Théâtres occupés : des luttes en recherche d’utopies

Lors d’une Assemblée Générale devant le théâtre de l’Odéon © Elsa R. pour LVSL

Considérant insuffisantes les mesures de soutien aux métiers du spectacle dans le cadre de la crise sanitaire, les travailleurs du secteur ainsi que des étudiants d’écoles dramatiques occupent à ce jour une cinquantaine de lieux en France. Entre revendications et utopies, les acteurs de l’occupation des théâtres cherchent leurs rôles en attendant de retrouver leur public. Reportage entre témoignages recueillis et premier bilan d’une mobilisation « historique ».

Les syndicats du secteur culturel mobilisés

Depuis l’occupation de l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris, début mars 2021, une cinquantaine de lieux culturels ont été occupés en France. Au moulin du Roc à Niort, à la Comédie de Reims ou au théâtre de la Colline à Paris, en soutien à ce premier rassemblement, intermittents du spectacle, travailleurs saisonniers et étudiants en écoles de théâtre ou à l’université ont décidé d’occuper nuits et jours ces lieux de culture fermés depuis près d’un an, hors courte période de trêve estivale. Au cœur de leurs revendications, de nouvelles mesures de soutien pour le secteur culturel.

Les communiqués de presse publiés suite à l’occupation des lieux revendiquent peu ou prou les mêmes choses : un calendrier précis pour la réouverture des lieux de culture dans le respect des consignes sanitaires, la prolongation de l’année blanche qui a permis depuis mars 2020 à ceux ayant déjà le statut d’intermittent de continuer à en bénéficier et de toucher leurs indemnités quand bien même ils n’auraient pas fait leurs heures réglementaires et son élargissement à tous les travailleurs précaires ou saisonniers. La demande d’une baisse du seuil d’heures minimum d’accès à l’indemnisation chômage pour les primo-entrants ou intermittents en rupture de droit est aussi formulée – une revendication portée particulièrement par les étudiants d’école de théâtre ayant été les premiers à rejoindre le mouvement. À cela s’ajoute une demande de retrait pur et simple du projet de réforme de l’assurance chômage et des inquiétudes qu’il suscite pour les intermittents du spectacle. 

A l’Odéon, la quarantaine de personnes présentes depuis le 4 mars à l’appel des sections des artistes musiciens et du spectacle de la CGT et d’autres organisations défendant les droits des techniciens du spectacle placent les droits des précaires au cœur des revendications. Assemblées générales et prises de parole s’y succèdent et chaque jour en début d’après-midi, les soutiens sont conviés à participer au mouvement sur la place qui fait face au théâtre. Dans ce haut lieu de la contestation de 1968, les occupants masqués, bien moins nombreux que leurs ainés Covid oblige, se relaient pour effectuer un « tour de garde » derrière la grille du théâtre et assurer le ravitaillement des contestataires. Un roulement est également organisé pour permettre aux occupants de retourner se reposer chez eux avec un va-et-vient régulier qui vise à ce que « le mouvement dure le plus longtemps possible » comme l’indique Emma, une étudiante dans une école de théâtre parisienne. 

Dans les discours prononcés depuis le balcon du théâtre et sur les affiches qui trônent sur son ponton, la ministre de la Culture, accusée de faire la sourde oreille aux revendications, est la cible principale des contestataires. La seule évocation de « Roselyne » suscite cris et protestations de tous ceux qui regrettent que sa visite au théâtre le samedi 6 mars, trois jours après le début de l’occupation, n’ait pas débouché sur des réponses à leurs revendications « claires, concrètes, inébranlables », selon les mots d’un jeune artiste présent sur les lieux. 

Devant le Théâtre de la Colline à Paris © Elsa R.

Pour plusieurs étudiants des écoles nationales de théâtre qui ont voulu suivre l’exemple de l’occupation du théâtre de l’Odéon dans d’autre lieux en France, la réaction de la ministre qui a jugé que les occupations de théâtres n’était pas « le bon moyen, que c’était inutile » et surtout qu’elles menaçaient des « lieux patrimoniaux fragiles » a beaucoup choqué. La confirmation selon Pierre, étudiant dans une école parisienne, « qu’on on ne parle pas la même langue », avant d’ajouter qu’il « serait peut-être temps de sortir de ce dialogue qui semble stérile. Et pourquoi pas imaginer un geste créateur qui aura eu lieu et qu’on ne pourra pas nous enlever même si les droits n’étaient pas obtenus ? » Parmi les étudiants rencontrés, s’il apparaît clé de soutenir le mouvement au Théâtre de l’Europe où la CGT est à la manœuvre, il leur importe aussi à la fois de s’en distinguer et de le prolonger par des revendications qui leur sont propres.

La parole des jeunes artistes : renouveler l’organisation des luttes

Pour Cindy, l’une des occupantes du théâtre de la Colline, dans l’Est parisien, où des étudiants du Conservatoire National de Paris, de L’École supérieure d’art dramatique, du Conservatoire à rayonnement régional de Paris et d’autres écoles parisiennes ont investi les lieux le 9 mars, les occupants de la Colline se sont accordés sur une directive claire : « On ne se laissera pas écraser par la CGT, notre parole ne doit pas être récupérée. » Son souhait ? Qu’une « action groupée permette de « rassembler le plus d’étudiants d’écoles possibles et pas seulement les écoles de théâtre, pour que la jeunesse parle en son propre nom ». Et de là que ces revendications bénéficient plus largement à tous les étudiants. « Un panier repas à 1 euro, la seule mesure qu’a prise le gouvernement, ça ne suffit pas » nous dit-elle, en écho au discours tenu par les occupants du théâtre National de Strasbourg.

Au fil des assemblées générales, les mêmes revendications ressortent. Mais ce n’est pas si simple pour tous. Notamment pour ceux qui refusent d’organiser quoi que ce soit d’artistique dans les lieux qu’ils occupent parce que sinon « cela voudrait dire qu’on peut divertir les foules et cela serait contre-productif pour que l’on réponde positivement à nos revendications (…)  et le gouvernement n’attend que ça ».

Alors que le contexte pandémique rend la possibilité de se représenter en public si rare et complexe, certains contestent ainsi la stratégie du chantage à « l’offre culturelle » et soulignent qu’en faisant la grève du théâtre, là où de toute façon il n’existe pas, il semble y avoir peu de risques que la « récitation d’un texte mette en péril l’obtention d’une revendication ».

Un des jeunes occupants de la Colline nous parle de la hiérarchisation entre les revendications : « La CGT veut les amener à prioriser l’assurance chômage tout en rendant secondaire la réouverture des théâtres. Cette prise de position est dangereuse. Il faut tout de même se souvenir que même si on a tous envie de lutter contre la précarité, cela fait sens d’occuper un théâtre plutôt que n’importe quel autre lieu. »

Quentin, au Théâtre national de Strasbourg, en tant qu’étudiant dans une école supérieure, s’estime très privilégié indiquant pour sa part qu’il ne sent pas légitime à être en colère et qu’il est davantage « dans une démarche empathique ». Il voudrait pouvoir parler de la « décentralisation non aboutie, du manque de représentativité sur les plateaux » pendant les assemblées générales mais comprend que ce n’est peut-être « pas encore le moment ». Pour Quentin, comme pour de nombreux étudiants consultés, s’ils appuient la mobilisation, le débat doit aussi prendre en compte leurs préoccupations artistiques et la signification de leur implication dans le mouvement qui ne sont pas réductibles à la liste des revendications catégorielles.   

Le terme d’occupation de lieux de culture est chargé d’histoire et ramène inévitablement à mai 68. S’ils ont conscience que la référence aux événements de mai porte une part d’ironie, plusieurs s’interrogent. Si la mythologie de 68 ne semble pas résonner en eux, la part d’utopie portée par ce mouvement conserve son pouvoir d’attraction. Et si après-tout « ce n’était pas de cette Utopie dont on avait besoin » nous confie une étudiante à l’École de Théâtre Claude Matthieu. Le souvenir des années 60, de l’esprit de révolte, de l’interruption de l’activité théâtrale, des revendications pour un théâtre plus populaire, le sentiment que l’accès à la parole est devenu un privilège et qu’il faut redonner droit à la parole à tous, tout cela forme un ensemble qui parle aux étudiants.

Théâtres occupés ou théâtres habités ?

Alors qu’on célèbre le 18 mars le 150e anniversaire de la Commune de 1871, l’un des étudiants présents au Théâtre de la Colline nous rappelle qu’à défaut de barricades physiques – que les clés du lieux donnés par Wajdi Mouawad, le directeur du théâtre, aux occupants n’ont pas rendu nécessaires – ce sont des « barricades symboliques » qu’il faut ériger. Au Théâtre National de Strasbourg, on ne parle ainsi pas d’occupation mais d’« habitation », pas d’assemblées générales mais de « forum ». Au sein du théâtre strasbourgeois qui est à la fois aujourd’hui l’une des plus prestigieuses écoles nationales de théâtre et un théâtre, l’un des élèves explique que cette terminologie reflète davantage la réalité puisque « les cours sont maintenus et qu’ils habitent simplement sur place, ce qui n’est pas le cas d’habitude ». Leur directeur, Stanislas Nordey, leur a, là aussi, ouvert les portes de l’établissement. 

« À défaut de barricades physiques ce sont des barricades symboliques qu’il faut ériger »

Pour certains, le terme d’occupation utilisé par ceux qui investissent les lieux est également problématique. Peut-on parler d’occupation lorsque les administrateurs des lieux, à défaut de leur propriétaires ou de leur administration de tutelle, ont accueilli et souvent soutiennent le mouvement ? Comme le souligne mi-amusé, mi-sérieux un étudiant : « Est-ce que ces gens-là existent vraiment ? À qui sont ces lieux réellement ? Est-ce que ça contrarie quelqu’un réellement que nous occupions les lieux alors qu’ils sont de toute façon fermés ? »

« Occupation », est-ce le vocable approprié quand Jacques Peigné, directeur délégué de la Comédie de Caen indique à France Bleu le 15 mars qu’on « se retrouve dans leurs revendications, c’était difficile de refuser. Le théâtre a toujours été un lieu de débat et d’ouverture, et il redevient ici un lieu d’agora » ? 

La situation apparaît parfois tragi-comique. Comme celle de cet élève du Conservatoire national supérieur d’art dramatique à Paris, qui siège au Théâtre de la Colline et ne semble pas troublé par le fait qu’il « occupe » un lieu où des répétitions se maintiennent comme si de rien n’était, avec une sécurité à l’entrée qui vérifie qu’il détient bien la carte « Essentiel.le.s », une petite carte blanche à montrer au vigile avant de rentrer (« comme à l’époque du lycée ») qui a été distribuée à tous les occupants du lieu. Une occupation en somme assez bienveillante avec des vigiles qui veillent aux allées et venues…

Une occupation bien organisée aussi. Comme le rappelle un « occupant » de la Colline, plusieurs pôles ont été constitués pour mener à bien la lutte. Pôles juridique, logistique, communication, artistique sont là pour gérer les deux assemblées générales quotidiennes et l’ouverture chaque jour à 16 heures du mouvement vers l’extérieur. En somme, un siège ordonné : « On a besoin d’un pôle juridique pour annoncer chaque rassemblement à la préfecture : L’État n’attend que ça, que l’on outrepasse les règles » ajoute cet occupant de la Colline qui a passé la première semaine dans le théâtre et rappelle que son directeur, Wajdi Mouawad les a assurés de son soutien.

La question qui traverse les esprits : que se passera-t-il si les lieux ré-ouvrent à la mi-avril, si un calendrier de réouverture se dessinait ou si la principale revendication des intermittents, la reconduction de l’année blanche en particulier, était décidée ? Au Théâtre de la Colline, on renvoie aux assemblées générales qui n’ont pas encore statué sur ce point. Rien ne semble donc arrêté.

Certains regrettent à cet égard que l’occupation ne soit pas davantage un moment pour dépasser le débat des droits et de l’instant politico-médiatique mais plutôt une occasion pour réfléchir sur les enjeux du théâtre contemporain et de son ouverture vers un public plus large. Que cet instant « historique » selon les termes de plusieurs étudiants rencontrés ne catalyse pas les opportunités de réfléchir et créer ensemble.

Réenchanter les lieux : retrouver le sens de l’action

À cet égard, la position des étudiants occupant les théâtre semble dépasser la question des conditions matérielles d’exercice des métiers du monde du spectacle. Il y va de la possibilité même de la parole, de la création, de l’investissement des institutions comme autant d’espaces à la fois par rapport à l’ordre ordinaire du quotidien de la société consumériste et à celui du spectacle, face à un public trop absent et pas assez représentatif des composantes de la société.

Pour Emma, étudiante en philosophie à Paris que nous croisons à un des rassemblements devant l’Odéon, « il faut dépasser le débat des revendications catégorielle. Il faudrait laisser se déployer l’espace d’une hétérotopie (1), dans laquelle on oserait poser la question du désenchantement de la lutte, de ses recours, de ce qu’est réellement une action singulière, puissante, porteuse de sens. »

« Oser poser la question du désenchantement de la lutte, de ses recours, de ce qu’est réellement une action singulière, puissante, porteuse de sens »

À l’écoute de cette dernière, on se demande ce qu’il restera dans quelques mois, quand les théâtres seront ramenés à leur fonctionnement traditionnel, de ce moment d’occupation contestataire : ce qu’il aura produit et ce qu’il aura fait advenir de neuf chez ses participants.

Faudrait-il parvenir à conjurer le sort des perspectives utopiques charriées par l’imaginaire de l’occupation, qui nous paraissent trahies d’avance ? Pris entre l’inexpérience, la volonté de faire leur classes dans la lutte sociale, l’empathie envers les plus précaires, la colère et les organisations syndicales qui canalisent dans un premier temps l’émotion en lutte fonctionnelle, comment les étudiants peuvent-ils formuler des pensées et des actes proprement singuliers ? Est-ce là l’espace pour le faire ? Où est la différence qui donnera à cette parole une nouvelle force ? Toutes ces questions traversent un mouvement qui ne semble pas encore avoir trouvé les voix pour les porter ou y répondre.

Quelques démarches artistiques sont également mises en places dans ces lieux occupés. Il y en a quand même qui veulent jouer parce que la crainte que « les gens commencent à nous oublier » les terrasse. Simplement aussi parce que les plateaux ont manqué et cela fait du bien de se retrouver. Le dimanche 14 mars a, par exemple, eu lieu un marathon de dix heures devant l’Opéra de Bordeaux. Le collectif à l’initiative de cet évènement sur sa page Facebook est clair : « Si le gouvernement souhaite nous épuiser en nous empêchant de nous exprimer sur scène, nous voulons lui montrer que nous avons encore de la force, de l’énergie, et de la volonté à revendre. Nous appelons toutes celles et ceux qui le souhaitent à nous rejoindre tout au long de la journée pour nous soutenir et nous accompagner. »

Devant l’Opéra de Bordeaux © Luttes inter-écoles

À la Cartoucherie, dans le Bois de Vincennes, qui accueille quatre théâtres, quelque chose se met aussi en place pour organiser des représentations. Il se dit que le ponton en face du Théâtre du Soleil serait prêt à accueillir les spectacles qui ont été empêchés de naître avec la pandémie, le tout dans le respect des mesures sanitaires. Une collaboration entre le Théâtre du Soleil et celui de la Colline pourrait de même démarrer. 

(1) Concept forgé par Michel Foucault, lors d’une conférence prononcée en 1967. « ”Des espaces autres” » (1967), Empan, Vol.54, 2004.


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Centre commercial occupé : Extinction Rebellion remporte une première victoire

Derrière le rideau, @Ugo Padovani

Samedi 5 octobre 2019, le mouvement écologiste Extinction Rebellion a occupé le centre commercial parisien Italie 2. Prélude à une semaine d’actions de désobéissance civile à travers le monde entier, cette opération s’est inscrite sous le signe de la convergence entre différents mouvements sociaux. La tactique d’occupation du millier d’activistes présents a laissé les forces de l’ordre relativement désarmées et incapables de reprendre les lieux. Retrouvez le récit d’une démonstration de force qui s’est déroulée dans une atmosphère bouillonnante et conviviale.


« Mais vous êtes qui vous, bordel ? » s’exclame Michel, commerçant au visage sanguin, lorsqu’il découvre un groupe de jeunes gens qui bloquent sa galerie commerciale alors qu’au loin monte le tumulte d’une fanfare. La scène se déroule le matin du 5 octobre 2019, un samedi pluvieux, à l’abri du centre commercial Italie 2 dans le XIIIe arrondissement de Paris. Un jeune homme souriant et chevelu, écologiste aisément détectable avec son écharpe et son pull délavé, commence à expliquer la démarche d’Extinction Rebellion au vendeur. « C’est quoi encore ces guignols, vous êtes des sortes de gilets jaunes ? » s’étrangle Michel alors que dans le hall, un millier d’activistes multicolores chante toujours plus fort.

Dying des membres de XR, sous les yeux d’une version virtuelle de Raphaël Varane.

Né à Londres en novembre 2018 et lancé en France en mars 2019, Extinction Rebellion ou XR est un mouvement international de désobéissance civile exprimant ses revendications écologistes par l’action non-violente. Il est mieux connu du grand public depuis l’affaire du Pont de Sully qui a vu ses militants écologistes et non-violents, gazés par les forces de l’ordre le 28 juin 2019 dans un contexte caniculaire dans tous les sens du terme. Avec la montée en puissance de la conscience écologique au sein des opinions et le développement croissant de ses effectifs, XR entre dans une nouvelle étape de sa lutte pour l’environnement avec la Rébellion internationale d’octobre (RIO).

La RIO est une semaine d’actions fortes coordonnées dans plusieurs grandes métropoles du monde et menées par les différentes antennes nationales de XR. Quelques jours après avoir publié une tribune de convergence des luttes – Nous ne demandons rien à l’État, nous voulons tout reprendre : la joie, la liberté, la beauté, la vie, publiée sur Reporterre, et à quelques heures du lancement de la RIO, Extinction Rebellion France est passée à l’action avant l’heure en réunissant ses cosignataires dans une opération de blocage qui vraisemblablement fera date.

Lancement de l’action de blocage dans le hall du centre commercial Italie 2

 

Extinction Rebellion affirme la convergence autour de la question écologique 

Il est environ 10h quand le collectif pénètre dans le hall du centre commercial, entame ses chants et déploie ses banderoles. L’action a été préparée en toute discrétion, le lieu et l’heure précises ayant été dévoilés au dernier moment. Les journalistes ont été invités sur les lieux par le biais de canaux sécurisés. Autour de XR qui compose le gros des effectifs de cette opération, plusieurs mouvements cosignataires de la tribune précédemment évoquée et aussi variés que Youth for Climate, le Comité Adama, Cerveaux non disponibles, ou encore, plusieurs groupes de gilets jaunes sont présents. Médusés ou agacés pour certains, amusés pour la plupart, les passants continuent à déambuler entre les scènes de dying et les chants anti-Macron, alors que les magasins qui venaient tout juste d’ouvrir commencent à fermer.

Des militants de XR et de Youth for Climate

À l’aube de cette journée d’occupation qui commence dans une ambiance très festive, on rencontre Lorette, membre de Youth for Climate, qui se retrouve tant dans la radicalité des objectifs de XR que dans le principe de désobéissance civile : « Il faut souvent désobéir à ses parents pour désobéir au gouvernement. Mais on le fait pour une bonne raison : on veut embarquer le maximum de gens dans une révolution sociale et écologique. » L’objectif, nous explique un membre de Extinction Rebellion, qui répond au pseudonyme de Soir, « C’est de mobiliser 3,5% de la population pour bloquer le pays. Des études ont montré que c’est la part de la population qu’il fallait en général pour qu’un mouvement populaire entraîne un changement de système. C’est ce qu’il faut pour obliger le gouvernement à agir face au désastre écologique face auquel il reste inactif de manière criminelle. »

Le homard, symbole politique fort depuis la démission de François de Rugy

Dans la foule, on retrouve également des membres de mouvements dont les premières revendications n’étaient pas forcément orientées sur l’écologie. Le lien avec les gilets jaunes, mouvement plutôt représentatif de la France des petites villes et de la ruralité, on le retrouve bien dans le témoignage de Guillaume, la quarantaine qui porte le fluo : « La convergence, c’est devenu l’évidence parce que ce qui fait du mal à l’humain fait du mal à demain, et vice-versa ! ». Quant à Assa Traoré, porte parole du Comité Adama – du nom de son frère, elle estime que le monde écologique doit parler des quartiers populaires, mais aussi de l’Afrique et de l’Asie dont les populations sont et seront les premières victimes du système productiviste. « C’est important de dire que quand on parle d’écologie ou de violence policière, on ne peut pas le faire sans parler des quartiers populaires. Nous avons tous ce même système répressif face à nous : l’État, la police, les gendarmes, cette machine de guerre que nous avons en face de nous, c’est la même ! Nous sommes devenus soldats malgré nous, ils ont construit en nous des soldats, face à cette machine de guerre qui n’a ni sentiment ni états d’âmes ni remords. Mais cette machine de guerre, il faut la renverser. »

La machine de guerre, elle ne tarde pas à se mettre en place puisque juste après 11h commence le siège du bâtiment par les forces de l’ordre qui tenteront de premières incursions légères aux alentours de 12h20, sans succès : le blocage semble alors parti pour au moins quelques heures.

Un centre commercial transformé en village : l’affirmation d’une culture alternative commune

Alors qu’il semble acquis que le blocage durera au moins jusqu’en fin d’après-midi, les militants écologiques de XR commencent à mettre en place l’organisation auto-gérée des lieux dans une atmosphère radicalement conviviale et festive. En plus des toilettes du théâtre de la ville dont on s’assure du bon usage, on construit des latrines supplémentaires, bricolées sur place, afin de répondre du mieux aux besoins. Rapidement, aux côtés des boutiques fermées, on voit apparaître des échoppes qui fabriquent des cookies dans de petits fours amenés pour l’occasion, qu distribuent des vivres et qui parviennent du dehors par de petites trappes et portes dérobées : tout le monde est nourri gratuitement ou à prix libre, et seul le café aura véritablement manqué.

Atelier de préparation de tartines pour les bloqueurs

On trouve même une librairie improvisée avec la présence des éditions du Goéland, dont l’un des membres, Camille, qui nous présente un ouvrage qui semble avoir du succès aujourd’hui : « Il s’agit d’un texte critique de l’écologie du renoncement. On ne renonce pas, on créé un nouveau monde en détruisant l’ancien. L’écologie c’est des nouveaux lieux, de nouveaux liens. Ça marche pour une ZAD comme pour un rond-point où se rencontrent des êtres humains. On veut sortir d’une écologie un peu chiante pour amener une écologie plus souriante. » Des sourires justement, on en lit de nombreux sur les visages, notamment ceux de Jeanne et Sara : « Jamais on a été autant d’écologistes dans un centre commercial, ni si longtemps, et c’est pas si nul que ça finalement ! » lance la première en riant. « Plus sérieusement, reprend Sara, vu l’impact de la consommation sur le réchauffement climatique, c’était intéressant de venir bloquer un centre commercial aujourd’hui et montrer qu’on a pas besoin d’eux. »

Affichage de la communication d’Exctinction Rebellion sur les vitrines

En lieu et place de la logique du centre commercial, on voit naître une petite Cité éphémère avec ses institutions : très régulièrement, une assemblée générale se réunit au sous-sol pour traiter des affaires communes, des questions de principes aux enjeux les plus pratiques (gestion des entrées et sorties, élaborations de nouveaux messages et de banderoles communes, etc.). Sur l’esplanade située tout en haut, à côté de l’Hippopotamus désormais fermé, on trouve une assemblée plus ouverte où chacun est invité à prendre la parole librement sur des sujets au choix : on trouve autant un gilet jaune syndicaliste qui parle d’éco-féminisme qu’une habitante de quartier populaire qui fait le constat du relatif manque de diversité sociale et ethnique du mouvement. Au loin, on entend toujours le bruit d’un tambour, un chant anti-fasciste ou encore un « Extinction, rébellion ! ». Ainsi semble naître une culture collective dans ce village naissant au cœur de Paris.

Une militante de XR rebaptise les lieux

Tout autour de cette partie du centre commercial qui est au main des occupants écologistes, on voit des visages curieux tendre l’œil par une vitre ou échanger quelques mots par une grille. On voit se dessiner la frontière entre deux mondes qui fonctionnent de manière radicalement différente, et pourtant, de part et d’autres, on ne peut s’empêcher d’échanger, de se raconter ce qui se passe. Du côté d’Italie 2, on assiste à une séance de méditation improvisée de part et d’autre de la grille. De l’autre côté, les gens chantent et dansent de chaque côté des grandes baies vitrées. Tout est ainsi comme un jeu et une fête, jusqu’à ce qu’aux alentours de 18h, les sentinelles écologistes annoncent l’arrivée de fourgonnettes bleues en renfort des troupes déjà présentes autour du bâtiment. On se rappelle alors pourquoi on est là : il y a bel et bien une lutte entre deux visions du monde, et la RIO est un affrontement, une bataille de l’image et des corps pour l’occupation politique d’un espace.

Séance de méditation organisée de part et d’autre du rideau de fer

 

La question de la violence : entre bataille de l’image et réalité terrain

En ce début de soirée, l’excitation et l’amusement font bientôt place à une certaine forme de nervosité : cela fait maintenant près de huit heures que dure l’occupation et le crépuscule se mêle à la fatigue. Au moindre mouvement des forces de l’ordre, des bloqueurs sont appelés de part et d’autre de la zone occupée, de sorte que les activistes courent beaucoup ce qui entraîne de petits mouvements de foules, jamais dangereux mais certainement énergivores. Pendant ce temps, de jeunes gens masqués et vêtus de noir s’occupent de neutraliser les caméras : la présence et l’action de probables membres du black bloc crée forcément le débat au sein d’Extinction Rebellion, dont la non-violence fait partie des principes les plus fondamentaux. Mais la violence reste un concept flou et le débat envahit les discussions, bien résumé par Marwan : « Si je frappe qui me frappe, suis-je violent ? Si je casse quelque chose qui casse le monde, suis-je violent ? Si je dessine ou j’écris sur ce qui n’a aucun sens, suis-je violent ? Personne n’a la même réponse. »

Le siège par la gendarmerie, du centre commercial occupé

Si la non-violence est un enjeu si important pour XR, nous explique Adrien, « c’est qu’on a besoin d’un certain seuil de population qui nous soutient si on veut pouvoir battre le gouvernement. Et on a besoin de la non-violence pour conserver une bonne image. C’est une batille de l’image et si on la perd, il nous arrivera la même chose qu’aux gilets jaunes.» On recroise Camille, le libraire qui cette fois s’exprime en son nom propre : « On a pas de ligne politique aux éditions du Goéland mais on met à disposition un texte qui dit Comment la non-violence protège l’État ? La désobéissance civile oui, mais ce n’est pas la question qu’elle soit violente ou non-violente. Moi je suis favorable à une convergence entre les différentes stratégies de désobéissance civile. Pour détruire le système, la désobéissance civile est nécessaire, la non-violence a une utilité certaine qui fait venir les gens en nombre mais il faut articuler les différentes tactiques. »

“On ne négocie pas avec les pyromanes”

Violence ou non-violence, l’horloge indique bientôt 20h et avec la lassitude de l’attente se fait sentir chez chaque activiste. On repense à Hommage à la Catalogne de Georges Orwell où l’auteur qui s’est embarqué aux côtés des milices anarchistes espagnoles contre Franco, se retrouve dans une guerre longtemps dénuée d’affrontement et d’héroïsme, à regretter que cette « guerre manque si cruellement de vie ». Et au centre-commercial Italie 2 où une faim et une fatigue se font sentir, l’arrivée continue de ravitaillement constitue le principal événement avant l’orage. Et puis une street medic arrive au milieu d’une assemblée générale avec un talkie-walkie, expliquant qu’elle capte la fréquence des unités de gendarmerie et que ces dernières disent se regrouper avant l’assaut. Les bloqueurs se préparent alors plus activement et forment des groupes compacts, debout ou assis, autour des points d’accès au bâtiment afin d’empêcher la pénétration des forces de l’ordre.

Les groupes de bloqueurs se préparent en équipe

 

Victoire tactique, questions stratégiques : XR sait remporter une bataille, qu’en est-il de la guerre ?

Autour de 20h30, des membres forces de l’ordre viennent tenter de débloquer une grille séparant la partie du centre commercial occupée par Extinction Rebellion et ses alliés. Au même moment un autre groupe des forces de l’ordre tente une incursion par une porte dérobée et non-bloquée par les activistes écologistes. Rapidement les activistes non-violents de XR, doivent reculer devant le choc, et ce sont bientôt des membres d’autres collectifs qui vont au contact. Les personnes présentes sont largement intoxiquées par les gaz lacrymogènes. Des jets de mobilier urbain opposent les deux forces autour de la porte, et ce sont finalement les activistes qui ont le dernier mot puisqu’ils parviennent à bloquer l’issue après environ une demi-heure d’affrontements. De l’autre côté du centre commercial, les forces de l’ordre ne parviendront jamais à débloquer la grille et partout ailleurs, elles renonceront à intervenir devant le dispositif de blocage des membres de XR. La plupart des unités se replieront après cet échec.

Porte bloquée à l’issue de l’affrontement avec les forces de l’ordre

Au-delà de la non-violence, le succès de cette action de blocage tient probablement à la pluralité des modalités tactiques de désobéissance civile des différents mouvements et collectifs présents : comme dans les écosystèmes, c’est la diversité qui fait la résilience, la résistance et la pérennité du milieu. Le débat sur le sujet de la compatibilité entre ces différentes modalités d’action, au sein de XR, et entre XR et ses alliés, n’a probablement pas fini d’agiter les organisations concernées. Se pose également la question de la portée d’une telle action dans l’opinion publique, car si elle prend aux tripes ses participants, il faut être également être capable de l’exploiter médiatiquement pour massifier. Or pour cela, il faut dépasser le microcosme des collectifs militants, et donc développer une communication centralisée notamment.

L’effervescence contamine bientôt l’ensemble des bloqueurs qui font redoubler leurs chants à travers un centre commercial Italie 2, dont le visage a bien changé en quelques heures. Cyprien, militant de XR nous parle avec enthousiasme : « la RIO ça peut être un déclic, parce qu’avec plusieurs jours d’actions, la réflexion pourrait amener un nouvel élan. Parce qu’en bloquant un bâtiment avec un peu de monde, on montre que c’est possible de le faire partout ailleurs. » On a bientôt la sensation étrange que cette victoire a surpris jusqu’à celles et ceux qui l’ont orchestré : plus personne ne semble savoir exactement ce qu’il convient de faire de ce lieu acquis mais qui semble désormais sans enjeu. Il sera finalement décidé de l’évacuer aux alentours de 4h30 mais cet apparent vide stratégique sera certainement un point de réflexion à aborder pour l’avenir du mouvement. Maharbal, général de la cavalerie qui servait le célèbre Hannibal l’avait ainsi averti : “Tu sais vaincre Hannibal, mais tu ne sais pas tirer profit de la victoire.”

Débat-graffiti sur la thématique de la violence

Extinction Rebellion France peut toutefois se satisfaire tant de la convergence qu’elle a orchestré avec ses alliés que de cette première action victorieuse qui lui permet de se lancer dans la RIO, plus sûre de ses ambitions et de sa capacité à mettre en échec les forces de l’ordre.


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