Chine : un tournant écologique au service d’une géopolitique de puissance

Politique écologique Chine - Le Vent Se Lève

Sur les enjeux climatiques, la Chine renvoie à deux visions contradictoires dans les médias. Celle du premier pollueur – qu’il faudrait contraindre à réduire ses émissions – et celle du plus important investisseur dans les technologies dites « vertes » -qu’il faudrait prendre de vitesse, afin d’enrayer l’attrait du « modèle chinois » dans l’hémisphère sud. Loin de ces simplifications, la politique climatique et environnementale chinoise répond à des motivations contradictoires. Elle se révèle avant tout d’un grand pragmatisme, au service d’une géopolitique de puissance, destinée à faire de la Chine la tête de gondole d’une transition écologique alternative aux modèles occidentaux. Ses premiers résultats, limités mais réels, sont fragilisés par l’accroissement des tensions internationales et la course aux armements.

Résultats modestes, diplomatie proactive

Après de nombreuses années de discours climatosceptiques, la Chine a fini par prendre la mesure du défi climatique qui se pose à l’humanité, contribuant aux réussites – toutes relatives – des sommets de Copenhague 2009 (COP15) et Paris 2015 (COP21). Le climat et l’environnement se sont imposés comme des thématiques prégnantes dans les discours officiels du Parti depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Elles font désormais partie intégrante de la « réjuvénation de la nation chinoise », au service d’un « destin commun pour l’humanité », selon les mots du chef d’État, destinées à faire de la Chine une « grande nation écologique », garante de la « coexistence harmonieuse entre l’Homme et la nature ».

Xi Jinping en a fait un enjeu communicationnel, en se présentant comme le théoricien d’une « pensée sur la civilisation écologique » à partir de 2018. Xi Jinping a d’ailleurs désigné un de ses proches alliés, Ding Xuexiang – n°6 du Politburo et Vice-Premier ministre – en charge d’un vaste éventail de thèmes parmi lesquels le climat, le développement, l’éducation, la science et la technologie. Au-delà des discours officiels, quels sont les contours de la politique climatique chinoise ?

Le cadre de l’Accord de Paris laissant le soin aux États de définir leur trajectoire de décarbonation, la Chine a communiqué en 2020 les objectifs suivants : atteindre son pic d’émissions de gaz à effet de serre avant 2030 et la neutralité carbone en 2060. Ils ont été jugés à la fois très insuffisants – le pic d’émissions étant trop tardif pour un émetteur aussi important que la Chine – et trop ambitieux – la pente de décarbonation entre 2030 et 2060 apparaissant difficilement tenable. La Chine a déclaré à plusieurs reprises vouloir avancer la date de son pic d’émissions, mais tarde à présenter des engagements chiffrés et une trajectoire claire de sortie du charbon.

Pour autant, si la Chine se montre frileuse dans ses objectifs, elle respecte généralement le peu d’engagements chiffrés qu’elle prend. À titre d’exemple, elle s’était engagée en 2005 à réduire de 45% l’intensité carbone par point de PIB de son économie avant 2020, objectif ayant été atteint en avance, et donc revu à la hausse (-65% d’ici 2030). De même, il semble que son pic d’émissions surviendra bien avant 2030 – certains observateurs estimant qu’il sera atteint en 2025, ce qui reste à confirmer.

Comment expliquer cette réticence à revoir ses objectifs à la hausse de manière officielle, malgré quelques résultats limités mais encourageants ? Une raison, et non des moindres, réside dans un discours très répandu dans les pays en développement, selon lequel les pays à revenu faible ou intermédiaire doivent fournir un effort moindre que celui des plus avancés. L’empreinte carbone individuelle des Chinois étant relativement faible, le gouvernement prétend que ce n’est pas sur eux que doit prioritairement reposer la réduction des émissions. Sans compter la « responsabilité historique » des pays occidentaux, elle aussi convoquée.

Ce discours, accompagnée d’une diplomatie proactive, permet à la Chine de nouer des partenariats avec d’autres pays en développement. En attestent le comme le Fonds coopératif Sud-Sud, le groupe 77+Chine, et divers autres instances de discussion : autant d’opportunités de se présenter en championne du multilatéralisme, agissant pour la cause climatique, et porte-voix des pays en développement.

Évolution de la politique climatique chinoise

Les enjeux climatiques ne peuvent être réduits à leurs implications communicationnels et diplomatiques pour le Parti communiste chinois (PCC). Le thème du climat connaît bel et bien un essor considérable dans les différents plans quinquennaux votés par le PCC au fil des années. Le 11ème (2006-2010) dégageait de premiers horizons timides sur l’intensité énergétique, la conservation et la captation carbone, et quelques objectifs sur le développement des énergies renouvelables. Le 12ème (2011-2015) a vu apparaître une série d’objectifs sur la consommation d’énergie fossile, notamment le charbon, sans avancer de chiffres précis. Ce n’est qu’à partir du 13ème (2016-2020) qu’une limite d’usage du charbon a été actée. Le 14ème plan (2021-2025) a quant à lui introduit pour la première fois le principe d’un budget carbone maximal, sans pour autant préciser à combien il s’élevait et comment se répartissait l’effort entre diminution des émissions et captation carbone par la reforestation.

La prise de conscience de l’importance de la question climatique se manifeste également au sein de l’opinion publique chinoise, notamment la jeunesse. Malgré son caractère autoritaire, le régime chinois se montre attentif à cette évolution. Des manifestations publiques locales sont souvent tolérées en Chine, voire encadrées par des représentants locaux, lorsqu’elles concernent des questions environnementales. Il s’agit d’un baromètre du mécontentement de la population, et parfois même d’un moyen de pression utilisé par les pouvoirs locaux sur le pouvoir central. De plus, le problème de la pollution atmosphérique, en particulier dans les grandes mégalopoles, est devenu tel que les autorités en ont fait une priorité de santé publique. L’ex-premier ministre Li Keqiang avait notamment déclaré la guerre à la pollution en 2014 et identifié celle-ci comme un enjeu sanitaire majeur, appelant à passer du charbon au gaz pour le chauffage et à remplacer des usines vétustes par des technologies plus propres. Un appel dont la mise en application demeure complexe.

Le mix énergétique chinois est amené à évoluer considérablement lors des prochaines décennies. La Chine réalise des investissements colossaux dans les énergies renouvelables (éolien, solaire, hydro). Certaines régions désertiques et plateaux (Qinghai, Mongolie intérieure, Heilongjiang etc.) ont un potentiel éolien et solaire considérable, et la Chine utilise des mécanismes économiques (subventions) et réglementaires (quotas d’usage) pour inciter les provinces concernées à accélérer le déploiement d’éoliennes et de panneaux solaires. A ce jour, 80% des panneaux solaires produits dans le monde sont chinois, et l’effet d’échelle fait considérablement baisser le coût unitaire. Ce déploiement à grande vitesse devrait voir la Chine atteindre ses objectifs 2030 (1200 GW d’énergies solaire et éolienne déployée) avec plusieurs années d’avance. La Chine étant l’un des principaux producteurs de métaux rares, cruciaux pour le renouvelable, il faut comprendre l’emphase mises sur ces derrières comme partie intégrante d’une géopolitique de puissance. Son discours écologique entre en harmonie avec l’empire mondial sur ces minerais que la Chine a patiemment bâti.

L’effort chinois porte également sur le développement de l’hydroélectricité, grâce à la construction de barrages sur les nombreux fleuves traversant le pays, le plus grand et le plus célèbre d’entre eux étant le barrage des Trois Gorges. Les provinces du Sichuan et du Yunnan sont particulièrement propices à la construction de nouveaux barrages, ainsi que le Tibet, dont le caractère hautement stratégique a valu son surnom de « château d’eau de l’Asie ». La Chine produit 30% de l’hydroélectricité mondiale, et construit de nouveaux barrages dans des proportions inégalées. En 2021, 80% des nouvelles installations se trouvaient en territoire chinois. Produisant aujourd’hui 45 GW d’hydroélectricité par an, la Chine se fixe pour objectif d’atteindre 120GW en 2030.

Enfin, la Chine mise sur une forte augmentation de la production nucléaire pour accompagner le déploiement des énergies renouvelables. La capacité de production nucléaire chinoise est aujourd’hui la deuxième plus importante au monde, et devrait dépasser la production américaine d’ici 2030. À ce jour, la production nucléaire installée en Chine s’élève à 57GW, et 20 GW supplémentaires sont en cours d’installation, ce qui est en-deçà des objectifs qu’elle s’était fixés pour 2020. Malgré ce léger retard, Pékin affiche des objectifs extrêmement ambitieux pour 2030, et souhaite que le nucléaire représente 13% de son mix énergétique total en 2060 (68% pour les énergies renouvelables), soit une multiplication par sept de la production actuelle. Pour cela, la Chine investit de manière colossale dans ce secteur, misant sur diverses technologies et la recherche (quatrième génération, thorium, fusion…). Malgré des craintes partagées dans d’autres régions du monde (temps de déploiement, risques sismiques…), le nucléaire semble bel et bien un volet majeur de la future neutralité carbone de la Chine.

Mix énergétique au service d’une bifurcation économique

L’évolution du mix énergétique chinois aura pour objectif de décarboner et électrifier de nombreux secteurs de l’économie chinoise. L’industrie chinoise est la cible d’efforts tout particuliers, en réponse notamment au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, premier marché d’exportations chinoises, qui – malgré toutes ses évidentes limites – devrait progressivement entrer en vigueur d’ici 2026. Il s’agit pour la Chine d’un enjeu économique et écologique considérable, 20% des émissions du pays étant exportées vers d’autres marchés de consommation, faisant de la Chine le plus fort « exportateur de carbone ». L’industrie chinoise amorce donc une bifurcation vers des technologies moins polluantes, et vers le « double usage » de certaines usines ayant pour objectif de réduire les émissions d’industries les plus polluantes (acier, ciment…).

Le secteur des transports est également identifié par Pékin comme prioritaire pour parvenir à la décarbonation de son économie. Le réseau ferré chinois est un véritable modèle de planification, passant d’un état embryonnaire à l’un des plus importants réseaux en tout juste une décennie. Comme détaillé dans l’ouvrage Localized Bargaining de Xiao Ma, un jeu politique complexe se développe entre pouvoir central et gouvernements provinciaux, dans lequel les provinces sont mises en concurrence sur des critères de développement et de réduction de la pauvreté – en échange de quoi les représentants locaux font pression sur Pékin pour obtenir le passage d’un train à grande vitesse dans leur localité, allant parfois jusqu’à organiser des manifestations publiques pour accroître la pression sur les autorités centrales. Ce jeu politique, couplé à un effort budgétaire massif, contribue au succès considérable du système ferroviaire chinois. Trois milles kilomètres de voies ferrées supplémentaires sont en cours de construction dans le cadre du 14ème plan quinquennal.

Le véhicule électrique est également un secteur hautement stratégique pour la décarbonation de l’économie chinoise. Vivement critiquées en Occident, les subventions à la production ont vu le prix des véhicules chinois baisser drastiquement et leur déploiement sur le marché chinois s’accélérer de manière exponentielle. En 2022, 60% des véhicules électriques vendus étaient chinois, et malgré les efforts des rivaux, cette part est attendue aux alentours de 40% en 2030. La réaction américaine ne s’est pas fait attendre, Biden décidant d’imposer une taxe de 100% sur les véhicules électriques chinois, mesure qui pourrait être imitée par l’Union européenne. Il y a là un enjeu économique majeur pour ces deux blocs, face à une Chine qui détient une maîtrise de la chaîne de valeur quasi monopolistique allant des matières premières aux véhicules finis en passant par la production de différents types de batteries.

La Chine a ainsi beau jeu de dénoncer l’hypocrisie de l’Occident, qui lui reproche son inaction climatique mais entrave ses efforts pour tirer vers le bas le prix des technologies clés de la décarbonation (panneaux solaires, éoliennes, véhicules électriques). Il ne tient pourtant qu’à l’Europe d’utiliser les mêmes mécanismes budgétaires et réglementaires pour connaître une telle réussite…

Difficultés et adaptation

Les réactions occidentales rappellent combien – au-delà des plans quinquennaux et des rituels parfaitement huilés du Parti – la Chine est également vulnérable aux imprévus économiques, géopolitiques et climatiques. La rivalité systémique entre la Chine et les Etats-Unis pourrait mener à des arbitrages complexes entre efforts de décarbonation et enjeux économiques, voire militaires, plus classiques. Malgré une volonté affichée par Pékin et Washington de coopérer sur la question climatique, la relation bilatérale reste fortement dégradée.

La pandémie de COVID-19 a également démontré la difficulté pour le gouvernement chinois de respecter ses objectifs climatiques en cas de crise économique et sanitaire majeure. Lors du rebond économique de 2021, la demande en énergie fut telle que les quotas charbon imposés aux provinces ont mené à des blackouts importants, obligeant les autorités à assouplir leurs objectifs.

La Chine est aussi un pays vulnérable aux catastrophes climatiques à venir (chaleurs extrêmes, sécheresses, inondations, cyclones, montées des eaux etc.), qui pèsent d’un poids toujours plus important sur l’économie. Les aléas climatiques peuvent également compromettre une production électrique décarbonée, comme lors d’une sécheresse faisant baisser le rendement hydroélectrique. L’adaptation au changement climatique représente un enjeu considérable pour la Chine, laissant même craindre qu’elle y consacre une part plus importante de son effort qu’à l’atténuation.

Le volet « adaptation » fait l’objet de projets proprement pharaoniques, parmi lesquels la construction de digues pour protéger les côtes chinoises, en particulier Shanghai et ses alentours, ville particulièrement vulnérable à la montée des eaux. Un projet de construction de plus de 10.000km de canaux est également en cours de déploiement, afin de répartir l’eau douce dans différentes régions selon les précipitations et les besoins affichés, en s’appuyant sur l’intelligence artificielle. Certaines mégalopoles comme Ningbo font aussi l’objet d’expérimentation pour en faire des « villes éponges » afin de les rendre résilientes aux inondations. Cette volonté démesurée de maîtrise de l’environnement par la technologie a un ancrage profond dans l’histoire chinoise en général, et celle du PCC en particulier, bien antérieure à la question climatique. Certains projets remontent en effet à l’ère Deng Xiaoping, voire Mao Zedong, comme la Grande muraille verte, grand projet de reforestation au Nord de Pékin ayant pour objectif de protéger la capitale des tempêtes de sable. Xi Jinping s’y est d’ailleurs rendu pour prononcer l’un de ses discours sur l’avenir de la « grande nation écologique » chinoise.

L’objectif affiché par les autorités est de faire de la Chine une nation entièrement résiliente au dérèglement climatique à l’horizon 2035. À travers le caractère irréaliste voire utopique de cet objectif, le Parti trahit un prisme de lecture technocratique et techno-solutionniste, appréhendant le défi climatique avec une vision d’ingénierie pure – fortement contestée par de nombreux chercheurs, y compris chinois. Cette approche « problème-solution » de la question climatique évolue difficilement vers une vision plus holistique des questions environnementales, les critiques étant souvent muselées par les autorités. Par exemple, de nombreux barrages ont fait l’objet de critiques pour leur absence d’étude d’impact sérieuse (eau douce, biodiversité), mais leurs constructions ont été menées à leurs termes malgré tout. De même, l’extractivisme à marche forcée lié aux différentes technologies de décarbonation (batteries, solaire, éolien, nucléaire) entraîne des conséquences environnementales et sanitaires considérables, y compris en territoire chinois, poussant les autorités à investir dans la recherche pour réduire l’empreinte matière de certaines technologies. La Chine investit constamment dans la recherche pour contourner ces problèmes, ce qui maintient vivant un débat sur les politiques climatiques – mais génère le risque d’un effet-rebond qui alimente une fuite en avant technologique. Il s’agit là d’une limite à l’autoritarisme technocratique et planificateur du Parti, plus ouvert aux critiques académiques qu’il n’y paraît sur la question climatique, mais souvent incapable de remise en question lorsque son capital politique est en jeu.

Si la Chine continue de brûler du charbon dans des proportions inégalées, le climat est bel et bien devenu un thème central pour le PCC et Xi Jinping lui-même, tandis que les efforts de décarbonation sont réels, tant sur le volet « atténuation » que le versant « adaptation ». La dimension politique de ce revirement n’est pas à négliger. À travers ses objectifs pharaoniques, Pékin cherche à promouvoir la supériorité de son modèle sur la question environnementale : planificateur, centralisé, autoritaire et prônant la domination de l’Homme sur la nature – une vision bien distincte de celle portée par les mouvements écologistes occidentaux, ou les tenants de la transition par le marché.

Derrière le retour du folklore maoïste, la mise au pas des travailleurs chinois

© Marc Burckhardt, en illustration d’un article du Wall Street Journal intitulé « Xi Jinping s’inscrit dans l’héritage radical de Mao »

Le Parti communiste chinois (PCC) connaîtrait-il un retour à l’ère maoïste ? Depuis quelques années, les médias occidentaux ne sont pas avares de comparaisons entre Xi Jinping et le fondateur de la République populaire de Chine (RPC) Mao Zedong. Un rapprochement favorisé par la propagande du PCC lui-même, qui multiplie les références au marxisme et au socialisme – « à la chinoise ». Cette inflation rhétorique masque mal la réalité d’une société de marché brutale, où la répression contre les mouvements ouvriers s’est accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Ce dernier s’appuie sur une partie de la faction « maoïste » du PCC, et les mécontents de la transition vers le capitalisme en général. Si leurs revendications sont piétinées par les orientations politiques de Xi Jinping, du moins obtiennent-ils satisfaction dans les symboles… Par Marc Ruckus, traduction Albane le Cabec.

Dans les années 1990, la République populaire de Chine (RPC) devenait « l’usine du monde » des biens de consommation. Le boom de la manufacture, de la construction et d’autres secteurs reposait sur une main-d’œuvre abondante, procurée par la migration interne de travailleurs chinois issus des campagnes.

Leurs conditions de travail difficiles ont entraîné de nombreux conflits sociaux, notamment des grèves sporadiques dans les usines et sur les chantiers de construction, suivies de près par de courtes vagues de grèves dans les provinces de la côte est – en particulier dans le Guangdong. Ces mobilisations comprenaient également des formes cachées de résistance quotidienne sur le lieu de travail – sabotage, ralentissements et ce que James Scott nomme les « armes des faibles ».

De la migration interne à la lutte

Dans la première moitié des années 2000, les revendications des travailleurs migrants étaient majoritairement défensives, réclamant le respect du droit du travail ou le paiement des arriérés. S’ils ne négligeaient pas les stratégies de pression sur la direction, ils recouraient surtout aux voies légales, comme les conseils d’arbitrage ou les tribunaux du travail.

Dans la seconde moitié des années 2000, l’expérience des travailleurs s’est accrue et ils ont commencé à adopter une attitude plus offensive, réclamant des augmentations de salaire, un meilleur traitement de leur hiérarchie et une diminution de leur temps de travail – parfois même des négociations collectives ou une représentation adéquate des travailleurs au sein de l’entreprise.

Dans l’industrie légère, la construction et les transports – secteurs caractérisés par une forte concentration de travailleurs, ce qui leur confère une capacité d’action particulière – les mouvements les plus significatifs ont eu lieu. Les travailleurs ont ainsi bénéficié de l’amélioration de leur pouvoir de négociation générée par les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs clés de la côte est.

Le nombre de manifestations ouvrières a continué d’augmenter jusqu’en 2015, avant de décroître lentement. La nature des protestations changeait elle aussi : la tertiarisation de l’économie a notamment impliqué davantage de travailleurs des services – transports, éducation, banque, informatique – dans les conflits sociaux.

Les travailleurs chinois migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », ils utilisaient plutôt le terme de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes

Avec le ralentissement de la croissance économique, et les restructurations et délocalisations qui en ont résulté, les travailleurs ont multiplié les luttes contre les licenciements massifs qui avaient cours. Il faut ajouter à cela que suite au vieillissement des travailleurs migrants – dont beaucoup atteignaient alors la quarantaine ou la cinquantaine -, les cotisations sociales sont devenues un objet de revendications.

Conflit de classes sans langage de classes

La plupart de ces luttes étaient spontanées et autonomes des organisations. Elles prenaient place dans un contexte législatif où les grèves n’étaient ni garanties ni protégées par la loi, et où le Parti communiste chinois (PCC) n’autorisait pas la création de syndicats indépendants.

Lorsque leurs luttes se sont propagées dans les années 2000, les travailleurs migrants n’exprimaient pas leurs revendications en termes de classes sociales. La base de l’auto-organisation était souvent constituée du lieu d’origine des travailleurs – issus d’un même village ou d’une même région. Mais avec leur installation pérenne dans des zones urbaines, de plus en plus de protestations se sont organisées sur la base d’intérêts communs et l’emploi commun, le département commun, ou l’usine commune sont devenus le fondement de la mobilisation.

Dans les débats publics, le langage des classes (jieji) et de la lutte des classes (jieji douzheng) avait disparu dans les années 1980, abandonné par le PCC et la plupart des universitaires et analystes, pour être remplacé par un discours wébérien sur les « couches sociales » (jieceng).

Les travailleurs migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », car le terme chinois gongren était encore réservé aux travailleurs des entreprises publiques urbaines. Ils utilisaient plutôt celui de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes.

Si elles se sont heurtées à la répression du parti-État, les mobilisations et les luttes des travailleurs migrants ont été victorieuses sur plusieurs plans.

Dans les années 90 et 2000, le parti au pouvoir, alors sous la direction de Jiang Zemin et en pleine restructuration de l’économie chinoise, n’a souvent pas été en mesure de répondre aux conflits sociaux de manière cohérente et planifiée ; il a préféré les résoudre en envoyant la police, jetant de l’huile sur un feu déjà brûlant. La stratégie du gouvernement change seulement avec Hu Jintao dans le milieu des années 2000 et s’appuie davantage sur des méthodes de concession et de cooptation.

La carotte et le bâton

À cette époque, les grèves présentaient rarement un problème majeur pour les entreprises, publiques ou privées : le faible niveau des salaires et le boom de l’économie autorisaient de petites concessions. Les autorités locales ou régionales toléraient les manifestations ouvrières tant qu’elles se limitaient à une seule entreprise, tandis que les organisateurs de grève étaient licenciés et les tentatives de création de syndicats indépendants étaient sévèrement réprimées.

C’est seulement lorsque les luttes ouvrières se sont propageaient au-delà des limites de l’entreprise, accouchaient de revendications politiques ambitieuses ou ne pouvaient être résolues rapidement que les autorités locales intervenaient. Après plusieurs années de développement de ses capacités répressives cependant, l’État chinois était prêt, dans la décennie 2010, à recourir à des mesures policières plus systématiques. La police avait crû en nombre et en qualification, la surveillance et de censure en ligne avaient gagné en efficacité, les activités des ONG étaient mieux réglementées – sans compter que de nouvelles lois sociales encadraient davantage la vie au travail et renforçaient le pouvoir des syndicats officiels.

La passation de pouvoir entre Hu Jintao et Xi Jinping n’a rien changé quant aux méthodes institutionnalisées de résolution des conflits au travail, qui ont continué à demeurer prévalentes. Dans le même temps cependant, la répression des conflits s’accroissait à mesure que la croissance se tassait, tandis que d’autres facteurs – les fermetures d’usines causées par leur délocalisation, les problèmes liés au vieillissement des travailleurs migrants, etc – tendaient à les multiplier.

ONG syndicales et néo-maoïsme : la nouvelle donne politique

La popularité des ONG s’accroissait en Chine à mesure que l’État cessait peu à peu de remplir ses fonctions de service public – respectant à la lettre le slogan « petit gouvernement, grande société » (xiaozhengfu, dashehui). La plupart n’affichaient au départ aucune coloration politique et ne se présentaient pas en opposition au régime. Seule une minorité soutenait ouvertement les luttes sociales.

Des militants de gauche issus de Hong Kong n’ont pas peu fait pour politiser les ONG et investir les réseaux syndicaux chinois. Et certaines de ces organisations ont alors commencé à recevoir un soutien financier d’ONG et de fondations basées à Hong Kong, en Europe et en Amérique du Nord.

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012.

Elles ont joué un rôle non négligeable lorsque les luttes des travailleurs migrants se sont généralisées à la fin des années 2000 – aidant en coulisse à coordonner des mobilisations, notamment sur internet, appelées « actions collectives déguisées » ou « mobilisation sans les masses ».

Une grande diversité caractérisait ces « ONG syndicales » en termes d’orientation politique. Le Bulletin des travailleurs chinois, par exemple, basé à Hong Kong, défendait une perspective sociale-démocrate et d’indépendance syndicale. D’autres étaient influencées par le trotskysme.

L’utilisation croissante des plateformes a créé un espace de débats qui a permis à une variété de courants d’émerger – du moins jusqu’à ce que la censure ne restreigne leur importance. C’est dans le néo-maoïsme que les militants syndicaux ont puisé leur influence la plus importante – un courant distinct de la gauche maoïste qui avait fait ses armes au cours de la Révolution culturelle. Dans de nombreuses universités chinoises, de jeunes étudiants issus de milieux urbains – et de plus en plus fréquemment de familles migrantes – ont formé des « groupes d’étude marxistes » où la littérature maoïste était relue à l’aune de la nouvelle réalité capitaliste de la RPC. Les visites dans les zones industrielles du sud sont devenues monnaie courante, ainsi que les enquêtes secrètes dans des usines – comme celles du fournisseur d’électronique Foxconn. Des actions spectaculaires d’étudiants rejoignant l’usine pour y soutenir les luttes ouvrières ont eu lieu.

La répression a commencé après l’affaire de l’usine Jasic à Shenzhen – fabricant de machines à souder – en 2018. Au départ, les étudiants maoïstes recevaient peu de soutien des autres travailleurs. Mais lorsque la police locale a procédé à des arrestations, ils sont parvenus à organiser des mobilisations massives. C’est alors que la police a procédé à une campagne nationale de répression contre les groupes d’étude maoïstes dans tout le pays.

Cette vague de répression a frappé non seulement les personnes impliquées dans l’affaire Jasic, mais également d’autres groupes militants et ONG syndicales. Au sein de la gauche, elle a disqualifié la stratégie néo-maoïste d’éducation populaire et d’organisation des travailleurs portée par ces groupes étudiants.

Au tournant de la décennie 2010, un clivage politique s’est creusé entre différents courants du néo-maoïsme. Alors que certains saluaient les réformes sociales de Hu Jintao (et son programme visant à instituer de « nouvelles campagnes socialistes »), le « modèle de Chongqing » suscitait encore davantage d’enthousiasme. Dans la grande ville de Chongqing, à l’Ouest de la Chine, Bo Xilai, le dirigeant du PCC, défendait une politique de logement et de protection sociale tout en menant une campagne contre le crime organisé. Il entretenait soigneusement le folklore maoïste et la nostalgie des grandes années « rouges » de la Chine.

Bo était largement perçu comme le concurrent du successeur désigné de Hu Jintao, Xi Jinping. La direction du parti trancha contre la ligne de Bo, qui fut finalement arrêté en 2012 et reconnu coupable de corruption. Le « modèle de Chongqing » s’éteint avec lui. Mais non sans avoir durablement accru les fractures entre les tendances de « gauche maoïste » (maozuo) et de « droite maoïste » (maoyou). La « gauche maoïste », qui converge dans un rejet du tournant pro-capitaliste du PCC, est elle-même un courant très large, unissant des socialistes démocrates à des partisans d’une forme plus autoritaire de socialisme.

La droite maoïste, de son côté, continue de critiquer l’impact négatif des réformes libérales sur la classe ouvrière, mais s’accroche à l’idée marxiste-léniniste d’un parti-État unique. Elle espère ramener la direction du PCC vers une voie « socialiste » et a même soutenu la direction du parti sous Xi Jinping, qui avait multiplié les clins d’oeil à son égard ces dernières années…

Repeindre en rouge l’intégration des « capitalistes » au Parti

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012. La répression contre différentes formes d’opposition organisée s’est intensifiée, et ciblait les journalistes, les avocats et les militants.

Alors que bon nombre de ces personnalités de l’opposition étaient des libéraux éloignés des actions militantes, la répression contre les militants syndicaux et les ONG en décembre 2015 a indiqué qu’ils sont également dans le collimateur des forces de sécurité de l’État. Sur le front idéologique, et afin de renforcer sa légitimité, le PCC a promu une interprétation monolithique et simplifiée du marxisme, du maoïsme et de son propre héritage socialiste. La redéfinition du « marxisme » par la direction du parti avait commencé peu de temps après que les « capitalistes » furent autorisés à rejoindre leurs rangs, dans les années 2000.

Le parti craignait alors de perdre sa légitimité et son soutien parmi les ouvriers et les paysans. Sous Xi Jinping, la direction a tenté de renforcer le pouvoir du parti par des réformes à la fois institutionnelles et idéologiques. Confronté au ralentissement de la croissance économique, aux contradictions généralisées au sein du parti au pouvoir et de l’appareil d’État, et à la persistance des inégalités et des tensions sociales, il a décidé de renforcer son pouvoir par des campagnes, des purges et la censure.

Les mesures répressives ont été complétées par la réintégration d’une rhétorique de gauche et marxiste dans le discours officiel. La répression étatique de l’opposition de gauche est devenue préventive, et tente désormais de tuer dans l’œuf toute coordination entre les manifestants et les militants. Ni les ONG syndicales ni les groupes d’étudiants maoïstes n’ont pu poursuivre leur engagement depuis le début de la vague de répression. Cette jeune génération de militants pourrait d’ores et déjà être arrivée à son terme.

Le tournant étatiste de la Chine : un retour au socialisme des origines ?

© Yueqi Xhou

Entre la mise au pas d’Alibaba et les attaques du Parti communiste chinois (PCC) contre les grandes entreprises privées, la Chine connaît un indéniable tournant étatiste. En Occident, certains n’ont pas manqué d’y voir le signe d’un retour aux fondements idéologiques du Parti — que ce soit pour le saluer ou pour le déplorer. On aurait tôt fait d’y voir une résurgence du socialisme des origines : cette inflexion anti-libérale est en réalité le fruit de difficultés structurelles qui grèvent la croissance chinoise et mettent à mal le modèle exportateur qui avait fait la prospérité du pays pendant trois décennies. Alors qu’il multiplie les mesures punitives contre les grandes entreprises, le parti-État met également au pas les travailleurs. Article de Ho-fung Hun, professeur d’économie à l’université John Hopkins, publié sur Jacobin et traduit par Marc Lerenard.

En 2008, bien avant sa première candidature réelle à la présidence, Donald Trump exprimait une admiration sans réserves pour le modèle économique chinois. La Chine était alors perçue comme un havre où les capitalistes pouvaient librement courir après le profit sans aucune contrainte régulatrice : « En Chine, ils salissent des centaines d’acres de terre et répandent des ordures dans l’océan. Je demandais à un bâtisseur : as-tu réalisé une étude d’impact environnemental ? Il m’a répondu : Quoi ? Je demandais de nouveau : as-tu eu besoin d’une validation ? Non, m’a dit le Chinois. Et pourtant, si j’avais le malheur de jeter un petit caillou dans l’océan, ici, dans cette ville, on m’aurait jeté sur la chaise électrique ».

Dans le même esprit, le milliardaire britannique Alan Sugar, horrifié par la perspective de prise de pouvoir du parti travailliste de Jeremy Corbyn, suggérant en 2015 que « s’il était proche d’être élu, plutôt que de l’avoir Premier ministre, je pense que nous devrions tous émigrer en Chine ».

Pour ces magnats du business, la Chine représentait un paradis pour l’accumulation illimitée du capital, une superpuissance au sein de laquelle ils pouvaient se réfugier face aux excès étatistes qui grévaient l’Occident…

Nul « socialisme » en vue

Ces jours sont révolus. Les médias d’État chinois promeuvent désormais une nouvelle doctrine économique, dénommée prospérité commune. Ainsi, le président Xi Jinping a explicitement appelé au renforcement de l’intervention étatique et des mesures de régulation contre « l’expansion désordonnée du capital ». D’aucuns à gauche ont célébré la décision de Xi Jinping, perçue comme le symptôme du retour à un socialisme authentique ; mais la classe politique occidentale et les financiers l’ont déplorée comme une régression anti-libérale alarmante — voire même marxiste-léniniste… Pour autant, ces réactions ne nous apprennent pas grand-chose quant à la signification de la doctrine de prospérité commune.

Dans un discours, Xi Jinping a répété que le capital devait rester subordonné au parti-État et souligné les responsabilités sociales des entrepreneurs. Avant de citer en exemples… une série de philanthropes occidentaux du XIXème et XXème siècle !

La politique draconienne du « zéro Covid », bien qu’abandonnée sous la pression du mécontentent populaire, témoignait du désintérêt du Parti communiste chinois (PCC) pour ses conséquences économiques, et de la place nouvelle prise par l’État. Les analyses selon lesquelles la Chine s’écarte du capitalisme néolibéral ne sortent pas de nulle part. De la même manière, Xi Jinping a fait de la lutte contre la spéculation son cheval de bataille — et certains y ont vu la marque d’un retour vers l’orthodoxie maoïste.

Dans le même temps, Xi Jinping attaquait en décembre 2021 l’État-providence à l’occidentale et s’engageait à ce que la Chine n’adopte pas un modèle « qui élève des feignants qui empochent de l’argent sans rien faire » — avec des références désobligeantes aux « populismes » d’Amérique Latine — lors d’un discours à la Conférence centrale de l’économie et du travail. Une hostilité vis-à-vis de l’aide sociale que l’on pourrait retrouver dans n’importe quel discours prononcé par les fondamentalistes du marché — références obligées à Karl Marx et Mao Zedong mises de côté. Quelles que soient les proclamations de l’idéologie officielle, à l’aube du 125ème anniversaire de Mao en 2018, le parti avait dissout les groupes de travail marxistes et les organisations militantes sur les campus.

Mais quelles sont les mesures concrètes associées au programme de prospérité commune ? Une série d’amendes a été infligée à des entreprises de haute technologie et à leurs filiales, tandis que d’autres ont été saisies par l’État. Des subventions financières pour certains des plus gros promoteurs immobiliers ont touché à leur fin. Dans une série de discours sur la place de l’entreprenariat privé dans la nouvelle Chine, Xi Jinping a répété que le capital devait rester subordonné au parti-État. Il a souligné que « les entrepreneurs doivent avoir une conscience accrue de leur mission et un sens des responsabilités élevé pour le pays et la nation ; intégrer étroitement le développement de l’entreprise avec la prospérité du pays, la prospérité de la nation, et le bonheur du peuple ; et prendre l’initiative de soutenir et partager les aspirations du pays ». Et de citer en modèle… une série de philanthropes occidentaux du XIXème et XXème siècle !

Le nouveau modèle économique chinois, fondé sur un contrôle paternaliste des entreprises privées par l’État et une « éthique » du travail libéré de l’assistance publique, ne ressemble-t-il pas à s’y méprendre au capitalisme d’État des régimes corporatistes et fascistes de l’entre-deux guerres ? Les similarités, bien sûr, ne s’arrêtent pas là. Beaucoup ont déjà souligné la rhétorique nationaliste militante accrue du parti-État, l’essor du culte du grand leader, et une obsession pour la surveillance et le contrôle total de la population…

Accroissement du nationalisme après le « boom »

Ce virage en apparence étatiste de l’économie n’est pas le fruit d’un choix personnel de Xi Jinping, mais davantage le produit d’une crise économique durable. Les exportations, dominées par les sociétés privée et étrangères, ont été les premières sources de la prospérité chinoise, permettant au pays d’absorber d’importantes réserves de devises depuis trois décennies. Celles-ci ont permis une expansion du crédit étatique, qui alimentait principalement les sociétés d’État ou celles qui lui étaient liées, nourrissant les investissements en immobilisation de toute nature : infrastructures, immobilier, nouvelles aciéries et usines de charbon. Tant que les réserves de devises augmentaient, le système financier contrôlé par le PCC pouvait accroître la liquidité locale par le truchement de prêts bancaires abondants sans s’exposer au risque de la dévaluation ou de la fuite des capitaux.

Les leaders chinois ont bel et bien tiré la sonnette d’alerte vis-à-vis du surendettement et de la surcapacité, et proposé des mesures pour pallier ce vice structurel telle la conditionalité des prêts bancaires aux entreprises sur des critères de solvabilité. Mais comme les secteurs en croissance se transformaient en véritables vaches à lait à mesure qu’ils devenaient des fiefs contrôlés par les diverses factions du parti-État, ces réformes n’ont eu qu’un impact limité.

Lors de la crise financière de 2008, alors que la longue période de croissance chinoise portée par l’exportation fléchissait, le gouvernement mettait en place un programme de stimulus monétaire agressif qui a conduit à un fort rebond, tiré par des investissements en immobilisations financés par la dette. L’affaissement des exportations et la poursuite d’un investissement expansif financé par les banques d’État en 2009 et 2010 a créé une bulle d’endettement qui n’était plus contrebalancée par l’accroissement des réserves de devises étrangères. Entre 2008 et la fin de l’année 2017, la dette chinoise privée est passé de 148 % du PIB à plus de 250 %. En 2020, la hausse des prêts pendant la pandémie l’a faite progresser, selon une estimation, à plus de 330 %…

Les appartements, usines de charbon, aciéries et infrastructures financées par la dette ont débouché sur rien de moins qu’une surproduction. Après le rebond de 2009-2010, la rentabilité des entreprises — publiques comme privées — n’a cessé de dégringoler.

Les profits diminuant, le remboursement des prêts est devenu un problème, et la dette une bombe à retardement. Dès lors, la Chine est devenue de plus en plus incapable de soutenir sa croissance via les investissements en immobilisation financés par la dette, tandis que les exportations n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant 2008.

La surproduction, les profits en chute libre et la hausse de l’endettement ont conduit à un effondrement du marché boursier et à une fuite des capitaux, causant une dévaluation rapide de la monnaie chinoise en 2015 et 2016. L’économie s’est alors stabilisée, mais seulement après un raffermissement du contrôle des capitaux. Le système bancaire a également injecté de nouveaux prêts dans l’économie pour conjurer un ralentissement – même si la plupart d’entre eux ont été utilisés pour proroger des précédents. Cet afflux récurrent renchérit le surendettement de l’économie sans accroître son dynamisme. C’est ainsi que de nombreuses entreprises sont devenues des zombies vivants, accros aux prêts.

Le gouvernement chinois avait, semble-t-il, envisagé le démantèlement et la restructuration d’Evergrande en entreprise publique… ce qui aurait équivalu à la nationalisation du plus grand promoteur de l’économie chinoise.

Avec la fin de la croissance soutenue, l’État a accru sa pression sur le secteur privé et les entreprises étrangères. On peut comprendre « l’avancée du secteur étatique et la retraite du secteur privé » (guojin minuti) comme étant dirigée contre les sociétés étrangères, dans le cadre de la compétition inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine — réminiscence à bien des égards de la rivalité anglo-allemande un siècle plus tôt.

Lorsque Xi Jinping est arrivé au pouvoir, il était attendu qu’il poursuive un agenda de libéralisation économique — et notamment financière, destinée à priver de crédit les entreprises indûment privilégiées par l’État. Les médias parlaient alors d’une « réforme structurelle fondée sur l’offre » — ce qui, on l’admettra, se rapproche davantage d’un mot d’ordre reaganien ou thatcherien que marxiste ou maoïste… Néanmoins, ceux qui espéraient une nouvelle ère Deng Xiaoping ont été déçus. Les intérêts liés à l’État étaient si importants que Xi Jinping n’a pas eu d’autre choix que de persister dans une politique d’expansion continue des entreprises étatiques. Et aujourd’hui, tous les analyses s’accordent pour dire que Xi Jinping fut le catalyseur du virage étatiste de la politique chinoise, même si elle l’a précédé.

Crise économique, spirale de l’étatisme

Au nom du programme de prospérité commune, Pékin a durement sanctionné les grandes entreprises privées comme Alibaba et Tenent, enregistrées dans les îles Caïman. Parmi les mesures répressives, on trouve le blocage de l’entrée — imminente — dans les bourses étrangères du capital d’Ant Group, la filiale fintech d’Alibaba ; l’imposition d’une lourde amende anti-monopole à Alibaba lui-même ; de sévères restrictions sur les firmes technologiques en collecte de données et approvisionnement de services ; l’interdiction des sociétés de soutien scolaire à but lucratif.

Avec ce processus de restriction de la croissance du capital privé, Pékin a freiné le développement immobilier en 2020. Privés de nouvelles sources de financement pour proroger leurs dettes, de nombreux promoteurs immobiliers ont sombré dans une crise de solvabilité — celle d’Evergrande, la principale entreprise du secteur, étant celle la plus médiatisée à l’étranger. Le gouvernement chinois avait, semble-t-il, envisagé le démantèlement et la restructuration d’Evergrande en entreprise publique… ce qui aurait équivalu à la nationalisation du plus grand promoteur de l’économie chinoise. Une mesure qui aurait été concordante avec les attaques répétées du PCC contre les grandes sociétés et leur appel à un contrôle étatique accru.

À gauche, certains ont pu applaudir ces interventions ; il serait pourtant naïf de penser que la nationalisation aurait spontanément accru le bien-être des travailleurs de ces sociétés, ou qu’elles auraient été soumises à des impératifs de plein-emploi — comme c’était le cas à l’époque maoïste.

Une performance économique robuste, un emploi en expansion et des revenus croissant ont été les piliers sur lesquels le PCC a bâti sa légitimité depuis les années 1990. Sans eux, il doit trouver une voie alternative. C’est dans ce contexte que le parti-État redouble d’efforts pour prendre le contrôle direct de l’économie tout en ayant recours à un nationalisme agressif — fût-ce au risque d’aggraver la crise économique. On peut sans trop prendre de risques prédire que cette dynamique de ralentissement économique, d’accroissement du contrôle étatique et de nationalisme belligérant a de beaux jours devant elle.

« Socialisme à la chinoise » ou « totalitarisme » ? Comprendre le régime à l’issue du 20ème Congrès du PCC

© Yueqi Xhou

Composé de plus de 90 millions de membres, le Parti communiste chinois (PCC) domine la vie politique chinoise depuis sa prise de pouvoir et la création de la République populaire de Chine en 1949. Qualifier sa nature est un exercice périlleux, qui peut mener à des simplifications, de la caricature, ou au contraire de la complaisance. Autoritarisme, totalitarisme, « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises » : ces qualificatifs caricaturent ou simplifient la nature du régime chinois. Une chose apparaît de plus en plus évidente néanmoins : si la Chine s’était éloignée des dérives autocratiques et du culte de la personnalité depuis la mort de Mao Zedong en 1976, elle s’en est à nouveau rapprochée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, ce qu’est venu confirmer le 20ème Congrès du Parti, qui s’est déroulé du 16 au 22 octobre 2022.

De Mao Zedong à Xi Jinping, une ère réformiste

À la mort de Mao Zedong en 1976, secrétaire général du PCC et dirigeant de la République populaire de Chine, s’ouvre une ère de développement et de croissance pour la Chine, incarnée dans un premier temps par le réformiste Deng Xiaoping (au pouvoir entre 1978 et 1992). Cette ère de réformes économiques n’a jamais mené à une démocratisation, comme le rappelle tristement le massacre de Tiananmen de juin 1989, mais plutôt à une évolution du système politique chinois. Presque quatre décennies de croissance ininterrompue ont vu naître un adage répété à l’envi : le XXIème siècle sera chinois. Adage qu’il convient aujourd’hui de relativiser.

Le PCC a démontré sur cette période, pour le meilleur et pour le pire, sa capacité extraordinaire de résilience et d’adaptation au contexte économique et géopolitique. L’ouverture relative de Pékin à l’économie de marché a eu pour conséquence de voir la Chine devenir « l’usine du monde ». Les zones économiques spéciales (ZES) du littoral chinois ont servi de point d’entrée aux investissements étrangers et de point de sortie aux exportations. Cette stratégie commerciale mène à une intégration de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, ce qui est perçu dans un premier temps comme une formidable opportunité pour le monde occidental, où une vision « sans usine » de l’économie a le vent en poupe.

Si les mandatures de Jiang Zemin (1989-2002) et de Hu Jintao (2002-2012) à la tête du PCC s’inscrivent dans la continuité du cycle réformiste ouvert par Deng Xiaoping, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 marque un tournant qu’il convient d’analyser à l’aune de son troisième mandat.

Inflexion économique et politique de Xi Jinping

La crise financière de 2008 marque un tournant politique pour la Chine, qui se montrera dès lors plus assertive et sûre d’elle-même et de la supériorité de son système politique sur la démocratie libérale. La dépendance chinoise à la bonne santé économique et financière de l’Occident est désormais perçue par Pékin comme une vulnérabilité à sa propre ascension. À son arrivée au pouvoir, Xi Jinping esquisse sa vision pour l’économie chinoise, secondée par son premier ministre Li Keqiang, dont l’influence sur les questions économiques n’est pas à négliger. Le projet des Nouvelles Routes de la Soie vise à réinvestir les excédents commerciaux considérables de l’économie chinoise dans des projets d’infrastructure à l’échelle mondiale. L’objectif affiché est de sécuriser et pérenniser l’approvisionnement en matières premières dont l’industrie chinoise a besoin, ainsi que l’ouverture de marchés de débouchés par les exportations.

Moins médiatisé mais tout aussi stratégique, le projet Made in China 2025, porté par Li Keqiang, identifie les secteurs technologiques clés dans lesquels la Chine ambitionne le leadership mondial. L’objectif est de réaliser une remontée progressive des chaînes de valeurs mondiales, afin d’accompagner la nouvelle classe moyenne vers des métiers à plus forte valeur ajoutée.

Adossée à ces deux projets, la décennie de pouvoir de Xi Jinping n’a toutefois pas été linéaire sur le plan économique. N’étant pas partisan d’une ligne idéologique marquée avant son accession au pouvoir, le secrétaire d’État du PCC a alterné entre un renforcement du secteur privé comme moteur de croissance, et une reprise de contrôle de l’État dans l’économie, selon les circonstances intérieures et extérieures. Malgré une présence importante de l’aile réformiste du Parti dans son administration, le cap économique s’est considérablement durci ces dernières années. La volonté affichée par Washington de contenir l’ascension chinoise (volonté désormais trans-partisane), la crise du COVID et les fragilités structurelles de l’économie chinoise (notamment dans le secteur immobilier), ont vu le Parti accroître son contrôle sur les grands groupes privés.

L’épisode Jack Ma symbolise cette reprise de contrôle du politique sur l’économie. À la suite de critiques du Parti exprimées publiquement fin 2020, l’ancien patron d’Alibaba disparaît plusieurs mois, avant de réapparaître dans une allocution télévisée pro-Parti, manifestement sous contrainte. Divers scandales financiers et une campagne de régulation des plateformes Web imposées par l’État verront Jack Ma céder ses parts de la filière financière Ant Group en janvier 2023.

Dans le discours officiel des autorités, la notion de « double circulation » de l’économie fait progressivement son apparition. Il s’agit pour Beijing de s’appuyer autant sur son commerce international que sur son marché intérieur pour accroître sa capacité de résilience face aux crises. Les autorités redoutent l’éventualité d’un front antichinois emmené par les États-Unis et leurs alliés, et se préparent ainsi à l’éventualité d’un découplement économique, technologique et normatif du monde.

Ce revirement s’est accompagné d’un durcissement du ton diplomatique (diplomatie dite des « loups guerriers » pour désigner une génération de diplomates très offensifs, parmi lesquels l’ambassadeur chinois en France Lu Shaye) et d’une plus grande assertivité chinoise sur les questions internationales, à commencer par les revendications territoriales en mer de Chine méridionale et la réunification avec Taïwan.

Ces évolutions laissent planer l’incertitude sur les Nouvelles Routes de la Soie, dont le premier bilan décennal apparaît mitigé : projets inachevés ou en surcoût, surendettement des pays bénéficiaires, dégradation de l’image de la Chine… À l’aune d’un troisième mandat inédit, la ligne économique que choisira Xi Jinping demeure à ce jour incertaine.

Le 20ème Congrès du PCC : victoire totale de Xi Jinping ?

Le Congrès quinquennal est l’un des événements les plus importants de la politique chinoise. Il réunit environ 2 200 délégués, qui doivent « élire » 200 membres du comité central, élisant eux-mêmes 25 membres du bureau politique – ou Politburo. Parmi ceux-là, un comité permanent est nommé, pouvant aller de cinq à neuf membres selon les Congrès, formant le cercle décisionnel le plus proche autour du secrétaire général du Parti. Les décisions sont prises à l’avance, faisant du vote une formalité, mais il serait réducteur de considérer le secrétaire général du PCC comme tout puissant, aucun dirigeant n’ayant la capacité d’exercer un contrôle absolu sur une telle pyramide de pouvoir. Aussi, différents clans (ou cliques) se forment et la gouvernance résulte généralement de compromis.

Les règles actuelles du fonctionnement interne du Parti ont été en grande partie instaurées sous l’impulsion de Deng Xiaoping. Ce dernier a notamment instauré une limite d’âge à 67 ans pour la prise en charge d’une nouvelle fonction. La limite traditionnelle de mandats, qui a caractérisé les présidences de Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012) a été dépassée par Xi Jinping – bien qu’aucune règle ne le lui interdise formellement. Sans surprise, le Congrès de 2022 a donc entériné un troisième mandat inédit pour Xi Jinping, qui prendra effet en mars 2023. La limite d’âge, jusqu’à maintenant plutôt bien respectée malgré quelques entorses, l’est de moins en moins, laissant une génération complète de dirigeants (la sixième) stagner dans leur carrière politique.

Tout cela était largement attendu et prévisible, mais l’intérêt principal du Congrès reposait plutôt dans la structure du comité permanent du Politburo : avec qui Xi Jinping allait-il devoir gouverner ? Il n’était en effet pas acquis pour Xi d’avoir un Politburo « à sa main ». Au contraire, affaibli par la situation internationale complexe, une politique zéro covid désastreuse et une économie ralentie en conséquence, Xi Jinping aurait pu se voir contraint à des concessions face ses adversaires politiques, notamment l’aile réformiste du Parti représentée par son Premier ministre Li Keqiang. Une telle perspective est désormais entièrement balayée par ce qui apparaît comme une victoire politique quasi-totale de Xi Jinping.

Rivalités internes et politique économique

L’image a surpris jusqu’aux observateurs assidus de la politique chinoise : l’ancien chef d’État et secrétaire général du Parti de 2002 à 2012, Hu Jintao, est escorté de force hors du Congrès le 22 octobre, sous le regard ébahi de ses alliés politiques notamment. Les spéculations n’ont pas tardé à fleurir quant à son sort, certains minimisant l’événement en rappelant son état de santé fragile, d’autres y voyant un avertissement envoyé à ses protégés de la Ligue des jeunesse communistes et à l’aile réformiste du Parti. Quelques heures plus tard, lorsque seront révélés les sept membres du comité permanent, de nombreuses figures réformistes marquent par leur absence, notamment le premier ministre Li Keqiang et l’ancien n°4 du régime Wang Yang.

L’épisode Hu Jintao est d’autant plus surprenant que Xi Jinping avait gouverné une décennie avec cette aile du Parti et avait davantage ménagé les ex-Jeunesses communistes – avec des nuances. La campagne anti-corruption, lancée dès 2013 et qui promettait de s’attaquer « aux mouches et aux tigres » du Parti, a plutôt visé les proches de Jiang Zemin et sa « clique de Shanghai ». Parmi les principales cibles de cette purge politique, on retrouve notamment celui que l’on surnomme le « tsar de la sécurité », Zhou Yongkang, et le secrétaire du Parti à Chongqing entre 2007 et 2012, Bo Xilai. Ce dernier est condamné à une peine de prison à vie, à la suite d’un scandale particulièrement humiliant pour la Chine, durant lequel le chef de la police de Chongqing, craignant pour sa vie après avoir dénoncé les pratiques sécuritaires de Bo Xilai, a demandé l’asile politique à l’ambassade américaine de Chengdu.

Avant sa tombée en disgrâce, Bo Xilai était vu comme un rival de Xi Jinping aux plus hautes fonctions. Il serait pour autant réducteur de voir en lui un opposant au sens politique et idéologique. Bo Xilai était surtout connu pour être à l’origine du « modèle de Chongqing », modèle de développement plutôt dirigiste dont les pratiques ne sont pas sans rappeler celles du chef d’État chinois lui-même. Lorsqu’il était Vice-Président, Xi Jinping s’était rendu à Chongqing et avait loué les pratiques et les résultats spectaculaires de ce modèle : volontarisme fort dans la lutte contre la pauvreté, gouvernance autoritaire, usage de la force face au crime organisé, utilisation de la presse locale pour entretenir un culte de la personnalité. En opposition complète, le « modèle de Guangdong », province côtière caricaturée en Occident comme une « Silicon Valley chinoise », s’est caractérisé par une politique économique plus libérale, sous l’impulsion de son secrétaire du Parti entre 2007 et 2012, Wang Yang. C’est pourtant bien ce dernier qui a gouverné aux côtés de Xi Jinping pendant une décennie avant d’être évincé lors du dernier Congrès.

Dès lors, il apparaît hasardeux d’interpréter ces épisodes à l’aune de la politique économique qu’adoptera Xi Jinping. Le Parti a longtemps été favorable à ces expérimentations économiques à l’échelle provinciale et les deux premiers mandats de Xi Jinping ont été marqués par une politique économique mouvante selon le contexte domestique et international. Les rivalités de pouvoir entre factions pourraient expliquer pourquoi Xi Jinping a souhaité affaiblir la clique de Shanghai hier et les « Jeunesses communistes » aujourd’hui.

Composition du Politburo : récompense à l’allégeance

Il est difficile à ce stade de réaliser une prospective sur la politique économique du pays en observant la composition du nouveau Politburo pour deux raisons. D’une part, le régime chinois a déjà prouvé une capacité de résilience et de pragmatisme surprenante. D’autre part, aucun grand courant idéologique n’émerge de la composition actuelle, comme cela pouvait être le cas au sein des précédentes administrations. Il ressort plutôt de ce Congrès que l’obéissance au chef est le principal critère de choix pour voir évoluer sa carrière politique.

La plus grande surprise est la nomination de Li Qiang, secrétaire du Parti à Shanghai depuis 2017, au rang de n°2 du régime et futur Premier ministre à partir de mars. Particulièrement impopulaire à la suite du fiasco du confinement de Shanghai au printemps dernier, Li Qiang se voit récompensé pour son obéissance au pouvoir central en sautant une étape, puisqu’il n’a jamais été membre permanent du comité permanent du Politburo. Il est considéré comme l’un des membres de « la nouvelle armée du Zhejiang », composée de cadres ayant travaillé aux côtés de Xi Jinping lorsqu’il y était secrétaire du Parti, de 2002 à 2007. Un autre membre de ce clan fait son apparition au sein du comité permanent : l’ancien maire et secrétaire du Parti à Beijing, Cai Qi, désormais chef du Secrétariat du comité central et n°5 du régime. Ancien bras droit de Xi Jinping à Shanghai en 2007, Ding Xuexiang est également promu au rang de n°6 du régime. À « seulement » 60 ans, il est le plus jeune membre du comité permanent.

Deux autres protégés de Xi Jinping se voient promus : Zhao Leji, natif et ancien secrétaire du Parti du Shaanxi, et Li Xi, ancien chef du Parti du Guangdong de 2017 à 2022. Ces deux hommes ont un lien particulier avec la province du Shaanxi, qui a une valeur symbolique particulière pour Xi Jinping. Son père, Xi Zhongxun, y a été posté à l’établissement de la République populaire de Chine et y a effectué ses plus grands faits d’armes. Puis Xi Jinping y a été envoyé comme jeune instruit, dans la préfecture de Yan’an, expérience marquante au point de se définir toute sa vie comme un « natif de Yan’an » (alors qu’il est né à Beijing). Il y a par la suite rencontré Li Xi et Zhao Leji, dont la carrière politique est intrinsèquement liée à sa propre consolidation du pouvoir.

Seule figure du comité permanent qu’on ne peut qualifier ni de partisan ni d’opposant de Xi Jinping, l’idéologue Wang Huning demeure au comité central du Politburo, en tant que n°4 du régime. Pilier majeur du Parti sous les présidences Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping, il est considéré comme l’architecte des différentes doctrines et idéologies mises en avant par ces chefs d’État, notamment la « Pensée de Xi », indiquant une certaine continuité idéologique avec la décennie écoulée. Wang s’est vu confier début 2023 la supervision de la politique de réunification avec Taïwan, laissant supposer une offensive idéologique considérable sur l’île.

Quelle politique domestique et internationale ?

Tout semblait indiquer, à l’issue de ce Congrès, qu’une ligne assertive à l’international était amenée à se maintenir et se renforcer, tant sur la diplomatie des loups guerriers, que la question taïwanaise ou le soutien tacite à la Russie. Il convient cependant de rester prudent car la Chine a l’habitude de souffler le chaud et le froid sur le plan diplomatique. L’attitude étonnamment conciliante de Xi Jinping à l’égard de Joe Biden au dernier G20 à Bali semblait ouvrir une parenthèse de détente que l’incident du « ballon espion » est venu refermer.

De même, Beijing entretien depuis un an une ambigüité dans son soutien à la Russie, faisant mine d’œuvrer pour la paix auprès de ses partenaires occidentaux, mais déclarant son amitié sans limites avec Moscou. Le soutien tacite de la Chine à la Russie, qui tient en grande partie à la bonne relation interpersonnelle entre Xi Jinping et Vladimir Poutine, est un sujet de crispation au sein du Parti. Là encore, malgré un renforcement du pouvoir de Xi, rien n’indique que Beijing ira plus loin dans sa politique de neutralité bienveillante vis-à-vis de la Russie.

La politique intérieure peut également réserver des surprises majeures, comme le montre la levée soudaine des restrictions sanitaires sous la pression des manifestations en décembre dernier. Alors que la croissance économique ne semblait plus être une priorité de Xi Jinping, obstiné à maintenir sa politique zéro COVID et proclamant une victoire totale sur la grande pauvreté, ce revirement marque un coup d’arrêt aux expérimentations de contrôle sociale du régime, pour revenir à un plus grand pragmatisme économique.

Sur le plan militaire, Xi Jinping avait déjà avancé ses pions dès son premier mandat, en limogeant et emprisonnant deux cadres majeurs de l’Armée Populaire de Libération (APL), Xu Caihou et Guo Boxiong, accusés de corruption, ce qui a été mal vécu au sein de l’Armée. Le chef d’État semble avoir un contrôle total sur la Commission Militaire Centrale (CMC), qu’il préside, et brandit la menace d’une réunification de Taïwan « par la force si nécessaire ». Pour autant, la déroute russe en Ukraine fera certainement réfléchir l’APL et le Parti, pour ne pas surjouer sa main avant que la Chine ne soit réellement prête à un affrontement de grande ampleur. La nomination de Wang Huning pour la réunification avec Taïwan pourrait ainsi indiquer une volonté de la Chine de temporiser et d’atteindre ses objectifs par des moyens plus subtils.

S’il est assez complexe de réaliser le moindre pronostic sur l’évolution de la politique économique et internationale de la Chine, au-delà de l’opacité du régime, c’est précisément car le nouveau comité permanent du Politburo ne donne pas d’indications suffisantes sur le plan idéologique, si ce n’est que l’allégeance à la ligne politique de Xi Jinping est un passage obligatoire. Mais quelle sera cette ligne ? Si l’on peut supposer que la tendance politique et diplomatique actuelle sera renforcée, rien n’est moins sûr quant à la ligne économique.

Ce renforcement du pouvoir, et de la centralité de la personne de Xi Jinping comme représentant du Parti, laisse craindre que de nouvelles cliques ne se forment parmi les partisans de Xi Jinping. Âgé de 69 ans et n’ayant aucun successeur désigné, le chef d’État chinois prend à la fois le risque de se mettre à dos différents clans d’opposition, dont certains n’ont pas dit leur dernier mot, mais également de voir apparaître des dissensions parmi ses rangs, dues à des frustrations de ne pas voir sa carrière évoluer, des rivalités interpersonnelles et de nouveaux clivages idéologiques.