Israël va-t-il maintenant attaquer l’Iran ?

Benjamin Nethanyahou à la tribune de l’OTAN présentant l’Iran et ses alliés comme la menace principale pour Israël. © Free Malaysia Today

Massacre génocidaire à Gaza, intensification de la colonisation en Cisjordanie, bombardement du Liban, invasion de la Syrie : ces quinze derniers mois, l’État d’Israël a démontré qu’il ne reculerait devant aucune limite. Benjamin Netanyahou se tourne à présent vers l’Iran, fragilisé par la chute de son allié syrien. Il pourra compter sur une administration américaine acquise aux « faucons » pro-israéliens. Malgré les proclamations isolationnistes du candidat Trump, promettant de « mettre fin des guerres sans fin », un nouveau conflit de grande envergure se prépare peut-être au Moyen-Orient, avec le soutien des États-Unis. Par Richard Silverstein [1].

Les soutiens de l’État d’Israël célèbrent un triplé : en un peu plus d’un an, le Hamas, le Hezbollah et le régime de Bachar al-Assad ont été ou bien vaincus, ou bien militairement affaiblis. L’Iran, un autre ennemi, a perdu de sa superbe suite à des frappes israéliennes, l’assassinat du chef du Hamas à Téhéran et d’un commandant des gardiens de la révolution à Damas. Ses alliés chiites irakiens auraient promis, au moins temporairement, de cesser leurs attaques contre Israël.

Des sources militaires israéliennes affirment en outre que ces frappes contre l’Iran ont démantelé une grande partie des systèmes de défense aérienne du pays. Elles ne cachent pas que ces opérations s’inscrivent dans un cadre plus large, visant à préparer un futur assaut contre le programme nucléaire iranien. Selon ces mêmes sources, il faudra un an ou plus à l’Iran pour réparer les dégâts actuels et rétablir ses capacités. Un laps de temps au cours duquel une attaque israélienne semble opportune – et loin d’être improbable.

Complaisance de l’administration américaine

L’Iran affaibli, les dirigeants israéliens et les conseillers de Donald Trump plaident en faveur d’une intensification des hostilités. L’ancien ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, s’est rendu à Washington le mois dernier. Il a fait pression sur les responsables américains, leur intimant de ne pas manquer la « fenêtre pour agir » qui s’ouvrait contre l’Iran. Il préconise une opération, de préférence israélo-américaine, contre l’infrastructure nucléaire de l’Iran.

Le président Joe Biden n’était pas favorable à une telle attaque. Cette décision revient désormais à l’administration Trump, dont les conseillers envisagent sérieusement cette option. Bien que Trump ait exprimé à plusieurs reprises sa réticence à engager les forces américaines dans des interventions à l’étranger, il reste attentif aux intérêts israéliens.

Au minimum, il demanderait aux agences de renseignement américaines de partager les documents susceptibles d’aider au ciblage des sites iraniens ; il fournirait également les munitions spécialisées nécessaires à de telles frappes, comme l’a fait Biden à Gaza et au Liban.

Par exemple, pour détruire le site nucléaire iranien le plus sûr, Fordow, il faudrait un bombardier GBU-57 de 30 000 livres, qui ne peut être transporté que par un bombardier B-2. La mission serait confiée à un pilote américain ou israélien. Sans ce niveau de participation américaine, il est peu probable qu’Israël puisse causer des dommages significatifs à Fordow.

L’Iran affaibli, les dirigeants israéliens et les conseillers de Donald Trump plaident pour une intensification des hostilités avec l’Iran.

L’assassinat par Israël de l’ancien numéro deux du Hezbollah, Imad Mughniyeh, rendu possible par une équipe de reconnaissance de la CIA, témoigne d’une collaboration similaire entre les États-Unis et Israël en matière de renseignement. Les États-Unis ont également contribué à localiser une grande partie des hauts responsables du Hamas à Gaza, ce qui a permis à l’armée israélienne de les assassiner. De même, nous pouvons nous attendre à ce que l’administration Trump donne son feu vert à Israël pour que le pays continue à éliminer les principaux responsables de la sécurité iranienne, comme il l’a fait pour les hauts dirigeants du Hamas et du Hezbollah.

Surenchère israélienne après quinze mois d’impunité

La nouvelle réalité de l’échiquier géopolitique du Moyen-Orient offre à Israël une plus grande latitude pour attaquer ses rivaux. Les restrictions qui existaient à une certaine époque ont disparu. En défiant l’administration Biden lors du génocide de Gaza, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a montré qu’Israël agirait en toute impunité, n’importe où dans la région, pour défendre ses intérêts. De même, il n’a, jusqu’à présent, jamais été confronté aux conséquences de ses actes ou à l’obligation de rendre des comptes.

Les nouvelles méthodes stratégiques d’Israël ont été mises en évidence à Gaza, où le pays a commis un génocide malgré l’indignation de l’opinion internationale. Le gouvernement américain est resté les bras croisés et n’a opposé que peu de résistance. Même les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale contre Yoav Gallant et Benjamin Netanyahou ne les ont pas dissuadés de massacrer près de 50 000 Palestiniens. Le bilan total est encore plus élevé : Devi Sridhar, chercheur à l’université d’Édimbourg, estime dans le Guardian que le carnage pourrait atteindre les 335 000 décès, en comptabilisant les victimes « indirectes » des frappes israéliennes et de l’embargo.

De même, les forces de défense israéliennes ont dépeuplé une grande partie du Sud-Liban et ont complètement détruit des villages entiers qui étaient autrefois des bastions du Hezbollah. Elles ont transformé en ruines le quartier de Dahiyeh, à Beyrouth, où le groupe militant était basé. Une grande partie de ses dirigeants ont été tués par des bombes anti-bunker fabriquées aux États-Unis, alors qu’ils s’abritaient dans ce qu’ils croyaient être des bunkers souterrains imprenables. Le succès de ces opérations militaires israéliennes, conjugué à des considérations de politique intérieure, accroît considérablement les perspectives d’une intervention en Iran.

Trump, qui avait déjà ordonné l’assassinat du chef des Gardiens de la révolution Qassem Soleimani, incarne une ligne « dure » contre l’Iran. Il s’est également retiré de l’accord sur le nucléaire iranien conclu en 2015 par Barack Obama. Le nouveau président n’a que faire de la diplomatie conventionnelle ou des accords. Il préfère une approche unilatérale et, si nécessaire, le recours à la force. Il est donc d’autant plus probable qu’il donne son feu vert à une opération israélienne.

La vulnérabilité politique de Benjamin Netanyahou constitue un autre facteur aggravant. Pour le dirigeant israélien, dont la cote de popularité est de 29 %, la seule chose qui empêche la tenue d’élections anticipées et une défaite est la poursuite du conflit militaire. En début de mois, il a témoigné pour la première fois devant la justice, où il fait face à trois chefs d’accusation de corruption. Une condamnation pour l’un des chefs d’accusation l’obligerait à démissionner.

Netanyahou s’est révélé être un homme politique résilient et rusé, expert dans l’art de manipuler le public, ses adversaires et ses alliés politiques dans son propre intérêt. Il comprend très bien qu’une attaque réussie contre l’Iran, même si elle laisse présager une contre-attaque, pourrait lui apporter d’énormes avantages politiques à l’intérieur du pays.

L’invasion de la Syrie, prélude à une attaque contre l’Iran ?

En décembre, Bachar al-Assad a été renversé par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Sous sa précédente dénomination, Al-Nosra, cette organisation était un allié objectif d’Israël dans le Golan syrien, où il affrontait les forces du Hezbollah. Dans la foulée de la victoire du HTS, l’armée israélienne a envahi la Syrie et occupé un territoire situé à quelques kilomètres de la ligne d’armistice entre les deux pays, tracée en 1974. Benjamin Netanyahou a rapidement abrogé l’accord et annoncé qu’Israël occuperait indéfiniment le territoire syrien en tant que « barrière défensive » sur sa frontière septentrionale.

Selon un rapport de Reuters basé sur des témoins visuels syriens, les commandos des Forces de défense israéliennes (FDI) opèrent à quelques dizaines de kilomètres du centre de Damas, non loin de la banlieue de la ville. Bien que l’armée israélienne ait démenti cette information, elle a reconnu que des forces étaient actives à l’extérieur de la nouvelle zone tampon : « L’ armée israélienne a déployé des troupes dans la zone tampon et dans un certain nombre de secteurs qu’il est nécessaire de défendre ». En d’autres termes, l’armée ne se limite pas au territoire occupé. Elle mènera des opérations dans tous les territoires syriens qu’elle jugera essentiels à ses intérêts.

Depuis le renversement de Bachar al-Assad, le HTS constitue l’autorité de fait à la tête de la Syrie. Mais les deux véritables acteurs à l’oeuvre sont sans conteste la Turquie et Israël.

Le tour de l’Iran est-il venu ?

Une fois qu’Israël aura stabilisé sa position en Syrie, il sera en mesure de se tourner vers l’Iran. Donald Trump, de nouveau a la Maison Blanche, sera confronté à la question de savoir s’il doit approuver une attaque israélienne contre l’infrastructure nucléaire et militaire de Téhéran. Trump pourrait s’opposer à une implication directe des États-Unis, hésitant à se lancer dans un nouveau conflit majeur, en phase avec ses promesses de campagne. Mais il ne fait aucun doute qu’il fournirait des renseignements essentiels aux Israéliens.

Une frappe massive contre des cibles iraniennes pourrait déclencher une guerre régionale. Même si les membres iraniens de « l’axe de résistance » sont mis hors d’état de nuire, d’autres – chiites irakiens et alliés houthis – ont la capacité d’infliger des dommages importants aux intérêts américains et israéliens dans la région.

Début janvier, Axios a révélé qu’un conseiller à la sécurité nationale avait présenté au président Biden un plan d’attaque des installations nucléaires iraniennes

Jusqu’à présent, l’Iran a limité son programme nucléaire. Son taux d’enrichissement de l’uranium n’a pas dépassé 60 %. Il n’a pas produit de système de lancement de missiles. Ce processus pourrait prendre un an ou plus. L’Iran a choisi de ne pas dépasser ces limites, ne voulant pas fournir à ses ennemis les raisons d’une telle attaque.

Début janvier, Axios a révélé qu’un conseiller à la sécurité nationale avait présenté au président Biden un plan d’attaque des installations nucléaires iraniennes, dans le cas où l’Iran tentait d’accéder à l’arme atomique.

Bien qu’une attaque américano-israélienne infligerait de lourds dégâts aux infrastructures nucléaires iraniennes, les experts estiment qu’elle ne suffirait pas à détruire ses capacités. L’accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire modifierait profondément l’équilibre des forces dans la région. Israël ne serait plus la seule puissance nucléaire : l’Iran rejoindrait ce cercle restreint. Dès lors, Israël ne disposerait plus d’un pouvoir et d’une influence sans entrave. À l’instar de la Corée du Nord, l’Iran posséderait une garantie de survie en cas d’attaque massive visant son anéantissement ou un changement de régime.

Pendant la Guerre froide, c’était la doctrine de la « destruction mutuelle assurée » entre les États-Unis et l’Union Soviétique qui empêchait l’un et l’autre camp de se servir de l’arme nucléaire. La configuration actuelle semble beaucoup moins rassurante au Moyen-Orient. Ni les États-Unis, ni l’Union Soviétique, n’étaient dirigés par des millénaristes engagés dans une entreprise génocidaire et une guerre sainte contre l’Islam, comme ceux qui gouvernent actuellement Israël. L’éventualité d’une escalade nucléaire semble ainsi plus élevée que durant la Guerre froide.

Depuis le 7 octobre 2023, Israël a transformé la région en une zone encore plus inflammable. Et il ne semble pas que la nouvelle administration Trump ait la volonté de prévenir un conflit d’une magnitude imprévisible.

Note :

[1] Article originellement publié par Jacobin sous le titre « Is Iran Next ? », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.


 

Immunité de Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant : la mise en péril de la séparation des pouvoirs

Emmanuel Macron et Benjamin Netanyahu, à l’occasion d’une rencontre à Jérusalem le 22 janvier 2020 © Israel Ministry of Foreign Affaires

En novembre dernier, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant, pour des faits de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Six jours plus tard, le gouvernement français, par la voix du quai d’Orsay, indiquait qu’ils bénéficiaient tous les deux d’une immunité susceptible d’empêcher leur arrestation sur le sol français. Une position très éloignée du droit international et du principe de séparation des pouvoirs.

Le gouvernement français pouvait-il s’opposer à l’arrestation de Benyamin Netanyahou et de Yoav Gallant, dans l’hypothèse où ils poseraient le pied sur le sol français ? La question est devenue brûlante depuis que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a invoqué leur immunité, à travers un communiqué publié en réponse aux mandats d’arrêts émis le 21 novembre 2024 par la Cour pénale internationale (CPI) à l’encontre du Premier ministre israélien et de son ancien ministre de la Défense pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Plus précisément, le quai d’Orsay estime que si le Statut de Rome impose la « pleine coopération » de la France avec la Cour pénale internationale, celui-ci « prévoit également [en son article 98] qu’un État ne peut être tenu d’agir d’une manière incompatible avec ses obligations en vertu du droit international en ce qui concerne les immunités des États non parties à la CPI ». Le communiqué ajoute que « de telles immunités s’appliquent au Premier ministre Netanyahou et aux autres ministres concernés et devront être prises en considération si la CPI devait nous demander leur arrestation et remise. » Il se conclut par l’affirmation de « l’amitié historique qui lie la France à Israël, deux démocraties attachées à l’État de droit et au respect d’une justice professionnelle et indépendante », avant de préciser que la France « entend continuer à travailler en étroite collaboration avec le Premier ministre Netanyahou et les autres autorités israéliennes pour parvenir à la paix et à la sécurité pour tous au Moyen-Orient. »

Une bienveillance vis-à-vis d’Israël que le rapport volumineux d’Amnesty International publié le 5 décembre 2024, et concluant à la commission d’un génocide dans la bande de Gaza, ne semble pas avoir ébréchée, la diplomatie française se contentant d’en « prendre note. » Les conclusions de ce rapport sont pourtant confortées par plusieurs sources telles que le rapport du 25 mars 2024 de la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, ou encore le rapport du 20 septembre 2024 du Comité spécial de l’ONU chargé d’enquêter sur les pratiques israélienne affectant les droits de l’Homme du peuple palestinien, lesquels doivent être mis en lien avec l’ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024 concluant à un risque plausible de génocide à Gaza.

La remise en cause française des décisions de la CPI

Ce communiqué a heurté de nombreux spécialistes du droit pénal international, et ceci pour trois raisons. La première est que depuis l’adoption du Statut de Rome le 17 juillet 1998, la France a promu l’action de la CPI et encouragé la coopération la plus large possible des États avec cette institution, considérant que les crimes touchant l’ensemble de la communauté internationale ne pouvaient rester impunis. Dans des situations analogues, elle n’a d’ailleurs pas hésité à soutenir la CPI face aux États parties au Statut de Rome refusant de mettre à exécution ses mandats d’arrêt visant des chefs d’États ne reconnaissant pas la compétence de la CPI (à l’instar d’Israël), au motif juridiquement inopérant que ces derniers jouissaient d’une immunité. Tel fut encore le cas en septembre 2024, lorsque la France apportait « son plein soutien à la CPI » suite au refus de la Mongolie de procéder à l’arrestation du président russe Vladimir Poutine arrivé sur son sol. La position du quai d’Orsay concernant Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant constitue donc un virage à 180° de la diplomatie française, de nature à freiner l’action de la CPI et à compromettre son efficacité pour sanctionner les crimes les plus graves. Elle donne également l’impression d’un double standard peu compatible avec l’idée de justice.

Ensuite, la deuxième raison tient au fait que la question des immunités a déjà été tranchée par la CPI, qui a conclu à leur inopposabilité s’agissant des crimes internationaux relevant de sa compétence. À plusieurs reprises, elle a estimé que les dispositions de l’article 98 du Statut de Rome ne pouvaient être interprétées comme faisant obstacle à celles de son article 27, qui prévoit explicitement et catégoriquement que « la qualité́ officielle de chef d’État ou de gouvernement, de membre d’un gouvernement ou d’un parlement, de représentant élu ou d’agent d’un État, n’exonère en aucun cas de la responsabilité́ pénale. » C’est sur ce fondement que la CPI, le 24 octobre 2024, a condamné la Mongolie pour son refus d’interpeller Vladimir Poutine.

Comment la France pourrait-elle continuer à affirmer qu’elle respecte la CPI, dès lors qu’elle ne respecterait pas ses décisions ? Il faut d’ailleurs souligner qu’à rebours du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, les juridictions françaises sont en voie d’alignement sur la jurisprudence de la CPI. En effet, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 26 juin 2024, a refusé de reconnaître l’immunité au président syrien Bachar Al-Assad concernant des faits de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Elle a estimé qu’eu égard au droit international coutumier, une telle immunité ne pouvait s’appliquer à des crimes d’une telle gravité.

La confusion de l’immunité politique et juridique

Enfin, en tout état de cause, le gouvernement français ne dispose d’aucune compétence juridique pour accorder une immunité à Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant. Il s’agit d’une prérogative réservée à l’autorité judiciaire, qui doit se prononcer sur ce point en toute indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. C’est d’ailleurs ce que prévoient les textes organisant la procédure d’arrestation et de remise à la CPI. Ainsi, l’article 627-4 du Code de procédure pénale dispose que les demandes d’arrestation aux fins de remise délivrées par la CPI sont adressées aux « autorités compétentes » (à savoir le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, puis le garde des Sceaux) qui les transmettent au procureur général près la cour d’appel de Paris après s’être assuré de leur « régularité formelle. » Ce contrôle portant seulement sur la forme et non sur les questions touchant au fond du droit, l’exécutif ne serait pas juridiquement fondé à invoquer une immunité pour rejeter la demande de la CPI.

D’ailleurs, le même article du Code de procédure pénale permet à la CPI, si l’urgence le commande, d’adresser directement sa demande au procureur de la République territorialement compétent (sans passer par le canal diplomatique), afin qu’il procède à l’arrestation provisoire de la personne visée par le mandat d’arrêt. Le procureur ne peut se soustraire à cette obligation, sauf à violer à la fois le Statut de Rome et le Code de procédure pénale. En toute hypothèse, ce n’est pas le gouvernement, mais les juges du siège de la chambre de l’instruction qui, en dernière analyse, se prononcent sur la remise des personnes interpellées à la CPI, et donc sur la question des immunités.

En d’autres termes, le communiqué du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ne doit pas laisser croire que l’exécutif aurait juridiquement le pouvoir de faire obstacle à l’arrestation et à la remise à la CPI de Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant : il n’en est rien. Ce communiqué constitue toutefois une pression politique sur l’autorité judiciaire, puisqu’elle l’incite à accorder l’impunité aux deux mis en cause en se fondant sur une interprétation fallacieuse du Statut de Rome, de la jurisprudence de la CPI et du droit international coutumier. Et ceci, en faisant peu de cas de la séparation des pouvoirs… Pour respecter le droit international, procureurs et juges auront alors le devoir, le cas échéant, d’affirmer leur indépendance en résistant aux pressions politiques, comme l’a fait la CPI en émettant ces mandats d’arrêt.

L’avenir d’Israël selon l’extrême droite

Benjamin Nethanyahou, Premier ministre israélien. © Free Malaysia Today

Les horreurs du 7 octobre 2023 ont renforcé des tendances qui parcouraient déjà Israël. La banalisation des crimes contre l’humanité, l’ethnicisation du pays et la militarisation de la société n’ont jamais été aussi fortes. Au sommet de l’État, deux ministres impulsent une mutation des institutions : Itamar Ben-Gvir à la Sécurité nationale et Bezalel Smotrich aux Finances, qui dirige également l’administration des territoires occupés. Leur horizon : faire d’Israël une « Sparte juive », en croisade perpétuelle contre ses territoires voisins. Une fraction de la société continue de refuser cette évolution militariste, dans un contexte qui n’a jamais été aussi difficile. Par Nimrod Flaschenberg, ancien assistant parlementaire du parti israélo-palestinien Hadash et Alma Itzhaky, chercheur [1].

Depuis l’attaque du 7 octobre, les Israéliens vivent avec une douleur lancinante. La perte de 1200 concitoyens continue de hanter bon nombre d’entre eux. Une minorité déplore également ce que leur pays inflige à Gaza – mais aussi à la Cisjordanie et au Liban – et ce que leur société est devenue.

La catastrophe subie par les Gazaouis est sans commune mesure avec les épisodes antérieurs des affrontements israélo-palestiniens. Et malgré ce que la presse suggère régulièrement, cette catastrophe est faite de main d’homme. Comme tous les crimes de guerre, l’anéantissement de Gaza a ses responsables, ses complices et ses soutiens passifs. Elle n’aurait pas été possible sans une transformation de l’opinion du pays, qui n’a pas débuté au 7 octobre.

Le glissement progressif d’Israël vers l’extrême droite s’est produit au cours de ces vingt dernières années, sinon plus. Il plonge ses racines dans une source idéologique plus lointaine : expansionnisme juif et nettoyage ethnique ne sont pas absents d’un certain sionisme des origines. S’ils ont toujours été contestés au sein de la société israélienne, le 7 octobre a marqué une consolidation historique de l’opinion belliciste et suprémaciste.

Le fragile vernis libéral et démocratique qui préservait un semblant de normalité – du moins pour les Israéliens juifs – s’est fissuré. Comme si le 7 octobre avait mis en lumière des tendances sous-jacentes de l’État d’Israël, notamment sa dépendance à l’égard des forces armées et son caractère ethnique.

Traumatisme dans la conscience collective

Le 7 octobre, qui a immédiatement été dépeint comme l’événement le plus sombre de l’histoire juive depuis la Shoah, a généralisé un sentiment d’insécurité et une vision pessimiste de l’avenir. Il a aussi catalysé une hargne vengeresse contre les Palestiniens. Ce traumatisme ne s’arrête pas au 7 octobre : la guerre en cours a aussi eu de multiples conséquences dévastatrices sur la société israélienne.

L’inaccessibilité du nord d’Israël permet au gouvernement de justifier une fuite en avant dans l’agression du Liban.

L’espace physique en tant que tel s’est drastiquement réduit. Les premiers jours, les autorités israéliennes ont ordonné à environ 300.000 citoyens qui habitaient au sein des frontières internationalement reconnues de quitter leurs maisons. Si l’évacuation du sud pouvait être rendue nécessaire par la présence de milices palestiniennes armées, celle de la partie nord découlait d’une décision prise dans un moment de panique, de peur qu’une attaque similaire soit lancée par le Hezbollah.

Suite à l’évacuation, les échauffourées n’ont eu de cesse de s’intensifier à la frontière, jusqu’à aboutir à l’intensification des frappes israéliennes au Liban. Elles ont culminé dans l’assassinat de Hassan Nasrallah, dirigeant du Hezbollah, puis dans l’invasion terrestre du pays du Cèdre.

Au sud, de nombreux habitants ont déjà regagné leurs maisons du fait de la destruction de la Bande et du contrôle exercé sur sa frontière par l’armée israélienne. Mais dans le nord, le long de la frontière libanaise, les quelque 6.000 déplacés ne sont toujours pas rentrés chez eux, tandis que leurs anciennes villes et kibboutz se transforment en villes fantômes occupées par des soldats israéliens, et que leurs maisons sont vulnérables aux tirs du Hezbollah.

En conséquence de l’évacuation de communautés entières vers des hôtels et des centres d’accueil, un nombre important d’Israéliens se trouvent sans domicile. Certains habitants de kibboutz ont été intégrés en masse au sein d’autres communautés situées dans des régions plus centrales, mais des dizaines de milliers de personnes continuent d’errer à travers le pays, s’appuyant sur des membres de leur famille ou sur des amis, sans savoir si leur déplacement deviendra permanent. Personne ne peut dire s’ils pourront revenir chez eux.

L’inaccessibilité du nord du territoire israélien constitue l’un des griefs les plus forts vis-à-vis du gouvernement. Si certains considèrent que la perte de souveraineté est le prix à payer pour la poursuite de l’offensive à Gaza, la réalité du déplacement a surtout été instrumentalisée par le gouvernement sous la forme d’une propagande belliciste favorable à l’expansion du front septentrional.

Fuite en avant autoritaire

Avant le 7 octobre, la société israélienne était déjà plongée dans une lutte acharnée autour de la réforme de la justice impulsée par Netanyahou, qui menaçait d’octroyer une autorité sans précédent au pouvoir exécutif. Elle s’inscrivait dans un vaste ensemble visant à faciliter l’annexion de la Cisjordanie. Des manifestations importantes avaient lieu depuis janvier 2023, mais le 7 octobre a rassemblé la société autour du drapeau national, et permis au gouvernement de poursuivre son programme autoritaire par d’autres moyens.

Dans les premières semaines qui ont suivi le 7 octobre, Israël a lancé une vague massive d’enquêtes, d’arrestations et de mises en examen à l’encontre de citoyens palestiniens accusés d’« incitation à la violence » et de « soutien au terrorisme ». La plupart des personnes arrêtées l’ont été pour des publications sur les réseaux sociaux, notamment des manifestations d’empathie et de tristesse à l’égard de la souffrance des Gazaouis. Des milliers d’enquêtes ont été ouvertes, et le procureur général a autorisé la police à détenir des suspects beaucoup plus facilement. Des citoyens ont enduré des détentions prolongées, au cours desquelles ils ont pu être soumis à des violences physiques. Des journalistes palestiniens travaillant pour des médias internationaux ont aussi été victimes d’abus, d’arrestations, de restrictions arbitraires et, dans de nombreux cas, d’interdictions légales.

La répression policière s’est accompagnée de harcèlements, de divulgation d’informations personnelles sur internet et de violence à grande échelle perpétrés par des civils et des groupes d’extrême droite – qui, eux, agissent en toute impunité. Des Palestiniens ont été menacés sur leurs lieux de travail, dans leurs écoles et dans des espaces publics, favorisant une atmosphère d’intimidation et de censure. Le harcèlement est particulièrement répandu dans les universités.

Selon de nombreux analystes, ces mesures dirigées contre les Palestiniens et les militants pacifistes s’inscrivent dans une politisation à grande échelle de la police. La mainmise de l’extrême droite sur la police a commencé par la nomination d’un partisan du kahanisme radical [doctrine terroriste issue du sionisme religieux, NDLR], Itamar Ben-Gvir, comme ministre de la Sécurité nationale.

Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas, Itamar Ben-Gvir a supervisé la distribution d’armes à feu aux civils, augmentant le nombre de détenteurs privés de 64 %.

En décembre 2022, la Knesset a adopté l’« amendement Ben-Gvir » de la loi sur la police, qui constituait une condition préalable à la formation du gouvernement Netanyahou. Elle a ainsi entériné un transfert des pouvoirs du commissaire général de la police au ministre de la Sécurité nationale. Peu après, Ben-Gvir a lancé une série de nominations politiques à des postes d’encadrement de la police, mettant à pied des officiers qui s’opposaient à son programme et donnant davantage de pouvoir à des officiers loyaux, notamment les plus enclins à réprimer violemment les manifestations. Ces nominations ont été effectuées au détriment des réglementations et sans contrôle judiciaire, favorisant l’ascension d’officiers d’extrême droite. 

Suite au 7 octobre, Ben-Gvir a accéléré la transformation de la police israélienne pour en faire une arme politique, tandis que d’autres forces d’extrême droite paramilitaires se mettaient en place. Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas, Ben-Gvir a supervisé la distribution à grande échelle d’armes à feu aux civils, assouplissant les restrictions de permis et augmentant le nombre de détenteurs d’armes privés de 64 %. Environ 12.000 permis auraient aussi été accordés illégalement, entraînant une enquête au sein du ministère.

Ben-Gvir a aussi mis en place environ 900 « Unités de réaction urgente » composées de civils armés de fusils d’assaut. Ces unités, hâtivement créées, dépourvues d’entraînement, de discipline et de supervision spécifiques, opèrent à présent dans des villes et des villages de tout le pays (y compris à Jérusalem-Est et dans des villes à la fois juives et palestiniennes à l’intérieur de la ligne verte), et de graves inquiétudes s’élèvent quant à l’utilisation non autorisée qu’elles font de la force et de la possibilité de qu’elles provoquent des conflits entre civils.

Expansion du règne colonial

Tandis que Ben-Gvir joue au pyromane à l’intérieur des frontières israéliennes, son partenaire Bezalel Smotrich, le représentant des colons juifs extrémistes au gouvernement, a lâché la bride de son électorat dans la Cisjordanie occupée. L’accord de coalition a octroyé à Smotrich le poste de ministre des Finances et celui de responsable de l’Administration civile et de la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), les deux organismes qui encadrent toute la vie civile de la zone C de la Cisjordanie [sous contrôle total d’Israël, NDLR]. Il a également été autorisé à établir un nouveau corps civil dénommé « administration des implantations », qui est responsable de tous les aspects de la vie dans les implantations où prévalait jusqu’alors la juridiction militaire. Ce remaniement administratif ouvre discrètement la voie à une annexion de facto des colonies.

Depuis le 7 octobre, Smotrich fait pleinement usage des responsabilités qui lui ont été confiées afin de promouvoir un nettoyage ethnique et l’expansion des implantations en Cisjordanie. Dès avril, 2024 s’établissait déjà comme une année record en matière de déclaration de territoires occupés comme « terres publiques », c’est-à-dire de futures zones de construction des implantations. De nouveaux records ont également été battus en matière de taux d’approbation de plans de nouveaux bâtiments et de tentatives de légaliser rétroactivement des maisons et des avant-postes illégaux, y compris sur des terres détenues à titre privé par des Palestiniens. Vingt-quatre nouveaux avant-postes ont été construits depuis le début de la guerre et des dizaines de nouvelles routes asphaltées.

La violence des colons contre les Palestiniens atteignait déjà des sommets avant le 7 octobre et n’a fait que s’intensifier depuis lors, bénéficiant souvent de la protection, sinon de la participation active, de la police et de l’armée. Près de 1.000 attaques violentes ont été signalées cette année, y compris des attaques impliquant des centaines d’émeutiers, contre au moins trente et un Palestiniens. Des militants rapportent que le recrutement de nombreux colons dans les rangs des réservistes rend impossible de discerner les colons des soldats, et les attaquants bénéficient d’une immunité quasi complète. Alors que la guerre fait rage à Gaza, dix-neuf communautés de bergers de la vallée du Jourdain ont été expulsées et dépossédées de leurs terres.

Animalisation des Palestiniens

La haine et la déshumanisation dont les Palestiniens font actuellement les frais sont sans précédent – même au regard de la longue histoire guerrière d’Israël. À de notables exceptions, les réactions publiques au massacre, à la famine et à la terreur subies par les Gazaouis vont du haussement d’épaules à l’appel au meurtre. Les dirigeants israéliens ont effectués des centaines de déclarations génocidaires, ainsi que l’ont documenté la Cour internationale de justice ou un récent rapport d’Amnesty International. Récemment encore, le ministre Smotrich déclarait qu’il pourrait être « justifié et moral » d’affamer les deux millions d’habitants de la Bande de Gaza.

Dans la conscience israélienne, la Bande de Gaza existe comme un territoire fantôme.

À ce processus de déshumanisation, le 7 octobre a servi de catalyseur ; mais pas de déclencheur. Il résulte plutôt de décennies d’embargo et de siège, au cours desquelles Israël s’est arrogé la supervision de tous les pans de la vie à Gaza. Dans la conscience israélienne, la Bande existait comme une sorte de territoire fantôme : un endroit où régnait censément le mal absolu, mais dont personne ne savait rien, et avec lequel il ne pouvait y avoir aucune communication.

Cette déshumanisation est renforcée par les médias dominants en Israël. Les agences de presse ont systématiquement étouffé les rapports faisant état des souffrances civiles à Gaza, la plupart ne citant d’autre source que les Forces de défense israéliennes (FDI) elles-mêmes. À l’exception d’une poignée d’agences indépendantes et de rapports occasionnels dans Haaretz (quotidien isréaëlien de gauche, ndlr), les Israéliens ne sont pas exposés aux images et aux rapports éprouvants auxquels l’ensemble du monde a accès. Comme l’a récemment fait remarquer la journaliste Hagar Shezaf, les FDI empêchent les journalistes non accompagnés d’accéder à Gaza. Un moyen de s’assurer de l’alignement de la couverture médiatique sur leur récit. Le gouvernement a aussi mis un terme aux opérations d’Al Jazeera en Israël, restreignant plus encore les sources accessibles au public.

Ce blackout médiatique rend une large partie des Israéliens inconscients de la dévastation qu’ils infligent, et aveugles aux complexités de la société palestinienne. Les Palestiniens et leurs alliés sont perçus par une fraction croissante des Israéliens comme obnubilés par le massacre des Juifs, à Gaza, en Cisjordanie et même sur les campus américains. Les implications de cette propagande sont claires : seule l’option militaire permettra de protéger les Israéliens contre un nouveau 7 octobre.

Une « Sparte juive » en Méditerranée orientale

L’année 2024 a vu la militarisation sans fin d’une société déjà largement régie par les forces armées. Une Sparte juive en Méditerranée orientale, guidée par Dieu dans une croisade perpétuelle contre les Arabes : cette vision d’Israël, promue par la droite religieuse, est à présent accueillie à bras ouverts.

Selon le récit militaire dominant autour du 7 octobre, Israël a trop longtemps reposé sur une « petite armée intelligente », fondée sur une technologie de pointe, des services de renseignement experts et une force aérienne de haute volée. Avec l’attaque du Hamas, les experts militaires ont embrassé un nouveau consensus : il faut plus d’armes et plus de tanks pour défendre les frontières et superviser l’occupation. Cette expansion permanente des forces armées dans un pays relativement petit n’est pas sans implications sociales majeures.

Une telle militarisation nécessiterait d’étendre le service militaire masculin. Les chiffres relevés par les médias font état d’une extension du service militaire obligatoire de trois à quatre ans et d’un service de réserve portée jusqu’à 100 jours par an. La généralisation de la conscription à aux Juifs orthodoxes, qui en sont pour le moment exemptés, devient à présent une question brûlante.

En d’autres termes, Israël se prépare à un état de guerre permanent. Donc à une économie de guerre permanente.

En d’autres termes, Israël se prépare à un état de guerre permanent. Donc à une économie de guerre permanente. L’augmentation des investissements dans l’armée (dans les systèmes d’armes, l’entraînement, le personnel etc.) se fera au détriment des services sociaux. En outre, l’importance croissante du service militaire influera directement sur la productivité du pays, les soldats ne produisant pas de valeur économique.

Ces coûts directs ne constituent que l’effet immédiat de la transformation d’Israël en une nouvelle Sparte. L’ampleur de la destruction de Gaza, la dimension génocidaires des bombardements sur la bande, risquent de faire d’Israël une nation paria, malgré le soutien sans failles des États-Unis et quelques supplétifs. L’économie israélienne, fortement intégrée dans la mondialisation, tirée par une secteur de pointe, ne peut survivre longtemps à l’isolement. Israël devra mettre les bouchées doubles sur la cybersécurité, l’armement et l’extraction des gaz naturels pour maintenir un niveau de PIB comparable à celui de la moyenne des pays occidentaux. Et même si l’économie de guerre parvient à tenir, les niveaux de vie des citoyens demeureront incomparables avec ceux auxquels ils s’étaient accoutumés ces dernières décennies.

Face à ce tableau bien sombre, de nombreux Israéliens qui en ont la possibilité et les moyens – une expertise professionnelle et un passeport étranger – sont en train de quitter le pays. Qu’ils soutiennent ou non la guerre, ils ne veulent pas vivre dans un État militariste. La tendance est particulièrement marquée dans les secteurs qu’Israël doit faire perdurer, pour la viabilité de son économie : haute technologie, université, médecine. Alors que les barrières qui séparent Israël du reste du monde ne cessent de croître, l’exode est déjà en cours.

Opposition de façade à Benjamin Netanyahou

Face au traumatisme de la société, à la militarisation du paysage public et l’avalanche de politiques antidémocratiques, l’opposition au gouvernement de Netanyahou a échoué à fournir une réponse audible. Si les critiques de la gestion de la guerre par le gouvernement se multiplient, seule une faible majorité s’élève contre la guerre elle-même.

Ce n’est pas que la colère contre le gouvernement de Netanyahou ne soit pas réelle. De vastes pans de la société le tiennent pour responsable de l’échec à prévenir le 7 octobre, et de l’abandon des otages et des régions du nord de l’Israël. Lors de manifestations de grande ampleur organisées au cours de l’année écoulée (tout particulièrement suite au meurtre de six otages en août), les manifestants brandissaient des pancartes qualifiant Netanyahou et ses ministres de meurtriers. Il ne s’agissait cependant pas de leur reprocher l’assassinat de plus de 41.000 personnes à Gaza, mais leur refus de signer un accord de cessez-le-feu qui aurait pu sauver les otages.

La gauche radicale israélienne marginalisée qui participait à ces manifestations dans le bloc « anti-occupation », représentée à la Knesset par le parti palestino-israélien Hadash, a tenté de lier le sort des otages à celui des Gazaouis, qui souffrent les uns comme les autres de la guerre. Mais l’amère vérité est qu’une majorité écrasante accepte largement le récit selon lequel seule une intervention militaire peut rétablir la sécurité.

Yair Lapid, le dirigeant de l’opposition, a récemment changé de ton en appelant explicitement à cesser la guerre, mais il s’est retrouvé en minorité. D’anciens généraux comme Benny Gantz ainsi que l’homme fort de la droite Avigdor Lieberman, tous très critiques de Netanyahou, proposent l’invasion du Liban. Un objectif que partage Yair Golan lui-même, figure de la gauche et opposant de premier ordre à Netanyahou. Gideon Sa’ar, autre dirigeant de l’opposition de droite, a récemment rejoint le gouvernement de Netanyahou en soutien à la campagne au Liban, augmentant ainsi largement les chances du gouvernement de se maintenir au pouvoir jusqu’à 2026.

Si la pression exercée par le mouvement de protestation a contribué à la libération de 105 otages dans les 15 premiers jours de novembre 2023, les manifestants se heurteront à un mur tant qu’ils échoueront à apporter une réponse aux questions politiques plus larges que la guerre a fait émerger. Toutes les parties en présence considèrent en effet que mettre un terme à la guerre constitue le prix à payer (ou non) pour le retour des otages – et non comme un objectif en soi.

Cette contradiction est particulièrement évidente dans une campagne récente pour le retour des otages, qui préconise de poursuivre ensuite les combats à Gaza. Cette idée, à la fois cruelle et irréaliste, constitue plutôt une tentative désespérée pour infléchir une opinion intoxiquée par les discours bellicistes. Elle sert cependant le dessein du gouvernement, qui peut facilement accuser les manifestants d’être irrationnels et défaitistes – et permet à Netanyahou de se présenter en « négociateur » face au Hamas et aux États-Unis. En échouant à remettre en cause le postulat fondamental des actions du gouvernement, l’opposition finit par les renforcer.

Une issue non militaire à la question palestinienne n’était pas au programme des principaux partis israéliens avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est moins le cas que jamais.

L’hésitation de l’opposition traditionnelle à appeler à un cessez-le-feu découle aussi de l’absence d’une vision politique alternative. Les Israéliens sont terrorisés par l’idée d’un retour à la normale pour Gaza. La plupart d’entre eux savent que la promesse « d’éliminer » le Hamas n’est pas réaliste, et que le maintien des forces militaires à Gaza et au Liban, sans parler de la reconstruction des implantations détruites, est synonyme d’une guerre sans fin.

Et pourtant, les principaux acteurs n’ont proposé aucune autre solution. Nombreux sont ceux qui critiquent Netanyahou parce qu’il autorise le Hamas à diriger l’enclave et à se renforcer, au détriment de l’Autorité palestinienne, mais aucun autre parti n’a envisagé une résolution alternative au conflit.

La déclaration de réconciliation signée entre le Hamas et le Fatah à Pékin en juillet dernier aurait pu constituer une ouverture pour une autre solution si Israël n’avait pas assassiné Ismail Haniyeh, considéré comme un modéré au sein du Hamas, la semaine suivante. La perspective d’un gouvernement d’unité palestinienne qui superviserait conjointement la reconstruction de Gaza avec le soutien de la communauté internationale est de loin la meilleure. Des solutions concrètes qui permettraient de faire face à la situation à Gaza, de reconstruire, de lever le siège et d’ouvrir graduellement les frontières dans le respect d’accords régionaux, n’étaient pas inscrites au programme des partis dominants en Israël avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est moins le cas que jamais.

L’importance de la pression étrangère

Israël est pris en étau : peur de menaces extérieures d’un côté, fascisation de ses institutions de l’autre. La croyance fataliste en l’intervention militaire comme seule et unique solution possible enferme le pays dans une double impasse. La peur de Netanyahou et la propagande belliqueuse prospèrent sur ce terreau. L’intervention actuelle d’Israël au Liban et au Moyen-Orient a entraîné un rebond significatif du soutien apporté au gouvernement. Alors que la réussite militaire initiale de ces attaques a été saluée en Israël, elle est aussi synonyme de nombreux mois de guerre supplémentaires et du risque de voir reproduites les atrocités commises à Gaza, sans pour autant promettre d’avenir clair pour les Israéliens déplacés, qui ne pourront retourner chez eux qu’une fois des accords négociés.

Dans de telles conditions, les changements ont peu de chance de provenir de l’intérieur du système politique israélien. Si certains sont déterminés à poursuivre la lutte, la rupture traumatique que constitue le 7 octobre et les vagues successives de répression ont porté un coup fatal à la gauche et aux pacifistes, reclus dans la marginalité. Dans ce contexte, seule une intervention internationale décisive, débutant par un embargo sur les armes, peut stopper la guerre à Gaza et au Liban.

Sur le long terme, la pression internationale est indispensable pour forcer un changement au sein de la société israélienne. Cela implique que la fuite en avant belliciste et génocidaire du gouvernement actuel se paie au prix fort. Ce n’est qu’à cette condition qu’une force alternative émergera en Israël, capable de dire non à l’extrême droite, la militarisation de la société, l’épuration ethnique de la Palestine et l’embrasement de la région.

Note :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Piera Simon-Chaix.

Likoud et Hamas : comment le piège s’est refermé

© Joseph Édouard pour LVSL

Le 7 octobre dernier, Israël était frappé par l’attentat terroriste le plus important de son histoire. Derrière lui, le Hamas laissait des milliers de victimes civiles, directes et indirectes – morts et blessés, traumatisés et endeuillés. Une année durant, le gouvernement de Netanyahou devait méthodiquement pilonner et affamer la Bande de Gaza. Les forces armées israéliennes devaient se livrer à des tueries de civils à un rythme inédit pour le XXIè siècle, tandis que les dirigeants multipliaient les propos considérés comme génocidaires par la Cour internationale de justice (CIJ). À Israël comme à Gaza, le conflit renforçait les forces maximalistes. Tandis que le Hamas était concurrencé par des groupes armés plus radicaux – notamment le Jihad islamique -, Netanyahou se pliait à l’agenda d’une extrême droite suprémaciste. Ce renforcement mutuel n’est pas neuf. Il remonte en réalité à l’assassinat de Yitzhak Rabin. Les dirigeants israéliens, conscients que l’hégémonie du Hamas leur fournirait une justification pour refuser la création d’un État palestinien, ont contribué à le renforcer. Retour sur un sabotage méthodique des issues pacifiques.

[Les lignes qui suivent constituent la version rééditée d’un article déjà paru sur LVSL en octobre 2023 NDLR]

Si le mode opératoire terroriste du Hamas est à juste titre souligné par les médias occidentaux, son histoire est moins linéaire qu’il n’y paraît. Il est fondé en 1987 par le cheikh Yassine, un imam adepte du courant des Frères musulmans, afin de mener une lutte armée contre l’État d’Israël. Ce choix constitue un tournant pour le courant palestinien d’obédience frériste qui avait jusqu’alors rejeté l’option militaire. Ce dernier aspirait surtout à réislamiser la société palestinienne, dont il déplorait le trop fort degré de sécularité. L’opposition à l’occupation israélienne demeurait secondaire.

À mesure que la colonisation s’intensifiait, les Frères musulmans voyaient leur popularité chuter en Palestine. En leur proposant de rallier la cause nationaliste, le cheikh Yassine leur offrait un second souffle. Et en optant pour la voie armée, il fournissait un nouvel horizon aux déçus de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat.

Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Amos Oz ajoutait que le Hamas était « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ».

Tandis que celle-ci s’ouvre aux négociations avec Israël, le Hamas multiplie les attentats – et prend délibérément pour cible les civils israéliens. Alors qu’en 1988 l’OLP reconnaît à Israël le droit à vivre « en paix et en sécurité », le Hamas, fondé un an plus tôt, fait de son éradication l’objectif final. Et tandis que l’OLP, qui rassemble plusieurs organisations laïques (dont le Fatah dirigé par Arafat), souhaite dépasser les clivages confessionnels, le Hamas fait de l’Islam politique son étendard.

« Cauchemar dans le cauchemar » à Gaza

Les accords d’Oslo (1993-1995) marquent un tournant pour le Hamas. Autorités israéliennes et palestiniennes s’accordent alors sur le respect de frontières mutuelles. Mais tandis que leur application patine, que l’armée israélienne demeure dans les territoires occupés, le Hamas intensifie ses attaques pour torpiller les accords. Il bénéficie d’une base sociale qui ne fera que croître, à mesure que les engagements d’Oslo seront piétinés et que les affrontements avec Israël reprendront. Les bons scores électoraux du Hamas se succéderont, jusqu’à sa victoire aux élections législatives de 2006.

Côté israélien, la progression du Hamas donne du grain à moudre à la droite (dominée par le Likoud), prompte à qualifier de « terroriste » toute forme d’opposition à la colonisation. Déjà fragile, la confiance de la population à l’égard des processus de pacification s’érode davantage. Il faut dire que la stratégie israélienne n’était pas totalement étrangère à cette montée en puissance du Hamas. En 2006, le reporter Charles Enderlin en résumait la teneur dans Le Monde : « depuis trente ans, les dirigeants israéliens ont misé sur les islamistes pour détruire le Fatah » [NDLR : le principal mouvement de l’OLP].

Depuis les années 1970 en effet, les gouvernements successifs avaient fait le pari de soutenir les Frères musulmans palestiniens pour affaiblir l’OLP. Les premiers étaient tolérés, voire encouragés, tandis que la seconde était prohibée et réprimée. Dans un premier temps, ce choix pouvait s’expliquer par une mésestimation du danger représenté par la mouvance islamiste1. Mais cette orientation stratégique a perduré bien au-delà de la création du Hamas.

Wikileaks, câble 07TELAVIV1733_a du 13/06/07

En 2007, alors qu’une guerre civile sanglante déchirait le Hamas et le Fatah à Gaza, le chef des services secrets israéliens Amos Yadlin se déclarait « heureux » de la perspective d’une « conquête par le Hamas de la Bande de Gaza », qui « [permettrait] de la traiter comme un État hostile », ainsi que le rapporte Wikileaks. Durant les mandatures de Benjamin Netanyahou (au pouvoir de 2009 à 2019 puis à partir de 2022), ce soutien tacite au Hamas a continué, soulevant l’indignation répétée de la gauche israélienne.

Le Premier ministre a notamment autorisé, sans aucun contrôle, des transferts de fonds qataris et iraniens vers Gaza – autrement soumise à un blocus – qui ont directement alimenté la branche militaire du Hamas. Benjamin Netanyahou a défendu cette politique lors d’une entrevue à la Knesset, en des termes rapportée par plusieurs médias israéliens, dont Haaretz et The Times of Israël : « Quiconque s’oppose à la création d’un État palestinien devrait soutenir l’afflux de fonds vers Gaza, car la séparation entre l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et le Hamas à Gaza empêchera l’établissement d’un État palestinien. »

Au-delà de ces manoeuvres, la politique menée par le premier ministre israélien a contribué à empêcher tout rapprochement entre le Hamas (hégémonique à Gaza) et le Fatah (au pouvoir en Cisjordanie). En 2006, ce dernier refusait de reconnaître la victoire de son concurrent aux élections législatives. De violents affrontements s’en sont suivis : le Fatah a été évincé de la Bande de Gaza, tandis qu’il est demeuré au pouvoir en Cisjordanie (sous l’appellation « d’Autorité palestinienne »).

Le Hamas, maître à Gaza, est resté ouvert à une réunification des institutions palestiniennes, tant et si bien qu’en 2014 un pacte est entériné : l’Autorité palestinienne est rétablie dans ses fonctions sur la Bande, tandis qu’un gouvernement unitaire est instauré. Cet accord ne survit pas aux bombardements commandités par Netanyahou en juin, qui accuse le Hamas de la mort de trois adolescents israéliens enlevés dans la zone d’Hébron.

Cette nouvelle période de tueries signe la fin du rapprochement intra-palestinien. Ainsi que l’écrit le chercheur Jean-Pierre Filiu : « En cet automne 2014, le Hamas peut être reconnaissant à Netanyahou de l’avoir sorti d’une impasse qui aurait pu lui coûter son pouvoir sans partage dans la bande de Gaza. Les pilonnages féroces de l’armée israélienne ont en effet rendu sa légitimité à la “résistance islamique”2. »

Plus largement, ajoute-t-il, la cruauté du blocus imposé à Gaza accroît l’emprise de l’organisation sur la Bande : « le refus israélien de desserrer significativement l’étau du siège fait aussi le jeu du Hamas. Le contrôle sourcilleux des points de passage par Israël permet en effet au Hamas d’affecter prioritairement les secours ainsi chichement admis à sa propre clientèle de sympathisants3. » Le « cauchemar dans le cauchemar », ainsi que le qualifie un manifeste gazaoui en 2010, était amené à durer.

Le Likoud : conquête d’hégémonie et concessions à l’extrême droite

Quelques mois avant son assassinat, en novembre 1995, le Premier ministre Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Dans le New York Times, le poète israélien Amos Oz ajoutait que le Hamas était quant à lui « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ». La progression conjointe du Hamas et du Likoud n’ont en effet rien de fortuit.

Ce phénomène découle pour partie des échecs de la gauche israélienne, dont les deux principaux partis – le Parti travailliste et le Meretz – avaient fait de la réalisation des accords de paix une promesse phare. En 1992, ils obtenaient ensemble une majorité, légitimant le Premier ministre Yitzhak Rabin dans sa démarche. Le Parti travailliste, qui avait abandonné son programme social dans les années 1980, voulait y trouver un nouveau projet de société 4. À mesure que le processus traînait en longueur, les espoirs initiaux ont pourtant été douchés.

Les attentats du Hamas n’y sont pas étrangers. Dans le même temps, loin de mener à bien la démilitarisation des territoires occupés, Yitzhak Rabin demeure passif face au développement de nouvelles colonies en Palestine, tout comme les puissances occidentales impliquées dans le processus de paix. Une inaction interprétée depuis lors comme un blanc-seing pour les forces israéliennes favorables à l’intensification de la colonisation. Un cercle vicieux s’engage alors, renforçant le fatalisme de Palestiniens désabusés, ainsi que la sensation de vivre dans une citadelle assiégée côté israélien. L’assassinat d’Yitzhak Rabin par un ultranationaliste israélien ne fait que radicaliser une dynamique déjà en cours.

Un nouveau paradigme porté par la droite s’installe alors dans l’opinion publique : la paix n’apporte pas la sécurité. Il est confirmé par les élections législatives de 2006. Le Parti travailliste et le Meretz, sanctionnés pour leur campagne pacifiste, essuient une sévère défaite5. Deux ans plus tard, ni le Parti travailliste ni le Meretz ne dénoncent l’opération Plomb durci qui se traduit par des centaines de morts à Gaza… Le Parti travailliste, au pouvoir sans discontinuer jusqu’à la fin des années 1970 – puis à quelques reprises par la suite -, qui n’a gagné aucune élection législative depuis 2001, est alors condamné à une marginalité croissante. C’est désormais le Likoud qui donne le ton, parti traditionnel de la droite.

Dans un premier temps, Netanyahou parvient à canaliser ses alliés d’extrême droite, cherchant à maintenir un statu quo législatif tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse. Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive à leurs revendications.

Dans son sillage, des partis d’extrême droite, laïcs ou religieux, fleurissent de toutes parts. La mandature de Benjamin Netanyahou est l’occasion de leur accession à des postes ministériels. Dans les années 2010, ils n’étaient que des partenaires de peu d’importance, dont Netanyahou parvenait à canaliser les projets les plus radicaux. L’annexion des territoires palestiniens et l’instauration d’un régime officiel d’apartheid sans égalité juridique entre Palestiniens et Juifs étaient réclamées par plusieurs d’entre eux, mais n’aboutissaient pas. Dans un premier temps, Netanyahou cherchait à maintenir un statu quo législatif, tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse.

Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive aux revendications des partis d’extrême droite, dont il nécessitait le soutien – et graduellement détruit les garanties d’égalité juridique entre Juifs et Palestiniens. La « Loi sur le peuple juif », qui accorde à la majorité juive le droit exclusif de propriété sur l’État d’Israël, est de nature suprémaciste. Le texte dispose que « l’État considère le développement d’implantations juives comme une valeur nationale et fera en sorte de l’encourager et de le promouvoir ». En d’autres termes, elle réduit à néant les droits de propriété des Palestiniens, déjà d’une extrême fragilité. Et elle fournit un blanc-seing aux expropriations et actions terroristes des colons israéliens en Cisjordanie.

Les autorités israéliennes, qui régissent juridiquement la Cisjordanie, ont mis en place un système de permis de construire. Toute propriété palestinienne qui n’en dispose pas peut légalement être détruite. Dans de nombreuses zones, il est de toutes manières impossible d’obtenir un permis de construire pour les Palestiniens.

Entre janvier et octobre 2023, ce ne sont pas moins de 650 structures où vivaient environ 750 Palestiniens qui ont été démolies par Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem. Et cette année, des centaines de Cisjordaniens ont été assassinés au cours de ce processus de colonisation.

Quand le Parti sioniste-religieux impose son agenda

Le retour de Netanyahou fin 2022 marque le point d’orgue de cet alignement du Likoud sur l’extrême droite. Évincé en 2021 par une coalition hétéroclite, il a formé en décembre 2022 un nouveau gouvernement avec trois partis juifs orthodoxes, le Parti sioniste-religieux, le Judaïsme unifié de la Torah et le Shas. Malgré leurs différences, ils partagent une vision suprémaciste et fustigent le sécularisme de l’État et de la Cour Suprême, à rebours des principes de l’État de droit – séparation des pouvoirs et limitation du religieux – sur lesquels Israël a été fondé. Pour la première fois, le concours de ces trois partis de l’ultra-droite religieuse a suffit au Likoud pour constituer une coalition. Et leur premier acte a consisté à soutenir un projet de loi restreignant les pouvoirs de la Cour Suprême, dernière institution à pouvoir garantir, en dernier recours, le respect du droit et des libertés fondamentales.

Les manifestations massives qui se sont constituées en opposition à ce projet témoignent de l’attachement d’une partie importante de la société israélienne à l’État de droit. Ainsi, le 21 janvier 2023, 130 000 personnes défilaient contre le projet à Tel-Aviv, pour le troisième acte d’un mouvement d’une ampleur rarement vue dans le pays. La contestation s’est étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’État : des hauts fonctionnaires, d’ordinaire sur la réserve, se sont prononcés contre la réforme, à l’image d’une centaine de diplomates. Au terme de cette mobilisation, l’entrée en vigueur du projet de loi est toujours retardée, bien que certaines de ses clauses aient été adoptées par le Parlement durant l’été.

Dans le même temps, la situation se détériorait en Cisjordanie. Si les réformes illibérales de Netanyahou ont suscité une vive opposition au sein de la société israélienne, il n’en a pas été de même pour la question palestinienne. Pourtant, la nouvelle coalition atteignait – sur cette question également – un degré inédit de radicalité. Deux des trois partenaires du Likoud adhèrent notamment au courant « sioniste religieux » (et notamment le parti éponyme) qui, contrairement à l’orthodoxie traditionnelle, associe sa pratique confessionnelle à l’horizon d’une conquête territoriale pour le seul « peuple juif ».

Différentes représentants du Parti sioniste-religieux se sont illustrés par des propos suprémacistes et des appels au massacre. Fin 2021, alors qu’il n’était pas encore ministre de la Sécurité nationale, Iatmar Ben Gvir brandissait un pistolet dans le quartier de Cheikh Jarrah (Jérusalem-Est), à majorité palestinienne, et sommait la police de faire feu sur des lanceurs de pierres.

Belazel Smotrich, président du Parti sioniste religieux et actuel ministre des Finances, préconisait quant à lui de permettre aux militaires israéliens d’abattre des enfants palestiniens qui leur lanceraient des pierres. Commentant un incendie criminel qui avait conduit à la mort de trois Palestiniens dans le village de Douma, Smotrich a également déclaré que qualifier de tels actes de « terroristes » causerait une « atteinte mortelle et injustifiée aux droits humains et civils ».

Sur le plan législatif, le Parti sioniste-religieux a conditionné sa participation par le vote de mesures visant l’annexion des territoires occupés à moyen terme – et un durcissement des relations avec les autorités palestiniennes. En réponse à une résolution de l’ONU (votée le 30 décembre 2022) exigeant une enquête de la Cour internationale de justice quant à la légalité de l’occupation israélienne, le Parti sioniste-religieux a requis des mesures visant à asphyxier financièrement la Cisjordanie. Israël a ainsi ponctionné une partie des revenus sur les taxes qu’il prélève pour le compte de l’Autorité palestinienne – celle-ci n’ayant pas le contrôle de sa fiscalité.

Cette opération intervient à un moment critique pour une Autorité palestinienne désavouée par sa population, au bord de la révolte. D’ordinaire, le gouvernement israélien renfloue l’Autorité palestinienne lorsqu’il craint un effondrement social ; cette fois, il a au contraire effectué un tour de vis supplémentaire.

Le Hamas et la surenchère jihadiste

Le processus de réconciliation entre le Hamas et le Fatah n’ayant abouti, la Palestine ne dispose d’aucune représentation unifiée. L’Autorité palestinienne présidée par Mahmoud Abbas demeure en théorie l’organe politique chargé d’administrer les territoires, mais elle souffre d’un manque cruel de légitimé. Et pour cause : aucune élection, ni de son président, ni de son assemblée, ne s’est tenue depuis 2009 pour le premier et 2006 pour la seconde.

Le Hamas est concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux qui ont désapprouvé ses tentatives d’institutionnalisation au début des années 2000.

Contrairement au Hamas, l’Autorité palestinienne (instaurée par les accords d’Oslo I et II, en 1993 et 1995) est largement reconnue par les instances internationales. Depuis 2013, elle siège à l’ONU comme observateur non-membre de l’institution. Elle mise sur des efforts diplomatiques et les ressources du droit international. À son actif, elle compte de nombreuses résolutions onusiennes en sa faveur, votées par une écrasante majorité d’États – bien peu respectées par Israël.

L’impuissance de l’ONU est martelée par le Hamas comme justification à son mode opératoire. Lui-même est cependant concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux. Ses tentatives d’institutionnalisation, au début des années 2000, ont été désapprouvées par les différents groupes islamistes de Gaza6. À partir de 2007, cette défiance dégénère en affrontements armés. Malgré la répression qu’il exerce sur ces ces groupes, le Hamas ne parvient pas à les empêcher de mener leurs propres actions contre Israël.

À l’encontre de la médiatisation occidentale du Hamas comme un mouvement terroriste parmi d’autres, il se trouve au cœur de conflits multiples avec des groupes islamistes hétéroclites. Certains lui reprochent une défense timorée de la cause palestinienne, tandis que d’autres, au contraire, s’en prennent à son discours nationaliste et à son caractère insuffisamment confessionnel. Ainsi, en mai 2015, le groupe État islamique à Jérusalem revendique la destruction du siège du Hamas à Gaza7.

Parmi les différents groupes armés opérant dans la Bande, il en est un qui se distingue : le Jihad islamique. Son discours radical trouve un écho auprès d’une jeunesse gazaouie désabusée par l’échec des négociations successives. À sa création en 1981, il poursuivait l’objectif de dépasser les clivages intra-palestiniens en réalisant une synthèse entre l’OLP, trop séculière à ses yeux, et les Frères musulmans, auxquels l’engagement nationaliste faisait défaut8. Un objectif proche de celui du Hamas – mais contrairement à celui-ci, le Jihad islamique déserte les élections et refuse par principe toute négociation avec l’État d’Israël. Présentant la voie armée comme seule valable, il capitalise sur l’institutionnalisation de son concurrent.

Le Hamas demeure en effet clivé entre une aile pragmatique et une autre, radicale. La première, qui ne refuse le dialogue ni avec Israël, ni avec le Fatah, souhaite mener à bien la réunification institutionnelle de la Palestine. C’est ainsi que le Hamas avait accepté le principe d’un gouvernement de coalition avec le Fatah en 2014 – que la reprise des affrontements avec Israël avait compromis. La concurrence représentée par le Jihad islamique a constitué un aiguillon qui a conduit le Hamas à renouer avec une ligne plus radicale. En Cisjordanie, le Jihad islamique tient un rôle similaire. Il a mené au printemps 2023 d’intenses combats contre Israël, tandis que le Hamas retenait ses troupes.

Comme le Likoud en Israël, le Hamas demeure le maître du jeu à Gaza. Mais comme le Likoud vis-à-vis de ses alliés de droite, il est conduit à faire des concessions permanentes à des mouvements plus radicaux – dans la méthode, la haine du camp adverse et la surenchère dans l’intégrisme religieux.

Cette montée en puissance du Hamas, du Likoud et de leurs alliés ne s’expliquerait pas sans prendre en compte la désécularisation de la politique régionale et des relations internationales. Les années 1980 constituent une période de confessionnalisation des mouvements nationalistes dans le monde arabo-musulman, comme en témoignent les rapprochements de la République islamique d’Iran et du Hezbollah libanais auprès du Hamas, perçu comme un allié naturel. Au tournant des années 2000, le Parti républicain des États-Unis devait faire du « choc des civilisations » un prisme d’analyse géopolitique, permettant de considérer Israël comme une enclave judéo-chrétienne dans une région islamique hostile. Un paradigme destiné à connaître un succès durable au sein d’une partie des élites européennes.

Notes :

1 Voir Charles Enderlin (2009), Le grand aveuglement : Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical, Paris, Albin Michel. L’auteur cite les rapports alarmistes des services secrets israéliens, et fait état de la manière dont ils ont été ignorés par les autorités.

2 Jean-Pierre Filiu (2014), « Gaza : la victoire en trompe l’œil du Hamas », Le Débat, 5, 182.

3 Ibid.

4 Denis Charbit (2023), « La gauche israélienne est-elle morte ? », La vie des idées (https://laviedesidees.fr/La-gauche-israelienne-est-elle-morte.html).

5 Samy Cohen (2013), « La « dégauchisation » d’Israël ? Les paradoxes d’une société en conflit », Politique étrangère, 1.

6 Leïla Seurat (2016), « Le Hamas et les djihadistes à Gaza : contrôle impossible, trêve improbable », Politique étrangère, 3.

7 Ibid.

8 Khaled Hroub (2009), « Aux racines du Hamas, les Frères musulmans », Outre-Terre, 2, 22.

Occident : fin de l’hégémonie ? Mélenchon, Ventura, Bulard, Billion

© LHB pour LVSL

Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.

Retrouvez ci-dessous la captation vidéo de la conférence, et sur notre site les belles feuilles du livre de Christophe Ventura et Didier Billion ainsi qu’un entretien avec Jean-Luc Mélenchon où il est question de ces enjeux internationaux.