques centrales, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement et à présent la guerre en Ukraine promettent une hausse des prix durable.Si la période actuelle semble plus que jamais dévoiler l’insoutenabilité du modèle financier contemporain, la fuite en avant et l’attentisme des institutions monétaires témoignent du refus de changer de paradigme. Face à la menace d’une action de ces dernières visant à contrer l’inflation, le spectre d’une crise économique et financièrese précise.
Politique monétaire expansive et reprise économique
En mars 2020, la crise sanitaire déclenche une récession de haute envergure. Alors que les marchés financiers étaient au plus mal, ce nouveau choc apparaît et les banques centrales décident d’agir en injectant – par le biais de rachats massifs de titres de dette des États et de multinationales – des centaines de milliards de liquidités dans le système financier pour éviter la catastrophe. Depuis la crise des subprimes de 2007-2008, les banques centrales se sont promises de toujours fournir les liquidités nécessaires aux banques et autres institutions financières en cas de fortes secousses des marchés. Suite à la chute de Lehman Brothers en 2008, la non-intervention des banques centrales est devenue inconcevable. Entre la crise des dettes souveraines (1) en Europe, la crise du repo, et la chute des actions en 2018, les périodes de turbulences sur les marchés au cours de la dernière décennie ont toujours été suivis d’un soutien monétaire sans précédent. L’épisode de mars 2020 n’aura pas fait exception.
Grâce au soutien des institutions monétaires lors de la crise sanitaire, les pays ont donc pu emprunter massivement pour financer des plans de relance – bien plus maigres en Europe qu’aux États-Unis. Sous la présidence Trump, les États-Unis ont déclaré l’instauration d’un plan de 2 000 milliards de dollars, encore accru par Joe Biden depuis. Au sein de l’Union européenne, les 27 s’accordent autour d’un programme de 750 milliards d’euros. Au Royaume-Uni, c’est 180 milliards de livres. Au Canada, c’est 100 milliards de dollars canadiens répartis sur trois ans. Portée par une injection monétaire continue, la reprise économique se conjugue à des goulots d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnements causées par la pandémie, et des pénuries de toutes sortes voient le jour : puces électroniques, papier, essence, produits alimentaires, etc.
Dans un tel contexte, les prix ne pouvaient qu’augmenter. Jusqu’au 24 février 2022 – date de début de l’invasion russe en Ukraine – l’inflation continue son chemin. Au mois de janvier, elle atteignait déjà des sommets dans l’ensemble des pays occidentaux. Mais lorsque la guerre retentit, ce phénomène en vient à s’accélérer. Les sanctions occidentales vis-à-vis de la Russie entraînent en effet une hausse de la spéculation sur les matières premières et donc une augmentation de certains produits, en particulier sur les hydrocarbures et les produits agricoles.
La décision de l’Ukraine et de la Russie de suspendre l’exportation de certains de leurs produits essentiels engendre de nouvelles pénuries. En parallèle, la stratégie 0 Covid extrême du gouvernement chinois crée de nouvelles tensions sur les chaînes logistiques. Aujourd’hui, la hausse des prix atteint 8,5% aux États-Unis, un record depuis 40 ans. Sur le Vieux continent, c’est 7,5%, le plus haut niveau enregistré depuis la création de l’indicateur. Au Royaume-Uni, c’est 7%, un sommet depuis 1992. Au Canada, c’est 6,7%, un record depuis 31 ans.
Les économies occidentales heurtées de plein fouet
Si, à première vue, ce phénomène pourrait s’avérer positif pour les États car il permet de réduire le poids de leur dette – dont la taille a considérablement augmenté durant la crise sanitaire -, un problème majeur se pose lorsqu’on considère la question sous sa dimension sociale. La grande majorité des salaires et prestations sociales ne sont pas automatiquement indexés sur l’inflation. Du fait des faibles négociations salariales alimentées par le refrain (2) de la « spirale prix-salaires », les salaires réels chutent drastiquement et des mouvements de protestation apparaissent. En Espagne, l’envolée des prix crée la colère chez les citoyens, et plus particulièrement chez les agriculteurs qui voient le prix des fertilisants exploser. En Grèce, une grève générale est en cours et les citoyens réclament une hausse des salaires. Aux États-Unis, la «Grande démission » représente l’immense vague de départs des salariés à la recherche d’un emploi mieux payé et de meilleures conditions de travail.
Pour contenir ces révoltes, les gouvernements ont recours à des mesures de soutien de tout type : chèque inflation, baisse des impôts, blocages des prix, diminution de la TVA… Dans le même temps, l’inflation « annoncée » est modifiée grâce à certaines décisions étatiques. En France, la hausse des prix atteint seulement 4,8% en avril – un des plus faibles niveau européen – grâce à la mise en place du bouclier tarifaire sur l’électricité et le gaz, qui est cependant censé prendre fin le 30 juin.
En parallèle, un jeu de communication se met en place. Pour se dédouaner de l’inflation survenue avant l’invasion de la Russie en Ukraine, certains dirigeants n’hésitent pas à remettre la hausse des prix sur le dos de la guerre. C’est notamment le cas du président Biden qui a déclaré le 11 mars dernier que l’inflation est due à Vladimir Poutine.
Si les gouvernements arrivent pour l’heure plus ou moins à maintenir le calme chez les citoyens, une hausse des prix trop importante pourrait accentuer ces tensions sociales, mais aussi remettre en cause le mandat des banques centrales qui reste principalement celui de la stabilité des prix.
Le risque d’une implosion ?
En 2008 comme en 2020, les institutions monétaires sont parvenues à prolonger un cycle économique qui semblait toucher à sa fin en augmentant sans cesse la dette des agents économiques. Mais dans le contexte actuel, la situation les en empêche. Face à l’inflation persistante – dont le contrôle leur échappe depuis bien longtemps – recourir à la planche à billet s’avère compliqué. Si les banques centrales envisagent une normalisation de leur politique au cours de l’année 2022, une diminution massive du volume de liquidités injectées et une augmentation marquée des taux pour endiguer l’inflation est un pari impossible.
La dette des agents privés atteint déjà des niveaux historiques. Dès lors, une hausse marquée des taux directeurs des banques centrales entraînerait un emballement de ces dettes et créerait une succession de défauts de paiements et de faillites pour nombre d’entreprises. On peut alors craindre une chute de la production, une augmentation du chômage, et un approfondissement de la récession.
Si les banques centrales ont le pouvoir de contrôler leurs taux directeurs (3), les taux auxquels les pays empruntent, fixés par les marchés financiers, fluctuent selon l’environnement économique et la situation financière des différents pays. Dans ce contexte, l’inaction des institutions monétaires produit d’inquiétants effets sur le marché obligataire. Depuis plus d’un an, les taux à long terme ne cessent d’augmenter. Depuis quelques semaines, cette spirale s’accélère : les investisseurs pensent que les institutions monétaires vont agir sur leurs taux directeurs pour contrer l’inflation, et ne veulent ainsi plus prêter aux États à des taux aussi faibles qu’auparavant car la hausse des prix s’intensifie et la valeur des obligations qu’ils détiennent diminue. De fait, la France n’emprunte plus à des taux négatifs comme en juin 2021, mais à 1,3 % sur 10 ans. Le Royaume-Uni n’emprunte plus à 0,3 % mais à 1,8 % sur 10 ans. Les États-Unis, comme le Canada, empruntent désormais à 2,8 % sur 10 ans et non plus à 0,5 % comme en mars 2020.
Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait apparaître.
Si ces hausses peuvent sembler raisonnables en comparaison avec le niveau des années passées, la tendance est clairement à la remontée des taux directeurs. Or, au même titre que le secteur privé, le niveau des dettes publiques a considérablement augmenté au cours des deux dernières années. La dette publique atteint ainsi environ 150 % du PIB en Italie, 125 % aux États-Unis et 120 % en France. Lorsque ces mêmes États empruntent pour rembourser leurs anciennes créances, ils devront faire face à ces nouveaux taux du marché. Leurs dettes abyssales engendreront alors une augmentation du coût de leur dette qui aurait de lourdes conséquences pour les pays dont les finances publiques sont instables. En observant l’augmentation continue du spread (écart de crédits) entre l’Italie et l’Allemagne, l’hypothèse de voir la troisième puissance économique européenne vivre le même scénario que la Grèce quelques années plus tôt n’est pas improbable. Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait alors apparaître. Du côté américain, le rapprochement entre le rendement d’une obligation de courte durée et celle d’une maturité plus longue témoigne de l’anticipation du marché face au risque de crise à court terme.
Dans ce contexte, la bulle financière ne se maintient que par la politique monétaire accommodante des banques centrales. Les actions baissent mais se maintiennent à des niveaux élevés du fait des faibles taux et du volumes de liquidités injectées dans les marchés financiers. Ce qui rend donc ces derniers extrêmement sensibles à une action des institutions monétaires. Dans le cas d’une normalisation de leur politique, une crise financière semble inévitable. On comprend donc pourquoi le choix a pour l’instant été fait de laisser filer l’inflation.
La pression s’accentue
Les marchés réagissent en effet à l’inflation et la guerre en Ukraine. Les sanctions vis-à-vis de la Russie engendrent en effet d’importantes fluctuations sur les cours des matières premières et de nombreux appels de marges (4), susceptibles de créer un dangereux effet domino. Le président de la Réserve fédérale de Dallas estime ainsi qu’il existe un « risque macroéconomique. »
Cette même réaction est visible sur le marché obligataire. Face à la hausse de l’inflation et au risque d’une diminution du bilan de la FED, le prix des obligations diminue. La valeur globale des obligations est donc en baisse (524 milliards lors de la semaine du 18 avril). Étant donné que ces titres de dettes font souvent gage de collatérales lors d’échanges financiers, c’est-à-dire de garanties en cas de non-remboursement, on peut craindre une vente massive de tout types d’actifs pour obtenir des liquidités et ainsi combler la perte de valeur de ces garanties. Une dangereuse spirale pourrait se mettre en place.
Par ailleurs, l’augmentation des taux obligataires entraîne par ricochet des effets sur le marché immobilier. Aux États-Unis, le taux fixe à 30 ans dépasse 5 %, un niveau plus atteint depuis 2010. Cette augmentation, couplée à des prix historiquement élevés pourrait engendrer un ralentissement, voire une diminution des ventes, qui ferait alors baisser les prix. Dans ce contexte, l’augmentation constante de la durée de remboursement des prêts permet de maintenir la bulle immobilière.
Face à cet ensemble d’événements, les banques centrales ne peuvent agir activement. Le 16 mars dernier, la Réserve Fédérale américaine a donc décidé d’augmenter timidement ses taux directeurs de 0,25 %, pour les porter à 0,5 %. La banque centrale canadienne a fait de même quelques jours plus tôt. Au Royaume-Uni, la Bank of England a été légèrement plus offensive et les a augmentées à 0,75 %. En Europe, la BCE décide pour l’heure de ne rien faire, par peur de précipiter une crise économique. À titre de comparaison, la dernière fois que l’inflation atteignait 8,5 % aux États-Unis, les taux se situaient à 8 %. Au Canada, lorsque l’inflation augmentait de 6,7 %, les taux directeurs de la banque centrale étaient de 16 %. Ce refrain est le même pour l’ensemble des pays occidentaux.
L’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.
Après avoir évoqué une inflation temporaire et limitée pendant des mois, le discours et la crédibilité des banques centrales sont donc fortement remis en question. Est venu s’ajouter à cela la prise en compte d’une inflation de plus long terme et diffuse dans les secteurs de l’énergie et des matières premières. Celle-ci, générée par un goulot d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnement et une création monétaire disproportionnée, amplifiée par la crise géopolitique récente, s’inscrit dans un contexte de marchés mondiaux dérégulés et instables.
Alors que les banquiers centraux ont perdu le contrôle des prix, un arbitrage difficile se rapproche : remonter leurs taux et précipiter une crise financière ou laisser filer l’inflation au risque d’un effondrement de la monnaie et de tensions sociales explosives ? Ce dilemme intervient alors que la concurrence entre grandes puissance s’intensifie et l’hégémonie historique du dollar est de plus en plus remis en cause. Dans le contexte où la Chine et la Russie ont clairement affiché leur volonté d’en finir avec l’hégémonie du dollar, l’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.
Notes :
(1) : Suite à la crise de la dette grecque en 2010, les pays européens ont vécu un emballement très fort de leur dette publique et de leurs déficits qui s’avéraient insoutenables. De nombreux plans de sauvetages ont eu lieu. Les pays ont dû s’adonner à des politiques d’austérités dans le but de retrouver des finances publiques stables.
(2) : Si l’histoire nous montre qu’une augmentation des salaires a généralement tendance à exercer une pression à la hausse sur les prix, elle nous montre surtout que le choix peut se faire entre les salaires et les profits. Si les salaires augmentent, les profits baissent. Si les profits augmentent, les salaires baissent. Dans tous les cas, les prix augmentent. Bien qu’un équilibre puisse être trouvé, la balance penche toujours d’un côté. Au moment des différents chocs pétroliers dans les années 1970, les gouvernements et syndicats avaient fait le choix d’une augmentation des salaires pour combler la baisse du pouvoir d’achat. De nos jours, les profits semblent être privilégiés, au détriment des salaires.
(3) : Les taux des banques centrales sont les taux directeurs. Ce sont des taux fixés à court terme par les banques centrales. On distingue trois types de taux directeurs : taux de refinancement, taux de rémunération des dépôts, et taux d’escompte. Le principal est le taux de refinancement qui correspond au taux d’intérêt des liquidités empruntées par les banques commerciales.
(4) : Un appel de marge se produit lorsque le courtier informe que le solde du négociateur est tombé en dessous de sa marge de sécurité. Dans ce cas, deux solutions sont possibles. La première : versement de fonds supplémentaires (sous forme de liquidités et/ou en numéraire) pour combler la dépréciation de la position ouverte sur le marché. Deuxième solution : Si de nouveaux capitaux ne sont pas apportés, le courtier se permet de couper la position pour arrêter les pertes.
« Le protectionnisme c’est la guerre » déclara Emmanuel Macron au cours d’un meeting à Arras en 2017, dans une volonté de faire écho à la formule de François Mitterand. Nationalisme et protectionnisme constitueraient ainsi les deux faces d’une même pièce, comme il en est question dans la suite de son intervention. La filiation historique et idéologique de ce genre de discours est aisément discernable. Des célèbres adages de Montesquieu aux poncifs en vogue aujourd’hui sur la nécessité de faire tomber les barrières commerciales pour œuvrer à la paix entre les peuples, la logique en est bien connue. Un examen historique des conditions d’introduction du libre-échange en Asie du Sud-Est au XIXe siècle suggère pourtant bien autre chose…
Opium et obus, le prix du libre-échange
Si le protectionnisme dispose d’un imaginaire associé au nationalisme des années 1930, les conflits liés à la diffusion du libre-échange en Asie du Sud-est, déterminants pour l’histoire récente, sont méconnus en Occident. C’est dans cette période d’internationalisation économique naissante que l’on soumet la Chine à la dépendance1de l’importation de produits étrangers, notamment l’opium, que les Britanniques acheminent depuis leurs colonies indiennes.
Avec la modernisation navale et l’opportunité croissante de la demande étrangère ayant eu cours dans la première moitié du XIXe siècle, les capitaux occidentaux se dirigent vers des pays de plus en plus lointains. La Grande-Bretagne, désireuse de rétablir sa balance commerciale déficitaire avec l’Empire du milieu, voit l’opium comme une opportunité d’inverser cette tendance. Devant les mesures de rétorsion que met en place l’empereur Daoguang pour endiguer ce fléau qui mine la société chinoise, les passeurs et trafiquants anglais initient un trafic d’opium, entraînant son lot de corruption, alors que la Compagnie britannique des Indes orientales s’efforce de contourner les interdits chinois.
Suite au transfert des réseaux marchands de la Compagnie britannique des Indes orientales à la couronne anglaise, l’opium devient une affaire d’État. Les country traders fomentent une véritable contrebande étatique et leurs convois sont directement placés sous escorte navale britannique, le tout sans grande discrétion. Face aux tentatives chinoises de juguler l’afflux d’opium, les marchands privés réclament depuis un moment déjà une intervention militaire de leur pays au nom du droit à commercer librement.
L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine, ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.
Mais le prétexte à la guerre advient le 3 juin 1839 lorsque les autorités chinoises saisissent et détruisent un stock d’opium de 1188 tonnes et proclament son interdiction. Le port de Canton est fermé aux Anglais. Le 4 septembre de la même année, la première escarmouche navale entre les deux belligérants éclate lorsque les navires britanniques forcent le blocus chinois du port de Kowloon, lieu de ravitaillement pour la contrebande d’opium. À la grande satisfaction des country traders, l’Angleterre cautionne alors une intervention militaire officielle qui se fixe pour but d’obtenir un dédommagement sur la perte de marchandise d’opium, mais également l’ouverture de plusieurs ports aux Anglais, l’occupation d’îles côtières (notamment Hong-Kong) et enfin la ratification d’un traité de commerce plus équitable. En réalité, le traité de Nankin est largement à la faveur des Anglais et reflète bien la dissymétrie des relations sino-britanniques de l’époque. Des relations pourtant revendiquées sous l’égide d’un libre-échange théorisé comme le moyen de maximiser des intérêts mutuels marchands, auquel nous prêtons aujourd’hui la vertu de lisser les rapports de force et de stériliser toute politique nationaliste agressive.
Après une expédition militaire qui tourne rapidement à l’avantage de la flotte anglaise, la Chine est contrainte au versement d’une réparation de 21 millions de dollars, ainsi qu’à l’ouverture de cinq de ses ports au commerce international (Shanghai, Ningbo, Amoy, Canton, Fuzhou). L’île d’Hong-Kong est cédée aux Anglais, des consulats sont imposés un peu partout, seuls compétents à juger les commerçants étrangers au nom d’un principe d’extra-territorialité qui restera un terrible affront pour la souveraineté chinoise.
Une seconde campagne sera menée contre la Chine en 1858, à laquelle s’ajoutent les Français, qui conduit à la prise de Pékin et au pillage du Palais d’été. De nouveaux ports sont ouverts au commerce étranger et le commerce d’opium se voit officiellement légalisé par les traités de Tianjin (1858) et la convention de Pékin (1860). C’est l’avènement des concessions étrangères avantageant les marchands occidentaux par rapport aux marchands locaux. Les cessions progressives des douanes impériales aux intérêts anglais2, la constitution au sein de la capitale chinoise d’ambassades étrangères, les missionnaires chrétiens dans les campagnes, seront autant de facteurs déstabilisants pour la culture, la souveraineté et l’industrie chinoise. Pendant ce temps, le commerce d’opium se révèle plus prospère que jamais et prolifère jusqu’à atteindre les 10 % d’opiomanes dans la population adulte chinoise en 1905.
L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.
Commodore Perry et la Gunboat diplomacy3, une autre facette du libre-échange
En juillet 1853, le plus gros navire de guerre de son temps, avec à son bord l’amiral américain Matthew Perry, s’approche de la baie d’Edo au Japon, escorté par quatre autres navires. Rapidement surnommés « bateaux noirs » par les locaux, ces navires de guerre débarquent 300 fusiliers marins sur les côtes japonaises. Cette démonstration de force accompagne une lettre destinée au shôgun d’Edo. Le président américain enjoint vivement le shôgun à ouvrir des relations diplomatiques et économiques avec le pays, dont la fermeture aux Occidentaux est en vigueur depuis 1641.
Début 1854, l’amiral Perry est de retour avec sept navires de guerre, dont trois frégates, 1700 matelots et une centaine de canons. Le shogunat Tokugawa cède à la demande des Américains et signe le 31 mars de la même année un traité d’amitié nippo-américain, stipulant l’ouverture des ports de Shimoda et de Hakodate aux étrangers, faisant ainsi des États-unis d’Amérique la nation étrangère la plus favorisée des relations diplomatiques japonaises – ce qui ne manque pas de déstabiliser la cour impériale et son dogme autarcique. Cette victoire audacieuse et agressive de la gunboat diplomacy américaine connaît un fort retentissement. Devant l’appât du gain, les Russes ne tardent pas à leur emboîter le pas en signant en 1855 un traité semblable proclamant l’ouverture du port de Nagasaki et glanant au passage l’archipel d’Ouroup. Suivront naturellement la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Prusse et la France.
Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji5et à la chute du régime shôgunal.
Les Américains obtiennent finalement l’ouverture d’un consulat permanent à Shimoda, dans un temple désaffecté. Au départ réticente, la cour impériale japonaise finit par céder sous la pression et la nouvelle de bombardements franco-britanniques à Canton, sur les côtes chinoises, en 1858. De nouveau, les grandes puissances occidentales signeront une à une des accords semblables. De nouveaux ports s’ouvrent aux étrangers (Edo, Osaka), qui ne sont plus obligés de traiter avec les représentants et fonctionnaires du shogunat pour mener à bien leur commerce. Parallèlement aux traités sino-britanniques ratifiés après les deux guerres de l’opium, les autorités consulaires sont seules compétentes à juger un acte délictueux commis sur le sol japonais par un étranger et ce selon les lois de son propre pays. Les concessions habitées par ces mêmes étrangers deviennent de véritables zones d’extraterritorialité. Les navires occidentaux amarrés dans les ports japonais qui leur sont ouverts ne sont soumis qu’à l’autorité de leurs pays respectifs, transformant de fait ces ports en quasi-bases militaires occidentales. Le droit de douane relatif à l’exportation est plafonné à 5% (ceux relatifs à l’importation doivent passer par une négociation) pour le bakufu4. Ces traités qui placent le Japon dans un état de mi-sujétion sont en vigueur pour une durée indéterminée.
Dès 1867, l’afflux de produits étrangers désorganise profondément les circuits commerciaux et plonge le pays dans une crise économique. La forte demande en soie rompt le marché intérieur, l’inflation explose et le prix du riz se voit multiplié par six de 1864 à 1867. La vampirisation économique que provoquent les concessions étrangères entraîne le contournement de l’activité et des circuits ruraux, et la concurrence ruine les marchands de cotons. Devant le risque d’une guerre impossible à remporter, les autorités japonaises cèdent à des demandes étrangères aussi dégradantes qu’impopulaires, qui provoquent une instabilité politique et des actions de terrorisme visant à la fois des dirigeants politiques japonais et des occupants étrangers. Après des tentatives politiques d’opposition aux concessions étrangères, les flottes françaises, anglaises et américaines ripostent et obtiennent gain de cause. Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji et à la chute du régime shôgunal.
À qui le libre-échange profite-il ?
Ces épisodes du XIXe siècle illustrant la mise au pas et la conversion de la région est-asiatique au libre échange, au moyen de la force militaire, remettent en question les lieux communs érigeant cette doctrine comme aboutissement de la communication et des relations apaisées entre les peuples. Les idéologues et promoteurs de ce qui est présenté de nos jours comme un truisme adossé au sens de l’histoire se trouveront ici en prise avec deux sérieux contre-exemples.
Le caractère extatique et presque religieux de la foi en un libre-échange vertueux, que l’on retrouve partout aujourd’hui, du FMI jusqu’à l’OMC, se trouve déjà chez Richard Cobden, industriel et homme d’État anglais lorsqu’il s’exprime dans un discours adressé à la chambre des Lords en 1846 : « Je regarde plus loin ; je vois le principe du libre-échange jouant dans le monde moral, le même rôle que le principe de la gravitation dans l’univers : attirant les hommes les uns vers les autres, rejetant les antagonismes de race, de croyance et de langue ; et nous unissant dans le lien d’une paix éternelle ».
L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposant alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer.
Le libre-échange ne débouche pas nécessairement sur des tensions commerciales, pas plus qu’il n’endigue les conflits armés, mais il peut être le prolongement économique d’une politique agressive, le cheval de Troie d’une relation commerciale inégale, comme cela a été le cas lors de ces deux événements historiques. La réduction des obstacles au commerce ne produit pas nécessairement le cercle vertueux de l’échange favorisant la paix, la communication et la compréhension mutuelle entre les peuples. À l’opposé, les mesures de protection économique peuvent se muer en un rapport de force garantissant une certaine équité et limitant un éventuel déséquilibre dans les relations commerciales entre pays.
Cette propagation du libre-échange en Asie du Sud-Est intervient dans un contexte diplomatique et international bien précis, celui d’une domination et d’une soif d’expansion marchande de l’Occident, dont le libre-échange incarnera la traduction économique. C’est parce que le libre échange est un vecteur possible de domination quasi-colonial qu’il a été promu comme fer de lance de la volonté de conquête du marché chinois par les Britanniques, plus que par idéologie pure. L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposait alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer. C’est ce que les Anglais ont compris en faisant de la défense d’un principe libéral le moyen d’étendre leur assise économique dans la région. L’accord de Nankin finalise une position de faiblesse chinoise dans les négociations, exploitée par les britanniques, au moyen du free-trade.
De quoi la doctrine libre-échangiste est-elle le nom ?
L’assimilation du commerce au seul libre-échange, comme cela est couramment orchestré de nos jours, constitue un tour de force et une victoire idéologique des libre-échangistes. L’alternative présumée entre politique commerciale protectionniste ou libre-échangiste se réduirait, nous dit-on, à choisir entre une autarcie régressive et une ouverture philanthropique et progressiste.
Ce schéma se heurte à l’histoire des politiques commerciales. Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique. Il s’agit d’un cas extrême d’absence de protections douanières, auquel s’oppose l’autarcie, c’est-à-dire la fermeture totale au monde extérieur. L’espace entre ces deux extrémités balaye tout le champ de la politique commerciale protectionniste. Dès lors, il est incorrect d’opposer cesdeux doctrines, libre-échange et protectionnisme, comme le pendant l’une de l’autre. Le protectionnisme, en fait ostracisé comme mesure extrême et déraisonnable, couvre au contraire un pan large et ajustable de freins douaniers qui s’apparente plutôt à un niveau intermédiaire dans le spectre des politiques économiques.
Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique.
Un examen historique des revirements de politiques commerciales oblige à tirer des conclusions plutôt pragmatiques. En réalité, l’alternance entre politique tantôt fondée sur le protectionnisme, tantôt sur le libre échange découle davantage d’une analyse des circonstances économiques d’un pays donné. Le choix d’une politique au détriment d’une autre est donc le fruit d’une réflexion sur les avantages qu’en tirera le pays, et non d’une volonté de défendre une certaine vision de l’économie. Comme l’affirme Paul Bairoch (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Gallimard, 1994, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Gallimard, 1997) : « dans l’Histoire, le libre-échange est l’exception et le protectionnisme la règle ». De façon plus notable encore, il observe qu’au long du XIXe siècle, le monde occidental s’apparente à « un océan de protectionnisme cernant quelques îlots libéraux » si ce n’est pour une courte période de libre-échangisme entre 1860 et 1870. Tandis que seuls la Grande-Bretagne et les Pays-Bas prônent clairement le libre-échange au sein des pays développés, Bairoch remarque que les pays du Sud constituaient « un océan de libéralisme sans îlot protectionniste ». C’est même pour lui, l’imposition de traités libre-échangistes qui a appauvri les pays du Sud, et le protectionnisme en vigueur chez les Occidentaux, en particulier aux États-unis, qui a permis à ces derniers de se développer au cours de cette période.
Le libre-échange adoucit les mœurs ?
Pour Montesquieu (Montesquieu, De l’esprit des lois, GF, 2019),« l’histoire du commerce est celle de la communication des peuples » ; « le commerce guérit des préjugés destructeurs », ajoutait-il : « et c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ». Il s’agit d’interroger le subtil amalgame qui s’est insinué au fil du temps par la juxtaposition de la notion même de commerce à celle, exclusivement, de libre-échange. Le commerce auquel fait référence Montesquieu recouvre une signification plus vaste que l’on ne veut bien admettre aujourd’hui. Lorsqu’il affirme que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », il s’agit aussi bien d’un commerce culturel que d’un échange exclusivement marchand.
Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, il peut devenir l’instrument d’une domination économique.
Cette maxime reste justifiée et peu s’avérer intéressante pour peu qu’on l’épure d’un certain usage moderne, dévoyé et subverti. Si toutefois l’argument de l’échange culturel subsiste de nos jours, c’est qu’il n’est qu’un masque posé sur le visage d’une pensée économique radicale qui se drape de bonnes intentions pour se faire accepter. De plus, cette vision candide du libre-commerce qui faitdire à l’économiste Frédéric Bastiat que : « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront6» ignore totalement la dissymétrie qu’instaure le libre-échange dans une relation économique entre partenaires inégaux, subordonnant toute possibilité « d’échange culturel » à un déversement à sens unique de soft-power aux vertus d’acculturation. Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, peut devenir l’instrument d’une domination économique.
1Une dépendance au sens strict du terme, puisqu’il s’agit pour les marchands anglais d’inonder le marché chinois d’un produit addictif auquel beaucoup de consommateurs deviendront physiquement dépendants.
2 Qui débouchent sur des impositions de tarifs douaniers