« Il est possible de faire plier Uber malgré la mauvaise volonté du gouvernement » – Entretien avec Leïla Chaibi

Leïla Chaibi dans l'hémicycle du Parlement européen
Leïla Chaibi dans l’hémicycle du Parlement européen en septembre 2021 ©Parlement européen

La Commission européenne a proposé en décembre 2021 une directive qui prévoit la présomption de salariat des travailleurs des plateformes, pour lesquels existe un lien de subordination. Fruit d’une longue lutte, ce texte pourrait ouvrir la voie à un reflux du cadre législatif qui a rendu possible l’ubérisation. L’auto-entrepreneuriat, qui sert la majorité du temps de statut légal aux travailleurs des plateformes, pourrait ainsi tomber dans l’illégalité. C’est sans compter la réaction du gouvernement français, qui tente d’ores et déjà d’édulcorer la portée de la directive européenne. Nous avons évoqué ces enjeux juridiques et politiques avec Leïla Chaibi, eurodéputée France insoumise qui plaide depuis des années pour une régulation du secteur des plateformes.

Le Vent Se Lève : La Commission européenne a récemment adopté une directive portant présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Depuis deux ans, vous plaidez pour un texte allant dans ce sens. Quelles sont ses grandes lignes ?

Leïla Chaibi : La Commission européenne a en effet proposé une directive le 9 décembre 2021 qui concerne les travailleurs des plateformes. Si elle fait suite à l’ouverture du chantier législatif sur ce thème annoncé dès 2019 par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, elle peut toutefois être revendiquée comme une victoire pour le camp progressiste tant le résultat est éloigné de ce qu’en espéraient les représentants des plateformes et les personnalités acquises à leurs intérêts : le camp des travailleurs a gagné !

L’un des points centraux réside effectivement dans l’établissement d’une présomption de salariat pour tous les travailleurs des plateformes remplissant au moins deux critères parmi une liste de cinq proposée dans le texte de la Commission. Les cinq critères sont les suivants : la détermination du niveau de rémunération par les plateformes ; leur contrôle ou restriction de la communication entre travailleurs et clients ; l’imposition des règles d’apparence ou de conduite aux travailleurs ; la possibilité de vérifier la qualité de la prestation fournie et, enfin, le possible pouvoir de sanction.

L’enjeu est de lutter contre l’usage frauduleux du statut de travailleur indépendant par des plateformes qui traitent comme des indépendants des travailleurs qui se voient imposer des sujétions propres au contrat de travail salarié. Néanmoins, il faut rappeler à nos adversaires caricaturaux qu’on ne veut absolument pas que tout le monde soit salarié. Il existe de nombreuses plateformes qui se contentent véritablement de faire de la mise en relation avec de véritables indépendants, et elles n’entrent, logiquement, pas sous le coup de la directive proposée. C’est le cas de Doctolib par exemple, qui a affaire avec de véritables indépendants, en ce que la plateforme ne sanctionne pas les médecins qui peuvent refuser des consultations un jour dans la semaine ou ne leur impose pas de tarif.

« Instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du travail. »

LVSL : Au cours de ces deux ans de lutte, vous vous êtes opposée avec vigueur à l’instauration d’un tiers statut, c’est-à-dire la création d’un nouveau régime, entre le salariat et l’indépendance totale. Pourquoi ?

LC : En tant que parlementaire européenne je n’ai pas l’initiative législative. En d’autres termes, je ne rédige pas moi-même le projet de directive. Dans ce cadre, mon rôle et celui de mes camarades députés a essentiellement été d’exercer de fortes pressions sur la Commission, qui rédige la proposition de directive, après que la Présidente de la Commission a ouvert le chantier législatif.

Dès le début, les plateformes y ont vu une opportunité rêvée pour légaliser leur pratique – aujourd’hui reconnue comme frauduleuse par l’écrasante majorité des juridictions européennes – via l’instauration d’un tiers statut. Leur idée était de profiter des avantages à la fois du lien de subordination propre au salariat et de la flexibilité que présente pour elles le statut d’indépendant, mais sans jamais n’avoir à en assumer les contreparties inhérentes. La conséquence d’une telle situation serait que les plateformes tireraient les avantages, et les travailleurs les inconvénients, des deux statuts.

Pareil déséquilibre est logiquement intolérable et c’est autour de cela que le bras de fer s’est organisé progressivement. Finalement, notre démarche s’inscrit dans le seul respect du droit commun du travail : instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du Travail. Cela serait la porte ouverte au contournement généralisé de ce qui structure le monde du travail depuis les premiers conquis sociaux du début du 19ème siècle.

Plus de 100 travailleurs de plateformes venus de 18 pays différents, réunis le 27/10/2021 à Bruxelles au Forum transnational des alternatives à l’ubérisation organisé par © TheLeft

LVSL : Vous avez organisé une mobilisation particulière, qui s’appuyait non seulement sur les jurisprudences à peu près homogènes des juridictions des Etats membres, mais aussi sur la constitution de ce que vous appelez un « contre-lobby ». Quelles leçons en tirer pour les luttes à venir ?

LC : D’emblée, je veux souligner que la mouture finale de la directive proposée par la Commission constitue bel et bien une victoire pour le camp des travailleurs. A l’échelle européenne c’est assez rare pour être souligné.

On a assez de raisons de penser qu’une telle victoire a été rendue possible par ce qui a caractérisé notre mobilisation, à savoir l’irruption sur la scène bruxelloise des premiers concernés : les travailleurs précarisés des plateformes. C’est d’ailleurs comme une passeuse entre l’intérieur et l’extérieur des institutions que j’ai conçu mon rôle de députée européenne. L’idée était d’utiliser au mieux ma position au Parlement pour donner la parole à ces gens qui, partout en Europe, ne parlent pas la même langue mais disent la même chose.

Alors que l’illusion de l’indépendance tend au contraire à isoler et atomiser les livreurs et autres chauffeurs VTC, notre travail a consisté à trouver les moyens de dépasser les obstacles à la mobilisation collective. Nous avons donc œuvré pour la constitution d’un bloc homogène, d’une force qui lie et unit. L’illustration concrète est l’organisation du Forum transnational des alternatives à l’ubérisation où nous avons permis à des livreurs et des chauffeurs de 18 pays différents de se rassembler et ainsi échanger, construire la mobilisation mais aussi faire pression sur la Commission européenne en rencontrant le commissaire européen Nicolas Schmit, responsable de l’emploi et des droits sociaux. C’est cette force mutualisée et ce que nous en avons fait que nous pouvons appeler contre-lobby ou lobby populaire.

« La mouture finale de la directive proposée par la Commission est une victoire pour le camp des travailleurs. »

De mon expérience de parlementaire européenne, s’il y a bien une chose dont je peux témoigner, c’est que les représentants des intérêts des groupes puissants ont tendance à rédiger seuls leurs amendements et à les faire accepter avec une facilité déconcertante. Dans notre affaire de directive, ils se sont cependant trouvés confrontés à une force opposée à la leur et aux intérêts qu’ils entendaient défendre. Finalement, au-delà de montrer que la mobilisation peut porter ses fruits, je crois que notre combat a aussi le mérite de montrer que quand les décideurs se sentent surveillés par la majorité des citoyens qu’ils représentent, alors ils sont plus enclins à écouter leurs revendications. L’ennemi du progrès, dans les institutions, c’est l’opacité. En remettant de la proximité entre les expériences vécues sur le terrain par les travailleurs et les institutions européennes, on a non seulement permis l’émergence d’une force collective qui a noué des solidarités internationales fortes, mais également une avancée législative d’ampleur pour le secteur.

LVSL : Quelle a été la position des représentants de la majorité présidentielle dans les institutions européennes ?

LC : Depuis le début, les plus gros adversaires politiques du projet de présomption de salariat, ce sont les macronistes, au Parlement et dans toutes les institutions. On ne le répètera jamais assez.

Leur idée de base était qu’au vu des requalifications en chaîne dans tous les tribunaux des Etats membres, il fallait protéger les plateformes (et non pas les travailleurs) du risque de requalification en contrat de travail. C’est d’ailleurs cet objectif que poursuivait l’article 44 de la loi n° 2019-1428 d’orientation des mobilités en instituant une simple charte de bonne pratique passée entre une plateforme et les travailleurs qui, une fois homologuée, aurait empêché le recours devant un juge et la demande de requalification en caractérisant un lien de subordination. Si cet article a heureusement été censuré par une décision du Conseil constitutionnel [1], les représentants des plateformes ont voulu reprendre ce modèle de charte de bonne conduite non-contraignante. C’est dire à quel point les positions de Macron et de ses représentants ont fait ouvertement le choix du camp des plateformes contre les travailleurs.

Ce que la plupart des représentants français à Bruxelles recherchaient, avec le soutien appuyé des représentants des plateformes, c’était donc faire croire à un grand bouleversement de la législation en vigueur en ne modifiant rien en profondeur et en sécurisant et confortant les plateformes dans leurs pratiques abusives. A titre d’exemple, la plupart voulaient se contenter de reprendre l’idée de renversement de la charge de la preuve dans un contentieux de requalification, mais en abandonnant l’idée de présomption. Dans cette configuration, l’initiative et l’effort repose donc sur un travailleur isolé dans une situation extrêmement précaire, ce qui ne le rassure pas dans l’idée d’intenter une procédure coûteuse contre le géant qui l’emploie. Par ailleurs, la portée aurait été extrêmement limitée car c’est ce qu’admettent déjà les juges. En définitive, ça n’aurait rien changé.

LVSL : La France d’Emmanuel Macron assure la présidence tournante de l’UE pour le premier semestre 2022. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

LC : D’abord, je crois qu’il faut relativiser l’importance de la présidence du Conseil de l’Union Européenne. Emmanuel Macron n’aura – fort heureusement – pas le pouvoir de revenir sur ce qu’a dit la Commission, il faut s’en féliciter. L’essentiel de l’impact français consistera dans le choix des dossiers à prioriser ; il s’agit ni plus ni moins que d’imposer un agenda politique, en partant souvent des dossiers déjà en cours.

Le point sur lequel il faudra donc être vigilant, c’est surtout le double discours tenu par la majorité présidentielle, ou plutôt la posture éhontée et scandaleuse qu’elle adopte. En effet, les macronistes ont déjà explicitement affirmé qu’ils tenteront de freiner la proposition de directive.

En d’autres termes, alors que le candidat Emmanuel Macron se présente comme le chantre du social au niveau européen, il s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié (donc du salaire minimum, de la représentation collective et de la protection sociale afférents) des plus de quatre millions de travailleurs concernés (et qui le revendiquent), selon les chiffres de la Commission elle-même, par la présomption de salariat.

« Le candidat Emmanuel Macron s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié de plus de quatre millions de travailleurs. »

LVSL : Après la loi Riders en Espagne [2], qui instaure déjà une présomption de salariat, Deliveroo a quitté le marché espagnol et les opposants à cette loi de progrès ont en partie organisé leur riposte autour de cet élément. Comment faut-il expliquer que le départ de Deliveroo n’est une mauvaise nouvelle pour personne ?

LC : Ce type de plateformes capitalistes exploitent non seulement les travailleurs, mais exercent également une ponction conséquente sur les petits restaurateurs eux-mêmes qui se voient parfois contraints d’assumer une partie du prix de livraison pour rester compétitifs et ne pas se faire noyer par d’autres enseignes de renom comme McDonald’s par exemple. Voir Deliveroo quitter le territoire ne saurait ainsi être inquiétant pour quiconque voit la prédation d’un mauvais œil.

Surtout, je veux insister sur le fait que, pour prendre l’exemple de l’activité de livraison, il est possible de l’exercer de façon éthique et responsable. Le modèle des coopératives est à cet égard très éloquent : pas de profitabilité ou profitabilité encadrée, souveraineté des travailleurs sur leur activité, respect du droit du travail… Ces alternatives bénéfiques peinent malheureusement à émerger à cause de l’implantation de grosses plateformes qui ne respectent pas les règles du jeu, jouissent d’une force de frappe colossale et ne respectent pas les travailleurs et la réglementation. Si elles partent, elles favoriseront la livraison apaisée et éthique : on voit bien qui sont les seuls à pouvoir le déplorer.

Pour en savoir plus sur les coopératives de livreurs, lire l’interview de Romain Darricarrère sur LVSL : « Les coursiers bordelais : une alternative concrète à l’uberisation »

LVSL : On a tendance à se focaliser sur l’aspect décisif de présomption de salariat. Pourtant, la directive n’oublie pas non plus de s’intéresser aux algorithmes des plateformes qui imposent des cadences infernales et sont obscures pour les livreurs. Quelle solution est proposée ?

LC : Vous avez raison, elle s’y intéresse. Néanmoins, je serais quand même tentée de dire qu’elle apporte une réponse insuffisante, ou qu’en tous cas elle reste trop timide sur ce point.

« Le management algorithmique échappe à toute réglementation, c’est problématique. »

Certes, la question des algorithmes est plurielle, mais l’un des points les plus urgents à résoudre c’est que le management algorithmique échappe à toute réglementation, et c’est assez problématique puisque l’algorithme est la manifestation même du lien du subordination.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que derrière chaque algorithme, il y a des humains qui le conçoivent et l’orientent. Un problème majeur, c’est qu’on ignore à peu près tout de comment il est conçu. Par exemple, si un livreur refuse deux courses courtes, on ne sait pas si l’algorithme lui proposera ensuite des courses plus longues, sera indifférent ou même le sanctionnera en ne lui proposant plus que des courses courtes pendant un moment. L’idée avancée à travers la transparence c’est donc aussi de donner l’autorisation aux inspecteurs du travail d’ouvrir cette boîte noire et d’accéder à ce genre d’informations, cruciales pour une normalisation et régularisation des relations de travail avec les plateformes.

LVSL : Finalement, les vecteurs d’émancipation dans votre combat sont notamment le statut du salariat, la représentation syndicale ou encore la négociation collective. Comment cela doit-il nous guider alors que l’enjeu des dernières réformes du droit du travail s’en prennent, précisément, à ces éléments ?

LC : Je crois que chaque victoire booste le mouvement social dans son ensemble, et c’est toujours une grande joie de voir des efforts sincères récompensés. Comme nous l’avons dit, la forme prise par notre mobilisation a de quoi irriguer le mouvement social : nos combats doivent être menés en partant des expériences concrètes des premiers concernés, c’est cela la construction d’une alternative émancipatrice et c’est aussi une clé pour la reprise du pouvoir démocratique par les citoyens qui surveillent leurs représentants.

« Le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle. »

C’est vrai aussi que le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle, que la représentation syndicale œuvre contre l’atomisation des travailleurs et même que la négociation collective constitue l’un des plus grands conquis sociaux en ce qu’il permet la participation des travailleurs à l’établissement des règles régissant leur propre travail. En disant tout cela, on comprend que, finalement, notre combat pour le salariat des travailleurs de plateformes est une bataille pour le droit commun. Dans chaque conquête, il y a toujours des opposants qui en atténuent la portée en instaurant des statuts dérogatoires. C’est le cas du CDD ou même du stage, par exemple, qui permettent de contourner les règles de droit commun. L’enjeu essentiel de notre lutte est de rattacher au droit commun plus de 4 millions de travailleurs en Europe que l’on traite indignement comme des indépendants.

Enfin, il y a aussi un signal important envoyé par notre combat : on a réussi dans le cadre de l’UE ce qui aurait été impossible sous Emmanuel Macron en France. La conclusion qui s’impose est somme toute simple : sous son mandat, aucune réforme sociale n’est possible. Pis, ce président entend ouvertement être un obstacle à l’émancipation de millions de travailleurs opprimés et précarisés.

Notes :

[1] Le Conseil constitutionnel a censuré (paragraphes 24 à 28 de la décision DC n° 2019-794) le fait que les plateformes puissent, dans la charte, définir à la place de la loi les éléments qui peuvent être retenus par le juge pour caractériser un lien de subordination.

[2] La loi espagnole dite « Riders » prévoit déjà, depuis son entrée en vigueur en août 2021, une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes capitalistes qui exploitent frauduleusement le statut d’indépendant.

Aurore Lalucq : “Le néolibéralisme est en état de mort cérébrale”

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Aurore Lalucq est économiste et eurodéputée au sein du groupe social-démocrate. Elle a récemment été désignée rapportrice du Semestre européen, instance ayant pour rôle de coordonner les politiques économiques des États membres. Parmi les sujets sur lesquels nous l’avons interrogée : comment s’appuyer sur ce moment particulier pour faire avancer des thèmes comme celui de l’arrêt des politiques de rigueur, ou encore celui de la transition écologique. Aurore Lalucq préside en effet l’intergroupe Green New Deal, qui rassemble désormais plus de 150 eurodéputés de tous bords et lutte contre l’inaction de Bruxelles en la matière. Entretien retranscrit par Dany Meyniel et réalisé par Pierre Gilbert.


 

LVSL – Vous êtes rapportrice du Semestre européen qui a pour mission de coordonner les politiques des États membres en leur soumettant des recommandations économiques. Jusqu’à présent, ces recommandations se fondent sur un logiciel idéologique pro-croissance, pro-flexibilisation du marché du travail et très anti-dépenses publiques. Vous dites vouloir faire changer cette logique-là, en tant que rapportrice, vers une économie post-croissance. Pourriez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

Aurore Lalucq – Quelques mots sur le Semestre européen pour commencer, un produit typiquement européen qui reste méconnu. Il est important de le décoder, car sous des aspects techniques, il s’agit d’un instrument hautement politique.

En 2008, lors de la crise financière, les États européens décident de coordonner leurs politiques économiques pour faire face aux chocs extérieurs, c’est-à-dire aux crises financières, en cours et à venir. Ce projet s’intitule le Semestre européen.

A vrai dire, l’idée de départ est plutôt bonne et tout à fait logique économiquement. Le problème, c’est que, compte tenu des équilibres politiques et idéologiques du moment, ce projet s’est fondé sur un logiciel pro-croissance et surtout néolibéral. Si cet outil n’est pas vraiment contraignant – comme de nombreux outils européens – il donne néanmoins le “la” idéologique et politique de l’Europe.

Ainsi rares sont les rapports du semestre qui ne préconisent pas une bonne dose de « réformes structurelles » (le nom de code de la privatisation des services publics et de la flexibilisation de l’emploi) et un appel au renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, c’est-à-dire une réduction des dettes et des déficits publics en coupant évidemment dans les dépenses publiques plutôt qu’en augmentant les recettes. Je précise car on tend à oublier que les déficits et la dette publique sont souvent creusés par une diminution des recettes et non par une hausse des dépenses.

Mais le moment politique est intéressant.

Premièrement parce que les traitements proposés par le Semestre ne fonctionnent pas. Ni la croissance ni le plein emploi ne sont revenus en Europe. On note en outre chaque année une situation de sous-investissement massif (dans les hôpitaux, la transition écologique, l’éducation les infrastructures etc.) et une hausse du nombre de travailleurs pauvres. L’économie réelle, c’est à dire le capital non financier, la main d’oeuvre et les ressources naturelles, sont maltraités par ces politiques. Même le European fiscal board explique désormais que le fameux Pacte de stabilité et de croissance constitue une hérésie économique et qu’il faut le réviser en urgence !

Second élément intéressant : la doxa est en train de changer. De nombreux économistes « mainstream » déclassent désormais l’importance de la dette publique face à la dette environnementale des États, bien plus importante et bien plus dangereuse. Certains urgent même nos pays d’investir massivement. De dépenser en somme. Tandis que les institutions internationales s’inquiètent de la montée des inégalités (OCDE, FMI, Banque mondiales). Ce sont des signaux forts de la fin d’une idéologie.

Et c’est dans ce contexte que la nouvelle Commission européenne a elle-même changé de discours sur le Semestre. Ursula Von der Leyen sa présidente a ainsi appelé à réorienter le Semestre européen afin de le mettre au service du Green Deal et du bien-être des citoyens et de rendre entièrement flexible la règle de limitation des dettes et de déficits publics. Des mots qui, alors qu’ils n’ont pas même été encore suivis d’actes, suffisent à eux seuls à rendre fou une partie de la droite et des libéraux au Parlement européen. J’y reviendrai.

La Commission a donc ainsi choisi de renommer le fameux rapport du Semestre européen dont j’ai la charge pour 2020. Ce « rapport sur la croissance annuelle » s’appelle désormais « le rapport sur la croissance soutenable ». Un changement de titre anecdotique, qui peut même faire sourire quand on est post-croissantiste comme moi – j’avoue! – mais je suis d’avis qu’il faut s’engouffrer dans chaque brèche en politique et les exploiter un maximum. Remettre du débat d’idées, de la politique partout et dès que l’on peut.

Pour parler plus précisément du fond de mon rapport, tout l’enjeu est d’acter ce changement d’orientation et de participer à revenir à plus de pragmatisme et de cohérence dans nos politiques économiques. Remettre l’économie au service de la société, c’est faire en sorte que les politiques économiques européennes ne soient plus anti-sociales : commencer par taxer les excédents, réformer la fiscalité, et surtout desserrer les contraintes budgétaires, ôter les allusions aux « réformes structurelles », et soutenir l’investissement public !

Il s’agissait aussi de se défaire des références perpétuelles à la « croissance » : comme vous pouvez l’imaginer, c’est un vrai combat pour donner la priorité aux objectifs environnementaux et sociaux. L’enjeu est aussi que l’Europe prenne conscience de son poids environnemental à travers le calcul de son budget carbone, de la charge environnementale de nos importations et de la dette environnementale.

Sur le plan de la méthode, le rapport propose des choses frappées du coin du bon sens, mais qui n’ont jamais été mises en place : travailler avec les partenaires sociaux, les ONGs et la société civile pour les prochaines écritures du rapport. Je les ai consultées de mon côté mais tous les rapporteurs ne le font pas. Comment parler d’économie, de social et d’écologie sans les corps intermédiaires? C’est absurde. Et cela ne devrait même pas constituer un clivage politique entre la gauche et la droite. Même s’il semblerait bien qu’au contraire s’en soit un!

L’objectif est donc d’utiliser ce moment politique pour tenter de proposer un autre logiciel économique fondé sur des objectifs sociaux et environnementaux. D’arrêter de parler de croissance à tout-va, de remettre l’économie à sa place, c’est-à-dire au service de la société (de l’ensemble de la société, pas uniquement des 1% les plus riches), de l’intérêt général en somme et de la transition écologique. De pousser notre logiciel intellectuel à sortir de la religion qui a prévalu pendant des décennies pour aller vers plus de pragmatisme.

Car ce qui handicape notre changement de cap en Europe, c’est cette idéologie zombie qu’est devenu le néolibéralisme. J’utilise le terme d’idéologie zombie car je suis convaincue que le néo-libéralisme est en état de mort cérébrale, mais qu’il est maintenu en vie artificiellement à travers certains groupes politiques à la droite et au centre libéral du Parlement européen.

Certains groupes politiques s’y accrochent coûte que coûte car ils n’ont en fait rien d’autre à proposer. Dans ce possible moment de bascule idéologique, leurs membres s’avèrent particulièrement virulents. Par exemple dans les négociations, ils exigent que tous les éléments factuels qui ne vont pas dans le sens de leur récit politique soient rayés. Il faut donc rayer les références au dérèglement climatique, rayer la hausse du nombre de travailleurs pauvres, rayer l’atonie de l’investissement, rayer la stagnation des salaires etc. Il faut effacer la réalité, effacer ce que vivent réellement des millions d’Européens. La mention seule de certaines vérités générales les agace, crispe, affole, de façon très surprenante. En d’autres termes, mieux vaut que le monde s’effondre plutôt que leur monde ne s’effondre. J’ai parfois l’impression sévère d’échanger avec des platistes ou d’être à Salem en pleine chasse aux sorcières.

Quand j’ai présenté mon rapport devant l’Assemblée, un élu allemand des rangs de Renaissance s’est immédiatement emporté « le Semestre européen ce n’est pas ça! ça n’a jamais été ça! ». On sent vraiment de la peur et de la panique chez eux, plus rien n’est rationnel. La Commission est plus progressiste qu’eux!

Quand on y pense, c’est tout de même marrant d’avoir à ce point peur, car si les politiques que ces élus prônent étaient réellement les plus efficaces, ils ne devraient pas être effrayés par la mise en place d’indicateurs sociaux et environnementaux, n’est-ce pas ? Ils devraient être les premiers à s’en réjouir puisque d’après leurs dires nous sommes dans le camps de l’idéologie et eux dans celui de l’efficacité.

On voit donc bien que le problème est ailleurs. Ils craignent que leurs éléments de langage tombent les uns après les autres et que leur projet politique soit dévoilé pour ce qu’il est : un ensemble de politiques injustes socialement, inefficaces économiquement et incapables de venir en soutien d’une transition écologique. Des politiques au service d’une classe sociale.

Le risque est que cette semaine, lors du vote, le Parlement adopte une vision du Semestre en deçà de celle de la Commission. Une première ! J’espère donc que les membres de Renew (où siègent les députés de LREM) et ceux de la droite (PPE) reviendront à la raison!

LVSL – Paolo Gentiloni, le commissaire en charge du Semestre européen, a récemment déclaré que la Commission allait introduire la notion de soutenabilité environnementale dans le cadre du Semestre européen, est-ce suffisant ? Comment fait-on concrètement sur le plan institutionnel pour changer d’indicateur de croissance ? 

A.L. – Il y a différentes visions de la soutenabilité : la soutenabilité forte et faible. C’est pourquoi je me méfie de ce terme. Je m’explique. La soutenabilité fait dépendre l’économie de trois capitaux : le capital manufacturier, le capital humain et le capital environnemental. Mais il faut préciser qu’il existe deux écoles : la soutenabilité forte et faible.

La soutenabilité faible rend les trois capitaux substituables entre eux, théorie défendue par les néoclassiques. Dans ce cadre, si le capital naturel disparaît, il peut être remplacé par du capital humain ou manufacturier. Tout est interchangeable. Prenons un exemple concret  : si les abeilles disparaissent, il suffit de les remplacer par des robots pollinisateurs, des aéronefs, ou de la main d’oeuvre. Avec un peu de chance cela fera même augmenter la croissance du PIB ! Ce type de raisonnement exclut totalement la réalité environnementale. Les effets de seuil, les boucles de rétroactions, etc. C’est joli sur le papier, mais complètement hors-sol.

Le problème, c’est que ce cadre de pensée domine les politiques environnementales. Ce sont ainsi ces mêmes néoclassiques qui défendent la nécessité du prix carbone comme la solution miracle au dérèglement climatique, même si – à y réfléchir quelques secondes – un prix n’a jamais rien sauvé, ce n’est pas son rôle.

En fait, dans ce type de logiciel intellectuel, à chaque fois qu’il y a un problème, c’est parce qu’il n’y a pas de marché. Il faut donc recréer en urgences les conditions d’existence d’un marché, pour guider les agents économiques aveugles sans prix.

S’il y a un problème de pollution, c’est parce qu’il n’y a pas de prix sur le carbone. Si les baleines disparaissent, c’est parce qu’elles n’ont pas de prix. Si tout avait un prix, tout irait mieux dans le meilleur des mondes, voilà leur logiciel !

Je rejoins pour ma part la notion de soutenabilité forte qui admet que les capitaux ne sont au contraire pas substituables entre eux. De fait, si nous n’avons plus d’air pour respirer, nous n’avons plus d’air pour respirer. Un prix ou un robot n’y changera rien !

Pour en revenir à la Commission européenne, nous ne savons pas encore dans quel type de soutenabilité elle s’inscrit. Compte tenu des références permanentes à la croissance verte et au prix carbone, il est à craindre que la mue écologique ne soit pas totale.

Néanmoins le commissaire Paolo Gentiloni, en charge du Semestre européen pour la commission, est sincère et courageux, mais il se trouve dans une configuration politique difficile, car sous l’égide notamment d’un vice-président de la Commission conservateur. Il va avoir besoin du soutien d’un Parlement européen fort et ambitieux qui agisse comme levier de négociation auprès de la Commission. C’est pourquoi le jeu actuel de la droite (PPE) et de Renew est d’autant plus irresponsable.

J’échange avec Paolo Gentiloni et nous convenons que nous menons tous deux une bataille politique, une bataille idéologique et une bataille d’intérêts. Donc pour résumer : la position de la Commission n’est certes peut être pas suffisante, mais elle a fait d’importantes avancées et elle laisse largement aux parlementaires la possibilité de travailler de manière constructive et ambitieuse. Une chance qu’une partie du Parlement semble refuser de prendre.

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Est-ce qu’on a des pistes pour construire un ou plusieurs indicateurs nouveaux ?

Pour les indicateurs, le problème n’est pas d’en construire mais plutôt de les choisir. Car il en existe un grand nombre. Peut être trop même ! La question est d’opter pour les « bons », ceux qui permettent d’éclairer les décideurs et les citoyens et de répondre à des priorités définies démocratiquement.

Car les indicateurs ne sont pas qu’un sujet technique, ils ont un effet performatif, c’est à dire qu’ils influent sur notre perception de la réalité et des priorités. Par exemple, à partir du moment où des indicateurs de dette et de déficits publics guident nos politiques publiques, tout devient un coût. À partir du moment où on dit que c’est le PIB, tout doit être vu comme un moyen pour relancer la croissance. Peu importe l’état de l’environnement ou des inégalités.

Il est possible de co-construire des indicateurs, comme cela s’est fait à Québec par exemple. Beaucoup d’États américains ont fait d’autres choix : le Vermont de Bernie Sanders, Hawaï, le Colorado se sont dotés de PIB vert et autres.

Comment cela fonctionne-t-il concrètement ? Il manque au PIB ce qui fait le sel de la vie – et heureusement d’ailleurs ! – comme la beauté des paysages, le rire d’un enfant, comme le rappelait Robert Kennedy. Il manque des éléments plus tangibles : comme le bénévolat par exemple. Mais à l’inverse, le PIB comptabilise les ventes d’armes, la pollution, la publicité qu’on déverse sur nos enfants, toutes ces choses négatives. On peut faire un PIB vert en retranchant tout ce qui est négatif (la précarité du travail, le taux de suicide, la toxicomanie, le taux de cancers, etc.) et on peut ajouter des éléments bénéfiques comme le bénévolat, le lien social, l’amélioration de l’état de l’environnement, mais pour ce faire il faut les monétiser. Or je ne suis personnellement pas favorable à la monétisation qui a un grand nombre d’effets pervers. C’est pourquoi je préfère des indicateurs de santé sociale.

L’essentiel dans ce débat est de rappeler qu’un indicateur économique est fait pour déterminer si nos politiques publiques vont dans le bon sens ou non. C’est une boussole, pas le Nord ; un aiguillage, pas un objectif. Or nous en avons fait des objectifs en soi.

Le PIB est originellement un outil promu par Franklin D. Roosevelt en 1933, au moment de la crise économique majeure aux États-Unis. Un outil qui émerge pour des raisons très pragmatiques. Les États-Unis sont alors dans une situation similaire à l’Europe sur certains points : construction bancale, fédéralisme balbutiant, inégalités de richesses immenses. Roosevelt tente l’audace : il veut sauver son pays, pas l’économie. Il engage toute une série de réformes coûteuses mais vertueuses : emploi, finance, éducation, santé, fiscalité, investissement environnemental. Mais il a besoin de savoir si sa politique fonctionne. Il a besoin d’un indicateur. Il crée alors la commission Kuznets qui propose un indicateur : le PIB. En France, l’arrivée PIB répond également à un programme précis : la reconstruction et le développement matériel suite à la guerre. Nous avons un rapport affectif à cet indicateur car il est lié dans notre imaginaire à la prospérité. Mais il est temps de passer à autre chose.

Aujourd’hui nous devons reconstruire notre modèle de développement pour permettre le maintien de la vie sur la planète et réduire les inégalités. À nouveaux objectifs, nouveaux indicateurs, c’est aussi simple que cela.

Cependant, nous méritons de reproduire la même méthode qu’au moment de la reconstruction : la nation entière était alors impliquée vers un objectif commun. Un tel changement de cap pour notre société aujourd’hui, demande une concertation de même ampleur, avec syndicats, ONGs, société civile, mouvements écologistes, pour définir nos objectifs et nos moyens. Autrement dit de la planification.

LVSL – Outre le chiffrage évidemment adapté aux réalités nationales, quelle est la différence entre le Green New Deal que vous proposez à l’Union Européenne et celui proposé par Bernie Sanders aux États-Unis et le Sunrise Movement qui l’a élaboré ?

A.L. – Il y a peu de différences je pense entre celui que je propose et celui de Sanders/AOC : sortir des énergies fossiles d’ici dix ans, réduire massivement notre empreinte écologique, travailler à la justice sociale et environnementale et créer des emplois. Cela suppose d’investir dans les renouvelables, dans la rénovation thermique des bâtiments et dans la biodiversité les infrastructures végétales. Toujours dans la perspective de remettre l’économie à sa juste place.

Mais si on devait en trouver je pense qu’elles porteraient sur le lien à la croissance, les questions sociales et technologiques. Nous avons des différences de visions quant à la question sociale et aux technologies, compte-tenu de contextes nationaux et continentaux très différents.

Commençons par les questions sociales. Aux États-Unis, l’État-providence n’est pas abouti. Il reste énormément à construire. Certes, Roosevelt en a posé la première brique au moment de la crise de 1933. Lyndon Johnson a posé la deuxième en tant que père américain de la sociale-écologie dont l’esprit transparaît dans son « Great Society speech » de 1964, où il parle déjà, avant-gardiste, de sortie de la croissance et des dangers de l’accumulation et du productivisme. Mais après ces deux présidents, la construction de l’Etat-providence américain a subi un coup d’arrêt, en dépit des efforts déployés par Barack Obama autour du système de sécurité sociale, non conclusifs. Les Etats européens ont pour la plupart établi ce socle social de la puissance publique depuis longue date, même si certaines forces politiques cherchent et parviennent malheureuement à le détricoter aujourd’hui.

C’est pourquoi dans le Green New Deal de Bernie Sanders ou d’Alexandria Ocasio-Cortez on trouve des propositions fondamentales comme l’accès à l’éducation, la construction d’un système de protection sociale ou de retraites qui s’avèrent (ou peut-être s’avéraient…) des batailles déjà gagnées dans nos pays.

Du point de vue des transports, le maillage territorial européen est très fin comparativement aux États-Unis. C’est assez incomparable même ! Notre stratégie industrielle s’en trouve tout à fait différente : pour ma part, je crois beaucoup aux low-tech – école Philippe Bihouix – comme vivier d’emplois. Des technologies simples, à faible impact environnemental, réparables. C’est l’une des différences avec le plan Sanders/AOC qui est peut être bien plus technophile.

Parmi les points communs, l’un d’entre eux nous tient particulièrement à coeur, c’est celui  de l’ « employeur en dernier ressort ». De la garantie de l’emploi en d’autres termes. Un programme d’embauche et de formation par la puissance publique, fondé à l’échelle européenne et administré localement, ouvert à tous les actifs prêts à être employés au salaire minimum dans le secteur de la biodiversité.

Cela fait partie des choses que j’essaie de pousser auprès de la Commission européenne, auprès de Frans Timmermans. C’est ici que l’Europe peut être utile, c’est ici que l’Europe serait aimée. En éradiquant la pauvreté et la précarité environnementale, en créant des emplois directement. En plus de l’utilité économique, un tel programme créerait de la cohésion en Europe et viendrait aider à résoudre la crise de la biodiversité.

LVSL – Qu’est-ce qui vous distingue du Green Deal d’Ursula Von der Leyen (présidente de la Commission européenne) et en quoi est-il insuffisant pour nos objectifs climatiques ?

A.L. – Beaucoup ! Il y a une réelle sincérité chez Ursula Von der Leyen, elle a compris l’urgence environnementale. Mais si les mots changent pour l’instant les politiques restent les mêmes. Le Green Deal reste ainsi sous l’égide d’un verdissement de la croissance, et non pas d’un changement pragmatique de système économique. La Commission mise sur les ruptures technologiques et le fait qu’un jour – peut être – la croissance du PIB et les émissions de gaz à effet de serre ne suivront pas les mêmes trajectoires. Un pari risqué, compte-tenu du fait que ce découplage n’a jamais eu lieu!

Du point de vue des sommes engagées le compte n’y est pas : La Cour des comptes européenne établit à mille cent quinze milliards par an le besoin financier, alors que la Commission propose mille milliards sur dix ans.

Du point de vue de la qualité des sommes engagées, même chose. Les mécanismes sont les mêmes qu’auparavant, et notamment les mêmes que ceux du plan Juncker : on compte sur l’incitation aux acteurs privés et sur les effets de levier.

Par exemple, le mécanisme de transition juste (dont l’objectif est de s’assurer que la transition écologique soit sociale), compte sept milliards d’argent frais (enfin d’argent pris dans d’autres fonds…). L’objectif est d’attirer le privé est d’arriver à 80 milliards. Mais ce n’est pas le rôle du marché d’assurer la formation et la justice sociale.

Autre élément : la faiblesse réelle du dialogue avec les partenaires sociaux, les ONGs et la société civile dans son ensemble, et la quasi-absence des questions sociales dans ce programme.

Autre critique, ce Green deal reste trop « Macro », autrement dit même si les chiffres du fonds de transition juste étaient à la hauteur de l’enjeu, déverser des milliards n’est pas suffisant. Mettons nous quelques secondes à la place d’une salariée du secteur automobile en France ou d’un salarié qui dépend du charbon en Pologne, ce qui les intéresse pour des raisons tout à fait logiques et légitimes, c’est de savoir comment ils font faire pour payer leur loyer, nourrir leur famille, partir en vacances … vivre en somme! Aussi tant que nous ne serons pas parvenir à décrire exactement ce comment la transition se passera à la fin du mois pour les personnes impactées par la transition écologique, nous n’y arriverons pas.

Le Green Deal de la Commission est trop technocratique pour l’instant. Ni assez ambitieux, ni social, ni vraiment environnemental non plus. À nous parlementaires de pousser à plus d’ambition et de réalisme!

LVSL : Pavlina Tcherneva est passée en France récemment et nous avons eu l’occasion de l’interroger, c’est une des économistes qui a contribué à la maturation du Green New Deal aux USA, une des tenantes de la Modern Monetary Theory (MMT) qui dit que le Gouvernement peut financer de grands plans d’investissements par la création monétaire. Est-ce que vous vous inscrivez dans ce courant et si oui, pourquoi ? 

A.L.  Vous dire que je m’inscris dans ce courant serait mentir. Je n’ai jamais réussi à m’inscrire dans un courant unique, tout simplement parce que chaque courant a ses limites. Comme beaucoup je pioche dans plusieurs courants en fonction de mes objectifs : justice sociale, transition écologique et intérêt général.

Je m’inspire autant des post-keynésiens, de Minsky, des institutionnalistes façon Galbraith père et fils, de Veblen, de Gorz, d’Illich, de Kapp, mais aussi de Gadrey, Meda, Giraud, Jany-Catrice, Laurent, Raveaud… De tout ce qui permet de remettre l’économie au service de l’intérêt général et surtout de ceux et celles qui vont mal. Raz-le-bol des politiques faites uniquement pour les gens qui vont bien.

Mais oui, la MMT apporte beaucoup. Elle fait du bien intellectuellement, car elle possède une colonne théorique solide et surtout elle propose des politiques publiques. Ce lien est très important. J’aime aussi la façon dont ses membres légitiment la puissance publique à travers la monnaie et l’emploi : « on veut créer des emplois eh bien, on en crée ! ». J’apprécie énormément Stephanie Kelton, qui travaille beaucoup avec Pavlina Tcherneva, avec laquelle j’entame une collaboration sur les questions de garantie de l’emploi.

La MMT a brisé le tabou de la politique monétaire. L’Europe est, elle aussi, parvenue à le briser. Elle a fait preuve d’un volontarisme très pragmatique en 2008 lors de la crise financière : pour éviter un gel du crédit, pour éviter l’effondrement des banques et du marché, on a fait « tourner la planche à billets », à travers des politiques justement appelées « non conventionnelles ».

Aujourd’hui il nous faut, avec le même volontarisme, briser le tabou budgétaire. Vous savez en économie, s’empêcher d’utiliser la politique monétaire et la politique budgétaire, c’est comme dire à un médecin qu’il ne peut utiliser ni pénicilline ni aspirine. C’est absurde et dangereux.

LVSL – Comment faire une telle relance alors que l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche s’opposent à toute politique macro-économique d’investissements publics qui pourraient créer de l’inflation et donc aussi faire baisser la valeur de l’Euro ?

A.L. – Il ne s’agit pas de faire de la relance, on ne relance pas la croissance ! La notion de croissance est derrière nous. L’urgence aujourd’hui est l’investissement pour la transition écologique et sociale.

Pour ce qui est des oppositions, nous en aurons un moment, puisqu’elles sont de l’ordre idéologique et quasi-psychologique comme je le disais. Il n’y a d’ailleurs pas que l’Allemagne qui s’y oppose. Certains pays de l’Est aussi. Mais plus que des clivages entre pays, il s’agit avant tout d’un clivage gauche/droite. Dans les négociations ceux qui s’opposent à desserrer la contrainte budgétaire pour investir c’est la droite et Renew. La droite allemande et hongroise sont particulièrement dures. Ils veulent façonner le projet européen et le continent à leur image. Orban n’a d’ailleurs de cesse de dire qu’il est l’avenir de l’Europe. Cette extrême droite et cette droite sont dans un combat quasi-civilisationnel. Il ne faut surtout pas que la gauche lâche le combat européen dans un tel moment, car cette extrême droite ne le lâchera pas, elle.

LVSL – Et si votre camp politique gagnait en 2022 ?

A.L. – Selon moi, tout est une question de rapport de force politique. Jusqu’à présent il n’y a pas grand-chose qui a été à la fois opposé et proposé au gouvernement allemand. Puisque l’Europe fonctionne encore malheureusement sous un mode inter-gouvernemental, il faut donc qu’il y ait à un moment un rapport de force qui s’établisse : la question de l’Europe de la défense, la question de la place aux Nations-Unies, ce sont des sujets qu’il faut mettre sur la table avec l’Allemagne pour exiger des choses d’elle, notamment desserrer la contrainte budgétaire.

Aujourd’hui au niveau européen, chaque pays est en train de défendre mordicus ses faiblesses au lieu de partager des solutions collectives pour s’y soustraire : la Pologne défend son charbon, la France défend son nucléaire, l’Allemagne défend ses voitures, en fait, tout ce qui est en train de craquer. C’est dommage, car nous sommes tous dans la même galère ! Nous avons tous grandi dans la consommation de masse, dans un logiciel pro-croissance, productiviste puis néolibéral avec toutes les conséquences que cela engendre.

Nous avons tous et toutes été plus ou moins frustrés en terme de consommation par ce système, car il est toujours plus simple de prôner la frugalité quand on a pu soi-même tester et éprouver les limites de la consommation. Mettons sur la table nos fragilités pour réussir à trouver des compromis plutôt que s’attaquer les uns les autres. C’est ce que devra faire notre camp politique s’il gagne en 2022 au niveau européen. Proposer un programme clair. Ambitieux car pragmatique. Et ne pas avoir peur des négociations.

Aurore Lalucq © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL – Au Parlement européen, vous avez réussi à fédérer, autour du Green New Deal, un intergroupe avec plus de cent cinquante eurodéputés notamment avec la GUE, les Verts, les sociaux-démocrates, les Libéraux (Renew) et la droite (PPE). Quelle est votre feuille de route ? Comment est-ce que vous allez porter ce combat du Green New Deal dans les prochains mois ? 

A.L. –Le premier objectif de cette enceinte transpartisane, très symbolique, c’est d’avoir les idées claires sur le contenu programmatique d’un Green New Deal. Il s’agit de nourrir l’expertise et l’opinion des élus pour qu’ils pèsent en connaissance de cause dans les négociations face à la Commission européenne pour pousser à plus d’ambitions dans les arbitrages à venir.

Le deuxième objectif est d’en faire un lieu de dialogue avec la société civile organisée, les syndicats, les ONGs, les institutions européennes. D’abord parce que l’Europe a trop longtemps souffert de son déficit démocratique, creuset de l’immense désaffection pour les institutions. Ensuite parce que l’écologique et le social sont des sujets qui appartiennent aux citoyens avant tout : un objet qui traite des deux en même temps ne saurait se soustraire à leurs revendications. Enfin parce que les solutions pragmatiques ne peuvent se dessiner qu’ainsi : par des compromis entre des acteurs aux intérêts a priori contraires. Barack Obama était parvenu à des solutions très ancrées dans le réel grâce à cette méthode dans les Appalaches, au moment de la décision de sortie du charbon. Syndicalistes du charbon et ONG environnementalistes ont dialogué pour trouver des solutions satisfaisantes pour les deux parties.

LVSL : C’est un précédent intéressant et quand on retourne à l’échelle nationale, cela peut aussi inspirer. On est dans un contexte d’urgence climatique qui est aussi performatif sur les consciences et notamment à gauche, est-ce qu’elle peut faire converger tant les Insoumis que les sociaux-démocrates non libéraux, les Verts au sein d’un bloc qui pourrait in fine, par rapport à 2022 en l’occurrence, contrebalancer le bloc libéral macroniste et le bloc d’extrême-droite ? Comment voyez-vous les choses sur le plan national ?

A.L. : Je ne sais pas si c’est l’écologie qui peut faire converger. L’écologie sans le social ne le peut pas en tout cas! On observe certes la mobilisation des jeunes pour le climat mais aussi des mouvements sociaux comme celui des Gilets jaunes ou des retraites. Étant profondément matricée par les questions sociales et écologiques. Je plaide évidemment pour l’union.

Compte tenu du peu de différences de programme entre les différents mouvements que composent l’arc social et écologique (auquel il faudra un jour trouver un nom !), les divergences portent essentiellement sur des habitus de partis, sur la méfiance et des ego parfois meurtris.

Mais ce qui devrait nous faire converger c’est le sens des responsabilités, celui de l’intérêt général. Il faudra être en capacité de penser à l’intérêt du pays et des classes sociales que l’on défend plutôt qu’à sa propre chapelle et ses propres intérêts égotiques. Penser à ceux et celles qui vont mal devrait être notre priorité. Le reste devrait être anecdotique d’autant qu’en 2022, le risque d’accession au pouvoir de l’extrême droite est réel cette fois-ci.

Ce qui devrait nous faire converger aussi c’est le besoin de sincérité. Dire et défendre ce que l’on pense vraiment. Ce qui devrait nous faire converger c’est la bataille culturelle à mener. Car pour gagner des élections, il faut au préalable gagner la bataille des idées. En fait, ce qui devrait nous faire converger c’est de travailler, travailler les programmes politiques, travailler à leur diffusion et travailler à l’union! Ça se fera, ça se fera tout simplement parce qu’il n’y a pas d’autre alternative !

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Elections européennes : une campagne hypocrite ?

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© Europarl

Les élections européennes de mai 2019 auront donné lieu à des gorges chaudes quant au sursaut de participation. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’étudier l’ensemble des causes de ce phénomène, la campagne de publicité numérique du Parlement européen ne manque pas de susciter de nombreuses interrogations. Par Félix Lepeletier. 


« Et les hommes asservis à une fausse science s’égarent, ayant perdu le rythme de la vie et parce qu’ils vont plus vite vers des bruits aussi vains ils appellent progrès leur traînée de limace » (Rainer Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort).

Au soir du 26 mai dernier, l’atmosphère politique se trouvait marquée d’une remarquable ambiguïté. Le sempiternel refrain « populistes contre progressistes » avait du plomb dans l’aile et les différentes rédactions s’évertuaient pourtant à démontrer une prétendue victoire à la Pyrrhus. Toutefois, les voix s’accordaient parfaitement lorsqu’il s’agissait de saluer un regain historique de participation, tant au niveau national qu’européen. Ce jugement unanime, présenté comme une vérité absolue, et permettant à loisir de louer un supposé regain d’intérêt pour les institutions européennes ne doit pas nous faire perdre de vue l’ensemble des mécanismes à l’œuvre durant cette campagne.

Parmi eux, une campagne de communication du parlement européen portant le nom « Choose your future ». Si ce dernier ne remémore rien à l’esprit du lecteur, il se souviendra sans doute du clip vidéo qu’it avait produit. Visionné plus de vingt millions de fois une semaine après son lancement, ce petit spot publicitaire d’un peu moins de trois minutes se structure de la façon suivante : des images de fœtus, d’accouchements, de parents et de grands-parents, ainsi qu’une voix enfantine se faisant l’observatrice des troubles et peurs qui menacent « l’Europe ». Jouant sur les instincts les plus primaires, de tels ingrédients peuvent paraître ridicules lorsqu’il s’agit de renforcer la participation aux élections européennes. Une telle analyse critique postule que les ressorts d’une communication politique efficace se fondent non pas sur des affects, mais sur l’exercice de la raison. Or, le pari de l’agence à la manœuvre dans la campagne publicitaire en question fut plutôt inverse.

Aujourd’hui, le site de la « North alliance » vante les mérites du travail effectué pour le compte du Parlement européen et revendique même la hausse historique du taux de participation.

L’agence de communication publicitaire danoise « And co », membre du groupe « North alliance », réunissant d’autres entreprises de ce secteur, fut commissionnée par le Parlement européen à une fin précise : ne pas faire une campagne politique, indiquant pour qui et ce pour quoi il faut voter, mais faire une campagne pour le vote lui-même. Aujourd’hui, le site de la « North alliance » vante les mérites du travail effectué pour le compte du Parlement européen et revendique même la hausse historique du taux de participation. Parmi ses arguments, le tweet du vice-président (et actuel président) du Parlement européen.

Mais comment expliquer l’efficacité de leur offre ? Toujours sur la page de leur site concernant la campagne pour le compte du Parlement européen, le lecteur peut découvrir un des enjeux du travail mené : cibler le panel des quatre cent millions d’électeurs. Pour y parvenir, « And co » s’est appuyé notamment sur un sondage, dont l’origine n’est pas divulguée, indiquant le ressenti majoritaire de cette population et notamment ses craintes à l’égard du climat, des migrations et du terrorisme.

Dès lors, réaliser un support audiovisuel permettant de susciter ces interrogations ne semble pas relever de la compétence exclusive d’une telle agence de communication. L’enjeu se situe davantage dans sa diffusion.

Le site de « And Co » révèle, au détour d’une de leurs pages, l’utilisation d’un algorithme singulier permettant le traitement d’une grande quantité de données afin de cibler la pertinence d’une offre de marketing pour le produit des clients de l’agence de communication. Ce dernier porte le nom de « TRAX ®», mais il n’est guère donné plus d’informations le concernant.

le parlement européen a APPUYÉ sa campagne « Choose your future » D’un ciblage bien particulier, en fonction principalement de l’origine géographique, de la tranche d’âge et du sexe des utilisateurs de Facebook.

L’utilisation de données en marketing publicitaire n’est pas un fait nouveau, mais il est intéressant de l’interroger dans le cadre de la communication politique récente, à la suite de l’affaire Cambridge Analytica. Depuis le scandale de l’élection américaine et l’audition, par des sénateurs du Congrès américain, du PDG de Facebook Mark Zuckerberg, il est possible pour tout utilisateur de la plateforme de connaître les dépenses effectuées dans le domaine de la publicité ciblée durant des campagnes électorales.

Ce service révèle ainsi que le parlement européen a appuyé sa campagne « Choose your future » d’un ciblage bien particulier, en fonction principalement de l’origine géographique, de la tranche d’âge et du sexe des utilisateurs de Facebook. Le montant des dépenses effectuées pour des publicités ciblées durant la campagne de 2019 s’élève à 3,3 millions d’euros, là où le total de celles effectuées par des partis transnationaux ou groupes ou parlement européen ne recouvre que 449 000 euros. Au lecteur revient le privilège d’apprécier un lien ou non de causalité entre ces faits, la transparence de telles procédures ne permettant pas de l’induire ou de le récuser pleinement.

Pour donner un ordre de grandeur, en 2018, les sommes engagées dans le cadre de campagnes de publicité politique sur Facebook sont de l’ordre de 5,4 millions de dollars pour la campagne du comité de soutien à Beto O’Rourke, “Beto for Texas” (pour 6.024 pubs), la plus onéreuse. En deuxième position se trouve le comité de soutien à la politique de Donald Trump « Make America Great Again » (3,1 millions de dollars).

Le Parlement européen, sous couvert d’une campagne prétendument non-politisée, peut-il s’octroyer la possibilité d’agir sur le cours de ses propres élections par le jeu  des données collectées de Facebook ?

Ces faits doivent cependant nous pousser à interroger le sens de telles procédures. Le Parlement européen, sous couvert d’une campagne prétendument non-politisée, peut-il s’octroyer la possibilité d’agir sur le cours de ses propres élections par le jeu bien réglé des données collectées de Facebook ?

Augmenter le taux de participation d’un scrutin de si large ampleur que les élections européennes, après tout, n’est-ce pas là une bonne chose ? Dans l’absolu, une telle pratique semble parfaitement correspondre à la nécessité d’un système de démocratie représentative : augmenter le nombre de participants ne ferait que renforcer la légitimité du processus, en ce sens qu’il incarnerait bel et bien le choix du plus grand nombre, doit de la majorité de la population.

Il convient cependant de replacer cette éventualité dans le cas précis que nous analysons. Les institutions européennes et en particulier le parlement subissent une crise de légitimité aggravée depuis la mise en place du traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, conférant aux décisions de cette instance le simple statut de procédure législative de droit commun pour la majorité des domaines qui la concerne. Ce faisant, le parlement européen ne se trouve pas sur un pied d’égalité avec le conseil européen, mais bien en posture d’infériorité législative pour l’adoption d’une norme européenne.

Or, si nous avons toujours en tête le clip vidéo de la campagne « Choose your future », le vote pour l’élection européenne se trouvait par exemple présenté comme un recours face à « l’incertitude générée par le réchauffement climatique, l’immigration et le terrorisme ». Le récit ainsi construit oblitère le simple fait que le parlement européen se trouve en grande partie exclu du domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune.

Par ailleurs, l’article 123 du traité de Lisbonne évoqué précédemment empêche aux Etats de l’Union d’emprunter directement auprès des Banques centrales – ce qui n’empêcherait pas de garder une éventuelle autorité de contrôle indépendante afin d’éviter les dérives inflationnistes -, ce qui leur interdit d’engager une réelle politique de relance et d’investissements ciblés pour enrayer la destruction de la biosphère, conséquence du réchauffement climatique.

Notre critique de cette campagne prétendument « non-politisée » pourrait également se considérer en des termes éthiques. Jouer avec l’anxiété des spectateurs, suscitée par une succession d’images du travail d’accouchement montrées en gros plan et appuyées par un discours apocalyptique, délaisse le travail de la raison au profit des émotions.

Un autre point pourrait susciter une interrogation quant à l’éthique d’une telle campagne publicitaire : le recours aux données d’utilisateurs de Facebook par le financement d’une publicité ciblée sur cette plateforme.

Si l’illusion peut se définir comme une croyance irrationnelle motivée par des désirs (Sigmund Freud, L’avenir d’une Illusion, VIII), force est de reconnaître que les ingrédients d’une telle recette ne manquent pas. De même lorsqu’il est question d’immigration et de « sécurité aux frontières », choisir de tels termes n’est pas anodin et constitue en soi un parti pris. L’analyse des faits plutôt que le recours à la croyance permettrait d’observer aisément la part de responsabilités de l’Union européenne -et d’incapacités du Parlement européen- dans les causes et la gestion des migrations.

Un autre point pourrait susciter une interrogation quant à l’éthique d’une telle campagne publicitaire : le recours aux données d’utilisateurs de Facebook par le financement d’une publicité ciblée sur cette plateforme. Suite à l’affaire Cambridge Analytica, le Parlement européen avait adopté en octobre dernier le texte de la commissaire européenne à la Justice, Vera Jourova, présenté afin notamment d’empêcher les tentatives de « micro-targeting » d’influer sur le scrutin de mai 2019. Le manque de transparence concernant la campagne « Choose your future » ne permet pas d’affirmer si de tels procédés ont été employés par l’agence de communication chargée de sa mise en place. Dès lors, un doute plane sur la portée de telles mesures : marquent-elles une réelle avancée, avec le RGPD  ou ne sont-elles qu’une énième tartuferie ?

Il serait dans tous les cas légitime de s’interroger sur l’influence psychologique et politique que prennent y compris les pratiques légales de ciblage publicitaire selon l’âge et le genre. La campagne du parlement européen ne s’est à cet égard pas gêné pour adapter ses contenus à des cibles définies selon des critères on peu le supputer, réducteurs, comme semble l’illustrer la différence incompréhensible de ciblage féminin de cette publicité,

et le ciblage masculin de celle-ci,

identiques sur le fond, et adaptées étrangement sur la forme et les codes couleurs.

On pourrait également s’interroger plus largement sur les méthodes d’examen et de traitement  des « publicités portant un enjeu social, politique ou électoral» développées par Facebook, et questionner légitimement les éventuels effets de filtrage éditorial et idéologiques employées par leurs IA et gestionnaires. Dans les publications concernées par la nécessité de la mention “financé par” on peut ainsi citer comme exemple donné par Facebook pour l’UE : « nous devons nous battre contre les inégalités salariales grandissantes dans notre pays » ou encore « pourquoi nous devons lutter contre le chômage chez les jeunes ». Tandis que la publicité indiquant « notre entreprise a contribué à la création de 10 000 emplois au cours du dernier trimestre », est indiquée explicitement par Facebook comme ne devant pas nécessairement porter la mention « financé par ».

La prétendue lutte contre les « fake news » (réellement) racistes passerait-elle aussi par une éditorialisation « soft » des contenus à caractère économique pour prévenir la montée des « populismes de gauche comme de droite »? On ne saurait l’affirmer avec certitude pour l’heure, mais les interrogations sont légitimes.

Le cas du Parlement européen n’est pas un phénomène isolé. Il frappe cependant par son ampleur. A une échelle plus réduite, il convient également de s’interroger sur le rôle de la diffusion ciblée de publicités politiques produites par des partis eux-mêmes. Durant l’élection européenne de 2019, les partis affiliés au Groupe des verts/Alliance libre européenne ont bénéficié de résultats favorables dans de nombreux pays (France, Allemagne, Autriche…), leur permettant de bénéficier de 74 sièges au parlement européen. Différentes analyses permettent d’interpréter un tel vote, mais il convient également de prendre en compte le type de campagne menée par ce parti transnational et notamment ses investissements en terme de communication ciblée. Le Groupe des verts/Alliance libre européenne se trouve effectivement en première position en matière de dépenses sur Facebook afin de diffuser des contenus ciblés au cours de l’élection de mai 2019.

Ces pratiques font aujourd’hui partie intégrante des processus électoraux. Toutefois, il convient d’apprécier les spécificités de chaque pays où elles se voient utilisées. L’affaire Cambridge Analytica peut en partie s’expliquer par la hauteur des financements autorisés par les Etats-Unis dans le cadre de campagnes électorales. De telles dépenses sont impossibles en France, ne permettant pas d’obtenir par cette voie un tel nombre de données sur chaque citoyen. Néanmoins, et malgré les restrictions de la CNIL, le ciblage des données reste un outil privilégié de certains de nos partis.

Si l’objectif de ces méthodes revient à mobiliser un « électorat indécis » selon des méthodes exactement similaires aux forces populistes tant décriées, il révèle aussi, négativement, de quelle manière le Parlement Européen peine à camoufler un manque de légitimité au sein des institutions de l’Union européenne.

Jour après jour, la compréhension du maniement de ces outils technologiques nouveaux, concernant chaque citoyen à diverses échelles, s’impose comme un impératif politique toujours plus pressant.

« Il faut remettre le citoyen au cœur des décisions » – Entretien avec Édouard Martin, député européen sortant

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:%C3%89douard_Martin_Parlement_europ%C3%A9en_Strasbourg_1er_juillet_2014_02.jpg
Edouard Martin / Wikimedia commons

Édouard Martin fait partie des trois députés européens ayant rejoint Génération-s au cours de leur mandature. Mais si comme ses collègues il n’est pas reconduit et quitte bientôt le Parlement européen, ce n’est pas une conséquence du score décevant de son parti aux élections européennes (3,27%). Le syndicaliste de Florange, qui avait accepté de mener la liste du Parti Socialiste en 2014 à condition de ne pas devoir prendre sa carte, avait promis qu’il ne se représenterait pas. Retour sur le mandat du métallo devenu parlementaire. Entretien réalisé par Thomas Grimonprez.


LVSL – Vous avez toujours clamé votre engagement européen, c’est d’ailleurs la question européenne qui vous avait poussée à soutenir Benoît Hamon et non Arnaud Montebourg à la primaire du Parti socialiste en 2017. Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui à gauche, ou plus largement au sein des forces progressistes, considèrent que dans les traités point de salut et que la priorité doit être une sortie de l’Union européenne ?

Édouard Martin – C’est jeter le bébé avec l’eau du bain. Si j’avais une baguette magique et que je pouvais faire un traité européen sur mesure, en fonction de ce que je pense, je n’hésiterais pas à le faire. Avec les traités actuels on peut déjà faire beaucoup de choses. Si on exerçait le pouvoir réel qu’a le Parlement européen depuis le traité de Lisbonne, puisque vous savez qu’on est co-législateur et que plus grand-chose ne se décide sans nous, on peut déjà améliorer l’existant. Pas un accord commercial ne peut être appliqué s’il n’est pas au préalable voté par le Parlement européen. Je prends l’exemple de la directive sur les travailleurs détachés. Si on a réussi à l’améliorer, même si on n’a pas obtenu tout ce qu’on voulait, c’est parce que le Parlement européen a travaillé d’arrache-pied. On n’a pas réussi à faire la même chose sur l’harmonisation des systèmes de sécurité sociale européens, pas parce que la Commission ou le Conseil nous en aurait empêché, mais parce qu’une majorité parlementaire n’a pas voulu cette harmonisation. On voit bien qu’il y a une responsabilité du Parlement, des députés et, si l’Europe est trop libérale ou trop conservatrice ce n’est pas à cause des traités mais à cause de ceux que l’on envoie siéger là-bas. La majorité est libérale et conservatrice, mais personne n’a pris le pouvoir par les armes.

« Si l’Europe est trop libérale ou trop conservatrice ce n’est pas à cause des traités mais à cause de ceux que l’on envoie siéger à Strasbourg et Bruxelles »

C’est donc aux citoyens de décider de l’Europe qu’ils veulent. A travers les traités existants on peut faire du bon boulot et on peut effectivement travailler à moyen et long terme pour améliorer le quotidien des citoyens. Mais il faut aller avec la volonté de le faire. C’est tellement facile de se cacher à chaque fois derrière les traités. Bien sûr qu’ils méritent d’être réécrits, d’être plus axés et centrés sur le citoyen et non pas sur le marché. Mais dire « Les traités ne me conviennent pas, il faut sortir de l’Union européenne », pour moi c’est tromper les citoyens. Qui peut dire aujourd’hui qu’on peut vivre mieux sans l’Europe ? Regardez ce qu’il se passe avec le Royaume-Uni : il y a trois ans ils votaient le référendum pour nous quitter et ils sont toujours là. Ils sont en train de voir au plus près du terrain que les effets négatifs sont plus forts que les effets positifs qu’ils escomptaient.

LVSL – L’autre groupe, beaucoup plus important aujourd’hui, qui prospère sur la critique de l’Union européenne c’est la nébuleuse nationaliste allant d’Orban à Le Pen en passant par Salvini. Mais leur critique de l’Union européenne est souvent très ambiguë. Comment les mettre face à leurs contradictions ?

EM – Regardons de plus près ce qui se passe en Hongrie. Orban qui gagne élection après élection en faisant de l’anti-européanisme son cheval de bataille pour les élections nationales. Et à chaque fois il est réélu entre autre grâce à ça. Finalement que se passe-t-il en Hongrie ? Les premières victimes du système d’Orban ne sont pas les Italiens, les Allemands ou les Belges. Ce sont les Hongrois eux-mêmes. A quoi s’est-il attaqué en arrivant au pouvoir ? Il s’est attaqué aux droits des femmes, au droit à l’avortement, au droit à disposer de son corps. Il s’est attaqué à la liberté de la presse, à l’indépendance de la justice. Là maintenant il fait voter une loi qui permet aux entreprises d’exiger des travailleurs qu’ils fassent voter quatre-cent heures supplémentaires par an payables dans trois ans. Qui sont les victimes du nationalisme ? Ce sont les peuples eux-mêmes. Et c’est là où l’on voit, nous autres Français, ou tout autre pays européen où les partis nationalistes ont le vent en poupe, qu’il faudrait regarder du côté de la Pologne et du côté de la Hongrie et voir que les premières victimes des nationalismes sont les peuples qui les soutiennent.

« L’Europe c’est la liberté de la presse, c’est l’indépendance de la justice, la liberté des citoyens, la protection des minorités quelle qu’elles soient. Ça par contre c’est inscrit dans les traités. »

Et de ça l’Europe nous protège. Ou en tout cas est sensée nous protéger de tout ça. Parce que l’Europe c’est la liberté de la presse, c’est l’indépendance de la justice, la liberté des citoyens, la protection des minorités quelle qu’elles soient. Ça par contre c’est inscrit dans les traités. Alors bien sûr l’extrême droite anti-européenne surfe sur cette vague populiste. Elle cherche à manipuler les citoyens, soit parce qu’ils ne sont pas assez éclairés, soit parce qu’ils veulent sanctionner la classe politique traditionnelle et se laissent séduire par ce discours-là. Cela peut effectivement sonner le glas de l’Europe. Et ça je me refuse d’y croire parce que, quels que soient les errements de l’Europe, quels que soient ses défauts, le projet européen reste pour moi le plus beau projet qu’on ait pu inventer.

LVSL – Justement, au-delà des Hongrois et des Polonais, les autres grandes victimes de ces nationalistes, ce sont les populations exilées. On a vu certains partis de gauche se détourner de cette question migratoire, prétendre que la solution résidait dans un tarissement de l’immigration par l’aide au développement, ou même – comme le parti social-démocrate danois – adopter le discours des nationalistes. Que vous inspire ces positions et la violence de la campagne européenne sur cette question, en particulier en France (qu’on pense aux propos de Jordan Bardella comme à ceux de Nathalie Loiseau) ?

EM – C’est pitoyable ! Cette espèce de surenchère à qui va être le plus à droite, ça me donne envie de vomir. En réalité, ces personnes qui quittent leur pays, je n’en connais aucun qui le quitte par plaisir. Parce que c’est toujours une déchirure, c’est toujours une souffrance de devoir quitter les siens, de devoir quitter son pays. Lorsqu’il s’agit des réfugiés, et notamment des réfugiés syriens, ils fuient quoi et qui ? Ils fuient un dictateur. Et qui vend des armes à ce dictateur ? En réalité, nous l’Europe nous sommes les principaux vendeurs d’armes dans le monde après les États-Unis, ça nous rapporte 76 milliards d’euros chaque année. La vente d’armes fait vivre plus d’un million de travailleurs au niveau européen. Et à qui vont-ils les vendre ? A n’importe quel salopard qui met l’argent sur la table. Regardez la France qui vend des armes à l’Arabie Saoudite et qui les utilise contre la population civile yéménite. Et ensuite on se plaindrait que ces pauvres diables viennent se réfugier chez nous ?

« Demain, car j’ose espérer que ces pays retrouveront la paix, vous ne croyez pas qu’ils se souviendront du fait qu’on leur a tourné le dos quand ils étaient en pleine souffrance ? »

Deuxièmement, qui sont ces personnes qui viennent se réfugier chez-nous ? C’est plutôt la haute société et la société moyenne. Les plus pauvres n’ont pas les moyens de se payer la traversée de la Méditerranée. Ce sont les citoyens les plus qualifiés, les plus diplômés, qui viennent se réfugier chez-nous. J’ai rencontré quelques réfugiés syriens, qui avaient une formation de médecin ou d’avocat. Ils me disaient : « Mais nous on n’a pas vocation à rester en France, ce qu’on souhaite une fois la paix retrouvée en Syrie c’est repartir chez-nous pour refaire le pays ».

On tourne le dos à ces gens là. Et demain, car j’ose espérer que ces pays retrouveront la paix et que l’Europe y jouera un rôle, et qu’on voudra négocier des partenariats avec ces pays-là, vous ne croyez pas qu’ils se souviendront du fait qu’on leur a tourné le dos quand ils étaient en pleine souffrance ? Je suis atterré que la Méditerranée soit devenue le plus grand cimetière du monde. C’est impensable. C’est pourtant écrit dans les traités européens : « Nous devons assistance et asile à toute personne fuyant un pays pour des raisons de harcèlement, de violence, de guerre, etc. ».

On ne respecte pas nos propres traités et ça n’est pas la faute de l’Europe mais celle des États. Mme Loiseau et M. Bardella jouent à qui va le mieux protéger la France. A croire qu’il y a une horde de millions de migrants qui sont en train de se promener dans les rues françaises. C’est d’une sauvagerie et d’une violence inouïe. Et je le répète : l’Europe ça doit être l’Europe des libertés et de la libre circulation. Or bien souvent la cause de la migration ce sont les politiques européennes. Il y a trois ans on vote un texte au Parlement pour protéger les multinationales qui ramènent du minerai, ce qu’on appelle les minerais rares, qui sont présents à foison dans le sol de la République démocratique du Congo. Et ces mêmes multinationales qui paient des bandes armées pour semer la barbarie on ne leur demande même pas de comptes. Elles rapatrient ces minerais, ce qu’on appelle des « minerais de sang », qui profitent à notre économie, c’est grâce à ça qu’on a des téléphones portables, des ordinateurs, des écrans plats. Donc ces crimes là profitent à notre confort. Et dans le même temps on devrait dire à ces gens là : « Vous comprenez on ne peut pas vous accueillir chez nous ». En quoi les traités sont responsables de ça ? Ceux qui dénoncent les traités, qu’ils nous citent une seule ligne d’un traité disant qu’on ne doit pas accueillir ces gens là.

Avant de changer les traités commençons par faire respecter ceux qui existent. Je ne dis pas que ça serait le nec plus ultra demain mais les choses pourraient s’améliorer très sensiblement.

LVSL – Vous avez notamment milité au Parlement européen pour une réindustrialisation de l’Europe et une industrie qui atteindrait 20% du PIB européen. Pourquoi est-ce important sur le plan social et environnemental ? Comment on y arrive ?

EM – Si on regarde les pays qui ont le mieux résisté à la crise, on se rend compte que ce sont les pays les plus industrialisés. Et pour qu’une industrie puisse se pérenniser et puisse se maintenir dans de bonnes conditions et soutenir la concurrence internationale, il faut parfois aussi des aides publiques. Rien n’interdit dans les traités qu’une aide publique vienne soutenir une industrie que nous estimerions stratégique. Si on regarde l’Allemagne, nombreux sont les vendeurs qui sont actionnaires dans une industrie, ce que la France ne fait pas. Ou quand elle le fait, comme pour Aéroport de Paris, elle cherche à la vendre.

Pourquoi je veux défendre la place de l’industrie ? Eh bien parce que moi qui vient d’une terre largement désindustrialisée, je mesure l’impact quand une industrie disparaît. Vous savez une industrie c’est pas seulement un lieu où on produit un bien de consommation. C’est beaucoup plus que ça. Une industrie, lorsqu’elle est implantée dans un territoire, ça crée de la richesse et pas uniquement pour les actionnaires, ça attire du monde, il y a des emplois, donc il y a des commerces, des écoles, des routes, des hôpitaux, des crèches, des parcs. Ça crée le vivre-ensemble et quand une industrie disparaît c’est tout ça qui disparaît. Et on assiste à la paupérisation de la population.

« Vous savez une industrie c’est pas seulement un lieu où on produit un bien de consommation. C’est beaucoup plus que ça. Une industrie, lorsqu’elle est implantée dans un territoire, ça crée de la richesse et pas uniquement pour les actionnaires. Ça crée le vivre-ensemble. »

Sur le plan environnemental, même si on doit s’améliorer encore très largement puisque la technologie nous le permet, l’industrie européenne reste l’industrie la moins émettrice de gaz à effet de serre. Particulièrement en comparaison d’autres pays comme la Chine ou les États-Unis. La question qui se pose c’est si cette industrie là ferme, puisque la production reste constante et même en accroissement dans certains secteurs, ça veut dire que ces productions sont délocalisées dans d’autres parties du monde avec des critères environnementaux, fiscaux et sociaux beaucoup plus permissifs. D’où l’intérêt aussi de garder ces industries là, voire une industrie complètement décarbonée. C’est d’ailleurs l’objectif que s’est fixée la Commission européenne que d’arriver en 2050 à une industrie complètement décarbonée. On a un peu moins de quarante ans pour le faire et on peut le faire parce qu’on a l’argent qui peut permettre cette transition et aujourd’hui dans beaucoup de secteurs on peut avoir une industrie sans produire de gaz à effet de serre. Mais pour ça il faut qu’il y ait des choix politiques, il faut qu’il y ait de l’investissement et si vous demandez à un patron si il préfère injecter de l’argent dans la poche de ses actionnaires ou dans de l’investissement il va vous répondre qu’il préfère rémunérer l’actionnaire. Donc c’est à nous de dire : « La priorité c’est l’investissement parce que si vous n’investissez pas aujourd’hui le prix de votre pollution vous reviendra à beaucoup plus cher et vous devrez payer ce prix ». L’idée c’est d’arriver au pollueur-payeur.

Voilà ce qui manque encore dans l’idée européenne. Là-dessus on est tous plus ou moins d’accord. Là où il y a des divergences c’est sur le rythme des législations. Les principaux blocages ne sont que politiques : les Allemands qui défendent leurs intérêts nationaux ou Emmanuel Macron qui ne veut pas pénaliser les entreprises alors qu’il était prompt à mettre une taxe carbone sur le prix de l’essence qui impacte l’ensemble des citoyens.

Alors bien sûr il faut protéger l’environnement mais avant de taxer le citoyen lambda il faut d’abord que la pollution soit payée par les gros pollueurs. Et ces gros pollueurs ce ne sont pas ceux qui utilisent leur véhicule au quotidien. Ce sont les grosses industries et non seulement on ne leur met pas de taxe carbone mais en plus on leur donne des droits à polluer gratuitement. Non seulement elles ne payent pas mais on leur donne de l’argent pour qu’elles restent compétitives. Et ça, le sentiment d’injustice et d’iniquité dénoncé par les gilets jaunes, je le partage complètement.

LVSL – Êtes vous favorable dans ce domaine à ce que certains comme François Ruffin appellent le protectionnisme solidaire ?

EM – Moi ce n’est pas du protectionnisme solidaire [que je défends]. C’est ce que j’appelle le juste échange. Je vous prends l’exemple du secteur d’où je viens, la sidérurgie. Pour produire une tonne d’acier en Europe on émet deux tonnes de CO2. La même tonne d’acier produite en Chine elle émet trois tonnes de CO2. Donc aujourd’hui les Chinois vendent de l’acier sur le marché européen et ils n’ont aucune obligation vis-à-vis de l’environnement. Les trois tonnes de CO2 à eux ça ne leur coûte rien. Et on oblige les industriels européens à faire des efforts, et tant mieux, ils doivent payer cette pollution. Ce qui est anormal c’est qu’on ne demande pas que les importations ne participent pas aussi à l’effort. Et dans ce cas là il faudrait qu’il y ait un ajustement à nos frontières et tout ce qui est importé de la zone non-européenne soit soumis aux mêmes règles. Et l’équilibre va se faire par-là. Nul besoin de règles protectionnistes ou quoi que ce soit, puisque demain l’empreinte carbone du produit sera un des facteurs déterminants sur sa compétitivité, parce que les citoyens sont de plus en plus sensibles et alertés là-dessus. On aura tous intérêt à démontrer au consommateur que nous sommes les plus vertueux en la matière. Et la régulation elle va se faire le plus tranquillement du monde. Il n’y aura plus de compétition entre pays pour les coûts sociaux les plus bas, à cause d’une fiscalité la plus basse, mais grâce aux plus vertueux d’entre nous. Pour le coup l’Europe a une place majeure à jouer puisque nous avons encore cet avantage compétitif même si il se dégrade. Il ne faudrait qu’on prenne trop de retard, parce que non seulement les productions risquent de partir ce qui serait mauvais pour la planète mais aussi pour les emplois. On serait perdant sur toute la ligne.

Je rappelle quand même que 75 % de nos échanges commerciaux à nous autres Français ce sont des échanges intra-européens. Si demain on met du protectionnisme à nos frontières que croyez-vous que vont faire les autres ? Ils vont faire exactement la même chose. Regardez ce que fait Trump. Regardez comme la situation [avec la Chine] est tendue.

Donc le protectionnisme ça n’est pas la solution. La solution c’est que les politiques là où nous sommes, nous prenions nos responsabilités et que l’on mette en place les critères fiscaux, sociaux, environnementaux nécessaires. C’est la meilleur protection pour l’environnement, pour l’Europe, et pour les travailleurs.

LVSL – Votre nomination était atypique puisque vous faites partie de la poignée d’ouvriers qui ont siégé dans l’hémicycle et vous avez plusieurs fois fait part du décalage que vous ressentiez par rapport à vos collègues, souvent issus des classes supérieures et de leur déconnexion. Aujourd’hui le PCF a fait campagne sur l’entrée de Marie-Hélène Bourlard au Parlement Européen, qui aurait été d’après eux la première ouvrière à y entrer (en fait la première depuis 1979). Est-ce que pour vous une meilleure représentation du monde du travail dans les instances européennes et nationales est un enjeu prioritaire et pourquoi ?

EM – Prioritaire pour moi elle l’est. Je ne suis pas sûr qu’elle le soit pour tout le monde. J’estime qu’un parlement, qu’il soit national ou européen, devrait refléter la sociologie du ou des pays. Je ne dis pas qu’il faut éliminer les énarques, qu’il faut éliminer les CSP+, il en faut, mais il ne faut pas que ça. Il faut que la représentation nationale, ou européenne, elle soit à l’image de la société. Mais pour ça là aussi les Français ont le choix. On peut penser ce qu’on veut de Philippe Poutou, mais c’est un ouvrier, il se présente aux élections, et à chaque fois il fait un flop. J’ai l’impression que la société française souffre de schizophrénie, elle critique ses élites, mais en même temps lorsque l’un des leurs pourrait accéder à un poste de responsabilité on lui tourne le dos en ne lui faisant pas confiance.

LVSL – L’irruption du mouvement des gilets jaunes sur la scène politique vous-a t’elle surprise ? Ne pensez-vous pas que votre démarche (la montée à Paris des ouvriers de Mittal et la prise à partie violente – au moins en parole – des responsables politiques) comportait des similitudes avec celle des gilets jaunes ?

EM – Moi je vous avoue que j’ai été surpris. Je voyais bien qu’il y avait un mécontentement généralisé mais je ne pensais pas que ça éclaterait sous cette forme et avec cette ampleur. En tout cas je l’ai pas vu arriver. Et c’est parti d’un sentiment que je partage : le sentiment d’injustice. Sur l’impôt, les taxes, le niveau de vie. Comment peut-on aujourd’hui vivre quand on est retraité avec moins de 1000€ ? Des personnes isolées avec 400-600€ ? Ce sont des choses que je partage et que j’étais prêt à défendre. Là où je ne me reconnais pas dans le mouvement des gilets jaunes c’est qu’ils voulaient que personne ne parle en leur nom. J’ai été en voir sur un rond-point et j’ai discuté avec eux, avec certains ça s’est vachement bien passé, mais avec d’autres [c’était] « Tous dans le même sac, tous pourris, les politiques comme les syndicalistes tous pourris ». Et moi c’est un propos que je n’ai jamais tenu. J’ai beaucoup harcelé et tapé sur certains politiques parce que j’ai dénoncé leur attitude mais jamais dans mes propos je n’ai parlé de tous pourris parce qu’on sait où ça nous mène.

© Claude Truong-Ngoc

Quelles que soient les formes qu’aient prises les manifestations, à un moment donné, si vous voulez capitaliser sur ce que vous avez tenté et réussi à obtenir il faudra bien qu’il y ait des porte-paroles. Et les gilets jaunes n’ont jamais voulu de porte-paroles. Imaginons qu’il y ait 60 % des Français qui soutiennent l’action des gilets jaunes. Ça fait à peu près 40 millions de Français d’accord avec leurs revendications mais chacun avec sa propre vision de ces revendications, ça veut dire 40 millions de réponses. Ça ne s’appelle pas la démocratie, ça ne s’appelle pas le vivre ensemble. Vous savez dans les démocraties, il y a un temps pour le débat et il faut le prendre, il faut se confronter à nos différences. Et il y a un temps pour la décision. Et ça les gilets jaunes, malheureusement, ce que beaucoup en retiendront in fine, même si ils ont beaucoup contribué à faire avancer certaines choses intéressantes, c’est que par faute de structuration, le mouvement va mourir de sa belle mort. Alors qu’il y avait peut être moyen de faire émerger une vraie représentation démocratique qui aurait pu peser un peu plus si ils avaient cherchés à s’organiser. A trouver, sinon des chefs, du moins des porte-paroles.

LVSL – Il y a quand même un paradoxe : le mouvement des gilets jaunes a été soutenu par près de sept Français sur dix au départ et l’est encore par 45 % de la population (56 % chez les Français aux bas revenus) malgré sa radicalité alors que chez les syndicats ce sont les plus radicaux (CGT et Sud) qui sont en berne comparés aux syndicats réformistes comme la CFDT. Comment vous l’expliquez ?

EM – Comme je le disais il y a les incantations et il y a le travail concret. Moi je ne suis pas d’accord avec toute la ligne de la CFDT, loin de là, mais je connais la pratique des équipes syndicales CFDT dans ma région et dans ma boîte. Et ce qu’on essaye de faire c’est de sortir des discours et des slogans. Je vais vous prendre un exemple. Lorsqu’on rentrait dans les négociations annuelles sur les salaires, les syndicats les plus radicaux, notamment la CGT, quand on demandait 300 francs d’augmentation ils en demandaient le double. En négociation on obtenait 200. On se disait « On n’a pas obtenu 300 mais il vaut mieux un tiens… ». Et on validait l’accord avec une signature à 200 francs. La CGT ne signait jamais et nous tapait dessus en disant « Mais regardez ils se contentent de miettes ». Et cela pendant X années. Une fois j’ai fait la remarque à un représentant CGT : « On va faire le calcul, ça fait dix ans que tu demande 500 francs d’augmentation et ça fait dix ans qu’on obtient entre 200 et 300 francs d’augmentation, tu ne signes jamais, mais si tu regarde dix ans multipliés par 200 francs moi j’ai réussi à obtenir 2000 francs d’augmentation et toi tu en es encore à réclamer tes 500 francs Donc finalement tu es encore moins revendicatif que moi. » [Sinon] ça fait l’effet gilet jaune. Au début vous êtes 1000 sur le piquet de grève, après vous êtes 500, après vous êtes 200, après vous êtes cinquante. Si vous voulez capitaliser ces 200 francs il ne faut pas attendre d’être tout seul sur le piquet de grève parce que non seulement vous n’aurez pas les 200 francs mais vous aurez zéro. Parce que là le patron va voir que vous êtes en position de faiblesse et vous n’allez plus rien obtenir. Et ça je pense que c’est ce qui fait la différence. Parce que les travailleurs écoutent les discours syndicaux et ensuite ils comparent les discours et la pratique syndicale.

« Même Mélenchon l’a dit quand il est venu à Florange : vous voyez, les plus radicaux c’est pas ceux qu’on croit, c’est pas la CGT»

D’ailleurs même Mélenchon l’a dit quand il est venu à Florange : « Vous voyez, les plus radicaux c’est pas ceux qu’on croit, c’est pas la CGT ». Parce que nous pendant deux ans on était sur le piquet de grève matin, midi et soir, 365 jours par an. Ça a duré deux ans. Il y a eu un discours et il y a eu des actes. Certes les hauts-fourneaux ont fermé mais résultat des courses : zéro licenciements. Mittal au départ a dit : « Je n’investirais pas un kopeck à Florange ». On a obtenu 280 millions d’investissements pour rénover les outils qui restent et il y a encore 2200 personnes qui y travaillent. On pourra toujours nous dire qu’on pouvait mieux faire mais ceux qui vont nous reprocher de ne pas mieux faire ce sont ceux qui n’étaient pas là. Donc ceux-là n’ont qu’un droit : de se taire.

LVSL – En 2016 déjà, vous aviez pris vos distance avec la CFDT au moment du mouvement contre la loi El Khomri, critiquant vertement certains articles de ce projet de loi. De même que les ordonnances Macron parce qu’elles mettaient les travailleurs d’un même secteur en compétition. C’est la même logique finalement que celle qui amène à mettre en concurrence travailleurs européens et extra-européens.

EM – Exactement ! Et vous voyez que l’Europe n’y est pour rien. Ce qu’il faut condamner ce n’est pas l’Europe : ce sont les politiques libérales menées dans les États européens. Si tous les élus qu’on envoie au Parlement européen défendent leur compétitivité en disant « il faut être plus compétitif que nos voisins », on n’a pas fini de souffrir. En définitive la loi El Khomri qu’est-ce que c’est ? Ce sont les conséquences de ce que chaque État-membre, pays par pays, a fait voter des [lois] pour conserver une compétitivité vis-à-vis de ses voisins européens. L’Allemagne avec les lois Hartz. Le Royaume-Uni avec leur connerie de contrat zéro heures. L’Espagne avec les lois Rajoy qui ont complètement détricoté le Code du travail avec des entreprises qui peuvent faire un plan social uniquement en ayant une baisse de [leur] chiffre d’affaire pendant trois mois de suite. L’Italie a procédé du même tonneau. Et après il y a eu la loi El Khomri aggravée par les lois Pénicaud. Et une fois qu’on aura fait un tour de manège et qu’on aura attrapé le pompon qu’est-ce qu’on fait ? On refait un tour ? Et ça c’est pas l’Europe qui le dicte. Ce sont les inepties de l’idéologie libérale et des libéraux qu’on envoie au pouvoir. Macron c’est un libéral ! La bonne affaire ! Comme si c’était une surprise. Pourtant il a été élu. Bizarre, non ?

LVSL – Comment justement faire face à Emmanuel Macron et aux libéraux au niveau européen ? Celui-ci a balayé la gauche sociale-démocrate. La gauche radicale ou populiste tout autant que la gauche écologiste peinent à articuler une réponse. Quelle porte de sortie a-t-on ? Le populisme et un clivage haut-bas comme le préconise Mélenchon, une écologie qui s’affranchit du clivage droite-gauche comme le voudrait Yannick Jadot, ou au contraire réactiver ce clivage autour de nouvelles thématiques ?

EM – La gauche sociale-démocrate balayée, la lecture que j’en fais, c’est que si c’est pour voter pour une copie du libéralisme, les citoyens préfèrent voter l’original que la copie. La preuve en Espagne : les mêmes socialistes qui ont eu une politique un peu plus sociale que les autres ont gagné une élection. Donc ça veut dire que ça marche. Et malgré tout la gauche espagnole est resté unie. Malgré les divergences. Malgré Podemos. On est à combien de partis de gauche aux européennes ? Une quinzaine ? Moi je me souviens une quinzaine d’années en arrière d’un slogan qui souvent utilisé c’était « La droite française est la droite la plus idiote du monde ». Aujourd’hui c’est à nous qu’il faut l’adresser.

Bien sûr qu’on a des divergences. Un écologiste ne pensera jamais comme un Insoumis. La France insoumise ne pensera jamais à 100 % comme Hamon. Hamon ne pensera jamais à 100 % comme Brossat … Mais en même temps on a quand même des choses qui nous rassemblent ! Cette Europe-là ne peut continuer comme ça, il faut remettre les citoyens au cœur du débat. Est-ce que ça n’aurait pas donné sens de faire quelque chose en commun ? C’est clair que si chacun veut un programme taillé sur mesure pour lui il faudrait 68 millions de listes. Parce que je suis même sûr que Mélenchon ne pense pas la même chose que Manon Aubry et que Manon Aubry ne pense pas la même chose que Mélenchon. Ça fait le jeu de qui tout ça ? Des fachos et des libéraux.

« Cette diversité en quoi sera-t-elle utile aux citoyens qui votent à gauche ? Et dans cinq ans on va leur demander de revenir avec nous ? Eh bien ça explique en partie les raisons pour lesquelles notre électorat ne se déplace même plus. Et ça on va devoir en tirer des leçons. »

Avec les européennes, nous continuons à nous compter. Parce que c’est la cour de récréation tout ça : c’est à celui qui pisse le plus loin. Mais on va pas pisser loin en réalité. En réalité tout le monde aura perdu. C’est ce que je disais tout à l’heure : des discours à la pratique des choses. Cette diversité en quoi sera-t-elle utile aux citoyens qui votent à gauche ? Et dans cinq ans on va leur demander de revenir avec nous ? Eh bien ça explique en partie les raisons pour lesquelles notre électorat ne se déplace même plus. Et ça on va devoir en tirer des leçons. Et là tout d’un coup j’entends Mélenchon proposer la possibilité d’une gauche fédérée après les élections européennes. Mais pourquoi après ? C’est pas du calcul politique ? Eh bien moi en ce qui me concerne je ne fais partie d’aucun groupe. Je ne me mets que derrière un programme. La personne peut s’appeler Mélenchon, peut s’appeler Aubry, peut s’appeler Hamon, peut s’appeler Brossat, j’en ai rien à faire. Est-ce que oui ou non on peut faire un programme ? Je pense que oui mais dans ces cas-là il faut qu’on se débarrasse de toutes ces personnes qui ne rêvent que d’une chose : être le chef des perdants.

LVSL – Avec 3,3 % Génération·s disparaît du Parlement européen au sein duquel elle avait auparavant trois élus, dont vous-même. Pourquoi avez-vous continué à suivre Benoît Hamon après la présidentielle dans un contexte d’affaiblissement (relatif) des sociaux-démocrates en Europe ?

EM – Moi j’ai soutenu Hamon, pas parce qu’il avait une belle gueule mais parce que pour la première fois un parti osait aborder la question du travail, et peut-être de la disparition d’une partie du travail. Ce qui nous force à repenser nos traditions et notre modèle social. C’est à dire qu’il fallait arrêter à chaque fois de viser le plein emploi qui est de plus en plus un leurre. Alors qu’en même temps les multinationales à travers la robotisation des systèmes de production accumulent de plus en plus d’argent. A un moment donné pour continuer à garder le même niveau de droits sociaux il faut bien que quelqu’un paie.

C’est aussi qu’il serait peut-être temps de réinterroger nos façons de produire et de consommer. De dire « Il faut remettre le citoyen au cœur des décisions » et mettre en place le 49.3 citoyen. Qu’une proposition de loi déposée par les citoyens puisse être prise et débattue à l’Assemblée nationale. Voilà pourquoi je soutiens toujours Benoît Hamon. Non pas seulement lui mais aussi l’ensemble des militants et des gens de la société civile, des syndicats, des associations.

Le vote Vert peut-il aller au-delà des gagnants de la mondialisation ?

Les élections européennes de 2019 se sont traduites par une très forte dynamique des partis écologistes en Europe de l’Ouest, souvent plus forte que la dynamique des forces populistes de droite, elle-même importante. Il est dès lors légitime de s’interroger sur les causes de ce vote et sur la composition de l’électorat vert. Quelles leçons politiques en tirer et quelles pistes les dynamiques politiques actuelles laissent entrevoir pour faire de l’écologie sociale une force majoritaire dans un contexte d’urgence écologique totale ? Une analyse proposée par Valentin Pautonnier et Pierre Gilbert.


 

Difficile d’y échapper : le succès des partis verts se conjugue avec un recul des partis de gauche radicale affiliés à la GUE/NGL tant au niveau national qu’au niveau européen. L’exemple de la France est frappant : annoncés en concurrence sur le même profil d’électeur, les Verts ont finalement obtenu le double de suffrages de la France Insoumise. Ils les devancent notamment chez les 18-24 ans. Ailleurs, le recul des partis de gauche radicale est lié à la progression du parti social-démocrate concurrent lorsqu’aucun parti vert n’est réellement disponible sur le marché de l’offre politique, comme en Espagne ou au Portugal.

En Allemagne, où les Verts ont obtenu un score supérieur à 20%, dans la continuité d’excellents résultats aux scrutins locaux, le SPD et Die Linke obtiennent tous deux des résultats particulièrement décevants. Les Verts sont clairement affiliés à la gauche, tant au niveau des thématiques que de l’idéologie des électeurs, comme l’explique le sociologue Simon Persico, ce qui explique cette concurrence apparente.

La cartographie du vote EELV : les métropoles urbaines dynamiques surreprésentées

Le constat est sans appel : en France, EELV obtient ses meilleurs résultats dans les métropoles urbaines dynamiques, et notamment dans les centres-villes. Ce constat rejoint l’analyse faite en 2015 par Fabien Escalona et Mathieu Vieira de l’existence d’idéopôles, villes dynamiques bien intégrées dans la mondialisation qui tiennent lieu de laboratoires pour les partis de gauche écologistes ou contestataires, où les idées progressistes, cosmopolites et post matérialistes foisonnent, mais aussi où la gauche sociale-démocrate surperforme[1]. Parmi ces villes, on peut notamment citer Grenoble, Nantes, Rennes, Toulouse, Montpellier et même Lyon et Paris. Ce constat peut être étendu de façon générale étendu à l’ensemble de l’Europe occidentale, sous réserve de spécificités trop importantes dans l’offre politique comme en Italie.

Globalement, la cartographie du vote EELV est assez semblable à celle de la gauche au sens large depuis les années 1980, et donc de fait assez compatible avec la carte de la FI en 2017. Les Verts sont puissants donc les zones dynamiques hors Sud-Est, notamment dans l’Ouest et dans les centres urbains. Ils ont atteint des scores supérieurs à 20% à Grenoble, Toulouse, Lille, Rennes, Bordeaux ou dans les arrondissements de l’Est parisien. De fait, il est rare que leur bon score cohabite avec un score élevé du Rassemblement national, qui reste dominateur dans l’est désindustrialisé et dans le Sud commerçant.

Dans le contexte de polarisation RN-LREM, il est alors inévitable que le succès écologiste soit corrélé à l’échelle communale au succès de la République en marche. Pour autant, cela ne signifie pas que leur sociologie est la même : la cohabitation géographique entre deux partis rivaux n’implique pas nécessairement qu’ils soient perméables. Elle laisse en revanche supposer de possibles affinités idéologiques plus ou moins liées à leurs trajectoires et à leur environnement, notamment dans le caractère pro-européen, anti-souverainiste et post matérialiste totalement détaché de l’analyse de la société en classes, présent dans l’aile gauche de l’électorat LREM[2]. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas dans les zones périurbaines en difficulté que les verts sont performants, et leurs scores sont parfois mitigés en banlieue. Cette dernière zone concentre la pauvreté urbaine, le précariat et l’abstention, mais c’est aussi là où la FI était prégnante en 2017 et continue d’obtenir d’excellents scores comme en Seine Saint-Denis, parfois de concert avec le RN dont le score explose au fur et à mesure de l’éloignement de l’hypercentre[3] de la métropole malgré la diversité de ses zones de force.

La sociologie du vote EELV : un élargissement hors de la sphère bobo citadin traditionnelle

Résumer le vote EELV à un vote de bobo citadin CSP+ serait tout de même réducteur. De plus, la cartographie doit être utilisée avec prudence et de concert avec des analyses électorales centrées sur l’individu pour éviter l’erreur écologique, c’est-à-dire tirer des conclusions erronées au niveau individuel de données agrégées. Néanmoins, une approche précautionneuse de la cartographie du succès des Verts permet de lancer des pistes de réflexion et de dresser une typologie des environnements favorables à leur succès.

Sur le plan individuel, l’électorat des Verts se distingue certes par sa jeunesse (26% chez les 18-34 ans), mais surtout par son taux de diplômés et par son succès chez les cadres et les professions intermédiaires (respectivement 20 et 21% d’entre eux). Ajoutons à cela que les Verts ne réalisent pas un mauvais score parmi les revenus les plus modestes. Mais ils obtiennent de très bons suffrages chez les revenus supérieurs à 3000 euros par mois[4].

Si l’électorat de la FI était aussi plus diplômé en moyenne que celui du FN tout en le concurrençant sérieusement chez les classes populaires et les bas revenus en 2017, celui des Verts aux européennes semble davantage coller avec le stéréotype de l’électeur diplômé urbain relativement aisé et donc rejoindre dans les grandes lignes l’analyse géographique. Si 20% des Bac +3 ont voté pour EELV (contre 21% pour LREM), seulement 6% des non-titulaires du Bac pour ont voté pour la liste emmenée par Yannick Jadot. Ce fait est bien sûr aggravé par l’abstention massive chez les autres jeunes (61% des 18-34 ans) et les catégories populaires (58% des revenus inférieurs à 1200 euros/mois), qui a par ailleurs plombé le score de la France insoumise, mais probablement majoré celui des Verts et du Parti socialiste.

De manière générale, la composition de l’électorat des Verts corrobore des études menées sur la transformation du vote de classe, par Daniel Oesch notamment, qui a identifié un clivage fondé sur le diplôme, le type d’emploi et l’exposition à la concurrence internationale pour expliquer le succès des partis de droite radicale et de la Nouvelle Gauche incarnée par les partis écologistes[5].

Du reste, cette observation vaut également pour l’Allemagne : les Grünen allemands sont particulièrement forts dans les centres urbains dynamiques, leur score étant largement corrélé avec la richesse moyenne dans la circonscription lors des élections nationales de 2017. Leur participation à des coalitions régionales – parfois avec la droite – les a notamment crédibilisés et renforce leur probable suprématie sur la gauche allemande, ce qui participe de la longue agonie du SPD. Précisons toutefois que cette prise de pouvoir sur la gauche a peu de chances d’aboutir à une conversion massive des Allemands à une politique moins rigoureuse sur le plan économique. Les Verts français restent bien plus marqués à gauche sur le plan économique que leurs camarades d’Outre-Rhin, mais les similarités sociologiques et cartographiques sautent néanmoins aux yeux et questionnent l’importance du contexte et de l’historicité des idéologies nationales et locales. Les enjeux climatiques seraient donc plus forts que les divergences culturelles nationales ?

Un score écologiste plafonné dans un contexte favorable ?

Enfin, cette analyse est réalisée dans un cadre politique particulier : à savoir une élection européenne dans un contexte d’urgence écologique, de référendum anti-parti de gouvernement et de questionnements identitaires pendant que les grandes problématiques économiques se voyaient reléguées au second plan. Voter pour un parti écologique sanctionnerait donc un vote peu risqué dans une logique de représentation proportionnelle et d’enjeux difficiles à percevoir à l’échelle nationale, le plus souvent au détriment des autres partis de gauche. Les Verts ont en effet bénéficié de reports de voix assez larges vis-à-vis des électorats de Hamon, Mélenchon et dans une moindre mesure de Macron, mais ont aussi et surtout profité de l’abstention massive des électeurs insoumis de 2017 pour distancier la FI.

Ce constat n’écarte pas une possible portée contestataire dans le vote écologiste ; mais il permet d’identifier un éventuel ralliement majoritaire vers les Verts depuis la gauche et ne permet ni d’infirmer ni de confirmer que l’écologie est devenue un thème central dans l’ensemble de l’électorat. Difficile également de déterminer si les partis écologistes sont devenus suffisamment attrape-tout pour rassembler au-delà du clivage gauche/droite sur des thématiques consensuelles ou si leur succès immédiat est dû à un simple transfert des voix de la gauche diplômée et urbaine en provenance de leurs rivaux. D’ailleurs, davantage d’électeurs EELV se sont déclarés en opposition aux gilets jaunes plutôt qu’en leur faveur (au contraire des électeurs RN et FI), signe que la vague verte n’a pas encore vêtu les atours de la contestation telle qu’incarnée par ce mouvement inédit.

Le vote EELV peut dans certains cas avoir été un vote pacificateur, un vote de refus du clivage social. La sociologie CSP+ qui vote traditionnellement EELV rejette profondément la conflictualité. Les gilets jaunes ont fait monter la tension entre France urbaine et France périphérique. Le vote EELV est un des seuls votes d’apaisement social, car LREM est la cause de la montée des tensions, le PS est culturellement trop proche de LREM pour jouer ce rôle d’arbitre et la FI et le RN soutiennent les gilets jaunes. Cependant, les préoccupations environnementales sont certainement largement déterminantes pour le vote EELV.

Ce qu’il faut retenir de cette leçon politique

Les Verts ont de fait largement bénéficié de la mise à l’agenda de l’écologie par les forces de gauche, LREM et le mouvement climat. EELV, par la force de l’étiquette, a de fait une hégémonie autour du thème de l’écologie. C’est une sorte de rente puisque la campagne de EELV était largement transparente.

De plus, les partis écologistes tendent logiquement à croitre au détriment de leurs adversaires à gauche et au centre-gauche, ne concurrençant pas les partis conservateurs. Cet état de fait est un motif d’espoir, puisque l’ancrage de l’écologie à gauche et chez les jeunes devrait permettre d’élargir la thématique écologique à la dimension sociale. En revanche, l’incarnation de la cause écologiste par des partis affiliés à une gauche à la fois molle et stigmatisée par la plupart des électeurs peut paradoxalement laisser craindre une déconnexion dans les esprits de l’écologie avec des volontés de profonds changements socio-économiques difficilement compatibles avec la structure actuelle de l’économie de marché et de la démocratie telles que limitées par les traités européens.

Cette structure économique n’étant pas compatible avec une politique climatique réaliste, il peut être dangereux pour le climat qu’EELV se positionne comme caution sociale et écologique du néolibéralisme, et ce serait une trahison pour une partie de ses électeurs qui soutiennent que sauvetage du climat et sauvetage de la croissance sont difficilement conciliables. Dans la famille de l’écologie politique, c’est d’ailleurs la critique que porte la liste Urgence écologie menée par Dominique Bourg à l’égard d’EELV.

Enfin la gauche radicale porte une grande part de responsabilité dans la fuite de ses électeurs vers les écologistes, car elle accumule les erreurs stratégiques et communicationnelles partout en Europe de l’Ouest.

Concurrencer la dynamique populiste réactionnaire par un populisme écologiste et social ?

La délatéralisation de EELV n’a rien à voir avec une mue populiste. Au contraire, Yannick Jadot se place souvent sur le même champ rhétorique que LREM quant au RN par exemple. « Progressistes contre populistes », or cette rhétorique a tendance à pousser la France périphérique dans les bras du populisme en assimilant le progressisme aux politiques antisociales du gouvernement.

Pour qu’une force écologique et sociale retrouve une dynamique qui la rende capable d’être majoritaire, et donc de relever le défi climatique à hauteur de l’urgence, il faudra sans doute qu’elle incorpore les moteurs de la dynamique populiste réactionnaire, à savoir la demande de sécurité, la demande de retour de l’État protecteur, la peur du changement et la demande de souveraineté. Sans occuper ce terrain-là, il ne sera vraisemblablement pas possible de devenir majoritaire en France.

Sur chacun des éléments sur lesquels l’extrême droite tend à l’hégémonie, l’écologie radicale est pourtant la seule à pouvoir proposer quelque chose de plus pertinent, à condition de réussir à bien l’amener. L’aggravation rapide des conséquences du réchauffement climatique devrait d’ailleurs largement favoriser un changement de posture. Ainsi, la demande de sécurité peut être satisfaite par une protection vis-à-vis des risques environnementaux et une prévention des dégradations sociales et migratoires dues au changement climatique. Le retour de l’État, largement demandé par les gilets jaunes, est inséparable du fait que seule la puissance publique peut conduire rapidement la transition et qu’un retour des services publics est la seule façon d’opérer une transition juste. La peur du changement c’est aussi la peur du changement climatique, et à ce titre la transition peut être appréciée comme conservatrice. La demande de souveraineté peut être traduite en termes de protectionnisme écologique, de relocalisation d’une industrie verte, de recouvrement d’une souveraineté alimentaire et énergétique, etc.

Est-ce que cela est suffisant pour résignifier les demandes hégémonisées par les populistes de droite dans un contexte où l’urgence sociale est une priorité pour plus de français que l’urgence écologique ? La réponse est évidement non, mais de telles évolutions couplées de manière cohérente à des réponses d’ordre social sont envisageables. Est-ce qu’EELV pourrait incarner une telle « écologie sociale populiste » ? Cela semble difficile compte tenu notamment de son rapport aux traités européens et donc au rôle de l’État et à la notion de frontière. La gauche radicale et traditionnelle ne le peut pas non plus, à cause des erreurs qu’elle a cumulée sur les dernières années.

Si le potentiel majoritaire d’une écologie radicale sociale et populiste est certain, le problème reste celui de l’incarnation par des leaders adaptés, une autre dimension fondamentale du succès du populisme. Peut-être que de telles figures émergeront de la société civile, par exemple de ce mouvement pour le climat dont la dynamique passe sous les radars de la gauche. Dans le moment populiste que l’Occident traverse depuis quelques années, les leaders les plus prometteurs émergent souvent depuis l’extérieur du champ politique traditionnel.

 

 

[1] Escalona, F, Vieira, M (2015.” Les idéopôles, laboratoires de la recomposition de l’électorat socialiste”. Notes de la Fondation Jean Jaurès du 6/02/2015.

[2] Voir notamment les travaux d’Inglehart sur le post matérialisme et la « Révolution silencieuse ».

[3] Référence aux « gradients d’urbanité » chers au géographe Jacques Lévy qui montrent qu’en isolant les critères sociodémographiques le Front National superforme à mesure que l’on s’éloigne du centre urbain, au contraire des Verts. Ces études sont toutefois controversées puisqu’elles essentialisent des comportements locaux à un modèle national en faisant fi de la composition sociologique des zones étudiées.

[4] Valable pour toutes les données socio-démographiques : Ipsos.fr. Européennes 2019 : Sociologie des électorats. Publié le 26/05/2019. https://www.ipsos.com/fr-fr/europeennes-2019

[5] Oesch, D. (2012). “The class basis of the cleavage between the New Left and the radical right An analysis for Austria, Denmark, Norway and Switzerland.” Publié dans:  Rydgren, J. (2012). Class Politics and the Radical Right. London: Routledge. 2012, p. 31-52

 

Image à la Une : évolution du score des partis Verts aux élections européennes de 2019 par rapport à la précédente élection de 2014. Plus le vert est foncé, plus l’évolution est forte.

Parlement européen, Assemblée nationale… La technocratie au pouvoir ?

Le mouvement des gilets jaunes a récemment affirmé une volonté de reprise en main populaire de la fabrique de la loi à travers le RIC (Référendum d’initiative citoyenne). Le parlementarisme représentatif est en effet vilipendé pour son inefficacité et ses privilèges. Qu’il s’agisse de l’Assemblée nationale ou du Parlement européen, les institutions législatives ont progressivement complexifié leur fonctionnement et alimenté une distance grandissante avec les citoyens. Cette bureaucratisation du travail législatif dans les deux hémicycles participe à renforcer le consensus libéral sur les prises de décisions.


Pour comprendre les évolutions du travail législatif moderne il faut notamment s’intéresser au rôle des fonctionnaires et des collaborateurs des élus. Car si les citoyens élisent les députés, ils ne choisissent pas leurs collaborateurs. Invisibles, ils sont en première ligne de la technicisation du travail politique. Le métier d’assistant parlementaire reste entouré d’opacité voire de méfiance après le scandale Pénélope Fillon en France et des assistants du Front National au Parlement européen. À l’approche des élections européennes, il faut se pencher sur les évolutions de la pratique législative en France et pour l’Union européenne.

La culture du consensus à l’européenne contre le règne de la majorité à la Française

Les cultures parlementaires française et européenne diffèrent largement. En France, la logique de la Ve République, l’inversion du calendrier électoral et le mode scrutin majoritaire favorisent le règne d’une majorité qui domine l’hémicycle. Il y a peu de marges de manœuvre en dehors. Le contenu des textes est donc globalement connu d’avance. L’opposition a peu de chances de faire adopter des amendements significatifs en commissions. Ce règne de la majorité n’a fait que croître avec le temps. La pratique parlementaire de La République En Marche est particulièrement décriée pour son manque de considération envers le travail de l’opposition.

Au Parlement européen, il n’y a pas de majorité stable. Les groupes politiques doivent former des alliances de circonstances pour être majoritaires. Celles-ci peuvent varier selon les sujets. Cela laisse donc bien plus de place à la négociation. Au delà de ce rapport de force politique on peut même parler de pratique consensualiste dans la rédaction des textes. Chaque groupe politique désigne un rapporteur fictif sur un texte. Ceux-ci se réunissent en réunions de compromis pour tenter, en principe, d’élaborer un texte qui dispose du plus large soutien possible. Ce n’est qu’ensuite que le texte est soumis au couperet des majorités des commissions et de la plénière.

Les philosophies sont donc bien différentes. En France, l’empire de la volonté générale ne peut souffrir d’inflexion, quitte à tomber dans l’excès et l’unanimisme majoritaire. Au Parlement européen, de petites avancées peuvent être conquises par la négociation, même par les partis minoritaires. Mais cela implique aussi le risque d’uniformiser l‘esprit des lois sous l’égide d’un consensus timoré.

Vers une technicisation bureaucratique du travail législatif

La question du cadre juridique des collaborateurs parlementaires est moins anodine qu’elle n’en a l’air : elle traduit la culture des institutions.

Le statut d’assistant parlementaire en France a longtemps été l’un des plus mal définis. Ce n’est qu’après le scandale Pénélope Fillon qu’un cadre a été un peu mieux établi pour notamment éviter qu’un député puisse employer son conjoint ou sa conjointe. La culture parlementaire française, historiquement, n’est pas familière avec la fonction d’assistant. Elle n’a en effet été importée que dans les années 1970 après qu’Edgar Faure ait visité le Congrès des États-Unis.

À l’inverse, le Parlement européen cadre bien plus strictement le statut des assistants. L’idée est que l’assistant n’est pas juste au service du député, mais de l’institution. C’est un statut à mi-chemin de celui de fonctionnaire, qui reprend certaines de leurs les obligations comme celle de « fidélité et de discrétion » envers l’institution. Cela dénote aussi une volonté de dépolitisation et d’euphémisation du caractère conflictuel de la politique. L’assistant semble prié d’être plus un technicien qu’un politique. Il n’est pas censé exercer des responsabilités politiques dans l’organigramme d’un parti par exemple.

Il en résulte que beaucoup de collaborateurs des grands groupes politiques sont peu politisés et conçoivent leur fonction comme un emploi plutôt que comme une vocation. Cela participe à faire émerger un groupe social homogène de techniciens du politique assez uniformes idéologiquement et interchangeables politiquement.

Inflation législative et diversification des tâches

Au sein d’une même institution, la réalité du travail de collaborateur parlementaire recoupe des réalités variées. Certains assistants peuvent être basés en circonscription; d’autres être des spécialistes des dossiers législatifs ou de la communication, et certains cumuler différents aspects. Libre à chaque député d’organiser son équipe comme il le souhaite.

Le Parlement européen est un mastodonte à plusieurs titres. Il produit chaque année des centaines de textes. Plus de 7000 personnes y travaillent à Bruxelles et Strasbourg. Il représente sur le plan budgétaire 1,95 milliard d’euros par an contre 567,35 millions d’euros pour le Palais Bourbon (auxquels il faut ajouter environ 323 millions pour le Sénat). Concrètement, un député européen dispose de deux fois et demi l’enveloppe allouée aux membres de l’Assemblée nationale pour faire fonctionner leurs équipes.

L’inflation législative, c’est-à-dire l’augmentation du volume de textes produits par les assemblées et l’accélération du calendrier, impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture, et c’est aussi le cas au Parlement européen qui a dû doubler le nombre de séances de vote avant les élections pour boucler le calendrier…

L’inflation législative impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture.

Le spectre des activités couvertes par les bureaux des députés augmente par ailleurs avec l’apparition de nouveaux besoins numériques et de communication. Ceux-ci se chevauchent avec les activités plus traditionnelles de secrétariat, de conseil politique et de rédaction législative.

Une des « parades » courantes est malheureusement le suremploi de stagiaires précaires, parfois même pas indemnisés. La conséquence de ce système est que seuls les jeunes issus de milieux privilégiés peuvent supporter le coût d’un tel stage. Cela contribue à limiter l’accès aux institutions pour le reste de la population.

Une bureaucratisation au service du libéralisme

L’accélération des cadences de production législative va de paire avec la technicisation grandissante de la fonction parlementaire, qui s’accompagne d’une spécialisation toujours plus poussée des tâches. Cette logique de technicisation procède de l’idéologie néolibérale dominante.

Dans les institutions européennes, les fonctions sont très stratifiées, et le processus de production législatif fait intervenir de nombreux experts à différents stades. Il peut s’agir d’avis des services juridiques ou de comités d’experts, souvent en réalité des lobbyistes, qui interviennent dans les phases préliminaires de rédaction, à la Commission européenne en particulier…

Au contraire du mouvement de simplification administrative que vendent régulièrement les néolibéraux, on assiste à une multiplication de normes et de pratiques importées du privé qui complexifient considérablement l’action politique. Ce phénomène est très bien décrit par Béatrice Hibou dans La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale (2012) pour un autre milieu, celui de l’hôpital, où l’on fait remplir des formulaires à longueur de journée aux infirmières, les empêchant de faire leur vrai travail.

Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif. Or, si la maîtrise technique est devenue indispensable, rien ne peut se faire sans une vision politique.

Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif.

Techniciser le travail politique c’est aussi évidemment le rendre moins accessible du grand public. La réalité est donc à mille lieues du leitmotiv à la mode de transparence. Car quand les informations sont disponibles, elles sont rarement accessibles au commun des mortels sans apprentissage spécifique. L’opacité du site internet du Parlement européen est particulièrement symptomatique. À tel point que l’AFP s’est récemment trompée en confondant un texte rejeté et celui finalement adopté au sujet de l’interdiction des lanceurs de balles de défense; répandant à tort une fausse information reprise par toute la presse française.

Bruxelles : une bulle coupée du monde, siège d’un lobbying institutionnalisé

Le fonctionnement des institutions européennes se distingue par l’existence d’un lobbying institutionnalisé, alors qu’il se pratique de façon plus informelle en France. Il existe un registre de transparence au Parlement et à la Commission pour tracer l’action des lobbyistes, mais il est en réalité assez facilement contournable. La reconversion de Jose Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, désormais lobbyiste de Goldman Sachs, a fait couler beaucoup d’encre et illustre la consanguinité entre monde des affaires et institutions européennes. Les parcours de carrières passent couramment des institutions européennes aux groupes d’influence.

Le lobbying est en effet une activité économique très importante dans le quartier européen et on assiste souvent à des reconversions d’assistants dans ce milieu où ils vendent leur carnet d’adresse. Les lobbyistes servent parfois de prolongements directs au travail de certains parlementaires, en proposant des amendements ou des argumentaires clefs en main.

Mais il faut faire le tri derrière le terme fourre-tout de lobbyiste. Le registre de transparence du Parlement ne fait pas de différence de statut entre un représentant de la Ligue des droits de l’Homme ou de Monsanto. Les représentants d’intérêts privés ne sont pourtant pas sur un pied d’égalité avec les ONG. Ils disposent de fonds bien plus importants et capitalisent plus de rendez-vous avec les institutions (les statistiques du registre de transparence sont disponibles sur transparency watch).

Il faut ajouter que les institutions européennes vivent largement en vase clos. À Bruxelles, il est indéniable que beaucoup d’eurocrates sont coupés du reste de la société. Cet état de fait porte d’ailleurs un nom : l’Eurobubble (bulle européenne). Il est possible de vivre quasiment en totale autarcie dans le Parlement et le quartier européen. Il faut comprendre qu’on parle ici de dizaines de milliers de personnes et de quartiers entiers accaparés par les institutions européennes. L’entre-soi est pratiquement inévitable dans ce cadre. Les bruxellois et les eurocrates ne se fréquentent pratiquement pas. Leur enfants ne vont souvent pas aux mêmes écoles. Ils ne payent pas les mêmes impôts ( les fonctionnaires européens sont exonérés d’impôts nationaux sur leur salaire) et ne profitent pas du même système de santé.

Une montée de l’antiparlementarisme justifiée ?

La bureaucratisation et la technicisation du travail parlementaire que nous avons décrit, en renforçant la domination du dogme libéral sur les processus législatifs, alimentent un sentiment de dépossession populaire sur la fabrique de la loi.  Le mouvement des gilets jaunes a largement critiqué le coût et l’inefficacité du parlementarisme. On ne peut pas balayer ses accusations du revers de la main sans s’interroger sur ses fondements légitimes.

Il existe aussi depuis toujours à gauche une tentation de boycotter la pratique parlementaire. Il est indéniable que le parlementarisme est historiquement le pendant politique de l’essor de la bourgeoisie libérale. C’est un cadre politique qui favorise de nombreux biais au profit des classes dominantes. Ce débat n’est pas nouveau, il fut particulièrement virulent chez les communistes, et tranché par Lénine lui-même : « Ce n’est qu’en faisant partie du parlement que l’on peut, partant des conditions historiques données, lutter contre la société bourgeoise et le parlementarisme ». L’idée était alors de participer tant que nécessaire à ce système pour en obtenir ce qu’il était possible, sans perdre de vue une nécessaire transformation révolutionnaire de la société. C’est ainsi que les Bolcheviks ont siégé à la Douma bourgeoise pour y faire de l’agitation, tout en formant des assemblées de démocratie directe, les soviets, pour la renverser. Les marxistes étaient conscient que le parlementarisme constituait un mode de prise de décision certes imparfait mais toujours plus démocratique que l’autocratie. Pour eux c’était un levier à utiliser, voir à défendre dans certaines circonstances, comme face au péril fasciste.

L’antiparlementarisme a toujours été un credo de l’extrême droite en France qui a culminé le 6 février 1934 avec la tentative des ligues factieuses de s’emparer du Palais Bourbon. Le régime de Vichy s’est ensuite empressé de museler le Parlement, et ce courant de pensée se retrouve plus tard dans le mouvement poujadiste des années 1950. Derrière cet antiparlementarisme se cache évidemment un rejet de la démocratie au profit de l’idéalisation du modèle autoritaire.

Il est ironique de constater que la montée récente de l’antiparlementarisme en France est concomitante de l’inféodation grandissante du Parlement au gouvernement. Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif. En ce sens, leur critique du parlementarisme est fondamentalement à l’opposée d’une critique poujadiste.

On peut interpréter les critiques légitimes faites aux avantages des parlementaires comme le reflet de la perception de leur inaptitude à remplir leur rôle de législateurs. Si les parlementaires étaient perçus comme compétents, leurs avantages partait-ils aussi insupportables ? D’ailleurs, le Sénat semble récemment avoir été moins sous le feu des critiques. On peut l’expliquer par l’absence de majorité En Marche dans son hémicycle, ce qui amoindrit son degré de soumission à l’exécutif, malgré des prérogatives constitutionnelles très réduites. Il faudrait donc se poser la question du poids démesuré du pouvoir exécutif dans notre fonctionnement institutionnel.

Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif.

De la même façon, à l’échelle européenne, il est avant tout reproché au Parlement européen d’être inutile tant ses prérogatives sont réduites. On constate que le Parlement européen ne dispose pas des prérogatives essentielles à tout Parlement. Aujourd’hui, cet organe a un poids limité face au Conseil et à la Commission, il n’est que le co-législateur et ne décide pas du budget seul. Lorsqu’il lui arrive de s’opposer à la Commission ou au Conseil, il a rarement le dernier mot. On fait donc parfois de faux procès aux parlements pour masquer des décisions qui sont en réalité imposées par les gouvernements.

Le salut du système parlementaire se trouve certainement dans l’acceptation de la nature conflictuelle de son travail politique et dans l’émancipation de la tutelle étouffante de l’exécutif. Ce n’est qu’en rompant avec la conception technocratique de la fonction législative que les citoyens pourront se réapproprier leurs hémicycles.

La bataille des lobbies européens autour de la directive copyright

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La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique sort de sa phase de négociation et aborde sa dernière ligne droite : celle des adoptions par les deux co-législateurs que sont le Conseil européen et le Parlement européen. Depuis sa création, la proposition de directive cristallise les passions. État des lieux des jeux d’influence et des tractations européennes opérées sur ce texte depuis son entrée en négociation en septembre 2018.


Il est des actes législatifs européens qui cristallisent enjeux et luttes d’influence à travers le continent. La directive copyright, objet d’intensives batailles rangées entre lobbyistes, centralise autour d’elle de fortes crispations. La cause ? Une altération de plusieurs droits et principes fondamentaux européens et de l’Internet : la liberté d’expression, le partage/l’échange libre et ouvert des connaissances et informations à travers le continent.

L’actuelle proposition de directive copyright

Initialement conçue pour moderniser et harmoniser les cadres applicatifs des droits d’auteurs et du droit voisin sur Internet, la proposition de directive prétendait « favoriser l’innovation » ou l’« émergence de nouveaux acteurs ». La « proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique » dans sa version actualisée souhaite provoquer un renversement paradigmatique des droits d’auteur et du droit voisin – ayants-droits – sur Internet ainsi que des principes fondamentaux du World Wide Web. Et cela de deux manières :

[1] L’article 13 propose de revoir le système de « Notice and take down », filtrage a posteriori où les plateformes en ligne sont considérées comme simples hébergeurs de vidéos. À la place, le texte prévoit d’imposer le système de filtrage a priori des contenus postés sur internet en incitant les plateformes en ligne à avoir recours aux nouvelles technologies de robocopyright (censorship machine comme le Content ID pour YouTube, Signature pour l’INA et Dailymotion, Audible Magic) par l’implémentation de filtres de téléchargement. Il s’agit d’un bouleversement majeur visant à entraîner la responsabilité des plateformes en ligne dans la détection de contenus contraires aux droits d’auteur-droit voisin et à contourner ainsi la jurisprudence SABAM depuis l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 24 novembre 2011 qui concluait que les droits d’auteur ne sont pas supérieurs à la liberté de recevoir et de communiquer des informations.

[2] L’article 11 propose la taxation des agrégateurs d’information – Google Actualités, Digg, Reddit – qui exploitent ou référencent des articles de presse (titre, résumé, lien URL). Le dispositif, qui existe en Espagne depuis 2014 et qui a failli être mis en place en Allemagne (Google Lex), met en cause les principes fondamentaux à l’origine de l’Internet et du web. Un système de taxation actif en aval mais qui n’évoque pas l’idée d’une taxation plus générale du portefeuille d’activités des plateformes en amont comme par exemple, taxer Google Actualités sans taxer Alphabet Inc., société-mère de l’ensemble des applications de Google.

En entrant dans une phase de négociation inter-institutionnelle également appelée trilogue, entre septembre 2018 et février 2019 la proposition de directive copyright est discutée entre plusieurs représentants du Conseil, du Parlement européen et de la Commission européenne dans des conditions opaques. Au cours de cette phase, trois campagnes de lobbying intensives et antagonistes ont eu lieu autour du texte.

Une campagne de lobbying anti-directive intensive

Les entreprises de rang mondial comme les GAFAM se sont très vite lancées dans la bataille contre cette proposition de directive qui va à l’encontre du business model de leurs plateformes en ligne qui vise à fournir aux utilisateurs un maximum de contenu tout en redistribuant une part modeste des bénéfices générés aux auteurs et aux ayants droit. De nombreux lobbies du secteur se sont engagés dans la bataille. Le CCIA, Digital Europe, l’EDiMA (association commerciale représentant de nombreuses plateformes en ligne : Google et Facebook notamment), le think tank français Renaissance numérique (qui a pour partenaires les filiales françaises de Google, Microsoft et Facebook), des entreprises plus directement comme Alphabet Inc. (Google, YouTube) ont lancé une campagne de lobbying intense et quasi-inédite dans l’histoire du Conseil et du Parlement européen. La célèbre plateforme en ligne YouTube fut l’un des fers de lance de cette activité de lobbyisme. Le lundi 22 octobre 2018, Susan Wojcicki, CEO de YouTube, envoie un message à tous les créateurs de la plateforme pour leur demander de s’engager contre le projet de directive européenne : « Expliquez, sur les réseaux sociaux et sur votre chaîne, pourquoi l’économie créative est importante et comment vous serez affectés par cette directive ». Objectif : transformer les youtubeurs en militants anti-article 13 en faisant miroiter la supposée fin de YouTube.

En novembre 2018, Axel Voss, député européen et rapporteur général de la proposition de directive pour le Parlement, invita Susan Wojcicki à Strasbourg afin de débattre du texte. Une rencontre qui permit à des équipes de la plateforme d’opérer un lobbying intensif au sein même des locaux du Parlement européen qui ne fut pas au goût d’une partie des députés. Samedi 19 janvier 2019, changement d’échelle et de public. Google lance une campagne d’affichage de certains résultats de son moteur de recherche en appliquant supposément la proposition du projet de directive européenne. Le résultat : une page d’accueil caviardée-tronquée, sans titres d’articles, sans images ou snippets qui sont des résumés de liens internet ou d’articles, non-référencement des articles des sites Le Monde/Le Parisien/BFMTV avec comme seul affichage des résultats de Wikipédia. Le mardi 22 janvier 2019, Jennifer Bernal, responsable des relations publiques pour l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique, surenchérissait et mettait une nouvelle fois en garde dans une interview accordée à Bloomberg sur l’option visant à supprimer Google Actualités du territoire communautaire en cas d’adoption de l’article 11 en l’état. Des demandes de révision et clarification du texte que renouvellent aujourd’hui l’entreprise au travers de son Senior Vice-President of Global Affairs, Kent Walker, sur une note de blog du 3 mars 2019 après l’adoption du texte en trilogue. Une campagne globale qui a lancé le hashtag #SaveMyInternet, et appuyé une pétition majeure regroupant actuellement 4,93 millions de signatures « Stop the censorship-machinery ! Save the Internet ! ».

Les ONG de l’internet libre et ouvert, consommateurs et les universitaires : une société civile face à la fragilisation des droits et principes fondamentaux

Les ONG de défense des libertés sur internet, programmeurs, de défense des consommateurs et certains universitaires se sont également très vite lancés dans la bataille contre cette proposition de directive. Le réseau European Digital Rights (EDRi) composé de 39 ONG, la fondation Mozilla, la fondation Free Software Foundation Europe, le think thank  OpenForum Europe, la Quadrature du Net, l’APRIL, Public Knowledge, Creative Commons, Syntec Numérique, le Comité National du Logiciel Libre ou encore l’Electronic Frontier Foundation, ONG majeure de la défense des libertés numériques ont ainsi élaboré différentes stratégies d’information du public et de lobbying. Ont été mises en place des veilles juridiques, législatives et parlementaires, des lettres ouvertes comme le 16 octobre 2017 par Liberties et l’EDRi et le 29 Janvier 2019 par l’EDRi et 87 ONG appelant au retrait des articles 11 et 13. Il y a eu également le lancement des campagnes Savecodeshare.eu, Saveyourinternet.eu, #SaveYourInternet, #SaveOurInternet, #SaveTheLink. De son côté, l’association européenne des consommateurs BEUC évoque une difficulté supplémentaire pour les usagers de partager en ligne leurs propres musiques-vidéos-photographies sans but lucratif et dénoncent une réforme déconnectée des réalités vécues de l’Internet. Il est à noter que ces deux premiers types d’acteurs, bien qu’opposés au texte, ne font pas bataille commune. Les ONG de défense des libertés sur internet se sont ainsi immédiatement désolidarisées des entreprises de rang mondial avec qui elles ne partagent que peu de valeurs et qu’elles combattent quotidiennement, de par leurs pratiques jugées non-éthiques et leurs positions monopolistiques dans le secteur numérique.

Du côté des universitaires, de nombreux travaux ou lettres ouvertes faisant état d’un scepticisme sur la proposition de directive ont été publiés. C’est le cas d’un article universitaire co-signé par six enseignants-chercheurs dans la European Intellectual Property Review. À l’intérieur, ces chercheurs des universités de Stanford, Cambridge, Amsterdam, Oslo et de l’Institut Max Planck remettent notamment en cause les principes de filtrage a priori de l’article 13 et du considérant n°38. Ils proposent ainsi plusieurs alternatives permettant de préserver l’intégrité des droits fondamentaux de l’Union européenne comme la liberté d’expression et certains principes majeurs de l’Internet. Des réserves également exprimées depuis Genève par le rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression, David Kaye, en juin 2018. Concernant la taxe sur les liens et résumés sur internet, une centaine de pionniers de l’Internet, dont Vint Cerf et Tim Berners-Lee, ont pris une position publique mettant en avant les risques de contrôle et de censure des réseaux de l’Internet par une poignée d’ayants droit majeurs comme les grands éditeurs, majors de disque etc.

Les organisations de médias et grands éditeurs : un lobbying pro-directive important mais discret

En revanche, les organisations de médias et grandes maisons d’édition dans les domaines de la musique, de la télévision et du cinéma ainsi que les entreprises de filtrage se sont engagées de façon plus discrète et selon des calendriers très différents en faveur de cette proposition de directive.

Étrangement, les organisations de médias et grandes maisons d’édition comme la European Magazine Media Association, la European Newspaper Publishers’ Association, le European Publishers Council, News Media Europe ou encore le Syndicat de la presse quotidienne nationale en France ont agi de façon bien plus discrète en coulisses, se distinguant des deux types de lobbying précédents en médiatisant peu leurs positions. Seul un communiqué de presse de la Société des auteurs des arts visuels et de l’image fixe du 4 décembre 2018 dénonce une « campagne de désinformation massive » venant de plusieurs plateformes numériques en ligne.

Les organisations d’ayants-droit furent plus actives à travers des acteurs comme la SAA Authors EU, la SACEM en France ou encore la SABAM en Belgique. Demandant à ce que l’article 13 conserve sa dureté, ils mettent en avant depuis les débuts du trilogue la nécessité que l’article ne soit pas vidé de sa substance pour obliger les plateformes en ligne à rétribuer correctement les grands éditeurs. Alors que les négociations au sein du Conseil bloquaient, une action de lobbying majeure fut tentée le 7 février 2019 par la Fédération internationale de l’industrie phonographique – l’un des plus importants lobbies pro-article 13 – qui tenta un coup de bluff en menaçant de ne plus soutenir le projet de directive si aucun accord en faveur du texte n’était trouvé en Conseil.

Les entreprises spécialisées dans l’élaboration et la vente de technologies de filtrages sont quant à elles actives depuis l’élaboration du brouillon de la proposition de directive copyright en 2016, et ceci dans l’objectif de faire inscrire leurs produits dans la législation européenne.

Pour les groupes politiques à l’origine de la directive copyright le temps manque et l’étau se resserre. À quelques mois des élections européennes 2019 et des perspectives d’une nouvelle mandature aux équilibres politiques plus complexes, la proposition de directive n’a que deux issues : s’imposer ou exploser.

2019, vers un big bang du panorama politique européen ?

©European Union

L’élection surprise de 5 députés de Podemos au Parlement européen en mai 2014 a, en quelque sorte, ouvert la voie a une profonde recomposition du champ politique européen. Depuis lors, l’ovni Macron a gagné la présidentielle française, l’Alternative für Deutschland (AfD) est le premier parti d’opposition en Allemagne, le Mouvement 5 étoiles est arrivé à la première place des législatives italiennes, etc. Si pour l’instant ces changements ont profondément remanié le jeu politique au niveau national, l’élection européenne de mai 2019 va précipiter les unions et désunions à l’échelon européen. Passage en revue des mouvements déjà amorcés et des reconfigurations possibles.

 

La crise économique mondiale débutée en 2008 a durablement affaibli les bases des différents systèmes politiques européens. L’absence de croissance économique, couplé à l’accroissement de la précarité et au démantèlement des systèmes de protection sociale ont coupé les partis sociaux-démocrates de leur base électorale. Les promesses d’un système plus égalitaire et d’une Europe sociale ont perdu toute crédibilité aux yeux de bon nombre d’électeurs traditionnels des partis socialistes. Ce mouvement s’est amorcé avec le Pasok en Grèce en 2012[1] suivi ensuite notamment par le PvdA aux Pays-Bas, le Parti Socialiste en France ou le Parti Démocrate en Italie.

Dans le camp libéral, l’échec évident des politiques économiques néolibérales a provoqué une panne idéologique, privant ces partis d’un horizon triomphant. Pour les conservateurs, la partie est plus complexe. Plus à même de jouer, en fonction de la situation, avec une certaine dose de protectionnisme et d’interventionnisme étatique, leur logiciel n’est pas profondément remis en cause mais la croissance de partis d’extrême droite réduit leur espace politique et électoral. C’est le cas notamment des Républicains en France, de la CDU/CSU en Allemagne ou du CD&V en Belgique.

L’affaiblissement, parfois très conséquent, des partis structurant traditionnellement les systèmes politiques européens a conduit dans de nombreux pays à la fin du bipartisme et à l’émergence de nouvelles forces. Lors des élections européennes du 25 mai 2014, cette tendance lourde n’en était qu’à ses prémisses. Mais depuis lors, les choses se sont accélérées et les élections européennes de mai 2019 vont très certainement donner une autre dimension à ces évolutions. D’autant plus que face aux difficultés que rencontrent l’Union européenne, au premier rang desquelles le Brexit, les réponses à apporter ne font pas forcément consensus entre les élites – plus ou moins d’intégration européenne, mettre un frein aux politiques d’austérité ou les approfondir, etc.

Au Parlement européen, point de salut en dehors d’un groupe

Au Parlement européen, les partis nationaux sont regroupés au sein de groupes politiques[2]. L’appartenance à un groupe conditionne grandement l’accès aux ressources, au financement, au temps de parole et à la distribution des dossiers. Pour un parti, ne pas être membre d’un groupe le relègue à la marginalité. Il est donc capital de faire partie d’un groupe et de surcroit, si possible, d’un groupe influent. Si l’appartenance à un groupe ne préfigure pas le type de relations entre partis (par exemple, le Mouvement 5 étoiles partage le même groupe que UKIP, mais cette alliance est principalement « technique »), elle détermine dans l’ensemble le degré de proximité et de coopération entre différentes forces, au-delà de la contrainte parlementaire.

Aux groupes au sein du Parlement, s’ajoutent les partis politiques européens qui reprennent généralement les mêmes contours. En temps normal, leur influence est limitée mais lors de la campagne pour les élections européennes, ce sont eux qui désignent les candidats à la présidence de la Commission européenne, les spitzenkandidaten.

Les élections européennes, un cocktail explosif. ©Claire Cordel pour LVSL

En 2014, le Parti populaire européen (PPE, dont sont membres Les Républicains) avait désigné Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre luxembourgeois comme candidat. Le PPE ayant obtenu le plus de voix lors du scrutin, Juncker fut nommé président de la Commission. Les partis interviennent aussi dans la répartition des sièges au sien de la Commission. Malgré des cas de corruption et de conflit d’intérêt, le PPE avait fait bloc derrière l’espagnol Miguel Arias Cañete pour que celui-ci obtienne le poste de Commissaire à l’énergie et à l’action pour le climat. En échange, le PPE a accepté la nomination du socialiste français Pierre Moscovici aux affaires économiques et financières, malgré le fait que la France ne respectait pas les critères de déficit public.

L’élection de mai 2019 risque fort de mettre un pied dans la fourmilière européenne. La modification des équilibres politiques nationaux va modifier en profondeur la composition de l’hémicycle et compliquer la distribution des postes au sein de la Commission. Avec en toile de fond, des divergences importantes sur les différents scénarii possibles de sortie de crise.

L’extrême droite, une menace en forte croissance

L’extrême droite est sans conteste la grande bénéficiaire de l’affaiblissement des partis traditionnels. Dans de nombreux pays européens, elle a réalisé des scores très élevés. En Allemagne, l’AfD a remporté 12,64% des voix, et est entrée pour la première fois au Bundestag, devenant la première force d’opposition devant Die Linke. En France, le Front national s’est hissé au second tour de l’élection présidentielle. En Italie, la Lega est devenue le premier parti à droite et aspire à gouverner. En Autriche le FPÖ a remporté 25,97% des voix et est entré au gouvernement. Enfin, en Hongrie, le Jobbik a obtenu 19,61 % des suffrages le 8 avril dernier, devenant le principal parti d’opposition… face à Viktor Orban.

Pour l’instant marginal dans l’hémicycle – le groupe d’extrême droite Europe des Nations et des Libertés (ENL) est le plus petit du Parlement européen et ne compte que 34 députés -, l’extrême droite risque fort de devenir beaucoup plus influente lors de la prochaine législature. Au-delà de la menace directe sur les libertés publiques et de la propagation des idées xénophobes, il est probable qu’elle arrive à conditionner encore plus l’agenda politique. En outre, et c’est déjà le cas notamment avec la CSU, l’allié bavarois d’Angela Merkel, on note une porosité toujours plus grande entre les idées défendues par l’extrême droite et les discours des conservateurs. Une menace tout aussi importante que l’accession au pouvoir de partis d’extrême droite.

Que va faire Macron ? Les spéculations de la bulle bruxelloise

Même si Emmanuel Macron est un pur produit du système, celui-ci s’est construit en dehors des partis traditionnels. En ardent défenseur du projet européen porté par les élites du vieux continent, il a les faveurs de la bulle bruxelloise (le microcosme qui entoure les institutions et les lobbys). Toutefois, comme il l’a fait en France, Macron n’entent pas s’inséré dans un groupe déjà existant mais plutôt construire quelque chose de nouveau. Ce qui ne manque pas d’alimenter les spéculations de la bulle bruxelloise. Pour cela, il a lancé en grande pompe début avril « La Grande Marche pour l’Europe », un tour des principales villes européennes pour officiellement prendre le pouls des citoyens et servir de base pour un futur programme.   .

Pour l’instant, seul le jeune parti espagnol Ciudadanos qui surfe dans les sondages et qui met en avant une image (usurpée) de régénération se présente comme un allié qui répond aux vues du Président français. Le Parti Démocrate de Matteo Renzi, depuis sa défaite aux législatives italiennes, n’est plus dans les petits papiers de Macron et il se murmure même un rapprochement avec le Mouvement 5 Etoiles, ce qui serait une alliance contre-nature et un parcours semé d’embuches. Dernièrement plusieurs échanges ont eu lieu entre les directions de LREM et de Ciudadanos, le parti d’Albert Rivera.

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Toutefois, les marges de manœuvres de Macron ne sont pas si larges que ça. Il est plus difficile de créer des scissions au sein de groupes européens que d’obtenir des démarchages individuels au sein de partis français. Macron le sait et l’option d’un simple élargissement du groupe libéral (l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, ALDE, quatrième groupe actuellement) est également sur la table. En cas de démarche gagnante de Macron, la création d’un nouveau groupe peut avoir des conséquences non négligeables sur la cartographie politique et la répartition des postes. De plus, sans changer fondamentalement de cap politique, ce serait un point d’appui important pour Macron pour mettre en œuvre son projet d’intégration de l’Union.

A droite, la nécessité de rester la première force et d’être conciliant avec l’extrême droite

Pour le PPE, premier groupe du Parlement européen mais également à la tête de la Commission et du Conseil européen (le polonais Donald Tusk du parti PO exerce actuellement la présidence), l’enjeu principal est de rester le premier parti de l’Union pour garder la main sur les politiques décidées à Bruxelles. Mais pour cela ils doivent faire face d’un côté aux manœuvres de Macron et de l’autre au grignotage de leur espace électoral par l’extrême droite. Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, l’attitude du PPE vis-à-vis de l’extrême droite est ambivalente. Alors qu’au Parlement européen, le groupe d’extrême droite ENL est habituellement mis en marge des négociations et qu’Angela Merkel, pour des raisons historiques, refuse toute sorte de collaboration avec l’AfD, le nouveau chancelier autrichien Sebastian Kurz de l’OVP (PPE) gouverne en coalition avec le FPO (ENL). De même, en Italie le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia membre du PPE, a fait alliance dernièrement avec la Lega de Matteo Salvini, allié traditionnel du FN.

L’attitude du PPE est également ambivalente vis-à-vis du Fidesz, le parti de Viktor Orbán le premier ministre hongrois. Ce dernier s’est fait connaitre pour ses propos complotistes aux relents antisémites et sa politique migratoire xénophobe. Pourtant, il est encore membre du PPE et il bénéficie du soutien de celui-ci pour le scrutin de l’année prochaine[3]. Il semble que le PPE navigue à vue entre la nécessité de maintenir ses éléments les plus radicalisés au sein du groupe pour rester à la première place, de faire alliance avec l’extrême droite pour accéder au pouvoir au niveau national et de se démarquer de cette dernière pour éviter de se faire dépasser. Il n’est pas sûr que cette ligne de crête stratégique soit une option payante sur le long terme.

Effondrement et dispersion de la famille socialiste

Si une chose est certaine c’est, comme nous l’avons vu, l’effondrement des partis sociaux-démocrates. Mis à part au Portugal et au Royaume-Uni[4], l’immense majorité des partis socialistes européens ont vu fuir leurs électeurs. Encore deuxième force du Parlement européen (groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, S&D), la famille socialiste compte dans ses rangs le néerlandais Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission, l’italienne Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et le portugais Mário Centeno, président de l’Eurogroupe. Trois postes clefs, symboles de la grande coalition européenne. Toutefois, il est fort peu probable que le Parti socialiste européen (PSE) puisse conserver une telle influence et continuer de se partager les postes importants de l’Union avec le PPE après le scrutin de 2019.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Le soutien et la promotion des politiques austéritaires et liberticides, conjointement avec les forces libérales et conservatrices, a conduit les sociaux-démocrates dans le mur. Cette perte de boussole va très probablement avoir pour conséquence l’effondrement et la dispersion de ce qui constitue encore la deuxième force politique européenne. Un revers électoral très probable risque de conduire à une diminution importante du nombre d’eurodéputés socialistes. De plus, suivant le mouvement de nombreux responsables du Parti socialiste français, les nouveaux élus pourraient être tentés de rejoindre le groupe de Macron – s’il arrive à en créer un. L’effondrement probable du PSE n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le PPE puisqu’il le prive de son allié traditionnel, laissant planer le doute sur l’assise parlementaire dont disposeront les forces pro-européennes pour mettre en œuvre leur agenda.

Pour la gauche socialiste, la recherche d’une voie étroite

Sentant venir la catastrophe, certains socialistes, à l’image de Benoît Hamon en France, ont rompu avec leur parti d’origine, sans toutefois remettre en cause la vision social-démocrate traditionnelle de la construction européenne. Cherchant des alliés potentiels, ils se sont tournés du coté des forces écologistes – elles aussi assez mal en point – et des forces anciennement issues de la gauche radicale comme Syriza en Grèce. C’est le sens de l’initiative « Progressive Caucus »[5] lancée au Parlement européen qui regroupe des députés de trois groupes politiques différents : S&D, Verts et GUE/NGL (Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique).

Benoit Hamon s’est aussi rapproché de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des finances et fondateur de DiEM25, avec lequel il a lancé mi-mars à Naples, un appel pour une liste transnationale. Si l’idée de manque pas d’audace, tant le parti d’Hamon que celui nouvellement crée de Varoufakis n’ont pas de base électorale solide et ils n’ont obtenu le soutien d’aucun autre parti européen de poids. Néanmoins, ils ont obtenu l’appui de Razem, un jeune parti polonais qui, malgré des résultats électoraux limités, se présente comme le renouveau des forces progressistes en Europe de l’Est. Enfin, la volonté de ne pas envisager une possible rupture avec les traités européens les place sur une voie stratégique très étroite.

Les tenants de la désobéissance

L’échec du gouvernement Tsipras en Grèce a profondément redistribué les cartes à gauche de l’échiquier. Pour faire simple, au sein du groupe de la GUE/NGL cohabitent les tenants du Plan B (la possibilité de désobéir aux traités en cas d’échec des négociations inscrites dans le plan A), comme le parti espagnol Podemos, la France Insoumise (FI) ou le Bloco de Esquerda portugais, et ceux, à l’instar de Die Linke en Allemagne et du PCF en France, qui défendent une réorientation radicale des politiques européennes, mais sans prévoir de possibles ruptures.

A cela, se rajoute la mise en avant de la stratégie populiste. Podemos, suivi par la FI, a ouvert la voie à une refonte de la stratégie de conquête du pouvoir, en donnant une place prépondérante au discours et en laissant de côté les marqueurs traditionnels de la gauche. Cette stratégie entre parfois en opposition avec la culture communiste qui prévaut encore au sein de la GUE/NGL.

Pablo Iglesias, Catarina Martins et Jean-Luc Mélenchon lors de la signature d’une déclaration commune à Lisbonne.

Podemos, la France insoumise – qui ont obtenu chacun environ 20% des voix lors des dernières élections nationales – et le Bloco de Esquerda ont signé très récemment une déclaration commune (rejoints depuis par le nouveau mouvement italien Potere al popolo) qui appelle à la création d’un « nouveau projet d’organisation pour l’Europe ». Cette déclaration, relativement généraliste sur le fond, est la préfiguration d’un dépassement du Parti de la gauche européenne (PGE) ou peut-être même d’un nouveau parti, concurrent du PGE. Le Parti de Gauche, membre de la France insoumise, a demandé en janvier dernier l’exclusion de Syriza du PGE en argumentant que le parti de Tsipras suivait les « diktats » de la Commission européenne, une demande rejetée par le PGE. En se refusant d’aborder frontalement la question des traités et de la stratégie, le PGE se place dans une situation de statu quo qui, dans un contexte de polarisation politique, risque de le laisser sur le bord de la route. Dans la même optique, se pose la question d’une refonte ou d’un élargissement de la GUE/NGL. Face à la poussée de l’extrême droite, cette dernière pourrait intégrer notamment certains éléments écologistes qui ont évolué sur leur approche de l’Europe.

Penser et repenser l’Europe, sans prendre comme préalable le cadre institutionnel établi, est une nécessité pressante au regard des bouleversements que connait le vieux continent. L’année qui vient ouvre des possibilités de reconfiguration du champ politique européen intéressantes. Des opportunités à saisir pour donner espoir sans décevoir.

[1] Suite aux différents plans de sauvetage du pays, le Pasok est passé de 43,9 % des voix en 2009 à 13,2 % en 2012. https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/le-ps-francais-menace-de-pasokisation-620756.html

[2] Actuellement l’hémicycle est composé de 8 groupes allant de l’extrême droite à la gauche radicale en passant par les conservateurs, les socialistes, les Verts, etc. Pour en savoir plus : http://www.europarl.europa.eu/meps/fr/hemicycle.html

[3] D’ailleurs, le républicain français Joseph Daul, président du PPE, a récemment réitéré son soutien à Orban, en contradiction avec la ligne de Laurent Wauquiez sur le FN : http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/03/22/en-hongrie-viktor-orban-radicalise-son-discours-tout-en-restant-au-parti-populaire-europeen_5274764_3214.html

[4] Le Labour de Jérémy Corbyn présente un exemple singulier de changement radical de doctrine et de résultats couronnés de succès. Toutefois, la rupture idéologique avec la social-démocratie dominante, la position historique « un pied dedans, un pied dehors » du Royaume-Uni au sein de l’UE et sa future sortie, font que de possibles bons scores du Labour ne viendront pas contrecarrer les défaites des autres partis socialistes.

[5] Pour en savoir plus : http://www.progressivecaucus.eu/

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