On ne compte plus les affaires délicates traitées par le juge espagnol Baltasar Garzón, des enquêtes sur les victimes de la dictature militaire argentine au mandat d’arrêt émis contre Augusto Pinochet, en passant par la coordination de la défense de Julian Assange. Plus récemment, ce défenseur du pouvoir judiciaire s’est montré critique de son instrumentalisation à des fins politiques, et s’est investi dans la dénonciation du lawfare – contraction de legal warfare (« guerre légale »), un terme employé pour critiquer la collusion entre le pouvoir judiciaire et certains secteurs élitaires.Il a intégré le CLAJUD, organe du Grupo de Puebla (plateforme de la gauche latino-américaine) dédié à la lutte contre « l’utilisation de la justice comme arme de guerre politique ». C’est dans ce cadre que nous l’avons rencontré.
LVSL – Vous êtes investi dans la défense de Julian Assange. Quelle analyse faites-vous de sa situation actuelle – d’un point de vue juridique, a-t-il encore une chance de ne pas être extradé vers les États-Unis ?
Baltasar Garzón – Le cas Julian Assange est très clair d’un point de vue juridique. Il s’agit d’une persécution politique, motivée par le fait qu’il est journaliste, qu’il accomplit les devoirs que tout journaliste devrait s’imposer à lui-même – fournir des informations véridiques et les diffuser. En l’occurrence, il a permis de dévoiler des actes très graves et délictueux commis par les États-Unis. Ces délits sont le fait des agences de renseignement et de l’armée américaine dans des zones de conflit, en Irak et en Afghanistan, ainsi que de certaines sociétés multinationales, coupables de pratiques de corruption. C’est la raison pour laquelle on le persécute.
Les États-Unis appliquent à Julian Assange leur « loi sur l’espionnage » (Espionnage Act), lui qui n’est ni un espion, ni un citoyen des États-Unis, ni même quelqu’un qui aurait déjà foulé le sol des États-Unis ! Cette application extraterritoriale viole chacun des droits fondamentaux à un procès équitable. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons, et face à laquelle les autorités judiciaires britanniques ont inexplicablement donné leur aval à l’extradition ! Nous sommes encore dans une phase où il faut se prononcer sur le fond de l’affaire, qui curieusement n’a pas été abordé. L’atteinte à la liberté d’expression, la persécution politique, la disproportion d’une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans de prison, entre autres éléments essentiels, restent à évaluer.
Si ce n’est pas le cas, nous devrons alors recourir aux instances internationales qui pourraient mettre en évidence que c’est le droit à l’information la liberté d’expression qui sont en jeu. Cela devrait motiver chacun d’entre nous et les journalistes du monde entier, car c’est le fondement même de la démocratie qui est en jeu. Ne pas le voir ainsi est très grave.
LVSL – La défense de Julian Assange vous a attiré des critiques. Lorsque vous étiez en mission auprès de l’OEA (l’Organisation des États américains est une organisation régionale regroupant l’ensemble des États du continent américain ; Baltasar Garzón y a officié comme conseiller pour les droits de l’homme auprès de l’antenne colombienne en 2012, ndlr), certains de ses représentants vous ont reproché votre manque de manquer à votre devoir de neutralité. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette organisation régionale, accusée par la gauche latino-américaine d’être soumise à l’agenda géopolitique des États-Unis ?
BG – De toute évidence, l’une des causes fondamentales du dysfonctionnement de l’OEA réside dans le contrôle financier et politique exercé par les États-Unis sur cette institution. Depuis sa création en 1948, il s’est trouvé plusieurs secrétaires généraux pour exprimer une opposition à ce contrôle : entre 50 et 60 % du budget est fourni par les États-Unis ! Curieusement, ceux-ci n’ont pas signé la Charte de San José, au fondement du Système interaméricain des droits de l’homme [l’OEA est responsable de son application NDLR]. Ils ne respectent ni n’acceptent les décisions de cet organisme.
« Le lawfare vise à protéger certaines élites économiques hégémoniques contre les gouvernements populaires qui défendent un modèle légitime. »
Par conséquent, au lieu de contribuer à une intégration équitable des différents pays d’Amérique latine, cela génère précisément le contraire. On peut voir une manifestation tangible de cette pente dans l’action de l’actuel secrétaire général, Luis Almagro, qui se caractérise par le non-respect des règles de l’institution elle-même, qui exigent impartialité, indépendance et non-subordination aux directives de l’un des pays en particulier. Ceux qui suivent de près les actions de Luis Almagro se rendront compte que c’est tout le contraire qui a cours (Luis Almagro a notamment été critiqué pour avoir avalisé la thèse d’une fraude électorale en Bolivie en novembre 2019, justifiant ainsi le coup d’État qui a renversé Evo Morales, ou sa défense d’une opération de regime change contre le gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro, ndlr).
Cela contribue à ce que les pays latino-américains ne se sentent pas représentés au sein d’une organisation qui, initialement, avait des objectifs louables, mais qui empêche à présent l’émergence d’une structure latino-américaine de défense des droits de l’homme, d’intégration et de dialogue entre ces différents pays. Je pense que l’OEA est en crise et qu’elle doit se renouveler complètement, ou disparaître – plus tôt que tard.
LVSL – Pensez-vous que c’est le caractère panaméricain de l’OEA qui est en cause, et qu’un cadre proprement latino-américain devrait être privilégié ?
BG – Je crois aux espaces juridiques communs en Europe. L’Union européenne se développe dans l’égalité de ses membres, malgré toutes ses difficultés, qui sont nombreuses. L’espace juridique unique a été un succès, une avancée qui facilite la coopération entre les systèmes judiciaires des différents États-membres.
De toute évidence, il existe des mécanismes en Amérique latine qui vont dans ce sens, et je pense qu’il est temps de les activer pour parvenir à cet espace juridique unique qui valorise, dans l’égalité entre les différents États, l’histoire de l’Amérique latine – une histoire marquée par l’horizon d’une grande patrie (patria grande est le terme employé par la gauche latino-américaine en référence à Simon Bolivar, qui souhaitait unir les différents pays latino-américains contre l’envahisseur espagnol ; aujourd’hui, il est davantage mobilisé contre les États-Unis, ndlr), qu’il est nécessaire de retrouver dans les plans de coopération et de coordination qui sont ébauchés ici et là.
LVSL – Durant votre carrière, vous avez utilisé le droit comme un outil pour défendre les droits de l’homme.Vous avez récemment rejoint le CLAJUD, organisme dédié à la lutte contre le lawfare, soit l’instrumentalisation politique du droit. Comment analysez-vous cette extension de la sphère judiciaire dans le politique que constitue le lawfare ?
LVSL – C’est la dégénérescence du droit en tant qu’outil de pacification et de protection des droits. Le lawfare, c’est précisément l’utilisation sournoise du droit comme arme de pression politique pour limiter l’action de l’opposant, que l’on ne peut vaincre par le débat et la confrontation dialectique, et contre lequel il faut faire appel au pouvoir judiciaire. Certains, au sein de ce pouvoir, acceptent de jouer un rôle pour interférer dans des processus démocratiques, qui est étranger au fonctionnement ordinaire du pouvoir judiciaire.
Je ne dis pas que l’impunité doit prévaloir. Bien évidemment, tout dirigeant politique, juge, journaliste ou toute personne qui commet un acte criminel doit faire l’objet d’une enquête, avec toutes les armes du droit. Et s’il est coupable, il doit en assumer les conséquences. Mais ce n’est pas de cela dont nous parlons. Nous parlons précisément du contraire : l’instrumentalisation du droit à des fins différentes de celles que le droit devrait régir – à savoir la pacification et la défense des droits des citoyens. Le lawfare vise à protéger certaines élites économiques hégémoniques contre les gouvernements populaires qui défendent un modèle légitime. Celui-ci ne devrait pas être attaqué du point de vue judiciaire, et il l’est parfois – au point que le pouvoir judiciaire peut se muer en un parti judiciaire aux mains de certains juges ou procureurs qui l’utilisent avec une visée politique.
Après une victoire triomphale aux élections présidentielles, Luis Arce a été intronisé à la présidence de Bolivie dans un climat politique tendu. Quelques jours après l’assassinat d’un syndicaliste bolivien, le nouveau président a en effet échappé à un attentat à la bombe. Nous avons interrogé Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien lors de la dernière année du mandat d’Evo Morales. Elle est revenue sur les perspectives du nouveau gouvernement, le contexte régional, mais aussi la structuration et l’agenda de l’opposition. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk et Bruno Sommer.
LVSL – Dans quelle ambiance s’est déroulée la campagne électorale ces dernières semaines ?
Adriana Salvatierra – La campagne a été assez dure à cause du récit de fraude électorale construit pour légitimer le coup d’État de novembre 2019. Tout comme nous avions gagné les élections de 2019, nous avons gagné les élections de 2020, et cette fois avec une marge plus importante puisque nous avons obtenu 55% des voix. C’est une donnée importante qui discrédite les arguments de ceux qui ont essayé de légitimer le coup d’État.
Le deuxième élément important est qu’il s’agit d’une preuve de courage de la part du peuple bolivien. La veille des élections, le gouvernement de Jeanine Áñez a mené une démonstration de force avec le soutien de la police dans les rues pour intimider le peuple bolivien. Et pourtant, ce dernier s’est fortement exprimé dans les urnes.
Cette année a également été source de nombreux et importants apprentissages pour nous en tant que militants du MAS (Movimiento al Socialismo, mouvement vers le socialisme, ndlr), une année pleine de douleurs, mais qui a ouvert une voie d’espoir essentielle.
LVSL – Le MAS a obtenu 55% des voix, mais aussi la majorité dans les deux chambres de l’Assemblée plurinationale. Un tel résultat était-il attendu et comment l’expliquer par rapport aux élections de l’an dernier ?
AS – Nous avions calculé que nous gagnerions au premier tour, mais je n’imaginais pas que nous allions dépasser les 50%. Cette victoire s’explique par le fait que nous avons su incarner les besoins de la population dans ce contexte difficile, alors que d’autres partis politiques s’affrontaient pour savoir qui était l’opposant légitime ou le meilleur adversaire du MAS. Nous nous sommes concentrés sur les réponses à apporter aux gens, sur la manière dont nous allions retrouver stabilité et croissance économiques, comment nous allions promouvoir un nouveau processus de création d’emplois, comment l’économie serait réactivée sous la direction de Luis Arce et David Choquehuanca.
Le deuxième élément à prendre en compte est que les gens ont pu comparer. L’opposition – qui a dénoncé pendant 14 ans le projet politique du MAS – a démontré par l’exercice du pouvoir son inefficacité, son incapacité à gérer l’appareil d’État et sa façon d’administrer le politique autour de ses intérêts de classe. Par cette comparaison rendue possible, les gens ont constaté la différence entre leur situation un an auparavant et leur situation actuelle, comment un an auparavant leur vie était organisée et comment tout cela s’était effondré, pas seulement à cause de la crise sanitaire mais à cause d’une mauvaise gestion publique.
Ainsi, le fait que notre programme ait cherché à répondre aux besoins réels de la population, et cette période où les gens ont pu comparer les projets politiques, ont vraiment été deux facteurs décisifs dans cette élection.
LVSL – Après que le MAS a été démocratiquement élu par une majorité de la population, on continue de voir divers groupes paramilitaires, ne reconnaissant pas la victoire, attaquer des groupes affiliés au MAS. Quel impact ces attaques ont-elles eu sur les mouvements sociaux et comment allez-vous aborder cette question dans les semaines à venir ?
AS – Ce que l’on constate est un échauffement de la rue visant à renforcer le leadership de Luis Fernando Camacho aux élections départementales et municipales. Il existe effectivement des groupes paramilitaires à caractère fasciste, mais ils sont toujours plus minoritaires. Même Mike Pompeo aux États-Unis a reconnu la victoire du MAS, tout comme la communauté internationale, les États, les observateurs internationaux, la Cour suprême électorale, les partis politiques qui ont participé à cette élection, tous à l’exception de Luis Fernando Camacho. Cette position devient de plus en plus isolée, sans alternative, mais elle continue de revendiquer la participation de Luis Fernando Camacho aux élections locales, afin d’en faire l’interlocuteur valable de la région.
Ce fait devrait attirer notre attention car en perdant deux circonscriptions dans l’aire urbaine, nous sommes dans des conditions défavorables pour résister à un projet autoritaire. Cela implique de restructurer l’action militante sur le territoire. Mais il me semble que l’aspect le plus problématique de la figure de Luis Fernando Camacho est son extrême conservatisme et régionalisme, une caractéristique qui a marqué sa ligne de campagne et qui a instrumentalisé la religion comme identité démographique du pouvoir. Il a aussi fait du régionalisme un étendard à imposer au pays, or ce n’est pas ce que nous cherchons à construire en tant que Boliviens et Boliviennes. Au contraire, nous croyons à l’intégration comme un élément essentiel pour le développement national.
LVSL – Quel avenir voyez-vous pour la droite bolivienne ? Y aura-t-il une réelle opposition au MAS dans les années à venir en Bolivie ?
AS – Nous ne devons pas sous-estimer cela. La position de Fernando Camacho, bien qu’elle soit territorialisée dans le département de Santa Cruz, cloîtrée dans les limites départementales, ne peut être ignorée, tout comme le projet politique qu’il porte. Le souci de ce projet politique est qu’il tente d’imposer le local au national. Le deuxième problème que je vois autour du leadership de Luis Fernando Camacho est le repli sur soi des forces dominantes locales lorsqu’elles sont vaincues par l’émergence d’un projet politique national. Nous l’avions déjà vécu en 2008, avec ce scénario de confrontation région contre État, ce qu’Álvaro García Linera avait nommé le « processus de bifurcation ». L’opposition, particulièrement importante à l’est de Santa Cruz, a tendance à retourner dans son noyau territorial pour disputer la scène locale, les mairies, les départements, les coopératives… L’institutionnalisme des « Cruceños » se replie au niveau local, d’où ils exercent la résistance. La nature de ce projet politique est problématique tout comme la portée qu’il a eue dans la ville de Santa Cruz.
LVSL – Quel sera le rôle des femmes dans le nouveau gouvernement du MAS ? Y a-t-il une autocritique du MAS sur leur participation antérieure dans le gouvernement et les institutions ?
AS – Nous avons fait de nombreux progrès sans aucun doute. Nous sommes le premier pays à atteindre la parité entre les sexes dans les instances de représentation législative ainsi qu’au niveau local. Nous avons fait de grands progrès concernant la modification de la structure foncière de la terre, garantissant le passage de 15,6% à 46,5% des titres agraires au nom de femmes. Nous avons progressé dans les réglementations garantissant aux femmes des mécanismes de protection contre la violence et aussi contre la violence politique. Mais bien évidemment, il reste encore beaucoup à faire.
Nous devons combler les distances historiques construites à partir du patriarcat comme système de reproduction de privilèges de genre. Nous devrions également avoir une réflexion sur la participation des femmes et comment nous devenons porteuses ou non des agendas de genre. Être une femme parlementaire ne signifie pas nécessairement que nous portons ces agendas et nous devons y réfléchir, dans la mesure où cette représentation constitue une avancée importante pour notre société.
De plus, l’engagement de jeunes camarades indique une certitude quant à la validité de notre projet politique. Celui-ci transcende les frontières générationnelles et garantit sa pérennité au fur et à mesure que nous avançons dans la matérialisation de nos piliers : la souveraineté, la démocratisation de la richesse, l’expansion des opportunités pour toutes et pour tous.
LVSL – Que vous inspire le processus actuel mené au Chili pour la rédaction d’une nouvelle Constitution ?
AS – De l’admiration. Un processus constituant est extrêmement difficile, car il implique de discuter l’origine de la construction de l’État comme outil de reproduction des privilèges de classe, de genre et des privilèges coloniaux. Cette interpellation de privilèges a souvent provoqué des réactions violentes chez les classes dominantes qui font alors appel à des étendards communs et à des principes fondamentaux pour nous mener vers une position conservatrice. Par exemple, en Bolivie, sur la sacro-sainte propriété privée ils disaient « si tu as deux maisons, ils t’en prendront une », alors que la Constitution politique de l’État respecte non seulement la propriété privée, mais le processus de changement a donné des maisons à des milliers de Boliviennes et de Boliviens. Ils ont également tenté de jouer avec la foi et la religion, des affiches disaient « choisir entre Dieu et la nouvelle Constitution politique de l’État ».
Le peuple chilien doit se préparer à vivre un moment fort de confrontation d’idées où il sera fait appel aux sensibilités de la population, et où réside la possibilité de construire un destin différent pour chacun, en reconnaissant des injustices historiques et en construisant le chemin à partir duquel ces injustices pourront être soldées. Bien sûr la Constitution n’est pas la réponse à tout, il viendra aussi un processus post-constitutionnel qui implique aussi une forte mobilisation. Mais s’il y a une chose essentielle dans le débat constituant, c’est précisément cet exercice de mobilisation de la population qui participe de la discussion des éléments essentiels de l’État et de la consolidation des droits.
LVSL – Que pensez-vous du rôle des médias dans les événements politiques de l’année qui vient de s’écouler ?
AS – Je pense que les médias ont joué un rôle important dans la propagation du récit de la fraude électorale qui a légitimé le coup d’État, mais rien de plus. Le dernier sondage effectué par Página Siete [l’un des principaux quotidiens boliviens, ndlr] a indiqué que Carlos Mesa était le favori des sondages, loin devant Luis Arce, et vous voyez pourtant le résultat électoral. Ce résultat décrédibilise le média car on comprend pourquoi il attaquait auparavant le MAS, pourquoi tant de virulence dans les commentaires, dans les titres.
Après l’élection, il y avait une publication qui disait que Carlos Mesa était l’une des 30 personnes les plus influentes au monde sur la question de l’environnement. Son seul geste pour l’environnement a été de mettre ses mains dans les cendres de l’incendie de La Chiquitanía et d’y prendre un selfie. Ici vous voyez le rôle des médias qui prennent une position politique, et il est d’ailleurs légitime qu’ils puissent le faire. Ce qui n’est ni légitime ni correct est le fait qu’ils mentent à ce sujet. La seule chose que nous exigeons des médias est la vérité pour informer, pour enquêter et pour assumer. On ne peut pas dire que l’on est un média indépendant quand on indique que Luis Arce et Carlos Mesa sont au coude-à-coude et que les résultats quelques jours après sont radicalement différents.
LVSL – Comment le débat médiatique pourrait-il être plus équilibré ?
AS – Il existe deux réponses à cette question. La première est l’existence de radios communautaires dont le rôle est important pour équilibrer une scène médiatique qui partageait une image très négative des militants du MAS et présentait notre projet politique comme périmé. Nous constatons qu’il existe une tendance évidente qui nous pousse à aller vers les sources d’information que nous préférons.
Il ne s’agit pas d’un phénomène spontané, cela est fondamentalement dû à la façon dont les médias ont été investis pour atteindre une audience plus large. En réalité, ce qui importe n’est pas tant de construire des médias alternatifs que de renforcer leur qualité pour qu’ils puissent proposer des produits que la population veut consommer. Je crois que cela consiste essentiellement non seulement à les laisser créer mais à renforcer les contenus attractifs pour la population, ainsi que des contenus qui contribuent au respect de certains principes.
LVSL – Quel rôle allez-vous jouer dans le nouveau gouvernement ?
AS – J’ignore ce qui va se passer. J’ai postulé à un master en développement humain et démocratisation pour lequel j’attends une réponse. Indépendamment de l’administration publique où j’ai travaillé pendant cinq ans et où j’espère avoir accompli les objectifs que nous nous étions fixés, l’action militante ne se limite pas seulement au service public. Ce que nous apportons au pays ne se limite pas à une responsabilité d’État mais réside également dans le fait de continuer à se former et de développer ses connaissances. Il me semble également important de revenir au militantisme pour éviter de perdre l’essence de notre action, et j’encourage les camarades qui assument la gestion législative et se trouvent à la tête de l’administration publique à s’engager avec les bases sociales desquelles ils viennent. Je ne sais pas ce qui m’attend mais quelle que soit la responsabilité, je l’assumerai avec un engagement total.
LVSL – Quel rôle peut avoir la communauté internationale dans cette nouvelle séquence qui s’ouvre en Bolivie ?
AS – La tâche de reconstruction est difficile, mais nous devons contribuer au renforcement et à la réactivation des organisations internationales d’intégration, comme la CELAC ou Unasur, c’est-à-dire des espaces où la tutelle nord-américaine n’existe plus et où des relations se sont établies entre les États et les peuples, non pas uniquement et exclusivement sur un échange commercial, mais aussi sur une relation de solidarité.
Ces espaces qui avaient d’autres logiques d’échange entre États doivent être réactivés et renforcés, ils contribuent non seulement à la démocratie et à la stabilité politique dans la région mais ils se basent aussi sur les principes de souveraineté et de respect des décisions prises dans certains États. Il est donc nécessaire de les réarticuler. Nous ressentons l’absence de ces espaces d’intégration précisément pendant la pandémie, où les États ont préféré se tourner le dos et fermer les frontières au lieu de contribuer conjointement à la lutte contre la crise sanitaire. Nous devons prendre en compte cette situation particulière pour la réactivation des relations internationales entre les États et les peuples, fondées sur la solidarité et la complémentarité.
LVSL – Quel effet pensez-vous que la victoire du MAS aura sur le reste du continent ?
AS – Beaucoup criaient déjà à la clôture du cycle progressiste, mais la victoire du MAS confirme la validité de ce projet politique. C’est de ce côté de l’histoire que les peuples souhaitent construire un avenir souverain et digne, guidé par la justice sociale. Il me semble que la victoire du MAS en Bolivie représente cela, et met aussi en lumière les intentions d’organisations telles que l’Organisation des États Américains qui n’ont fait que tenter de légitimer un coup d’État. Ils nous ont fait perdre un an et ont bouleversé nos vies, cela devra être discuté.
Alors que les Boliviens se rendent aux urnes, la tension politique demeure à son comble. Le gouvernement actuel, issu du coup d’État contre Evo Morales, accepterait-il un retour au pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS) si son candidat ressortait vainqueur du scrutin ? De nombreux signaux faibles incitent à la méfiance. Attaques de paramilitaires contre les partisans du MAS, supervision des élections dominée par des organisations américaines (USAID et NED en tête), déclarations ambigües des dirigeants boliviens : tout indique que la perspective d’un nouveau coup d’État n’est pas à écarter. Par Denis Rogatyuk, traduction : Marie Miqueu-Barnèche.
La situation politique est sous haute tension lors du scrutin présidentiel, déjà repoussé à trois reprises par le gouvernement de Jeanine Añez. Même si sa décision de retirer sa candidature a renforcé la position du candidat Carlos Mesa, tous les sondages indiquent que Luis Arce Catacora, le candidat désigné comme successeur d’Evo Morales, arriverait en tête au premier tour :
La chaîne privée UNITEL a présenté le sondage réalisé par l’institut Ciesmori indiquant que le MAS obtiendrait 42,2 % au premier tour, suivi de Carlos Mesa avec 33,1 %. Le sondage montre également que le MAS obtiendrait une majorité dans 6 des 9 régions de Bolivie.
L’institut de sondage Tu Voto Cuenta a publié un résultat similaire, avec Luis Arce Catacora à 42,9 %, suivi de Carlos Mesa à 34,2 % et Camacho à 17,8 %, en excluant les votes blancs et les indécis.
Le groupe d’experts CELAG, spécialisé dans l’étude des enquêtes d’opinion et des cartes électorales en Amérique latine, donne Arce en tête à 44,4 % des intentions de vote et 34 % pour Mesa. Cet écart de plus de 10% du suffrage exprimé serait déterminant en ce qu’il permettrait au candidat du MAS d’être élu dès le premier tour.
Il important de souligner que les entreprises de sondage ont traditionnellement ignoré le très fort soutien au MAS dans les régions rurales et les communautés boliviennes vivant à l’étranger, particulièrement en Argentine et au Brésil. Cela signifie que les opinions exprimées en faveur du MAS dans les sondages se situeraient dans une fourchette basse et qu’il est possible que ses soutiens soient en réalité plus élevés.
L’USAID, une agence financée par le gouvernement des États-Unis, a été invitée par le gouvernement d’Añez pour superviser les élections (…) À l’inverse, l’Internationale Progressiste a vu sa demande initiale refusée par le tribunal électoral
La position de force du MAS n’est pas surprenante si l’on considère l’impopularité générée par les mesures néolibérales mises en place par le gouvernement d’Añez et l’image positive de Luis Arce Catacora comme l’un des principaux artisans des 14 années de croissance économique sous le gouvernement d’Evo Morales.
[Lire sur LVSL notre entretien avec Luis Arce Catacora : « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium »]
Cependant, l’actuel climat social et politique en Bolivie ne permet d’écarter aucun scénario à l’issue du scrutin du 18 octobre. L’éventualité du retour d’un gouvernement « socialiste » hante les dirigeants actuels et leurs alliés depuis la destitution d’Evo Morales le 10 novembre 2019. Pendant les 10 derniers mois, le gouvernement et l’opposition de droite ont ainsi mis en place une série de mesures afin de marginaliser le soutien électoral du MAS et d’entraver la participation de ses membres aux élections.
Le gouvernement actuel n’a aucunement cherché à rendre accessibles les inscriptions permettant de voter aux 51 255 Boliviens vivant à l’étranger, dont 25 000 résident actuellement en Argentine. Dans les conditions actuelles de la pandémie et de la quarantaine du COVID-19, le renouvellement et la demande d’inscriptions sur les listes électorales ont été rendus presque impossibles. Comme il a été indiqué plus haut, le vote des Boliviens de l’étranger, en particulier ceux vivant dans d’autres pays d’Amérique latine, a bénéficié traditionnellement au MAS. Cela s’explique par le fait que la majorité des communautés expatriées dans ces pays ont émigré pendant les crises politiques et économiques de la période néolibérale de la fin des années 1990 et des années 2000 ; ils sont donc particulièrement sensibles aux réussites de l’administration Morales.
Les régions rurales du pays constituent un autre secteur risquant de subir des tentatives d’exclusion du vote. La grande majorité des habitants ruraux, en particulier dans les provinces de l’altiplano de La Paz, Cochabamba, Oruro et Potosi, ont traditionnellement voté pour le MAS en raison de l’important changement de leurs conditions économiques durant la présidence d’Evo Morales. Dans les conditions actuelles, qui découlent de la mauvaise gestion de la pandémie de COVID19 et de la crise économique provoquée par l’application des mesures néolibérales du gouvernement d’Añez, l’organisation du scrutin s’est considérablement compliquée dans ces régions.
Le cas de la province tropicale de Chapare à Cochabamba, un bastion traditionnel du MAS, est assez révélateur des tensions actuelles au sein du pays. Au mois d’avril la région a subi un blocus économique de la part du gouvernement. L’envoi d’essence a été bloqué et d’autres mesures du même type ont été prises afin de « lutter contre le trafic de drogues », selon les dires du gouvernement. En parallèle, l’actuel ministre de l’intérieur Arturo Murillo a affirmé que le gouvernement de la région ne pourrait pas distribuer de bulletinsde vote sauf s’il autorisait la police bolivienne à reprendre les patrouilles dans la zone. La police nationale avait été expulsée de la région suite à des cas de persécution de dirigeants syndicaux.
D’autre part, il sera difficile de s’assurer de la neutralité des organisations chargées d’observer le déroulement du scrutin et sa validité. L’USAID, une agence financée par le gouvernement des États-Unis et qui avait été interdite d’exercer en Bolivie sous le gouvernement de Morales, a été invitée par le gouvernement d’Añez pour superviser et surveiller les élections. L’USAID et la National Endowment for Democracy (NED) ont une longue histoire de soutien à des groupes pro-américains, qu’ils soient ouvertement politiques ou issus de la « société civile », au travers de financements directs. Ces organisations ont également participé à la validation de scrutins frauduleux, comme cela a été le cas lors des élections au Honduras en 2017. En outre, il s’est créé un groupe « d’Observateurs Citoyens », intégré par 14 groupes privés de la société civile avec le financement de l’USAID et de la NED, ayant pour but de superviser le processus électoral et de fournir des rapports d’information 48 heures après le scrutin.
Ce problème s’étend au Tribunal suprême électoral (TSE) bolivien lui-même, dont le président, Salvador Romero, est un proche ami du candidat et ex-président Carlos Mesa, qui l’avait nommé comme président du Conseil national électoral (CNE) en 2003. Il possède un long passif de coopération avec diverses agences financées par les États-Unis en Amérique latine, ainsi qu’avec l’Organisation des États américains (OEA). Romero était présent au Honduras entre 2011 et 2014 [les quelques années au cours desquelles le Honduras a connu un coup d’État et la mise en place d’un régime militaire ndlr] comme directeur de la National Institute of Democracy, une institution financée par la NED. Des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks ont révélé que Romero avait fait office d’informateur pour l’ambassadeur américain en Bolivie, Philip Goldberg, entre 2006 et 2008.
Le TSE a par ailleurs remplacé le système de résultats provisoires utilisé pendant les élections d’octobre 2019, par un nouveau système autorisé par les Nations Unies – DIREPRE. Jake Johnson, chercheur associé du CEPR – qui faisait partie du groupe de chercheurs ayant démontré que la OEA avait falsifié ses déclarations sur la fraude des élections de l’année dernière – a signalé que le nouveau système serait moins transparent que le TREP, et rendrait impossible pour les observateurs une vérification rapide de la précision des résultats via une comparaison des comptes-rendus papiers et des images publiées en ligne.
Les leaders du MAS et ses militants ont également souffert de nombreuses attaques par divers groupes armés et par des membres de l’opposition d’extrême droite depuis le coup d’État.
En outre, le TSE s’est montré réticent à la participation d’organisations internationales en tant qu’observatrices officielles des élections. L’exemple le plus marquant est celui de l’Internationale Progressiste dont la demande initiale a été refusée par le tribunal électoral sans aucune explication concrète [l’internationale progressiste regroupe des personnalités issues des mouvements critiques du néolibéralisme du monde entier ndlr]. La demande a finalement été acceptée mais le retard de l’annonce de la décision a rendu les préparatifs de la mission d’observation beaucoup plus compliqués.
Enfin, l’opposition au gouvernement actuel a été mise en difficulté à de nombreuses reprises. La participation du MAS et de ses différents leaders aux élections a rencontré des obstacles. L’ancien président, Evo Morales, et l’ancien chancelier, Diego Pary, ont été déclarés inéligibles aux élections du Sénat dans les régions de Cochabamba et de Potosí, bien qu’ils aient déposé tous les documents légaux requis. Luis Arce Catacora a aussi été menacé d’inéligibilité à de nombreuses reprises avant et pendant la campagne électorale. En effet, sa candidature ainsi que la participation du MAS aux élections générales ont été mises en sursis à cause d’un « non-respect de la loi électorale » au mois de juillet.
[Lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI »]
Arce avait avancé que les enquêtes internes de son parti pointaient vers une victoire du MAS aux prochaines élections, acte que ses opposants politiques ont considéré illégal aux yeux de la loi électorale bolivienne. Néanmoins, le TSE s’est prononcé en faveur du MAS le 5 octobre. Ceci n’a cependant pas empêché que des manifestations violentes soient organisées dans la ville de Sucre contre le MAS et les autorités électorales.
D’autre part, depuis le début du coup d’État, les médias de communication critiques envers le gouvernement d’Añez ont été censurés. Les journalistes boliviens et étrangers ont été poursuivis. Telesur ainsi que RT ont perdu leur licence de diffusion pendant les semaines ayant suivi le coup d’État du 10 novembre, plus de 53 radios communautaires ont été fermées par le gouvernement d’Añez en janvier 2020, des journalistes argentins de la chaîne privée TN ont été harcelés par des manifestants en faveur du gouvernement actuel, tandis qu’un autre journaliste argentin, Sebastián Moro, a été assassiné pendant le coup d’État.
Les leaders du MAS et ses militants ont également souffert de nombreuses attaques par divers groupes armés et par des membres de l’opposition d’extrême droite depuis le coup d’État. L’Unión Juvenil de Santa Cruz (UJC), la Resistencia Juvenil de Cochabamba (RJC) et le Movimiento de Resistencia en La Paz ont attaqué le MAS et ses sympathisants plusieurs fois. Le Défenseur des droits (Defensoría Pública), ayant critiqué le gouvernement d’Añez pour ses abus contre les droits de l’homme, a aussi subi une attaque d’un groupe violent dénommé « Valkyria ».
Ainsi même si la plupart des sondages indiquent des résultats très favorables au MAS à l’issue du premier tour, l’atmosphère tendue dans le pays rend les résultats de ce scrutin très incertains. Il s’agira d’observer avec attention ce qui se déroulera dans les heures qui suivront la proclamation des résultats, et les prochaines semaines si un éventuel second tour a lieu.
Neuf mois après le coup d’État militaire qui a renversé Evo Morales, dans un contexte de remontée de la gauche dans les sondages, la présidente par intérim de la Bolivie Jeanine Áñez a suspendu les élections pour la troisième fois. Au terme d’une grève générale menée par la fédération syndicale COB (Centrale ouvrière bolivienne), une date a finalement été donnée pour la tenue d’élections. La lutte qui a secoué le pays entre-temps n’est pas sans rappeler les grandes mobilisations des années 2000 contre les gouvernements néolibéraux boliviens. Par Denis Rogatyuk et Anton Flaig, traduction Elsa Revcolevschi.
Le rassemblement d’El Alto a été la plus grosse manifestation depuis les protestations contre le coup d’État des populations autochtones en réponse immédiate au renversement d’Evo Morales en novembre. Lors de ces événements, au moins trente sept manifestants avaient été abattus. Ces manifestations ayant été ignorées par le président du tribunal électoral nommé par le nouveau gouvernement, Salvador Romero, une grève générale illimitée a démarré le lundi 3 août avec des manifestations, des marches et des barrages routiers se propageant rapidement à travers la Bolivie. En vingt-quatre heures, plus de soixante-quinze routes et autoroutes principales des provinces de La Paz, Cochabamba, Santa Cruz, Oruro et Potosí ont été complètement ou partiellement bloquées par les branches syndicales locales et les mouvements sociaux.
Les blocus appuyés par la COB ont été largement soutenus par les syndicats et les mouvements sociaux. Parmi les participants figuraient la Fédération syndicale des mineurs boliviens (FSTMB), les producteurs de coca (les Six fédérations du Trópico de Cochabamba), la Fédération des femmes Bartolina Sisa, la Fédération des paysans de Tupac Katari et la Confédération syndicale des communautés interculturelles de Bolivie (CSCIB). Ces luttes contre des gouvernements néolibéraux par le biais de mobilisations de masse ne sont pas nouvelles pour ces forces qui avaient déjà marqué leur opposition lors de l’historique « guerre du gaz » en 2003 et la « guerre de l’eau » en 2000 à Cochabamba. Après les premiers jours de blocus, le 6 août, la Cour suprême électorale (TSE) a été contrainte d’ouvrir des pourparlers avec les mouvements sociaux afin d’établir la date définitive des élections.
À l’issue d’une nuit de négociations tendues auxquelles ont participé la COB, le TSE et les deux chambres de l’Assemblée législative plurinationale, le 8 août, aucun accord n’a été conclu. Le tribunal électoral continue de rejeter toutes les tentatives de maintien des élections à une date s’approchant de celle initialement prévue le 6 septembre. Le lendemain, une tentative du gouvernement d’Áñez de convoquer un dialogue politique national s’est soldée par un échec humiliant lorsque non seulement les forces du MAS (Mouvement vers le socialisme) de Morales mais pratiquement toutes les forces politiques ont boycotté la réunion, à l’exception de l’Alliance constituée par le gouvernement (« Juntos ») et de deux petits partis de droite.
La COB s’oppose désormais fermement à la tentative du nouveau gouvernement de retarder les élections, contre une prise de position moins forte à ce sujet jusqu’à présent. Le gouvernement issu du coup d’État cherchant à éviter un passage par les urnes, mettra à l’épreuve la puissance des mouvements sociaux boliviens – et leur volonté de se tenir aux côtés de Morales et ses alliés.
L’échec du soutien apporté par la COB et la FEJUVE à Evo Morales
Cette relation ne pouvait être tenue pour acquise. Peu avant les élections présidentielles d’octobre 2019 en Bolivie, l’alliance des travailleurs « métisses urbains » et des mouvements sociaux autochtones ruraux qui avaient longtemps soutenu le gouvernement de Morales avaient commencé à montrer des signes d’essoufflement. Après quatorze ans de gouvernement, il ne restait plus grand-chose de l’esprit révolutionnaire qui avait conduit le parti MAS de Morales au pouvoir. Le prestige lié à son statut de premier président indigène de Bolivie s’était émoussé.
Lors des élections du 20 octobre, environ 47% du vote populaire s’est prononcé en faveur du maintien au pouvoir de Morales pour un autre mandat. Cela peut sembler un score élevé pour un scrutin uninominal mais, en comparaison, en 2014, il avait remporté la victoire avec 61,36% de soutien. Le référendum constitutionnel de 2016 sur l’autorisation de Morales et du vice-président Álvaro García Linera à se présenter pour un quatrième mandat historique a vu le vote du MAS tomber en dessous de 50% pour la première fois depuis 2005 – une chute significative qui a déclenché l’effet domino aboutissant au coup d’État de novembre 2019.
Alors que Morales a finalement obtenu le droit de se présenter à l’élection présidentielle de 2019, grâce à une décision de la Cour constitutionnelle plurinationale, l’opposition de droite a investi beaucoup de temps et d’énergie dans la construction d’un récit selon lequel la Bolivie était devenue un narcostate et une « dictature », en raison du refus de Morales d’accepter les résultats du référendum. Ce récit a trouvé son expression dans l’extrême violence perpétrée lors de la campagne électorale d’octobre dernier par des groupes d’extrême droite comme le mouvement 21F, le groupe de résistance de la jeunesse Cochala et l’Union de la jeunesse de Santa Cruz, suivie d’une mutinerie policière début novembre et du coup d’État militaire le 10 novembre.
Les bastions autochtones du MAS ont été les principales victimes de la violence entourant les élections d’octobre. Les deux principaux massacres se sont produits à Sacaba, Cochabamba contre les producteurs de coca fidèles à Morales issus des Six fédérations du Trópico et à Senkata, contre les habitants indigènes Aymara auto-organisés d’El Alto (FEJUVE).
Face à une telle persécution, ni la FEJUVE ni la COB n’ont fermement défendu le gouvernement de Morales. Avec une énorme campagne médiatique de l’Organisation des États américains parlant de « fraude électorale », de manifestations de masse de la droite, et l’armée et la police exigeant la démission de Morales, le chef de la COB, Huarachi, a rejoint le camp des « pacificateurs ».
Comme de nombreux dirigeants syndicaux, il a été l’objet de menaces de mort et lorsque la police et l’armée ont forcé Morales à démissionner, Huarachi ne s’y est pas opposé, prétextant que cela pouvait contribuer à « pacifier le pays ». De nombreux partisans inconditionnels du MAS ont considéré cela comme une trahison.
Ces derniers mois, ces mouvements sociaux ont pourtant repris de la vigueur et durci leur ligne. Cela est notamment dû à la relative absence du gouvernement Áñez pendant la crise du coronavirus et à une forte demande de justice après une période de répression intense. Sous la direction de Basilio Villasante, la FEJUVE, s’inscrivant dans le cadre du « Pacte d’unité » affilié au MAS, travaille avec des groupes COB avec lesquels le gouvernement Áñez avait refusé toute négociation.
En annonçant la grève générale indéfinie et les mobilisations de masse, la COB a ressuscité l’unité perdue en novembre dernier, entre les paysans, les mineurs et les ouvriers urbains. Au cours des dernières décennies, c’est précisément cette unité et cette mobilisation de masse permanente qui ont rendu possible la nationalisation des ressources naturelles et l’essor économique du pays lors des premières années de gouvernement du MAS. Plusieurs semaines avant le début des marches, le chef des mineurs, Orlando Gutiérrez, de la FSTMB (Federación sindical de trabajadores mineros de Bolivia), a déclaré : « Il ne s’agit plus d’un parti politique. Il s’agit de la dignité du peuple. »
Mémoire des luttes
Dans son discours à la manifestation d’El Alto, Huarachi a évoqué les luttes de l’histoire bolivienne récente, mentionnant son expérience personnelle de manifestant lors de la guerre du gaz de 2003. « Comment pouvons-nous oublier ces luttes et ceux qui ont donné leur vie lors de ces luttes ? » s’est-il interrogé avant d’affirmer : « Après de nombreuses années, le peuple est parvenu à s’unir à nouveau et demande au gouvernement de respecter le maintien de l’élection le 6 septembre. »
Le lendemain de la marche, le gouvernement du coup d’État a intenté une action pénale contre lui et d’autres syndicalistes pour « promotion d’actes criminels et atteinte à la santé publique ».
Les mineurs – représentés par le propre syndicat de Huarachi, la FSTMB – étaient autrefois le principal bastion de l’organisation ouvrière bolivienne, à la tête de la Révolution nationale des années 1950 en réaction aux dictatures militaires et à la politique néolibérale inspirée par le FMI. Leur travail dans les mines, au sein d’un pays dépendant fortement de l’exportation de ses minerais, a fait d’eux les acteurs du secteur le plus fort – et le seul armé – parmi les organisations de travailleurs. La situation a évolué suite à la fermeture des mines appartenant à l’État sous Víctor Paz Estenssoro en 1985, ce qui a sapé le syndicat.
Ces dernières années, le gouvernement de Morales a empêché la fermeture de mines appartenant à l’État tout en accordant des subventions aux mines privées afin de leur permettre de rémunérer correctement leurs employés. Cela a contribué à faire de la FSTMB (et de la COB), des alliés proches du « processus de changement ». Mais même si la FSTMB a perdu une partie de son influence, son héritage se poursuit au sein des syndicats militants impliquant d’anciens mineurs, comme les Six fédérations du Trópico, les producteurs de coca des Yungas, les associations syndicales d’El Alto et de nombreuses banlieues indigènes.
Ces organisations sont encore sous l’influence idéologique de la culture indigène pré-capitaliste, mais aussi des traditions syndicales. La COB a également une valeur symbolique majeure compte tenu de son rôle historique dans la lutte pour la démocratie.
La COB doit ainsi représenter ses soutiens traditionnels parmi les travailleurs et, en même temps, la classe moyenne indigène qui a émergé sous la présidence de Morales comprenant un grand nombre d’étudiants. Sous le gouvernement d’Áñez, une partie de cette nouvelle classe moyenne autochtone a commencé à perdre les droits sociaux conquis au cours de la dernière décennie, avec des politiques néolibérales brutales affaissant leur niveau de vie.
Ainsi, l’incapacité économique du gouvernement d’Áñez à faire face à la crise économique a fini par renforcer les mouvements sociaux et la COB, tandis que le racisme latent des dirigeants du gouvernement renvoie les autochtones de la classe moyenne dans le giron du MAS.
Échos à 2003
De nombreux partisans du MAS et intellectuels de gauche comme Jorge Richter évoquent un parallélisme entre la situation actuelle et les turbulences néolibérales du début des années 2000, ayant permis à Evo Morales d’accéder au pouvoir. On peut en effet relever de nombreuses similitudes.
On retrouve les mêmes longues files d’attente pour acheter du gaz qu’en 2003, le gouvernement demandant des prêts au FMI, des manifestations de masse, des chars dans les rues assurant la protection d’un gouvernement impopulaire et le radical aymara-indianiste Felipe Quispe Huanca réitérant son soutien aux blocus de la COB.
Quispe a sans doute été la figure la plus emblématique de la lutte pour les droits des autochtones tout au long des années 1990 et au début des années 2000. Alors qu’il était la voix intellectuelle de la guerre du gaz de 2003, sa phrase « Je ne veux pas que ma fille soit votre femme de ménage » a bouleversé la politique bolivienne.
Il n’a jamais été membre du MAS et est depuis 2014, l’un des critiques indianistes les plus sévères des actions du gouvernement Morales. Pourtant, même parmi ces critiques, il n’est pas le seul à prendre position en faveur des protestations actuelles. Le Dr Félix Patzi, gouverneur indigène de La Paz et ancien politicien du MAS, a déclaré que Jeanine Áñez finirait comme Gonzálo Sánchez de Lozada (« Goni »), le président renversé par les manifestations anti-privatisation de 2003 « en s’échappant en hélicoptère du palais par crainte des conflits à venir. Le peuple a été lassé d’elle et va se soulever ».
Réprimer le MAS
Il y a cependant une différence importante entre le gouvernement Áñez et celui de Goni : ce dernier avait remporté une élection démocratique, bien que celle-ci ait été courte. Après son éviction, il a été remplacé par son vice-président Carlos Mesa. Áñez a pris ses fonctions grâce à un coup d’État de la police militaire au nom de la démocratie et de « Dieu », avec le soutien des classes moyennes et supérieures.
La grande majorité de la presse bolivienne a présenté la marche dirigée par la COB comme une révolte organisée par le propre parti MAS de Morales, alimentant le discours du gouvernement, selon lequel les mobilisations de masse auraient pour ambition de déstabiliser le pays au milieu d’une pandémie. La presse a régulièrement dépeint les manifestants comme des « sauvages ».
Les principaux téléspectateurs et lecteurs de ces médias sont issus de la classe moyenne traditionnelle des grandes villes, et dans le bastion des séparatistes blancs de Santa Cruz, comprenant aussi des travailleurs. Ensemble, ils constituent un bloc anti-MAS fort, désireux d’élire « n’importe qui » sauf un gouvernement MAS renouvelé.
Le journaliste Fernando Molina a expliqué ce phénomène. La classe moyenne traditionnelle n’a jamais vraiment accepté le président indigène Morales. Pour eux, la classe moyenne autochtone émergente érodait le « capital scolaire » de la vieille classe moyenne privilégiée d’origine partiellement espagnole.
Ainsi, les manifestations contre Morales ne concernaient pas seulement une prétendue « fraude électorale ». Elles étaient les formulations détournées d’un rejet du pouvoir indigène devant être remplacé par un bloc de pouvoir reposant sur « les forces militaires et policières, le pouvoir judiciaire, les médias de masse, les universités et les organisations et institutions des classes moyennes et supérieures ».
Étant donné sa propre corruption et ses divisions internes, ainsi que la mauvaise gestion de la crise dramatique du Covid-19 par le gouvernement, ce mouvement s’est, au demeurant, largement démobilisé ces derniers mois. Principal challenger de Morales aux élections d’octobre, l’ancien président Carlos Mesa n’a pas réussi à réunir suffisamment d’électeurs blancs et métisses de la classe moyenne derrière sa propre candidature.
Si des élections démocratiques ont finalement lieu, il tentera de se servir de la formule du « vote utile », en se présentant comme l’unique candidat capable de remporter une élection démocratique contre le MAS. Dans la période entre le coup d’État de novembre 2019 et le début de la crise du Covid-19 en mars, cette affirmation était probablement pertinente. Il n’est plus possible de dire cela aujourd’hui au vu de la réalité sociale du pays, transformée par le passage de la crise sanitaire.
Covid-19 et crise économique
Pendant plus de cent jours de « quarantaine », le gouvernement n’a pas acheté de respirateurs et a omis d’informer les populations autochtones de la dangereuse pandémie, allant jusqu’à fermer leurs stations de radio. Ceci explique pourquoi le système de santé n’a pas tardé à s’effondrer. Depuis lors, dans un pays qui ne compte que 11 millions d’habitants, des milliers de personnes meurent dans les rues.
Dans le même temps, la situation économique s’est considérablement aggravée, alors qu’au cours des treize années de règne du MAS, la Bolivie avait régulièrement enregistré la plus forte croissance économique d’Amérique latine. Cela avait eu lieu alors que Luis Arce Catacora, aujourd’hui candidat à la présidentielle du MAS, était ministre de l’Économie. En un peu plus d’une décennie, l’extrême pauvreté avait diminué de plus de moitié, passant de 38,2% en 2005 à 15,2% en 2018 ; la pauvreté modérée était également passée de 60,6% en 2005 à 34,6% en 2018. En ce sens, sous Evo Morales et Luis Arce, la Bolivie avait connu une décennie en or.
La population indigène défavorisée travaillant dans l’économie informelle en a été la principale bénéficiaire. Le gaz naturel a été nationalisé, ce qui a permis des investissements massifs. Des avantages sociaux ont été mis en place pour les personnes âgées, les mères, les parents etc. De grands travaux d’infrastructures ont été réalisés permettant la construction d’écoles, d’universités, d’hôpitaux et de transports publics, y compris des projets modernes comme les téléphériques urbains reliant La Paz et El Alto.
Une nouvelle génération d’adolescents autochtones de la classe ouvrière est entrée pour la première fois à l’université. L’année dernière, le gouvernement MAS disposait de ressources financières suffisantes pour commencer à créer un système de santé universel (SUS), afin de faire de l’accès aux soins un droit fondamental et de transformer la Bolivie en un pays véritablement indépendant.
Mais plus de la moitié de la main-d’œuvre dépend encore, directement ou indirectement, d’un travail quotidien dans le « secteur informel ». Après plus d’une centaine de jours de quarantaine, sans aucune politique sociale agissant pour atténuer ses souffrances, ce secteur se trouve aujourd’hui sous pression. Une partie de la nouvelle classe moyenne autochtone perd tout ce qu’elle possédait. Les pauvres ont faim, malgré les initiatives de quartier comme les « pots communs » et « les gens se sauveront ». Cette terrible situation sert de socle aux futurs conflits sociaux à venir.
Une épreuve décisive
Face à l’attitude provocatrice du gouvernement, la COB et les mouvements sociaux ont ainsi choisi la voie de la mobilisation de masse par le biais de blocus organisés dans tout le pays depuis le 3 août. Reste à savoir si ces forces parviendront à contraindre le tribunal électoral à faire preuve d’un minimum d’indépendance institutionnelle en imposant un vote démocratique.
Le fait que le gouvernement parvienne à suspendre les élections démontre qu’il pourrait tout se permettre, dans le plus grand mépris des droits démocratiques, en continuant à piller ouvertement les ressources des entreprises publiques et à persécuter les syndicalistes et les militants autochtones. De nouveaux massacres similaires à ceux de novembre 2019 ou du début des années 2000, ne sont pas inenvisageables – avec l’indifférence des médias et ONG occidentaux.
Cinq mois
après le coup d’État en Bolivie, le gouvernement poursuit ses politiques de répression des syndicalistes et des dirigeants du Mouvement vers le socialisme (MAS) dirigé par Evo Morales. Dans sa tentative d’éviter une possible victoire du MAS lors des élections générales prévues en mai prochain, le Tribunal suprême électoral (TSE), qui compte parmi ses membres des alliés de la dirigeante Jeanine Añez, a interdit à Evo Morales et à son ancien ministre des Affaires étrangères Diego Pary de se présenter comme candidats au Sénat. En remontant le cours des événements qui ont abouti au coup d’État du 10 novembre et l’ont suivi, il semble bien que les efforts du régime pour se maintenir coûte que coûte au pouvoir doivent se poursuivre jusqu’aux élections et, en cas de victoire, bien au-delà. Par Denis Rogatyuk, traduction Sylvie Cappon.
Les événements du 10 novembre en Bolivie ont ravivé dans les mémoires le souvenir douloureux d’une époque que beaucoup pensaient révolue en Amérique latine. La démission d’Evo Morales et d’Álvaro García Linera s’est produite après plusieurs jours de manifestations violentes de la droite, de mutineries au sein de la police et sur intervention de l’armée. C’est la première fois en Amérique latine depuis le coup d’État au Honduras en 2009 qu’un gouvernement élu est contraint à démissionner par la force.
La prise de pouvoir de la sénatrice de droite Jeanine Añez le 12 novembre a été appuyée par diverses factions ayant fomenté le coup d’État, notamment par Fernando Camacho, leader d’extrême-droite et ancien dirigeant du Comité civique de Santa Cruz, une organisation paramilitaire, et Carlos Mesa, président de Bolivie de 2003 à 2005 et candidat malheureux à la présidentielle lors des élections générales du 20 octobre dernier. Le gouvernement de facto a rapidement rompu tous les liens avec les États de la région en se retirant de l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques) et de l’UNASUR (Union des nations sud-américaines). Il a expulsé les 800 médecins cubains présents sur le sol bolivien et renoué les liens diplomatiques avec les États-Unis et Israël.
[lire ici l’article de Guillaume Long pour LVSL : « le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »]
La persécution de la population d’origine indigène, des militants et des membres du Mouvement vers le socialisme (MAS) a atteint des niveaux inédits depuis les massacres d’octobre noir en 2003. À cette époque, lors de manifestations contre les privatisations, le gouvernement néolibéral de Gonzalo Sánchez de Lozada, dit « Goni », avait assassiné des dizaines d’indigènes
et de syndicalistes dans la ville d’El Alto. Cette fois, ce sont 34 manifestants qui ont été tués et 115 autres blessés durant des soulèvements contre le coup d’État dans le secteur de Senkata à El Alto et dans la commune rurale de Sacaba, dans le département de Cochabamba. La censure et les attaques contre des médias publics et journalistes étrangers sont devenus monnaie courante, en particulier contre les stations de radio dirigées par des syndicats et coopératives dans les zones rurales qui soutiennent traditionnellement Evo Morales.
Enfin, la légitimation du coup d’État par l’OEA, Organisation des États américains, complice de longue date d’une guerre économique et politique contre le Venezuela, et le retour récent en Bolivie de l’agence USAID, notoire pour les financements et les formations qu’elle apporte à des groupes politiques pro-étasuniens sur tout le continent, ont démontré l’ampleur de l’alignement du nouveau régime sur Washington.
Comment l’un des gouvernements les plus efficaces de toute l’Amérique du Sud, installé de longue date, a-t-il pu être renversé de façon si soudaine ?
Le « Non » au référendum
Même si un certain nombre d’analyses font remonter les origines du récent coup d’État aux tentatives ratées de chasser Evo Morales du pouvoir en 2008 et en 2009-2010, l’événement politique qui a le plus directement préparé la voie à ce coup a été le référendum constitutionnel organisé le 21 février 2016. [En 2008, l’opposition a menacé le gouvernement d’Evo Morales d’opérer la partition de la Bolivie à partir de la sécession des riches provinces de l’Est ndlr].
Puisque la Constitution de 2009 prévoyait une limite de deux
mandats présidentiels, ce référendum cherchait à déterminer si Evo Morales pourrait briguer un nouveau mandat aux élections de 2019. Le « Non » l’a emporté avec 51,3% des voix ; le verdict du Tribunal constitutionnel bolivien a cependant permis à Evo Morales de contourner le suffrage, et de se représenter une nouvelle fois. Ce résultat a m
arqué la première victoire électorale importante de l’opposition bolivienne, et a posé les bases pour la construction d’un pacte unitaire entre les différents secteurs opposés à Evo Morales, traditionnellement divisés par des facteurs ethniques, régionaux, religieux ou d’appartenance idéologique. La campagne pour le référendum a débouché sur la formation dans tout le pays de plateformes et de comités du « 21F » (21 février, date du référendum), qui ont ensuite joué un rôle important dans l’organisation des manifestations et des grèves ayant précédé les élections d’octobre 2019, ainsi que dans la campagne électorale de plusieurs candidats aux présidentielles. Ces groupes du 21F, aux côtés de partis d’opposition, ont aussi eu une implication non négligeable dans la campagne menée sur les réseaux sociaux contre le gouvernement de Morales suite aux feux de forêt qui ont ravagé la région de la Chiquitanía, à l’est du département de Santa Cruz, tout au long d’août et de septembre 2019.
Ils ont aussi bénéficié de l’appui de Jhanisse Vaca
Daza, partisane d’un renversement du régime. Diplômée de la Harvard Kennedy School avec une formation en « Direction de mouvements non violents pour le progrès social », c’est à la tête de son organisation « Ríos de Pie » qu’elle a dirigé la campagne #SOSBolivia sur les réseaux sociaux, en imputant la responsabilité des incendies aux politiques de déforestation menées par le gouvernement de Morales et à son soutien au secteur agro-industriel dans le département de Santa Cruz. Cette campagne, émaillée de tentatives de désinformations, n’a fait qu’attiser les braises du mécontentement durant la période qui a précédé les événements d’octobre.
Les élections d’octobre et l’intervention de l’OEA
Une fois confirmées les candidatures d’Evo Morales et de ses trois principaux opposants de droite, l’ancien Président Carlos Mesa, le sénateur Óscar Ortiz et le pasteur évangélique Chi Hyun Chung et alors que la campagne commençait à battre son plein en août, le gouvernement dirigé par le MAS autorisa la présence d’un certain nombre d’observateurs internationaux durant la période des élections, et notamment celle de l’Organisation des États américains (OEA).
En vertu du système électoral bolivien, les élections comportent un second tour si au premier tour, aucun candidat n’a réuni 50 % des votes, ou si un candidat a réuni 40 % des suffrages mais avec une différence d’au moins 10 % avec le candidat le plus proche. Les résultats préliminaires publiés par le Tribunal suprême électoral le 20 octobre donnaient Evo Morales en tête avec presque 46 % des suffrages, son rival le plus proche, Carlos Mesa, obtenant 38 % alors que 13 % des votes exprimés restaient encore à comptabiliser.
Le décor était planté pour l’étape suivante du coup d’État : les allégations de fraude. Le décompte final et total des voix confirma la victoire d’Evo Morales dès le premier tour, avec 47 % des suffrages contre 36,5 % pour Carlos Mesa, résultat que le candidat conservateur refusa d’accepter. La situation se compliqua d’autant plus que les premières déclarations de l’OEA jetèrent le doute sur la légitimité du comptage des votes effectué par l’organe électoral, en citant des « irrégularités » non spécifiées quant à la rapide augmentation du pourcentage obtenu par le MAS dans les derniers 13 % de votes comptabilisés. Le rapport préliminaire des observateurs de l’OEA publié le 9 novembre conseillait « fortement » au gouvernement bolivien d’organiser un nouveau scrutin et reprenait l’accusation d’irrégularités « massives » concernant les résultats finaux, servant ainsi de catalyseur pour l’étape finale et décisive du coup d’État, qui intervint dès le jour suivant. Et même si les analyses indépendantes menées par des institutions telles que le CEPR (Center for Economic and Policy Research) et le CELAG (Centro Estratégico Latinoamericano de Geopolítica) n’apportaient absolument aucune preuve à l’appui des allégations de l’OEA, les déclarations de cette dernière suffirent à donner un vernis de légitimité internationale au coup d’État.
Le Comité civique de Santa Cruz
Le Comité civique de Santa Cruz (Comité Cívico pro Santa Cruz), un groupe d’extrême-droite issu de la « société civile » entretenant des liens étroits avec les organisations néo-pentecôtistes et évangéliques de Santa Cruz, avait joué un rôle important en 2008 dans la tentative de coup d’État et d’assassinat visant Evo Morales, notamment par le biais de sa branche paramilitaire, l’Union des jeunes de Santa Cruz (Uníon Juvenil Cruceñista). Fernando Camacho, l’un des principaux leaders des mobilisations anti-Evo Morales dans la province de Santa Cruz qui se sont ensuite propagées dans l’ensemble du pays, avait dirigé l’Union des jeunes avant de devenir Président du Comité civique en tant que tel en février 2019. Alors qu’il était peu connu en Bolivie jusqu’à octobre 2019, son parcours politique rappelle celui de son homologue extrémiste au Brésil, Jair Bolsonaro. Issu de l’élite de propriétaires terriens de Santa Cruz et lié de près aux Églises évangéliques, Camacho est connu pour ses liens avec la faction la plus raciste de l’extrême-droite bolivienne, ainsi qu’avec Branko Marinkovič, ancien dirigeant boliviano-croate du Comité civique de Santa Cruz et l’un des leaders de la tentative de coup d’État de 2008.
Sur la période allant du 21 octobre au coup militaire du 10 novembre, le Comité civique a joué un rôle essentiel pour paralyser la région avec la construction de barrages routiers improvisés, l’attaque de militants et l’incendie de locaux de campagne du MAS ainsi que de bâtiments du Conseil suprême électoral. Les tactiques directes et agressives du Comité civique et les appels de Camacho à la démission d’Evo Morales, à l’occasion d’une visite surprise à La Paz le 4 novembre, l’ont placé au centre de la scène des forces d’opposition, volant la vedette à Carlos Mesa comme leader du coup d’État.
Les mutineries de l’armée et de la police et le coup d’État militaire du 10 novembre
L’assaut final sur La Paz de Fernando Camacho et la démission d’Evo Morales le 10 novembre au soir n’auraient pas été possibles sans le soutien obtenu de la branche répressive traditionnelle de l’État durant les jours précédents. La mutinerie des forces de police qui avait commencé à Cochabamba le 8 novembre s’est ensuite répandue dans d’autres capitales régionales telles que Sucre, Santa Cruz, Tarija puis enfin La Paz, en privant de fait le gouvernement d’Evo Morales de ses forces de sécurité internes. La police s’est mise de facto au service de la sécurité de Camacho et d’autres instigateurs du coup d’État. Des images vidéo de décembre 2019 révèlent également que Camacho a acheté la loyauté des forces de police et de factions de l’armée par l’intermédiaire de son père, en créant un effet domino de défections de la police vers l’opposition.
Entre le 8 et le 10 novembre, les forces armées, sous le commandement en chef de Williams Kaliman
, étaient encore sous le contrôle symbolique d’Evo Morales mais l’humeur politique a ensuite viré de façon décisive en faveur de l’opposition. À ce stade, les possibilités d’Evo Morales étaient limitées : décréter l’état de siège en transférant ainsi l’autorité en matière de sécurité publique à l’armée, ou tenter de négocier une solution pacifique avec l’opposition. Selon le témoignage d’Álvaro García Linera, l’armée avait dans les faits cessé de répondre aux ordres du gouvernement dès le 9 novembre, transmettant inexactitudes et mensonges, notamment sur le manque supposé de munitions et d’autres équipements nécessaires à une mise en œuvre effective de l’état de siège. Cette opposition croissante à Evo Morales au sein des forces armées était renforcée par un autre facteur : l’influence durable de l’École des Amériques, académie militaire gérée par les États-Unis, sur la mentalité et l’idéologie sous-jacente de l’armée bolivienne. En dépit de l’ouverture d’une académie militaire bolivienne « anti-impérialiste » en 2016 et des efforts du gouvernement pour éradiquer les doctrines pro-étatsuniennes, la vaste majorité des hauts gradés boliviens, dont Kaliman, sont restés fidèles à cet alignement.
La publication du rapport préliminaire de l’OEA a fini par faire pencher la balance de façon décisive en faveur du coup d’État dans l’après-midi du 10 novembre, ce qui a dans la foulée entraîné la prise de la chaîne de télévision publique Bolivia TV, le départ en avion d’Evo Morales pour Cochabamba et la « suggestion » finale de démissionner, faite par Kaliman et par l’armée.
En arrivant le 10 novembre à La Paz, où la mutinerie des forces de police et le coup d’État militaire battaient leur plein, Camacho n’a pas eu de difficulté à prendre le contrôle de la Casa del Pueblo (la Maison du peuple), siège du gouvernement, en y amenant avec lui une bible et une lettre exigeant la démission d’Evo Morales, et en proclamant que la Pachamama (la personnification de la Terre-Mère dans la culture et la religion autochtones) ne serait plus jamais au gouvernement. Ceci, associé à la démission de la grande majorité des ministres du gouvernement d’Evo Morales ainsi que des présidents de l’Assemblée plurinationale et du Sénat, a ouvert la voie à l’arrivée au pouvoir de Jeanine Añez le 13 novembre.
L’impuissance des organisations sociales et syndicales et de la bureaucratie politique
Le « Pacte d’unité » (Pacto de Unidad) conclu en 2002 par le MAS avec une alliance du mouvement social, indigène, paysan et syndical a formé l’épine dorsale de chacune des luttes successives, politiques et électorales, menées par le gouvernement socialiste en Bolivie. Les organisations formant ce pacte incluaient :
La Confédération syndicale unifiée des travailleurs ruraux de Bolivie (CSUTCB)
La Confédération nationale des femmes paysannes indigènes Bartolina Sisa
La Confédération syndicale des communautés interculturelles de Bolivie (CSCIB)
La Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB)
Le Conseil national des Ayllus et Markas (communautés indigènes) du Qulassuyu (CONAMAQ)
Un sérieux différend a éclaté entre la CIDOB, le CONAMAQ et le gouvernement de Morales durant les manifestations de 2011 autour du projet de construction de l’autoroute reliant Villa Tunari à San Ignacio de Moxos, amenée à traverser le Territoire indigène et parc national d’Isiboro
Sécure (TIPNIS). Ce conflit a été la première rupture entre les mouvements sociaux boliviens et Evo Morales, et a finalement amené la majorité des membres de ces organisations à retirer leur soutien à son gouvernement.
Par ailleurs, les organisations syndicales représentant les travailleurs des secteurs minier, industriel et des services ont traditionnellement été divisées entre d’une part soutien actif ou passif et d’autre part opposition à la présidence d’Evo Morales. La principale confédération syndicale du pays, la Centrale ouvrière bolivienne (COB), a activement soutenu les politiques et réformes économiques de Morales, en particulier la nationalisation du secteur des hydrocarbures et les nouveaux codes et réformes du travail mis en œuvre durant ses différents mandats, ainsi que ses réélections successives depuis 2005. Le syndicat des cultivateurs de coca, connu sous le nom de Fédération du Tropique (Federación del Trópico), dans la région du Chapare, est peut-être la plus connue et la plus loyale à Morales de toutes les organisations paysannes. La Fédération syndicale des travailleurs miniers de Bolivie (FSTMB), affiliée à la COB et principal syndicat des travailleurs de la société minière d’État (COMIBOL), a traditionnellement soutenu elle aussi sa présidence. En revanche, la Fédération départementale des coopératives minières (FEDECOMIN), principalement implantée à Potosi, s’est toujours opposée au MAS et a fini par rejoindre les manifestations d’octobre-novembre contre Morales, tandis que le Syndicat mixte des travailleurs miniers de Huanuni (SMTMH) et la Fédération nationale des coopératives minières (FENCOMIN) ont cessé de soutenir le MAS suite aux élections générales d’octobre. La modération des politiques socio-économiques d’Evo Morales par rapport à son agenda initial l’ont également brouillé avec les secteurs syndiqués les plus radicaux, avec qui des échauffourées violentes ont eu lieu.
Mais comment expliquer la décision d’organisations membres du Pacte d’unité, de la COB et d’autres syndicats alliés de demander la démission d’Evo Morales ?
Les organisations membres du Pacte d’unité et les syndicats ont appelé à des manifestations le 29 octobre dans tout le pays, principalement à La Paz, pour soutenir la victoire de Morales au premier tour des élections et organiser la résistance contre les tentatives des Comités civiques de différentes régions de renverser le gouvernement. Toutefois, du fait de la démobilisation sociale suite à des années de relative stabilité politique, de l’absence de conflit de classe déclaré avec les élites économiques du pays, et de l’épuisement politique après des mois de campagne pour les élections générales, une riposte suivie et organisée depuis la base n’a pas été organisée dès les premiers jours, cruciaux, qui ont suivi la confirmation de la victoire de Morales. Certains ont aussi soutenu qu’Evo Morales n’avait pas compris la gravité de la menace posée par Fernando Camacho et par la réaction des élites traditionnelles de grands propriétaires terriens de Santa Cruz à la suite de sa réélection. Par ailleurs, les structures internes des organisations du Pacte d’unité ont subi une bureaucratisation progressive, avec des processus décisionnels souvent réservés aux instances dirigeantes et un manque préoccupant de participation de la base. Un autre facteur décisif de l’échec des contre-mobilisations a été la menace représentée par diverses bandes armées, groupes paramilitaires et gangs de motards qui ont activement terrorisé les militants et syndicalistes ainsi que les dirigeants politiques du MAS et leurs familles.
La menace paramilitaire
Les images de l’attaque et de l’humiliation publique de Patricia Arce, maire élue du MAS de la ville de Vento dans la région de Cochabamba, aux mains du groupe paramilitaire d’extrême-droite Resistencia Juvenil Cochala (Résistance de la Jeunesse de Cochala, RJC) ont connu une diffusion virale à travers le monde et souligné la violence de la contestation visant le MAS. Dans l’atmosphère de terreur créée par l’extrême-droite, il est vite devenu évident que même le personnel dirigeant du MAS n’était plus à l’abri. « Si vous ne démissionnez pas, nous brûlerons vos enfants » : c’est le type de menaces rapportées par Evo Morales dans l’un des entretiens accordés durant son séjour au Mexique, qui souligne la gravité des intimidations ayant visé d’autres dirigeants et militants du MAS durant les derniers jours du coup d’État militaire. La maison de la sœur d’Evo Morales a été incendiée quelques jours avant son éviction du pouvoir et son propre domicile ainsi que celui du vice-président Álvaro García Linera (qui abritait une bibliothèque de 10 000 volumes) ont été mis à sac par les protestataires pro-coup d’État.
Même si la RJC(Resistencia Juvenil Cochala) a été l’organisation paramilitaire ayant eu le plus de visibilité à Cochabamba, les soutiens et dirigeants du MAS et leurs familles dans la région de Santa Cruz ont été terrorisés par l’Union des Jeunes de Santa Cruz (Unión Juvenil Cruceñista) et d’autres groupes paramilitaires au service de l’élite de propriétaires terriens. Le cas le plus notoire concerne Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien, forcée à démissionner de son poste après avoir reçu de multiples menaces de mort dirigées contre des membres de sa famille.
L’embargo médiatique
L’imposition d’un embargo médiatique quasi-total dès la prise du pouvoir est un élément incontournable d’un certain nombre de coups d’État et changements de régime intervenus sur le continent, comme au Chili en 1973 et au Brésil en 1964. Le coup d’État en Bolivie a suivi une trajectoire similaire.
Les services publics d’information, y compris les chaînes de télévision et stations de radio ainsi que les bulletins d’information officiels et journaux appartenant à l’État ont été saisis. Le premier coup grave aux services d’information publics a été porté le 8 novembre : les sièges de Bolivia TV et de la radio publique Radio Patria Nueva ont été pris d’assaut par les opposants à Evo Morales avant d’être fermés. Après la formation du gouvernement issu du coup d’État, le journal officiel de l’État bolivien, Periódico Cambio, a lui aussi été saisi et renommé Periódico Bolivia, avec une nouvelle ligne éditoriale clairement favorable aux nouvelles autorités. La vaste majorité des médias privés ont pour leur part offert un soutien inconditionnel à la théorie de la fraude électorale en utilisant l’intervention et les publications de l’OEA comme munition principale. Telesur et RT en Español sont les seules chaînes qui continuèrent un temps à communiquer sur le conflit en adoptant une posture anti-coup d’État. Toutes deux ont toutefois rapidement été censurées et ont vu leurs licences de diffusion révoquées par le nouveau ministère des Communications. La quasi-totalité des journalistes étrangers présents sur le terrain dans les jours suivant le coup d’Etat furent agressés soit par la police, soit par des manifestants ou activistes pro-coup, et ont dû en fin de compte quitter le pays. Ceci a permis au gouvernement de facto de créer un blocus médiatique ainsi qu’une « hégémonie instantanée » sur le récit des événements durant les premiers jours cruciaux qui suivirent le 10 novembre. Ceci a aussi permis d’empêcher la couverture des tueries intervenues lors des manifestations indigènes à Senkata et Sacaba en contribuant ainsi à ce que ces crimes restent impunis.
Le
changement de régime opéré en Bolivie reflète la permanence de la violence qui structure les conflits politiques malgré une apparente stabilité institutionnelle. De vieilles recettes économiques remises au goût du jour grâce à un marketing astucieux ont été mêlées à une haine raciale profondément ancrée et à une soif de revanche contre les classes populaires qui avaient osé porter au pouvoir le premier président indigène de Bolivie…
Aujourd’hui gouvernée par une présidente autoproclamée proche de l’extrême droite, la Bolivie a vu son destin basculer après qu’Evo Morales a été renversé par l’armée en novembre 2019. Ce passage en force institutionnel a été rendu possible par une prise de position de l’OEA qui, en dénonçant une prétendue fraude électorale, a servi de support aux prétentions d’une opposition aux tendances fascisantes. Deux chercheurs du MIT viennent pourtant de démontrer dans une analyse statistique rigoureuse des résultats électoraux le caractère mensonger des déclarations de l’organisation. La parution de cette étude est l’occasion de revenir sur les événements qui ont mené à la fracturation de l’ordre social bolivien, et notamment, de comprendre comment la construction d’un narratif trompeur a permis l’ascension, sans légitimité populaire mais avec la légitimité médiatique, de l’extrême droite au pouvoir. Par Baptiste Albertone.
Peut-on de ne pas reconnaître un coup d’État lorsqu’on en voit un ? Un discours tronqué peut-il faire vaciller un gouvernement sans que personne ne le remette en cause ? Les médias, premières victimes des fake news, peuvent-ils s’en faire les vecteurs inconscients ? Les événements récents vécus par l’État plurinational de Bolivie nous offrent un cas d’étude d’une pertinence dramatique pour analyser la genèse d’un narratif médiatique fallacieux ayant permis de farder une déstabilisation politique et une restauration ultraconservatrice en un mouvement populaire aux prétentions démocratiques.
Saluée il y a quelques mois encore pour ses résultats économiques et sociaux sans appel, la Bolivie a depuis sombré dans la tragédie après qu’une partie de l’opposition soutenue par l’armée a demandé la démission d’Evo Morales. Cette rupture institutionnelle et cette fracture démocratique puise sa légitimité dans les allégations – sans fondements – de fraude électorale émises par l’Organisation des États Américains (OEA) et relayées massivement par les sphères médiatiques. Ces accusations mensongères ont offert à l’opposition le blanc-seing de l’opinion publique internationale qui voyait en elle une expression du mécontentement populaire face à la manipulation du scrutin présidentiel. Malheureusement ce soutien aveugle à une réalité plus complexe que la dichotomie gentils/méchants, a servi de tremplin pour que les franges les plus extrêmes du spectre politique bolivien parviennent au pouvoir sans soutien populaire, mais avec les faveurs des humanistes autoproclamés du monde entier.
Face au vide de sens dans lequel nous plonge cette aporie, il est nécessaire de comprendre comment s’est mis en place, dans l’indifférence presque générale, ce récit insidieux qui défie toute prétention de proximité avec le réel. C’est également l’occasion de revenir sur le rôle central de l’OEA dans ce basculement politique vers l’extrême droite, et de se questionner sur la géopolitique contemporaine des coups d’État dans la région. En bref, nous procédons dans cet article à une agnotologie du récit entourant le coup d’État qui a ébranlé la Bolivie qui nous amène à tirer des enseignements de portée locale d’abord, mais aussi, pour certains, propres à une forme partagée de contemporanéité.[1] Avant toute chose, permettons-nous un bref retour sur les événements.
L’ombre présente d’un miracle passé
Le 20 octobre 2019 se tiennent les élections nationales en Bolivie. Evo Morales est candidat à sa propre réélection pour la quatrième fois consécutive. D’un côté, il peut se targuer de résultats sociaux économiques incomparables. Le PIB a bondi de 50% par rapport à 2006, croissant deux fois plus vite que la moyenne régionale, et permis à l’État de mettre en place des politiques sociales qui ont fait chuter la pauvreté de 60% en 13 ans, et l’extrême pauvreté de près de 38%.[2] De l’autre, il se présente face à sa population après que cette dernière lui a refusé, lors d’un référendum tenu en 2016, la possibilité de briguer un quatrième mandat. C’est finalement le Tribunal constitutionnel plurinational, mobilisant la signature d’un traité international pour justifier l’illégalité de la limitation des mandats présidentiels, qui lui a permis de se présenter à sa propre succession. Plus que le choix d’un nouveau mandataire, cette élection se présente tout autant comme une occasion pour la citoyenneté bolivienne de punir son président si telle est sa volonté.
Pour s’assurer du bon déroulement des élections, des observateurs de l’Organisation des États d’Amérique (OEA) sont présents. La question de leur participation a longtemps été au cœur des débats qui ont entouré le scrutin présidentiel. Les gouvernements conservateurs de la région ont exprimé leur rejet vis-à-vis de ce qu’ils considéraient être un témoignage de soutien à une élection qu’ils estimaient illégitime du fait de la participation de Morales. Le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, avait à cet égard déclaré en avril 2019 que « dire qu’Evo Morales ne peut pas participer aujourd’hui (aux élections générales), ce serait absolument discriminatoire vis-à-vis d’autres présidents qui ont participé aux processus électoraux sur la base d’une décision judiciaire ».[3]
Pour assurer une plus grande transparence et pour respecter les recommandations de l’OEA, les autorités électorales boliviennes mettent en place un système officieux de Transmissions des résultats électoraux préliminaires (TREP), en parallèle du décompte officiel, qui vise à informer la population de l’évolution des résultats en temps réel. Ce dernier est confié à une entreprise privée. Le 20 octobre 2019, jour de suffrage dans le pays, aux alentours de vingt heures, le TREP qui avait alors décompté près de 84% des actes électoraux s’interrompt. À cette même heure, Evo Morales compte près de 45,28% des suffrages et une avance de 7,9 points sur son rival direct, Carlos Mesa. Ces résultats préliminaires ne suffisent pas pour éviter au leader indigène un face-à-face lors d’un second tour. En effet, la Constitution bolivienne stipule qu’une marge de 10% sur le second, en plus de 40% des voix, est nécessaire pour valider une victoire dès le premier tour. Le 21 octobre l’OEA, à travers son compte Twitter publie un premier message s’inquiétant de l’interruption du processus de décompte officieux, considérant « fondamental que le Tribunal suprême électoral explique pourquoi la transmission de résultats préliminairesa été suspendue ».[4] Vingt-trois heures après cette interruption, le TREP est finalement actualisé pour près de 95% des résultats. La marge d’Evo Morales est désormais légèrement supérieure aux 10% nécessaires à un triomphe dès le premier tour.
Peu après cette actualisation, l’OEA émet un communiqué de presse dans lequel elle « exprime sa profonde inquiétude et sa surprise face au changement radical et difficile à justifier de la tendance des résultats préliminaires connus après la fermeture des bureaux de vote », et fait dès lors part de son appui à l’organisation d’un second tour. Ces suspicions publiques quant à une éventuelle fraude électorale donnent lieu à des manifestations massives de l’opposition bolivienne. Le ministre bolivien des affaires étrangères, Diego Pary, décide alors, dès le 22 octobre, de proposer à Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA, d’effectuer une analyse de l’intégrité du processus électoral en Bolivie. Cette demande est acceptée. La mission débute le 31 octobre 2019.
Au même moment, le pays s’embrase, et la situation se détériore rapidement. Le 10 novembre, l’OEA présente un rapport préliminaire dans lequel elle liste une série d’irrégularités supposées soutenir ses affirmations préliminaires quant à l’existence d’anomalies sérieuses entourant les résultats du premier tour. Le même jour, Evo Morales, pour éteindre le feu de la contestation, annonce l’organisation de nouvelles élections. Le lendemain, sous la pression de l’armée et confronté aux violences nombreuses et polymorphes qui frappent ses partisans et les membres du gouvernement, il renonce à ses fonctions, tout comme son vice-président, la présidente du Sénat national et le Président de la chambre des députés. Ce vide institutionnel permet à Jeannine Añez, députée de l’opposition alors inconnue du grand public, de s’autoproclamer présidente par intérim le 12 novembre en l’absence de quorum au parlement – les sénateurs et députés du MAS ayant décidé de ne pas siéger.
La fleur au fusil
La trame de ce renversement institutionnel repose sur deux tournants fondateurs. Le premier réside dans l’incursion de l’armée dans le paysage politique, cette dernière a recommandé à Evo Morales de renoncer à ses fonctions et donc d’interrompre un mandat qu’il avait obtenu – sans contestation – en 2014. Le 10 novembre 2019, le chef des forces armées, le général Kaliman fait la déclaration suivante : « après avoir analysé la situation de conflit interne, nous suggérons que le président de l’État démissionne de son mandat présidentiel, permettant ainsi la paix et le maintien de la stabilité pour le bien de notre Bolivie ». S’il est tentant de donner du crédit à cette affirmation gorgée de bienveillance, quiconque est familier avec l’histoire politique régionale[5] frissonne en entendant un général inviter un président élu à se retirer. La figure du général des armées qui se positionne en sauveur de la démocratie mérite interrogation, avec en premier lieu, un questionnement sur l’origine du désordre. Dans le cas présent, le désordre est attribué à une contestation sociale d’ampleur contre la rupture de l’équilibre démocratique. Cependant, si l’on se penche sur l’évolution du mouvement de contestation, un tout autre paysage se dessine. Bien loin d’un mouvement populaire massif, la dégradation rapide de la stabilité intérieure a été organisée par des forces politiques tendancieusement antidémocratiques. Ainsi, il est important de rappeler que dès les premières manifestations, le candidat d’opposition arrivé en deuxième position lors du premier tour, Carlos Mesa, a été entièrement éclipsé par un autre opposant aux prétentions autrement plus radicales, l’ultraconservateur Luis Fernando Camacho. Ce dernier, un multimillionnaire – il figure parmi les révélations des Panama Papers – qui a fait ses classes dans une organisation politique décrite par la Fédération internationale des droits de l’Homme comme « une sorte de groupe fasciste paramilitaire »[6], fondamentaliste religieux et ouvertement raciste, a laissé entrevoir une face sombre et peu connue à l’extérieur du pays de la frange ultra-radicale de l’opposition. Là où les premières manifestations mobilisent l’ensemble d’une opposition inquiète de s’être fait « voler » l’élection, le basculement du pays dans le chaos social est l’œuvre des franges extrêmes droitières proches de Camacho aux ambitions non dissimulées de déstabilisation. Ainsi, dans les jours qui ont précédé le départ d’Evo Morales, la débauche de violence envers les partisans du président sortant a été destructrice. Pour ne citer que les événements les plus brutaux, une mairesse du MAS a été victime d’une humiliation publique par une horde d’opposants qui l’a forcée à marcher pieds nus sur plusieurs kilomètres sous des cris animaux, avant de la peindre en rouge et de lui raser les cheveux. Le jour de la démission du président Morales, plusieurs membres du gouvernement ont été victimes d’une frénésie sauvage, certains ont vu leur maison incendiée, d’autres reçu des appels les invitant à renoncer à leur fonction pour garantir la sécurité de leurs proches.
C’est donc un climat de chaos, intentionnellement bâti par les factions les plus extrêmes de la classe politique bolivienne, qui a servi de prétexte à l’armée pour inviter Evo Morales à se retirer. La décision de l’armée, aux apparences pourtant grossières de coup d’État, s’est insérée dans le narratif commun comme un geste fort et une réponse à la volonté populaire de garantie de l’État de droit et d’un processus électoral transparent. Ce renversement politique n’avait pourtant rien de populaire ni de démocratique. Comme elle l’a déjà fait par le passé, l’armée a instrumentalisé un contexte de chaos pour se défaire d’un pouvoir encombrant. Le principe est simple, les forces armées se présentent comme le pompier qui vient éteindre un incendie domestique allumé par des délinquants tout en accusant le propriétaire. Quoi de mieux pour la reconquête du pouvoir que le mariage de l’ordre et du chaos. Ce dernier garantit à l’ordre son sens, d’où l’intérêt pour l’ordre de voir se perpétuer le chaos. Avec l’arrivée de Jeanine Añez, l’armée a ainsi retrouvé de sa superbe dans le pays. Celle qui a marqué par ses alliances avec les grands propriétaires l’histoire politique sanglante des nations latino-américaines, s’est offert un retour en grandes pompes dans les institutions nationales. L’embrasement de la nation par des factions criminelles lui a ouvert le chemin vers la reconquête, celle du sauveur et du bienfaiteur qui, soucieux du bien-être de son peuple, se lève pour chasser l’ennemi. Encore faut-il savoir identifier l’ennemi. En désignant Evo Morales comme responsable de l’instabilité intérieure, l’armée a fait le choix de favoriser les forces antidémocratiques. Cette alliance du capital et des balles n’est pas nouvelle, et il n’y a donc rien de surprenant à voir, lors de la cérémonie d’intronisation de l’ex-sénatrice, un militaire lui passer l’écharpe présidentielle autour du cou. C’est d’ailleurs à peine installée dans son bureau du Palacio Quemado que Jeannine Añez a décidé de rendre l’appareil aux militaires en émettant un décret[7] qui les exempte de toute poursuite lorsqu’ils maintiennent « l’ordre public ».[8] La fabrication d’un imaginaire dans lequel les militaires soucieux de l’ordre démocratique viennent à la rescousse d’un peuple menacé par les dérives d’un exécutif trop attaché au pouvoir repose lui-même sur un second tournant dans le renversement bolivien.
L’OEA renoue avec ses vieux démons
Ce second événement est antérieur à l’entrée des forces armées dans le récit du renversement d’Evo Morales, c’est d’ailleurs son point d’ancrage. Il faut en effet revenir à l’idée même d’une fraude électorale pour comprendre l’enchaînement rapide et destructeur qui s’est mis en place après l’annonce des résultats du premier tour. Comme cela a été mentionné précédemment, c’est un communiqué de presse publié par l’OEA qui a fait peser les premiers doutes sur la crédibilité des résultats électoraux. Dans ce communiqué, l’OEA fait part de ses inquiétudes quant à l’interruption du système de décompte rapide, ainsi que du changement de tendance observé lorsque ce dernier a été rétabli. Pour comprendre pourquoi une telle prise de position a de quoi déranger, il faut revenir sur au moins trois éléments qui ont fait l’objet d’une publication du think tank étasuniens Center for Economic Policy Research (CEPR).
Tout d’abord, il est essentiel de rappeler que la totalité des accusations formulées par l’OEA dans son communiqué font référence au système TREP, système de décompte officieux et parallèle qui avait été mis en place par la Bolivie et opéré par une entreprise privée. Or, ce système n’a aucune valeur électorale, sa seule vocation est la transparence et l’information des citoyens. À aucun moment, le bon déroulement du système de décompte officiel, dont les résultats ne seraient parus qu’une fois l’ensemble des actes comptabilisés, n’a été remis en question. C’est donc une discrète confusion entre les deux processus parallèles qui a permis de faire peser le doute sur une manipulation du système de décompte officiel tout en ne faisant référence qu’à son jumeau officieux qui n’avait lui été mis en place qu’à titre informatif.
Le second élément de la narration des péripéties électorales qui interroge réside dans l’apparente surprise manifestée par l’OEA au sujet de l’interruption du TREP. En effet, un tel scénario avait été annoncé et convenu au préalable. Deux semaines avant la tenue des élections, Marcel Guzmán de Rojas, directeur général de l’entreprise en charge du TREP, avait précisé avoir pour objectif le décompte de 80% des suffrages aux alentours de 20h et seulement espérer pouvoir dépasser les 90% le jour de l’élection.[9] Antonio Costas, porte-parole du Tribunal suprême électoral avait quant à lui exprimé son enthousiasme en insistant sur le fait que « pour la première fois dans son histoire démocratique, la Bolivie sera en mesure de connaître entre 80 et 90 % du décompte des voix, avec une fiabilité de 100 % ».[10] En 2016, lors du référendum sur la réélection, le même système c’était par exemple arrêté autour de 81.2% sans que cela ne suscite un quelconque émoi.
Troisième élément, et c’est là que réside le plus lourd des accusations, les organes électoraux boliviens ont été sommés de rendre des comptes sur ce qui a été dénoncé comme un changement de tendance inexplicable. Il convient à ce stade de mobiliser un certain sens commun de la statistique. En observant l’augmentation de l’écart entre les deux candidats, deux hypothèses peuvent être posées. La première, fidèle à l’interprétation de l’OEA, est celle d’une manipulation des suffrages et des résultats électoraux. La deuxième voudrait que l’échantillon des derniers 15% pourcents des suffrages ait la particularité d’être plus favorable à Evo Morales que le reste des votes. Cela est-il envisageable ? Tout à fait, et c’est d’ailleurs les résultats de l’analyse statistique profonde qui ressort de l’étude susmentionnée. Comme le rappelle Mark Weisbrot, directeur du CEPR, il faut s’appuyer sur la démographie électorale du pays andin pour expliquer que des des résultats électoraux les plus tardifs soient significativement plus favorables à Evo Morales. Selon l’étude du CEPR, dans l’échantillon des derniers 16% non-comptabilisés au moment de l’interruption, la marge d’Evo Morales sur son rival est de 22%, soit près de 3 fois la marge constatée sur les 84% déjà comptabilisés. Comment cela est-il possible ? La Bolivie est un pays dont une partie significative de la population, 30%[11], réside dans des zones rurales relativement isolées. Les suffrages issus de ces régions peuvent ainsi prendre un temps significativement plus long à pouvoir être comptabilisé. Il se trouve que les votants appartenant à ces régions reculées sont également très majoritairement des électeurs d’Evo Morales qui recueille beaucoup moins de voix dans les territoires urbanisés. Il existe donc dans l’échantillon final un biais conséquemment favorable à Evo Morales qui explique l’augmentation importante de la marge le séparant de Carlos Mesa.[12]
La seconde interrogation qu’il est légitime de formuler à propos de ce supposé « changement de tendance » concerne sa dynamique. Autrement dit, la marge entre les deux candidats c’est elle accrue plus rapidement lors du décompte des derniers 16%. Là encore, une analyse statistique rigoureuse permet de visualiser une augmentation régulière de l’écart sur l’ensemble du décompte. La tendance de l’écart entre Evo Morales et Carlos Mesa pour l’élection présidentielle est d’ailleurs, à peu de choses près, identique à celle observée pour les résultats des élections législatives qui ont vu le MAS remporté 68 sièges sur 130 à l’Assemblée et 21 des 36 sièges du Sénat, et ce, sans que les résultats ne soient jamais remis en question (voir graphique). Cette analyse statistique qui met à mal les affirmations de l’OEA a été récemment confirmée par un rapport produit par deux chercheurs du Massachusetts Institut of Technology (MIT), et résumée dans un article du Washington Post. Les conclusions des deux auteurs sont sans équivoques : « il ne semble pas y avoir de différence statistiquement significative entre la marge avant et après l’arrêt du vote préliminaire. Au contraire, il est très probable que Morales ait dépassé la marge de 10 points de pourcentage au premier tour ».[13]
Dès lors, il est difficile de trouver une justification au comportement de l’OEA lors de la soirée électorale. Pourquoi un tel empressement à communiquer ? Comment expliquer des erreurs aussi grossières dans l’analyse statistique des résultats ? Il est difficile d’imaginer que le niveau technique et analytique des experts, nombreux, d’expériences et de formations rigoureuses, ne permette à l’organisation d’être capable de comprendre l’origine statistique du changement de tendance. Il doit être envisagé que cette prise de position s’inscrit dans une démarche politique hostile au gouvernement d’Evo Morales.
Pour juger de la bonne foi de l’OEA, il est nécessaire de se pencher sur l’audit final réalisé par l’organisation à la demande d’Evo Morales, dès le 22 octobre. Une version préliminaire de cet audit a été présentée le 10 novembre et la version finale n’a été partagée que le 4 décembre 2019. Si une analyse détaillée de l’ensemble du processus d’évaluation dépasse la géographie de cet article, il faut tout de même mentionner la structure générale des accusations et les juger dans le contexte des déclarations passées.[14] En effet, la prise de parole de l’organisation ne laissait comme seule perspective de conclusion du rapport que la démonstration de la véracité des allégations, au risque, dans le cas contraire, de rendre trop visible un dépassement déstabilisateur du mandat de l’institution.
Le mensonge, institution de la déstabilisation
L’OEA a divisé son rapport en trois blocs d’accusations : les infractions délibérées ayant pour but la manipulation des résultats, les infractions graves non intentionnelles, et les erreurs. Malgré une apparente exhaustivité dans l’analyse, le rapport se distingue davantage par ce qu’il obscurcit que ce qu’il illumine à la lumière des preuves. Ainsi, le gros de l’analyse et des mises en accusations graves (deux premières catégories) se concentre sur le TREP. Or, entre le premier tour et le rapport final de l’OEA, le TREP n’a à aucun moment reçu de caractère officiel. Une longue liste de soupçons concernant la gestion de ce système est filée sans toutefois que ne soit faite une quelconque mention de son caractère officieux. Il est cependant difficile de comprendre à quoi aurait servi une fraude visant uniquement un système parallèle d’information du grand public sans que celle-ci n’ait de conséquence finale sur les résultats officiels. C’est ainsi qu’une partie majeure de la mise en accusation se construit sur une confusion entretenue entre les deux systèmes de comptabilisation. Concernant le système officiel, la seule mise en accusation d’envergure fait référence à l’identification de plusieurs tables de votations qui ont fait l’objet de falsifications de signatures de validation des actes de vote. Les irrégularités identifiées concernent 0,22% du total national des actes et se concentrent à 80% sur des centres électoraux de très petite taille qui correspondent à des territoires où des erreurs humaines expliquées par le manque de compréhension du processus électoral peuvent être envisagées. À ce titre, Guillaume Long, ancien ministre des affaires étrangères équatorien qui a lui-même participé par le passé à des missions d’observation de l’OEA, a fortement critiqué l’association de ces pratiques minoritaires à une démarche volontaire de fraude électorale qui relève pour lui de l’incompréhension « anthropologique » de la réalité bolivienne de la part de l’institution multilatérale.
Finalement, le rapport de l’OEA ne se construit que comme une longue liste d’irrégularités que l’on peut malheureusement retrouver dans les processus électoraux de nombreux pays en développement, sans pour autant être en mesure de prouver les soupçons de fraude électorale. Pour le reste, le narratif qui vise à se surprendre du changement de tendance et de l’interruption annoncée du système de décompte officieux est maintenu sans que considération soit faite des facteurs d’explications avancées précédemment. À l’image du menteur qui fait face à l’effondrement de son édifice mensonger, mais persiste dans la contre-vérité pour éviter de perdre la face, l’OEA ne parvient pas à fonder d’une quelconque façon l’hypothèse d’une manipulation électorale qu’elle avait elle-même hâtivement entreprise. Pour autant, en faisant peser sur l’imaginaire collectif le doute d’une interruption malveillante, prétendument nécessaire à la rectification de l’écart entre les deux candidats, l’OEA a pris le parti d’un interventionnisme aux conséquences lourdes.
Hannah Arendt a, dans son ouvrage Du mensonge à la violence, étudié certains mécanismes mobilisés par les opérateurs du mensonge et prévenu de leur portée déstabilisante : « le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir à l’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre ». Le contexte singulier de cette élection à laquelle participait Morales malgré sa défaite lors du référendum sur sa réélection, rendait particulièrement propice la construction d’un narratif dont la trame est celle de l’aspiration à la perpétuation au pouvoir et la mise en place d’un système de corruption du processus électoral. En publiant ce communiqué, l’OEA a participé activement à la déstabilisation d’un ordre social qui, voyant la confiance dans certaines de ses institutions fortement remises en doute par un organe prétendument neutre, a créé une brèche dans laquelle se sont infiltrées des forces qui poursuivent des volontés antidémocratiques de renversement politique. Cette anomalie procédurale n’a pourtant pas laissé indifférents l’ensemble des représentants régionaux auprès de l’organisation, Luz Elena Baños, la représentante mexicaine auprès de l’OEA, a rapidement réagi à ce communiqué en estimant qu’il avait « perturbé la partialité et la neutralité de cette mission et a interféré avec un processus électoral qui n'[était] pas encore terminé ».[15] Ce ne sont pourtant pas les inquiétudes de cette dernière qui ont été reprise par le récit général mais bien plutôt les affirmations infondées de l’OEA. Cette désinvolture face au mensonge est ce à quoi se réfère le concept de post-vérité. C’est l’idée, pour reprendre les mots du philosophe et agnotologue Mathias Girel, selon laquelle « nous serions, par nos comportements, devenus indifférents à la vérité, apathiques devant les mensonges les plus éhontés, impassibles devant les contradictions les plus irresponsables ».[16] Pourquoi ?
S’il existe des facteurs multiples pour expliquer cette nouvelle réalité, une perspective d’étude pertinente pour la situation bolivienne est celle de la construction de la neutralité, crédibilité et donc légitimité dans la sphère médiatique. L’OEA a été gratifiée par la sphère médiatique, de fait et sans discussions, d’un statut d’organe multilatéral sans ambitions, sans intérêt ni agenda politique particulier. Comment expliquer que la fragilité des accusations et la prise de position proche de l’ingérence de l’organisation, venant faire peser de sérieux doutes sur sa neutralité et bienveillance, ne soit pas venues remettre en cause l’autorité morale qui lui a été attribuée. Il s’agit là d’un problème qui dépasse largement le simple cas d’étude bolivien, la construction de la recevabilité dans la sphère médiatique est aujourd’hui gangrenée par le confort et la certitude des mandarins de la bonne parole. Le choix des sources se fait selon un critère de confiance lui-même supposé dépendant à la proximité de l’information avec le réel. Il n’est cependant pas cavalier d’affirmer que l’attribution de la recevabilité ne peut en aucun cas devenir une accréditation intemporelle. La crédibilité est un attribut évanescent qui se doit d’être perpétuellement renouvelé. Une source jadis crédible, si les attributs qui fondent sa crédibilité ne sont plus, se doit de perdre son privilège. L’un des défis actuels réside dans l’acquisition par certaines sources d’un caractère intangible d’autorité. Le caractère pernicieux d’un tel mécanisme de production de la vérité réside également dans le fait qu’une telle configuration entrave les possibilités de contestation de cette même vérité. Si une information vient contredire l’affirmation faite par l’acteur du recevable, elle est automatiquement relayée au rang de contre-vérité, car n’appartenant pas à ladite sphère de véracité. Cette attribution de jure et non de facto de la recevabilité met en danger la capacité du citoyen à jouir d’une information de qualité, et le cas Bolivien a donné à voir une matérialisation inquiétante des conséquences d’une telle dérive.
Le cœur de l’OEA balance à droite
Ainsi l’OEA, du fait de son statut d’organisation multilatérale, a bénéficié de l’attribution d’une autorité morale qui a permis de donner de la consistance à son narratif infondé. Nous étions dans une configuration classique où la défiance incombe au gouvernement et la tolérance à ses détracteurs. S’il est compréhensible que la force de l’habitude invite à une lecture dans ce sens, les agissements de l’opposition et les errements de l’OEA auraient dû faire vaciller de telles certitudes.
Pour commencer, l’histoire tumultueuse de l’institution[17], tout comme ses modalités de financement – 60% des fonds sont apportés par les États-Unis – avait de quoi interroger la légitimité de la neutralité attribuée à sa parole. À cela viennent s’ajouter les contre-vérités précédemment mentionnées, mais également des prises de paroles du secrétaire général de l’OEA qui interrogent. Lorsque Evo Morales a décidé de l’organisation de l’audit visant à attester de la bonne (ou mauvaise) tenue de l’élection, la communication a été minimale et le secrétaire général, d’habitude non avare en tweets, n’a pas dénié commenter cette main tendue. Lorsqu’il décida de reprendre son activité numérique de commentateur politique, ce ne fut que pour exprimer sa préoccupation quant à une possible restriction de la liberté de circulation de l’opposant Luis Fernando Camacho.[18] Pas un mot tweet ne s’envola du smartphone de l’uruguayen pour s’inquiéter des dérives racistes des manifestants contre les membres du MAS qui ont culminé par la séquestration de familles des membres du gouvernement ou à l’incendie de leur demeure. Finalement, l’institution qui définit comme l’une de ses missions la consolidation de « la démocratie représentative dans le respect du principe de non-intervention » et nomme parmi ses piliers axiologiques la démocratie ou le respect des droits de l’homme, n’aura aucun mot de soutien quant à la décision d’Evo Morales d’organiser de nouvelles élections, ni de préoccupation quant à la prise de position de l’armée l’invitant à rompre le mandat glané en 2014. Hannah Arendt, encore elle, avertissait que « les mots justes placés au bon moment sont de l’action ». Nous pourrions proposer une variante de cette affirmation pour caractériser la stratégie de communication de l’OEA après son annonce impromptue « les silences justes placés au bon moment sont de l’action ». Une telle asymétrie d’indignation chez Luis Almagro ne doit pourtant pas être source de surprise. Ce dernier, est coutumier des prises de position qui se confondent avec celles du Département d’État étasunien. Sortant de son silence, il déclarera cavalièrement deux jours après le départ d’Evo Morales : « en Bolivie, il y a eu un coup d’État lorsque Evo Morales a commis une fraude électorale ».[19] Cet alignement, s’inscrit dans un agenda préélectoral qui verra Luis Almagro se présenter à sa propre succession le 20 mars 2020. Ce dernier fait face à un effritement de ses soutiens après qu’il a accepté d’envoyer des observateurs contrôler la bonne tenue du processus électoral bolivien. Cette décision de l’Uruguayen a froissé les nations de la région gouvernées par les conservateurs hostiles à Evo Morales (Brésil, Colombie) ainsi que l’administration Trump. Or, le soutien des États-Unis est essentiel à l’ancien ministre des affaires étrangères de l’Uruguay pour tenter d’assurer sa réélection. Quoi de mieux alors pour se rattraper que de participer au processus de remplacement d’un gouvernement progressiste par un gouvernement conservateur ?
L’activiste et prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel a résumé la véritable nature du renversement d’Evo Morales en une synthèse ravageuse : « Le coup d’État en Bolivie est une attaque contre toutes les démocraties du monde. Les Boliviens ne profitent pas de la violence ; ce sont les États-Unis, l’OEA et les gouvernements de droite, complices de ce qui s’est passé, incapables de vivre avec une Bolivie juste, éduquée et souveraine, qui en profitent ».[20] Naïvement taire la politisation du réel ainsi que les asymétries de pouvoir, c’est prendre le parti de celui à qui l’on octroie l’argument d’autorité qu’est la neutralité. Comme l’a parfaitement synthétisé Adèle Haenel pour caractériser une situation toute autre mais d’une manière qui permet d’étendre l’affirmation à un spectre plus large : « dépolitiser le réel, c’est le repolitiser au profit de l’oppresseur ».[21]
Chronique d’une restauration annoncée
Quelques mois ont suffi pour que le miracle Bolivien ne soit plus que mirage indien. Il ne reste plus des 13 années d’or du pays andin qu’une vague image dont la perception lointaine s’évapore au contact d’un présent aux allures de restauration ultraconservatrice. Depuis le départ d’Evo Morales et son remplacement par la seconde vice-présidente du Sénat Jeanine Añez, la nation plurinationale a opéré un virage violent pour flirter sinon s’aligner sur un agenda politique bolsonarien.
Ainsi, la présidente autoproclamée Jeanine Añez l’avait pourtant annoncé lorsqu’elle est entrée, escorté par les militaires dans l’Assemblée nationale en s’écriant triomphante : « La bible est de retour au palais ». Une exclamation qui aurait dû faire frémir les commentateurs qui, effectuant un léger travail d’archéologie numérique, seraient tombés sur des tweets publiées il y a quelques années par la présidente autoproclamée. Alors personnalité politique inconnue, l’anonymat faisant figure de révélateur incomparable, elle se permettait quelques prises de positions osées, exprimant par exemple en ces termes son rejet des festivités indigènes qui se célèbrent le 21 juin en Bolivie : « Pas de nouvel an aymara, ni d’étoile du matin ! Bande de sataniques, personne ne peut remplacer Dieu ! ».[22] Celle qui avait pour seul mandat de combler un « vide institutionnel » et d’opérer la transition jusqu’à l’organisation de nouvelles élections, s’est prise à rêver en annonçant sa participation au prochain scrutin. Cette annonce met à mal la version de l’opposition selon laquelle ce n’est pas par ambition personnelle mais par amour pour la démocratie que Jeanine Añez s’est autoproclamée présidente. L’ancienne sénatrice a ainsi bénéficié d’un tremplin inespéré vers les sommets de l’État qui, avant l’emballement électoral, lui étaient plus qu’éloignés. Malgré cette promotion express, il faut en effet croire que l’habit de présidente par intérim n’était pas à la taille de ses ambitions. Les nouvelles élections présidentielles étant fixées pour le 3 mai 2020, cela a laissé l’opportunité à Jeanine Añez d’effectuer un dépassement de fonction inattendu. Cette dernière a décidé de s’engager dans une transformation profonde des affaires étrangères. Comme l’explique Guillaume Long, « quelques jours après son entrée en fonction, le gouvernement Añez a rompu les relations diplomatiques avec le Venezuela, expulsé son personnel diplomatique, reconnu le gouvernement autoproclamé de Juan Guaidó ». La présidente par intérim a également, à l’aide de son allié brésilien[23], procédé à un rapprochement express avec Israël. Au-delà de la fascination de l’extrême droite latino-américaine pour ce gouvernement, ce rapprochement a pour le ministre de l’intérieur Arturo Murillo une utilité bien précise, celle de lutter contre « le terrorisme » domestique qu’il incombe aux partisans du MAS. Ce dernier a ainsi déclaré « nous avons invité [les Israéliens] pour nous aider. Ils ont l’habitude d’affronter des terroristes. Ils savent comment prendre les choses en main ».[24] Victimes expiatoires d’un gouvernement aux tendances fascisantes, les figures du MAS sont aujourd’hui la cible d’une chasse aux sorcières, d’une stratégie de judiciarisation de la politique, qui compromet la participation d’un candidat sérieux pour le parti qui recevait encore en mai dernier près de 40% des voix des électeurs boliviens. La question d’Evo Morales a quant à elle vite été réglée. Outre sa mise en accusation pour « terrorisme » – qui s’inscrit dans la poursuite de la logique voulant que la victime soit le premier coupable – ce dernier a vu sa participation à l’élection du 3 mai 2020 entravée par un projet de loi ratifié par Jeannine Añez dès sa prise de fonctions stipulant qu’un président ne peut pas dépasser deux mandats. Plus récemment, l’ex-mandataire a également appris qu’il ne pourrait pas se présenter comme Sénateur sous le prétexte obscur qu’il est nécessaire de résider depuis au moins deux ans dans le pays pour pouvoir se présenter comme député ou sénateur.
Le MAS s’adaptant à cette conjoncture de nettoyage politique a décidé de présenter un autre candidat en la personne de l’ex-ministre de l’économie Luis Arce. Pas de chance, moins de 72 heures après l’annonce de sa candidature, une mise en accusation pour corruption lui a été communiquée.[25] De manière plus générale, la plupart des figures politiques du MAS sont aujourd’hui persécutées et forcées à fuir le pays (Evo Morales, Alvaro García-Linera) ou à se réfugier dans l’ambassade du voisin mexicain qui joue actuellement un rôle fondateur de défense des droits de l’homme dans une région qui sombre dans l’effondrement institutionnel au profit de la restauration de l’autoritarisme. Signe encourageant que la volonté populaire ne plie pas toujours sous les coups de l’obscurantisme autoritaire, les derniers sondages annoncent le candidat du MAS en tête du premier tour avec plus de 30% du total des voix, et 15 points de pourcentages d’avance sur Jeannine Añez.[26]
Épilogue
Au mépris de ces dérives flagrantes et inquiétantes, le narratif commun perdure comme celui d’une leçon donnée à un parti autoritaire et corrompu. Le naufrage est orwellien. Ce qui doit interpeller, plus que toute autre chose, c’est la facilité avec laquelle un discours infondé et fallacieux devient narratif accepté puis une vérité adoubée. Notre temps confirme la postérité des pensées de Pascal qui exprimait déjà, en critique de son époque : « la vérité est si obscurcie (…) et le mensonge si établi, qu’à moins d’aimer la vérité, on ne saurait la reconnaître ». Cependant, il faut noter une modification inquiétante dans la performativité de cette phrase dans le réel actuel. Ici, et dans le cas bolivien de sa pleine expression, la vérité n’est pas obscurcie, elle accessible sans barrières particulières. Dans un article daté de 1972 publié dans le journal The Nation, Steve Tesich, introducteur de la notion de post-vérité résume violemment l’indifférence face au mensonge : « Nous devenons rapidement les prototypes d’un peuple dont les monstres totalitaires ne pourraient que baver dans leur rêve ».[27] C’est à la construction de l’ignorance qu’il faut s’attacher, à une agnotologie profonde qui implique de ne pas retenir que les faits épars, de ne pas s’attacher qu’aux actions individuelles qui ont participé à la construction de la fausse vérité. Il faut comprendre comment se génère, se propage, et se consomme le mensonge, comprendre par une approche systémique ce qui facilite sa genèse comme ce qui empêche sa décomposition. Le tissu de préconceptions, contre-vérités et de construction arbitraire de la crédibilité aura favorisé dans le cas présent les intérêts ultraconservateurs. Lorsque l’humanisme affiché et les prétentions démocratiques répétées pavent le chemin vers le pouvoir à des forces racistes, militaires et réactionnaires qui n’auraient, sans ce témoignage de confiance des prétendus détenteurs de la raison démocratique, jamais réussi à se hisser à la tête de l’État puisque rejetés par la volonté populaire, des leçons doivent être tirées. À l’image du pragmatisme américain de William James, il devient impératif de revenir à une compréhension de la vérité comme ce qui est efficace dans le réel.[28] Lorsque les idées, satisfaites par leur seule existence, ne cherchent plus de sens dans le réel, l’effondrement de la raison même de leur poursuite est total.
Références :
Arendt, H., (1972). Du mensonge à la violence, trad. G. DURAND, Calmann-Lévy, Paris.
Curiel, J. & Williams, J-R, (2019). “Analysis of the 2019 Bolivia Election”, Cambridge, Massachusetts.
[1] Rappelons qu’il ne s’agira en aucun cas de prendre aveuglément parti pour l’un ou l’autre des acteurs ayant pris part à ces évènements, il s’agira simplement de tenter de porter un regard honnête sur une réalité complexe et polarisée.
[5] La région fût frappée dans les années 1970 par une vague de dictatures militaires aux conséquences humaines désastreuses. Chaque fois, le prétexte de la sécurité nationale fut mobilisé par les militaires pour justifier les renversements et prises de pouvoir.
[12] Ainsi, si l’on s’intéresse à l’histoire électorale des zones rurales, on retrouve que lors des élections de 2014, le MAS avait obtenu un soutien moyen de 84%, ou lors du référendum de 2016 un soutien au « Si » pour près de 71% des votants.
[18] Luis Almagro a même reçu Luis Fernando Camacho à Washington et tweetera, à propos de cette rencontre, le message suivant : « J’ai rencontré Luis Fernando Camacho, à qui nous rendons hommage pour son engagement en faveur de la démocratie bolivienne. Nous avons discuté du processus de transition et des prochaines élections ».