Accord mondial ou action unilatérale ? Comment taxer les multinationales ?

Formulaire fiscal. © Kelly Sikkema

Certains voudraient faire de la taxation des multinationales quelque chose d’impossible, du moins sans un certain consensus international. Pourtant, de nombreux économistes nous disent le contraire. Si l’on veut, l’on peut taxer les multinationales, et ce au niveau uniquement français s’il le faut. Ce devient une urgence économique des plus pressantes à l’heure de l’explosion des bénéfices des entreprises multinationales, que l’on se doit d’appréhender pour ce qu’elles sont : des gangsters de la fiscalité.

Le « triomphe de l’injustice fiscale »

Faisons un point sur la situation fiscale des multinationales en France. Depuis 50 ans, une double logique a conduit à une baisse brutale du taux auquel elles sont effectivement imposées. Disons le plus clairement : les multinationales sont au dessus des lois. Cet hold-up fiscal devient extrêmement préoccupant à l’heure où le CAC 40 verse 100 milliards d’euros à ses actionnaires en 2023, via de juteux dividendes ou rachats d’action. Ce manque à gagner fiscal touche en premier lieu le contribuable. Mais il touche aussi, voire surtout, les TPE (Très Petites Entreprises), les PME (Petites et Moyennes Entreprises) et les ETI (Entreprises de taille intermédiaires) qui n’ont pas les mêmes possibilités d’optimisation fiscale. Elles subissent donc une concurrence injuste et déloyale de la part des multinationales.

La première logique, la plus scandaleuse, est tout simplement celle de la fraude fiscale. En 1975, la fraude fiscale des firmes multinationales était quasiment nulle. Aujourd’hui, on estime que c’est plus de 10 % des revenus de l’impôt sur les sociétés qui sont perdus à cause de la fraude fiscale. Cela représente dans le cas de la France un manque à gagner direct de presque 10 milliards d’euros. Ainsi, Apple a dans les faits payé pour ses bénéfices dans l’Union Européenne le taux ruineux de 0,005 % d’impôts en 2014, avec la bénédiction de l’Irlande. Apple n’est qu’un exemple parmi d’autres : « Aujourd’hui, 40% des profits des multinationales sont délocalisés chaque année vers des paradis fiscaux », selon l’économiste Gabriel Zucman, les entreprises américaines étant évidemment les championnes en la matière.

La deuxième logique est plus perverse. Cette fraude fiscale, intrinsèquement liée à la libéralisation financière de la mondialisation, se couple et se recoupe avec une logique de concurrence fiscale internationale particulièrement féroce. Au delà de la fraude pure et dure fondée sur une délocalisation des profits, certains pays (l’Irlande par exemple, qui joue sur tous les tableaux de l’enfumade fiscale) baissent leurs taux d’imposition sur les sociétés (avec un taux marginal d’imposition de 12,5 % -en théorie- pour l’Irlande, avant 2024) afin d’attirer de l’activité réelle. Tout aussi dévastatrice pour l’économie, voire plus car elle correspond à une délocalisation de l’activité économique et pas uniquement des bénéfices, cette concurrence fiscale internationale est toutefois légale et rendue très aisée par la mondialisation financière. C’est encore plus vrai au sein de l’Union Européenne où la libre-circulation des capitaux est défendue bec et ongles par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Le prix d’une telle concurrence fiscale est difficile à quantifier, car il n’est pas aisé de construire un contrefactuel permettant d’estimer les mouvements des entreprises en fonction de l’intégration financière. Le bon sens laisse toutefois à penser qu’il est énorme.

Cette concurrence fiscale internationale légale est rendue très aisée par la mondialisation financière. C’est encore plus vrai au sein de l’Union Européenne où la libre-circulation des capitaux est défendue bec et ongles par la Cour de Justice de l’Union Européenne.

Ces deux tendances, qui coûtent déjà très cher, ont conduit la plupart des pays du monde à baisser leurs impôts sur les sociétés, dans une course au moins-disant. Ainsi, le taux marginal de l’impôt sur les sociétés en France, c’est-à-dire la tranche la plus haute, est passé de 50 % dans les années 70 à 25 % depuis le premier quinquennat Macron. Dans tous les pays développés, ce taux marginal a été peu ou prou divisé par 2 en quarante ans. La concurrence fiscale exerce une pression à la baisse sur la fiscalité des entreprises, ce qui constitue un énorme manque à gagner fiscal, nécessairement compensé par de plus forts impôts sur les particuliers. Cela pèse, et lourdement, sur le pouvoir d’achat des ménages. C’est du gâchis, tant les bénéfices pharaoniques des multinationales opérant en France ne demandent qu’à être taxés. De plus, l’impuissance à récolter les impôts remet en cause la notion même d’État-nation, tant la capacité à lever l’impôt est un principe autant caractéristique que fondateur de la souveraineté.

D’aucuns présentent cette émasculation fiscale comme étant inévitable, voire comme étant un mal pour un bien selon le principe religieux du « ruissellement ». La capacité des États à retrouver des capacités de taxation raisonnables est primordiale. En effet, si les multinationales ne paient rien ou presque rien, c’est forcément le contribuable moyen qui hérite de l’addition. Ce n’est évidemment ni juste ni soutenable, et ce d’autant plus que conjointement à cette baisse de l’impôt, les multinationales sont de plus en plus subventionnées, avec le cas extrême de Sanofi qui a touché plus d’un milliard de Crédit Impôt Recherche sur les 10 dernières années.

Il serait pour le moins démagogique d’avancer qu’il est facile de taxer les multinationales. Mais ce n’est pas facile non pas parce que les États sont réellement impuissants à le faire, mais parce qu’ils abandonnent leur puissance à le faire. Pire, dans le cas des États-Unis ou de la Chine par exemple, c’est parce qu’ils utilisent le pouvoir étatique pour favoriser la fraude fiscale de leurs grands groupes. Pour inverser la tendance, deux cas de figure sont à appréhender. Le premier est celui d’une hypothétique coopération internationale quasi-unanime, où tous les États ou presque voudraient de bonne foi plus taxer les multinationales. Le deuxième est unilatéral.

L’échec programmé de la perspective mondiale 

Certains libéraux tentent de faire croire, non sans un certain succès, que seul un alignement des planètes permettrait de taxer les multinationales comme on le souhaiterait. Il faudrait dans cette perspective que la quasi totalité des États se mettent d’accord sur cette nécessité, ce qui, évidemment, a peu de chances d’arriver, en témoigne l’accord sur la taxation des multinationales de l’OCDE datant de 2021

Annoncé en grande pompe à l’automne 2021, l’accord multilatéral porté par l’OCDE s’est révélé pour le moins décevant. Il faut dire en premier lieu que l’ambition était modeste. Plus précisément, si Biden avait initialement proposé un taux de 21 % des bénéfices, l’Europe et le Congrès Américain ont fait pression à la baisse (Bruno Le Maire, alors Ministre de l’Économie, proposant même un taux ruineux de 12,5%). Avec un taux finalement très faible (15%), proche de celui de l’Irlande (12,5%), cet accord avait comme principal objectif affiché l’harmonisation, en fixant un taux permettant d’éviter le dumping fiscal le plus outrancier, sans pour autant donner de véritable marge de manœuvre fiscale aux États qui le souhaiteraient. Mais même cet objectif au rabais ne sera jamais concrétisé. En effet, les États-Unis ont, une fois n’est pas coutume, signé un accord qu’ils n’ont pas ratifié (et qu’ils, selon toute vraisemblance, ne ratifieront probablement jamais). Ils ont donc demandé un délai ; l’accord était censé rentrer en vigueur en 2024, les autres États signataires ont accepté de décaler l’application de la plupart de ses dispositions à 2026. La facilité avec laquelle les États-Unis ont obtenu que l’application de l’accord soit décalée met sérieusement en doute la pensée que les États signataires ont vraiment l’intention et la volonté de l’appliquer réellement un jour.

Annoncé en grande pompe à l’automne 2021, l’accord multilatéral porté par l’OCDE s’est révélé pour le moins décevant.

Au delà même de sa non-application probable, l’accord était avant tout esthétique pour ne pas dire cosmétique tant, derrière l’annonce, les astérisques de l’accord prévoyaient, voire programmaient, son inefficacité, au point où des paradis fiscaux comme les îles Caïman l’ont signé. Ainsi, « l’exonération pour substance » (carve-out substance) prévoit que 10 % des activités de chaque multinationale ne soient pas pris en compte dans l’application de l’accord. Plus grave encore, l’accord ne prévoit rien contre les subventions aux entreprises. Autrement dit, les îles Caïman ne devraient plus, si l’accord venait à être appliqué, pouvoir taxer à taux 0 les multinationales américaines. Par contre, elles auraient totalement le droit de les taxer à 15 % puis de redonner les mêmes 15 % aux entreprises d’une manière ou d’une autre. Ce talon d’Achille de l’accord le vide de tout intérêt. En effet, mêmes si les subventions aux entreprises sont en principe interdites par les règles du commerce international, il y a longtemps que l’OMC ne joue plus aucun rôle pour intervenir. Plus coriace historiquement, l’Union Européenne a elle aussi clairement montré son intention d’être plus souple en la matière, après le Inflation Reduction Act agressif des États-Unis de 2022. Toujours est-il que ces deux aspects rendent l’accord inutile. Blague, fiasco, mascarade ? Les qualificatifs ne manquent pas pour caractériser cet accord qui a eu pour unique objectif et malheureusement pour unique effet de faire croire que les pays de l’OCDE voulaient sérieusement lutter contre la délocalisation fiscale, croyance vite déçue.

L’approche unilatérale de la taxation

L’approche multilatérale mondiale étant à exclure, il reste à appréhender le cas où quelques États (le Brésil, l’Espagne, la Grèce et même le Royaume-Uni peuvent être des alliés intéressants dans cette perspective) souhaiteraient plus taxer les multinationales. Le raisonnement est le même dans le cas où la France seule, ou un quelconque autre pays, déciderait de s’y mettre. Le principe d’une taxation des multinationales est finalement assez simple. Il suffit en fait de revenir à la manière dont elles sont en principe taxées et à comment elles évitent cette manière de payer.

L’impôt sur les sociétés porte sur le bénéfice des entreprises. Or, certaines multinationales ne déclarent aucun bénéfice en France mais la quasi-totalité en Irlande, au Luxembourg ou au Pays-Bas. Évidemment, ce n’est pas parce qu’Apple ou Google ne sont pas rentables en France et extrêmement rentables dans les pays à faible taxation, mais parce qu’ils délocalisent leurs bénéfices. Comment le font ils ? Ils utilisent une arme que seules les multinationales ont dans leur arsenal, celle des prix de transferts. Le principe est simple mais vicieux : lorsque la filiale irlandaise facture la filiale française, elle lui fait payer un prix exorbitant et totalement déconnecté du service effectivement rendu, de manière à équilibrer parfaitement les comptes de la filiale française, qui n’est donc pas redevable de l’impôt sur les bénéfices. La multinationale peut donc déclarer l’intégralité de ses bénéfices dans les pays à faible taxation, comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. C’est par ce biais-là que les entreprises transnationales esquivent l’impôt sur les sociétés d’une manière qui n’est pas accessible aux entreprises nationales, qui par définition n’ont pas de filiale dans les pays à faible taxation.

Il suffit donc, dans le cas des multinationales, de prendre un autre critère que le bénéfice pour les taxer, sous réserve que leur bénéfice mondial soit strictement positif. Il s’agit de prendre en compte le nombre d’employés, la quantité de capital ou le chiffre d’affaires (ou une pondération des trois) pour taxer ce qui n’aurait pas été taxé à l’étranger, en fonction de l’activité sur le territoire français. Explicitons le mécanisme par un exemple : imaginons qu’une entreprise américaine réalisant 10 % de son activité en France délocalise ses bénéfices dans un pays où l’impôt sur les sociétés n’est que de 5 % au lieu des 25 % français. La France pourrait lui demander de régler 2 % de ses bénéfices mondiaux en impôts, correspondant aux 10 % (part de la France dans l’activité de la multinationale) du différentiel de 20 points d’imposition que l’entreprise a évité en défiscalisant.

Cet audacieux principe, proposé entre autres par Gabriel Zucman (considéré comme le meilleur jeune économiste du monde), a l’énorme mérite d’éviter aux administrations fiscales de se questionner sur la légitimité des prix de transferts pour sanctionner les abus, qui sont extraordinairement complexes du fait des montages opérés par les avocats fiscalistes des multinationales, exploitant les moindres failles juridiques françaises ou européennes.

Ce nouveau moyen pour taxer les multinationales s’appuie sur le concept d’extraterritorialité du droit, qui consiste à sanctionner en France un délit commis à l’étranger. Ironie du sort, cet outil est un classique de la guerre économique des États-Unis.

Ce nouveau moyen pour taxer les multinationales s’appuie sur le concept d’extraterritorialité du droit, qui consiste à sanctionner en France un délit commis à l’étranger. Ironie du sort, cet outil qui servirait ici à s’attaquer aux abus des multinationales américaines est un classique de la guerre économique agressive des États-Unis. D’ailleurs, le principe est déjà présent dans l’accord de 2021 sur la taxation des multinationales, ce qui le rend, malgré ses énormes limites, novateur.

A quand un 4 août de la taxation des multinationales ?

Les libéraux aimeraient propager l’idée que s’il est en théorie possible de taxer plus les multinationales de manière unilatérale, la mise en pratique est plus délicate. Pourtant, avec la recette préalablement évoquée, le parlement britannique a passé en 2015 ce qui a vite été surnommé une « taxe Google » : un taux à 25 % sur les bénéfices délocalisés des multinationales opérant au Royaume-Uni, ce qui fait jouer tous les mécanismes préalablement décrits pour taxer effectivement les multinationales. La mise en place pratique de cet impôt s’intéressant non plus aux bénéfices mais au montant de l’activité des multinationales n’a toutefois pas vraiment eu lieu, même si elle a poussé Google, par exemple, à trouver un accord à l’amiable avec le fisc britannique quant à ses bénéfices délocalisés. Les conservateurs britanniques n’ont pas voulu pousser la logique jusqu’au bout et ont surtout réalisé cette taxe à des fins d’annonce, pour mettre la pression sur les multinationales et les pousser à négocier d’une part, pour faire croire à l’opinion publique qu’elle s’intéressait à la justice fiscale, en pleine période électorale, d’autre part. Il serait grand temps de s’inspirer de telles mesures, de les généraliser, et surtout de les appliquer ou du moins de les utiliser pour gagner le bras de fer avec les multinationales et récupérer le manque à gagner fiscal.

Évidemment, la mise en place pratique demande beaucoup de finesse diplomatique et de courage politique. La réponse rationnelle des États concernés serait d’augmenter leurs taux d’imposition puisque de fait leurs cadeaux fiscaux ne seraient plus efficaces, engageant une logique de mieux-disant fiscal plutôt que de concurrence acharnée. Il y a fort à parier, toutefois, qu’avec Trump aux manettes, la riposte américaine s’éloigne de cette rationalité et que les États-Unis menacent d’augmenter leurs barrières douanières pour compenser une nouvelle baisse des impôts des super-riches et des multinationales. Cela impacterait les exportations françaises, mais cela ne change en rien le fond du problème et puisque Trump menace déjà de guerre commerciale, la question de la taxation des multinationales peut servir d’outil puissant et convaincant lors des négociations avec la Maison Blanche. Or, la France a les outils pour taxer lesdites multinationales.

La logique peut-être poussée plus loin pour faire face aux moyens détournés de défiscaliser. Interdire l’accès au marché français peut être un levier intéressant, par exemple pour faire face aux subventions publiques, violations flagrantes des règles du commerce international et moyen caché de ne pas pas payer d’impôts. De manière générale, l’expulsion, voire l’expropriation, des multinationales ne respectant pas les règles est un tabou politique qu’il faudrait lever, car correspondant à une potentialité économique. Le cas des multinationales occidentales en Russie, qui ont dû quitter précipitamment le pays suite aux sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine, montre que des entreprises nationales peuvent très vite venir remplacer les groupes étrangers.

En définitive, si la question de la taxation des multinationales pose des défis politiques certains, il est fallacieux de considérer que c’est une impossibilité économique. L’intégration financière mondiale autour d’un hypothétique accord international est quant à elle un vœu pieux, étant donné qu’il y aura toujours suffisamment d’États prêts à jouer le rôle de paradis fiscaux. De la même manière que les États ont fait le choix de ne plus taxer ces entreprises, ils ont de la marge de manœuvre pour les assujettir à l’impôt de nouveau s’ils le souhaitent. À quand un 4 août relatif à la fiscalité des multinationales ?

Où vont les Pays-Bas ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Plus de six mois après les élections législatives, le royaume des Pays-Bas connaît l’une des plus grandes crises de confiance de ces dernières décennies et ne dispose toujours pas de gouvernement. Pourtant, à l’image de son Premier ministre libéral, Mark Rutte, alias Mister Teflon, allié d’Emmanuel Macron au sein des négociations européennes, rien ne semble perturber le paisible royaume. Ni son agriculture intensive et polluante, ni son économie et son système énergétique, parmi les plus gros émetteurs de l’Union européenne, ni même ses règles fiscales qui en font l’un des pires paradis fiscaux du monde. La « nation capitaliste par excellence », telle que nommée par Karl Marx dans le Capital, se rêve en modèle de société néolibéral. 

Il ne fait pas encore nuit en cette fin août qu’un bal incessant de breaks rutilants aux plaques oranje continuent de circuler le long de l’autoroute néerlandaise A16. Après des centaines de kilomètres parcourus, en France puis en Belgique, les lueurs vespérales de la ville de Bréda apparaissent au loin, enfin, précédées des clignotements des immenses éoliennes qui tapissent les vastes plaines agricoles du Brabant. Ces vacanciers néerlandais ont, comme pour 56% de leurs congénères, passés leurs vacances à l’étranger, dont 12% en France, deuxième destination derrière l’Allemagne, mais première durant la saison estivale1

Les moyens financiers des Néerlandais et des Pays-Bas – ne dites plus Hollande – demeurent conséquents. Quatrième puissance économique de l’Union européenne2, dix-septième au niveau mondial3, devant la Turquie ou l’Arabie saoudite, troisième de la zone euro en PIB par habitant4, derrière le Luxembourg et l’Irlande, mais devant l’Allemagne et la France, avec 40 160 € PIB/habitant, le royaume batave jouit, en dépit de la crise économique et sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19, d’une économie et d’une croissance robustes, avec une récession presque deux fois moindre que dans la zone euro en 2020 (-3,7%) et d’une reprise prévue à 3,3% du PIB pour 2021 et 20225. Quant aux Néerlandais, ils seraient le sixième peuple le plus heureux du monde en 2020, d’après le World Happiness Report 2021, mené sous l’égide de l’ONU. 

Ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète.

Aux yeux des dirigeants européens, les Pays-Bas incarnent un modèle parfaitement intégré au sein de la globalisation néolibérale tout en étant prétendument profitable à sa population. Albert Camus, dans La chute, écrivait : « Ce pays m’inspire d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par les brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et ailleurs. […] Vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. […] La Hollande n’est pas seulement l’Europe des marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux. »  

Derrière cette image d’Épinal, le royaume anhèle, soumis à une agriculture intensive, exportatrice mais particulièrement polluante ainsi qu’à des politiques environnementales qui font la part belle aux énergies fossiles. Le verzuiling, qui a régi la société, avec pour valeur fondamentale la tolérance – verdraagzaamheid – résiste de moins en moins à une extrême droite forte dans les urnes, très présente médiatiquement et se heurte aux pharisaïsmes de ses élites, ébranlées par des scandales à répétition, desquelles le premier d’entre elles, le Premier ministre libéral Mark Rutte, fait face depuis le début de l’année. Enfin, ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète, devant la Suisse et le Luxembourg, et d’un euro structurellement favorable aux pays du Nord exportateurs qui profitent des déboires économiques des pays du pourtour méditerranéen. Leurs multinationales et entreprises de haute technologie en sont les premières bénéficiaires. 

Une crise qui met fin à plus de dix ans de stabilité politique

Observateurs malicieux de la situation au sud de l’Escaut, où les négociations pour former un gouvernement prennent généralement plus d’un an, personne n’avait prévu la crise politique qui mine le royaume depuis maintenant six mois. Cela devait être pourtant une formalité pour Mark Rutte, inamovible depuis sa nomination comme chef du gouvernement néerlandais en 2010. Mister Teflon, comme le surnomme la presse néerlandaise, a abordé ses quatrièmes élections législatives, en mars 2021, avec un bilan très flatteur. En dépit de la pandémie et de l’instauration d’un couvre-feu, très vivement critiqué dans un pays qui conçoit les libertés individuelles comme un droit inaliénable, Mark Rutte a placé les Pays-Bas au centre du jeu politique européen et est devenu incontournable dans les négociations depuis le départ du Royaume-Uni. 

Le Premier ministre néerlandais a de fait pris la tête des pays frugaux et de la nouvelle Ligue hanséatique, aux côtés de l’Autriche, de la Suède et du Danemark lors des négociations sur le plan de relance européen ainsi que sur le budget européen pour 2021-2027. Sorti victorieux des négociations avec de nombreux rabais accordés aux Pays-Bas pour leur participation au budget européen ainsi que sur l’instauration d’un plan de relance moins ambitieux que prévu, Mark Rutte a pu vanter auprès des Néerlandais que l’on devait compter dorénavant avec les Pays-Bas au sein de l’Union européenne. 

Avec un gain d’un siège portant le nombre à 34 et une augmentation de son score avec 21,87% des suffrages exprimés, les élections législatives du 18 mars 2021 ont sans surprise offert une victoire large à Mark Rutte et à sa formation politique, le VVD (droite libérale), ainsi qu’à sa coalition. Historique : pour la première fois, un parti est arrivé en tête quatre fois de suite à des élections législatives aux Pays-Bas. Le bloc du consensus néolibéral, incarné non seulement par le VVD, mais également par le CDA, le parti démocrate-chrétien du ministre des Finances Wopke Hoekstra, le parti social-libéral D66, mais également le parti d’extrême-droite du Parti de la liberté (PVV) dirigé par Geert Wilders et d’autres petits partis comptabilise plus de cent sièges à la Chambre basse sur 150. La coalition sortante, qui comprend le VVD, la CDA, D66 et l’Union chrétienne dispose de 78 sièges pour former une majorité absolue à la Chambre basse, le seuil étant à 76 sièges. 

Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Mark Rutte.

Pourtant, un chambard est venu se fracasser sur les nouvelles ambitions de Mark Rutte. En 2018 a été dévoilé le scandale des toeslagenaffaire, celui des allocations familiales. De nombreuses familles, depuis le début 2014, ont été non seulement privées d’allocations mais ont été priées de rembourser une bonne partie de leurs versements auprès d’une administration très dure dans ses échanges avec les ménages. Ainsi, plus de 26 000 familles ont été concernés alors qu’elles respectaient les règles d’attribution des allocations. Un rapport, publié fin 20206, a considéré que le scandale était émaillé « d’injustices sans précédent » d’une part, et d’atteintes aux principes de l’État de droit d’autre part, en raison de l’obstruction des services fiscaux et des ministres successifs à dévoiler le contenu réel des dossiers. Voulant éviter un désaveu à deux mois des élections, Mark Rutte, qui parle d’une « tâche colossale », a présenté la démission de son gouvernement mi-janvier. C’est l’avocate néerlandaise d’origine espagnole, Eva Maria Gonzales, qui a défendu la plupart des familles. Ironie du sort, lorsqu’on se souvient des propos peu amènes du ministre des Finances Wopke Hoekstra sur « la mauvaise gestion espagnole et italienne » de la crise du coronavirus en mars 2020.

Si les Néerlandais n’ont pas semblé sanctionner le scandale, il en est tout autrement dans les négociations pour former un gouvernement d’après les sondages publiés dans la foulée. Une deuxième affaire a ébranlé les négociations relatives à la formation d’un nouveau gouvernement. L’affaire Omtzigt a éclaté fin mars alors que l’une des négociatrices en chef, la ministre de l’Intérieur Kajsa Ollongren, est sortie d’une réunion avec des notes indiquant que Mark Rutte réfléchissait à accorder un poste à Pieter Omtzigt, député CDA –  démissionnaire de son parti en juin – qui avait alerté sur le scandale des allocations. Autrement dit, le Premier ministre réfléchissait à faire rentrer dans le rang un député encombrant. Niant au départ ces allégations, Mark Rutte a fini par se rétracter. Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Rutte en avril, qui n’a pas été adoptée à seulement quelques voix. Depuis, le pays ne dispose toujours pas de gouvernement et il n’est pas certain que Mark Rutte soit reconduit dans ses fonctions tant son image est abîmée. Mariette Hamer, présidente du Conseil économique et social (SER), ancienne négociatrice pour la formation du gouvernement, a plaidé pour qu’un programme commun de coalition soit proposé conjointement par Mark Rutte et Sigrid Kaag, la leader du D66. De nouvelles négociations doivent reprendre à la rentrée, sans garantie de succès au vu du morcellement de la Chambre basse, qui compte dix-sept partis représentés. 

La gauche néerlandaise laminée et une droite extrême renforcée

Ce n’est sûrement pas la gauche progressiste qui pourra prétendre accéder aux plus hautes fonctions ministérielles, tant son score est historiquement bas. Ensemble, les cinq partis classés du centre-gauche à la gauche radicale recueillent 21,55%, soit moins que le score du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) de Mark Rutte. Avec 32 sièges, la marge de manœuvre du PvdA, le parti social-démocrate, du SP, les socialistes, des GroenLinks, les écologistes, le PvdD, le parti de défense des animaux et le BIJ1, de l’ancienne animatrice de télévision Sylvana Simons, se résume à la possibilité pour l’un d’entre eux, plus probablement les sociaux-démocrates et les écologistes, de former une coalition gouvernementale avec la droite et les sociaux-libéraux. Les socialistes du SP n’ont toutefois pas fermé la porte pour entrer au sein du gouvernement, exerçant déjà des responsabilités locales avec les libéraux du VVD. Cette position, inhabituelle pour le parti de gauche radicale, lui a valu une perte sèche de 5 sièges à la Chambre basse, soit le plus fort recul avec les écologistes (-6 sièges). Ces derniers enregistrent de forts reculs au profit du parti social-libéral écologiste D66 dans les principales villes du pays, comme Amsterdam où ils perdent quasiment 10% par rapport aux précédentes élections. 

Comment expliquer plus largement une telle défaite ? Le phénomène n’est pas propre aux Pays-Bas. En Allemagne, en Flandre, en Norvège et en France, notamment, les partis à gauche de l’échiquier ont obtenu ces dernières années des scores très faibles, les électeurs ne voyant plus de différence entre les maigres programmes d’inspiration néolibérale proposés par les forces progressistes et ceux du centre et de la droite. Pour beaucoup, la seule alternative reste l’abstention, plus forte où la gauche traditionnelle réalise de gros scores, ou le vote pour l’extrême droite. Aux Pays-Bas, ces élections ont été les premières post-confinement dans l’Union européenne. La gauche dans son ensemble s’est montrée incapable de proposer une alternative au récit proposé par Mark Rutte et l’ensemble des partis libéraux, se bornant simplement à proposer une amélioration du cadre actuel. Pourtant, comme en France courant 2020, de nombreux Néerlandais ont débattu de la possibilité de proposer une alternative à la situation, au monde existant. La gauche a enterré cette idée et préféré se focaliser sur sa capacité à bien gouverner. Il faut dire que d’anciens responsables du PvdA, comme Jeroen Dijsselbloem, l’ancien ministre des Finances et président de l’Eurogroupe ou l’actuel vice-président de la Commission européen, Frans Timmermans, ont épousé et encouragé les politiques d’austérité dans le royaume et sur l’ensemble du continent européen. 

De l’autre côté du spectre, les partis très conservateurs voire d’extrême droite sortent plutôt renforcés du scrutin. L’attention médiatique portée sur l’immigration et l’extrême méfiance des Néerlandais autour du plan de relance européen, pour lequel ils estiment en majorité dans les études d’opinion ne pas devoir y participer, ont contribué à ce que le PVV de Geert Wilders, le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet (PvD) et le JA21 comptabilisent 28 sièges pour un score de 18,2%, soit un gain de six sièges par rapport aux élections législatives de 2017. Le scandale des allocations a montré à ce sujet que les systèmes semi-automatiques du ministère des Impôts gérant les allocations visait principalement les familles d’origine marocaine ou turque… Certes, le parti d’extrême droite traditionnelle, le PVV, recule de trois sièges mais la nouvelle formation de Thierry Baudet, en dépit de nombreux scandales qui émaillent le parti depuis sa création, a réalisé des scores très importants dans les zones rurales et parpaillotes de la Frise, du Limbourg et dans le Groningue. 

Une agriculture intensive, à l’image d’un pays tourné vers le commerce extérieur 

Si les partis d’extrême droite et ultra-conservateurs réalisent de gros scores dans les zones rurales, ce n’est pas seulement en dénonciation de l’Union européenne et de l’immigration mais également en raison d’un modèle économique qui ne privilégie d’aucune manière le local. L’agriculture, qui représente seulement 1,6% du PIB total du pays, est pourtant la deuxième la plus exportatrice du monde derrière les États-Unis ! Cela représente en 2019, d’après Business France, plus de 96 milliards d’euros d’exportation, avec en relais des multinationales de l’agro-alimentaire comme Unilever ou Heineken. La spécialisation dans le domaine céréalier, horticole et laitier s’est déroulée à marche forcée après la Seconde Guerre mondiale, où le pays fut durablement marqué par de nombreuses pénuries. Le revers de la médaille est que les terres agricoles néerlandaises sont aujourd’hui parmi les plus polluées de l’Union européenne. Pourtant, en raison de la très forte densité du pays, elles sont également parmi les plus chères au monde s’agissant de la surface agricole utilisée, ne représentant que 1,8 millions d’hectares, contre plus de 27 millions d’hectares en France7. La dépendance des Pays-Bas au marché intérieur européen est considérable : 80% de ses exportations sont réalisées à l’intérieur de l’Union européenne. De fait, le modèle s’accommode très bien des traités européens et nombreux sont ceux, parmi les agriculteurs, à pester contre les nombreuses subventions versées aux agriculteurs et exploitations de plus petite taille, au premier rang la France, via la Politique agricole commune (PAC). Si de plus en plus de Néerlandais souhaitent tourner la page de l’agriculture intensive, ce n’est pas la voie souhaitée actuellement par le gouvernement, qui sait combien ce modèle économique est vital pour le commerce extérieur néerlandais. Ce dernier représente 161% du PIB néerlandais contre 50% en… Allemagne !

Le port de Rotterdam, premier port européen et l’un des plus grands au monde, est le premier débouché de cette économie exportatrice. Il en est de même dans le secteur énergétique, en tant que premier port méthanier et principal port d’importations des hydrocarbures. L’économie gazière du pays, représentée au premier chef par la major Royal Dutch Shell, représente 45% du total des consommations énergétiques du pays. Le gaz représente encore 72% en 2019 de la production énergétique totale, contre 21% pour le renouvelable. Le gisement de Groningue, en particulier, a largement profité à l’économie du royaume. Si, en raison de nombreux séismes, le gisement devrait fermer d’ici quelques années au plus tard, la dépendance aux énergies fossiles dans le pays est considérable. Les émissions représentent 150,9 millions de tonnes de Co2 en 2018, 96 fois plus que la France et 98 fois supérieures à la moyenne mondiale ! Si les Pays-Bas sont aujourd’hui davantage contraints depuis l’Accord de Paris et de nombreuses lois, comme celle sur la limitation de la présence d’azote, ils ne les respectent pas dans la réalité. 

Cette alliance étroite entre les sociétés et le gouvernement, impérative pour maintenir une économie particulièrement développée et croissante, sert également les nombreuses entreprises qui travaillent dans le domaine des technologies et de la haute technologie de pointe. ASML, qui est leader dans la création de puces et dans la lithographie extrême ultraviolet, est l’une des très rares entreprises européennes à pouvoir, encore à ce jour, rivaliser avec les champions asiatiques, au rang desquels TSMC et Samsung, tout comme NXP Semiconductors pour les semi-conducteurs. 

Le commerce extérieur des Pays-Bas représente 161% de son PIB contre 50% en Allemagne.

Le revers de cette coopération rapprochée entre les différents acteurs de la société est la politique fiscale extrêmement avantageuse du royaume. Aujourd’hui, Tax Justice Network place les Pays-Bas comme quatrième plus grand paradis fiscal au monde mais premier si on enlève les dépendances britanniques des îles Vierges, des Caïmans et des Bermudes. Les réformes menées par l’OCDE sont approuvées par le gouvernement néerlandais en ce sens qu’elles n’impacteront que de manière très limitée le système mis en place, à savoir la possibilité pour les entreprises de déclarer leurs bénéfices aux Pays-Bas par l’entremise de nombreuses boites postales, comme la société de VTC Uber. L’ouverture des Pays-Bas à une imposition des sociétés à 15% au niveau mondial est davantage à percevoir comme une volonté des élites néerlandaises, très atlantistes, de se rapprocher de l’administration Biden que d’une réelle volonté de changer les pratiques. À ce propos, un rapport, présenté par Christian Chavagneux en 2019, indiquait que si l’ACCIS (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés), proposée par la Commission européenne pour harmoniser le taux d’imposition des sociétés au sein de l’Union européenne, devait voit le jour, les Pays-Bas seraient les principaux perdants avec une perte de 34,8% des recettes fiscales d’origine. Le nouveau siège mondial de Stellantis, né de la fusion de PSA-Opel et de FCA (Fiat), au lieu d’être à Paris ou Milan, est également implanté aux Pays-Bas. Ces sociétés ne sont que deux exemples d’un système pour lequel l’Union européenne n’a jamais réellement condamné le royaume. 

Les traités européens et l’euro servent les intérêts néerlandais

Le maintien de Mark Rutte ou non aurait-il une quelconque incidence sur la politique menée par le futur gouvernement ? La linéarité des objectifs économiques et commerciaux est d’une totale platitude, à l’image du pays. De fait, même si le Premier ministre est considéré par de nombreux fonctionnaires en poste à Bruxelles comme le troisième homme le plus puissant de l’Union européenne, derrière Angela Merkel et Emmanuel Macron, c’est bien davantage le poids économique et financier du pays qui compte dans les négociations. À ce jeu, les Pays-Bas s’en sortent très bien. Alors que le royaume ne compte que pour 5,5% du RNB – Revenu national brut – de l’Union européenne, contre 17,5% pour la France et presque 25% pour l’Allemagne, le pays dispose d’une dette inférieure à 60%, d’un taux de chômage stable autour de 4% malgré la pandémie. Hormis l’agriculture, l’énergie et le commerce, les traités européens et un euro fort favorisent structurellement l’économie exportatrice néerlandaise. 

Les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, à savoir un euro fort et les traités en vigueur.

Il n’est de fait pas inné pour les Néerlandais d’envisager une société et son économie autrement que par le commerce, la libéralisation des échanges ou encore la limitation des dépenses publiques. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils conçoivent la construction européenne en un vaste espace commercial où les libertés de circulation des biens, des marchandises et des personnes, en fervents supporters de l’Acte unique en 1986. Johan Beyen, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas dans les années 1950, a d’ailleurs indiqué que la position des Pays-Bas ayant trait à la construction européenne était le marché commun et non l’intégration politique. Ce consensus de la société néerlandaise embrasse pratiquement tous les partis politiques, en héritage de la gloire de la VoC, la compagnie des Indes orientales néerlandaises, qui a permis la prospérité du royaume et le développement de son système bancaire, avec Amsterdam comme place forte.

Si certains europhiles se plaisent à croire que le renforcement du parti pro-européen D66 au sein de la coalition gouvernementale changerait l’attitude des Pays-Bas lors des négociations européennes, ils oublient de considérer que le parlement néerlandais n’obtiendra jamais de majorité à ce stade pour renforcer l’intégration européenne, notamment par la mutualisation des dettes ou la solidarité entre États membres. Les Pays-Bas se satisfont aussi bien, sinon mieux que  l’Allemagne, des règles actuelles en vigueur au sein de l’Union européenne et déjà de nombreux responsables politiques, dont le ministre des Finances et président du CDA Wopke Hoekstra, souhaitent que les règles de Maastricht relatives aux 3% de déficit public et aux 60% de dette du PIB soient rétablies dès 2022. 

Rien ne semble perturber les Pays-Bas, pas plus le Brexit que le Covid-19 ou les scandales à répétition. Alors que les élections fédérales allemandes et la présidentielle française pourraient faire trémuler l’Union européenne, rien ne prédispose le futur gouvernement néerlandais à changer son orientation. Au contraire, à la lueur des crises, le pays a gagné en influence et joue dorénavant dans la cour des grands. Inexistant à l’extérieur des frontières européennes, les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, un euro fort et les traités actuels, afin de continuer à maintenir leur prospérité et leur puissance. Au détriment de la plupart des autres pays européens, à commencer par ceux du Sud et de la France, qui souffrent structurellement des excédents et des pratiques fiscales pratiquées par les Pays-Bas, jamais sanctionnés par l’Union européenne. 

Sources :

1 – Atout-France : http://www.atout-france.fr/notre-reseau/pays-bas

2 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/nama_10_gdp/default/table?lang=fr

3 – Fonds monétaire international (FMI)

4 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/sdg_08_10/default/table?lang=fr

5 – Commission européenne : https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-performance-and-forecasts/economic-performance-country/netherlands/economic-forecast-netherlands_en

6 – Commission parlementaire : https://nos.nl/collectie/13855/artikel/2361021-commissie-ongekend-onrecht-in-toeslagenaffaire-beginselen-rechtsstaat-geschonden

7 – Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : https://agriculture.gouv.fr/pays-bas-1

Comment récupérer la « richesse cachée des nations » – Par Steve Ohana

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L’affaire des « Paradise Papers » a une nouvelle fois mis à l’ordre du jour le problème de l’évasion fiscale des multinationales et des particuliers. Selon Gabriel Zucman, chercheur à l’université de Berkeley, et auteur du livre la Richesse Cachée des Nations, les pertes mondiales dues à l’évasion fiscale des grandes fortunes privées et des multinationales s’élèvent respectivement à 155 milliards et 170 milliards d’euros par an. Pour la France, la perte totale est estimée à 20 milliards d’euros par an, soit 1% du PIB, répartie presque à égalité entre les deux types d’évasion fiscale.

La richesse détenue par les grandes fortunes dans les paradis fiscaux est estimée par Zucman à environ 10% du PIB mondial. Plus d’un tiers de cette richesse se trouve dans les paradis fiscaux « émergents » (Hong Kong, Singapore, Macao, Malaisie, Bahreïn, Bahamas, Bermuda et les Antilles néerlandaises), qui sont en train de supplanter la Suisse (25%) et les autres paradis fiscaux européens (Chypre, Guernesey, Jersey, Ile de Man, Luxembourg, Autriche, Belgique, et le Royaume-Uni), eux aussi à environ 25%. Le record d’évasion fiscale des grandes fortunes est détenu par les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, le Venezuela, où la richesse détenue offshore correspond à plus de la moitié du PIB, suivis de près par la Russie (45% environ). Au niveau européen, c’est la Grèce qui s’illustre, avec une richesse offshore égale à 35% du PIB. France et Allemagne sont en bonne place avec une richesse offshore correspondant à 15% du PIB.

Quant à l’évasion fiscale des multinationales, elle se produit à travers plusieurs procédés bien connus. Le premier de ces procédés consiste à comptabiliser des flux de marchandises fictifs à des prix artificiels entre différentes filiales d’une multinationale. Une filiale située dans un paradis fiscal « importe » une marchandise à un prix artificiellement bas en provenance d’une filiale située dans un pays à la taxation plus élevée puis « réexporte » un produit à un prix artificiellement élevé vers une autre filiale. L’objectif est de localiser le maximum de profits dans la filiale basée dans le pays à la taxation la plus faible pour minimiser l’impôt payé. Dans le cas du secteur high tech, la délocalisation des profits est souvent réalisée par l’intermédiaire du paiement de « royalties » (droits d’exploitation de brevets) à une filiale domiciliée dans un paradis fiscal.  La signature par excellence du « parasitisme fiscal », permettant d’ailleurs aux chercheurs d’en évaluer l’ampleur, est la présence de « profits d’entreprises » et d’« exportations » anormalement élevés au regard des salaires versés aux résidents des paradis fiscaux.

Ces profits et exports sont d’ailleurs quasi-invisibles pour les résidents, car réinvestis sur les marchés financiers ou redistribués dans leur quasi-intégralité à des non-domestiques sous formes de dividendes ou de rachats d’action. Le principe du parasitisme fiscal consiste, pour les paradis fiscaux, à percevoir des impôts infimes sur une assiette fiscale gigantesque. Zucman et ses coauteurs estiment que 600 milliards d’euros de profits sont ainsi délocalisés vers les paradis fiscaux, un chiffre correspondant à 40% des profits réalisés par les multinationales à l’étranger. La moitié de cette somme est captée par les paradis fiscaux européens (Irlande, Pays-Bas et Luxembourg notamment), le reste se dirigeant vers les Caraïbes, Hong-Kong, Singapour et Porto-Rico. On estime que les Etats-Unis et les membres de l’Union Européenne qui ne participent pas au parasitisme fiscal perdent chacun 20% des impôts sur les bénéfices des entreprises, soit 60 milliards d’euros par an. Cette « sécession fiscale » des grandes fortunes et des multinationales est à l’origine de nombreuses distorsions économiques.

Premièrement, elle fausse la concurrence entre petites et grandes entreprises, les secondes bénéficiant plus que les premières des possibilités d’optimisation fiscale offertes par la mondialisation.

Deuxièmement, elle renforce les inégalités de revenus, la richesse détenue offshore appartenant à 80% aux 0.1% plus hauts revenus et à 50% aux 0.01% plus hauts revenus, d’après une étude récente de Zucman et ses coauteurs. L’évasion fiscale s’élève à plus de 25% des impôts dus par les 0.01% plus hauts revenus. Ce phénomène est une source supplémentaire de régressivité de l’impôt par rapport aux revenus (Piketty, Landais et Saez ayant déjà bien documenté le rôle des niches fiscales et des règles dérogatoires sur les revenus du capital en cette matière).

Troisièmement, cette évasion fiscale crée une perte de recette fiscale pour les Etats. Cette perte fiscale est partiellement compensée par le fait qu’une part significative de la richesse qui se trouve dans les paradis fiscaux est réinvestie dans la dette publique des Etats : le manque à gagner fiscal est donc partiellement autofinancé. Mais ces pertes fiscales ne sont pas neutres pour plusieurs raisons. D’une part, toute diminution de l’assiette fiscale se traduit soit par des charges d’intérêts supplémentaires pour les gouvernements, soit par une hausse de la pression fiscale sur les contribuables restant soumis à l’impôt, soit par une baisse des ressources publiques disponibles pour la population (transferts sociaux, investissements publics etc.). D’autre part, les pertes fiscales dues à l’évasion fiscale des multinationales sont relativement plus importantes dans les pays en voie de développement que dans les pays avancés : une étude de l’ICTD (International Centre for Taxation and Development) établit que la perte de revenus fiscaux est de l’ordre de 2% du PIB pour l’Afrique et l’Amérique Latine et de moins de 0.5% du PIB pour les pays de l’OCDE. Cette asymétrie est renforcée par le fait que l’épargne accumulée dans les paradis fiscaux se réinvestit prioritairement dans les pays avancés, et en particulier dans les pays dont la dette publique joue le rôle d’actif refuge, du fait de la plus grande sécurité et de la plus grande liquidité apportées par leurs actifs.

Quatrièmement, cette situation crée une course vers le moins-disant fiscal : tous les pays tentent de colmater les fuites fiscales par des politiques simultanées de baisse d’impôts sur les entreprises et sur les grandes fortunes. Les géants américains du secteur high tech laissent d’ailleurs leurs profits s’accumuler dans les centres offshore, en attendant des faveurs fiscales de la part des Etats-Unis pour rapatrier ces profits. C’est précisément ce que prévoit le plan fiscal républicain voté au Congrès américain. Les récentes réformes fiscales du gouvernement Philippe en France sont une autre illustration de ce processus. Mais cette course au moins disant fiscal ne fait que réduire davantage les ressources publiques disponibles pour les citoyens sans parvenir à endiguer l’évasion fiscale globale des grandes fortunes et des multinationales. Elle reporte les fuites d’un Etat vers l’autre sans s’attaquer à l’origine profonde du problème.

Gabriel Zucman propose, pour contrer l’évasion fiscale des multinationales, de taxer les revenus sur une base proportionnelle aux ventes réalisées dans chaque pays. Ainsi, si Apple réalise 10% de ses ventes en France, elle serait taxée en France sur la base de 10% de son revenu global. Cette mesure a l’avantage de pouvoir être adoptée unilatéralement par les Etats. Une autre mesure de bon sens, déjà adoptée par le gouvernement américain, consiste à taxer les profits rapatriés de l’étranger sur la base du maximum entre le taux de taxation domestique et celui du pays où sont réalisés les profits. En ce qui concerne l’évasion fiscale des particuliers, Zucman préconise l’établissement d’un mécanisme financier qui recenserait les bénéficiaires effectifs des titres financiers européens et américains et l’alourdissement des sanctions à l’encontre des pays et des banques qui ne coopèrent pas de façon active avec les autorités.

Aucun sacrifice ne sera ressenti comme légitime par les populations tant que les efforts ne seront pas partagés de façon équitable par l’ensemble des acteurs économiques. Obliger multinationales et grandes fortunes à s’acquitter de leur juste contribution au bien commun est une tâche prioritaire pour restaurer le lien de confiance brisé entre « peuples » et « élites ».

Miguel Urbán : « La structure de l’Union européenne favorise l’évasion fiscale »

Article initialement publié dans le journal espagnol El Salto En avril 2016, le scandale des Panama Papers éclatait. Depuis, le Parlement Européen a créé une commission afin d’enquêter sur les dessous de l’ingénierie fiscale mondiale et de proposer des changements de réglementations pour que l’argent ne s’évapore plus vers des pays aux règles fiscales opaques et laxistes. Un an et demi plus tard, le travail de cette commission semble être totalement édulcoré suite aux derniers votes du Parlement européen et à l’éclatement d’un nouveau scandale, de plus grande ampleur, celui des Paradise Papers, qui replace sur la scène médiatique le lourd problème de l’évasion et de la fraude fiscales. L’eurodéputé de Podemos, Miguel Urbán, a participé à cette commission. Très critique sur le fonctionnement de l’Europe, il dénonce les faux-semblants de la lutte contre l’évasion fiscale, quand « les institutions et les réglementations européennes n’ont été créées que pour favoriser les multinationales ».


Un an et demi ont passé depuis le scandale des Panama Papers. C’est à ce moment qu’a été créée une Commission d’enquête au Parlement Européen, à laquelle vous participez. Maintenant c’est le scandale des Paradise Papers qui éclate. Est-ce que quelque chose a changé concernant la réglementation depuis la création de cette Commission ?

Pour l’instant non. Il faudra voir ce qu’il se passe lorsqu’on votera les recommandations que cette enquête proposera. Il y a encore beaucoup de pressions sur le résultat. En plus, ce sont seulement des recommandations qui sont faites à la Commission Européenne ou aux Etats afin qu’ils légifèrent, mais elles ne les engagent à rien.

En revanche, les conclusions nous sont, elles, bien utiles. Elles nous donnent une vision de l’ampleur du problème auquel nous faisons face. Elles prouvent qu’il ne s’agit pas ici d’une question de conjoncture, mais de structure, qui est liée à la période du capitalisme liquide dans laquelle nous nous trouvons. La grande coalition et les institutions européennes ont clairement voulu utiliser cette commission comme une excuse pour montrer que l’on travaillait, mais dans une certaine mesure, cela n’a été qu’un ravalement de façade. Un ravalement de façade pour un grand nombre d’institutions, de banques, de cabinets ou de pays qui ont été auditionnés par la commission.

“Le Parti populaire européen a voulu mettre l’accent sur le Panama. A la commission d’enquête, on a voulu aller chercher du côté de Luxembourg, de Malte, du Royaume-Uni (…) Il y a des repaires fiscaux à l’intérieur même de l’Europe.”

Nous avons cependant réussi à retourner le discours que le Parti Populaire européen (PPE) a voulu mettre en place, selon lequel le problème des paradis fiscaux ne concernait que les pays du sud. Le PPE a voulu mettre l’accent sur le Panama, les Bermudes ou les Iles Caïmans, mais à la commission d’enquête nous avons bien dit que nous ne voulions pas nous concentrer sur le Panama : on a voulu aller chercher du côté du Luxembourg, de Malte, du Royaume Uni… On a voulu attirer l’attention sur le fait que le problème est à l’intérieur même de l’Europe. Il y a des repaires fiscaux – je n’aime employer le terme « paradis » qui peut comporter une connotation positive – à l’intérieur même de l’Europe.

Il est par exemple significatif de remarquer la quantité infime de ressources humaines qu’emploie le mécanisme de supervision, dépendant de la Banque Centrale Européenne, chargé de contrôler la réglementation même de l’UE sur l’évasion fiscale.

Quelles sont les différences entre les Panama Papers et les Paradise Papers ?

 Les Panama Papers ont servi à montrer comment fonctionnait le monde du « offshore ». Mais Mossack Fonseca était un peu le bas de gamme des cabinets d’optimisation fiscale en comparaison avec les Paradise Papers. Appleby va beaucoup plus loin en nous révélant l’univers particulièrement complexe qui se cache derrière l’ingénierie fiscale et en mettant en évidence, grâce à plusieurs facteurs, les lacunes de la réglementation actuelle.

L’un de ces facteurs est celui du mythe de l’autorégulation, que le Parti Populaire a tant défendu en Europe. Les Paradise Papers ont prouvé qu’il ne fonctionne pas, puisqu’Appleby avait de hauts standards d’autorégulation. Ce qui nous indique que nous avons besoin d’une législation qui puisse réguler les facilitateurs de l’évasion et de la fraude fiscale : les planificateurs fiscaux, les cabinets d’avocats et les banques. Sans les banques tout cela serait impossible, mais ceux-ci peuvent opérer dans des paradis fiscaux en totale liberté, sans supervision, et sans contrôle.

Un autre élément qui nous a été démontré est le rôle des sociétés écrans : les fondations et les trusts. Leur seule mission consiste à cacher à qui appartient l’argent en réalité. Au sein de la commission sur les Panama Papers nous avons réussi à ce qu’une demande soit faite pour que chaque pays tienne un registre réel des propriétés, afin de démasquer et de connaître qui se cache derrière ces sociétés.

“La structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent l’évasion fiscale (…) Il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale, ce qui crée une compétition à la baisse pour attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants.”

Le troisième facteur à prendre en compte, c’est qu’alors que dans le cas des Panama Papers on ne parlait que du Panama, le scandale d’Appleby nous montre qu’il existe un vaste réseau de repaires fiscaux utilisés par de nombreuses multinationales. De la même façon que nous avons besoin d’un registre des propriétés dans chaque pays, les multinationales devraient faire une déclaration de leurs bénéfices dans chaque pays également, pour éviter qu’il y ait des sociétés qui amassent et détournent des millions vers les paradis fiscaux afin de fuir leurs responsabilités fiscales.

Vous avez parlé de Malte et du Luxembourg, mais nous remarquons aujourd’hui que dans les Paradise Papers il est beaucoup question de la Hollande et de l’Irlande.

Il est clair que le Royaume Uni, le Luxembourg et les Pays-Bas sont les trois champions de l’évasion fiscale en Europe. L’Irlande dans une moindre mesure, mais elle est aussi mise en avant à cause de ses baisses d’impôts à destination de grandes entreprises. Le problème ici est que la structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent tout cela. Ajoutons-y une dévaluation fiscale à la baisse et le dumping fiscal, ce en quoi la Hollande et l’Irlande excellent. On a appris des choses dans les scandales des Luxleaks concernant les pratiques des Pays-Bas, mais cela n’a rien changé pour autant.

Qu’est-ce qui pousse un pays à l’économie solide et développée, comme c’est le cas pour les Pays-Bas, à pratiquer ce dumping fiscal ?

Le problème, c’est qu’il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale. Cela crée une compétition qui s’opère toujours à la baisse afin d’attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants. Il y a des informations qui indiquent que nous perdons 1 000 milliards d’euros de recettes fiscales par an dans toute l’Europe. Avec cette somme d’argent nous pourrions bien nous passer de toutes ces coupes budgétaires. Toute cette évasion et toute cette fraude fiscale créent toujours plus d’inégalités.

Miguel Urbán | Photo : Álvaro Minguito

Dans les Luxleaks, on a découvert des accords bilatéraux entre les entreprises et le Luxembourg, les fameux Tax ruling. Les Paradise Papers ont révélé que Nike avait passé un accord avec les Pays-Bas afin de ne pas payer d’impôts pendant dix ans. Est-ce que l’Europe fait quelque chose pour mettre fin à ce type d’accord ?

Elle tente de démontrer et de donner l’apparence qu’elle fait quelque chose. On a vu quelques sanctions dérisoires, comme celle appliquée à Apple par la Commissaire européenne à la concurrence. Mais on n’affronte pas réellement le problème. De fait, à de nombreuses occasions, on légifère en faveur des entreprises. Deux exemples : les accords mis en place pour éviter la double imposition finissent, et on le sait pertinemment, par devenir des accords de double non-imposition, car les entreprises en question finissent par ne plus rien payer nulle part.

Deuxième exemple : la faible protection des whistleblowers, les filtreurs ou lanceurs d’alerte. Le même jour qu’a éclaté le scandale des Panama Papers, on votait au Parlement Européen une réglementation qui fragilise encore davantage les lanceurs d’alerte. Lorsqu’il a pris connaissance du vote, Antoine Deltour, qui est à l’origine des Luxleaks, nous a demandé de nous y opposer, parce que la législation faisait en sorte de les priver de toute protection. Au lieu de proposer des lois qui promeuvent la transparence et qui protègent les lanceurs d’alerte, l’UE préfère légiférer en faveur des entreprises.

De plus, lorsque le Parlement Européen fait une proposition qui va dans le sens d’un vrai changement, comme par exemple la quatrième directive européenne contre le blanchiment d’argent, la Commission Européenne l’annule. Mais bien sûr, son président, Monsieur Juncker, a été premier ministre du Luxembourg et impliqué directement dans le scandale des Luxleaks.

Les cabinets impliqués dans les Paradise Papers agissaient sur dix-neuf territoires. Douze d’entre eux ne sont pas considérés par l’Etat espagnol comme étant des paradis fiscaux. Cinq d’entre eux ont été éliminés il y a trois ans à cause de ces accords de double imposition dont vous parliez.

 

Oui, c’est aussi ce qu’on a observé avec les Panama Papers. A ce moment-là c’est le PSOE représenté par Zapatero et Rubalcaba qui avait retiré le Panama de la liste des repaires fiscaux. Par la suite il a été très étrange d’écouter le ministre de la Justice du Parti Populaire, Rafael Catalá, parler de ces repaires comme des lieux à la législation « particulière ». Par « particulière », il devait sûrement faire référence au secret bancaire, à l’opacité fiscale ou au refus de partager l’information avec les autorités d’autres pays.

“Il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts.”

Le problème est qu’il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission Européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts. Il y a une liste énorme de personnalités politiques éclaboussées par ces scandales. Sans parler des phénomènes de porte tambour (Ndlr : les circulations entre politique et monde des affaires) entre ces législateurs et les entreprises ou les cabinets qui facilitent l’évasion.

Le dernier rapport d’Oxfam indique que la moitié des investissements arrivant en Espagne a transité par ces territoires et que l’investissement des entreprises espagnoles dans ceux-ci a été multiplié par quatre. Cela voudrait-il dire que notre économie repose sur les paradis fiscaux ?

Notre économie est en train de diminuer, il suffit de regarder les données qui révèlent ce que nous perdons à cause de l’évasion et de la fraude fiscales. Mais nous devrions aussi regarder dans quels secteurs notre économie investit. On observe de forts investissements provenant de fonds vautours dans le logement et le foncier. On en revient donc au secteur du bâtiment et on investit dans des secteurs qui ne sont pas productifs.

Il y a quelques années, quand on parlait de paradis fiscaux, et notamment de la Suisse, l’image qui nous venait à l’esprit était celle d’un dictateur africain qui y cachait ses diamants et l’argent qu’il avait dérobé à son pays. Maintenant, on peut voir apparaître des noms comme celui de Shakira, Bono…

 C’est ce que je disais par rapport au Panama et à l’Europe : à travers cette image du fraudeur africain on essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un problème des pays du Sud. Mais aujourd’hui nous pouvons clairement voir que les plus grands fraudeurs viennent d’Europe et des Etats-Unis. La différence c’est que, maintenant, nous connaissons leurs noms. Il est d’ailleurs curieux qu’à de nombreuses occasions la Commission européenne se soit montrée davantage préoccupée par la révélation des noms des fraudeurs que par l’évasion fiscale en elle-même et les pertes causées par celle-ci.

“Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon.”

Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts, exactement comme à l’époque. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon. C’est une classe qui non seulement se situe au-dessus du citoyen moyen, mais qui se place également au-dessus des petites et moyennes entreprises. C’est une nouvelle noblesse qui se croit au-dessus des lois. On ne peut pas permettre cela. Il faut combattre ce système postmoderne du féodalisme.

Commission d’enquête spécifique en Europe, grands scandales qui attisent le débat au sein de l’opinion publique… Sommes-nous proches de la fin des paradis fiscaux ? Ou ont-ils toujours une longueur d’avance ?

Si seulement ils n’avaient qu’une longueur d’avance. Nous sommes en réalité bien loin derrière eux. Pour vous faire une idée, dans le scandale des Panama Papers on a découvert 213.000 entreprises offshore, ce qui représente seulement 0,6% de celles qui existent dans le monde. Avec celle d’Appleby on peut imaginer en être à 1,5%. Ce qui fait que, si on considère ces chiffres, nous sommes bien loin de connaître ce qui se passe vraiment. Il y a de très grands intérêts pour certains à ce que tout cela ne soit pas su. Nous voyons ce qu’ils veulent bien nous laisser voir, mais il y en a beaucoup plus en réalité.

Propos recueillis par Yago Álvarez, traduits de l’espagnol par Lou Freda.