Les organisations internationales en font-elles trop ?

Siège des Nations Unies à New York. © Nils Huenerfuerst

Plus que jamais, les organisations internationales (OI) font l’objet d’une défiance croissante de la part des États. Coûteuses et inefficaces pour certains, elles sont au contraire intrusives et partisanes pour d’autres. Ainsi, le 28 octobre 2024, la Knesset votait deux lois interdisant à l’UNWRA, l’agence onusienne chargée de la protection des réfugiés palestiniens, d’exercer ses prérogatives humanitaires sur le « territoire souverain » d’Israël. Un mois auparavant, Benyamin Netanyahou prononçait un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies dans lequel il associait l’organisation à un « marécage antisémite ». Face aux attaques des États qui leur sont hostiles, les organisations internationales peuvent-elles toujours agir librement ? Ont-elles encore un rôle à jouer dans la prise en charge des grands enjeux du XXIe siècle ? Dans son nouvel ouvrage, Le Défi de la paix, remodeler les organisations internationales (Armand Colin, 2024), Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde Diplomatique, analyse les relations souvent conflictuelles des OI avec les Etats et plaide pour leur réhabilitation sur la scène internationale.

Souvent accusées d’impuissance face aux grandes crises internationales, les organisations internationales (OI) doivent aujourd’hui répondre aux reproches exactement contraires. L’ONU et ses agences, pourtant tenues par les traités et règlements qui les fondent, outrepasseraient leur mandat pour développer leur propre vision du monde en se serrant les coudes pour l’imposer. Leur pratique quotidienne et leurs actions sur leur terrain les conduiraient à se substituer aux responsables politiques, au nom notamment des impératifs liés aux droits de l’Homme. Leur dynamique aurait créé un univers incontrôlé, voire une idéologie spécifique sans le consentement des États. Mais la contradiction n’est qu’apparente.

Extensions de mandat

Les OI sont, en principe, dépendantes du principe de spécialité qui les contraint à demeurer dans le périmètre de compétences qui leur est attribué par les États. Chaque instance voit ses missions définies par des mandats écrits permettant aux gouvernements d’en maîtriser les actions. Pourtant, on constate en pratique que, souvent au fil du temps et pour résoudre des problèmes imprévus, les OI acquièrent d’elles-mêmes de nouvelles compétences.

Il s’agit souvent d’extensions logiques, un type d’action découlant mécaniquement d’un autre. Par exemple, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), créée en 1957, pour « promouvoir des technologies nucléaires sûres, sécurisées et pacifiques » apporte une aide logistique et scientifique aux États qui en ont besoin pour assurer leur coopération sous la bannière de « l’atome pour la paix ». Elle intervient notamment pour surveiller le développement non militaire d’infrastructures et de centrales dans certains pays comme l’Iran. Mais, aujourd’hui, l’AIEA émet des recommandations en matière d’alimentation et de santé, par exemple pour protéger les femmes enceintes des radiations lorsqu’elles subissent des examens radiologiques ou IRM. Ce qui n’était pas prévu lors de sa création mais constitue un prolongement logique de ses compétences écrites.

L’Organisation météorologique mondiale a pour sa part étendu son rôle à l’hydrologie et à la surveillance du climat. Elle visait à l’origine à « instaurer une coopération entre les services météorologiques et les services hydrologiques, à encourager la recherche et la formation en météorologie et à développer l’utilisation de la météorologie au profit d’autres secteurs tels que l’aviation, la navigation maritime, l’agriculture et la gestion des ressources en eau ».

L’Organisation maritime internationale (OMI), chargée à l’origine de la sécurité et la sûreté des transports maritimes, s’occupe désormais de la protection des équipages, de la surveillance des océans et des rives polaires mais aussi du secours en mer des migrants, et de prévenir la pollution des mers et de l’atmosphère par les navires. Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a rapidement étendu son mandat aux apatrides. Aujourd’hui, il travaille avec des gouvernements confrontés à des flux massifs de réfugiés, comme le Liban depuis la guerre de Syrie dont 40 % de la population est déplacée. L’Organisation mondiale du commerce s’est octroyée de nouveaux champs à régir, notamment les « aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce » (ADPIC) faisant craindre pour les brevets en matière de santé. On pourrait multiplier les exemples.

Par ailleurs, les OI agissent de plus en plus en coalition, mènent des actions concertées, dans ce que le juriste Yves Schemeil nomme « une coopération multisectorielle permanente » dans le cadre de « réseaux inter-organisationnels »[1]. Les questions migratoires sont l’exemple emblématique de ce phénomène. Plusieurs organisations, outre naturellement l’Organisation internationale des migrations, travaillent de concert pour gérer les flux migratoires : HCR, Organisation maritime internationale (OMI), Programme alimentaire mondial (PAM), etc. L’OMI traite aujourd’hui du secours en mer et de la sécurité des migrants, légaux ou illégaux.

« Moins les organisations sont connues, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), créée pour aider de petits groupes de migrants, s’occupe dorénavant de la recherche et de la restitution des corps de personnes noyées. Cette coopération produit des actions conjointes mais aussi des normes, de plus en plus nombreuses, au nom de la maîtrise d’une certaine technicité. Elles s’étendent à des normes qualitatives progressivement transposées et appliquées par les administrations et les entreprises. « Moins les organisations sont connues, estime Schemeil, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées. Dans le secteur humanitaire, cette technicité profite, selon le chercheur Frédéric Thomas, surtout aux ONG occidentales rompues à ces discours et aux codes propres à chaque organisation[2]. Ce fonctionnement en circuit produirait, selon certains observateurs, une pensée politique, une véritable idéologie.

Les OI ont-elles une idéologie ?

Dans la crise de Gaza, la mobilisation inter-organisations est, comme on l’a déjà mentionné, particulièrement visible : l’UNWRA, le PAM, l’OMS, le HCR collaborent tandis que la CIJ cite leurs rapports en références pour appuyer ses décisions.

Les OI ont reçu pour mandat de contribuer à organiser le monde et de faciliter la tâche des États en les déchargeant de certaines missions qu’elles sont supposées mieux assurer qu’eux grâce à la maîtrise de coopération technique transnationale. Elles affichent la volonté de promouvoir une éthique globale autour d’objectifs communs comme les Objectifs de développement durable (ODD) souvent cités en référence. On a vu, notamment dans le domaine humanitaire, qu’elles savent se montrer solidaires et agir de concert. La réponse des agences de secours de l’ONU face à la guerre en Ukraine est ainsi coordonnée depuis New York.

Les extensions de mandat sont observées et la plupart du temps explicitement consenties par les États. Les extensions de mandat sont définies et acceptées par les conseils d’administration des OI où siègent les gouvernements. Ceux-ci y voient une manière de se décharger de certains problèmes en les confiant à des OI qui développent une forme de technicité. Le caractère précisément technique, et a priori non politique, rassure les gouvernements. Mais on a vu précédemment les polémiques suscitées par le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières dit « Pacte de Marrakech sur les migrations ». Celui-ci présente clairement les migrations comme un phénomène positif, « facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable et qu’une meilleure gouvernance peut permettre d’optimiser ces effets positifs ». Concrètement, il vise à lutter contre les trafics d’êtres humains mais aussi à « rendre plus accessibles les voies de migration légale, en particulier pour motif professionnel, et faciliter l’intégration des migrants ». Il prévoit aussi de « coopérer en vue de faciliter le retour et la réadmission des migrants dans leur pays d’origine en toute sécurité et dignité. » Quoi qu’on pense de cette vision, elle est très politique et non pas simplement technique.

Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

Mais ce Pacte est, à ce jour, demeuré lettre morte. En effet, l’ambiance au niveau des États est plutôt au contrôle des flux de populations, y compris pour des raisons électorales. La coordination du sauvetage en mer, notamment en Méditerranée, est un échec et ce sont des associations et des ONG qui s’en chargent. Les migrations cristallisent les contradictions et fractures d’un monde en voie de dislocation. Au Liban, le HCR est parfois accusé de cogérer des politiques restrictives menées par le gouvernement face à l’afflux de réfugiés depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Il a ainsi accepté en 2022 de partager les données personnelles collectées sur les déplacés avec l’administration, au risque de fragiliser leur droit à la vie privée et leur protection juridique. Invoquant un manque de moyens, il laisserait les autorités organiser le retour forcé de personnes en danger vers la Syrie. Pour sa part, l’OIM a été critiquée pour promouvoir la politique restrictive des États-Unis pour le contrôle des flux migratoires.

Dans certains secteurs, les tensions s’exacerbent ouvertement entre les OI et les gouvernements. C’est ainsi le cas en ce qui concerne les droits des personnes LGBTQIA+. Depuis 1945, la non-discrimination selon les sexes figure dans les textes fondamentaux du système onusien : la Déclaration universelle des droits de l’Homme mais aussi la Charte de l’ONU qui mentionne, dans son préambule que les États ont « foi dans l’égalité de droits des hommes et des femmes ». Des agences et programmes de l’ONU s’attellent donc depuis l’origine à promouvoir par exemple l’égal accès à l’éducation et à la santé en matière de développement et énoncent des règles pour le respect des droits politiques de chaque sexe. Mais un phénomène nouveau est apparu à partir des années 1990, la référence aux droits des personnes homosexuelles et, plus largement, de toutes les minorités ou groupes désormais désignées sous l’acronyme LGBTQIA+. Cette extension est notamment portée par le bureau du Haut-commissaire aux droits de l’Homme. Le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale indiquent désormais, parmi leurs recommandations, des mesures à prendre pour assurer la non-discrimination de ces personnes. Dans certains pays, cette nouveauté suscite des débats très vifs au motif que les cultures et coutumes locales seraient heurtées. Ainsi, au Ghana, en 2024, un débat a eu lieu sur la signature d’un programme du FMI. En Tunisie, le président a saisi le prétexte de telles conditions pour rejeter un accord avec cette instance. Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

Mais les États font parfois de la résistance. L’Allemagne s’oppose à l’extension des compétences de l’OMS. Washington a empêché que l’IUT supervise la cybersécurité. Les États-Unis s’opposent à ce que l’Organe de règlement des différends de l’OMC puisse mener des enquêtes techniques indépendantes. Les politistes Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien analysent le « processus d’expansion de la gouvernance mondiale », c’est-à-dire la manière dont, par capillarité, les OI traitent d’un nombre croissant de sujets, notamment à partir des politiques de développement ou de l’action humanitaire. Un « bricolage de pratiques », formalisé par des études techniques aboutit à la création de concepts qui peuvent avoir des effets opérationnels comme le « développement durable » ou la « protection des civils » pour ne prendre que les plus courants. Ils soulignent le rôle déterminant des experts et des modèles économétriques ou mathématiques. Le cadre global d’indicateurs permettant d’évaluer les Objectifs de développement durable ne serait pas neutre. Les décideurs ne devraient pas tant « chérir ce que nous mesurons » que « mesurer ce que nous chérissons » écrivent-ils à la suite de Navi Pillay, ancienne directrice du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme[3].

On assiste à un processus contradictoire où les OI, dans le feu de l’action, promeuvent des coopérations transnationales tandis que les États, qui conservent le contrôle politique, suivent avec une attention plus ou moins soutenue ces développements. Quoi qu’on en pense sur le fond, ces tensions traduisent un doute sur la légitimité de ce que font les OI et le manque de débats et de contrôle démocratique, au sein de chaque pays, sur ce que font les gouvernements sur la scène internationale. Une plus grande transparence et des comptes rendus d’action plus fréquents et plus clairs devant les Parlement éviteraient peut-être ces crispations. De manière méconnue, les OI sont ainsi parfois de véritables champs de bataille entre gouvernements.

Les OI comme champs de bataille

Les postes de direction au sein du système multilatéral ont toujours fait l’objet de luttes d’influences. Les États tentent d’obtenir le contrôle de certaines OI en plaçant à leur tête certains de leurs fonctionnaires ou ambassadeurs. Les règles d’élection sont fixées par les statuts de chaque OI. Pour les programmes onusiens, il arrive que ce soit le Secrétaire général qui procède aux nominations sous le contrôle de l’Assemblée générale. Les luttes de pouvoir sont permanentes et parfois très vives.

On pourrait croire que les puissances « révisionnistes » d’aujourd’hui délaissent ces jeux pour s’adonner aux pures logiques de rapports de forces. En réalité, leur attitude est plus subtile, démontrant que l’ordre international est en transition : affaibli, il n’en demeure pas moins une référence. En quelques années, la Chine a ainsi obtenu la direction de plusieurs OI : l’Organisation de l’aviation civile internationale (Icao), l’Union internationale des télécommunications (ITU), l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) et, depuis 2019, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes.

De leurs côtés, les États-Unis ont récemment placé des ressortissants à la tête du Programme alimentaire mondial (PAM) et de l’Organisation internationale des douanes. Ils ont obtenu de haute lutte la direction de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) en 2023 après un processus électoral à rebondissements à l’intérieur de l’organisation. Notons que l’OIM a été créée à l’initiative des États-Unis pour contrer l’influence supposée de l’URSS au HCR.

Fidèle à une certaine circonspection historique, la Russie soutient des candidats mais ne brigue que rarement la tête d’organisations. Elle s’assure en revanche de l’élection de ses représentants dans les comités et conseils de l’ONU. Américains et Européens se partagent depuis 1944 les directions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, au grand dam des pays du Sud qui réclament une meilleure représentation dans ces institutions essentielles au développement. Ces deux institutions, créées en 1944 à Bretton Woods, sont gouvernées selon la richesse de leurs membres : plus le produit intérieur brut d’un État est élevé, plus il a de poids dans les instances de direction, notamment des droits de vote. Mais la répartition des pouvoirs a été fixée en 1944 et sa modification appelle un consensus inatteignable pour l’instant, les pays industrialisés dominant ces institutions.

Les pays du Sud, soutenus par les Brics, demandent officiellement une répartition plus équitable des droits de vote et une place plus juste au sein des conseils d’administration. Le sujet est régulièrement abordé dans les discussions internationales et au sein des organes de l’ONU. C’est l’un des enjeux des réformes discutées en 2024. Ces batailles sont souvent méconnues du grand public mais révélatrices d’un entre-deux qui voit les États prendre des libertés avec l’ordre international sans pour autant le contester tout à fait.

Un étau se forme autour des OI, entre des États amnésiques, saisis des vertiges identitaires, et des reproches de plus en plus forts, aussi menaçant que contradictoires. D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes. Une fois de plus, les gouvernements évacuent leurs propres responsabilités : n’apposent-ils pas leur signature au bas des traités ? N’envoient-ils pas des émissaires et des fonctionnaires dans les OI ? Peuvent-ils raisonnablement prétendre que l’ONU est la cause des passions identitaires qui fracturent l’espace public ?

L’organisation internationale a un caractère contingent, c’est-à-dire qu’elle constitue une solution provisoire aux problèmes de l’action collective : elle propose des réponses partielles et plus ou moins durables aux besoins d’actions. On a vu des institutions communes se transformer au gré des besoins. Ainsi, entre 1947 et 1995, le commerce mondial n’était régi que par un accord de coordination, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, plus connu sous son acronyme anglais, Gatt. En 1995, les États ont décidé de créer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dotée d’un Organe de règlement des différends.

Certes, l’ONU peut se transformer et évoluer, mais la SDN a montré que les organisations n’étaient pas non plus immortelles. Leur vie et leur survie dépendent de l’intérêt que les États y trouvent. Les tensions internationales actuelles sont inédites par leur intensité et leur généralité, même si le monde fut, au cours de la guerre froide, au bord de grandes déflagrations comme en 1962 au moment de la crise de Cuba. Dans le langage diplomatique et à l’ONU, on s’inquiète de l’absence de « cordes de rappel », c’est-à-dire de solutions pour réactiver le dialogue quand les tensions montent. C’est l’engagement des États qui ont signé la Charte de San Francisco, sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme en 1945, qui semble s’émousser. Un risque grandit, celui de la rechute non seulement nos alcooliques anonymes se sont repris de boisson mais ils ne prennent même plus la peine de dissimuler les bouteilles. C’est pourquoi un sursaut est nécessaire et urgent.

Notes :

[1] Yves Schemeil, The Making of the World: How International Organizations Shape Our Future, Verlag Barbara Budrig, 2023.

[2] Frédéric Thomas, L’Échec humanitaire : Le Cas haïtien, Éditions Couleur livre, 2012.

[3] Lire Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien, Comment s’élabore une politique mondiale. Dans les coulisses de l’ONU, Presses de Science Po, 2024.

Protectionnisme numérique : quand les États-Unis tournent le dos à l’OMC

Protectionnisme numérique - Le Vent Se Lève

Coup de tonnerre, le 24 octobre dernier, dans le petit monde feutré des négociations commerciales internationales. Les États-Unis annoncent un revirement majeur dans leur position vis-à-vis de l’accord sur le commerce électronique en discussion au sein de l’OMC1. Partisan jusque-là des mesures les plus « ambitieuses » – comprendre « contraignantes » – en matière de « libre-circulation des données à travers les frontières », d’interdiction faite aux États d’imposer des mesures de stockage ou de traitement des données sur leur sol, ou encore de « protection des codes sources », Washington ne les soutiendra finalement plus. La raison invoquée : se donner davantage de temps et de marges de manœuvre pour mieux réguler en interne avant de se lier au niveau international. Derrière, on trouve également la volonté diffuse d’endiguer la progression de la Chine en matière numérique.

Un argument d’autant plus surprenant que c’est précisément un de ceux que mobilisaient jusqu’ici en vain les principaux opposants à ces négociations. Lancées en janvier 2019 en marge du Forum de Davos, celles-ci étaient accusées de faire le jeu des géants – essentiellement américains – du numérique, qui cherchent depuis une dizaine d’années à instrumentaliser les accords de libre-échange pour se prémunir contre deux menaces croissantes2. D’une part, les tentations de « protectionnisme numérique » en vogue dans de nombreux pays du Sud. D’autre part, les appels de plus en plus pressants à mieux réguler un secteur accusé de favoriser le pillage des données personnelles, l’abus de position dominante ou encore la désinformation en ligne.

Grâce à un travail de lobbying qui a porté ses fruits3, les grandes plateformes ont pu enregistrer des victoires importantes dans des accords comme le Partenariat Transpacifique (dont les États-Unis se sont toutefois retirés suite à l’élection de Donald Trump) ou le nouvel accord Canada-États-Unis-Mexique (qui a remplacé l’ALENA en 2020). Des traités qui reprennent quasiment mot pour mot les listes de doléances des entreprises du numérique dans les chapitres consacrés au « commerce électronique »4. Depuis 2017, cette offensive s’était donc également déplacée vers l’OMC, aboutissant en 2019 au lancement de négociations « plurilatérales », c’est-à-dire menées par un groupe d’États « volontaires », mais ouvertes à tous les États membres.

Un dispositif à la légalité douteuse, censé permettre de contourner l’opposition véhémente de nombreux pays du Sud – Inde et Afrique du Sud en tête – qui rejetaient le principe même de ces négociations au motif qu’elles étaient non seulement prématurées, mais aussi largement biaisées en faveur des États-Unis et de leurs entreprises technologiques. Or, voilà que le gouvernement américain semble leur donner raison ce 24 octobre, par la voix du porte-parole du représentant américain au commerce (USTR) : « de nombreux pays, dont les États-Unis, examinent leurs approches en matière de données et de code source, ainsi que l’impact des règles commerciales dans ces domaines. Afin de laisser suffisamment d’espace politique à ces débats, les États-Unis ont retiré leur soutien aux propositions susceptibles de porter préjudice ou d’entraver ces considérations de politique intérieure »5.

Vent de colère

Signe de l’importance et du caractère inattendu de cette décision, elle a immédiatement suscité l’ire des principaux lobbys du numérique aux États-Unis et de leurs nombreux relais au Congrès, tant du côté Républicain que Démocrate. Le sénateur démocrate de l’Oregon, Ron Wyden, qui préside l’influent comité sur les finances, a ainsi fustigé une décision qui, selon lui, « laissera un vide que la Chine sera plus qu’heureuse de remplir »6. Un argument également martelé par la Chambre de commerce américaine, qui s’insurge : « les règles commerciales numériques américaines bénéficient d’un large soutien bipartisan au Congrès, dans les milieux d’affaires et parmi les gouvernements alliés. Les abandonner, c’est saper les efforts déployés pour tenir en échec les gouvernements autoritaires et créer un vide qui cède le leadership à d’autres nations »7.

Une personne en particulier concentre l’essentiel des attaques : Katherine Tai. Cette jeune avocate a été nommée au poste de USTR par Joe Biden en 2020, après s’être fait un nom à la chambre des représentants en défendant un rééquilibrage de la politique commerciale américaine en faveur des travailleurs. Un objectif qu’elle entend poursuivre malgré les oppositions qu’il suscite jusqu’au sein même de l’administration Biden8. Mise sous pression suite au revirement du 24 octobre, on lui reproche d’avoir agi de façon unilatérale au risque de sacrifier les intérêts des entreprises américaines. Des accusations qu’elle balaye, en expliquant : « cela ne veut pas dire que nous n’aiderons pas nos grandes entreprises. Mais cela signifie que nous devons nous arrêter et nous poser la question de savoir si ce qu’elles veulent est dans l’intérêt des États-Unis. Parce qu’en fin de compte, je travaille pour Joe Biden, et il travaille pour le peuple des États-Unis. Je ne travaille pas pour ces entreprises »9.

Or, Mme Tai n’est pas totalement seule au moment de s’attaquer au pouvoir croissant des Big Tech. À la Federal Trade Commission (FTC, l’agence anti-trust), par exemple, une autre nominée « progressiste » de M. Biden, Lina Khan, s’en prend aux pratiques anti-concurrentielles des grandes plateformes, avec notamment un important procès qui vient de démarrer contre Amazon10. D’autres procédures similaires sont également en cours contre Google ou Meta, tandis que Joe Biden lui-même vient de signer un décret présidentiel visant à mieux encadrer le développement de l’intelligence artificielle (IA)11. Il est donc évident que le climat général est plutôt favorable à un meilleur encadrement des pratiques des Big Tech aux États-Unis, ce qui explique et justifie la volonté affichée par Mme Tai de ne pas corseter ces initiatives par le biais de traités commerciaux contraignants12.

Endiguer la Chine

Mais d’autres facteurs ont également pu jouer. Pour le chercheur indien Parminder Jeet Singh, par exemple, il faut également lire la récente décision américaine à la lumière de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. En effet, selon lui, « Le monde plat faisait le bonheur des États-Unis lorsqu’il signifiait leur hégémonie numérique sur ce monde. Mais avec la Chine qui les talonne rapidement sur la voie de la superpuissance numérique, la situation est devenue plus complexe »13. Échaudés par la façon dont la Chine a su tirer profit de son admission à l’OMC, en 2001, pour se hisser au rang de deuxième puissance économique mondiale, certains dirigeants américains (dont Mme Tai) craignent la répétition d’un scénario similaire en cas de libéralisation du commerce électronique dont la Chine pourrait également bénéficier. Sans compter qu’un accord trop contraignant viendrait également compliquer la stratégie de « découplage technologique » promues par l’administration américaine depuis plusieurs années pour contenir la montée en puissance numérique de Pékin14.

Dans ce contexte, toujours selon Singh, « La déclaration historique des États-Unis peut donc être vue sous deux angles différents. D’une part, elle indique un consensus de plus en plus large sur le fait que la préservation de l’espace politique national en matière de flux de données, de code source et de localisation des installations informatiques est essentielle à la réglementation numérique. Il s’agit là d’une évolution tout à fait bienvenue. Mais à un autre niveau, ce qui est plutôt inquiétant, c’est qu’elle pourrait renforcer la division de l’espace numérique mondial, des structures et des chaînes de valeur en deux blocs concurrents – l’un dirigé par les États-Unis et l’autre par la Chine ».

Pour contrer ce risque, d’aucuns misent sur les Nations Unies, dont le secrétaire général vient justement d’annoncer un projet de « Pacte numérique mondial », censé fournir un cadre de référence pour une réelle gouvernance mondiale du numérique15. Mais si l’ONU constitue indéniablement une instance plus légitime que l’OMC pour aborder des problématiques à la fois mondiales et multidimensionnelles comme la gouvernance des données ou la régulation de l’IA, l’institution souffre également de ses propres contradictions. À commencer, ici aussi, par les rivalités géopolitiques, mais également par le rôle accordé aux multinationales du numérique dans le cadre d’une approche « multipartite » (multistakeholders) historiquement privilégiée en matière de gouvernance d’internet16.

En attendant, reste à savoir ce qu’il adviendra des négociations en cours à l’OMC. Les États-Unis ont bien précisé qu’ils ne remettaient pas en cause l’accord en lui-même, mais seulement les dispositions les plus litigieuses. Dès le 6 novembre, un nouveau texte circulait qui reprenait un langage beaucoup plus consensuel en matière de circulation des données ou de protections des codes sources17. Une capitulation, pour ce négociateur cité (anonymement) par le Third World Network : « La question est de savoir si vous voulez un accord avec des avantages commerciaux substantiels ou simplement un accord pour avoir un accord ».

Mais pour d’autres opposants au texte18, c’en est encore trop. Les clauses problématiques ne se limitent en effet pas aux domaines les plus sensibles visés par la récente décision américaine. La volonté de supprimer définitivement les droits de douanes sur les produits électroniques, par exemple, pourrait avoir des répercussions au moins aussi importantes pour de nombreux pays du Sud19. Et, plus largement, le besoin de se ménager des marges et des espaces de régulation internes pourrait concerner des domaines dont on n’a peut-être même pas encore conscience, tant les choses évoluent vite en matière de numérisation.

De quoi appeler à la plus grande prudence donc, y compris dans d’autres accords de libre-échange qui incluent des clauses sur le « commerce électronique », à l’image de ceux que négocie l’Union européenne. Jusqu’ici, celle-ci s’est plutôt faite le relais des exigences des lobbys numériques américains, quitte à fragiliser ses propres ambitions de régulation interne et de « souveraineté numérique »20. Une conséquence dont se défendait encore il y a peu la Commission, en affirmant qu’il est tout à fait possible de concilier les deux. La récente volte-face américaine sonne toutefois comme un désaveu cinglant de cette position – au mieux – naïve.

Notes :

1 D. Lawder, « US drops digital trade demands at WTO to allow room for stronger tech regulation », Reuters, 26 octobre 2023.

2 C. Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

3 En particulier sous la présidence Obama. Entre 2014 et 2017, le responsable de la politique commerciale numérique américaine n’était autre que Robert Holleyman, jusque-là président de la Business Software Alliance (BSA).

4 D. James, « Digital trade rules : a desastrous new constitution for the global economy, by and for Big Tech », Rosa Luxemburg Stiftung, Bruxelles, 2020.

5 Cité dans Lawder, « US drops digital trade demands at WTO… », op. cit.

6 « Wyden Statement on Ambassador Tai’s Decision to Abandon Digital Trade Leadership to China at WTO », United States Senate Coommitee on Finance, 25 octobre 2023.

7 D. Palmer, « Biden administration delivers U.S. business a digital trade loss », Politico, 26 octobre 2023.

8 R. Kuttner, « Will Katherine Tai Prevail Over the Corporate Undertow? », The American Prospect, 27 juin 2023.

9 D. Palmer & G. Bade, « USTR Tai on the defensive after digital trade move », Politico Pro, 17 novembre 2023.

10 B. Serrure & P. Neirynck, « Le procès contre Amazon, un test pour l’avenir de la Big Tech », L’Écho, 27 septembre 2023.

11 A. Leparmentier, « Joe Biden annonce un plan de mesures pour contrôler l’intelligence artificielle », Le Monde, 31 octobre 2023.

12 F. Stockman, « Should Big Tech Get to Write the Rules of the Digital Economy? », The New York Times, 27 novembre 2023.

13 P. J. Singh, « The U.S.’s signal of a huge digital shift », The Hindu, 10 novembre 2023.

14 C. Leterme, « Tik Tok ou l’escalade dans la « guerre froide numérique » », CETRI, 13 août 2020.

15 https://www.un.org/techenvoy/global-digital-compact

16 « Pragmatic Deal or Tragic Compromise? Reflections on the UN SG’s Policy Brief on the Global Digital Compact », IT for Change, 6 juin 2023.

17 R. Kanth, « WTO: “Domino effect” of US pullout of proposals from JSI e-com talks », SUNS (n°9894), 10 novembre 2023.

18 À l’image du réseau altermondialiste Our World is not for Sale (OWINFS) qui mobilise sur cet enjeu depuis de nombreuses années : https://ourworldisnotforsale.net/digital.

19 C. Leterme, « E-commerce à l’OMC : l’étau se resserre sur les pays en développement », IRIS, 10 mars 2021.

20 C. Leterme, « Numérique et libre-échange : schizophrénie européenne ? », La revue européenne des médias et du numérique, n°67, automne 2023.

Agriculture et mondialisation : déconstruire le mythe libre-échangiste

©Daniel Bachhuber. Licence : Attribution-NonCommercial-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-NC-ND 2.0)

A l’heure des luttes contre le CETA et le TAFTA, de la mobilisation sociale contre le “poulet lavé au chlore” et le “bœuf aux hormones”, nombreux sont les citoyens qui continuent de refuser l’idée de mettre en concurrence tous les agriculteurs du monde au nom du sacro-saint libre-échange. Ce dernier n’a cependant été qu’une idole servant à justifier la continuation de l’hégémonie des puissances occidentales à la suite des décolonisations.

Parler d’agriculture ne relève pas d’un folklore, ou d’une visite annuelle au Salon de l’Agriculture où l’on peut s’émerveiller devant la taille de nos beaux taureaux français, mais d’un domaine qui part de l’échelle de notre assiette à celle d’enjeux géopolitiques. Au début de la Guerre froide, les États-Unis usaient de toute leur influence sur les futurs dragons d’Asie du Sud Est pour engager d’importantes réformes agraires pour éviter la paupérisation des populations rurales qui aurait pu faire triompher des mouvements communistes, tout en maintenant leur influence en rendant les paysans dépendants des engrais et produits phytosanitaires états-uniens.

L’agriculture : un secteur à part ?

Jusque dans les années 1980, l’agriculture avait été épargnée par les domaines d’intervention du GATT, l’ancêtre de l’OMC. Les principales puissances occidentales avaient alors des politiques agricoles très interventionnistes, régulatrices et protectionnistes, avec la PAC en Europe et le Farm Bill aux États-Unis. Ces mesures semblaient efficaces avec des meilleurs rendements et une productivité grandissante, si efficaces que les marchés internes commençaient à être rapidement saturés dans les années 1970. La Communauté Économique Européenne se met alors à déverser ses excédents sur les marchés mondiaux et devient une menace pour les parts de marché étatsuniennes. Les premiers à subir les effets de ces politiques sont les pays du Sud qui récupèrent des produits agricoles bons marchés avec lesquels les paysans nationaux ne peuvent pas lutter. Les gouvernements de ces pays vont rapidement protester contre cette situation.

L’occasion est alors trop belle. Les partisans d’une mondialisation libérale proposent d’enfin intégrer l’agriculture au libre-échange et de lutter contre les politiques de régulation, les protections et les subventions qui « faussent » l’échange. Les États-Unis et la CEE voient là un moyen de résoudre leur conflit commercial. En 1992, ces deux puissances s’entendent ensemble, en contournant le processus multilatéral, pour sceller le sort de l’ouverture de l’agriculture au champ d’intervention du GATT. Cet accord, dit de Blair House, entre l’Europe et les États-Unis encourage la dérégulation des marchés, la baisse des tarifs douaniers et enfin l’entrée en jeu du libre-échange en agriculture. Mais (et ce “mais” mérite d’être en gras), les deux se gardent le droit d’octroyer des soutiens budgétaires internes qui n’affectent pas les marchés internationaux (type aide à l’export). Cette politique très coûteuse nécessite un budget conséquent alloué à l’agriculture, seuls les États-Unis et l’Europe pouvant se le permettre. En effet, la plupart des pays en développement ayant dû subir les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI dans les années 1980, ils ne disposent plus des moyens institutionnels pour aider directement leurs paysans. Ces derniers doivent néanmoins continuer d’ouvrir leurs frontières et déréguler leurs marchés agricoles.

La libéralisation, c’est bien mais chez les autres ! 

Ainsi, au nom du libre-échange et du “doux commerce”, les deux concurrents commerciaux ont réglé leur conflit en faisant peser sur le reste des pays les conséquences d’une plus grande libéralisation en matière agricole, en ouvrant des nouveaux débouchés pour leurs excédents tout en essayant de maintenir un système d’aide censé les protéger d’une concurrence potentielle. Le cas de l’agriculture nous amène à voir comment la globalisation nourrit la domination des pays exportateurs occidentaux sur les pays en développement. Ce processus n’est évidemment pas présenté de cette manière mais comme une adaptation au réel, à un monde qui bouge… C’est le libre-échange, c’est comme ça, on va tous y gagner, promis.

A partir des années 2000, lors des négociations du Cycle du Doha, les pays en développement essayent de peser face à cette situation. Certains pays regrettent que les principaux producteurs et défenseurs du libre-échange ne jouent pas selon les règles, d’autres actent l’échec de l’intégration de l’agriculture à la mondialisation. Les pays occidentaux exportateurs reconnaissant le malaise de la situation, proposent de faire un fond de soutien pour les pays en développement. Ce petit fond devait servir à donner une assistance à la transparence du commerce et la concurrence dans ces pays, dont personne n’était demandeur.

Les nouvelles menaces pour la souveraineté alimentaire 

Pour revenir aux enjeux plus contemporains, les différents projets d’accords de libre-échange, CETA, TAFTA ou encore le Traité transpacifique, s’inscrivent dans la continuité de ce que nous avons évoqué. Il faut ouvrir toujours plus les marchés nationaux au libre-échange mais également imposer les normes agricoles occidentales au monde entier, et en particulier états-uniennes, au reste du monde. Les dernières négociations montrent bien que l’enjeu est de saper les souverainetés populaires et alimentaires des pays pour favoriser les multinationales de l’agroalimentaire. La possibilité dans le TAFTA, pour ces entreprises, de poursuivre des États devant des tribunaux d’arbitrages spéciaux contre des normes sociales ou environnementales sonnerait le glas des politiques volontaristes de protection des agricultures familiales des pays en développement.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où l’on produit trop dans les pays du Nord à la fois au détriment de notre environnement, du tissu social rural, de l’emploi mais aussi au détriment des pays du Sud vers lesquels on exporte nos produits agricoles faussement peu chers empêchant le développement de leur souveraineté alimentaire. Le libre-échange, basé sur la théorie des avantages comparatifs de Ricardo dont de nombreux économistes ont soulevés les limites théoriques et empiriques, aura finalement servi d’éventail pour permettre aux puissances hégémoniques de se maintenir et d’étendre leur influence par l’agro-alimentaire.

Oui, l’agriculture est géopolitique.

 

Crédit photo : ©Daniel Bachhuber. Licence : Attribution-NonCommercial-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-NC-ND 2.0)