L’Ukraine, une République aux mains des oligarques

Kiev, capitale de l’Ukraine. © lifeinkyiv

L’existence d’une classe parasitaire d’oligarques exerçant un immense pouvoir politique et économique n’a rien de spécifique à l’Ukraine. Mais ce qui distingue ce pays d’autres États post-soviétiques, c’est que cette oligarchie a plutôt bien accepté le régime démocratique et l’organisation d’élections régulières, qui permettent de trancher les différentes entre les différentes factions de milliardaires, en éternelle recomposition. Pesant lourdement sur la vie politique via leur candidatures, leurs médias et leurs moyens financiers, les oligarques ukrainiens font ainsi des élections leur terrain de jeu. Élu en 2019 sur un programme anti-corruption vigoureux, Volodymyr Zelensky a pris des mesures importantes pour réduire leur influence, au risque d’une dérive autocratique (interdiction de médias, arrestations extra-judiciaires…). Mais pour le journaliste Sébastien Gobert, c’est surtout la guerre en cours qui semble affaiblir les oligarques, en détruisant leur patrimoine. Dans son ouvrage, L’Ukraine, la République et les oligarques (Tallandier, 2024), il analyse le pouvoir des oligarques ukrainiens, les recompositions de cette classe au fil des ans et les guerres qu’ils se livrent entre eux. Extraits.

Dans un salon de palais, trois hommes palabrent au-dessus de plateaux de fruits de mer, de coupes de caviar et de flûtes de champagne. La caméra multiplie les gros plans sur leurs montres de luxe, leurs costumes sur mesure et leurs chevalières en or, sans révéler les visages. L’ambiance est détendue. Toutefois, il ne s’agit pas d’une conversation frivole. Les trois partenaires discutent très sérieusement d’un ministre qui représente leurs intérêts énergétiques, de la pression à exercer sur un haut fonctionnaire pour obtenir un marché public, de la voiture à acheter pour le compte d’un magistrat afin qu’il ferme les yeux sur un détournement de fonds d’État, ou encore de l’influence qu’ils exercent sur le nouveau président. Le jus de fruits exotiques dégouline, le vin coule à flots, les plaisanteries triviales fusent. Les trois compères se délectent : l’Ukraine leur appartient. 

Ce fragment de la série télévisée ukrainienne Slouga Naroda (Le serviteur du peuple, en russe) de 2015 serait suffisant pour dépeindre la vision populaire de l’oligarchie : celle d’une caste de privilégiés qui se sont approprié les richesses du pays et ont capturé l’État pour leur propre bénéfice. Une Ukraine dont les citoyens spoliés n’ont pas voix au chapitre. L’un des épisodes de la première saison se déroule ainsi dans un pays déserté de ses habitants. La Commission européenne vient de lever l’obligation de visas pour pénétrer l’espace Schengen, provoquant un exode de masse. Dans son rêve, le président Vasyl Holoborodko se retrouve seul sur une terre exploitée jusqu’à la dernière ressource. Même les oligarques en sont partis. 

Il est aisé de calquer ces images de fiction sur les préjugés qui collent à l’Ukraine. Le pays le plus pauvre d’Europe en termes de PIB par habitant [1] , corrompu, à la solde de quelques clans mystérieux. Un pays auquel personne ne serait attaché. Vladimir Poutine n’a sans doute pas pensé différemment, fin février 2022, quand il a dépêché ses troupes pour « libérer » les populations locales du carcan artificiel d’une Ukraine qui n’avait, selon lui, aucune légitimité à exister. Il s’attendait vraisemblablement à ce que personne ne lève le petit doigt pour défendre cette « erreur » du XXe siècle.

Pourtant, la majorité des Ukrainiens est restée pour faire face à l’invasion. Dans cette séquence tout à fait ancrée dans la réalité, l’ancien acteur qui avait interprété Vasyl Holoborodko, Volodymyr Zelensky, ne s’est pas retrouvé seul. Élu président en 2019, il est devenu en 2022 le visage de la résistance de millions de personnes, mobilisées chacune à leur échelle contre le déferlement des colonnes de blindés. Même les oligarques, dans leur majorité, ne sont pas partis. Les motivations ont été différentes, mais les Ukrainiens se sont indéniablement rejoints dans un but commun : le maintien de leurs libertés et de leur indépendance, une constante depuis leur émancipation de l’URSS en 1991. 

Cette résistance que peu suspectaient en février 2022 fascine. Elle puise ses racines dans le rejet de l’autoritarisme destructeur du Kremlin mais aussi dans l’entretien d’une idée ukrainienne à travers les âges, dans la conscience d’une spécificité géographique, culturelle et linguistique qui différencie cette nation de ses voisines, en premier lieu de la Russie. S’y superpose l’attachement citoyen à l’architecture institutionnelle d’un État indépendant, qui s’est affirmé au cours des trois dernières décennies. Ce sentiment aujourd’hui partagé par une large majorité est le résultat d’âpres combats de plusieurs générations. Les Ukrainiens résistent contre la guerre que leur mène la Russie depuis 2014. Ils sont en conflit contre leur propre corruption depuis plus de trente ans. C’est dans la lutte qu’ils se sont formés ; c’est dans la lutte qu’ils entendent préserver leurs acquis et défendre leur droit à l’avenir.

Une oligarchie sans oligarques ? 

Au demeurant, écrire sur les oligarques d’Ukraine devrait être simple. Aucun des magnats du pays ne revendique ce titre. On peut le comprendre, le terme étant intimement lié à une catégorie de nouveaux riches née dans les fusillades et la criminalité des années 1990. Pourtant, ces oligarques, qui profitent d’interpénétrations entre les milieux économiques, politiques, judiciaires et médiatiques, existent bel et bien. Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche du pays, a figuré un temps parmi les cent personnalités les plus riches du monde, selon le magazine Forbes. Estimé – au sommet de son expansion – entre 14 et 16 milliards de dollars, ce natif du Donbass n’a jamais rivalisé avec les fortunes à douze chiffres qu’alignent aujourd’hui Bernard Arnault, Elon Musk ou Jeff Bezos. Reste que lui et sa holding System Capital Management (SCM) pèsent, bon an, mal an, plus de 10 % du PIB ukrainien. 

L’oligarchie induit une perversion des institutions d’État au profit d’intérêts particuliers. Elle exerce une influence considérable sur la vie publique du pays, alimentant une atmosphère de mystère, voire de complot, autour de la prise de décision politique.

En 2021, le magazine Novoe Vremia (Nouvelle époque, en russe) évaluait le capital des cinquante personnalités les plus riches à 40,444 milliards de dollars, soit 20,2 % du PIB. Ces concentrations de patrimoine, que l’on retrouve dans de nombreux pays, revêtent une dimension cruciale pour l’Ukraine, longtemps bloquée dans sa transition entre le communisme et le capitalisme. Incontournables, les « nouveaux riches » post-soviétiques ont suscité autant de rejet que de fascination, jusqu’à devenir une catégorie d’étude à part. 

Si les magnats du pays correspondent de moins en moins à la vision caricaturale des épisodes de Slouga Naroda, ils entretiennent bel et bien une économie de rente qui a freiné l’innovation, entravé la modernisation et restreint l’exploitation du potentiel économique national. L’oligarchie induit une perversion des institutions d’État, quasi totale à certaines époques, au profit d’intérêts particuliers. Elle exerce une influence considérable sur la vie publique du pays, alimentant une atmosphère de mystère, voire de complot, autour de la prise de décision politique.

Dans le même temps, l’écosystème oligarchique ukrainien a perduré comme un environnement relativement ouvert, pluriel et particulièrement concurrentiel. « La plus grosse erreur des journalistes et des experts, c’est de mettre tous les oligarques dans un même sac. Nous sommes différents », avertissait le sulfureux Ihor Kolomoïskiy en décembre 2018. Depuis le début des années 2000, il est l’un des cinq plus importants milliardaires du pays. De fait, les magnats ukrainiens disposent d’une autonomie à faire pâlir de jalousie leurs homologues russes, domestiqués depuis le début des années 2000 par Vladimir Poutine. En Ukraine, la transposition des conflits économiques oligarchiques dans la sphère politico-médiatique a contribué à entretenir une culture de débat, une diversité et des alternances politiques remarquables dans le contexte post-soviétique.

Depuis 1991, le Bélarus n’a ainsi connu que deux chefs de l’État, et la Russie, deux et demi – le mandat de Dmitry Medvedev (2008-2012) n’ayant été qu’un paravent du pouvoir de Vladimir Poutine. Dans le même temps, six présidents [2], seize Premiers ministres et vingt et un gouvernements se sont transmis le pouvoir de manière pacifique en Ukraine, à l’exception de 2014. Le tout, malgré trois crises financières (1998, 2008 et 2014), deux révolutions (2004 et 2014), une guerre (à partir de 2014) et une pandémie (2020-2021). Ce que certains dénigrent comme une preuve d’instabilité chronique, les Ukrainiens le revendiquent comme un symptôme de leur allergie à l’autoritarisme. Les oligarques du pays, acteurs pour la plupart indépendants et influents, ont pesé de tout leur poids sur ces processus. Par leurs affrontements économiques et politiques et, souvent, par des moyens peu recommandables, ils ont contribué à empêcher la consolidation d’une verticale du pouvoir qui menacerait leurs intérêts et leurs influences.

La pérennisation d’une opportunité

C’est à partir de la seconde moitié des années 1990, encouragée par le deuxième président Leonid Koutchma, que l’oligarchie post-soviétique ukrainienne a structuré un système intégralement greffé aux institutions de la République. La figure du chef de l’État, qui a joui à certains moments de prérogatives similaires à son homologue français, est centrale : elle répartit les ressources, arbitre entre les groupes et punit, le cas échéant, les contestataires. Les oligarques exercent un contrôle du même type sur la puissance publique à travers leurs investissements politiques et médiatiques qui leur garantissent la maîtrise de leur rente, les moyens de lutter contre leurs adversaires et la possibilité de jouir de leurs biens mal acquis.

Si cette organisation ukrainienne est marquée par des recompositions incessantes et des alliances changeantes, elle s’est démarquée par sa capacité d’adaptation et sa durabilité. Les magnats de Kyiv se différencient donc des grandes fortunes occidentales. Si celles-ci cultivent évidemment des réseaux politiques et une influence médiatique, elles n’ont pas la mainmise sur l’appareil d’État dont peuvent bénéficier les riches Ukrainiens. Dans une logique de « néo-patrimonialisme » ou de « néo-féodalisme », ils parviennent à instrumentaliser l’espace public jusqu’à « remplacer les concepts (par exemple, les partis politiques), à niveler les valeurs (ukrainiennes ou européennes), ou encore à imiter des processus et des phénomènes entiers (par exemple, les réformes) », comme le dénonce la journaliste et militante des droits de l’homme Olha Rechetylova. « Et le plus important, c’est qu’ils obligent une grande partie de la société à vivre dans ces simulacres, à consacrer des efforts, de l’énergie et du temps à des imitations futiles – typiquement des réformes qui ne produisent aucun changement. »

« Les oligarques obligent une grande partie de la société à vivre dans des simulacres, à consacrer des efforts, de l’énergie et du temps à des imitations futiles – typiquement des réformes qui ne produisent aucun changement. »

Les transformations structurelles amorcées après Maïdan, la révolution de la Dignité de 2014, ont entamé cette emprise sur la vie publique. Sans remettre en cause les fondements de la République oligarchique, elles ont démontré que les Ukrainiens rejettent avec ferveur ce système et sont déterminés à le mettre à bas progressivement. Un itinéraire loin d’être simple ou linéaire. « Deux pas en avant, un pas en arrière » est une formule qui sied à merveille à l’Ukraine post-Maïdan. Mais petit à petit, à travers des élections de plus en plus équilibrées et transparentes, la mobilisation soutenue de la société civile, un solide mouvement de bénévolat ou encore une forte tradition de liberté d’expression, les changements se sont imprimés dans le temps.

En 2022, Kyiv était classée 116e sur 180 pays dans le Corruption Perceptions Index de l’ONG Transparency International, loin derrière la 21e position de Paris ou le 45e rang de Varsovie – la Pologne est souvent comparée à l’Ukraine pour des raisons historiques, géographiques, culturelles et économiques. Ce maigre score est à replacer dans une tendance de fond : en 2014, le pays n’était que 142e du classement. Il n’obtenait alors que 25 points du Corruption Perceptions Index, contre 33 en 2022. Les transformations sont, de fait, bien réelles. Nul doute que Vladimir Poutine a senti cet éloignement progressif de Kyiv du mode de fonctionnement russe et l’a utilisé pour justifier – en partie – son invasion du 24 février 2022.

A la croisée des chemins

En lieu et place de ramener l’Ukraine dans le giron de Moscou, le choc de la guerre a confirmé les Ukrainiens dans leur choix d’intégration euro-atlantique. Il a aussi considérablement affaibli l’oligarchie nationale. Selon les données croisées des magazines Forbes et Novoe Vremia, le PIB s’est contracté d’un tiers en 2022 ; les vingt premières fortunes du pays ont perdu un capital combiné de quelque 20 milliards de dollars, suite notamment à la destruction d’usines et de propriétés irremplaçables. Les milliardaires d’hier ne sont plus que multimillionnaires, affectant leur capacité à peser sur le devenir de la République. Une influence qui est, de toutes les manières, contrainte par l’implication inédite des Occidentaux à travers leur crucial soutien financier et le processus d’intégration européenne. Les oligarques doivent aussi faire face aux évolutions technologiques de l’économie, qui favorisent l’émergence de nouveaux acteurs. Enfin, étant majoritairement nés dans les années 1950-1960, ils se confrontent à leur propre mortalité.

La guerre a considérablement affaibli l’oligarchie nationale. Selon les données croisées de Forbes et Novoe Vremia, les vingt premières fortunes du pays ont perdu un capital combiné de 20 milliards de dollars, suite à la destruction d’usines et de propriétés irremplaçables.

D’aucuns annoncent donc la mort programmée de la République oligarchique. Ils en veulent pour preuve la relance des efforts anticorruption sous l’impulsion de Volodymyr Zelensky et l’arrestation, début septembre 2023, d’Ihor Kolomoïskiy. De fait, l’homme est le premier magnat ukrainien à être placé derrière les barreaux dans son propre pays. Quant à la chute de l’oligarchie en tant que système, rien ne serait moins simple. En trois décennies, les principaux groupes ont démontré leur résilience et leur flexibilité face aux bouleversements de l’Histoire.

Ils sont aussi passés maîtres dans le brouillage de pistes en faisant disparaître une grande partie de leur fortune dans des réseaux de sociétés offshores aux ramifications difficilement décelables. En ce sens, ils représentent un défi qui dépasse de loin la seule Ukraine. « Les investissements réalisés en Occident par les oligarques post-soviétiques entretiennent une nouvelle catégorie de personnes prêtes à leur trouver des châteaux à acheter, à les défendre dans les médias, à héberger leurs œuvres de charité dans les universités, etc. Le tout en fermant les yeux sur la provenance de leur argent », détaille ainsi Edward Lucas, expert britannique de l’ex-URSS. 

En France, la Côte d’Azur s’est ainsi transformée en terre d’accueil pour des dizaines d’hommes d’affaires, députés, magistrats et fonctionnaires qui ont fui l’Ukraine dès février 2022 pour mener une dolce vita financée par des fortunes à l’origine opaque. Décriés comme le « bataillon Monaco », ils ne semblent guère préoccupés par le sort de leur pays d’origine. La prestigieuse villa Les Cèdres, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, une ancienne résidence du roi des Belges Léopold II, un temps estimée comme le bien immobilier le plus cher au monde, est la propriété de Rinat Akhmetov depuis 2019. En Ukraine, on ironise sur les recommandations américaines ou sur les critères d’adhésion à l’Union européenne qui préconisent la « dé-oligarchisation » du pays, alors que lesdits magnats en sont déjà partis pour s’installer en Occident.

Si l’Ukraine est indéniablement à la croisée des chemins, rien n’indique que sa République oligarchique soit condamnée. A minima, ses représentants devraient demeurer des individus fortunés avec lesquels il faudra compter dans les prochaines années. En forçant notre respect par sa résistance à une agression injustifiée, ce grand voisin de l’Est longtemps méconnu suscite une attention inédite. Son ambition de rejoindre la famille européenne à marche forcée nous impose de trouver des clés de lecture pour expliquer et comprendre ce qui a façonné ce pays.

Notes :

[1] Le PIB par habitant s’élevait à 4 835 dollars en 2021, dépassé par la Moldavie (5 230 dollars par habitant). À titre de comparaison, les Français disposaient en 2021 de 43 569 dollars par tête.

[2]Leonid Kravtchouk (1991-1994), Leonid Koutchma (1994-2005), Viktor Iouchtchenko (2005-2010), Viktor Ianoukovitch (2010-2014), Petro Porochenko (2014-2019) et Volodymyr Zelensky (2019-). On peut y ajouter un septième, avec la présidence par intérim d’Oleksandr Tourtchinov entre fin février et début juin 2014 – un intérim bref mais capital compte tenu du contexte difficile d’annexion de la Crimée et de début de la guerre du Donbass.

L’Ukraine, la République et les oligarques, Sébastien Gobert, Editions Tallandier, 2024.

Alexei Navalny, le nationaliste russe devenu chouchou libéral de l’Occident

Alexei Navalny © Evgeny Feldman / Novaya Gazeta

L’arrestation du leader de l’opposition russe Alexei Navalny a déclenché des protestations de masse contre l’autoritarisme de Vladimir Poutine. Mais si le travail journalistique de Navalny a permis de révéler le copinage et la corruption des élites russes, ses retournements de veste entre libéralisme et nationalisme anti-immigrés montrent qu’il n’est pas le champion des Russes de classe populaire. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

En 2020, des manifestations massives ont éclaté dans plus de quarante pays. En comparaison, la Russie de Vladimir Poutine ressemblait à un îlot de stabilité. Mais le dimanche 23 janvier a vu les plus grandes manifestations depuis des décennies, organisées par l’équipe autour du leader de l’opposition Alexei Navalny.

Navalny sortait alors tout juste de cinq mois de traitement en Allemagne pour empoisonnement, qu’il impute aux autorités russes. Lorsqu’il a annoncé son retour dans son pays le 17 janvier – permettant aux autorités russes de l’arrêter – il s’est à nouveau affirmé comme l’opposant le plus important de Poutine. Mais les manifestations actuelles alimentent également une crise politique plus large, dont l’issue est loin d’être claire.

Qui est Navalny ?

Comme la plupart des politiciens de la Russie moderne, la vision du monde de Navalny s’est formée sous l’hégémonie totale de l’idéologie libérale pro-marché. En 2000, il a rejoint le parti libéral Iabloko. À l’époque, il était, de son propre aveu, un néolibéral classique soutenant la réduction des dépenses publiques et de la protection sociale, des privatisations massives, un Etat réduit au minimum et une liberté totale pour les entreprises.

Cependant, Navalny a vite compris qu’une politique purement libérale n’avait aucune chance de succès en Russie. Pour la plupart des gens, cette idéologie a été discréditée par les réformes radicales des années 1990. Chez les Russes, ces années catastrophiques symbolisent la pauvreté, l’injustice, l’inégalité, l’humiliation et le vol. Une fois que l’idéologie libérale pro-occidentale fut disqualifiée aux yeux de la population, elle a également cessé d’intéresser la classe dirigeante. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, les fonctionnaires, les politiciens et les oligarques russes se sont proclamés patriotes et héritiers de l’État russe. Les partis libéraux ont depuis échoué à trouver leur public.

Navalny a donc rapidement trouvé une nouvelle niche idéologique. À la fin des années 2000, il se déclare nationaliste. Il participe aux Marches russes d’extrême droite, fait la guerre à “l’immigration clandestine” et lance même la campagne “Stop Feeding the Caucasus” contre les subventions gouvernementales aux régions autonomes pauvres et peuplées de minorités ethniques dans le sud du pays. A l’époque, les sentiments nationalistes étaient très répandus et la jeunesse urbaine sympathisait presque en masse avec les groupes d’extrême droite. Navalny a donc surfé sur cette vague, et cela a, en partie, fonctionné.

Mais Navalny ne s’est pas perdu parmi les petits “führers” nationalistes et a trouvé un créneau particulier faisant de lui un héros bien au-delà des limites de la sphère de droite radicale : il est devenu le principal combattant du pays contre la corruption. En achetant de petites quantités d’actions dans de grandes entreprises publiques, il a ainsi obtenu l’accès à leurs documents. Sur cette base, l’opposant a mené et publié des enquêtes très médiatisées. Nombre d’entre elles étaient des travaux journalistiques brillants – bien que certains critiques aient soupçonné Navalny d’être simplement impliqué dans les “guerres médiatiques” entre groupes financiers-industriels rivaux, recevant des ordres et des informations de leur part afin de compromettre leurs concurrents.

Vladimir Poutine s’adressant aux citoyens russes le 2 avril 2020 © The Presidential Press and Information Office.

Quoi qu’il en soit, la fable libérale selon laquelle la corruption est la cause de l’inefficacité de l’État a permis à Navalny de s’attirer la sympathie de la majorité de la classe moyenne. Les cadres supérieurs des entreprises et les hommes d’affaires ont perçu la corruption comme un obstacle majeur à leur propre succès. Beaucoup se sont donc abonnés au blog de Navalny et lui ont envoyé des dons de plus en plus importants.

Entre 2011 et 2013, la Russie a été balayée par un mouvement de protestation de masse contre le truquage des élections parlementaires et l’autoritarisme croissant, symbolisé par le retour de Poutine à la présidence en 2012. Navalny prit part au mouvement mais échoua à en assurer le leadership. En effet, s’il a su convaincre la classe moyenne de la capitale et des grandes villes, les classes populaires ne lui faisaient pas confiance. Ces dernières sont restées indifférentes à son programme de lutte contre la corruption, considérant que celle-ci n’est qu’une des techniques d’enrichissement de l’élite et non le fondement de l’inégalité des classes.

En fait, il s’est avéré que les valeurs de gauche conservent une certaine influence en Russie. Lors de ces manifestations, des milliers de personnes ont manifesté sous les drapeaux rouges, et le leader du Front de gauche, Sergueï Udaltsov, est devenu l’un des hommes politiques les plus populaires de Russie. Le bras droit de Navalny, Leonid Volkov, a déclaré à l’époque dans une interview qu’il était nécessaire de convaincre l’élite russe qu’une victoire de l’opposition serait meilleure pour elle qu’un gouvernement Poutine corrompu. Mais pour ce faire, il fallait se débarrasser des alliés de gauche, qui font fuir les grandes entreprises. Navalny a donc scindé la coalition de l’opposition et lorsque les dirigeants de gauche ont été jetés en prison, il a refusé d’intervenir en leur faveur.

Un virage à gauche ?

Alexei Navalny a tiré une leçon importante des rassemblements de protestation de 2011-2013 : ce n’est pas le populisme nationaliste de droite, mais bien celui, social, de gauche, qui apporte une réelle popularité au sein de la population. Et bien qu’il ait souvent été comparé à Donald Trump, il s’est de plus en plus tourné vers un agenda social.

Il se met alors à parcourir le pays pour réclamer une augmentation des pensions de retraite et des salaires des employés de l’État. Le programme du “Parti du progrès”, qu’il a créé au milieu des années 2010, proclamait la nécessité de relever l’âge de la retraite. Mais lorsque cette mesure impopulaire a été reprise par le gouvernement Poutine, Navalny a commencé à organiser des rassemblements contre elle.

Cette tactique sociale-populiste a fonctionné : le nombre de partisans de Navalny a augmenté. En mars 2020, Navalny a même affirmé qu’il avait “pris position pour Bernie Sanders” lors des primaires des Démocrates américains. Si cela a suscité l’indignation de ses alliés de droite, ce fut un bonne décision sur le plan stratégique : dans toute la Russie, l’opinion publique s’est sensiblement déplacée vers la gauche.

En parallèle, Navalny a changé son discours autour de la corruption. Il parle désormais moins de l’inefficacité de l’État que de l’inégalité sociale. Il compare le luxe des oligarques et des fonctionnaires russes à la pauvreté des gens ordinaires. L’audience de ces problèmes est beaucoup plus large : plusieurs de ses enquêtes ont recueilli des millions de vues. Le dernier film de Navalny, sorti le 20 janvier, a établi un nouveau record : en une semaine, il a enregistré plus de 91 millions de vues.

Ce nouveau film présente pourtant bien peu de nouveaux éléments. Il est construit sur une compilation de faits et de théories bien connus. En 2010, des militants écologistes avaient déjà trouvé le palais de Poutine, estimé à une valeur d’un milliard et demi de dollars, sur la côte de la mer Noire. Mais le succès du film est toujours garanti par la pertinence du problème de l’inégalité des classes et de l’injustice. Avec ce film, Navalny s’adresse moins à ses partisans traditionnels (pour eux, tout est déjà clair), mais plutôt à la majorité autrefois pro-Poutine.

La stratégie de Navalny

Navalny est toutefois confronté à une tâche redoutable. Luttant pour la sympathie de la majorité, il est également important pour lui de ne pas intimider et de ne pas s’aliéner la classe dirigeante.

Dans un service hospitalier en Allemagne, Navalny a reçu la visite d’Angela Merkel. L’oligarchie russe, confrontée à de graves difficultés en raison de la guerre froide avec l’Occident et des sanctions croissantes, n’a certainement pas manqué d’y voir un message lui étant adressé. Aux yeux des grandes entreprises et de la haute administration, Navalny est en train de devenir celui qui peut mettre fin à l’escalade du conflit avec l’Occident.

Le Kremlin a toujours soupçonné que Navalny bénéficie du soutien tacite d’une partie des élites. En 2012, la révélation d’échanges entre certains chefs de l’opposition libérale évoquait ainsi le possible financement de Navalny par un groupe d’oligarques éminents.

Chaque nouvelle enquête menée par Navalny alimente des soupçons similaires. Qui peut lui fournir des faits et des documents exclusifs ? Le film sur le palais de Poutine montre de nombreux détails intimes de la vie de la haute élite du pays. Comment cet opposant a-t-il réussi à s’introduire dans la luxueuse chambre du président ? Ou à voir le salon à chicha avec une perche pour le strip-tease, dont les écoliers discutent maintenant sur les réseaux sociaux ? Peu importe que les images soient vraies ou pas, elles ont un impact réel, en alimentant la suspicion et en contribuant à une scission au sommet du gouvernement.

Il est également important pour Navalny que sa critique des inégalités sociales ne retourne pas l’establishment au pouvoir contre lui. C’est pourquoi il veille à ce que son populisme social ne dépasse pas les bornes. Sa critique acerbe du luxe de l’entourage de Poutine ne le conduit pas vers des revendications sociales radicales. Navalny s’oppose par exemple à la remise en cause des privatisations criminelles des années 1990 ou à la redistribution des richesses en faveur des travailleurs. Il accepte tout au plus une petite “indemnité” que certains oligarques devraient payer pour légitimer les biens saisis dans les années 1990.

A titre de comparaison, il est intéressant de noter qu’une mesure similaire a été prise par Tony Blair en Grande-Bretagne en 1997. La “Windfall Tax” sur les propriétaires des entreprises privatisées dans les années 1980 (notamment la British Airports Authority, British Gas, British Telecom, British Energy, Centrica) a en réalité inscrit dans le marbre les politiques néolibérales de Margaret Thatcher et a légitimé cette redistribution radicale de la propriété et du pouvoir vers les riches. En Russie, Vladimir Poutine a été le premier à suggérer la mise en place d’une politique similaire en 2012, avant de l’enterrer. Aujourd’hui, l’idée a été reprise par son plus fervent critique, Alexei Navalny.

Manifestation anti-Poutine pour la libération d’Alexei Navalny le 23 janvier 2021 à Lipetsk © Rave

Les inégalités économiques resteront donc intactes. Parmi les points du programme de Navalny sur les “tribunaux équitables” et les libertés politiques, on trouve la mention de futures privatisations. C’est-à-dire exactement ce qui risquerait d’éloigner la plupart des Russes de sa politique. Par conséquent, la tâche de Navalny et de ses partisans est de remplacer la discussion sur le programme de changement par une discussion sur la personnalité du dirigeant lui-même. Ensuite, la confrontation entre les différentes idéologies, de gauche et de droite, socialistes et libérales, sera remplacée par une confrontation entre une “coalition de stagnation” et une “coalition de changement”.

Et c’est là que le talent, le flair politique et le courage personnel entrent en jeu. Le retour de Navalny en Russie a été une opération élaborée, bien qu’aventureuse, avec un aspect dramatique digne d’Hollywood. Navalny a pu construire son personnage héroïque, de retour d’une mort imminente, revenant vers son peuple avec “Victoire” (le nom de la compagnie aérienne russe à bas prix emprunté par Navalny jusqu’à l’aéroport de Moscou). A peine sorti de l’avion, il est immédiatement saisi par les gardes du souverain injuste, le privant de sa liberté, cette même liberté qu’ils refusent à la Russie elle-même. Bien sûr, le héros tombe immédiatement sous les feux de la rampe – et de la lutte politique.

En septembre 2021, la Russie organisera des élections parlementaires essentielles pour le gouvernement : si Poutine entend continuer à être président après 2024, il a besoin d’un parlement pleinement loyal. C’est pourquoi les autorités ont tout fait pour empêcher la participation des critiques radicaux du régime, dont Navalny et ses partisans. Seuls les partis et les candidats loyaux sont autorisés à participer, c’est-à-dire ceux qui ne contesteront pas les fondements de l’ordre sociopolitique existant, ni même les résultats du vote officiellement annoncés (même si cela signifie leur propre défaite).

Même les dirigeants du parti communiste sont globalement prêts à jouer ce jeu. Comme il est impossible de prendre le pouvoir lors des élections, la lutte doit être menée ailleurs. Par le spectacle de son retour, Navalny résout ce problème spécifique. Avant d’être emmené dans une cellule de prison, il a usé son capital médiatique en encourageant les partisans à descendre dans la rue. Le scénario du Kremlin pour la campagne électorale a été interrompu.

À l’heure actuelle, personne ne s’intéresse aux partis parlementaires et à leurs programmes. Toute la lutte dans les rues est associée à Navalny. Après vingt ans de stagnation, tout espoir de changement est maintenant lié à son nom – sans qu’il y ait de place pour discuter de la signification de ce changement.

C’est une situation idéale pour un coup d’État, qui pourrait même être réalisé avec l’aide et le soutien de la plupart de la population. Mais les nouveaux dirigeants refuseraient vite de rendre de comptes, comme lors de la chute de l’URSS ou pendant les “révolutions de couleur” dans les pays post-soviétiques. Ces événements ont laissé un héritage de ruine sociale, de désindustrialisation, d’inégalité croissante et de réaction nationaliste. Et le résultat a été la déception sans fin des travailleurs, qui se sentent utilisés et trahis.