Contre la pauvreté, le succès des territoires zéro chômeurs

Comment peut-on accepter que nos sociétés, plus riches que jamais, voient de nouveau se développer une pauvreté qu’elles avaient cru pouvoir éradiquer au siècle dernier ? Le sous-titre du dernier ouvrage de Niels Planel constitue alors un pied de nez à tous les discours pessimistes qui associent la pauvreté à une fatalité : ce « petit précis optimiste » cherche en effet à « en finir avec la pauvreté dans les pays riches » (Éditions de l’Aube, 2025). L’auteur, qui conseille des organisations internationales, des entreprises et des municipalités sur les enjeux de croissance inclusive et d’innovation sociale, montre ainsi comment on pourrait, dès demain, changer la vie de millions de personnes défavorisées, du berceau à la retraite. La clé, selon lui : combiner trois mesures concrètes, peu coûteuses et déjà expérimentées ici ou là, dont l’articulation garantirait à chacune et à chacun les moyens de développer pleinement ses possibilités. Extraits.

Et si l’on pouvait s’attaquer en profondeur au défi de la pauvreté qui habite encore nos sociétés malgré leur richesse sans précédent ? Et s’il existait des solutions nouvelles, mais éprouvées, testées grandeur nature à une échelle raisonnable, et riches en leçons, que l’on pourrait relier entre elles pour qu’à chaque étape clé de la vie, il existe un filet de sécurité universel pour prévenir la bascule dans la pauvreté ?

Justement : ce petit précis narre les obstacles que les plus fragiles rencontrent aujourd’hui aux divers âges de la vie, et les prouesses que certains ont réalisées pour y apporter des solutions aussi efficaces et ingénieuses que peu coûteuses. Mieux : le présent ouvrage noue ces prouesses ensemble pour proposer un projet de société inédit.

Les pages qui suivent vont mener leurs lecteurs d’un quartier de New York à la France rurale, de la Californie ensoleillée à la Finlande enneigée, du Royaume-Uni à l’Autriche, dans une école unique jusqu’aux portes d’entreprises pas tout à fait comme les autres. Parce que notre lutte contre les aspects les plus sombres de la pauvreté a été pavée de victoires significatives et parce que des innovations contemporaines en repoussent encore les limites, ces pages sont rédigées sur un ton optimiste. Elles combattent certaines idées reçues à l’égard de l’indigence tout en retraçant son histoire du Moyen Âge à nos jours, et offrent un nouvel horizon, atteignable, pour nos sociétés.

Faire tenir passé, présent et devenir possible d’un malheur qui a pesé sur tant de femmes et d’hommes en un petit précis est certainement une gageure. Mais si elles le méritent, rien n’honorerait plus ces pages que de faire l’objet de débats passionnés et passionnants, de susciter des idées, des critiques ou des alternatives de part et d’autre.

Car ce petit précis optimiste toucherait également à son but s’il contribuait à remettre à l’ordre du jour un impératif trop oublié, celui d’honorer la « dette inviolable et sacrée » que nous avons à l’égard de celles et ceux, encore si nombreux, encore trop nombreux, qui traversent l’existence comme une bien sombre succession de champs de bataille. En somme, de faire de l’éradication de la pauvreté une ambition nouvelle chez les prochaines générations.

Les pays riches face au retour de la pauvreté

Pour qui veut bien tendre l’oreille, les deux cents dernières années nous racontent une jolie histoire, celle d’un progrès majeur. Sous des couches d’atrocités, de guerres, de crises, de maladies et de malheurs, on peut voir une courbe s’incliner obstinément. Celle de l’extrême pauvreté, de cette misère absolue et indicible qui lacère et accable encore plusieurs centaines de millions de personnes à travers le monde aujourd’hui.

Vers 1820, la vaste majorité de la planète en souffre. En 2025, elle a virtuellement disparu de bien des recoins du globe, à commencer par l’Occident, dès les années 1960. Sur ces quarante-cinq dernières années, c’est-à-dire en un temps record à l’échelle de l’humanité, c’est la Chine qui extrait des centaines de millions de personnes de l’indigence la plus dure. L’Inde, à son tour, semble obtenir des résultats réels. Pour autant, c’est dans ses régions les plus rurales, ainsi qu’en Afrique (notamment des pays à larges populations, comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Éthiopie, etc.) que se joue la suite de cette incroyable et belle aventure, qui vise à soulager les plus précaires d’un fardeau aussi lourd qu’injuste.

Nous nous intéresserons dans ces pages à une autre affaire, celle de la pauvreté en Occident. Pour simplifier, vivre dans l’extrême pauvreté au niveau mondial signifie disposer de moins de 2,15 dollars par jour. Toutefois, certains économistes estiment que le seuil dans les pays à hauts revenus, comme la France, est de moins de 4 dollars en raison des besoins supplémentaires spécifiques à ces pays. Cette situation reflète un état de privations matérielles particulièrement sévères. En revanche, la pauvreté relative dans les pays riches se mesure par rapport à la distribution des revenus dans le pays. En Europe, cela signifie souvent avoir accès à plus de services qu’en situation d’extrême pauvreté, mais les conditions de vie restent très difficiles. Par exemple, en France, le seuil de pauvreté est fixé par convention à 60 % du niveau de vie médian de la population. En 2021, cela correspondait à un revenu disponible de 1 158 euros par mois pour une personne vivant seule et de 2 432 euros pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans, selon l’Insee.

Nous verrons rapidement qu’il y a d’autres manières d’appréhender ces questions que sous le seul angle monétaire. Me revient d’ailleurs immédiatement à l’esprit l’anecdote de ce voyageur qui se rendait naguère souvent en Afghanistan, l’un des pays les plus pauvres de la Terre, et expliquait que si l’on avait dit à des paysans qui avaient de quoi faire de bons repas au quotidien et se faire tailler des costumes sur-mesure qu’ils étaient pauvres, ceux-ci auraient souri.

Pourquoi s’intéresser dans ce livre aux pays les plus riches ? Peut-être d’abord parce que leurs avancées sociales inspirent aussi d’autres régions du globe, comme me le rappellent parfois mes amis des pays en voie de développement. Ensuite, parce que depuis plusieurs décennies, et sous la pression de la mondialisation et des technologies, l’Occident n’a su protéger les plus fragiles de profonds chocs sociaux qui ont fait émerger de nouvelles formes de précarité. Parmi ces défis, on peut citer en vrac l’émergence et la persistance des malheurs des travailleurs pauvres et des chômeurs de longue durée, l’insécurité de l’emploi pour les jeunes non qualifiés, une classe moyenne fragilisée, la vulnérabilité des mères célibataires et de leurs enfants ainsi que l’arrivée de migrants et de réfugiés parfois pris au piège de la précarité, de l’anxiété et de la dépression une fois installés dans nos sociétés.

Voire, dans certains pays, des phénomènes plus troublants : épidémie de solitude, crise des opioïdes et hausse des morts de désespoir. Le Nobel d’économie britannico-américain Angus Deaton estime ainsi que, sans se fermer au reste du monde pour autant, nous avons évidemment l’obligation de nous occuper des plus fragiles dans nos sociétés. L’ensemble des défis auxquels ils sont confrontés est exacerbé par les inégalités, à une époque où la richesse s’accumule de plus en plus par l’héritage plutôt que par l’entrepreneuriat, une tendance qui s’amplifiera bientôt lorsque certains baby-boomers laisseront des dizaines de milliers de milliards à leurs héritiers tandis que d’autres, si ce n’est la plupart, ne recevront presque rien.

On regroupe en général ces pays au sein d’un club, celui de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Là encore, leur trouver une définition commune n’est pas toujours intuitif : car quoi de commun, disons, entre le Danemark, qui a l’un des taux de pauvreté les plus bas au monde, et les États-Unis, où des poches de misère profonde subsistent et se creusent ? Et comment faire quand les méthodes de mesure de la pauvreté ne sont pas exactement les mêmes ? Nous appellerons à défaut « Occident » cet ensemble qui recouvre grosso modo l’Amérique du Nord, l’Europe, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

La France illustre à elle seule les nombreux défis auxquels ils sont confrontés : le taux de pauvreté y est reparti à la hausse depuis 2004, et si l’on ne peut parler d’explosion, il est toutefois raisonnable de parler d’un retournement inquiétant de tendance. Qu’on en juge : l’une des dix premières puissances économiques mondiales compte plus 9 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, plus de 2 millions de chômeurs de longue durée, près d’1 million de travailleurs pauvres, des Gilets jaunes alertant sur les fins de mois difficiles, un tiers des mères seules vivant sous le seuil de pauvreté, un précaire sur deux ayant moins de 30 ans, et près de 300 000 personnes vivant sans logement, le tout, alors que, selon le journal Financial Times, 80 % des milliardaires français ont hérité leur fortune.

Il est vrai que les deux cents dernières années envoient un signal formidable quant à ce que nous sommes capables de faire. Ainsi donc, l’Occident a, sans doute le premier, les moyens de triompher de la pauvreté et, ce faisant, de tracer un chemin.

Dans ce contexte global, certains restent pourtant optimistes au regard de ce qui a été accompli dans les deux derniers siècles et annoncent même que « l’histoire de la fin de la pauvreté a tout juste commencé » [référence à un ouvrage de Max Roser, paru en 2022, NDLR], même si ce combat prendra du temps. Il est vrai que les deux cents dernières années envoient un signal formidable quant à ce que nous sommes capables de faire. Ainsi donc, l’Occident a, sans doute le premier, les moyens de triompher de la pauvreté et, ce faisant, de tracer un chemin. Le présent essai se propose de dessiner une trajectoire de vie, du berceau à la retraite, reposant sur trois idées simples, qui doivent permettre de tendre vers cet horizon d’une société sans pauvreté. […]

Mettre l’État au service de l’emploi

Doté d’une éducation de qualité et d’un capital pour démarrer la vie d’adulte sur des fondations solides, vous finissez néanmoins par vous retrouver au chômage : votre usine a été délocalisée, votre start-up a payé un tribut mortel à une crise économique ou à une pandémie, un divorce ou la perte tragique d’un enfant vous a laissé incapable de rebondir. Vos compétences ne sont plus à jour, et à votre âge, il n’est pas toujours facile de se former à nouveau. Ou des problèmes de santé ou de handicap vous empêchent de saisir les opportunités autour de vous, l’achat et l’entretien d’une voiture et le plein d’essence sont de plus en plus chers, les transports en commun sont limités dans votre coin. Ou encore, vous vous occupez d’un proche malade, ou la naissance d’un enfant et l’absence de garderie autour de chez vous sont difficilement compatibles avec les exigences et les horaires des emplois. Votre compte en banque est à plat, vous êtes à sec le 15 du mois et vivotez après, vous n’avez plus assez pour rebondir. Vous voulez une seconde chance, vous voulez un emploi, vous croyez en la dignité du travail. Une « entreprise à but d’emploi » vous ouvre alors ses portes et vous offre un contrat à durée indéterminée.

On l’a vu dans le premier chapitre : la pauvreté repart à la hausse depuis plusieurs décennies, et le modèle classique de l’État providence, pourtant si précieux à nos sociétés, peine à renverser la tendance. En parallèle, le piège du chômage de longue durée condamne les plus fragiles à la précarité. Or, dès le milieu des années 1990, Robert Castel [1995] observe :

« Ce que l’incertitude des temps paraît exiger, ce n’est pas moins d’État [..]. Ce n’est pas plus d’État […]. Le recours, c’est un État stratège qui redéployerait ses interventions pour accompagner ce processus d’individualisation, désamorcer ses points de tension, éviter ses cassures et rapatrier ceux qui ont basculé en deçà de la ligne de flottaison. […] Mais cet État devrait ajuster au plus près ses interventions en suivant les nervures du processus d’individualisation. »

Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, William Julius Wilson affirme que la disparition de l’emploi et ses conséquences sur la vie sociale et culturelle constituent les problèmes centraux dans les quartiers, où sévit un chômage beaucoup plus fort que la moyenne américaine. Ainsi, accompagnée d’un phénomène de retrait de l’État, de délitement des collectifs et de hausse de l’individualisme, cette privation d’emploi a des effets majeurs sur l’évolution de la pauvreté dans les économies avancées.

Et de fait, malgré 40 milliards d’euros annuels de coûts directs et indirects du chômage, l’on peine aujourd’hui à juguler le chômage de longue durée en France, sans doute sa forme la plus grave, qui affectait plus de 2 millions de Français en 2024.

L’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée »

L’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) est précisément née de la ténacité d’acteurs associatifs, comme Patrick Valentin d’ATD Quart Monde, ou politiques, comme l’ancien député Laurent Grandguillaume, qui ont voulu contrer ce fatalisme, et qui, dans un contexte de chômage de masse, en ont fait l’une des plus grandes innovations sociales de ce quart de siècle en France.

Dès le début des années 1990, Patrick Valentin avait la conviction que ça marcherait, puisque des programmes similaires avaient été mis en place pour le retour à l’emploi à l’issue de la Première Guerre mondiale, dans les ateliers protégés, ou après la Seconde Guerre, dans les centres d’aide par le travail [abrégé en CAT par la suite, NDLR]. Il confirme plus tard : « Le tournant, c’est la guerre de 14-18 ». Dans son sillage, la société juge inacceptable que les blessés de guerre désireux de travailler malgré leurs handicaps ne le puissent pas. Émerge alors selon lui un modèle d’emploi cofinancé par la collectivité pour compenser une plus faible productivité. « C’est à partir de cette reconnaissance qu’apparaît ce système, et on traverse le XXe siècle avec », ajoute-t-il en référence à plusieurs épisodes similaires, comme une loi d’orientation en 1975 en faveur des personnes handicapées leur donnant un droit à l’emploi.

Plus tard, l’insertion par l’activité économique utilise le même modèle, c’est-à-dire l’emploi cofinancé par la collectivité. Par contre, à l’inverse des initiatives précédentes, comme les ateliers protégés et les CAT, l’insertion ne garantit pas l’emploi à long terme. C’est pourquoi Patrick Valentin propose de développer le modèle des entreprises à but d’emploi. Pour lui, l’élément clé favorisant la reconnaissance contemporaine de ce droit à l’emploi, et qui sera d’ailleurs inscrit dans une législation en 2020, c’est la notion de « privation d’emploi » et l’idée que ceux qui en souffrent ne sont pas des coupables, lestés de ce préjugé qui les hante depuis le Moyen Âge, mais bien des victimes d’un phénomène contemporain majeur entremêlant mondialisation, désindustrialisation et retrait de la puissance publique, plus communément appelé le chômage de longue durée.

Quant à Laurent Grandguillaume, longtemps élu à Dijon, une personne croisée dans la capitale des ducs de Bourgogne en 2023 me confia que celui-ci était connu pour se creuser les méninges dès les années 2000 pour trouver une solution au chômage. Député, il finira par porter la loi votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale en 2016 pour initier cette expérimentation. Il se bat depuis comme un lion pour faire vivre cette expérimentation unique par bien des aspects.

Grâce à eux et à tant d’autres, avec TZCLD, la France s’est dotée d’un outil particulièrement audacieux pour s’attaquer à ce défi. En son cœur, l’idée est simple : il s’agit pour de petits territoires, jusqu’à 10 000 habitants, de mener un travail granulaire pour recenser celles et ceux éloignés du marché du travail depuis un an ou plus, analyser leurs compétences et aspirations, croiser ces dernières avec les besoins des communes et proposer des activités adéquates, non concurrentes avec l’existant et logées dans une « entreprise à but d’emploi » (EBE) commuant l’argent du chômage et du revenu de solidarité active (RSA) en salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic). Un contrat à durée indéterminée (CDI) est proposé d’entrée de jeu à des personnes qui, en moyenne, sont au chômage depuis près de cinq ans.

Avec le recul, on connaît également mieux le profil des bénéficiaires : 55 % de femmes pour 45 % d’hommes ; plus de la moitié âgée de 42 ans ou plus, et un cinquième, 52 ans ou plus ; ils sont souvent sans diplôme ; plus du cinquième des employés d’EBE ont un handicap ; et près de la moitié estime qu’ils n’auraient jamais pu trouver un emploi en dehors du projet.

Il peut s’agir par exemple d’améliorer la sécurité alimentaire par l’horticulture et le maraîchage, permettre la lutte contre la dégradation environnementale via le recyclage ou le surcyclage, développer les services de proximité, proposer des alternatives aux personnes à mobilité réduite et, dans certains cas, « relocaliser » des activités industrielles à forte valeur ajoutée.

Et c’est un point clé : l’emploi est systématiquement adapté aux profils et aux compétences de chacun et les horaires de travail relèvent du « temps choisi », soit une flexibilité salutaire pour les familles monoparentales et les personnes qui ont des proches malades à charge. C’est d’ailleurs là la force d’un projet mis en place à l’échelle « micro » : on identifie rapidement l’ensemble des personnes privées durablement d’emploi, on les interpelle activement et facilement (« l’aller vers », dans le jargon, qui évite qu’on oublie les personnes les plus éloignées de la société), on connaît leurs histoires personnelles, et il est plus facile de leur proposer des activités sur-mesure pour qu’elles retrouvent le chemin du travail. Le CDI, le Saint Graal pour évoluer dans la société française, permet également aux employés de planifier leur vie et d’obtenir des prêts pour l’achat d’une voiture ou d’une maison.

Les services fournis par ces entreprises de la seconde chance sont désignés sous le nom de « travaux utiles » et répondent à des enjeux clés dans la vie de la commune : accélérer la transition écologique (pour un tiers des activités), contribuer au développement local (pour un quart environ) et à la cohésion sociale (un autre petit quart), et un cinquième dans les activités de support. Il peut s’agir par exemple d’améliorer la sécurité alimentaire par l’horticulture et le maraîchage, permettre la lutte contre la dégradation environnementale via le recyclage ou le surcyclage, développer les services de proximité, proposer des alternatives aux personnes à mobilité réduite et, dans certains cas, « relocaliser » des activités industrielles à forte valeur ajoutée.

Le Comité local de l’emploi, une précieuse tour de contrôle dans le territoire

En sus, la création d’un « comité local de l’emploi » (CLE) réunissant des représentants de l’État, du Département, de France Travail, de la mairie, du tissu économique et de l’insertion, permet de faire un travail d’orfèvre qui n’aurait pas déplu à Robert Castel ou William Julius Wilson : constitution de la candidature de la commune, identification des personnes privées durablement d’emploi, cartographie précise du territoire et de ses besoins, échange de bonnes pratiques entre employeurs, organismes publics et acteurs du social, circulation d’offres d’emploi classiques ou de formations intéressant les chômeurs comme les entreprises, etc. Le CLE innove en faisant se parler des acteurs travaillant souvent en silos afin qu’ils œuvrent ensemble à l’éradication du chômage. Il peut fonctionner sans budget propre, à partir du moment où ses membres acceptent de donner de leur temps pour poursuivre un dialogue technique qui relève souvent de leurs missions respectives.

Dans l’ensemble, l’expérimentation fluidifie le fonctionnement des marchés du travail locaux. De fait, au-delà même du lancement de l’EBE, cette expérimentation permet aux communes d’acquérir une connaissance très fine de la situation du chômage (statistiques, durée, obstacles, localisation des chômeurs, etc.), au point que même les agents de France Travail en retirent des leçons.

Surtout, le CLE et l’EBE présentent une force indéniable pour s’attaquer à « l’effet de voisinage » discuté dans le premier chapitre, puisque, par définition, les deux procèdent à un travail granulaire pour comprendre tous les atouts et toutes les faiblesses du territoire pour formuler des solutions sur-mesure au sort des personnes privées d’emploi, sans· entrer en concurrence avec les activités économiques préexistantes. Du reste, il ne s’agit pas d’une expérimentation « pour » les gens, mais construite « avec » eux : les personnes privées d’emploi durablement participent pleinement à l’élaboration du projet dans leur ville, aux côtés des autres acteurs locaux, comme les habitants, les entreprises et les élus, et elles sont également représentées au CLE.

Niels Planel, Pour en finir avec la pauvreté dans les pays riches. Petit précis d’optimisme, Éditions de l’Aube, 2025, 15€.

Accord mondial ou action unilatérale ? Comment taxer les multinationales ?

Formulaire fiscal. © Kelly Sikkema

Certains voudraient faire de la taxation des multinationales quelque chose d’impossible, du moins sans un certain consensus international. Pourtant, de nombreux économistes nous disent le contraire. Si l’on veut, l’on peut taxer les multinationales, et ce au niveau uniquement français s’il le faut. Ce devient une urgence économique des plus pressantes à l’heure de l’explosion des bénéfices des entreprises multinationales, que l’on se doit d’appréhender pour ce qu’elles sont : des gangsters de la fiscalité.

Le « triomphe de l’injustice fiscale »

Faisons un point sur la situation fiscale des multinationales en France. Depuis 50 ans, une double logique a conduit à une baisse brutale du taux auquel elles sont effectivement imposées. Disons le plus clairement : les multinationales sont au dessus des lois. Cet hold-up fiscal devient extrêmement préoccupant à l’heure où le CAC 40 verse 100 milliards d’euros à ses actionnaires en 2023, via de juteux dividendes ou rachats d’action. Ce manque à gagner fiscal touche en premier lieu le contribuable. Mais il touche aussi, voire surtout, les TPE (Très Petites Entreprises), les PME (Petites et Moyennes Entreprises) et les ETI (Entreprises de taille intermédiaires) qui n’ont pas les mêmes possibilités d’optimisation fiscale. Elles subissent donc une concurrence injuste et déloyale de la part des multinationales.

La première logique, la plus scandaleuse, est tout simplement celle de la fraude fiscale. En 1975, la fraude fiscale des firmes multinationales était quasiment nulle. Aujourd’hui, on estime que c’est plus de 10 % des revenus de l’impôt sur les sociétés qui sont perdus à cause de la fraude fiscale. Cela représente dans le cas de la France un manque à gagner direct de presque 10 milliards d’euros. Ainsi, Apple a dans les faits payé pour ses bénéfices dans l’Union Européenne le taux ruineux de 0,005 % d’impôts en 2014, avec la bénédiction de l’Irlande. Apple n’est qu’un exemple parmi d’autres : « Aujourd’hui, 40% des profits des multinationales sont délocalisés chaque année vers des paradis fiscaux », selon l’économiste Gabriel Zucman, les entreprises américaines étant évidemment les championnes en la matière.

La deuxième logique est plus perverse. Cette fraude fiscale, intrinsèquement liée à la libéralisation financière de la mondialisation, se couple et se recoupe avec une logique de concurrence fiscale internationale particulièrement féroce. Au delà de la fraude pure et dure fondée sur une délocalisation des profits, certains pays (l’Irlande par exemple, qui joue sur tous les tableaux de l’enfumade fiscale) baissent leurs taux d’imposition sur les sociétés (avec un taux marginal d’imposition de 12,5 % -en théorie- pour l’Irlande, avant 2024) afin d’attirer de l’activité réelle. Tout aussi dévastatrice pour l’économie, voire plus car elle correspond à une délocalisation de l’activité économique et pas uniquement des bénéfices, cette concurrence fiscale internationale est toutefois légale et rendue très aisée par la mondialisation financière. C’est encore plus vrai au sein de l’Union Européenne où la libre-circulation des capitaux est défendue bec et ongles par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Le prix d’une telle concurrence fiscale est difficile à quantifier, car il n’est pas aisé de construire un contrefactuel permettant d’estimer les mouvements des entreprises en fonction de l’intégration financière. Le bon sens laisse toutefois à penser qu’il est énorme.

Cette concurrence fiscale internationale légale est rendue très aisée par la mondialisation financière. C’est encore plus vrai au sein de l’Union Européenne où la libre-circulation des capitaux est défendue bec et ongles par la Cour de Justice de l’Union Européenne.

Ces deux tendances, qui coûtent déjà très cher, ont conduit la plupart des pays du monde à baisser leurs impôts sur les sociétés, dans une course au moins-disant. Ainsi, le taux marginal de l’impôt sur les sociétés en France, c’est-à-dire la tranche la plus haute, est passé de 50 % dans les années 70 à 25 % depuis le premier quinquennat Macron. Dans tous les pays développés, ce taux marginal a été peu ou prou divisé par 2 en quarante ans. La concurrence fiscale exerce une pression à la baisse sur la fiscalité des entreprises, ce qui constitue un énorme manque à gagner fiscal, nécessairement compensé par de plus forts impôts sur les particuliers. Cela pèse, et lourdement, sur le pouvoir d’achat des ménages. C’est du gâchis, tant les bénéfices pharaoniques des multinationales opérant en France ne demandent qu’à être taxés. De plus, l’impuissance à récolter les impôts remet en cause la notion même d’État-nation, tant la capacité à lever l’impôt est un principe autant caractéristique que fondateur de la souveraineté.

D’aucuns présentent cette émasculation fiscale comme étant inévitable, voire comme étant un mal pour un bien selon le principe religieux du « ruissellement ». La capacité des États à retrouver des capacités de taxation raisonnables est primordiale. En effet, si les multinationales ne paient rien ou presque rien, c’est forcément le contribuable moyen qui hérite de l’addition. Ce n’est évidemment ni juste ni soutenable, et ce d’autant plus que conjointement à cette baisse de l’impôt, les multinationales sont de plus en plus subventionnées, avec le cas extrême de Sanofi qui a touché plus d’un milliard de Crédit Impôt Recherche sur les 10 dernières années.

Il serait pour le moins démagogique d’avancer qu’il est facile de taxer les multinationales. Mais ce n’est pas facile non pas parce que les États sont réellement impuissants à le faire, mais parce qu’ils abandonnent leur puissance à le faire. Pire, dans le cas des États-Unis ou de la Chine par exemple, c’est parce qu’ils utilisent le pouvoir étatique pour favoriser la fraude fiscale de leurs grands groupes. Pour inverser la tendance, deux cas de figure sont à appréhender. Le premier est celui d’une hypothétique coopération internationale quasi-unanime, où tous les États ou presque voudraient de bonne foi plus taxer les multinationales. Le deuxième est unilatéral.

L’échec programmé de la perspective mondiale 

Certains libéraux tentent de faire croire, non sans un certain succès, que seul un alignement des planètes permettrait de taxer les multinationales comme on le souhaiterait. Il faudrait dans cette perspective que la quasi totalité des États se mettent d’accord sur cette nécessité, ce qui, évidemment, a peu de chances d’arriver, en témoigne l’accord sur la taxation des multinationales de l’OCDE datant de 2021

Annoncé en grande pompe à l’automne 2021, l’accord multilatéral porté par l’OCDE s’est révélé pour le moins décevant. Il faut dire en premier lieu que l’ambition était modeste. Plus précisément, si Biden avait initialement proposé un taux de 21 % des bénéfices, l’Europe et le Congrès Américain ont fait pression à la baisse (Bruno Le Maire, alors Ministre de l’Économie, proposant même un taux ruineux de 12,5%). Avec un taux finalement très faible (15%), proche de celui de l’Irlande (12,5%), cet accord avait comme principal objectif affiché l’harmonisation, en fixant un taux permettant d’éviter le dumping fiscal le plus outrancier, sans pour autant donner de véritable marge de manœuvre fiscale aux États qui le souhaiteraient. Mais même cet objectif au rabais ne sera jamais concrétisé. En effet, les États-Unis ont, une fois n’est pas coutume, signé un accord qu’ils n’ont pas ratifié (et qu’ils, selon toute vraisemblance, ne ratifieront probablement jamais). Ils ont donc demandé un délai ; l’accord était censé rentrer en vigueur en 2024, les autres États signataires ont accepté de décaler l’application de la plupart de ses dispositions à 2026. La facilité avec laquelle les États-Unis ont obtenu que l’application de l’accord soit décalée met sérieusement en doute la pensée que les États signataires ont vraiment l’intention et la volonté de l’appliquer réellement un jour.

Annoncé en grande pompe à l’automne 2021, l’accord multilatéral porté par l’OCDE s’est révélé pour le moins décevant.

Au delà même de sa non-application probable, l’accord était avant tout esthétique pour ne pas dire cosmétique tant, derrière l’annonce, les astérisques de l’accord prévoyaient, voire programmaient, son inefficacité, au point où des paradis fiscaux comme les îles Caïman l’ont signé. Ainsi, « l’exonération pour substance » (carve-out substance) prévoit que 10 % des activités de chaque multinationale ne soient pas pris en compte dans l’application de l’accord. Plus grave encore, l’accord ne prévoit rien contre les subventions aux entreprises. Autrement dit, les îles Caïman ne devraient plus, si l’accord venait à être appliqué, pouvoir taxer à taux 0 les multinationales américaines. Par contre, elles auraient totalement le droit de les taxer à 15 % puis de redonner les mêmes 15 % aux entreprises d’une manière ou d’une autre. Ce talon d’Achille de l’accord le vide de tout intérêt. En effet, mêmes si les subventions aux entreprises sont en principe interdites par les règles du commerce international, il y a longtemps que l’OMC ne joue plus aucun rôle pour intervenir. Plus coriace historiquement, l’Union Européenne a elle aussi clairement montré son intention d’être plus souple en la matière, après le Inflation Reduction Act agressif des États-Unis de 2022. Toujours est-il que ces deux aspects rendent l’accord inutile. Blague, fiasco, mascarade ? Les qualificatifs ne manquent pas pour caractériser cet accord qui a eu pour unique objectif et malheureusement pour unique effet de faire croire que les pays de l’OCDE voulaient sérieusement lutter contre la délocalisation fiscale, croyance vite déçue.

L’approche unilatérale de la taxation

L’approche multilatérale mondiale étant à exclure, il reste à appréhender le cas où quelques États (le Brésil, l’Espagne, la Grèce et même le Royaume-Uni peuvent être des alliés intéressants dans cette perspective) souhaiteraient plus taxer les multinationales. Le raisonnement est le même dans le cas où la France seule, ou un quelconque autre pays, déciderait de s’y mettre. Le principe d’une taxation des multinationales est finalement assez simple. Il suffit en fait de revenir à la manière dont elles sont en principe taxées et à comment elles évitent cette manière de payer.

L’impôt sur les sociétés porte sur le bénéfice des entreprises. Or, certaines multinationales ne déclarent aucun bénéfice en France mais la quasi-totalité en Irlande, au Luxembourg ou au Pays-Bas. Évidemment, ce n’est pas parce qu’Apple ou Google ne sont pas rentables en France et extrêmement rentables dans les pays à faible taxation, mais parce qu’ils délocalisent leurs bénéfices. Comment le font ils ? Ils utilisent une arme que seules les multinationales ont dans leur arsenal, celle des prix de transferts. Le principe est simple mais vicieux : lorsque la filiale irlandaise facture la filiale française, elle lui fait payer un prix exorbitant et totalement déconnecté du service effectivement rendu, de manière à équilibrer parfaitement les comptes de la filiale française, qui n’est donc pas redevable de l’impôt sur les bénéfices. La multinationale peut donc déclarer l’intégralité de ses bénéfices dans les pays à faible taxation, comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. C’est par ce biais-là que les entreprises transnationales esquivent l’impôt sur les sociétés d’une manière qui n’est pas accessible aux entreprises nationales, qui par définition n’ont pas de filiale dans les pays à faible taxation.

Il suffit donc, dans le cas des multinationales, de prendre un autre critère que le bénéfice pour les taxer, sous réserve que leur bénéfice mondial soit strictement positif. Il s’agit de prendre en compte le nombre d’employés, la quantité de capital ou le chiffre d’affaires (ou une pondération des trois) pour taxer ce qui n’aurait pas été taxé à l’étranger, en fonction de l’activité sur le territoire français. Explicitons le mécanisme par un exemple : imaginons qu’une entreprise américaine réalisant 10 % de son activité en France délocalise ses bénéfices dans un pays où l’impôt sur les sociétés n’est que de 5 % au lieu des 25 % français. La France pourrait lui demander de régler 2 % de ses bénéfices mondiaux en impôts, correspondant aux 10 % (part de la France dans l’activité de la multinationale) du différentiel de 20 points d’imposition que l’entreprise a évité en défiscalisant.

Cet audacieux principe, proposé entre autres par Gabriel Zucman (considéré comme le meilleur jeune économiste du monde), a l’énorme mérite d’éviter aux administrations fiscales de se questionner sur la légitimité des prix de transferts pour sanctionner les abus, qui sont extraordinairement complexes du fait des montages opérés par les avocats fiscalistes des multinationales, exploitant les moindres failles juridiques françaises ou européennes.

Ce nouveau moyen pour taxer les multinationales s’appuie sur le concept d’extraterritorialité du droit, qui consiste à sanctionner en France un délit commis à l’étranger. Ironie du sort, cet outil est un classique de la guerre économique des États-Unis.

Ce nouveau moyen pour taxer les multinationales s’appuie sur le concept d’extraterritorialité du droit, qui consiste à sanctionner en France un délit commis à l’étranger. Ironie du sort, cet outil qui servirait ici à s’attaquer aux abus des multinationales américaines est un classique de la guerre économique agressive des États-Unis. D’ailleurs, le principe est déjà présent dans l’accord de 2021 sur la taxation des multinationales, ce qui le rend, malgré ses énormes limites, novateur.

A quand un 4 août de la taxation des multinationales ?

Les libéraux aimeraient propager l’idée que s’il est en théorie possible de taxer plus les multinationales de manière unilatérale, la mise en pratique est plus délicate. Pourtant, avec la recette préalablement évoquée, le parlement britannique a passé en 2015 ce qui a vite été surnommé une « taxe Google » : un taux à 25 % sur les bénéfices délocalisés des multinationales opérant au Royaume-Uni, ce qui fait jouer tous les mécanismes préalablement décrits pour taxer effectivement les multinationales. La mise en place pratique de cet impôt s’intéressant non plus aux bénéfices mais au montant de l’activité des multinationales n’a toutefois pas vraiment eu lieu, même si elle a poussé Google, par exemple, à trouver un accord à l’amiable avec le fisc britannique quant à ses bénéfices délocalisés. Les conservateurs britanniques n’ont pas voulu pousser la logique jusqu’au bout et ont surtout réalisé cette taxe à des fins d’annonce, pour mettre la pression sur les multinationales et les pousser à négocier d’une part, pour faire croire à l’opinion publique qu’elle s’intéressait à la justice fiscale, en pleine période électorale, d’autre part. Il serait grand temps de s’inspirer de telles mesures, de les généraliser, et surtout de les appliquer ou du moins de les utiliser pour gagner le bras de fer avec les multinationales et récupérer le manque à gagner fiscal.

Évidemment, la mise en place pratique demande beaucoup de finesse diplomatique et de courage politique. La réponse rationnelle des États concernés serait d’augmenter leurs taux d’imposition puisque de fait leurs cadeaux fiscaux ne seraient plus efficaces, engageant une logique de mieux-disant fiscal plutôt que de concurrence acharnée. Il y a fort à parier, toutefois, qu’avec Trump aux manettes, la riposte américaine s’éloigne de cette rationalité et que les États-Unis menacent d’augmenter leurs barrières douanières pour compenser une nouvelle baisse des impôts des super-riches et des multinationales. Cela impacterait les exportations françaises, mais cela ne change en rien le fond du problème et puisque Trump menace déjà de guerre commerciale, la question de la taxation des multinationales peut servir d’outil puissant et convaincant lors des négociations avec la Maison Blanche. Or, la France a les outils pour taxer lesdites multinationales.

La logique peut-être poussée plus loin pour faire face aux moyens détournés de défiscaliser. Interdire l’accès au marché français peut être un levier intéressant, par exemple pour faire face aux subventions publiques, violations flagrantes des règles du commerce international et moyen caché de ne pas pas payer d’impôts. De manière générale, l’expulsion, voire l’expropriation, des multinationales ne respectant pas les règles est un tabou politique qu’il faudrait lever, car correspondant à une potentialité économique. Le cas des multinationales occidentales en Russie, qui ont dû quitter précipitamment le pays suite aux sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine, montre que des entreprises nationales peuvent très vite venir remplacer les groupes étrangers.

En définitive, si la question de la taxation des multinationales pose des défis politiques certains, il est fallacieux de considérer que c’est une impossibilité économique. L’intégration financière mondiale autour d’un hypothétique accord international est quant à elle un vœu pieux, étant donné qu’il y aura toujours suffisamment d’États prêts à jouer le rôle de paradis fiscaux. De la même manière que les États ont fait le choix de ne plus taxer ces entreprises, ils ont de la marge de manœuvre pour les assujettir à l’impôt de nouveau s’ils le souhaitent. À quand un 4 août relatif à la fiscalité des multinationales ?