« Cop » : aux origines de la mascarade

À Dubaï, siège de la dernière « Cop » (Conference of parties), le lobby des énergies fossiles se trouvait en position confortable. Pas moins de 2.456 participants à l’événement entretenaient des liens avec le secteur du gaz et du pétrole. Tout indique qu’il en sera de même pour la suivante. La Cop 28 avait été organisée par Sultan al-Jaber, président de la principale compagnie pétrolière des Émirats arabes unis. La Cop 29 le sera par Mukhtar Babayev, qui cumule seize années de direction à SOCAR, le géant pétro-gazier d’Azerbaïdjan. L’omniprésence des intérêts fossiles aux dernières « Cop » fait ressortir le souvenir des premiers « sommets de la Terre », convoqués avec une certaine nostalgie. Pourtant, dès la conférence de Stockholm (1972), le secteur de l’or est présent. Il bénéficie d’un allié de taille : Maurice Strong, pétrolier et sous-secrétaire général de l’ONU. Naviguant entre le Club de Rome et les énergies fossiles, il allait avoir une influence considérable dans la configuration des sommets à venir.

L’histoire se répète-t-elle ?

Le premier « sommet de la Terre » se tient en 1972 à Stockholm. Un événement d’ampleur : douze jours de débats, cent quatre-vingt pays et deux cent cinquante ONG évoquent pour la première fois ensemble l’avenir de la planète.

Signe des temps. Ce début de décennie est marqué par des préoccupations environnementales croissantes. Le sommet précède de peu la publication du « rapport Meadows » The Limits to Growth (Halte à la croissance ?). Dans ce best-seller, Donnella Meadows et son équipe cherchent à mettre en évidence l’incompatibilité entre les ressources finies de la planète et un essor économique et démographique infini. Les interactions entre diverses variables sont étudiées : accroissement démographique, niveau d’industrialisation, niveaux de pollution, choix politiques, etc, et une douzaine de scénarios futurs sont élaborés. La plupart présentent des résultats peu enviables : chute de la population provoquée par des pics de pollution, pénurie extrême de ressources1.

Le « rapport Meadows » prévoit forte augmentation des capacités industrielles (courbe en tiret), entraînerait un fort pic de pollution (courbe en pointillés) qui entraînerait à son tour une baisse de la disponibilité des ressources naturelles (courbe en traits et en points). Après un bref essor du quota alimentaire (courbe continue), celui-ci chuterait fortement, entraînant à son tour une baisse drastique de la population (courbe en gras). Il ne s’agit que d’un scénario envisagé, qui illustre, pour les auteurs du rapport, l’interdépendance entre les variables.

À Stockholm donc, ONG et militants sont conviés à participer aux négociations de ce qui apparaît comme la première chance pour une diplomatie climatique multilatérale de voir le jour. Aujourd’hui encore, on s’en souvient comme un laboratoire d’idées, que l’on convoque avec enthousiasme. Dans une archive de l’INA, le journaliste scientifique François de Closets ne tarit pas d’éloges sur l’organisation de ce sommet : « Très rarement a-t-on vu tous les pays du monde aborder un sujet aussi nouveau aussi rapidement » se réjouit-il2.

La réalité est toute autre. Aurélien Bernier, dans un article pour le Monde diplomatique, rappelle le cadre étroit dans lequel s’est tenu le sommet. En amont, vingt-sept intellectuels s’étaient réunis pour préparer ce grand rendez-vous, et avaient accouché du « rapport Founex », du nom de la ville où ils s’étaient retrouvés. Celui-ci pose que le libre-échange doit être préserve coûte que coûte : « Le principal danger, tant pour les pays développés qu’en développement, est d’éviter que l’argument environnemental ne se transforme en argument pour d’avantage de protections. Quand le sujet devient les conditions de production et plus seulement la qualité environnementale d’un produit, il faut tirer la sonnette d’alarme dans le monde entier, car ce pourrait être le début de la pire forme du protectionnisme ».3

Membre du Club de Rome, responsable onusien des événements climatiques, Maurice Strong est actionnaire de multiples géants fossiles et siège au comité exécutif de la fondation Rockefeller.

Alors que la mise en place de barrières commerciales aurait pu constituer un levier pour lutter contre la dévastation environnementale, celle-ci est jugée non conforme au cadre économique dominant. Les principaux points du « rapport Founex » sont repris sous forme de « recommandations » et présentées aux participants du sommet de Stockholm.

La recommandation 103, qui fera consensus parmi l’assemblée, assène un principe fort : « tous les États à la Conférence acceptent de ne pas invoquer leur souci de protéger l’environnement comme prétexte pour appliquer une politique commerciale discriminatoire ou réduire l’accès à leur marché ». D’emblée, la voie protectionniste était écartée ; le premier « Sommet de la Terre » pouvait-il être autre chose qu’une belle série de déclarations d’intention ?

Derrière cette adhésion au cadre économique dominant, on trouve de puissants intérêts.

Maurice Strong : un pétrolier pour diriger la diplomatie climatique

Dans son livre, Le Grand Sabotage Climatique (Les liens qui libèrent, 2023), le journaliste Fabrice Nicolino analyse le rôle du sous-secrétaire général de l’ONU Maurice Strong dans l’orientation néolibérale de nombreux sommets internationaux. Ayant analysé les questions environnementales durant trois décennies, Nicolino ne cesse d’être stupéfait de l’influence de Strong sur la diplomatie climatique. Des années 1970 à la fin des années 2000, on ne peut évoquer un événement mondial sur le climat sans que Strong soit impliqué. Il est partout.

Avant de rejoindre le Club de Rome et de devenir le responsable onusien des événements climatiques, Strong est un businessman. Vice-président du pétrolier privé Dome Corporation à seulement vingt-cinq ans, il devient par la suite actionnaire d’un nombre croissant de géants fossiles (dont Petro Canada), et siège au comité exécutif de la fondation Rockefeller. En 1972, ses multiples liens avec le secteur pétrolier sont multiples et il n’a témoigné aucun intérêt pour les questions environnementales. Et pourtant, c’est à lui que l’on confie la lourde tâche de présider le « sommet de la terre » de 1972 à Stockholm.

C’est Strong qui est à l’origine du Programme des Nations-unies pour l’environnement (PNUE) et de Organisation météorologique mondiale (OMM) pour le compte de l’ONU. Il participe également à la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il demeure l’un des organisateur du Sommet de la Terre de Rio en 1992.

Où l’on voit que, dès les années 1970, la diplomatie climatique était entre de bonnes mains…

Du « rapport Meadows » au « rapport Brundtland »

Si le « rapport Meadows » était au contre des discussions lors des sommets des années 1970, le « rapport Brundtland » sera le centre d’attention du troisième sommet de la Terre à Rio en 1992.

Du nom de l’ancienne première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland, c’est ce document qui consacrera le terme de sustainable development – traduit en français par « développement durable ». La définition donnée dans le « rapport Brundtland » est la suivante :

« Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la possibilité, pour les générations à venir, de pouvoir répondre à leurs propres besoins. »

La conférence de Kyoto (1997) visant à faire reculer l’émission de gaz à effets de serre, est saluée comme une réussite. En 2014, loin d’avoir diminué, elles avaient connu une augmentation de 6,4%

Formulation vague et floue, que l’on trouve à chaque page du « rapport », sans danger, on le devine, pour les intérêts dominants. Fabrice Nicolino rappelle que la traduction française devait encore édulcorer la charge politique du terme : sustainable a d’abord été traduit par « soutenable », puis « durable ». Ce glissement n’est pas anodin : un écosystème est soutenable quand « il maintient, sur le long cours, malgré tous les aléas, ses équilibres et ses fonctions ». Le terme « durable », quant à lui, ne renvoie à aucun mot d’ordre écologique concret.

Quant au « développement », il devait rencontrer l’opposition d’une partie du sud du monde. Aminata D. Traoré, ancienne ministre de la Culture et du Tourisme malienne, en rappelle la teneur dans un article du Monde Diplomatique de 2002 :

« [Le concept] de développement (antinomique avec la notion de durabilité) et celui de mondialisation libérale procèdent de la même logique déshumanisante. Il s’agit, pour l’Afrique, de leur opposer des principes de vie, ainsi que des valeurs qui privilégient l’humain : l’humilité contre l’arrogance. »4

Pour Aminata Traoré, cette conception toute occidentale du « développement » était destinée à pérenniser son hégémonie.

« Toutes les précautions étaient prises pour que jamais le feu ne s’éteigne. L’alliance avec la nature, les différentes formes de solidarité étaient les garantes de cette pérennité, plus forte que la durabilité. […] Mais le développement — même durable — n’est qu’un mot-clé et un mot d’ordre de plus. Il est d’autant plus redoutable qu’il permet la poursuite de la mission « civilisatrice » des puissances coloniales. »

Le « développement durable » allait pourtant devenir l’étendard de la diplomatie climatique ultérieure.

Le défilé des COP

Lors de la dernière COP, quatre jours sur les treize de l’événement ont été accaparé par des discours de chefs d’État, se relayant à la tribune pour y prêcher leur détermination à sauver la planète. C’est le lieu privilégié des déclarations destinées à marquer l’histoire oratoire – on pense à Jacques Chirac déclamant « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » à Johannesburg en 2002. À Johannesbourg comme ailleurs, l’inflation rhétorique semble étroitement corrélée à l’inaction climatique.

La COP 3 à Kyoto, en 1997, reste aujourd’hui citée comme une référence. Elle avait pour but de contenir la hausse des émissions carbone, notamment par des mécanismes de marché. L’enjeu était de parvenir à une baisse des émissions de gaz à effet de serre de 5 % en 2014 par rapport aux niveaux 1990. Les plus grands pollueurs mondiaux n’ont pas daigné se joindre à l’effort. L’Amérique d’Al Gore (que l’on devait célébrer plus tard pour ses documentaires sur le climat) a refusé de ratifier l’accord ; son voisin canadien a jeté l’éponge dès 2011 pour des raisons économiques. En 2014, loin d’avoir diminué, les gaz à effet de serre avaient connu une nette augmentation de 6,4% 5 !

Si l’on ne peut rien attendre de ces événements réunissant le gratin de l’oligarchie pétrolière, la prise stratégique qu’ils offrent pour faire avancer la prise de conscience écologique est-elle négligeable ?

Dix-huit ans plus tard, à Paris, une nouvelle COP fortement médiatisée prenait place. Les hérauts du climat Laurent Fabius, Ségolène Royal et François Hollande allaient ébranler le statu quo. Une limite, destinée à faire référence, était fixée : en aucun cas la température moyenne globale ne devrait dépasser les 2°C. Et les gouvernements proclamaient leur attachement à ce principe.

Bien sûr, ces accords n’étaient nullement contraignants pour les États, peu disposés à accepter une autorité transnationale qui menacerait leur souveraineté. La structure organisationnelle des COP favorise l’immobilisme : les décisions étant prises non pas à la majorité mais au consensus, les propositions les plus ambitieuses sont systématiquement rejetées.

Et c’est ainsi qu’à Dubaï, le terme « sortie (phase out) des énergies fossiles » a été remplacé par une vague formule qui évoque les plus grandes heures du « rapport Brundtland » « Processus de transition hors (transitioning away from) des énergies fossiles ».

Une diplomatie climatique sans COP ?

L’histoire des sommets de la Terre commence avec un pétrolier, et les COP sont fidèles à cette tradition : le président de la prochaine n’est autre que Mukhtar Babayev, qui a travaillé pendant vingt ans pour le compte de la compagnie pétrolière nationale d’Azerbaïdjan – avant, rassurons-nous, de devenir ministre de l’Environnement.

Une mascarade de plus ? Si les plus pessimistes vont jusqu’à jeter le principe même des COP, il faut relever que c’est lors de ces réunions mondiales que les questions environnementales sont mises en avant. Ils peuvent servir de catalyseurs à une prise de conscience plus globale – et de repères pour prendre les États en défaut dans leur manquement aux objectifs climatiques.

Les COP sont également des tribunes pour les pays du Sud, ainsi que le note Thomas Wagner « Les pays du Sud y viennent avec l’espoir d’y obtenir quelque chose. Ils ont bien plus de poids aux COP qu’à Davos ou à l’OMC. Oui, il faut attendre plus des COP, mais en attendre un miracle, c’est ne pas comprendre la complexité des négociations climatiques. »6

Si l’on ne peut rien attendre de ces événements réunissant le gratin de l’oligarchie pétrolière, la prise stratégique qu’ils offrent pour évoquer les questions climatiques et faire avancer la prise de conscience écologique est-elle négligeable ?

Notes :

1 On ne s’étendra pas ici sur la méthodologie de ce rapport. Fortement critiqué à sa sortie par divers économistes néolibéraux (dont Friedrich Hayek, qui mentionne Halte à la croissance ? lors de sa remise du prix de la Banque de Suède en 1974), les marxistes ne lui ont pas réservé une meilleur réception, pointant du doigt son caractère (ouvertement) malthusien.

2 Conférence de Stockholm, JT 13h, ORTF, 19/06/1972 : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf94072876/conference-de-stockholm.

3 Aurélien Bernier, « La face cachée des sommets de la Terre », Le Monde diplomatique, Juin 2022.

4 Aminata Traoré, « L’oppression du développement », Le Monde diplomatique, septembre 2002.

5 « Kyoto ou tard », Datagueule, décembre 2015.12/2015.

6 Thibault Wagner, « COP 28 : Qui aurait pu prédire une telle issue ? », BonPote, décembre 2023.

Un tournant dans la légitimité mondiale d’Israël ?

Netanyahu - Le Vent Se Lève
Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à la tribune de l’ONU en septembre 2016 © Drew Angerer

La brutalité des attaques israéliennes sur Gaza (suite aux atrocités du 7 octobre), provoquant des tueries de civils à un rythme inédit au XXIe siècle, a soulevé une indignation mondiale. Au Moyen-Orient et en Amérique latine, des démonstrations de force diplomatiques ont eu lieu. En Europe et même aux États-Unis, l’opinion exprime une condamnation croissante des bombardements, en décalage avec le soutien des gouvernements à l’État d’Israël. Celui-ci peut également compter sur l’ambivalence de la Russie et de la Chine, l’imparfaite unité du continent latino-américain, ainsi que sur sa percée en Afrique subsaharienne. Le continent européen, dont la vassalisation à l’égard des États-Unis a été approfondie avec le conflit russo-ukrainien, peine à exprimer une voix indépendante. État des lieux par Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères d’Équateur et analyste au Center for Economic and Policy Research (CEPR) [1].

Conséquence de la punition collective infligée par Israël aux Gazaouis – en réaction à l’attaque brutale du Hamas -, la lutte des Palestiniens revient au cœur de la scène politique mondiale. La question se pose désormais de savoir si l’assaut israélien sur Gaza déclenchera une réaction internationale suffisamment vigoureuse pour influer de manière significative sur les événements. L’attention renouvelée sur le sort des Palestiniens pourra-t-elle générer une pression déterminante en faveur d’une solution politique, ou Israël traversera-t-il une nouvelle fois la crise sans accrocs ?

Ces dernières années, la solidarité de nombreux États à l’égard de la cause palestinienne avait pris du plomb dans l’aile. Et ce, malgré l’empiétement continu d’Israël sur les terres de Cisjordanie, sous l’impulsion d’une nouvelle vague de gouvernements d’extrême-droite. À Gaza les coûts sociaux, économiques et humanitaires d’un blocus impitoyable n’avaient cessé de croître. Et pourtant, une sorte de fatigue politique avait privé la cause palestinienne d’une grande partie de sa visibilité internationale, dans le contexte d’un conflit de basse intensité et d’une crise humanitaire reléguée au second plan par d’autres désastres.

Il faut dire qu’Israël avait déployé des efforts considérables pour améliorer ses relations bilatérales avec plusieurs États traditionnellement hostiles, notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En 2020, les Accords d’Abraham avaient normalisé ses relations avec les Émirats Arabes Unis, le Maroc et Bahreïn. Plus récemment, Israël et l’Arabie Saoudite, encouragés par les États-Unis, affinaient un « accord du siècle » fortement médiatisé – désormais ou bien lettre morte, ou bien conditionné par une solution impliquant un État palestinien. Parmi les signataires des Accords d’Abraham, Bahreïn, suivant l’exemple de la Jordanie, a même rappelé son ambassadeur d’Israël sous l’impulsion de la crise à Gaza.

L’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne.

Le gouvernement turc lui-même, malgré ses liens historiques avec les Frères musulmans et le Hamas, avait travaillé à un apaisement marqué des tensions avec Israël, rompant avec l’approche conflictuelle qui était celle du président Recep Tayyip Erdoğan en 2010 – avant que la guerre en Syrie ne relègue la cause palestinienne au second plan pour Ankara. En septembre, la première rencontre entre Erdoğan et Benjamin Netanyahu, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, avait été saluée par les deux parties comme le symptôme d’un dégel des relations bilatérales. Suite à cet événement, un nouvel ambassadeur turc avait été nommé en Israël la veille de l’attaque du 7 octobre par le Hamas. Depuis, il a été rappelé, et les tensions avec Israël ont atteint de nouveaux sommets, Erdoğan l’ayant qualifié d’État « terroriste » et exigé le déploiement d’inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour statuer sur la présence d’armes nucléaires dans le pays.

En Afrique également, continent historiquement favorable à la cause palestinienne, Israël avait réalisé des avancées significatives. Suite à la chute du président Omar el-Bashir en 2019 et dans le contexte des Accords d’Abraham, les relations avec le Soudan avaient été normalisées. Israël avait fait de même avec le Tchad – qui a rappelé son ambassadeur depuis l’offensive à Gaza.

Plus largement, ces dernières années avaient vu Israël multiplier des accords de coopération, notamment dans le domaine de la sécurité, avec plusieurs États d’Afrique subsaharienne dont le Nigeria, le Rwanda et la Côte d’Ivoire. Ses relations avec l’Éthiopie, le Ghana, le Kenya et l’Ouganda avaient quant à elles connu une amélioration sans précédent. La progression était telle qu’Israël avait été invité à devenir un État observateur de l’Union africaine – décision mise en échec à l’issue d’un veto de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, non sans provoquer une agitation diplomatique lors du sommet d’Addis-Abeba en février 2023.

En Amérique latine et au-delà

Sur le continent latino-américain, le soutien à la cause palestinienne avait connu des pics lors des guerres de Gaza de 2008-2009 et de 2014. Au commencement des années 2010, la plupart des gouvernements se prononçaient pour un État palestinien, dans le cadre des frontières de 1967. Cet état de fait a connu un retournement drastique avec l’arrivée au pouvoir de nombreux partis de droite entre 2015 et 2019. Encouragés par l’administration Trump, ils ont rallié des positions pro-israéliennes affirmées – de Jair Bolsonaro au Brésil à Jeanine Añez en Bolivie.

À l’issue du récent virage à gauche, l’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne. Les attaques israéliennes contre Gaza ont été fermement condamnées par plusieurs gouvernements, au-delà des diplomaties traditionnellement favorables à la Palestine comme celles de Cuba et du Venezuela. La Colombie, le Chili et le Honduras ont rappelé leur ambassadeur, tandis que la Bolivie a rompu ses relations avec le pays. Des exceptions, et non des moindres, sont cependant à relever en Amérique centrale, et désormais en Argentine – où la présidence de Javier Milei, fervent partisan d’Israël, promet de fragmenter davantage l’unité diplomatique de la région.

Au Brésil, le président Luiz Inácio Lula da Silva, dont le pays présidait le Conseil de sécurité des Nations-Unies en octobre, a joué la carte du médiateur et du diplomate expérimenté. Il a d’abord émis des condamnations plus prudentes que les autres envers Israël. Mais de récentes escarmouches autour d’une déclaration des agences israéliennes de renseignement, affirmant que le Brésil avait procédé à l’arrestation de deux membres du Hezbollah sur son sol à leur demande – tandis que l’ambassadeur d’Israël rencontrait Jair Bolsonaro – a détérioré l’état des relations entre ces deux pays.

À l’inverse des États-Unis, de l’Europe occidentale et de la majorité de l’OTAN, la Chine et la Russie reconnaissent tous deux l’État palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale. Cependant, ni la Chine ni la Russie n’ont fait de la question palestinienne un enjeu de premier plan ces dernières années. Malgré des tensions relatives aux liens que la Russie entretient avec l’Iran et la Syrie, Israël a veillé à maintenir des relations cordiales avec le Kremlin, même si la guerre en Ukraine a généré des tensions entre le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le président Vladimir Poutine.

La Chine, quant à elle, est le second partenaire commercial d’Israël. Les relations entre les deux États sont assez bonnes pour que le South China Morning Post proclame que « les liens économiques étroits d’Israël avec la Chine ont bien fonctionné – jusqu’au conflit de Gaza ».

L’Inde, fidèle à l’héritage non-aligné de Nehru et au soutien d’Indira Gandhi à l’Organisation de libération de la Palestine (l’Inde ayant été le premier État non arabe à reconnaître l’OLP), reconnaît également l’État palestinien. Mais le pays s’est considérablement rapproché d’Israël depuis l’ouverture diplomatique du Premier ministre P. V. Narasimha Rao en 1992. Le soutien d’Israël à l’Inde lors du conflit de Kargil avec le Pakistan en 1999 avait joué un rôle déterminant dans ce processus.

Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?

Au cours de la dernière décennie, le Premier ministre Narendra Modi, tout en maintenant officiellement la position multilatéraliste traditionnelle de l’Inde, a poussé plus loin encore le rapprochement avec Israël pour alimenter son nationalisme hindou, utilisant ses liens étroits avec le pays comme emblème de son hostilité à l’égard des musulmans indiens et de l’ennemi historique pakistanais. En rupture avec son multilatéralisme de longue date, l’Inde s’est même abstenue lors du vote du 27 octobre à l’Assemblée générale de l’ONU, qui appelait à un cessez-le-feu à Gaza. Surtout, l’Inde est désormais le plus grand acheteur d’armes israéliennes dans le monde…

Au sein des BRICS, l’Afrique du Sud est restée la plus constante dans sa dénonciation de l’apartheid israélien. Le gouvernement a rappelé son ambassadeur, et le parlement a appelé à la rupture pure et simple des liens diplomatiques jusqu’à ce qu’Israël accepte un cessez-le-feu.

Un soutien en diminution ?

L’ampleur de la riposte israélienne à Gaza change indéniablement la donne. Sous l’impulsion de l’opinion publique, de nombreux gouvernements ont condamné le massacre de civils par Israël, sa violation du droit international et des droits humains les plus élémentaires.

Ce processus est particulièrement prégnant au Moyen-Orient, où la question a une fois de plus galvanisé l’opinion. Lors du sommet conjoint de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique à Riyad le 11 novembre, les chefs d’État ont rejeté l’idée qu’Israël agissait en situation de légitime défense. Ils ont exhorté la Cour pénale internationale à enquêter sur les « crimes de guerre » israéliens, requis un embargo sur les armes à destination d’Israël et exigé que l’ONU adopte une résolution contraignante pour mettre fin à son agression contre Gaza. Il s’agissait d’une démonstration inédite d’unité dans cette région, le président iranien s’étant même rendu en Arabie saoudite pour la première fois depuis 2012.

Le sommet de Riyad, malgré son intensité rhétorique, a cependant accouché de peu de mesures concrètes. La rupture des liens économiques avec Israël ou des approvisionnements pétroliers, l’empêchement du transit d’armes américaines vers ce pays, n’ont pas remporté d’approbation unanime. Mais les États arabes, de plus en plus indisposés à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme la manifestation de l’indulgence occidentale à l’égard des atrocités israéliennes, commencent à recourir à des jeux de pouvoir géopolitiques plus ambitieux. À cet égard, la récente visite à Pékin des ministres des Affaires étrangères des États arabes et à majorité musulmane constituait une initiative audacieuse pour la région. Elle a été brandie comme la première étape d’une tournée diplomatique plus vaste. Elle a également été reçue de manière positive par la Chine, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi dénonçant la « punition collective » qu’Israël infligeait aux Palestiniens.

Israël conserve cependant un soutien considérable dans de nombreux pays. Aux États-Unis, en Amérique latine et en Afrique subsaharienne, l’influence des églises évangéliques et de courants chrétiens pro-israéliens ont assuré de puissants alliés à Israël. Le soutien indéfectible du Ghana est intelligible à l’aune de la foi du président évangélique Nana Akufo-Addo, et de ses efforts visant à séduire l’électorat chrétien évangélique. Au Ghana comme ailleurs en Afrique, l’esprit tiers-mondiste qui avait incité vingt-neuf pays à rompre leurs relations avec Israël en 1973 est révolu.

En Occident, Israël est parvenu à mobiliser ses soutiens. L’idée que le pays constitue un bouclier au Moyen-Orient, alors que la crainte du déclin mondial de l’Occident fait son chemin, prospère dans les milieux conservateurs. Qu’Israël soit un « antidote au déclin de l’Occident » domine le discours de l’extrême droite. En Europe même, où les racines antisémites de l’extrême droite sont profondes, la haine des musulmans et le rejet de l’immigration ont pris le pas sur l’antisémitisme.

Une question cruciale demeure en suspens : comment le « centre politique » réagira-t-il ? Autrement dit, quelle narration l’emportera ? Comment l’Europe – dont une partie significative de l’opinion est pro-palestinienne, et dont la classe politique est plus divisée que celles des États-Unis – finira-t-elle par se positionner ? Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de l’ancien ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?

La cadence des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle.

La vassalisation renouvelée de l’Europe vis-à-vis des États-Unis depuis le début de la guerre en Ukraine n’augure rien de bon, pour qui escompte un positionnement véritablement indépendant. Pour autant, afin de prévenir une sanction électorale, de nombreux représentants adoptent une démarche diplomatique plus prudente, impliquant une critique accrue d’Israël. Alors que les massacres israéliens s’intensifiaient, que les sondages d’opinion et les manifestations reflétaient un mécontentement populaire significatif et que les frondes parlementaires se multipliaient, certains ont timidement amendé leur positionnement initial.

La manière dont la communauté internationale exercera une pression sur Israël dépendra, en dernière instance, de l’ampleur des protestations publiques mondiales, elles-mêmes déterminées par l’ampleur des violences exercées contre les civils par l’État d’Israël.

Lors des conflits antérieurs, la proportion de civils palestiniens décédés était significativement plus élevée que celle des civils israéliens. Lors de la guerre de Gaza en 2014, 67 soldats israéliens et 6 civils israéliens ont été tués, contre 2 251 Palestiniens – dont 60 % étaient des civils, selon le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. À l’issue de l’assaut actuel contre Gaza, le nombre de Palestiniens décédés s’élève à 16 000, parmi lesquels 40 % sont des enfants, contre environ 1 200 Israéliens tués au cours de l’effroyable attaque du Hamas.

En termes relatifs, les tueries d’Israël sont de la même ampleur que les châtiments antérieurement infligés aux Palestiniens. Mais en termes absolus, ces chiffres racontent une autre histoire. La cadence même des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle – et avec plus de 1,7 million de déplacés et plus de la moitié des bâtiments du nord de Gaza endommagés ou détruits, le degré de destruction est inédit.

Fissures dans le consensus

Par le passé, Israël a pu maintenir sa position dans l’ordre mondial malgré une condamnation internationale généralisée, en raison du soutien inconditionnel des États-Unis. Il est peu probable que celui-ci change radicalement, mais des fissures significatives apparaissent dans le consensus. L’opinion publique américaine n’a cessé d’évoluer sur la question israélo-palestinienne depuis plusieurs années. Pour la première fois, des dizaines d’élus au Congrès, membres du parti du président, se sont opposés à lui sur cette question et ont appelé à un cessez-le-feu. On rapporte également des dissensions au sein du Département d’État concernant le blanc-seing accordé par l’administration Biden à Israël.

Si les massacres se poursuivent, les États-Unis pourraient se trouver dans l’obligation d’intensifier leur posture unilatéraliste pro-israélienne. Mais une telle attitude pourrait coûter cher à l’administration Biden en termes électoraux – notamment au sein des jeunes de la base démocrate – et auprès de la communauté internationale, laissant la Chine et la Russie profiter de cet isolement.

Pour Israël, il existe donc une réelle possibilité de remporter une victoire militaire à la Pyrrhus, avec des conséquences politiques dommageables. Parmi les principaux acquis diplomatiques israéliens de ces dernières années, certains sont déjà en jeu. Israël pourrait ne pas s’en soucier. Après tout, ce pays a déjà surmonté une hostilité internationale significative par le passé, s’appuyant sur de puissants alliés et sa force de dissuasion nucléaire. On peut interpréter les récents succès diplomatiques d’Israël comme autant de tampons sécurisés par le pays, prévus pour absorber les chocs qu’une crise internationale ne manquerait pas de provoquer. Que pèsent quelques différends diplomatiques ou le rappel de quelques ambassadeurs dans ce grand schéma ? Si l’hostilité croissante à l’égard d’Israël ne se traduit pas par des actions concrètes menaçant de manière crédible le pouvoir militaire ou la position économique d’Israël, il est peu probable qu’elle prenne le pas sur les préoccupations de politique intérieure de Netanyahu ou les défis sécuritaires perçus.

Après un oubli prolongé, la question palestinienne est de retour. Reste à savoir si l’ampleur du nettoyage ethnique et de la violence meurtrière d’Israël initiera un changement de paradigme qui érodera sa légitimité, et si ce moment charnière signifie que la situation des Palestiniens refuse de s’effacer de la scène internationale, comme cela s’est si souvent produit par le passé.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Is This a Turning Point for Israel’s Standing in the World? »

« Près de 2 milliards de personnes souffrent d’insécurité alimentaire » — Entretien avec José Graziano da Silva (ex-directeur de la FAO)

José Graziano da Silva a été directeur général de la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) de 2012 à 2019, dont le programme alimentaire mondial est lauréat du dernier prix Nobel de la paix. En 2001, il a coordonné l’élaboration du Programa fome zero (programme zéro faim), l’un des principaux axes de l’agenda proposé par Lula lors de sa campagne présidentielle. Entre 2003 et 2004, il a officié comme ministre extraordinaire de la Sécurité alimentaire. Le programme zéro faim, selon les données officielles, a permis de sortir 28 millions de Brésiliens de la pauvreté et de réduire la malnutrition de 25 %. Il est actuellement directeur de l’Institut zéro faim. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Marine Lion, Lauréana Thévenet, Adria Sisternes et Marie M-B.


LVSL – Le nombre de personnes qui souffrent de la faim a augmenté ces dernières années, provoquant des déséquilibres au niveau mondial. Plus qu’un manque de ressources, c’est, nous le savons, une mauvaise redistribution de ces dernières. Ce retour en arrière démontre clairement qu’il faut agir plus fort et de manière urgente si l’on prétend atteindre l’Objectif de développement durable et la faim zéro pour 2030. Quelle est votre point de vue sur cette évolution ?

JGS – Nous sommes sans aucun doute revenus en arrière. Malheureusement, c’est depuis 2016 que nous avons pu voir un nombre croissant de personnes souffrant de la faim dans le monde. Ce sont, selon les dernières estimations de la FAO, 690 millions de personnes si l’on prend en considération l’indicateur de malnutrition, la mesure traditionnelle de la FAO, qui s’appelle POU (Prevalence Of Undernourishment). Mais il y a un autre indicateur plus sophistiqué qui est la mesure de l’insécurité alimentaire grave, qui concerne la situation des personnes qui ne mangent pas trois fois par jour, ou qui ne mangent pas assez pour rester en vie et de manière saine.

[Lire sur LVSL l’article de Jean Ziegler : « Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières »]

À cette situation des 750 millions de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire grave, le monde a vu en 2019 — avant, donc, la pandémie — une autre augmentation encore plus forte de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée et cela rajoute 1 250 millions de personnes ; et si on y rajoute les 750 millions de personnes souffrant de faim, nous avons presque 2 milliards de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée ou grave, ce qui contrevient à un des axes fondamentaux de l’Objectif pour le développement durable (ODD) connu comme zéro faim.

Il faut également prendre en compte les personnes qui ont une alimentation malsaine — beaucoup de graisse, de sel ou de sucre —, et cela est ma plus grande inquiétude concernant la pandémie. La pandémie accentue, pour les pays riches et pauvres, pour des secteurs sociaux avec des revenus faibles et des secteurs sociaux à hauts revenus, une tendance à l’obésité que l’on voyait déjà auparavant. Aujourd’hui, il y a dans le monde davantage d’obèses que de victimes de la faim, et l’obésité augmente encore plus rapidement dans toutes les couches sociales, c’est un aspect qui peut aggraver les résultats de cette pandémie, car comme nous le savons tous l’obésité est une forme de maladie non transmissible qui accentue les effets d’autres maladies non transmissibles comme le diabète, les maladies cardiaques etc…

[Pour une analyse de la méthodologie employée pour calculer le nombre de victimes de la faim, lire sur LVSL : « Faim dans le monde : quand les Nations unies s’arrangent avec les méthodes de calcul »]

LVSL – En octobre, le prix Nobel de la paix a été décerné au Programme alimentaire mondial (PAM). Vous avez été directeur de la FAO jusqu’en 2019 et créateur de l’un des plans d’action les plus emblématiques au monde pour éradiquer la faim avec le programme zéro faim au Brésil à partir de 2003. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ? Que représente pour vous cette reconnaissance du PAM ?

José Graziano da Silva – C’était une reconnaissance de la relation entre la faim et la paix, c’est-à-dire entre l’insécurité alimentaire et les conflits. Cette question a été soulevée pour la première fois au Conseil de sécurité, par moi-même, en tant que directeur général de la FAO en mars 2016. À cette occasion, nous avons présenté une série de chiffres très convaincants indiquant qu’il y avait une relation directe entre l’intensification des conflits et l’augmentation de l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire de la faim dans les pays touchés.

Mais nous avons aussi proposé une lecture du lien de cause à effet dans un sens inverse : la faim produit et suscite des situations de conflit. Il y avait des évidences, dans plusieurs pays africains — comme la Somalie par exemple — où la faim était l’une des causes sous-jacentes, pour le moins, du déclenchement de conflits armés. En plus du prix accordé au PAM, je serais davantage satisfait s’il avait également été décerné à la FAO, car le PAM circonscrit ses actions aux pays qui sont en conflit déclaré et sont surveillés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Je crois que la résolution numéro 2417 du Conseil de sécurité, sur la relation entre la faim et les conflits, adoptée en mai 2018, a clairement mis en évidence cette double relation : la faim comme conséquence du conflit — à l’époque, deux personnes sur trois qui souffraient de la faim étaient dans des pays ou zones de conflit armé — et la faim en tant que cause potentielle de conflits internes et de l’exacerbation des conflits dans les pays.

LVSL – Le monde doit faire face à différentes crises, de la crise climatique à la crise sanitaire de la Covid-19, en passant par les crises économiques et démocratiques. Elles affectent toutes, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à l’un des droits fondamentaux des êtres humains : le droit à l’alimentation. En tant qu’ex-ministre de la sécurité alimentaire du gouvernement de l’ex-président Lula da Silva, quelles sont selon vous mesures les gouvernements devraient prendre d’urgence pour éviter un recul conséquent dans la lutte contre la faim ?

JGS – Je pense que les mesures urgentes que doivent prendre les gouvernements sont, dans un premier temps, un transfert de revenus vers des programmes — comme la Bolsa familia [bourse mise en place sous la présidence de Lula, N.D.L.R] — ou d’autres mécanismes de transfert, pour les personnes qui ont perdu leurs emplois et qui n’ont par conséquent aucune source de revenus pendant cette période pandémique. Dans un deuxième temps, il faut prendre en compte les cantines scolaires. Elles sont vitales, surtout dans les pays en développement ou dans les pays les plus pauvres. Pour la plupart des enfants, c’est à l’école qu’ils peuvent manger leur unique repas de la journée.

Il est donc vital de maintenir ce réseau de sous-traitants alimentaires pour les enfants, non seulement parce que les enfants seront compromis dans leur avenir s’ils souffrent de la faim, mais aussi parce qu’ils représentent les générations futures, et nous ne voulons pas qu’elles soient affaiblies par le manque de nourriture adéquate. Enfin, il faut également faire preuve d’une attention particulière à l’augmentation de l’obésité. L’augmentation en raison de l’épidémie de la consommation de produits transformés, et surtout ultra-transformés, comme par exemple la charcuterie, est une porte ouverte à l’aggravation de la pandémie d’obésité dont souffre surtout le monde en développement, pire encore dans les pays développés. Du point de vue de la sécurité alimentaire, je pense que ces trois mesures sont les mesures les plus urgentes et nécessaires à prendre pendant cette pandémie de la Covid-19.

LVSL – La mondialisation est critiquée pour l’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, la rupture des liens familiaux et les formes culturelles de solidarité qu’elle a initiées. Qu’en pensez-vous ?

JGS – L’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, surtout les formes collectives ou les formes qui se basent sur les liens familiaux, et l’abandon des formes culturelles de solidarité, par exemple pendant les récoltes, ont sans aucun doute un effet négatif. Mais cette situation ne va pas rester telle quelle, puisque des moyens de reprendre ces activités traditionnelles et ces formes culturelles sont en train d’être mis en place, surtout chez les petits producteurs.

LVSL – Au Sud comme au Nord, nous constatons que les États rencontrent de grandes difficultés pour garantir les droits fondamentaux de la population, y compris le droit à l’alimentation. En complément de l’action de l’État, on trouve le tissu associatif. Que pensez-vous de la nécessité d’une participation plus active de la société civile pour pouvoir renforcer la protection des droits fondamentaux des individus ?

JGS – Sans aucun doute, le rôle de la société, surtout de la société civile organisée, est fondamental dans le combat contre la faim et l’insécurité alimentaire. Je répète toujours que ce n’est pas un gouvernement qui éradique la faim, c’est une société qui décide d’éradiquer la faim, et pour cela les acteurs de tous les secteurs sociaux doivent participer : le gouvernement, le secteur privé, les ONG, les syndicats, tous ceux qui ont quelque chose à faire et à dire sur la faim. C’est une activité très simple, par exemple, la mobilisation actuelle, surtout pendant les premiers mois de la pandémie pour aider les personnes qui étaient à la rue, qui n’avaient aucune source de revenus, les personnes qui avaient perdu leur emploi, cette forme de solidarité qui est plus que nécessaire, encore plus avec la pandémie actuelle, c’est fondamental pour une société afin de pouvoir combattre les maux comme la faim et l’extrême pauvreté.

LVSL – Dans ce contexte de crise mondiale et de remise en cause du multilatéralisme de certains leaderships, croyez-vous que les capacités de la coopération internationale pour le développement soient en péril pour lutter contre la faim ?

JGS – Face à la remise en cause croissante de l’efficacité de la coopération internationale, surtout de la part des pays numéros un dans le monde, ces dernières années, la coopération internationale pour le développement a beaucoup réduit ses activités. Le monopole des États-Unis sous le gouvernement de Trump fut un coup dur pour l’ensemble du système multilatéral. Je crois que le changement peut être important avec le nouveau président des États-Unis, notamment si le président Biden réussit à donner une orientation différente à son département de l’Agriculture, qu’il cesse d’être un représentant des grands producteurs de céréales du Midwest américain. Il y a un mouvement interne aux États-Unis pour faire que le département de l’Agriculture réoriente ses priorités concernant la défense des consommateurs, pour des programmes comme les labels sur les aliments et d’autres sujets et qu’il ne se préoccupe pas tant des exportations de produits primaires des grands propriétaires terriens étasuniens mais de la santé de la grande majorité des habitants des États-Unis.

Si cela se concrétise et que nous avons une personne plus sensible aux sujets de sécurité alimentaire nutritionnelle au département de l’Agriculture, je crois qu’il y aura une impulsion bien plus importante pour que la coopération internationale pour le développement puisse avoir à nouveau un rôle important dans la lutte contre la faim.

LVSL – En Amérique Latine, plus de 80% de la population est concentrée dans les zones urbaines. Comment réussir à renforcer le secteur et le tissu de la petite agriculture pour consolider la sécurité alimentaire et lutter contre le changement climatique ? Quels mécanismes innovateurs qui devraient être consolidés, mis en place, et parfois copiés vous semblent pertinents ?

JGS – C’est une situation très difficile en particulier en ce moment durant la pandémie et ce sera encore pire après. Les États latino-américains sont endettés, ils se sont endettés encore plus durant la pandémie avec certains programmes de transferts de revenus et d’autres programmes pour soutenir un minimum la sécurité alimentaire de la population. Étant donné qu’une deuxième vague de coronavirus approche, je pense que la récupération sera lente. De nombreuses personnes ont parlé d’une récupération rapide, moi, je ne la vois pas. Par conséquent, il faut penser à deux, trois années de plus à vivre avec cette pandémie, avec la possibilité d’une deuxième voire d’une troisième vague. Avoir prochainement les vaccins est une chose, mais faire que les vaccins soient distribués et administrés à toute la population, et notamment aux groupes à haut risque en est une autre.

[Lire sur LVSL : « Contre la pandémie et l’austérité, l’agroécologie ? »]

De fait, il n’y a pas de remèdes miracles, mais il faut insister sur le soutien de la petite production, de l’agriculture familiale de manière durable et des initiatives existantes. Ici, au Brésil, par exemple, le développement de l’agroécologie est une réalité. Il existe des entités et des associations qui promeuvent ces nouveaux moyens technologiques et de substitution des technologies traditionnelles de la Révolution verte qui, a entrainé une destruction environnementale sans précédent dans le pays. Le but est d’avoir notamment la possibilité de préserver les forêts, le sol et les eaux qui sont des variables fondamentales si nous souhaitons que la récupération post-pandémie soit durable.

Diminuer les salaires mirobolants versés par l’ONU : une solution au sous-financement de l’aide humanitaire

La communauté humanitaire internationale s’est réunie en 2016 pour résoudre les problèmes de sous-financement qui existent depuis de nombreuses années. Plusieurs réformes structurelles du système ont été évoquées, qui ont connu des succès divers et mitigés. Une chose est cependant restée absente des débats : un examen minutieux de l’aspect non-lucratif du travail humanitaire.


Le système humanitaire international est en crise de sous-financement

Le système humanitaire d’urgence est en crise. En effet, entre 2005 et 2017, le nombre de crises nécessitant une réponse humanitaire internationale a presque doublé (de 16 à 30). La durée moyenne de chaque crise a aussi beaucoup augmenté [1]. Notamment à cause du réchauffement climatique, les catastrophes naturelles sont de plus en plus fréquentes. Les conflits armés se multiplient et/ou ne trouvent pas de fin. En 2020, l’ONU cherche ainsi à venir en aide à plus de 167 millions de personnes.

La conséquence de tout cela est que l’aide humanitaire coûte, chaque année, de plus en plus cher. En 2007, l’ONU estimait qu’il faudrait 5 milliards de dollars pour mettre en œuvre ses programmes humanitaires internationaux. Pour 2020, elle estimait qu’il faudrait désormais trouver 28,8 milliards[2], tandis que les plans se chiffrent déjà à plus de 30 milliards[3].

Si la tendance continue, on estime que l’appel prévisionnel de l’ONU pourrait atteindre 50 milliards pour l’année 2030[4]. De son côté, le financement humanitaire public n’a pas suffisamment augmenté : seulement 59% des besoins humanitaires ont été couverts en 2019.

Il y a donc un déficit du financement humanitaire, estimé en 2016 à environ 15 milliards de dollars. Ce déficit signifie que des millions de personnes ne peuvent pas du tout être aidées dans le cadre des besoins évalués par l’ONU. Elles ne reçoivent pas assez d’aides alimentaires, d’abris pour se protéger ou d’argent pour survivre.

Le Sommet humanitaire mondial devait résoudre ce problème

Notamment pour répondre à ce problème, l’ancien Secrétaire général des Nations unies avait convié en 2016 un Sommet humanitaire mondial à Istanbul. Pendant quelques jours, la quasi-totalité de la communauté humanitaire mondiale s’y était réunie. Les acteurs humanitaires (pays donateurs, agences des Nations unies, ONGs) se sont engagés à effectuer dix réformes structurelles du système humanitaire, devant être terminées en 2020.

Un bon exemple de ces réformes est la localisation, qui consiste à augmenter le rôle joué par les acteurs locaux dans la réponse humanitaire, pour entraîner des économies d’échelle (les acteurs locaux étant moins coûteux); ou encore l’augmentation de programmes basés sur des transferts monétaires, qui pourrait amener à la réduction du nombre de personnels humanitaires nécessaires sur chaque crise en réduisant le nombre de projets nécessaires.

Ces réformes ont pour le moment eu des succès très mitigés et hétéroclites. Il faudrait donc appeler à renouveler leur calendrier jusqu’en 2030, mais ce n’est pas le sujet de l’article.

Le principe de non-lucrativité n’a pas été abordé

Un élément essentiel n’a pas été abordé pendant le Sommet humanitaire mondial, et est absent de toutes les discussions.

Si le système humanitaire est censé être caractérisé notamment par son aspect non-lucratif, ce principe n’a jamais eu de standards internationaux. Les différents acteurs humanitaires ont donc des pratiques très différentes en la matière.

Formaliser le principe de non-lucrativité au niveau international pourrait-il résorber la crise de sous-financement ?

Il n’est pas question que ce principe affirme que les personnes travaillant dans l’humanitaire devraient être pauvres. Tout le monde a le droit de pouvoir épargner ou de subvenir aux besoins de sa famille. Dans des sociétés capitalistes, il serait trop facile d’avoir des exigences démesurées vis-à-vis des personnes qui décident de s’engager.

Ce secteur est déjà suffisamment difficile et dangereux[5] pour ne pas lui faire porter toute la responsabilité de l’avarice des pays développés. En effet, les 15 milliards manquants ne constituent même pas 0,01% du PIB mondial.

Cependant, le principe de non-lucrativité devrait permettre de pouvoir combattre les excès. Y a-t-il des excès dans les agences humanitaires des Nations unies ?

Présentation du système des Nations unies

9 agences de l’ONU* [voir fin de l’article pour la liste complète] jouent un rôle prépondérant dans le système humanitaire. Elles sont à ce titre membres du Comité permanent interorganisation (institution coordonnant les plus grandes agences de l’aide humanitaire internationale).

Prises ensemble, elles emploient plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le monde. Ces personnels ne sont pas tous logés à la même enseigne, et sont divisés en deux grands types : professionnels et généraux.

Les fonctionnaires généraux s’occupent des tâches administratives. Ils ont des contrats basés sur le principe de flemming : leurs conditions d’emploi sont les meilleures que l’on puisse trouver dans leur localité.

Les salaires des professionnels n’obéissent pas du tout aux même règles. Le principe du noblemaire postule que le fonctionnariat international doit être capable de recruter notamment les fonctionnaires les mieux payés au monde[6].

Les professionnels jouissent donc de salaires fixés en référence à ceux des fonctionnaires fédéraux des États-Unis. Et ce, quelle que soit leur nationalité, ou les coûts réels auxquels ils font face dans leur vie. Ils sont même plus élevés, puisque la tradition veut que les fonctionnaires internationaux soient mieux payés que les fonctionnaires nationaux (pour la raison qu’ils ne travaillent pas dans leur propre pays)[7].

Ainsi, les fonctionnaires professionnels internationaux disposent tous d’un salaire de base équivalent (equal work, equal pay). Cependant, ce principe d’égalité est problématique dans un monde d’inégalités économiques, où certains pays ont un coût de la vie bien plus élevé que d’autres.

Y compris lorsqu’ils vivent dans des pays à revenus intermédiaires ou faibles, plus de la moitié des professionnels gagnent près de 10 000 dollars par mois.

En plus de leur salaire de base, les fonctionnaires professionnels touchent une somme supplémentaire dite d’ajustement de poste. C’est une somme additionnelle, pouvant constituer de 11% à 106% du salaire de base, indexée sur le coût de la vie de leur zone d’affectation[8]. Cet ajustement de poste est tout de même de l’ordre de 35% du salaire de base au Bangladesh, et 45% en Afghanistan.

Y compris lorsqu’ils sont déployés dans des pays à revenus faibles ou moyens, et qu’ils ne payent pas de loyers, les professionnels gagnent donc presque tous au minimum 5 000 dollars net par mois. Plus de la moitié gagne près de 10 000 dollars net par mois, ou plus (jusque 14 364 dollars net mensuels au Niger, par exemple).

Les principes éthiques des Nations unies sont peu éthiques

Depuis le jugement de 1987 de l’Organisation internationale du travail, le principe de noblemaire a fait jurisprudence pour devenir un principe coutumier de droit international. Il est donc obligatoire pour toutes les organisations appartenant au système des Nations unies[9]. Selon le jugement, il ne serait pas une façon de privilégier le fonctionnariat international, mais une manière d’y attirer les plus qualifiés.

Ce principe peut paraître légitime à certains. De toute évidence, il repose sur une logique incitative purement économique: celle de l’homo economicus. Comme tous les principes ayant trait à des questions de justice sociale, il peut aussi ne pas être compris. Par exemple, cela présupposerait-il que les personnes travaillant pour des ONGs (généralement moins bien payées) seraient moins compétentes que les personnels des Nations unies ?

De plus, la logique purement économique du principe de noblemaire peut rebuter les personnes attirées par l’altruisme humanitaire. Ayant effectué un stage dans une agence humanitaire de l’ONU, c’est ce qui m’est arrivé. Je n’étais pas le seul stagiaire à subir cette désillusion.

On voit bien ici les limites d’un raisonnement purement économique – ou économiciste –  lorsqu’il est appliqué au domaine humanitaire. L’homo humanitarus n’est pas seulement un homo economicus. Comme dans certaines autres professions, il se doit d’attacher plus d’importance aux gratifications morales, symboliques et sociales.

Les citoyens ne sont pas toujours au courant de cet état de fait, notamment lorsqu’ils font des dons au PAM ou à l’UNICEF. Romuald Sciorra, spécialiste de l’ONU, admet dans son dernier livre qu’il est regrettable que certains personnels onusiens aient une mentalité assez éloignée des préoccupations humanitaires. Il relève aussi que leur travail est probablement loin d’être toujours absolument indispensable[10].

Dans un contexte humanitaire, le principe de non-lucrativité équitable devrait remplacer ou guider le principe de noblemaire. Ce dernier entre en contradiction directe avec le principe éthique de non-lucrativité, souvent associé au domaine humanitaire.

Discuter d’un tel changement de principe serait un grand défi pour les Nations unies, et pourrait permettre d’économiser au moins 650 millions de dollars par an (comme nous le verrons plus loin).

Formaliser le principe de non-lucrativité pour combattre les excès

Dans la situation actuelle de pénurie générale, il semble qu’il est temps de changer de principe.

Prises ensemble, les agences humanitaires de l’ONU membres du Comité Permanent Inter-Organisations emploient près de 18 000 professionnels (en prenant en compte les 820 professionnels d’OCHA, et ceux d’UNOPS). Parmi ceux-ci, plus de 10 000 sont au moins au niveau P-4, jouissant ainsi des plus hauts salaires de l’ONU (à près de 10 000 dollars nets par mois, ou plus) [11]. Une baisse mesurée des salaires des professionnels permettrait donc de faire des économies d’échelle importantes.

Dans toutes ces agences, environ 4 600 employés proviennent des Etats-Unis, d’Europe du Nord, ou d’autres pays où le coût de la vie est notoirement élevé (Suisse, Luxembourg, Corée, Japon, Israël…)[12]. Cela ne fait pas de distinction entre les différentes catégories de personnel, et comprend donc une partie importante d’employés généraux. Notamment puisque les sièges des organisations sont à Genève et New York.

Le reste des professionnels n’a aucune raison de toucher des salaires basés sur la norme américaine. De plus, si les personnels de l’ONU basés à New York ou à Genève acceptaient d’avoir des salaires moins élevés que ceux des cadres supérieurs du public, au nom de principes humanitaires, des économies substantielles pourraient être réalisées.

Des mathématiques de base montrent qu’une baisse moyenne de 3 000 dollars par mois sur les salaires de 18 000 professionnels engendrerait des économies de 650 millions de dollars par an. Cette somme correspond à quasiment une année entière d’aide humanitaire au Tchad, pays en crise profonde (l’appel de l’ONU pour 2020 y demande 672 millions de dollars)[13]. Un effort plus important que 3 000 dollars par mois, qui reste a priori possible, pourrait avoir plus d’impact.

Discuter et organiser un changement de principe

Le principe de non-lucrativité équitable ne plaide pas pour la pauvreté des travailleurs humanitaires. D’ailleurs, certaines caractéristiques propres au métier humanitaire peuvent y expliquer des salaires plus élevés que la moyenne, comme par exemple la dangerosité. Simplement, ce principe doit permettre de combattre les excès de rémunération.

Discuter de la possibilité d’un tel changement de principe et en identifier les modalités pratiques d’application serait un grand défi pour l’Organisation des Nations unies. Cela pourrait également montrer la voie à d’autres organismes non-lucratifs (par exemple certaines ONGs américaines) qui peuvent aussi parfois pratiquer des salaires très élevés.

Un Sommet organisé par le Secrétaire Général ou Sous-secrétaire Général de l’ONU aux affaires humanitaires pourrait, par exemple, permettre de discuter de ce changement. Les économies d’au moins 650 millions de dollars pourraient par exemple être allouées aux différents fonds humanitaires communs gérés par OCHA au niveau de chaque pays.

Le principe de non-lucrativité équitable ne suffirait pas à lui seul à anéantir le sous-financement de l’aide humanitaire, loin de là. Au même titre que les autres réformes  identifiées lors du Sommet humanitaire mondial de 2016, il peut le réduire.

On voit tout de même son importance lorsque certains acteurs, probablement peu optimistes, pensent que tous les engagements issus de la Grande Négociation n’aboutiraient qu’à 1 milliard d’économies par an[14].

Ce type de changement pourrait entraîner un effet de levier, favorisant l’augmentation nécessaire des financements humanitaires internationaux.

Pour une renaissance de l’idéologie humanitaire

Le grand public apparaît souvent méfiant vis-à-vis des organismes humanitaires, émettant des doutes quant à la destination réelle des dons qu’il pourrait consentir. De plus, la majorité des citoyens ne connaissent pas l’ONU et ses objectifs. Combien ignorent le nom du Secrétaire Général, ou ce que sont les Objectifs de Développement Durable ?

Formaliser le principe de non-lucrativité pourrait renouveler la légitimité du secteur. Cela pourrait aussi dans le même temps motiver le public à consentir plus d’efforts pour aider les plus pauvres à travers les organismes internationaux ou non-gouvernementaux. Cet effet levier, qu’il est impossible de mesurer précisément, ne devrait pas être sous-estimé.

L’ONU apparaît aujourd’hui affaiblie, minée par les nationalistes. Souvent mal perçue pour son caractère inaccessible et son inefficacité à résoudre les conflits. Divers scandales ne font qu’aggraver cela: non-rémunération des stagiaires, crimes de casques bleus… A sa création, elle représentait pourtant l’idéal de coopération universelle et d’abolition de la misère.

Faire renaître cette flamme pourrait encourager plus d’efforts et d’engagements pour réduire les souffrances humaines. D’autres voies identifiées par Romuald Sciorra dans son dernier livre (référence en fin d’article) sont encore plus importantes. Par exemple, l’idée de mettre les institutions financières internationales sous le contrôle du Conseil Economique et Social de l’ONU.

Dans un monde marqué par les futurs risques climatiques, les défis se multiplieront et le monde humanitaire pourrait les relever notamment en recréant un lien de confiance avec les citoyens.

 

* Programme alimentaire mondial (PAM, ou WFP)
Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF)
Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO)
Organisation internationale des migrations (OIM)
Haut commissariat aux réfugiés (HCR)
Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA)
Organisation mondiale de la santé (OMS)
Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP)
Fondation des Nations unies pour l’habitat (UN Habitat)

Le PAM, le HCR et l’UNICEF sont de loin les plus grandes.

 

[1] Global Humanitarian Overview 2019, OCHA

[2] Global Humanitarian Overview 2020, OCHA

[3] https://fts.unocha.org/appeals/overview/2020/plans

[4] Too important to fail – addressing the humanitarian financing gap, High-Level Panel on Humanitarian Financing Report to the Secretary General, January 2016

[5] Professional Humanitarianism and Violence against Aid Workers, Abby Stoddard, 3 janvier 2020

[6] United Nations website : Compensation and Classification Section, UN salaries

[7] Judgment No. 825, International Labour Organization (ILO), 5 juin 1987

[8] Consolidated Post Adjustment Circular, ICSC/CIRC/PAC/541, 15 janvier 2020

[9] Judgment No. 986, International Labour Organization (ILO), 1989

[10] Qui veut la mort de l’ONU ? Romuald Sciorra, novembre 2018

[11] https://www.unsystem.org/content/hr-category

[12] https://www.unsystem.org/content/hr-nationality

[13] Plan de Réponse Humanitaire pour la République Centrafricaine, OCHA, décembre 2019

[14] http://www.thenewhumanitarian.org/analysis/2016/05/24/grand-bargain-big-deal

L’OMS sous perfusion des philanthropes

https://www.flickr.com/photos/us-mission/14222323074/
Le secrétaire Sebelius à la 67ème Assemblée de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) © United States Mission Geneva

Depuis sa création, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est sujette à des critiques quant à sa gestion des crises. Ses réactions sont souvent jugées trop précipitées, ou trop laxistes. Ces décalages décisionnels résultent du poids des États membres ou de celui de riches fondations dans le fonctionnement de l’institution. Depuis les années 1980, l’OMS s’est adaptée aux idéologies dominantes et a dû peu à peu, par la contrainte financière, intégrer le secteur privé dans ses prises de décisions. Un choix lourd de conséquences. Par Rodrigue Blot et Jules Brion. 


Le changement de paradigme opéré par l’OMS

En 1919, l’Organisation d’Hygiène se structure sous l’égide de la fondation Rockefeller et de la Société Des Nations (SDN). Réaction directe à la Grippe Espagnole, l’institution a l’ambition de coordonner les actions de ses pays membres pour renforcer les systèmes de santé mondiaux. L’OMS moderne naîtra elle en 1948, 3 ans après l’adoption de la Charte des Nations unies. L’organisation tire alors la majorité de son financement des contributions fixes de ses États membres. En pleine guerre froide, les États-Unis et l’Union Soviétique se livrent une bataille d’influence dans le domaine humanitaire. Les uns tentent d’éradiquer la malaria tandis que les autres veulent trouver des solutions contre la variole. Parallèlement, les nations africaines fraîchement décolonisées des années 1960 plaident pour une approche à long terme pour renforcer leurs systèmes de santé. Si la compétition induite par la guerre froide apporte certains bénéfices sanitaires, cette période était loin d’être parfaite pour le monde de la santé. Le changement de paradigme de l’OMS dans les années 1980 va néanmoins saper la capacité d’action de l’institution.

Les philanthropes dirigent les programmes humanitaires vers des secteurs qui ne représentent pas un danger pour leur capital.

En 1979, des représentants de la Banque Mondiale, de la fondation Ford ou de l’Agence des États-Unis pour le développement international se rencontrent à Bellagio, en Italie. Cette rencontre sponsorisée par la fondation Rockefeller pose les bases de la politique du “Selective Primary Health Care” : réduction des coûts et interventions faciles à évaluer sont désormais préconisées. Parallèlement à ce changement de politique, les subventions fixes des États sont gelées en 1982 sous la pression des donateurs privés. Ces généreux philanthropes espèrent ainsi gagner un rôle plus important dans l’organisation. L’OMS ne contrôle en effet que le budget fixe accordé par les États, et n’a pas de droit de regard sur les contributions volontaires. Ces dernières sont pourtant passées de 53% du budget total de l’organisation en 1998 à plus de 80% aujourd’hui.

Le philanthrocapitalisme fragilise l’OMS

Si les philanthrocapitalistes affirment avoir pour seul objectif d’employer leur fortune personnelle pour résoudre les différents maux qui frappent l’humanité, cette gestion de l’intérêt général par les ultra-riches n’a rien d’anodin. La Bill et Melinda Gates Foundation (BMGF) est révélatrice de ce phénomène. Devenue récemment première contributrice de l’OMS, la fondation de la famille Gates collectionne les conflits d’intérêts avec l’univers de la santé. Ainsi, le capital de la BMGF est composé à 5% d’actions McDonalds et à 7% d’actions Coca-Cola. Peut-on dès lors imaginer cette fondation tenter de combattre le fléau sanitaire qu’est l’obésité au risque de voir son modèle économique s’effondrer ? La question mérite d’être posée. BMGF possède également de nombreuses participations dans le domaine de l’alcool, de l’armement ou même dans les industries pharmaceutiques, notamment GlaxoSmithKline, Sanofi-Aventis, Johnson & Johnson, et Procter & Gamble. Or, le cadre d’engagement avec les acteurs non-étatiques adopté par l’OMS en 2016 ne remet aucunement en cause ces conflits d’intérêt.

Pourquoi de riches capitalistes choisissent-ils de dépenser leur argent dans des organisations non-lucratives ? Cette question essentielle comporte trois réponses majeures.

Tout d’abord, la philanthropie permet de convertir du capital financier en bonne réputation auprès du public. Les programmes humanitaires sont conçus pour ne pas représenter de danger pour la fortune des philanthropes. Prenons l’exemple du programme d’éradication de la polio, le plus gros projet de l’OMS (27% du budget en 2016 pour 894,5 millions de dollars). Ce dernier a largement été subventionné par la BMGF. La même année, l’OMS publie une liste des dix principales causes de mortalité dans les pays les plus pauvres. La poliomyélite n’y figure pas. Bill Gates promeut ainsi des plans à court et moyen terme, dont la réussite est bien plus facile à prouver et quantifier. L’OMS n’a aucun contrôle sur les contributions volontaires, ce qui laisse la plupart des programmes de long terme sous-financés. Ces derniers sont pourtant les plus efficaces car ils permettent d’augmenter la résilience des systèmes de santé, surtout dans les pays les plus pauvres.

Autre trait caractéristique du philanthrocapitalisme : les tentatives répétées de ces riches donateurs d’échapper à l’administration fiscale. La Fondation Gates, par ses stratégies d’optimisation et d’évasion fiscale, fait perdre jusqu’à 4,5 milliards de dollars au Trésor américain chaque année. Paradoxe total : les impôts servent, comme les fondations sont supposées le faire, à financer des programmes et infrastructures primordiales pour l’intérêt général. À l’occasion de son don de 30 milliards de dollars à la BMGF en 2006, Warren Buffett, une des personnes les plus riches au monde, avait ainsi stipulé qu’il ne voulait pas céder cette énorme somme à l’État américain.

Plus préoccupant, les entreprises privées peuvent également utiliser à leur avantage leur position dominante dans ces organisations. Bon nombre de documents montrent l’ingérence de l’industrie pharmaceutique dans la gestion de l’épidémie de la grippe H1N1 en 2009. Cette situation a mis en exergue les connexions entre certains experts de l’OMS et les multinationales de la santé. L’institution a surestimé l’impact du virus en le qualifiant trop vite de pandémie, au bénéfice des laboratoires producteurs de vaccins. L’OMS ne publiera qu’un an après la crise, sous la pression médiatique, la liste des personnes ayant participé à cette action précipitée. Un rapport du Sénat de 2009 montre le rôle majeur joué par Roy M. Anderson. Ce conseiller du gouvernement britannique a participé activement à l’élaboration d’une nouvelle définition de la pandémie par l’OMS ; cette dernière prend en compte les critères géographiques d’une maladie mais s’attache peu à sa gravité. Dès le premier cas de H1N1 apparu au Mexique, Anderson a recommandé deux antiviraux contre cette grippe qu’il a immédiatement qualifiée de pandémique. Or, l’épidémiologiste a omis de dire qu’il est parallèlement lobbyiste pour le laboratoire GlaxoSmithKline (dont BMGF est actionnaire) qui commercialise ces antiviraux.

De l’importance d’une OMS indépendante

Alors que les menaces sanitaires pesant sur l’humanité sont de plus en plus nombreuses, la coopération internationale à travers l’implication de l’OMS est primordiale. L’institution produit déjà des rapports sur les causes et les remèdes des nouvelles maladies apportées par les perturbations environnementales. La pollution de l’air a par exemple causé 3,7 millions de morts prématurés en 2012, pour la majorité dans les pays à faible revenu. L’augmentation de la fréquence des vagues de chaleur va également mettre en danger une part grandissante de la population : les événements caniculaires d’ampleur similaire à celui de 2003 sont en passe de devenir la norme. La proximité entre les villes et les espaces naturels va, quant à elle, augmenter la récurrence des épidémies de zoonoses dont le réservoir infectieux sont les animaux. Bien sûr, cette liste des conséquences du capitalocène n’est pas exhaustive.

Au vu de ces enjeux, il est certain que le monde bénéficierait d’une Organisation Mondiale de la Santé véritablement indépendante. Faire confiance à des ultra-riches, dont la fortune est souvent basée sur l’exploitation de ressources naturelles, pour endiguer des problèmes qu’ils ont eux-mêmes créés ne va pas de soi. Des solutions existent pour reprendre le contrôle à l’élite mondiale d’un de nos biens communs le plus précieux : la santé.

Premièrement, si les multinationales peuvent avoir un droit d’observation sur la façon dont sont utilisés leurs dons, elles ne doivent plus pouvoir avoir de contrôle sur l’usage de leur argent. Si ces dernières donnent énormément de moyens à l’OMS, ne devraient-elles pas faire confiance en la capacité de l’institution d’œuvrer pour le bien commun ? Les professionnels de la santé ne sont-ils pas les mieux formés pour résoudre des maux d’une complexité absolue ? Évidemment, cela suppose que l’OMS donne confiance aux donateurs. Cette dernière doit donc devenir une institution totalement transparente, comme elle prétend déjà l’être, afin d’éviter tout conflit d’intérêt.

Ensuite, il faut reconnaître la politique néolibérale de gel des subventions fixes des pays membres pour ce qu’elle est : un désastre. Cette décision a justifié le remplacement des États par le secteur privé dans la protection du bien commun. Il faut que les contributions fixes des membres de l’OMS soient augmentées et obligatoires, suivies de sanctions et d’incitations, qui restent à être définies. En 1985, les États-Unis ont ainsi fait passer de 25% à 20% leur contribution au budget onusien. Le pays a voulu faire pression, en vain, pour que les votes des États membres des Nations Unies soient pondérés en fonction de leurs subventions à l’organisation.

Il n’existe pourtant pas de solution miracle : l’OMS reste soumise au bon vouloir de ses membres. Rien ne pourra empêcher les États d’utiliser les organisations transnationales à leur avantage pour protéger leurs industries et leurs intérêts. L’organisation onusienne n’aurait pas pu empêcher les pressions politiques de la Chine pour que l’OMS ne qualifie que très tardivement le coronavirus de pandémie. De même, l’institution ne pourra jamais condamner directement l’interférence de certains membres faisant pression sur l’OMS afin qu’elle ne réprouve pas l’utilisation d’armes à uranium appauvri. Il existe depuis 1959 un accord entre l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) et l’OMS. Ce dernier empêche de facto l’institution onusienne de la Santé de s’intéresser aux effets néfastes de l’énergie nucléaire.

Le fonctionnement opaque de l’institution onusienne est un avantage certain pour les acteurs qui la soutiennent financièrement. Plus qu’un moyen de faire le bien, l’organisation devient pour les entreprises et leurs dirigeants une vitrine à bas coût de leur générosité. Les pays membres, quant à eux, se servent de cette opacité comme d’un fusible en cas de crise: Donald Trump a récemment accusé l’OMS de mauvaise gestion dans la crise du Covid-19. Retirant ses contributions à l’organisation, il camoufle ainsi les ratés de son administration dans le contrôle de l’épidémie. En 1938, son prédécesseur Franklin Delano Roosevelt observait que “la liberté d’une démocratie n’est pas en sécurité si le peuple tolère la croissance du pouvoir privé au point qu’il devienne plus fort que leur État démocratique lui-même”. Il est temps d’en tirer les leçons : si nous voulons retrouver de réelles démocraties, il nous faudra irrémédiablement remettre en cause le système philanthrocapitaliste.

Que faut-il faire pour l’Amazonie ?

Les feux de forêt en Amazonie du 15 au 22 août 2019 depuis le satellite MODIS, NASA

Michel Prieur est président du Centre international de droit comparé de l’environnement. Dans ce texte, il revient sur l’histoire du droit de l’Amazonie, et les leviers concrets qu’il permettrait potentiellement d’activer pour la protéger. Encore faudrait-il que les États redonnent ses lettres de noblesse au multilatéralisme, dont la crise est particulièrement visible avec cet écocide sans précédent.


L’actualité dramatique des incendies en Amazonie, volontaires ou non, couplée avec la politique du nouveau chef d’État brésilien qui consiste à ouvrir ce territoire à l’industrie agroalimentaire, remet l’Amazonie à la pointe des préoccupations environnementales. On ne doit pourtant pas oublier la réforme du code forestier brésilien par la présidente Dilma Rousseff en 2012 qui a modifié celui-ci et amnistié les défricheurs de la forêt amazonienne sans que la Haute cour de justice n’y voit en 2018 ni une régression, ni une violation de la Constitution.

L’Amazonie, considérée comme le poumon de la planète, est partagée entre neuf États[1] dont la France. Elle est en réalité déjà protégée par le droit de l’environnement national et international, à la condition toutefois que les instruments existants soient effectivement appliqués. Pour cela, il faut à la fois la volonté politique des États concernés et la pression continue des ONG utilisant à bon escient et en connaissance de cause les instruments juridiques à leur disposition.

L’Amazonie est d’abord protégée par les droits nationaux des pays concernés. La Cour suprême de Colombie vient à cet égard, dans une perspective environnementale, de donner en 2018 la personnalité juridique à l’Amazonie colombienne. Elle a convoqué 90 institutions de Colombie pour venir expliquer leur action devant elle en octobre 2019[2]. En Colombie, 80 % de l’Amazonie colombienne a le statut juridique de réserve indigène ou de parc naturel[3]. Le Brésil, sous la souveraineté duquel se situe la plus grande partie de l’Amazonie, a introduit dans sa Constitution de 1988 une protection constitutionnelle de l’Amazonie qualifiée de patrimoine national par l’article 225-4. L’Amazonie fait partie des biens communs préservés pour les générations présentes et futures. De plus, la Constitution prévoit que les aires protégées et territoires indigènes, qui représentent 48 % de l’Amazonie au Brésil, ne peuvent être modifiés ou supprimés que par la loi, ce qui interdit au président de prendre des décisions sans l’accord formel du parlement[4].

Le droit international doit aussi venir au secours de l’Amazonie sans qu’il soit nécessairement besoin d’inventer de nouveaux mécanismes. Les traités universels sur la diversité biologique de 1992, sur la lutte contre la désertification de 1994, sur les zones humides d’importance internationale de 1971 et sur l’interdiction du mercure de 2013 sont tous en vigueur et ont été ratifiés par le Brésil. De plus, la Convention de l’UNESCO de 1972 sur le patrimoine mondial s’impose également au Brésil. C’est ainsi que sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial sept espaces naturels brésiliens, dont une partie de l’Amazonie centrale. En effet, depuis 2000, avec une extension en 2003, six millions d’hectares de la forêt amazonienne sont sous la protection de la Convention de l’UNESCO. Ceci implique un régime national de protection, des rapports et des inspections pouvant conduire au retrait de la liste internationale ou, en cas de dégradation du milieu, à l’inscription sur la liste des espaces en péril.

Au plan régional, il existe depuis 1978 un traité entre huit États riverains de l’Amazone : le Pacte amazonien, amendé en 1998, avec l’Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA)[5]. Cet instrument juridique en vigueur permet de mener des actions collectives de protection et de surveillance du patrimoine amazonien. À été adopté en 2010 un Agenda stratégique de coopération amazonienne mettant en place une coopération sud-sud pour la lutte contre le changement climatique, le développement durable, la conservation des ressources naturelles, en harmonie avec l’Accord de Paris sur le climat et les Objectifs du développement durable 2030. Lors de la XIIIe réunion des ministres des Affaires étrangères des États parties fut adoptée la déclaration de Tena le 1er décembre 2017. Elle constate l’importance mondiale des services écosystémiques de l’Amazonie ; elle réaffirme leur engagement pour réduire les effets du changement climatique ; elle reconnaît que les ressources hydriques du bassin amazonien sont un patrimoine universel partagé ; elle décide de renforcer la coopération contre les incendies de forêts transfrontaliers, enfin elle salue l’initiative colombienne Amazonie 2030 d’atteindre l’objectif déforestation zéro.

Au plan financier, de nombreuses ONG internationales interviennent pour aider les populations indigènes à se défendre en justice et pour financer des opérations de conservation de la biodiversité. Le G7 et l’Union européenne ont approuvé en 1991 un programme pilote pour la protection de la forêt tropicale brésilienne (PPG7) de 250 millions de dollars gérés par la Banque mondiale à partir de 1995. Le projet GEF Amazonie de 2011 à 2014 a attribué 52,2 millions de dollars à un programme de gestion environnementale du bassin amazonien.

Au plan bilatéral, dans la mesure où la France possède en Guyane une petite partie de la forêt amazonienne, les relations franco-brésiliennes permettent des actions conjointes, tel que l’accord signé par les présidents Chirac et Lula le 15 juillet 2005 relatif à la construction du pont sur l’Oyapock à la frontière franco-brésilienne. Ce pont a été inauguré en mars 2017. L’accord prévoit des rencontres régulières à travers la commission mixte transfrontalière qui pourrait être un lieu de négociations concernant le sort de la forêt partagée.

L’activation de tous ces outils devrait faciliter une action concertée entre les États afin de mieux préserver la ressource naturelle amazonienne.

Toutefois, certains considèrent que ces outils sont insuffisants et prônent une action beaucoup plus collective au nom de la solidarité internationale en matière d’environnement et au nom de la lutte contre les effets des changements climatiques. Sur le plan scientifique, un effort avait été tenté sans succès dès 1948 par l’UNESCO. En effet, avait alors été créé l’Institut international de l’Hyléa[6] amazonienne qui avait vocation à protéger l’Amazonie par la science « pour le bien de l’humanité ». Cet institut a été abandonné en 1950. Mais l’idée selon laquelle l’Amazonie serait un bien commun de l’humanité va continuer à susciter des convoitises contradictoires. Il s’agirait d’envisager de qualifier l’Amazonie de « patrimoine commun de l’humanité », ce qui impliquerait un accord mondial inenvisageable, d’autant plus que le qualificatif juridique de « patrimoine commun de l’humanité » n’a jusqu’alors été attribué qu’à des espaces ne relevant d’aucun État (les fonds marins, la lune, l’espace extra-atmosphérique). L’internationalisation de l’Amazonie paraît de plus, selon le pape François, comme uniquement au service « des intérêts économiques de corporations multinationales »[7].  Préparant un synode des évêques pour les 6-27 octobre 2019 sur les problématiques de l’Amazonie, un document préparatoire du 8 mai 2018 insiste sur la nécessité d’une écologie intégrale pour préserver les ressources naturelles et l’identité culturelle. Lors de son voyage à Madagascar le 7 septembre 2019, le pape François a évoqué la déforestation en Amazonie à propos de la déforestation à Madagascar et réclamé d’accorder « le droit à la distribution commune des biens de la terre aux générations actuelles, mais également futures ».

En conclusion, il faut d’abord soutenir les juristes brésiliens pour qu’ils utilisent les instruments juridiques nationaux qui sont particulièrement protecteurs de l’Amazonie. Selon le cacique Raoni Metuktire, il convient de créer d’autres réserves naturelles en Amazonie[8] même si déjà 48 % de l’Amazonie est protégée, entre territoires amérindiens et unités de conservation[9]. Pourquoi ne pas demander au Brésil de solliciter de l’UNESCO une extension de 12 % de sa surface forestière amazonienne au titre de la liste du patrimoine mondial pour qu’elle représente au total 60 % de forêts protégées, comme l’a fait le Bhoutan dans sa Constitution de 2008, proclamant que 60 % des forêts du pays sont éternelles et ne peuvent donc pas être défrichées ? La France pourrait prendre l’initiative, avec les autres États amazoniens, de demander pour chacun d’entre eux l’inscription de 60 % de leur forêt amazonienne sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ainsi, 60 % de l’ensemble du bassin amazonien serait protégé.

Dans le même temps, la communauté internationale devrait se mobiliser pour un suivi plus efficace des territoires inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et apporter un appui spécial aux États parties au Pacte amazonien[10]. Une coopération nord-sud devrait venir renforcer les actions entreprises par l’OCTA.

On doit regretter que la rencontre de Leticia du 6 septembre 2019, à l’initiative de la Colombie, avec la présence du ministre des Affaires étrangères du Brésil, n’ait pas associé tous les États amazoniens puisque n’avaient pas été invités, ou n’étaient pas présents, ni le Venezuela, ni la France, alors que l’Équateur, qui était présent, dispose de la même surface amazonienne que la France. On doit néanmoins constater l’esprit d’ouverture du « Pacte de Leticia »[11] qui réaffirme la nécessaire coopération entre les pays d’Amazonie, appelle la communauté internationale à coopérer pour la conservation et le développement durable de l’Amazonie, crée un réseau de coopération pour lutter contre les catastrophes naturelles et souhaite de pouvoir coopérer avec les autres États intéressés et les organisations internationales régionales et internationales.

Cet appel rend possible la solidarité internationale et écologique appliquée concrètement à l’Amazonie. Les neuf États concernés doivent rapidement renforcer leur coopération dans l’intérêt commun de l’humanité avec l’appui de l’ensemble de la communauté internationale, en particulier de l’Union européenne et des institutions spécialisées des Nations unies, en particulier la FAO et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). L’ensemble de ces initiatives officielles ne pourra se développer que si les citoyens consommateurs des pays du nord réduisent leur consommation de viande et les achats de soja pour leur bétail. Parallèlement, les actions juridiques et sociales en faveur des peuples indigènes d’Amazonie[12] doivent s’amplifier en mettant en application les directives de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies portant « Déclaration sur les droits des peuples autochtones » de 2007[13] adoptée par 144 voix, dont celle de la France, et en demandant la ratification de la Convention internationale n° 169 de l’Organisation Internationale du travail de 1989 relative aux peuples indigènes et tribaux, qui n’a été ratifiée que par 23 États. Trois États d’Amazonie ne l’ont pas encore ratifiée : Guyana, Surinam et la France. Curieusement, la France a pourtant signé cette Convention. La Commission nationale consultative des droits de l’homme, le 23 février 2017 (recommandation n° 7), a demandé que cette ratification ait enfin lieu.

Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l’environnement.

 

[1] 63 % au Brésil, 10 % au Pérou, 7 % en Colombie, 6% en Bolivie, 6 % au Venezuela, 3 % en Guyana, 2 % au Surinam, 1,5 % en Équateur et 1,5 % en Guyane française.

[2] Anne Proenza, « A Leticia, six pays tentent de se coordonner », Libération,  7-8 septembre 2019, p.5.

[3] Anne Proenza, idem, p. 5

[4] Edison Ferreira de Carvalho, « La protección de los bosques a la luz del derecho ambiental internacional y la constitución brasileña : serán capaces de salvar la foresta Amazónica ? », Universidad federal de Para, Naece editora, 2018.

[5] www.otca-oficial.info

[6] Signifie en grec bois et forêt.

[7] Encyclique Laudato Si, 2015, p. 30, qui cite la 5° Conférence de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes à Aparecida le 29 juin 2007, n° 84 et 86.

[8] Interview de Raoni Metuktire, « La forêt est cruciale pour le climat planétaire », Libération, 7-8 septembre 2019, p. 3.

[9] François-Michel Le Tourneau, « Faire en sorte que l’Amazonie debout rapporte plus que le déboisement du territoire », Le monde, 3 septembre 2019, p. 27.

[10] La France, en tant qu’État souverain en Amazonie, devrait pouvoir adhérer au Traité de coopération amazonienne de 1978, ce qui nécessiterait au préalable un amendement à l’art.  27. de ce Traité, qui interdit à présent les adhésions.

[11] Carlos Holmes Trujillo, ministre des relations extérieures de Colombie, adresse un message d’unité et d’espérance à la région et au monde, in « Cumbre presidencial para reafirmar el compromiso con la Amazonia », El Tiempo, Bogota, 6 de septiembre de 2019.

[12]  Ils sont trois millions de personnes représentant 390 peuples distincts et 130 peuples indigènes en isolement volontaire.

[13] Résolution 61/295, A/RES/61/295.

Biodiversité : synthèse et analyse exclusive du 7e rapport mondial de l’IPBES

L’IPBES est l’équivalent du GIEC pour la biodiversité. Il publie ce 6 mai 2019 un rapport inédit sur l’état de la biodiversité dans le monde, fruit de 3 ans de travail. Si les chiffres du déclin de la biodiversité sont alarmants, la communauté scientifique mondiale maintient qu’il est possible d’enrayer cette perte si les États prennent des mesures de protection ambitieuses. Par Pierre Gilbert et Ambre Guillaume.


La France accueille à Paris du 29 avril au 4 mai la 7e séance plénière de l’IPBES, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (l’équivalent du GIEC, mais pour la biodiversité). Sous l’égide de l’ONU, 150 scientifiques de 50 pays, épaulés par plus de 300 experts, travaillent depuis trois ans à la réalisation d’un rapport sur l’état mondial de la biodiversité. Ils ont ainsi synthétisé quelques 15 000 références scientifiques et sources gouvernementales. Le rapport s’appuie aussi sur les savoirs autochtones et locaux, ce qui est inédit en termes de méthodologie à ce niveau.

C’est le premier travail de ce type à l’échelle mondiale en 15 ans. Ce rapport, rendu public le 6 mai, est extrêmement important, car il servira de document de référence pour l’élaboration du futur cadre mondial pour la biodiversité post-2020. Celui-ci sera défini par l’ensemble des États à l’occasion de la COP15 biodiversité qui aura lieu en Chine l’année prochaine. Cet évènement sera au moins aussi important pour la biodiversité que la COP21 pour le climat, car il donnera une orientation pour les 10 années à venir.

Le rapport montre globalement les relations entre les trajectoires de développement économique et leurs impacts sur la nature. Il propose aussi un éventail de scénarios possibles pour les décennies à venir, dont la radicalité politique est inédite à ce niveau, ce qui témoigne de l’urgence de la situation.

Dans cette synthèse, nous allons présenter les principaux résultats chiffrés que contient la version longue du rapport aux décideurs, puis un résumé des principales orientations proposées par le rapport ainsi qu’une première critique qui porte sur leur caractère parfois paradoxal.

Les principaux résultats chiffrés : la faune et la flore traversent une crise inédite, et les impacts sur l’humanité se font déjà fortement sentir

La disparition de la biodiversité est 1000 fois supérieure au taux naturel d’extinction des animaux. Nous traversons donc la sixième extinction de masse des espèces, la dernière en date étant celle des dinosaures, il y a 65 millions d’années. Mais la crise actuelle est 100 fois plus rapide que la dernière, et exclusivement liée aux activités humaines.

Globalement :

– Un quart des 100.000 espèces évaluées est déjà menacé d’extinction, sous pression de l’agriculture, de la pêche, de la chasse, ou encore du changement climatique. C’est une portion minime des 8 millions d’espèces estimées sur Terre (dont 5,5 millions d’insectes), mais nous pouvons néanmoins logiquement extrapoler ces chiffres à partir de ceux dont nous disposons déjà. Une accélération rapide imminente du taux d’extinction des espèces, animales et végétales, est attendue par les scientifiques : un million supplémentaire sera menacé, dont la plupart durant les prochaines décennies.

– 75 % du milieu terrestre est sévèrement altéré à ce jour par les activités humaines, et 40% du milieu marin.

– Depuis 1900, l’abondance moyenne des espèces locales dans la plupart des grands habitats terrestres a diminué d’au moins 20 %, avec évidemment de fortes disparités régionales.

– On estime que 10 % des espèces d’insectes sont menacées, mais leur biomasse totale chute beaucoup plus rapidement.

– Au moins 680 espèces de vertébrés ont disparu depuis le 16e siècle.

Le rapport souligne que si les tendances actuelles en termes de biodiversité se poursuivent, cela va également freiner les progrès en vue d’atteindre les objectifs de développement durable des Nations unies pour 2030 dans 80% des cas où les cibles ont été évaluées. Nous parlons là des objectifs de réduction de la pauvreté, d’accès à la santé, à l’eau, l’urbanisation, le changement climatique, etc. La perte de biodiversité est donc non seulement un problème environnemental, mais aussi un enjeu lié au développement social, et à la lutte contre le changement climatique.

Le changement climatique, catalyseur de la perte de biodiversité

– Le changement climatique pourrait être à l’origine des menaces de disparition sur près de la moitié des mammifères terrestres et sur près d’un quart des oiseaux.

– Le nombre d’espèces exotiques envahissantes a augmenté d’environ 70 % depuis 1970 en moyenne, tant à cause de la multiplication des échanges commerciaux (multipliés par 10 sur la période) que du réchauffement climatique.

– Même avec un réchauffement de la planète de 1,5 à 2 degrés, la majorité des aires de répartition des espèces terrestres devraient se contracter de manière importante.

– Nous avons réchauffé la planète de 1,1°C depuis l’ère préindustrielle. Le niveau des océans s’est élevé de 21 cm depuis 1900 (3 mm par an désormais). Or, les milieux naturels que sont les océans, sols et forêts, absorbent environ 60 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique.

– Les émissions ont doublé depuis 1980, ce qui a fait augmenter la température moyenne de la planète d’au moins 0,7 degré.

– 8 % des émissions totales proviennent du tourisme (transport et alimentation), en très rapide augmentation.

L’agriculture, souvent synonyme de désastre environnemental

– Plus d’un tiers de la surface terrestre du monde et près de 75% des ressources en eau douce sont maintenant destinées à l’agriculture ou à l’élevage. 12% des terres émergées non couvertes par les glaces sont utilisées dans le monde pour la production agricole et 25% pour les pâturages.

– La valeur de la production agricole a augmenté d’environ 300 % depuis 1970, mais la dégradation des sols a réduit de 23 % la productivité de l’ensemble de la surface terrestre mondiale. De plus, 75% des plantes cultivées sont confrontées au risque de disparition des pollinisateurs.

– En agriculture, environ 10 % de toutes les races de mammifères domestiquées avaient disparu en 2016 en raison de la standardisation des élevages, de l’abandon de variétés moins productives. C’est une perte de diversité génétique qui rend l’élevage moins résilient aux maladies, et généralement moins adaptée aux conditions locales. Ce rythme connaît une accélération.

– 100 millions d’hectares de forêts tropicales ont été perdus entre 1980 et 2000, principalement en raison de l’augmentation de l’élevage du bétail en Amérique latine (environ 42 millions d’hectares) et des plantations en Asie du Sud-Est (environ 7,5 millions d’hectares, dont 80 % destinés à l’huile de palme). Environ 25% des émissions de gaz à effet de serre sont causées par ce défrichement.

– 68% des capitaux étrangers qui vont aux secteurs du soja et de la viande bovine amazonienne transitent par des paradis fiscaux.

– 29% des agriculteurs pratiquent une agriculture durable dans le monde, ce qui représente 9% de toutes les terres agricoles.

– Le soutien financier fourni par les pays de l’OCDE à un type d’agriculture potentiellement nocif pour l’environnement monte à 100 milliards de dollars par an (base 2015).

L’urbanisation et l’artificialisation des terres, cause de perte de biodiversité rapide

– Les zones urbaines ont plus que doublé depuis 1992. Elles augmentent plus vite que la population mondiale.

– Plus de 500 000 espèces terrestres ont désormais un habitat insuffisant pour leur survie à long terme, sauf si leur habitat est restauré.

– On compte plus de 2 500 conflits dans le monde pour les combustibles fossiles, l’eau, la nourriture et la terre.

L’extraction de ressources forestières et minières, un phénomène qui s’accélère.

– 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont maintenant extraites chaque année dans le monde. Une quantité qui a presque doublé depuis 1980.

– La consommation mondiale de ressources par habitant a augmenté de 15% depuis 1980, et la population a plus que doublé depuis 1970.

– La pollution par les plastiques a été multipliée par dix depuis 1980 et environ 300 à 400 millions de tonnes de métaux lourds, solvants, boues toxiques et autres déchets issus des sites industriels sont déversés chaque année dans les eaux du monde.

– La récolte de bois brut a augmenté de 45 % et 2 milliards de personnes l’utilisent comme combustible pour répondre à leurs besoins en énergie primaire.

– 50% de l’expansion agricole a eu lieu au détriment des forêts, dont la superficie n’est plus que de 68% de celle qu’elle était à l’époque préindustrielle.

– 110 millions d’hectares de forêts ont été plantés en plus de 1990 à 2015, soit presque deux fois la superficie de la France. Une cadence qui s’accélère notamment grâce aux efforts de l’Inde et de la Chine.

– Les subventions mondiales pour les combustibles fossiles représentent quelque 345 milliards de dollars par an et entraînent des coûts globaux de 5 000 milliards de dollars (santé, détérioration des habitats…).

Les cours d’eau et les océans, des milieux particulièrement vulnérables

– 55% des océans sont exploités par la pêche industrielle et on estime qu’un tiers des stocks de poissons marins sont surexploités, 60% le sont au maximum du niveau durable et seulement 7 % à un niveau très durable.

– Plus d’un tiers des prises de poissons dans le monde sont illicites ou non déclarées (2011) et 70% des bateaux impliqués dans cette fraude sont financés à travers des paradis fiscaux.

– La diminution des herbiers marins, essentiels pour les animaux marins et pour séquestrer du carbone, est de 10% par décennie depuis les années 1970. De leur côté, les récifs coralliens ont reculé de moitié depuis 1900 et les mangroves de 75%. Ces milieux sont pourtant de vraies pouponnières pour les poissons.

– Plus d’un tiers de tous les mammifères marins et plus de 40% des oiseaux marins sont menacés.

– À cause du changement climatique, la biomasse de poisson pourrait diminuer de 3 à 25% en fonction des scénarios, et ce indépendamment de la pêche.

– À cause des engrais, 400 zones mortes se sont développées dans les océans, ce qui représente environ 245.000 km2, soit une superficie totale supérieure à celle du Royaume-Uni, en expansion rapide.

– Plus de 40 % des espèces d’amphibiens sont menacées d’extinction, ils ont pourtant un rôle essentiel dans la régulation des insectes comme les moustiques. De fait, les zones humides disparaissent actuellement trois fois plus vite que les forêts et près de 90% d’entre elles ont été perdues depuis le 18ème siècle.

– 80% des eaux usées mondiales rejetées dans l’environnement ne sont pas traitées, surtout en Asie et en Afrique.

Des mesures de protection potentiellement efficaces : quelques exemples

– Grâce aux investissements pour la conservation réalisés de 1996 à 2008, on a réduit le risque d’extinction pour les mammifères et les oiseaux de d’environ 29 % dans 109 pays.

– Plus de 107 espèces d’oiseaux, de mammifères et de reptiles très menacées sont de nouveau en croissance grâce à l’éradication des espèces mammifères envahissantes comme les rats ou les opossums dans les îles.

– Grâce à des programmes spéciaux, au moins 6 espèces d’ongulés (mammifères à sabots) qui risquaient de disparaître ont survécu en captivité et peuvent désormais recoloniser leurs milieux.

Réalité de la crise contre vœux pieux : des préconisations ambivalentes

L’IPBES recommande de mettre en place une planification intégrative en faveur de la biodiversité, de diminuer nos sources de pollution et les conséquences environnementales de la pêche, de coordonner les législations locales, nationales et internationales, et par conséquent, de réduire notre consommation. Il nous faudrait également « employer des régulations et des politiques publiques » et « internaliser les impacts environnementaux », c’est-à-dire prendre acte de ceux-ci et agir en conséquence sur le plan économique.

Ce nouveau rapport souligne la nécessité de changer les de modes de production et de développer des chaînes alimentaires moins nocives pour la nature. Il suggère également qu’il nous faudrait adopter un autre modèle politique et économique, enjoignant à des « changements transformateurs dans les domaines de l’économie, de la société, de la politique et de la technologie » – en d’autres termes, à un changement systémique. Cependant, on remarquera que le vocabulaire même de l’IPBES demeure fondamentalement tributaire de la pensée capitaliste néolibérale, intrinsèquement écocide et biocide. Ce rapport ne se prive pas d’employer les termes de management de la nature, de conservation et de restauration. Nous ne pourrons cependant pas répondre aux impératifs de la sixième extinction de masse en promouvant la vision d’une nature-musée, dans la droite lignée d’une taxonimie taxidermique qui nie au vivant ses caractéristiques intrinsèques. Tout véritable changement doit s’appuyer sur un constat qui prend en considération les origines politiques, économiques et culturelles de la crise écologique. Parmi les recommandations figurent des « modèles économiques alternatifs » qu’il faudrait expliciter, en particulier dans leur faisabilité pratique.

On y lit également qu’il serait nécessaire de reconnaître « l’expression de différents systèmes de valeurs », et de « différents types de savoirs ». Ceux des communautés autochtones figurent au premier plan. L’IPBES consacre plusieurs paragraphes au rapport qui lie les communautés indigènes à la nature, enjoignant les États à les prendre davantage en considération dans « la gouvernance de l’environnement », sans toutefois mettre en lumière les raisons idéologiques et culturelles qui permettent à ces peuples d’échapper à l’attitude destructrice occidentale moderne. Lynn White, dans un article intitulé « The historical roots of our ecological crisis » publié dans Science en 1967, soulignait la responsabilité des religions abrahamiques dans la situation actuelle, du fait de leur vision désastreuse de la nature comme propriété humaine instrumentalisable, par opposition aux cultes païens pré-chrétiens antiques dont l’éthique et l’axiologie étaient similaires aux approches indigènes contemporaines. Les peuples autochtones partagent un point commun qui leur a valu le mépris des évolutionnistes ethnocentrés : ils contestent la notion même de propriété vis-à-vis de la nature, qu’ils considèrent comme un tout indivisible, un écosystème global dans lequel l’homme doit s’intégrer, et non l’inverse. Ce faisant, la domination technique de la nature jusque dans ses excès, critère d’avancement d’une civilisation en Occident, est à leurs yeux un symptôme de retard culturel. Reconnaître la capacité supérieure des peuples autochtones à entretenir un rapport harmonieux plutôt que conflictuel à la nature revient nécessairement à questionner le nôtre.

Pour Robert Watson, président de l’IPBES et ancien président du GIEC : « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. […] Qu’il s’agisse des jeunes à l’origine du mouvement #VoiceforthePlanet ou des grèves scolaires pour le climat, il y a une vague de prise de conscience qu’une action urgente est nécessaire si nous voulons assurer un avenir à peu près soutenable. » Un témoignage de soutien à des mouvements sociaux pour le climat qui se placent de plus en plus clairement en dissidence par rapport à leurs gouvernements respectifs en dit également long sur le degré d’urgence qui pousse le milieu scientifique vers le politique.

Conclusion

Aucun des 20 objectifs précédemment définis en 2010 par l’ONU lors de la convention d’Aichi, au Japon, qui visaient à réduire au moins de moitié le rythme d’appauvrissement biologique en 2020, ne sera atteint d’après les rédacteurs du rapport. Il nous faudra donc relever fortement l’ambition des objectifs de la prochaine décennie, qui seront décidés sur la base du rapport de l’IPBES l’année prochaine en Chine. Au-delà des grandes déclarations, le problème reste le même que pour les objectifs climatiques : le caractère contraignant, sur le plan juridique, politique et économique, des recommandations. Or, dans un contexte global de crise du multilatéralisme, le cynisme est plutôt de mise. Aucun ministre français ne s’est déplacé pour la cérémonie d’inauguration de cette importante plénière internationale, préférant, comme Monsieur Le Drian, faire lire son discours ou comme Monsieur De Rugy de différer le sien. Des discours politiques largement fondés sur la promotion de l’image de la France qui « soutient la démarche » de l’IPBES, sans piper mot sur la nécessaire régulation de l’activité économique pourtant prônée directement par les rédacteurs du rapport.

La perte de la biodiversité peut être appréhendée de manière morale, mais aussi de façon pragmatique : c’est cette biodiversité qui nous procure de la nourriture, de l’eau potable, de l’air, des médicaments et une grande part de notre énergie. Son déclin, en lien avec le changement climatique, a des conséquences directes sur chacun, qui se font déjà sentir et s’accentueront de manière drastique dans les prochaines années, où de nombreuses populations, notamment asiatiques, se verront déplacées à cause de la montée des mers.

Lorsque l’une d’elles disparaît, du point de vue humain, c’est aussi un potentiel modèle scientifique qui est perdu : le vivant a été perfectionné depuis 3,5 milliards d’années, ses formes et les substances qu’il produit dans un objectif précis sont parfaitement adaptées à un milieu donné. L’adaptation est aussi la faculté des êtres vivants à être le plus efficace possible avec le moins d’énergie possible, et c’est exactement ce dont l’humanité a besoin pour relever le défi climatique. Le biomimétisme est ainsi le futur de la technologie humaine, encore faut-il que l’humanité n’ait pas détruit ses modèles avant. Chaque espèce a un rôle à jouer dans l’équilibre global perturbé par l’activité humaine. Cet équilibre se fonde sur une loi d’interdépendance et de coopération à toutes les échelles. Les réactions en chaîne sont donc la règle au niveau écosystémique, le meilleur exemple en est la disparition des abeilles et des oiseaux, absolument fondamentaux dans la reproduction des plantes. Tant que nous ne comprendrons pas que notre survie dépend de celle de la nature qui nous nourrit, rien ne changera.

 

Ci-dessous une vidéo réalisée à l’occasion de la sortie du rapport, avec les images de Yann Arthus-Bertrand et la voix de Juliette Binoche, publiée par un ensemble de collectifs et d’ONG engagés pour la biodiversité et le climat.

Photo à la Une : Hawksbill Turtles floats underwater, Indian Ocean coral reef, Maldives, © Andrey Armyagov

Contre l’atlantisme, il faut sauver l’accord iranien !

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.

Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.

L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.

« Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »

La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.

Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.

Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.

Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.

« Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »

Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.

Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.

Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.

Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.

Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».

« L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »

Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.

La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.

Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.

Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».

On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.

Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.

« Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »

Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».

Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.

 

[1] http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-conjointe-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-de-la-premiere-ministre-theresa-may-et-de-la-chanceliere-angela-merkel/

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©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Rohingyas : l’histoire d’une extermination qui n’intéresse personne

©J. Owens/VOA. Des milliers de Rohingyas se réfugient dans le camp de Kutupalong après avoir traversé la frontière du Bangladesh.

Aujourd’hui même, est en train de se dérouler un des plus grands nettoyages ethniques de l’Histoire contemporaine, dont découle un exode de grande envergure, sans que cela ne semble nous troubler outre mesure. S’il y eu quelques vidéos sanglantes en septembre pour épicer nos conversations à l’heure du dîner, cela n’aura été que de courte durée. Bientôt éclatait le scandale libyen, plus croustillant en termes de violation des droits de l’Homme. Alors qu’en est-il du sort des Rohingyas aujourd’hui ? Quel futur pour eux au Bangladesh ? Ce peuple est-il condamné par la prudence voire le silence de la communauté internationale ?

Les Rohin… quoi ?

Décembre 2017 : s’indigner de la condition des Rohingyas, c’est dépassé. Pourtant un classique de cet automne, mais le monde va vite vous savez, il faut se mettre à la page.

Faut-il le rappeler ? L’extermination se perpétue dans le plus grand des calmes, et la junte militaire birmane poursuit les exactions sans aucun complexe. Les camps de réfugiés se gonflent et débordent, les observateurs internationaux n’ont toujours aucun accès aux zones birmanes concernées. Pourtant, quelques indices nous permettent d’avoir un avant-goût de l’hécatombe, comme les images satellites affichant des dizaines de villages brûlés qui se succèdent tristement sur les cartes noircies. En dépit du déni des autorités birmanes, la tuerie continue bel et bien : en attestent les dizaines de cadavres repêchés quotidiennement dans la rivière Naf (celle formant la frontière entre le Bangladesh et la Birmanie) ou encore la fumée émanant des villages carbonisés, que l’on peut observer depuis le Bangladesh. Et surtout, les milliers de témoignages. Ces témoignages de massacres tellement ignobles qu’ils nous sont insupportables.

Bienvenue en inhumanité

Lorsque les rescapés atteignent, épuisés, les rives du Bangladesh, leur calvaire ne fait que commencer. De nombreux passeurs rackettent ce peuple acculé et vulnérable, cheminant malgré lui sur des routes longues et dangereuses. Les survivants ont presque tout perdu mais la mort s’obstine à effectuer son travail. Le Bangladesh (pays où un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté) n’a pas la capacité d’accueillir cette marée humaine.  Alors les malvenus s’amassent dans des camps aux conditions déplorables, enfermés comme des bêtes dans ce qui pourrait bien être leur cimetière.

Piqûre de rappel historique

Les Rohingyas, c’est la minorité musulmane vivant dans l’Etat de l’Arakan au Nord-Ouest de la Birmanie. Historiquement persécutés, leur illégitimité sur le territoire fait consensus en Birmanie, pays où le bouddhisme est religion d’Etat. En bref, les musulmans constituent la minorité responsable de tous les maux du pays, considérée comme « parasite » par une grande majorité de Birmans.  Sur l’Arakan, ce territoire à cheval entre le Bangladesh et la Birmanie, le colonisateur britannique avait tracé une frontière en 1937. Dès les années 1970 et 1990, l’armée birmane a mené de nombreuses opérations militaires, afin d’expulser les musulmans vers le Bangladesh.  C’est dans cette dynamique que la minorité s’est vue privée de ses droits les plus fondamentaux : en 1982, une loi déterminante pour la suite leur retire leur nationalité. Une discrimination devenue légale. Ils ne peuvent désormais ni voyager ou se marier, n’ont pas accès aux écoles, aux hôpitaux, à la sécurité, ou au marché du travail. Ils deviennent alors la plus grande communauté d’apatrides au monde.

Et si l’exclusion ne date pas d’hier, les tueries non plus. Les montées de violence sont chroniques dans la région. En 2012 par exemple, plus d’une centaine de Rohingyas avaient été froidement assassinés par l’armée. Fin août 2017, c’est l’explosion des tensions : un groupe armé rohingya (Asra) attaque les postes frontières faisant plusieurs victimes parmi les policiers birmans. L’occasion est trop belle. L’excuse est parfaite pour procéder à une attaque soudaine et violente à l’encontre des Rohingyas.  C’est un véritable massacre, qui fait fuir dans une précipitation et un chaos absolu les survivants. Il est nécessaire de préciser que ce « nettoyage ethnique » est perpétué de manière organisée, village par village, par la junte militaire, qui sème la terreur méthodiquement. Ecartons donc la thèse officielle birmane de « riposte spontanée en réaction aux violences des insurgés de l’Asra ».

La région est vidée de sa population rohingya en quelques semaines. En moins d’un mois, un demi-million de survivants débarquent au Bangladesh.

Les discussions s’enlisent et le désespoir grandit

Aujourd’hui, c’est quasiment un million de rescapés qui se sont rendus, traumatisés et dépossédés, dans un pays où on ne veut pas d’eux. Un peuple sans terre à qui rien n’a été épargné : à commencer par le silence assourdissant d’Aung San Su ki, en passant par l’inaction des institutions internationales, les mots faussement concernés des Nations Unies, ou les politiques bangladaises punissant sévèrement l’accueil de réfugiés par des civils, sans parler des larmes indécentes du pape.

©Discott. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International. Manifestation en Afrique du Sud contre l’épuration dont sont victimes les Rohingyas.

Que faire de ce million de personnes ? Le gouvernement bangladais propose deux solutions. Au choix : les renvoyer chez eux, sans garantie de leur sécurité (23 novembre 2017: accord entre la Birmanie et le Bangladesh de retour des rohingyas) ou les entasser sur une île inhabitée au sud du Bangladesh, territoire justement désert, car trop souvent victime de gigantesques inondations durant la mousson. Les décideurs ont donc beau déborder d’imagination, la situation n’avance pas.

La famine et les maladies commencent à décimer les camps, où le taux de malnutrition atteint des records. Les ONG présentes sur les lieux dénoncent une situation «insupportable». L’Unicef rapporte que « des données préliminaires issues d’une estimation dans le camp de Kutupalong montrent un taux de 7,5% de malnutrition aiguë sévère potentiellement mortelle – un taux deux fois plus important que celui observé parmi les enfants réfugiés rohingyas en mai 2017». Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) considère qu’à l’heure actuelle, les conditions d’un retour en Birmanie des réfugiés rohingyas ne sont pas réunies pour « permettre des retours sûrs et viables ». Selon l’OMS, plus de 60% de l’eau utilisée par les réfugiés est contaminée. Epidémies graves, sous-alimentation chronique, dizaines de milliers d’orphelins, désorganisation, conditions sanitaires catastrophiques, un responsable UNICEF sur place interrogé par Arte fin novembre qualifiait ces camps de « bombe à retardement ».

Un petit coucou d’Europe

Et nous dans tout ça ? N’oublions pas que derrière nos expressions aseptisées, telles que « nettoyage ethnique », se cachent des enfants égorgés devant leurs parents, des femmes éventrées, violées, des hommes démembrés, des tortures si immondes qu’on ne peut tolérer l’idée qu’elles puissent exister. Inutile de rentrer dans les détails me dira-t-on. Inutile de rappeler la réalité d’une crise de cette ampleur ? Ferons-nous un cas d’école de ce génocide ? Les Rohingyas viendront-ils détrôner les Tutsis au chapitre des peuples exterminés, pendant que la communauté internationale, spectatrice incompétente, leur tourne le dos ? Ou les oublierons nous comme tant d’autres ? Un reportage sur Arte de temps en temps, et c’est plié.

Des mois que les Rohingyas lancent des regards vides aux journalistes qui défilent dans ces camps de la mort, venus photographier le désespoir et la misère. Ils espèrent qu’en brandissant ces images au reste du monde, les consciences se réveilleront, l’indignation envahira la sphère médiatique et la situation s’améliorera. Ils semblent avoir oublié que toutes les minorités ne se valent pas. Les Rohingyas sont frappés de plein fouet par l’indifférence, car ils ont le malheur de n’être un enjeu pour personne. Les agences sont unanimes, les ONG tirent la sonnette d’alarme depuis des mois voire des années, et les solutions proposées sont dérisoires. Pourtant, cette crise découle comme tant d’autres de l’Histoire coloniale, et des actions irresponsables des anciens empires européens.

La responsabilité de la communauté internationale

Une coalition de 87 organisations de la société civile à travers le monde (dont Human Rights Now et Amnesty International) dénonçait début octobre : « Les fermes condamnations exprimées par l’ONU et par des dirigeants mondiaux n’ont pas mis fin aux atrocités au Myanmar. (…) L’Organisation des Nations unies et ses États membres doivent prendre des mesures de toute urgence. »  En effet, la situation des Rohingyas n’est pas vraiment en haut de la liste sur l’agenda des préoccupations internationales. Et seules les ONG proposent des solutions concrètes, sans que cela ne soit même étudié par les dirigeants des autres pays, ou l’Assemblée onusienne. Ces organisations exigent que les organismes d’aide humanitaire puissent avoir accès aux populations dans le besoin (ce qui n’est pas le cas en Birmanie, ni dans certaines parties des camps au Bangladesh) et qu’une enquête sur la violation des droits humains soit menée au Myanmar. Cette coalition dénonce l’inaction du Conseil de sécurité, et exige des actions concrètes comme la mise en place de sanctions financières, ou tout simplement, la suspension de la vente d’armes à la Birmanie (complètement opaque, par ailleurs).

Alors, pourquoi n’intervient-on pas ? Et bien, encore et toujours, car le principe (si cher au droit international) de non-ingérence dans les affaires intérieures est invoqué à tire larigot. Le secrétaire général indonésien d’Amnesty International s’indignait récemment des discours des dirigeants asiatiques, très appliqués à se dédouaner de toute responsabilité : « Un État qui se respecte ne saurait rester passif et garder le silence au nom de la non-ingérence quand le pays voisin commet des actes illégaux constituant des crimes contre l’humanité. » C’est bien le principe des Nations Unies, comme le rappelait en 1970, le secrétaire général des Nations unies, le birman U Thant. Aujourd’hui, cela peut paraître ironique : il expliquait que les obligations du secrétaire général devaient inclure toute action humanitaire qu’il pouvait engager pour sauver la vie d’un grand nombre d’êtres humains. Cette même ONU, qui a brillé par son absence ces derniers mois, et qui continue à ne voter aucune sanction concrète, à ne proposer aucun plan.

En résumé : un peuple entier se fait massacrer sans que cela ne fasse sourciller un seul dirigeant, les aides financières sont extrêmement limitées, les réfugiés continuent d’affluer dans ces camps chaotiques au Bangladesh, toute cette histoire se déroule dans la plus grande opacité car les observateurs n’ont pas accès aux zones concernées. Nous avons les moyens de remédier à cette situation, ou du moins de l’améliorer, en appliquant des sanctions internationales, mais rien n’est fait et l’indifférence générale est une violence de plus infligée à ce peuple décidément maudit.

« Face aux destructions massives, aux homicides et aux centaines de milliers de personnes déplacées, l’inaction ne devrait pas être une option » martèle Amnesty International. Et pourtant, c’est justement l’inaction de la communauté internationale dont on se souviendra (des pays voisins, aux grandes institutions, en passant par les dirigeants occidentaux ou encore l’ONU) face à ce massacre dont la seule issue semble être la mort programmée de ce million de persécutés.

Crédit photo:

©J. Owens/VOA. Des milliers de Rohingyas se réfugient dans le camp de Kutupalong après avoir traversé la frontière du Bangladesh.

 

“En 2015, la pauvreté a tué des dizaines de millions de personnes” : le constat terrifiant de Jean Ziegler

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Pauvreté mondiale galopante, inégalités vertigineuses entre pays riches et pays pauvres, toute-puissance des marchés financiers et des multinationales, militarisation des grandes puissances… c’est un sombre tableau que brosse Jean Ziegler dans son nouveau livre, Chemins d’Espérance. Le titre semble ironique tant le constat est pessimiste. Selon l’auteur, membre du Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, quelques décennies de mondialisation capitaliste ont suffi pour enterrer les promesses d’un monde égalitaire et pacifique qui ont accompagné la création des Nations Unies.


“Le rêve d’un ordre régi par les Droits de l’Homme a été tué dans l’œuf au sein d’un monde dominé par les grandes puissances économiques”

Tout n’avait pourtant pas mal commencé. L’avènement de l’Organisation des Nations Unies (ONU), à l’issu de l’effroyable Seconde Guerre Mondiale, avait suscité d’immenses espérances. Contre la misère et l’exploitation qui frappaient des milliards de personnes, l’ONU affirmait que les plus pauvres avaient droit à l’existence et à la dignité. Contre l’ordre colonial du monde qui prévalait alors, les Nations Unies ont inscrit dans le droit international l’égale souveraineté des nations les unes par rapport aux autres. L’utopie était belle. Elle n’a pas duré. Selon Jean Ziegler, la faillite des Nations Unies s’explique essentiellement par deux phénomènes : le triomphe du capitalisme mondialisé et l’apparition d’un nouvel impérialisme qui en est le corollaire. 

Nations Unies contre capitalisme mondialisé

Ce rêve d’un ordre régi par les Droits de l’Homme a été tué dans l’œuf au sein d’un monde dominé par les grandes puissances économiques. Ziegler cite plusieurs statistiques terrifiantes : les 1% de personnes les plus riches de la planète possèdent 50% de la richesse mondiale. Les 500 plus grandes entreprises multinationales contrôlent 58% du commerce mondial brut ; c’est-à-dire 58% des richesses produites. Jean Ziegler constate qu’aujourd’hui, les grandes puissances économiques sont devenues des acteurs plus importants que les nations sur la scène internationale. Que reste-t-il alors du vieux rêve de mettre en place un ordre régi par des Nations Unies ?

Les conséquences sociales de cet ordre mondial dominé par ces grandes puissances économiques glacent le sang : selon un rapport de la FAO, ce sont 58 millions de personnes qui sont mortes en 2015 à cause de la faim, de la soif ou de maladies que l’on pourrait facilement soigner… Et ce, alors que les ressources mondiales et la technologie contemporaine permettraient que plus une seule personne sur terre ne meure de faim, de soif ou de maladies guérissables. « Un enfant qui meurt de faim meurt assassiné », conclut Jean Ziegler.

“La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible”

Comment ce capitalisme impitoyable s’est-il imposé ? Comment le rêve des fondateurs de l’ONU, celui d’un monde basé sur le droit et l’égalité des nations, a-t-il pu être brisé avec autant de violence?

L’impérialisme, bras armé du capitalisme mondialisé

Selon Jean Ziegler ce capitalisme s’appuie sur l’interventionnisme des nations les plus puissantes de la planète, en particulier celui des Etats-Unis d’Amérique. Il cite Thomas Friedman, conseiller de Madeleine Albright, ambassadrice aux Nations Unies sous Bill Clinton : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invisible qu’elle est en réalité. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible ». Derrière l’Empire, le Capital.

Madeleine Albright, ambassadrice des Etats-Unis auprès de l’ONU puis secrétaire d’Etat sous Bill Clinton, avait notamment choqué ses contemporains en justifiant la mort de 500.000 enfants irakiens, tués à cause de l’embargo que les puissances occidentales imposaient à l’Irak. Le prix à payer pour faire fonctionner la “main invisible du marché” selon les mots de son conseiller Thomas Friedman…

“Les Etats-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force”

Les Etats-Unis ont pour vocation d’apporter au monde la liberté et la démocratie ; à coup de bombes si nécessaire. L’ONU avait mis en place un système de droit international basé sur l’autodétermination des peuples et l’égale souveraineté des nations : un moyen de protéger les nations les plus faibles contre les nations les plus puissantes. « Le Burundi a la même souveraineté que les Etats-Unis. C’est absurde ? Oui, c’est absurde. C’est contre-nature ? Oui, c’est contre-nature. C’est ce qu’on appelle la civilisation » résume Régis Debray. L’impérialisme américain réduit à néant cet espoir d’un monde multipolaire dans lequel régnerait l’égalité des nations : « les Etats-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force », estime Jesse Helms, Commissaire des Affaires étrangères au Sénat de 1995 à 2001. Comme au temps des colonies, le monde se retrouve donc divisé entre les peuples qui possèdent la civilisation et ceux qui ne la possèdent pas encore.

La mondialisation capitaliste s’appuie également sur un système financier monstrueux qui endette les pays du monde entier ; cet endettement est favorisé par les grandes institutions financières comme le Fonds Monétaire International (FMI) ou l’Union Européenne, dont Jean Ziegler estime qu’il n’y a plus rien à attendre. Les gouvernements des pays endettés sont contraints par ces organismes à mettre en place des plans de libéralisation et de privatisations, bénéfiques pour les grandes sociétés multinationales et les banques, ruineux pour les peuples.

L’ONU: l’instrument des grandes puissances

Selon Ziegler, l’ONU est une institution dominée par les grandes puissances à cause du système de veto qui donne un pouvoir considérable aux cinq membres du Conseil de Sécurité. Les Américains, ajoute-t-il, noyautent les postes les plus importants. Il consacre quelques pages à retracer le parcours de l’actuel secrétaire de l’ONU, Ban Ki-moon, dont il dénonce la proximité avec les Etats-Unis et qu’il qualifie de « petit fonctionnaire à la solde des Américains ». Jean Ziegler a fait preuve d’un courage manifeste en retraçant son parcours dans son nouveau livre, car ce faisant il a enfreint la loi qui prescrit aux membres de l’ONU de ne pas révéler le contenu des séances auxquelles ils participent. Les Etats-Unis ne sont pas les seuls à instrumentaliser l’ONU. La Chine et la Russie, qui possèdent chacun un poste au Conseil de Sécurité de l’ONU, posent systématiquement leur veto à l’égard de toutes les initiatives politiques ou humanitaires qui iraient à l’encontre de leurs intérêts.

Chemins d’espérance ? Le ton du livre est amer et certaines pages désespérées. En ce début de XXIème siècle où des criminels de guerre comme Henry Kissinger sont considérés comme des héros, où le Qatar siège au Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, où le monde entier est converti au capitalisme sauvage, et où les rares Etats qui lui résistent sont considérés comme des parias, on a souvent du mal en lisant ce livre à voir où se trouve « l’espérance » mentionnée dans le titre.

Henry Kissinger, ex-secrétaire d’Etat américain, est considéré par le gouvernement français et américain comme une référence en matière de politique internationale. Jean Ziegler, qui s’en indigne, consacre de longs développements à rappeler les crimes dont Kissinger fut responsable ; il orchestra, entre autres, les bombardements au Cambodge qui firent des centaines de milliers de victimes civiles durant la guerre du Vietnam. 

chemins-desperanceL’espérance, Jean Ziegler la voit dans une possible réforme des Nations Unies. Une refonte basée sur deux piliers : la suppression du droit de veto accordé aux grandes puissances ; la mise en place d’un « droit d’ingérence humanitaire » qui permettrait à l’ONU d’intervenir, au nom des Droits de l’Homme, dans la politique de gouvernements souverains. C’est ici que le bât blesse ; on voit mal la différence fondamentale entre le « droit d’ingérence humanitaire » prôné par Jean Ziegler et celui des néoconservateurs américains qu’il dénonce. On voit mal comment la solution de Ziegler pourrait ne pas contenir en son sein les mêmes dérives que les interventions militaires actuelles. Si l’ONU a le pouvoir d’intervenir militairement (via une armée onusienne ou via des armées nationales coalisées, Ziegler ne le précise pas) sans le consentement de l’intégralité de ses Etats-membres, on ne voit pas comment cela empêcherait les grands Etats de se coaliser contre les petits, et comment l’ONU pourrait être autre chose que le bras armé d’un nouvel impérialisme…

Cette réserve ne change rien : le nouveau livre de Jean Ziegler mérite d’être largement lu et diffusé. Depuis plusieurs décennies, son auteur tente d’alerter le monde sur la menace que représentent le capitalisme débridé et la toute-puissance des grandes sociétés multinationales ; depuis la Chute du Mur, son discours a été marginalisé et calomnié, les opposants au capitalisme considérés comme des opposants à la liberté. Mais le réel est tenace et les faits sont têtus : le capitalisme n’a éliminé ni la pauvreté, ni la dictature, ni la guerre, et ce livre est ici pour nous le rappeler.

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