Mathieu Slama : « La crise sanitaire finit comme elle a commencé, dans l’arbitraire »

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

L’essayiste Mathieu Slama est une des figures de l’opposition aux mesures sanitaires. Il souligne toutefois que les critiques dont ces dernières ont fait l’objet ont été captées par les extrêmes et les complotistes, au détriment d’une appropriation politique des questions scientifiques. La « démocratie sanitaire » s’est en effet très largement absentée des débats publics, laissant orphelins les derniers républicains attachés à l’État de droit ou à la souveraineté populaire. Mathieu Slama se revendique de la première filiation, protectrice des libertés individuelles, et alerte contre l’émergence d’une société disciplinaire. Dans son ouvrage Adieu la liberté (Presses de la cité, 2022), il invite à ne pas considérer comme une victoire la liberté retrouvée depuis la fin du passe et de l’obligation de port du masque. La levée des restrictions ne signifie pas nécessairement la fin des dispositifs qui ont été mis en oeuvre pendant la pandémie. Pis encore, la demande croissante de sécurité qui traverse la société pourrait bien légitimer des pratiques de gouvernement de plus en plus autoritaires. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Après le pic Omicron en janvier, l’épidémie a fortement reflué et le passe vaccinal et le port du masque viennent d’être levés. On peut y voir un geste électoraliste à l’approche des élections mais le gouvernement répète toujours le même argument selon lequel « c’est le virus qui décide des libertés ». Cela pose la question suivante : toutes ces mesures dites sanitaires sont-elles prises ou supprimées pour des raisons de santé ou faut-il y voir des décisions purement politiques ?

Mathieu Slama – C’est une bonne question. D’abord, la première chose dont on se rend compte, c’est à quel point c’est arbitraire : tout d’un coup le président de la République annonce la fin du passe le 14 mars mais on ne sait pas sur quels critères. C’est le fait du prince. Pourtant, deux jours avant, il y avait eu une audience au Conseil d’État sur un recours pour demander la fin du passe, mené par quelques juristes, comme Paul Cassia. De même la Commission d’enquête du Sénat l’a demandée et le Conseil d’État a dit non. Tout cela symbolise tout ce qu’on vit depuis deux ans : cela finit comme cela a commencé, dans l’arbitraire. Alors qu’on parle de l’une des mesures les plus graves qui aient jamais été prises, les décisions politiques sont prises sans réelles justifications et le droit ne veut plus rien dire. C’est inquiétant qu’il n’y ait plus de base juridique rationnelle, car cela signifie que tout est possible et que c’est le règne de l’arbitraire.

La deuxième chose c’est qu’on savait que l’épidémie reculait et que le virus devenait de moins en moins grave. L’inquiétude que nous devrions avoir c’est qu’au fond pendant deux ans, nous avons brisé tous les tabous et nous avons accepté des choses qui étaient auparavant inacceptables. Surtout, des monstres politiques et juridiques comme le confinement, le masque dans la rue, le passe ont été créés. Ce sont en réalité de nouvelles méthodes de gouvernement. Le passe par exemple, c’est quand même l’idée d’exclure des gens de la vie sociale pour les amener à se comporter comme on veut. On a inventé et normalisé de nouvelles méthodes qui sont maintenant dans la “boîte à outils”, comme le disait une députée LREM. Certains veulent faire entrer le passe dans le droit pour ne plus passer par des lois d’exception. Le passe pourrait bien réapparaître si nous avons une recrudescence épidémique ou sous d’autres formes, pour d’autres crises.

LVSL – Cette normalisation de mesures d’exception est en effet inquiétante. Mais le gouvernement a toujours affirmé qu’il n’y était pour rien et que ses choix étaient contraints par l’épidémie…

M.S. – C’est, de fait, un argument qui a beaucoup été utilisé par le pouvoir, qui a affirmé que c’est le virus qui est liberticide. Mais cela signifie que la politique disparaît ! Depuis deux ans, on nous présente les choses comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives et qu’on ne faisait que suivre ce que disent les scientifiques. Sauf que la politique consiste à faire des choix, des arbitrages entre différentes alternatives. Évidemment il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères.

« Évidemment, il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères. »

C’est très inquiétant parce que cela signifie que dans l’urgence, face à une crise, la fin justifie tous les moyens. Le politique peut alors prendre des mesures sans considération éthique. L’évolution est de plus en plus inquiétante : face au terrorisme, des mesures très problématiques ont été mises en place comme des assignations à résidence totalement arbitraires, mais il y avait un débat public. Par exemple sur la déchéance de citoyenneté, beaucoup de Français ont dit qu’il ne fallait pas céder sur nos valeurs, qu’il fallait qu’on reste dans un État de droit. À l’époque, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ancien ministre de l’Intérieur très sécuritaire qui s’est ensuite trouvé une âme de républicain, a fait un travail remarquable. Il disait notamment que la citoyenneté, comme la République, doit être indivisible.

Il y a eu débat sur cette question. Lorsqu’on voit comment ce débat a été évacué pendant la crise sanitaire, il y a lieu de s’inquiéter. Les nombreuses crises qui arrivent vont nous poser des questions d’ordre démocratique. Par exemple, la crise ukrainienne a conduit à la suppression de médias de propagande étrangers (Russia Today et Sputnik ont été interdits, ndlr). Si ces médias posent d’énormes problèmes, cela soulève néanmoins des questions au sujet de la liberté de la presse ou sur le fait que cela a été décidé au niveau européen (en France, seul l’ARCOM, ex-CSA, peut normalement décider de telles interdictions, ndlr).

LVSL – Vous estimez donc que le confinement, le couvre-feu, les passeports ou encore les attestations peuvent revenir, soit à la faveur d’une nouvelle vague de COVID, soit pour d’autres motifs. Vous allez jusqu’à parler de l’émergence d’une « société disciplinaire ». De quoi s’agit-il ?

M.S. – Cette société disciplinaire renvoie à un vieux débat. C’est Foucault qui l’amène dans toutes ses réflexions sur les hôpitaux psychiatriques, les prisons et tous les lieux où la norme se matérialise concrètement. Il étudie comment se construit la norme, comment elle se matérialise, comment certains membres du corps social sont mis en dehors de la société, comment les comportements se normalisent de cette manière. Toute l’idée de Foucault consiste à dire que les sociétés libérales ne l’ont jamais vraiment été et que c’est avec l’avènement des sociétés libérales au XVIIIe siècle qu’apparaissent des techniques disciplinaires modernes. A partir du XVIIIe, on régule de plus en plus les corps, les comportements, les normes etc. Je pense qu’on vit aujourd’hui l’aboutissement de ce processus ; nos vies s’inscrivent de plus en plus dans le droit, le pouvoir peut réguler tous les aspects de nos vies et joue de plus en plus le rôle de distributeur de droits. C’est le grand paradoxe de l’État de droit, même si j’en reste un grand défenseur.

« On a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. »

Comment cela peut-il se manifester demain ? Je n’en sais rien. Mais je sais qu’on a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. On peut faire toutes sortes de choses avec, ça peut marcher pour les questions de délinquance, de régulation des comportements par rapport à l’écologie… Un rapport de trois sénateurs, assez peu médiatisé, proposait par exemple de désactiver les moyens de paiement ou le permis de conduire (pour ceux qui ne respecteraient pas les règles sanitaires, ndlr). Au Canada, lors du mouvement des « convois de la liberté », le gouvernement a retracé les individus qui avaient fait des dons aux bloqueurs. On se rend compte de ce que peut faire l’État avec la technologie, en désactivant certains aspects de la vie sociale ou des finances d’un individu.

Dans le rapport sénatorial, il y avait une phrase incroyable, qui pour moi, dit quelque chose du tournant que nous vivons : « Si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe. » Ainsi, on relativise la démocratie, on se dit que, finalement, on pourrait s’inspirer de certaines mesures totalement attentatoires à nos libertés prises dans les dictatures. Donc tout est imaginable et c’est ce qui fait peur. Bien sûr, le gouvernement n’a pas de plan de manipulation et il n’y a pas de complot, mais le problème c’est qu’à partir du moment où nous généralisons de nouvelles méthodes, on s’y habitue. Imaginons que demain nous ayons un gouvernement d’extrême-droite : il aurait carte blanche pour sortir de l’État de droit…

LVSL – Pourtant, on entend souvent que la société française est rebelle, que notre peuple est traversé par une sorte d’ethos révolutionnaire, comme nous l’avons vu pendant les gilets jaunes. On aurait donc pu s’attendre à un mouvement social majeur face aux mesures sanitaires. Au contraire, vous estimez que les Français ont avant tout exprimé une demande d’autorité et de fermeté lors de la crise sanitaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

M.S. – C’est un peu ce que j’ai cherché à comprendre dans le livre, bien que je n’aie pas totalement réussi. Ce qui est certain, c’est que tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement ou très majoritairement en faveur de toutes les mesures qui ont été prises. Le confinement était soutenu par 80 ou 90% des Français au début, le couvre-feu, le masque, le passe. Toutes ces mesures étaient largement plébiscitées. Il faut donc relativiser le discours selon lequel cela a été imposé par le pouvoir. Même si Emmanuel Macron a décidé seul de mettre un passe pour toutes les activités sociales, il savait qu’il allait être approuvé par une majorité de Français.

La question est : pourquoi ? De fait, dans les moments de crise, les Français ont tendance à privilégier la demande de sécurité et de protection par rapport à leurs libertés. Je rappelle dans mon livre un sondage effectué juste après les attentats du Bataclan où 95% des Français étaient d’accord pour des mesures de sécurité très dures, y compris celles qui étaient attentatoires à leur propre liberté et aussi à leur vie privée. Par ailleurs, il est vrai qu’il n’y a eu aucun mouvement d’ampleur contre le confinement en France, contrairement à des pays comme l’Allemagne. Une telle obéissance, surtout à la suite des Gilets jaunes, doit nous interroger. J’ai essayé d’élaborer un concept, qui vaut ce qu’il vaut, pour résumer cela : l’idéologie du safe. En fait, je trouve qu’un paradigme de la sécurité s’est instauré, qui conduit à une surenchère, comme on le voit chez les candidats du centre à l’extrême-droite. Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. Bien sûr, il est essentiel de se protéger du terrorisme ou du virus, mais encore une fois les principes ne sont pas là pour rien.

« Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. »

C’est la même chose concernant la liberté d’expression : on est très loin des années 70 libertaires. Ce que les humoristes se permettaient à l’époque est impossible aujourd’hui. De même, quand un rappeur insulte un policier, la droite demande son interdiction. Mais c’est la même chose chez une certaine gauche puritaine, qui veut plus de peines de prison, notamment pour les crimes sexuels et sexistes. Or, si ce sont évidemment des problèmes de fond, la réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire. Pourtant, dans les années 1970, la gauche voulait la fin des prisons voire sortir du système judiciaire ! Elle avait toute une réflexion sur la façon de régler les différends en dehors du pénal, elle était pour la liberté des mœurs, contre la censure… Je me sens d’ailleurs assez proche de cette gauche qui disait « interdit d’interdire ».

L’hypothèse que je fais, ce que j’appelle l’idéologie du safe, c’est donc qu’un nouveau paradigme très sécuritaire s’installe à gauche comme à droite. On assiste à un mouvement de fond où, in fine, l’idée de liberté devient menaçante. Cette société qui s’éloigne de nos idéaux républicains m’inquiète.

LVSL – L’opinion publique adhère peut-être en effet à cette idéologie du safe. Mais qu’en est-il des partis politiques, des syndicats, du monde intellectuel, de tous les corps intermédiaires qui auraient pu prendre position sur ces questions de défense des libertés ? Pourquoi ont-ils eu tant de mal à se positionner sur cette gestion de crise ?

M.S. – C’est une vraie question. Les partis politiques ont globalement soutenu les mesures sanitaires. Les syndicats ont eux souligné l’injustice entre ceux qui étaient confinés donc protégés et ceux qui allaient travailler dans les usines ou les supermarchés au début de l’épidémie. Mais dans la deuxième phase, celle du passe, on ne les a pas entendus sur le licenciement des personnes non-vaccinées, alors qu’il y avait des atteintes fondamentales sur le droit du travail. 

En ce qui concerne les intellectuels, il y a eu quelques courageux. Bernard-Henri Lévy, dont on peut penser ce que l’on veut, mais qui connaît l’histoire de la République, a écrit un livre remarquable lors du premier confinement (Ce virus qui rend fou, Grasset, 2021), mais il a ensuite lâché ce combat. Il y a aussi André Comte-Sponville ou Barbara Stiegler (philosophes, ndlr). Mais globalement le monde intellectuel a été silencieux et notamment à gauche. Tous les grands intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Noam Chomsky et d’autres n’ont non seulement rien vu mais ont même soutenu les mesures. Par exemple, Badiou disait qu’il n’était pas contre le confinement car cela ne changeait rien au problème central qui était le capitalisme. Chomsky a même dit qu’il fallait isoler les non-vaccinés ! Bref, ils se sont tous plantés. Le seul intellectuel de gauche qui a vu juste c’est Giorgio Agamben (philosophe italien, ndlr), même si je pense qu’il va parfois trop loin.

LVSL – Comment l’expliquez-vous ?

M.S. – D’une part, on pourrait presque dire qu’on a vécu un moment communiste. Les mesures qui ont été prises, au nom du collectif et du bien commun, impliquaient la planification étatique et la solidarité. Or, le principe du communisme est justement d’effacer l’individu devant le collectif. Au contraire, pour moi, la Révolution française et la modernité politique, c’est l’individu. Donc quelque part, idéologiquement, les atteintes aux libertés fondamentales ne dérangent pas les marxistes car c’est au nom du bien commun.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Pourquoi Agamben est-il le grand penseur de l’époque ? Parce qu’il est foucaldien ! Il maîtrise le marxisme comme personne mais ne vient pas de cette culture-là. Il vient plutôt de la gauche critique, qui n’est pas vraiment marxiste, mais plutôt libertaire, qui pense l’individu. C’est pour cela qu’il est obsédé par les normes, parce qu’il refuse cette injonction du collectif. Cette tradition part de Nietzsche, en passant par Deleuze et Foucault. Cela renvoie au célèbre débat entre Foucault et Chomsky dans une université anglo-saxonne : Chomsky fait son grand discours sur la Révolution et Foucault lui rétorque que ce qui importe ce sont les systèmes de pouvoir que le peuple mettra en place une fois qu’il aura triomphé. C’est un discours qui naît dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, qui ne sacralise pas la lutte des classes et se concentre sur les normes et l’individu. Pour moi, cette tradition philosophique et politique foucaldienne, dont Agamben est le représentant actuel, a quasiment disparu. Si on regarde le courant woke par exemple, c’est une mécompréhension de Foucault : Foucault était libertaire, pas puritain ! On se demande où sont les libertaires aujourd’hui…

LVSL – On aurait pu penser que les intellectuels libéraux se seraient mobilisés, non ?

M.S. – Le libéralisme français est inspiré de Raymond Aron. Or, Aron était contre Mai 68. Comment peut-on être libéral et contre Mai 68 ? Mai 68, c’est un cri de libération face aux structures, face à l’étouffement d’une société ultra-normée, ultra-disciplinaire ! En fait, les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été les défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes, c’est même antinomique pour moi. Donc il n’est pas si surprenant que des libéraux aient défendu des mesures très liberticides et autoritaires.

« Les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été des défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes. »

Ensuite il y a la question managériale, qui pour moi est centrale. Une des explications à ce que l’on a vécu, c’est aussi que l’on vit dans un monde de l’entreprise, dont les valeurs rejaillissent dans toute la société. On le voit par exemple à travers le succès du développement personnel. Ce paradigme du management nous imprègne tous, en particulier les macronistes, qui sont des managers, des cadres, des personnes sans culture politique, républicaine ou démocratique. Donc ils prônent un système managérial où il faut mettre en place des mesures très efficaces à l’aune des critères de performance. C’est l’utilitarisme, le dogme de l’efficacité.

En fait, tout ce qui se passe depuis deux ans, c’est une grande opération de management. Le confinement et le passe sont des outils de management de la population. Le management consiste à amener un salarié à être plus productif et plus efficace à travers des mécanismes pour diriger les comportements. Il y a des versions plus ou moins hard ou soft. Ainsi, on a aussi mis en place des outils de nudge, c’est-à-dire des dispositifs qui nous contraignent en donnant l’impression qu’il n’y a pas de contrainte, que notre décision est souveraine. Un cabinet de conseil en nudge a conseillé le gouvernement par exemple (la BVA Nudge Unit, ndlr). Donc ils ont fait du management de population en oubliant totalement que ce n’est pas ça la politique ! En politique, on ne manage pas, on ne considère pas les citoyens comme des salariés. Ce sont des citoyens qui ont des droits, des systèmes juridiques, des contre-pouvoirs, des principes fondamentaux…

« L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. »

Mais on ne peut pas accuser les macronistes de tout. Je fais l’hypothèse que si nous avons accepté toutes ces mesures et cet autoritarisme, c’est parce que la plupart d’entre nous sommes des salariés. Or, dans la pensée des libertés, il y a toujours cet angle mort de l’entreprise : en fait un citoyen arrête d’être citoyen dans l’entreprise, il est salarié…

LVSL – C’est ce que disait Jaurès : « La liberté s’arrête aux portes de l’entreprise »

M.S. – C’est exactement ça. Dans l’entreprise on reçoit des ordres, on est soumis à des objectifs de performance, à de la compétition… Bref on n’est plus du tout libre. L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. Elle nous conditionne à accepter les ordres et les injonctions politiques. Il y a quelques décennies, il y avait des syndicats d’entreprise forts, un rapport de force, cette culture du salarié contre le patron. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : les syndicats n’existent pratiquement plus, on a remplacé ça par des psys d’entreprise ! C’est la toute puissance du management.

LVSL – Vous avez mentionné Barbara Stiegler tout à l’heure. Dans son livre De la démocratie en pandémie (Tracts Gallimard, 2021), elle rappelle qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat scientifique sur notre gestion de la pandémie, alors même que les professionnels de santé étaient partagés sur les différentes mesures, comme on a pu le voir une fois que des psychiatres ont intégré le conseil scientifique. Comment en sommes-nous arrivés à la quasi-unanimité observée dans les médias depuis deux ans ? Pourquoi est-ce si difficile de débattre politiquement des questions scientifiques ?

M.S. – C’est une vraie question, que j’aborde néanmoins assez peu dans mon livre. Je pense que les médias ont été terrorisés par la désinformation et que beaucoup se sont dit qu’il fallait faire très attention, car il y aurait des morts à la clef. Il y a eu cette espèce de réflexe d’affirmer : « On va donner la parole à des scientifiques qui sont validés, qui vont dans le sens de la protection maximum. » Cela a fait émerger des figures scientifiques qui sont devenues des sortes de prophètes médiatiques, des oracles qui ont toujours adopté des positions très dures. Nous avons besoin de paroles scientifiques. Cependant, lorsqu’ils commencent à dire qu’il faut un confinement ou un passe, ce n’est pas une parole scientifique mais politique. Par exemple, lors d’un débat face à Karine Lacombe, je lui ai dit que je la respectais énormément en tant que scientifique, mais qu’elle outrepassait ses compétences lorsqu’elle se prononçait sur ces questions. C’est aussi une déformation professionnelle car ils voient tout par la lorgnette sanitaire et n’ont pas forcément conscience des autres aspects.

D’autre part, et c’est peut-être encore plus grave, l’opposition s’est retrouvée, au fond, soit chez les extrêmes, soit chez les complotistes. Ces derniers étaient évidemment minoritaires, mais dans l’opposition médiatique, ce sont eux que nous avons entendus. Le problème c’est qu’il n’y avait plus vraiment d’opposition crédible, raisonnable, audible, qui ne soit pas dans l’hystérisation mais dans un discours rationnel. D’ailleurs, il s’agissait de gens souvent très hypocrites et très opportunistes, tel Florian Philippot, qui demandait de durcir le premier confinement. Comment peut-il ensuite être crédible sur la défense des libertés ? Surtout que c’est quelqu’un qui propose par ailleurs des mesures tout à fait attentatoires à l’Etat de droit sur la sécurité ou l’immigration. Je ne critique pas tous les opposants aux mesures, mais ceux que nous avons entendus, comme Philippot, Dupont-Aignan, Asselineau ou l’avocat Fabrice di Vizio, n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. Pour moi, cela explique beaucoup l’incapacité de l’opposition à se faire entendre.

« Les opposants que nous avons entendus n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. »

Il suffisait pourtant qu’il y ait des paroles censées qui ne soient pas anti-vaccin. Comte-Sponville et moi-même avons été invités par exemple. François Ruffin (député LFI de la Somme, ndlr) et François-Xavier Bellamy (eurodéputé LR, ndlr) ont pris des positions courageuses et modérées, censées, argumentées. Je pense aussi à Charles Consigny (avocat, ndlr), représentant d’une droite modérée et républicaine, attachée aux libertés. Dommage qu’il n’y en ait pas eu plus, qu’il y ait eu une certaine lâcheté des modérés. Je pense donc que c’est un peu facile d’incriminer les médias, il suffisait qu’il y ait une parole sérieuse. 

LVSL – Vous évoquiez la tribune de François Ruffin et François-Xavier Bellamy contre le passe sanitaire. Ces manifestations en plein été 2021 ont tout de même constitué un tournant : pour la première fois depuis le début de la crise, une forte opposition s’est exprimée. Comment analysez-vous ce mouvement et son échec ?

M. S. – C’est complexe à expliquer. S’il y a eu un émoi, certes minoritaire, mais qui a poussé des dizaines de milliers de gens dans la rue en plein été, je pense que c’est notamment car le passe représente une rupture d’égalité, alors que le confinement, le couvre-feu, les fermetures de commerce s’appliquaient à tous. Le fait que ce tabou a été brisé et qu’on exclut ceux qui ne voulaient pas se faire vacciner a choqué beaucoup de monde, y compris des vaccinés.

Ensuite, cela s’est accompagné d’un discours incendiaire de la part du gouvernement, qui a traité les non-vaccinés d’irresponsables et en a fait les coupables d’un potentiel reconfinement. Cette stratégie de bouc émissaires, totalement assumée, a mis de l’huile sur le feu. Le gouvernement voulait visiblement envenimer les choses, pour ensuite accuser les manifestants anti-passe d’être des excités ou des antisémites, qui existaient bien sûr, mais étaient très minoritaires. Cela a marché, même si on voyait des différences entre les jeunes et les personnes âgées. 

Dans les manifestations, il y avait de tout. Mais dans les sondages, on voyait un clivage générationnel, au sens où les jeunes étaient moins favorables au passe et plus favorables aux manifestants que les personnes âgées. C’est assez simple à expliquer : évidemment les plus âgés sont plus à risque face au virus, ont moins de vie sociale, et puis plus on est âgé, plus on est conservateur et on veut de l’ordre. On voit d’ailleurs que l’électorat de Macron et des Républicains est quand même assez âgé. Ce n’est pas très étonnant que ce clivage entre partisans de l’ordre et défenseurs de la liberté se retrouve d’un point de vue générationnel. Cela représente-il un espoir, au sens où la jeunesse aurait réalisé qu’elle peut tout perdre très rapidement, que l’État peut à peu près tout faire, y compris les enfermer ? Je l’espère, mais je ne suis pas sûr que c’est ce à quoi on assiste actuellement. On a été libéré gracieusement par le pouvoir et les gens vont passer à autre chose.

« Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! »

De manière générale, il faut revenir à la question centrale, qui est la demande d’autorité. Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! C’est là où la République est importante. La République c’est bien sûr la souveraineté populaire, mais aussi l’État de droit, les principes fondamentaux, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. La liberté, c’est le cœur de la République, c’est le premier des droits imprescriptibles de l’homme. Même Clémenceau, qui a pourtant été très dur, disait que la République, c’est la protection des libertés et que l’autorité ne peut être que la garantie du droit à la liberté des citoyens. De même, Rousseau disait que le contrat social consiste à « forcer les hommes à être libres ». Pour moi, la République c’est ça, c’est le contraire du populisme démagogique. La République naît de la rupture avec l’Ancien Régime et l’arbitraire. L’idée républicaine consiste à poser des règles pour l’empêcher, en se fondant sur l’individu, la citoyenneté, les droits fondamentaux. Donc, par exemple, si le peuple veut des caméras de surveillance ou des policiers partout, l’État de droit doit lui dire non.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Or, les contre-pouvoirs n’ont pas fonctionné, ils n’ont pas su nous protéger de l’arbitraire du pouvoir. Il faut se demander pourquoi. Mon explication, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus de républicains. Les institutions ne fonctionnent qu’à condition qu’il y ait des hommes derrière qui sont attachés à ce que ces institutions représentent. Quand on voit les scores de l’extrême-droite ou de la droite sécuritaire que défend Valérie Pécresse, c’est inquiétant. De même, je débattais récemment avec un professeur de droit spécialiste des libertés et des droits fondamentaux, qui défendait le passe, et il a dit quelque chose qui m’a profondément frappé : selon lui, le principe de la République, c’est le primat du collectif sur l’individu. Pour un spécialiste des droits de l’homme, c’est une aberration philosophique et politique ! Il semble qu’il n’y ait plus de vigie aujourd’hui.

LVSL – Votre livre aborde assez peu le rôle joué par le progrès technologique dans cette crise sanitaire. Ainsi, on peut se demander si le confinement aurait été autant respecté si l’épidémie avait eu lieu il y a dix ans, alors qu’internet était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui. De même, le chercheur Félix Tréguer a par exemple évoqué une forme de « solutionnisme technologique » dans les réponses apportées à la crise par le gouvernement, c’est-à-dire une sorte de foi dans des dispositifs techniques : les applis de tracing, le passe sanitaire, l’école en ligne… Comment analysez-vous l’impact du progrès technologique dans la crise sanitaire ?

M. S. – Effectivement c’est moins mon sujet, mais il y a une réflexion à avoir sur cette question. Frédéric Taddeï (animateur de débats à la télévision, ndlr) me disait quelque chose de très juste à ce sujet : il y a 20 ou 30 ans, ce que nous avons vécu n’aurait pas été possible, parce que le télétravail n’existait pas. Tout cela a été rendu possible par le monde capitaliste moderne. Finalement tous ces outils qui étaient censés nous libérer, et qui peuvent nous libérer, peuvent aussi nous asservir. Finalement, la technique n’est qu’un moyen supplémentaire qui permet au pouvoir de faire appliquer ses injonctions. Le passe par exemple n’est possible que grâce à la technique du QR code. On sait aussi que l’État a les moyens de surveiller tous les citoyens, jusque dans leur vie privée. Donc la technique donne au gouvernement des possibilités de discipline infinies. Par ailleurs, elle rend les gens plus à même d’accepter ces injonctions puisqu’elle adoucit les effets de la privation de liberté. 

« Des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique. »

Ce qui est également frappant, c’est que ces technologies ont émergé dans les régimes capitalistes occidentaux. Le QR code par exemple n’est pas une invention chinoise, mais vient du monde de l’entreprise et du management. Le premier pays à avoir instauré un passe, c’est Israël, qui est un pays occidental. On pourrait aussi aller plus loin et évoquer l’hygiénisme qui est aussi un produit de la modernité occidentale, même si la Chine fait de même. C’est intéressant de se dire que des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique.

En fait, le solutionnisme technologique est une sortie du politique. C’est une forme d’utilitarisme ou de managérialisme, puisqu’on met en place des technologies considérées comme plus efficaces. Bien sûr, cela peut être efficace, mais la politique ce n’est pas ça. La politique consiste à arbitrer entre de grands principes, c’est ce que Max Weber appelait la « guerre des Dieux ». S’en remettre à une technocratie managériale, c’est le contraire. 

On voit d’ailleurs que les macronistes, les sociaux-démocrates et les néolibéraux plus largement, adorent les termes de « pédagogie » et « d’acceptabilité ». Selon eux, il faut de la pédagogie car les gens comprennent mal. C’est Barbara Stiegler qui résumait cela dans son livre Il faut s’adapter (NRF essais, Gallimard, 2019). Jacques Rancière avait une très bonne formule qui résumait également cet impératif néolibéral : « La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper », c’est-à-dire qu’il y a les bons élèves et les mauvais élèves et qu’il faut discipliner les mauvais. On l’a vu avec les non-vaccinés, qui sont présentés comme des gens qui n’ont pas compris et qui doivent rentrer dans le rang. On essaie même pas de réfléchir, de leur parler comme à des adultes, on en revient à l’ordre moral, à un puritanisme avec des gentils et des méchants. Donc ce solutionnisme technologique rejoint la question du managérialisme, d’autant plus quand ce sont des chefs d’entreprise qui nous dirigent…

J’en viens parfois à regretter les professionnels de la politique, cumulards et corrompus, mais qui avaient au moins une culture politique. Nous avons aujourd’hui en responsabilité des gens qui ne savent plus ce qu’est la République et qui sont autoritaires sans même le savoir. J’ai beaucoup débattu avec les macronistes, ils ne sont pas mal intentionnés, mais ils ne se rendent pas compte des ruptures qu’ils introduisent. Beaucoup d’entre eux ne voient pas le problème avec la répression des Gilets jaunes, le fait d’entourer les manifestations de policiers, les gardes à vue préventives, les états d’exception…

LVSL – Globalement, votre livre est assez pessimiste sur l’avenir de nos libertés. Comment pensez-vous que nous pourrions repolitiser cette question de la liberté ? Comment faire en sorte que la culture républicaine ou celle de Mai 68, dont vous vous réclamez, retrouvent un écho auprès des citoyens ?

M.S. – Il nous faut une inspiration démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes était critiquable à certains égards, mais il a montré qu’il y avait un désir de plus de démocratie. De fait, une démocratie sans mouvements sociaux, sans résistance à des mesures estimées injustes, ce n’est plus vraiment une démocratie, encore moins un pays libre. Ce type de résistance est un indicateur de la vitalité démocratique. On dit beaucoup que les gens ne votent plus, personnellement je trouve cela très bien, cela veut dire qu’ils refusent le système tel qu’il est. Le RIC est une piste intéressante mais à une seule condition : qu’il ne soit jamais contraire à la constitution. C’est mon anti-populisme.

Deuxièmement, la priorité c’est de rétablir l’État de droit. Quand on voit la nomination de Jacqueline Gourault (ministre de la Cohésion des territoires, ndlr) au Conseil constitutionnel ce n’est pas possible. Il faut que ce soit des personnes irréprochables, des grands experts, de grands juristes, comme Jacques Toubon. Je n’ai pas la solution mais il faut le réformer. Quant au Conseil d’État, je crois que c’est peine perdue. Il faut aussi rendre beaucoup plus difficiles les états d’urgence ou d’exception. Je ne suis pas juriste mais j’estime qu’il faut un congrès pour rendre cet état beaucoup plus compliqué, en créant des mécanismes de dialogue démocratique. Sur la liberté d’expression, il faut sortir des lois liberticides, il faut une liberté totale. Il faut peut-être renforcer la loi de 1881 sur les métiers de la presse avec une spécialité réseaux sociaux pour que les traitements soient plus rapides, mais les plateformes ne doivent rien censurer. De même, en matière de sécurité, je suis contre le fait que les policiers demandent la carte d’identité – les Anglais n’en ont pas de carte d’identité d’ailleurs.

Pour résumer, il faut renforcer les contre-pouvoirs. Aujourd’hui la séparation exécutif-législatif, qui est au cœur de la séparation des pouvoirs et est censée nous protéger de la dictature, n’existe plus. Quand l’exécutif n’est plus séparé du législatif, Carl Schmitt (juriste et philosophe, ndlr) dit que c’est une dictature. Cela implique-t-il de la proportionnelle ? Je ne sais pas. En Allemagne par exemple, ce sont des coalitions qui gouvernent, cela évite l’autoritarisme. Faire renaître un esprit démocratique ou un attachement à la liberté ex nihilo est un vœu pieux, mais par contre renforcer l’État de droit est possible. Il suffit d’une volonté politique. Même si cela peut être très impopulaire, sur les questions d’insécurité par exemple.

Adieu la liberté, essai sur la société disciplinaire.

Mathieu Slama

Les Presses de la Cité, janvier 2022.

20 €.

Présidentielle : vers un clivage liberté / sécurité sanitaire ?

À l’automne dernier, on pensait la crise sanitaire enfin terminée grâce à la vaccination quasi-générale. Mais voilà que le sujet est une nouvelle fois revenu sur le devant de la scène à la suite des déclarations du chef de l’État et des débats autour du passe vaccinal. En choisissant de cliver autour du vaccin, Emmanuel Macron espère serrer les rangs derrière lui et affaiblir ses adversaires politiques, quitte à faire monter encore le niveau de tension. Si cette stratégie peut fonctionner, elle n’en demeure pas moins fragile, à condition pour les opposants de proposer un plan alternatif face au virus.

Après plus d’un an de confinements et de couvre-feux à répétition, puis six mois de vie contrainte au passe sanitaire, la patience des Français n’a pas cessé d’être mise à l’épreuve. Mais, bon an, mal an, la crise sanitaire semblait progressivement s’éloigner il y a encore un mois. En témoignait la campagne présidentielle, centrée autour d’enjeux plus traditionnels : identité, pouvoir d’achat, environnement, sécurité… Jusqu’à ce que le variant Omicron ne se propage et que le gouvernement ne décide de renforcer encore la pression sur ceux qui refusent les injections régulières de vaccin.

Dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite.

Sur fond de records de contaminations, la tension politique est fortement montée à partir de l’annonce, au début des vacances de Noël, de la transformation du passe sanitaire en passe vaccinal et de la réduction de la durée entre les doses de vaccin. À la rentrée, les débats houleux à l’Assemblée nationale et les déclarations du président de la République, annonçant vouloir « emmerder » les non-vaccinés « jusqu’au bout » et considérer que « les irresponsables ne sont plus des citoyens », ont achevé de polariser le débat politique autour des questions sanitaires. Désormais, il est vraisemblable que l’élection présidentielle doive en grande partie se jouer sur cet enjeu.

Le « camp de la raison » contre les complotistes ?

Comme cela a été remarqué par la plupart des observateurs de la vie politique, les propos du chef de l’État ont été mûrement réfléchis. En effet, dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite. Une bonne partie de l’électorat, principalement les plus âgés, les voient en effet comme les responsables des contaminations et de la surcharge des hôpitaux. En focalisant l’attention sur cette minorité de citoyens, le gouvernement réalise d’ailleurs un autre coup politique : éviter d’aborder la question de la destruction de l’hôpital, du caractère liberticide des mesures prises au nom de la santé et des nombreux ratés et mensonges qui ont caractérisé sa « stratégie » depuis deux ans.

Sur le fond, l’opprobre quotidienne des non-vaccinés n’a pourtant pas lieu d’être. D’abord, en ce qui concerne les contaminations, les vaccinés propagent tout autant le virus que les non-vaccinés, d’autant plus que ces derniers sont déjà largement exclus de la vie sociale. Par ailleurs, si des centaines de milliers de personnes sont testées positives chaque jour, les formes graves sont beaucoup moins fréquentes qu’auparavant, à la fois en raison du vaccin et de la dangerosité bien plus faible du variant Omicron. Comme le soulignait par exemple récemment le journaliste David Pujadas, alors même qu’Omicron se diffuse tous azimuts, les décès et les réanimations augmentent peu, tandis que la durée d’hospitalisation chute. Enfin, comme l’expliquent de nombreux soignants, la surcharge des services de santé était antérieure au Covid et s’explique surtout par les politiques d’austérité et le manque de personnel, phénomène qui s’est singulièrement aggravé ces derniers mois. Dès lors, si les non-vaccinés sont évidemment plus susceptibles de finir à l’hôpital, il s’agit là d’un risque personnel et les accuser d’être les seuls responsables de l’engorgement des hôpitaux est tout à fait mensonger.

Ces éléments permettent d’ailleurs de comprendre la position du gouvernement sur l’obligation vaccinale. Après tout, si les non-vaccinés sont si dangereux, pourquoi ne pas rendre le vaccin obligatoire ? À cette question, les macronistes rétorquent que les sanctions seraient trop compliquées à mettre en œuvre, ce qui rendrait la mesure inopérante en pratique. Or, au regard de la grande créativité en matière de mesures répressives durant ce quinquennat, des appels odieux à refuser de soigner les non-vaccinés ou encore des amendes bientôt en vigueur pour ces derniers en Grèce (100 euros/mois) et en Autriche (600 euros tous les trois mois), cette réponse paraît peu convaincante.

Le pouvoir a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle.

Ainsi, tout porte à croire que le pouvoir en place a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle. La stratégie mise en place actuellement rappelle d’ailleurs celle observée durant le mouvement des gilets jaunes, où Emmanuel Macron avait focalisé l’attention sur les violences d’une infime minorité de casseurs pour justifier la répression et éviter de répondre aux demandes de justice fiscale et de démocratie directe, populaires dans l’opinion. Comme il y a trois ans, l’usage d’un vocabulaire très violent et l’instauration de mesures qui accroissent la colère (répression policière à l’époque, passe vaccinal aujourd’hui) permet d’envenimer la situation afin que des violences décrédibilisent les contestations et permettent au Président de se poser en chef du parti de l’ordre. Et qu’importe si cela conduit à des menaces de mort sur des parlementaires ou à des attaques contre des pharmacies ou des centres de vaccination…

Des oppositions désemparées ?

En plus de servir d’écran de fumée pour cacher l’état de l’hôpital, le passe vaccinal vise également à fracturer les oppositions. En effet, étant donné que son socle électoral est faible, Emmanuel Macron a besoin d’affaiblir autant que possible ses concurrents pour la présidentielle. Or, si les électeurs macronistes soutiennent à une large majorité le passe vaccinal (89% selon un sondage IFOP conduit les 4 et 5 janvier), ce n’est guère le cas chez les autres formations politiques. De manière générale, deux groupes émergent : celui des électeurs socialistes et républicains, plutôt en accord avec la politique actuelle (respectivement 71% et 72% pour le passe vaccinal), et celui des électorats de la France Insoumise (opposé à 72%) et du Rassemblement National (contre à 58%), qui rejettent majoritairement le passe. Quant à EELV, les enquêtes d’opinion indiquent une très forte division sur le sujet, avec environ 50% des sympathisants de Yannick Jadot dans chaque camp.

En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat que lui.

À ce titre, les débats enflammés à l’Assemblée nationale ont permis d’observer la difficulté dans laquelle se trouvent les oppositions. Ainsi, le groupe socialiste, qui défend depuis plusieurs mois l’obligation vaccinale, s’est retrouvé très fracturé lors du vote : 7 de ses députés ont voté pour, 10 ont voté contre et 3 se sont abstenus. De même, alors que Valérie Pécresse avait déclaré que son parti « ne s’opposerait pas au passe », les votes des députés LR se sont dispersés en trois blocs quasi-équivalents : 28 pour, 24 contre et 22 abstentions. Des divisions internes qui promettent de durer avec l’examen de la loi au Sénat, qui s’ouvre lundi 10 janvier, où la droite est majoritaire, et suite à la proposition du député LR Sébastien Huyghe d’instaurer une « franchise médicale particulière pour les non-vaccinés ». En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble donc avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat, plutôt âgé et aisé, que lui.

Si cette opération de déstabilisation a bien fonctionné auprès des deux partis historiques, la France Insoumise et le Rassemblement National ont eux clairement choisi l’opposition au passe. Toutefois, alors que les députés insoumis se sont illustrés par des propositions alternatives en matière sanitaire (grand plan pour l’hôpital public, gratuité du masque FFP2, installation de purificateurs d’air et de capteurs CO2 dans les écoles…), le parti de Marine Le Pen s’est contenté de dénoncer la politique gouvernementale sans proposer une autre voie. Des nuances complètement ignorées par la majorité LREM, qui a immédiatement accusé les deux partis d’irresponsabilité et de sympathie à l’égard des antivax, sans preuves à l’appui. Le discours du gouvernement est donc désormais bien rodé : selon eux, La République en Marche représente le camp de la raison scientifique, tandis que ses adversaires sont soit trop divisés pour pouvoir prétendre gouverner le pays, soit caractérisés par un complotisme qui les décrédibilise quasi-immédiatement.

Une stratégie payante ?

Cette tactique sera-t-elle efficace pour remporter l’élection ? Il est encore trop tôt pour le dire. Selon les sondages, le passe vaccinal partage aujourd’hui la population française en deux moitiés égales, l’une opposée, l’autre favorable. Si des différences apparaissent suivant le secteur d’activité (les commerçants et artisans étant largement opposés au passe) ou le niveau d’éducation (les diplômés du supérieur y étant plus favorables que les autres), la position des Français sur le passe, et plus généralement les mesures « sanitaires », dépend surtout de l’âge. Ainsi, d’après un sondage de IFOP, seuls un tiers (33%) des 18-24 ans sont favorables au passe vaccinal, contre 69% des 65 ans et plus, avec une hausse corrélée à l’âge pour les tranches intermédiaires. Cet impact déterminant de l’âge, également visible dans une enquête sur la réaction des Français aux propos du Président à l’égard des non-vaccinés, s’explique assez facilement : les plus âgés, plus menacés par le virus, ont tendance à approuver une mesure présentée comme protectrice, alors que les jeunes, qui courent moins de risques et ont une vie sociale plus intense, se considèrent plus facilement « emmerdés ».

Or, malgré de multiples tentatives de communication pour séduire les jeunes (vidéo avec McFly et Carlito, compte TikTok, affiches à la Netflix…), Emmanuel Macron mise avant tout sur le vote des retraités, chez qui l’abstention est faible et la demande de stabilité et d’ordre élevée. Dès lors, la stratégie du gouvernement semble très bien calibrée pour attaquer Valérie Pécresse, dont l’électorat est en grande partie composé de personnes âgées. À l’inverse, la position de la France insoumise, outre qu’elle s’articule autour du primat de la liberté sur la sécurité, peut aussi se lire comme une tentative de séduction des jeunes, chez qui Jean-Luc Mélenchon réalise généralement ses meilleurs scores. Pour les autres candidats, la gêne que suscite ce clivage liberté/sécurité sanitaire les conduit à changer de thématique, en espérant mettre leurs enjeux favoris au centre du débat. C’est notamment le cas d’Éric Zemmour, qui, bien qu’opposé aux mesures actuelles, reste très silencieux sur le sujet, préférant parler d’islam, d’immigration ou d’identité. Comme il l’a récemment déclaré à des militants, le candidat d’extrême-droite y voit en effet « un piège d’Emmanuel Macron » afin de « voler l’élection ».

Étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement.

Plus généralement, s’il est maintenant certain que l’enjeu sanitaire sera au cœur de cette campagne présidentielle, la perception des Français sur la crise sanitaire devrait encore évoluer fortement dans les trois prochains mois. Les records de contamination finiront-ils par démontrer l’inefficacité du passe à ceux qui le voyaient comme un bon outil ? Le fait qu’une grande partie de la population aura été touchée par le virus sans formes graves conduira-t-elle à relativiser sa dangerosité ? Quel pourcentage de vaccinés refuseront la troisième dose ? La stratégie du tout-vaccin sera-t-elle remise en cause au profit d’une panoplie de mesures, mobilisant notamment les récents traitements développés contre le Covid ? Autant de questions qui se poseront inévitablement et dessineront d’autres clivages que celui que le gouvernement cherche à instaurer en fonction du statut vaccinal.

Ainsi, il est possible que le calcul du gouvernement se retourne contre lui d’ici les élections d’avril, si les électeurs réalisent que les mesures mises en place, et en particulier le passe vaccinal, n’ont qu’une très faible plus-value sanitaire. Et s’il est encore trop tôt pour dire quel candidat bénéficierait le plus d’un tel retournement de situation, il est certain que, pour rassembler une majorité, les différents partis en compétition devront éviter toute action ou parole qui puisse les faire passer pour des antivax, faute de finir avec un score similaire à celui de Florian Philippot. Par ailleurs, étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement. Avec 70% des Français estimant que le Ségur de la santé n’a pas été suffisant (contre seulement 17% qui pensent l’inverse), la question de l’avenir du service public hospitalier constitue par exemple un angle d’attaque pour la gauche face aux tenants de l’austérité et de l’immigration zéro. Voilà peut-être la ligne politique permettant de réunir enfin la protection des libertés fondamentales et l’impératif de santé publique.

Pourquoi le mouvement anti-pass a échoué

Manifestation contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale le 31 juillet 2021 à Paris. © Paola Breizh

Depuis son entrée en vigueur il y a deux mois, le pass sanitaire suscite une forte opposition dans les rues chaque samedi. Malgré cette contestation soutenue, le mouvement semble s’enliser et être ignoré tant par le gouvernement que par la majorité de la population vaccinée. Deux phénomènes peuvent expliquer cet échec : la temporalité de cette mobilisation sociale et le caractère minoritaire de la plupart des revendications. Conclure à une victoire du gouvernement serait toutefois exagéré.

Du jamais vu depuis les grèves de 1953. Les mouvements sociaux en plein été sont rarissimes et rarement de bonne augure pour les gouvernements en place. En annonçant la généralisation du pass sanitaire pour accéder à la plupart des lieux vie le 12 juillet dernier, Emmanuel Macron ne s’attendait sans doute pas à voir des centaines de milliers de Français descendre dans la rue. Dans l’esprit des macronistes, cette attaque sans précédent contre les libertés fondamentales se résumait vraisemblablement à un « petit coup de pression » qu’attendaient les Français pour se faire vacciner, selon les mots de Christophe Castaner.

La protection des libertés, un combat nécessaire

Dès le 14 juillet, les manifestants ont en effet été nombreux à protester contre une mesure venant bouleverser nos vies sur la décision du seul président de la République. Une colère légitime quand on mesure l’ampleur des valeurs démocratiques attaquées : avec le pass sanitaire, ce sont tout à la fois le secret médical, le consentement éclairé du patient, l’égalité des citoyens, la liberté de circulation (au travers des TGV et des bus) ou encore la liberté d’accès à des services publics comme les hôpitaux et les bibliothèques qui sont remis en cause. L’accès à des lieux privés tels que les bars, restaurants, cinémas et centres commerciaux est lui aussi bafoué, tout en transformant les employés de ces entreprises en auxiliaires de l’État dans une surveillance généralisée. Malgré l’ampleur des bouleversements imposés dans nos vies, aucun débat démocratique n’a eu lieu sur le pass sanitaire, excepté le passage en force de la loi à la fin de la session parlementaire.

Les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique.

L’argument sanitaire avancé a quant à lui été très rapidement contredit par la réalité : si 50 millions de Français sont désormais vaccinés ou en passe de l’être, cette forte hausse est surtout le fait des plus jeunes, tandis que le taux de vaccination chez les plus de 80 ans n’a gagné que quelques points. En clair, ce sont principalement les populations les moins à risque qui se sont fait vacciner, tandis que les plus âgées sceptiques ou opposées au vaccin continuent de l’être. Or, il apparaît aujourd’hui clairement que les vaccins protègent efficacement contre les formes graves – et les hospitalisations ou décès qui peuvent s’ensuivre – mais peu contre la transmission du COVID-19. La protection offerte par le vaccin est donc individuelle et non collective. Face à cette réalité, la quasi-obligation vaccinale que représente le pass n’est, tout comme le déremboursement des tests, pas défendable sur le plan sanitaire. Il en va de même en ce qui concerne le licenciement d’environ 15000 soignants non-vaccinés qui, il y a quelques mois à peine, devaient venir travailler même en étant malades.

Comparaison de l’évolution de la vaccination entre les 18-24 ans et les plus de 80 ans.
Capture d’écran du site CovidTracker, basé sur les données de Santé Publique France.

De nombreux Français ne s’y sont pas trompés : les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique. Nombre d’entre eux ont vu dans le déploiement du pass sanitaire l’instauration d’une société de surveillance totale, qui crée plusieurs catégories de citoyens, discriminés par la loi en fonction de leur statut « sanitaire ». Beaucoup d’avocats, de militants des droits de l’homme ou de citoyens se sont ainsi alarmés de voir les mesures d’exception extrêmement liberticides prises au nom de la lutte contre la pandémie se normaliser. Comme les mesures anti-terroristes, le confinement et couvre-feu peuvent désormais être utilisés par le gouvernement quand bon lui semble, alors qu’il ne devrait s’agir que de mesures utilisées en extrême recours. 

Pour certains, cette surenchère autoritaire ne semble d’ailleurs toujours pas être suffisante. En Australie, la ville de Melbourne détient désormais le record mondial pour la durée du confinement et plusieurs arrestations pour non-respect de la quarantaine ont été diffusées à la télévision pour livrer les contrevenants à la vindicte populaire. En France, des sénateurs de droite ont quant à eux proposé d’utiliser les technologies numériques à un niveau encore jamais vu : désactivation du pass de transports, caméras thermiques à l’entrée des restaurants, contrôle des déplacements via les cartes bancaires et les plaques d’immatriculation, bracelet électronique pour les quarantaines, voire même une hausse des cotisations sociales lorsque l’on sort de chez soi. Au-delà des inquiétudes sur le vaccin, c’est aussi le rejet de cette société dystopique qui a motivé la mobilisation exceptionnelle observée depuis deux mois et demi dans les grandes villes du pays.

Division, diversion, hystérisation : la stratégie cynique du gouvernement

Si les pulsions autoritaires du macronisme ne sont plus à prouver, elles ne suffisent pas à expliquer l’adoption du pass sanitaire. Bien sûr, comme depuis le début de l’épidémie, le matraquage médiatique présentant la situation sanitaire comme apocalyptique alors que la « quatrième vague » se traduisait en nombre de cas et non en hospitalisations ou décès, a sans doute joué un rôle. Mais le gouvernement n’ignorait sans doute pas que le bénéfice de la vaccination était avant tout individuel et largement limité aux personnes à risque. Par ailleurs, le risque politique était évident : Emmanuel Macron n’avait-il pas promis de ne pas rendre le vaccin obligatoire ? Sa majorité n’avait-elle pas juré ne jamais exiger un pass sanitaire pour les activités de la vie courante à peine deux mois avant de le faire ? Autant d’éléments qui ont conduit un nombre important de Français à se tourner vers des théories complotistes pour expliquer ce choix, apparemment irrationnel, du pass sanitaire.

Pour en savoir plus sur les déterminants politiques, médiatiques et philosophiques des mesures anti-COVID, lire sur LVSL l’article du même auteur « COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive »

Cette décision, et le ton martial avec lequel elle a été annoncée par le chef de l’Etat, s’apparente pourtant à une stratégie politique délibérée. L’analyste politique Mathieu Slama y voit un signal envoyé par le Président à l’électorat âgé et aisé, le plus susceptible de soutenir une telle mesure en raison de ses inquiétudes sur l’épidémie. Les sondages semblent confirmer cette hypothèse : selon une enquête réalisée les 22 et 23 septembre, la moitié des moins de 35 ans sont opposés au pass sanitaire, alors que 75% des 65 ans et plus le soutiennent. Les cadres approuvent la mesure à 71%, tandis que ce chiffre n’est que de 55% chez les ouvriers. Emmanuel Macron semble donc avoir trouvé un moyen efficace de rassurer son électorat, ainsi que celui des Républicains, qu’il espère siphonner. Et qu’importe si cela suppose de fracturer le pays comme jamais.

En annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass.

Au contraire, cette stratégie de division est vraisemblablement elle aussi motivée par des raisons politiques : en annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass. Cela lui permet de faire oublier ses innombrables erreurs et mensonges dans la gestion de la crise sanitaire. En effet, si le manque d’anticipation de la première vague est potentiellement excusable, le fait d’avoir continué à fermer des lits – plus de 5700 en 2020 -, de ne pas avoir embauché de soignants et d’enseignants supplémentaires, ou encore d’avoir raté le début de la campagne de vaccination en l’ayant confié à des cabinets de conseil a toute les chances de lui être reproché en 2022. En faisant porter la responsabilité d’une potentielle reprise de l’épidémie sur les non-vaccinés, l’exécutif a donc trouvé un moyen efficace de se dédouaner de ses responsabilités.

Enfin, la mise en place du pass sanitaire a engendré une atmosphère délétère, y compris au sein des familles et des groupes d’amis. Cette hystérie empêche de débattre sérieusement et avec nuance des mesures adoptées, réduisant toute discussion à un combat stérile entre pro et anti-vaccin. Tel est le principe du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Dans une telle ambiance, il devient très difficile pour les oppositions politiques de prendre une position réfléchie et subtile. Ceux qui, comme les Républicains ou le PS, approuvent globalement les décisions du gouvernement se retrouvent effacés par ce dernier, tandis que les critiques du pass sanitaire, comme la France Insoumise ou le Rassemblement National, sont dépeints en anti-vax complotistes. Par ailleurs, si la gestion du COVID par le gouvernement est jugée majoritairement négative, aucun parti d’opposition n’est considéré plus crédible sur le sujet. Focaliser le débat politique sur l’épidémie permet donc au gouvernement de faire diversion et d’occulter des thématiques – telles que les inégalités, la protection de l’environnement ou la sécurité – sur lesquelles les Français lui préféreraient ses adversaires.

Pourquoi les anti-pass ne sont pas les gilets jaunes

Malgré le caractère obscène d’une telle stratégie, force est de constater qu’elle a réussi. Du moins en ce qui concerne les partis politiques et nombre de structures de la société civile. En revanche, de très nombreux citoyens ont rejeté frontalement le pass sanitaire. L’ampleur des premières mobilisations a visiblement été sous-estimée par la macronie, qui n’attendait sans doute pas plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues en plein été. Ces manifestations spontanées, organisées via les réseaux sociaux plutôt que par les associations, partis ou syndicats, ont immédiatement rappelé les gilets jaunes. Comme lors des premières semaines d’occupations de rond-points et de blocages de péages, chercheurs et journalistes se sont d’ailleurs questionnés sur la sociologie de ceux qui y participaient. 

Si les conclusions des différentes enquêtes doivent être considérées avec précaution – ne serait-ce qu’en raison des départs en vacances -, le profil qui se détache ressemble sur certains points à celui des gilets jaunes. La grande majorité des manifestants sont en effet des citoyens désabusés par la politique et clairement opposés à Emmanuel Macron. Nombre d’entre eux sont absentionnistes ou votent blanc, d’autres préfèrent la France Insoumise, le Rassemblement National ou des petits partis de droite souverainiste tels que l’UPR et Les Patriotes. Comme chez les adeptes du chasuble fluo, on y retrouve aussi une part importante de primo-manifestants et une forte proportion de personnes issues de catégories populaires. Contrairement aux gilets jaunes, l’opposition au pass sanitaire est en revanche fortement marquée par un clivage autour de l’âge : début septembre, 71% des plus de 65 ans considèrent le mouvement injustifié, contre seulement 44% des 18-24 ans. Le niveau d’études pose aussi question : alors que les anti-pass sont fréquemment caricaturés en imbéciles rejetant la science, certaines enquêtes évoquent une surreprésentation des diplômés du supérieur. Est-ce parce que ceux-ci se sentent plus légitimes à répondre à une étude sociologique ? Parce que les jeunes ont tendance à avoir des études plus longues que leurs aînés ? Parce que les plus éduqués questionnent davantage la société du pass sanitaire ? Difficile d’avancer une réponse claire.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable que l’opposition au pass sanitaire est forte et hétéroclite. Comme durant les premières heures des gilets jaunes, les manifestants anti-pass ont d’abord hésité sur le parcours des manifestations et cherché des slogans et symboles rassembleurs. Rapidement, le drapeau français, « signifiant vide » pouvant être investi de nombreuses revendications, ou la notion de « liberté » ont été plébiscités. Mais les symboles, aussi fédérateurs puissent-ils être, ne font pas tout. Le succès d’un mouvement social est avant tout déterminé par ses revendications et la façon dont elles sont articulées. Sur ce point, les manifestations de l’été 2021 diffèrent profondément de celles de fin 2018 – début 2019 : alors que la demande d’un meilleur niveau de vie et d’une démocratie plus directe ont rencontré un écho immédiat auprès des Français, l’opposition au pass sanitaire ou à la vaccination a eu beaucoup plus de mal à convaincre. 

Les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire.

En effet, il s’agit de revendications d’opposition, aucun horizon fédérateur n’étant véritablement dessiné. Bien sûr, de nombreux soignants et manifestants ont demandé des moyens pour la santé publique, la transparence des laboratoires pharmaceutiques ou même leur nationalisation, la levée des brevets sur les vaccins ou d’autres mesures réellement sanitaires. Mais il faut bien reconnaître que ces demandes n’ont pas été celles qui ont le plus retenu l’attention. Au contraire, les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire. Ainsi, les pancartes complotistes aperçues dans les manifestations ont réussi à faire passer un mouvement d’intérêt général pour un rassemblement d’idiots. Un phénomène renforcé par les tentatives de récupération politique, notamment de la part de Florian Philippot, qui a dit tout et son contraire sur la crise sanitaire. À l’inverse, les syndicats, qui auraient pourtant dû combattre la possibilité qu’un employeur accède aux données de santé de ses employés et puissent les licencier sur un tel motif, sont restés incroyablement silencieux. Plus généralement, la gauche et la droite auraient d’ailleurs pu se retrouver dans la défense des libertés fondamentales, comme l’a illustré la tribune co-signée par François Ruffin (France Insoumise) et François-Xavier Bellamy (Les Républicains). Il n’en a malheureusement rien été, sans doute en raison de la frilosité de beaucoup à manifester à côté d’anti-vax.

Et maintenant ?

Si la confusion entre sauvegarde des libertés et rejet des vaccins a saboté le mouvement anti-pass, cette situation n’était pourtant pas inéluctable. En effet, les attaques du gouvernement contre les libertés n’ont pas commencé avec le pass « sanitaire », mais bien avant. Si les lois anti-terroristes et la répression croissante des mobilisations sociales prédataient la pandémie, il est évident que celle-ci a permis une incroyable accélération du pouvoir de répression et de contrôle de l’État sur les comportements des individus. L’assignation à résidence généralisée du confinement, le couvre-feu, le déploiement tous azimuts de drones, caméras et officiers de police, les formulaires ubuesques pour sortir à un kilomètre de chez soi ou encore les entraves au droit de réunion et aux libertés associatives décrétés au nom de la lutte contre le virus indiquent clairement que la France a « géré » l’épidémie de façon très liberticide. Pourtant, à l’exception du mouvement contre la loi « Sécurité globale » à l’automne dernier, aucune mobilisation d’ampleur pour les libertés n’a eu lieu durant la crise sanitaire. Or, cette loi s’apparentait surtout à une mise en pratique de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein, et n’avait aucun lien avec l’épidémie.

Le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire.

Ainsi, le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire. Surtout, il survient après une exaspération généralisée de la population, privée des libertés les plus fondamentales depuis déjà plus d’un an. Alors que, port du masque excepté, les dernières restrictions – couvre-feu et fermeture des discothèques – venaient d’être levées, la perspective d’une nouvelle annus horribilis a suffi à faire accepter le pass aux Français. Avec environ la moitié de la population vaccinée ou en cours de vaccination au 12 juillet – dont une forte majorité des personnes à risque, d’où l’absurdité des prédictions catastrophistes autour du variant Delta – la pillule a d’ailleurs été d’autant plus facile à avaler : une personne sur deux pouvait estimer que cela ne changerait rien à sa vie. Autant de facteurs auxquels Emmanuel Macron a sans doute particulièrement prêté attention début juillet avant de lancer l’offensive.

Si ce dernier a perdu quelques plumes dans la bataille, il en sort globalement gagnant. Menacés par des restrictions délirantes s’ils n’ont pas de pass et sans atmosphère propice à discuter sérieusement de ces enjeux, les Français ont largement cédé. Ni les licenciements de soignants non-vaccinés, ni l’extension des restrictions aux 12-17 ans, ni la fin prochaine de la gratuité des tests n’ont pu empêcher l’érosion des cortèges anti-pass depuis la rentrée. Pas sûr que la prolongation à venir du pass sanitaire jusqu’à juillet prochain y parvienne. Pour le dire autrement, tout le monde ou presque semble vouloir tourner la page, quitte à ce que le QR code fasse désormais partie du quotidien. Cette perspective d’une normalisation d’une société à deux vitesses et de libertés conditionnées à la volonté d’un conseil de défense est d’autant plus inquiétante que d’autres périls menacent notre civilisation au cours du XXIème siècle. Outre le changement climatique, la raréfaction des ressources et le risque terroriste, de nouvelles épidémies sont également à craindre, étant donné qu’aucune mesure sérieuse n’a été prise pour combattre les zoonoses ou restreindre la mondialisation qui a permis sa diffusion mondiale aussi rapidement.

En dépit de ce panorama, la mobilisation exceptionnelle et soudaine de cet été offre une lueur d’espoir : la résignation n’est pas totale. La notion de liberté, continuellement sacrifiée sur l’autel d’une prétendue sécurité, pourrait quant à elle faire partie des grands enjeux de la présidentielle à venir. Bref, si la bataille du pass sanitaire semble pour l’instant perdue, la dérive vers une société du technocontrôle à la chinoise n’a rien d’inéluctable.

Du passe sanitaire au passe climatique ?

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La mise en place d’un passe sanitaire a été validée par le Conseil constitutionnel au nom d’un « objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ». Si une privation des libertés est justifiée au nom de la protection de la population française face au coronavirus, ne peut-on pas imaginer que des dispositifs similaires voient le jour afin de prévenir la crise climatique que nous traversons ? Ces solutions, largement soutenues par les dirigeants actuels, témoignent en réalité de l’impasse des mesures individualistes, misant sur la culpabilisation et la responsabilité, au détriment de stratégies collectives et de politiques publiques ambitieuses.

Alors que la France affronte une quatrième vague épidémique de coronavirus, l’idée d’une vaccination universelle sinon obligatoire du moins largement contrainte, s’est imposée dans l’agenda mondial. Dans l’Hexagone, cette astreinte s’est matérialisée par le prisme d’un passe sanitaire discriminant les personnes vaccinées de celles n’ayant pas reçu leurs deux doses obligatoires. Celui qui veut profiter d’une vie sociale pleinement retrouvée doit constamment montrer patte blanche et fournir la preuve de sa vaccination ou d’un test sanitaire fraichement réalisé. L’exécutif place ainsi de larges espoirs dans la vaccination de masse afin de lutter contre l’épidémie, comme le font la plupart des pays ayant la capacité financière de mener une telle politique.

Une gestion de crise individualiste

Pour atteindre cet objectif de vaccination massive, le pouvoir français a adopté une stratégie de gestion individualisée et individualiste de la crise sanitaire reposant principalement sur la prise autonome de rendez-vous de vaccination. Justifiée par un argument d’autorité de protection de la population, cette politique fait pourtant fi d’une myriade de problèmes de fond qui pourraient être résolus par une approche sanitaire plus collective.

Premièrement, la prise en charge individualisée de la vaccination masque des inégalités très profondes. De nombreuses études montrent ainsi que certains territoires de la République ont un taux de vaccination largement moins élevé que d’autres. Le 11 juillet 2021, alors que 40,7% des Français avaient reçu deux doses de vaccin, le chiffre n’était que de 30% en Seine-Saint Denis et de 9,5% à Mayotte. Claire Hédon, la Défenseure des droits note ainsi que le passe sanitaire « comporte le risque d’être à la fois plus dur pour les publics précaires et d’engendrer ou accroître de nouvelles inégalités ». Cette situation conduit ces territoires démunis à souffrir le plus de l’épidémie : la surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019, alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens. De nombreux facteurs peuvent expliquer cette situation dramatique : la population y est plus précaire, a de moins bon accès aux services de santé tandis que les logements y sont en moyenne plus exigus. De nombreuses solutions permettraient pourtant de résoudre efficacement ces problèmes.

La surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019 alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens.

Source : Institut national d’études démographiques (Ined), juillet 2020.

Plutôt que de contraindre toute la population à aller se faire vacciner, n’aurait-il pas fallu aborder de front les nombreux problèmes auxquels le secteur hospitalier français fait face ? Depuis les années 2000 l’hôpital français a en effet effectué un « virage ambulatoire », passant par un fort resserrage budgétaire ainsi que par une mise en concurrence accrue des établissements par le prisme de la tarification à l’activité. Créé en 1996, l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM) pose une limite sur les dépenses annuelles de santé. Ce dispositif prévoit constamment un budget inférieur aux besoins du secteur public. Alors que la commission des comptes de la Sécurité sociale préconisait une croissance du budget de l’ONDAM de 4,4% en 2019, ce chiffre a été rabaissé à 2,4% cette même année. Cette politique a largement porté préjudice à la qualité des soins prodigués dans les urgences et a provoqué une contraction des lits en hospitalisation longue, réduits de 71 000 entre 2002 et 2018. Pourtant, la crise sanitaire n’a que partiellement remis en cause ce cadre de fonctionnement puisque des lits d’hôpitaux continuent régulièrement d’être détruits.

De même, on assiste depuis plusieurs mois à un blâme constant des personnes refusant de se faire vacciner. Ce phénomène contreproductif est largement préjudiciable à l’objectif de vaccination massif de la population française puisqu’il crée inévitablement un effet de réactance. Du fait de ce mécanisme naturel et psychologique, un individu tente souvent de protéger sa liberté d’action lorsqu’il pense cette dernière menacée. Partant de ce constat, n’aurait-il pas été bénéfique d’interroger les causes profondes de cette peur de la vaccination pour mieux les remettre en cause ? Alors que la France est aujourd’hui un des pays comptant le plus de vaccino-sceptiques au monde, il serait absurde de lier ce phénomène à une prétendue pauvreté d’esprit française alors même qu’il existait auparavant dans l’hexagone un large consensus autour de la vaccination. Là encore, la stratégie sanitaire d’individualisation et de « selfcare » des citoyens montre ses faiblesses.

« Le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public »

Association Formindep.

Si nombre de commentaires complotistes semblent loufoques et infondés, force est de constater que ces discours sont largement alimentés par l’incurie de l’État dans la construction et la mise en place de ses politiques publiques de santé. Ce dernier n’est en effet jamais parvenu à endiguer l’influence des multinationales privées dans la construction des politiques publiques de santé. Alors que la France dépense de moins en moins dans sa recherche publique, préférant financer directement le secteur privé de la santé via le Crédit Impôt et Recherche, l’État a de moins en moins de contrôle sur la qualité et la rigueur des recherches menées. Comme le pointe l’association Formindep, « le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public ». La France a ainsi connu de nombreux scandales sanitaires, dont le plus connu est très certainement l’affaire Médiator. Ce médicament produit par les laboratoires Servier a été vendu comme traitement du diabète et comme coupe faim. Alors qu’il provoque des valvulopathies cardiaques, le produit reste commercialisé jusqu’en 2009. Les énormes sommes d’argent que Servier a versées au monde médical peuvent en partie expliquer l’interdiction tardive du médicament. D’autres scandales sanitaires, dont la liste ne saurait ici être exhaustive, ont frappé l’hexagone : la vaccination de l’hépatite B, l’affaire de la Dépakine ou du sang contaminé. Néanmoins, le problème de conflit d’intérêt dans le monde de la santé ne s’arrête pas au cas français : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est elle-même largement financée par la puissance privée, notamment la fondation Bill and Melinda Gates, et a connu certains scandales notamment lors de l’épidémie de grippe H1N1. Ces phénomènes participent inévitablement à une peopleisation de la science. Les figures se présentant comme antisystème passent d’autant plus pour des héros qu’elles dénoncent une science aux mains des intérêts privés. De ce phénomène émergent des personnalités aux relents complotistes comme les professeurs Luc Montagnier, Henri Joyeux ou le très médiatique Didier Raoult.

NDLR : Pour en savoir plus sur l’influence des multinationales sur la politique sanitaire menée par l’OMS, lire sur LVSL l’article rédigé par Rodrigue Blot et Jules Brion : « L’OMS sous perfusion des philanthropes ».

Une stratégie collective de gestion de la crise permettrait d’obtenir le consentement éclairé d’une partie de la population à se faire vacciner. Cela nécessiterait bien évidemment d’effectuer une remise en cause radicale des liens existants entre la puissance publique et le secteur privé ainsi que par une politique hospitalière ambitieuse. La stratégie gouvernementale, loin d’avoir tenté de résoudre ces problèmes, va très certainement avoir sur le long terme un effet délétère quant à la confiance que porte la population envers la science. Comme le note la philosophe Barbara Stiegler, le passe sanitaire construit dangereusement « un pays fracturé où l’on oppose deux camps, celui du bien et celui du mal » conduisant à « un affrontement entre vaccinés et antivax ».

Crise sanitaire et crise climatique : maux différents pour solutions similaires ?

Si le recours à la surveillance systématique de la population est présenté comme une solution miracle capable d’endiguer la crise sanitaire que nous traversons, ce type de politiques centrées sur la responsabilisation individuelle ne s’arrête pas au domaine de la santé. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) craint ainsi « le risque d’accoutumance et de banalisation de tels dispositifs attentatoires à la vie privée et de glissement, à l’avenir, et potentiellement pour d’autres considérations, vers une société où de tels contrôles deviendraient la norme et non l’exception ».

Alors que le dernier rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) pointe les nombreux dangers que fait peser la crise climatique sur notre société, de nombreux dispositifs individualistes de protection de l’environnement germent dans l’Hexagone. Il est intéressant de constater que ces derniers puisent leur inspiration dans le même matriciel idéologique que le passe sanitaire.

Plébiscitées tant par les macronistes que par les forces écologistes, des Zones à Faibles Emissions (ZFE) ont été mises en place dans de nombreuses villes françaises. Ces dispositifs vont empêcher progressivement les véhicules les plus polluants d’entrer au sein des agglomérations afin de protéger la santé de leurs citoyens. De même, des voies réservées au covoiturage sont déjà mises en place. À Grenoble, en contrepartie de l’agrandissement de l’A480, projet par ailleurs largement préjudiciable pour l’environnement, une portion de l’autoroute va être réservée aux covoitureurs, aux taxis et aux véhicules peu polluants. Des capteurs seront installés tout au long de la portion de l’autoroute afin de vérifier que seuls les conducteurs respectant ces critères puissent l’utiliser. Dans le domaine de la gestion du tri des déchets, des dispositifs permettent d’ores et déjà de réduire les impôts locaux des personnes triant le mieux leurs déchets ou d’offrir des réductions dans certaines enseignes. S’il nous est impossible ici de dresser une liste de toutes les opportunités qu’offre la technologie à ce type d’initiative, il y a fort à parier que de nombreux dispositifs permettant d’orienter les comportements des individus vers des activités eco-friendly voient bientôt le jour. Inutile de préciser ici que ces initiatives participent inévitablement au renforcement des « villes intelligentes », appelées plus communément « smart-cities ». Afin que les ZFE puissent être efficaces, la loi d’orientation des mobilités de 2019 entérine ainsi le recours au contrôle automatisé des données signalétiques jusqu’à 15% du nombre moyen de véhicules circulant au sein d’une zone. De même, la mairie de Nice a tenté d’avoir accès aux données produites par le compteur Linky afin de savoir si des maisons étaient inoccupées alors même qu’il était initialement un dispositif censé réduire la consommation électrique d’un foyer.

NDLR : Pour en savoir plus sur les villes intelligentes, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Smart cities : mirage solutionniste pour voiler l’impuissance politique ».

Les objectifs manqués des initiatives individualistes

Justifiées par un objectif louable de protection de la santé des Français et de l’environnement, ces politiques posent en réalité les mêmes déconvenues que le passe sanitaire. Tout comme ce dernier, ces mesures individualistes masquent de facto les inégalités massives qui existent au sein de la population française. En laissant à chacun la responsabilité d’acheter un véhicule non polluant, les ZFE créent le risque que des pans entiers de la population soient largement pénalisés. Ces dispositifs vont inexorablement pousser des foyers précaires à l’endettement et largement les contraindre dans leurs déplacements. Ainsi, le recours à la voiture individuelle est plus faible dans les villes denses que dans les communes périphériques des métropoles, du fait d’une moindre présence de transports en communs et d’infrastructures adéquates dans ces dernières. Pourtant, le salaire moyen y est souvent inférieur. De même, une enquête a montré en 2019 que près de 5% des foyers franciliens seraient affectés par la mise en place d’une ZFE. Parmi eux, 25% n’auraient pas les moyens d’acheter un véhicule. Néanmoins, ces politiques ne concernent pas uniquement les particuliers. À Londres, qui a mis en place un dispositif de péage urbain s’apparentant à une ZFE, les transporteurs indépendants sont les plus touchés par ces mesures. Dans la capitale britannique, les véhicules pesant plus de 3,5 tonnes doivent en effet s’acquitter d’une taxe journalière de 100£. Les plus petites entreprises risquent fortement de pâtir de cette situation, favorisant directement les plus grosses compagnies capables d’absorber ces coûts supplémentaires.

Les initiatives individualistes ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de la crise climatique.

Pourtant, d’aucuns pourraient objecter que la lutte contre le changement climatique implique que des mesures fortes, concrètes et coercitives soient mises en place. Il est en effet évident que notre mode de vie actuel doit être amendé, notamment par le prisme de politiques contraignantes, si nous voulons espérer endiguer la crise environnementale que nous traversons. Néanmoins, les initiatives individualistes comme les ZFE ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de cette crise. S’il est de notoriété publique que les classes aisées polluent largement plus que les milieux précarisés du fait de leur forte capacité à consommer, il ne faut pas oublier que les plus riches polluent également fortement de par la place qu’ils occupent dans notre système de production. Comme le résume Matt Hubert pour Jacobin « les personnes riches ont une énorme empreinte carbone. Pourtant, le problème fondamental de leur impact sur le climat n’est pas ce qu’elles consomment, mais le fait qu’elles possèdent les moyens de production et qu’il est extrêmement rentable pour elles de polluer ».

Derrière ces mesures « d’empowerment » des citoyens se cachent en réalité une idéologie néolibérale où l’État tente de ne jamais remettre en cause le système de marché. Dans La société ingouvernable, Grégoire Chamayou montre que le libéralisme contemporain a pu s’imposer grâce à l’idée de responsabilisation des citoyens. Ce dernier analyse ainsi, en prenant l’exemple d’entreprises réfractaires à la mise en place de consignes obligatoires et à l’interdiction de contenants jetables, que ces sociétés ont promu une « gouvernance marchande des externalités ». Ce mode de gestion leur a permis d’imposer des solutions faisant appel aux mécanismes de marché dans la gestion de leurs impacts sociaux. Grégoire Chamayou note ainsi que ce constat « est paradigmatique d’un procédé de responsabilisation, […] l’une des principales tactiques du néolibéralisme éthique contemporain » dont la « fonction première est l’évitement de la régulation ». Selon lui, « la responsabilisation en appelle à l’autonomie subjective ; elle s’adresse à des individus sommés de se prendre en main, de se gouverner eux-mêmes ».

NDLR : Pour en savoir plus sur le livre de Grégoire Chamayou, lire sur LVSL l’article de Guillaume Pelloquin : « Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire ».

Comme avec la politique sanitaire qui ne permet pas efficacement de comprendre les raisons profondes de la défiance envers la science, les mesures individualistes écologistes peinent à remettre en cause les problèmes auxquels notre système fait face. Plutôt que d’inviter chacun à changer ses comportements, ne serait-il pas plus intéressant d’interroger le cadre social dans lequel nous vivons ?

La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse.

Prenons un exemple concret. Plutôt que de contraindre les populations précarisées à renouveler leurs véhicules – ce qui relève parfois d’une aberration écologique tant les modèles électriques sont plébiscités alors que leur production demeure extrêmement polluante – l’État français pourrait prendre des mesures concrètes face au problème de l’utilisation massive de la voiture. Nous pourrions interroger collectivement son usage individuel. Les classes précaires ne prennent pas la voiture par plaisir mais parce qu’elles ont été contraintes de s’extirper des centres-villes. Là encore, aucune politique environnementale ne se voudra effective si elle ne remet pas en question les causes profondes de cette gentrification causée tant par le modèle économiques ubérisé de Airbnb que par la spéculation immobilière. De même, plutôt que de contraindre la population à opter pour des modèles « non polluants », ne serait-il pas plus juste d’interdire la publicité qui participe pleinement à instaurer un imaginaire collectif favorable à la consommation ? Jusqu’à présent le pouvoir français s’est toujours refusé à mettre en place ce genre d’initiatives, bafouant une par une les propositions de la Convention citoyenne pour le climat (CCC).

Il est pourtant peu surprenant que l’État voue aux gémonies toute tentative collective de résoudre un problème en accusant ces mesures d’être « idéologiques » et « punitives ». La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse. Alors que toute planification de l’économie est remise aux calendes grecques, que les services publics sont constamment menacés par des restrictions budgétaires, les États européens se retrouvent incapables d’affronter des crises majeures. En réalité, l’État n’a pas recours à une stratégie de « selfcare » des individus par choix mais bien par contrainte. Bien entendu, cet argument ne doit pas servir à critiquer constamment les individus souhaitant adopter des comportements plus civiques et bénéfiques pour la cité. Il est évident que les « gestes individuels » sont louables et qu’ils ont une importance cruciale et significative dans la gestion des crises. Pourtant, une politique écologique ne pourra se revendiquer effective si elle ne laisse qu’à certains privilégiés la capacité d’adapter leurs modes de vie.