Ode funèbre à la dissertation : enseigner et évaluer la philosophie en Terminale

Les professeurs le savent : si l’enseignement de la philosophie est censé couronner le parcours lycéen, nombreux sont les élèves qui l’abordent avec appréhension, voire suspicion. Ce n’est pas sans raison : tant qu’on ne réformera pas en profondeur les programmes et les modalités de l’évaluation de la philosophie, cette matière continuera à perdre de son prestige en cherchant à le conserver.

Par Margaux Merand, professeur de philosophie ; en thèse de psychologie clinique et de philosophie ; rédactrice en chef adjointe de la revue Implications Philosophiques ; avec la participation d’Antoine Dumont, professeur de philosophie.

En effet, ce n’est pas la philosophie qu’on défend en l’état actuel des choses, mais une certaine conception de la culture, fondée sur une habileté rhétorique mortifère pour la pensée ; sur une généralité qui rime souvent avec la superficialité d’extraits survolés en classe, ce qui est d’emblée discriminant à l’encontre des élèves qui ne peuvent pas approfondir, par la lecture, le corpus des textes étudiés ; sur des critères d’évaluation de plus en plus vagues qui privilégient l’esbroufe à la maîtrise de connaissances précises au service d’une pensée vivante.

L’école d’Athènes, Raphaël, 1510.

Certes, la crise que connaît la dissertation n’est pas sans lien avec celle que connaît l’enseignement dans son ensemble. La maîtrise fondamentale de la langue française étant loin d’être acquise pour bon nombre d’élèves en Terminale, il devient de plus en plus difficile de prétendre enseigner le même exercice que celui que l’on désignait, au temps de Jules Ferry, comme la « composition de philosophie ».

Plutôt que de prolonger l’hypocrisie qui consiste à enseigner un exercice qu’on n’évalue plus à l’aune de ses véritables critères, je propose de mettre purement un terme à l’épreuve de la dissertation, ce qui permettrait non seulement de refonder l’enseignement de la philosophie sur un contenu substantiel, mais permettrait en outre au monde académique de se débarrasser d’un tour d’esprit foncièrement nuisible à la recherche.


Supprimer la dissertation

Cet exercice, impossible à réaliser par la majorité des élèves, serait à la limite défendable s’il était réellement vertueux du point de vue de l’organisation de la réflexion. La question n’est pas de renoncer à un exercice jugé trop exigeant intellectuellement par rapport à ce que les élèves de Terminale, dans l’ensemble, sont désormais en mesure de produire, mais d’abandonner un exercice qui, même s’ils étaient au niveau, n’en serait pas moins inintéressant.

Autrement dit la question était déjà légitime quand les élèves étaient au niveau, elle l’est seulement d’autant plus qu’ils s’apparentent à des collégiens. Il y a une certaine urgence, en réalité, à soulever ces questions, au lieu de se concentrer exclusivement sur le primaire et la seule analyse des réformes gouvernementales. Dans une double visée réaliste et philosophique.

La dissertation ne profite ni aux élèves qui présentent des facilités avec la philosophie, ni à ceux qui doivent tout en apprendre. 


Un exercice artificiel

Un esprit authentiquement philosophique ne raisonne pas sous une forme aussi rhétorique et toujours la même. Le mouvement naturel de la pensée ne procède pas par une construction de “problèmes”, de tensions entre des définitions ou thèses également intuitives mais mutuellement exclusives à propos d’un objet donné qui justifieraient que l’on fasse un effort définitionnel raisonné en examinant successivement plusieurs axes censés se dépasser logiquement par des opérations de renversement nécessaires.

Il relève bien davantage d’une capacité à ne pas considérer le donné comme évident et éternellement vrai, mais à en rechercher les raisons et les causes. L’esprit philosophique est d’abord celui qui considère que toute chose a une cause, nécessaire ou contingente, naturelle ou socialement construite, qu’il est possible de déterminer rationnellement en remontant progressivement les étapes de sa formation, au lieu de la croire là de tout temps et se suffisant à elle-même, comme si sa simple existence en était une justification et un modèle d’intelligibilité satisfaisants. Il est donc celui qui cherche à saisir pourquoi les choses sont telles qu’elles sont, si elles sont devenues, et dans le même mouvement si elles peuvent être différemment ou n’être pas.

Il n’est pas de tension qui ramasse si bien la tournure de ce type d’esprit que celle qui est sensible à l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être : le philosophe ne se contente pas de voir ce qui est à ses pieds, mais sent qu’un autre état est possible, qui ne peut être adéquatement conçu qu’une fois déterminée la genèse de l’état existant. On ne demande certes pas aux élèves d’adopter cette disposition intellectuelle, qui n’est jamais le propre que de quelques individus marginaux à cet âge, mais de renoncer à l’idée enthousiaste et infondée que la dissertation éduquerait à ce type de raisonnement, alors qu’elle lui est fondamentalement étrangère. 


Toute pensée est méthode

Un esprit authentiquement philosophique ne saurait s’accommoder d’une méthode déterminée extérieurement. Il n’en va pas ici comme de la poésie et personne ne développe une pensée philosophique dans et par des contraintes formelles reçues du dehors, comme si la réflexion allait magiquement advenir en respectant la règle du jeu. La pensée, à titre de tendance, est nécessairement antérieure à l’apprentissage de la règle ou elle n’est pas, et la question est à la limite de savoir si le respect de la règle en autorise une expression rigoureuse et un parachèvement, ou si une telle règle, encore une fois déterminée extérieurement, n’en est pas un appauvrissement et n’y constitue pas obstacle inutile.

Il est faux de penser qu’une pensée philosophique pourrait exister indépendamment de toute méthode, et qu’il serait bon dans cette perspective d’en fixer une qui soit opératoire pour tous les esprits. Tout esprit qui pense fait preuve de méthode et d’organisation, toute pensée qui cherche à s’exprimer fait œuvre de logique et d’agencement. Quand la pensée s’arrache à la pure intériorité de la conscience, où elle se trouvait à l’état nébuleux et confus, elle a pour but de s’extérioriser selon un ordonnancement précis, celui des différentes étapes et idées qui la composent et lui donnent la forme d’une démonstration logique de thèse.

Il n’est pas d’esprit philosophique qui ne s’efforce pas de restituer logiquement les différents moments et basculements par lesquels une thèse lui est apparue vraie. L’aspect potentiellement “décousu” auquel on chercherait donc à remédier en imposant la forme de la dissertation n’existe pas, car aucune pensée ne s’exprime sans déterminer en même temps sa méthode. La forme suit spontanément du fond, elle en est même constitutive.

Au-delà du lycée, les effets mortifères de la dissertation

Pour tout esprit non philosophique, c’est-à-dire pour la majorité des élèves, on peut considérer qu’il est légitime de pallier le manque de distance critique et analytique par d’autres moyens que la dissertation. L’essentiel n’est pas que les élèves saisissent une règle formelle et soient capables de l’appliquer indifféremment à toutes sortes de sujets. Il ne doit pas relever d’un apprentissage rhétorique et d’un automatisme de langage et de pensée plus ou moins érudit et brillant selon les connaissances acquises dans les autres disciplines et le milieu social d’origine.

L’objectif est de faire en sorte que les élèves soient capables de s’élever au-dessus de la seule opinion, souvent héritée sans réserve de l’entourage et des discours environnants, en les soumettant au respect de principes logiques en vertu desquels un raisonnement plus rigoureux et approfondi est possible. C’est à l’illogisme naturel de nombreux élèves, et leur tendance à tout considérer comme une évidence indépassable, qu’il s’agit de remédier, par un enseignement des outils logiques, et non pas sophistiques, de la pensée.

La dissertation est un frein pour les esprits philosophiques, qui les dénature bien regrettablement là où ils sont indépendants ; elle n’est pas une propédeutique pour tous les autres, mais un exercice de style qui prend toujours plus de place à mesure que les élèves du secondaire y sont moins préparés en amont, anticipant qui plus est sur l’enseignement de la philosophie dans les classes préparatoires dont on observe les conséquences jusqu’à l’ENS où de nombreux élèves conçoivent le mémoire de M2 comme “une longue dissertation”. Ce dont ils peinent toujours à s’extirper à l’échelle de la thèse.

Je ne veux pas faire peser sur cet exercice trop de responsabilités, ce serait clairement un excès, mais je ne crois pas qu’il soit sans lien avec l’incapacité foncière de nombreux chercheurs à produire de réels savoirs. Et je crois même qu’il détourne les plus naturellement philosophiques d’entre eux pour en faire, au mieux, des généralistes et des professeurs auxquels il serait bon de n’accorder que le titre de préparateurs aux concours ou d’historiens des idées. 

Conservation ou fuite en avant ?

Il semble que l’on rencontre une opposition vigoureuse à la suppression de cet exercice en raison de deux croyances délétères

que la dissertation fait advenir une pensée philosophique : chose dont j’ai montré, quoique d’une manière non définitive et partiale je l’admets, en quoi elle était à mes yeux un non-sens et une contre-vérité ;
que la dissertation fait le prestige de l’enseignement de la philosophie, et que tout l’édifice menace de s’effondrer si l’on renonce à cette “ultime” exigence, comme si c’était, dans le contexte, la dernière chose à laquelle il fallait s’accrocher comme une moule à son rocher pour que l’école ait encore un sens.

La deuxième n’est pas très difficile à contrer, puisqu’elle dépend étroitement de la première. Deux autres points finissent de la rendre obsolète :

L’école s’est déjà effondrée, et ce n’est pas le maintien de la dissertation qui y change quelque chose. On peut même aller jusqu’à dire que la dissertation, dans les faits, n’existe plus et n’est gênante que pour les professeurs qui, comme moi, s’évertuent à continuer à l’enseigner par conscience professionnelle. En toute logique,  la philosophie doit sa place exclusive en Terminale au fait qu’on considère qu’elle requiert des acquis préalables dans d’autres disciplines. Or, comment quelque chose qui doit censément sa possibilité même au reste de l’édifice pourrait-il le faire tenir en dernier ressort, quand tout le reste serait perdu ?

Si le cours d’histoire ne fait plus l’objet de l’apprentissage d’une “composition”, si les professeurs de lettres eux-mêmes, comme je l’ai constaté dans quasiment toutes mes classes l’année dernière et la précédente, ne préparent plus les élèves à l’épreuve de la dissertation littéraire en vue des épreuves anticipées du baccalauréat, car ils jugent l’année trop courte et les élèves inaptes à un tel type de rédaction, comment les profs de philo pourraient-ils magiquement maintenir je ne sais quelle exigence de rigueur en quelques mois ?

On a déjà renoncé à tout prestige dans les autres disciplines, et croire qu’il reviendrait à la philosophie le pouvoir de tout réparer, en quelques ridicules heures par semaine en séries ES / S / STMG relève, au mieux, de la superstition, au pire, de l’hypocrisie la plus cynique. 

Je raconterai à cet effet la dernière réunion d’harmonisation dont je fus témoin, où je me suis excitée comme à mon habitude au moment où certains collègues disaient se moquer de l’absence d’une troisième partie. J’ai expliqué qu’il importait de s’entendre sur ce qu’était une dissertation, sur une méthode valable pour tous les enseignants. On m’a rétorqué qu’il ne fallait pas pinailler, que la notice de l’inspection générale destinée à la correction du baccalauréat était de toute manière devenue trop lâche pour que l’on puisse s’offusquer des différences de conceptions des uns et des autres : en effet, on ne demande déjà plus aux élèves de produire une dissertation (il faut une “trace” de raisonnement…). Et cependant on maintient abstraitement l’exercice, on garde le mot, pour ne pas susciter le scandale, non seulement dans l’opinion, mais aussi et surtout dans le corps des professeurs.

Les mêmes qui prennent leurs libertés toute l’année avec l’exercice, le réduisant à quelque chose qui n’a de réalité que son nom, s’offusquent dès qu’il est question de le supprimer ! On se retrouve dans une situation ubuesque où moi, qui suis la plus viscéralement opposée à cet exercice depuis des années, suis souvent aussi l’un des rares profs à y préparer encore efficacement les élèves, parce que je ne considère pas comme une option de m’en dispenser quand c’est l’épreuve principale sur laquelle ils sont évalués le jour du bac. 

Nouvelles évaluations, nouveaux programmes

Par conséquent, l’objectif n’est pas de maintenir une exigence illusoire et qui n’existe déjà plus dans la majorité des établissements, en raison de l’absence de pré-requis chez les élèves et de l’incapacité des professeurs à s’entendre sur ce qu’elle est, mais bien de rétablir une exigence à la fois adaptée à la réalité des élèves et jugée plus utile à leur formation intellectuelle. Cela serait l’occasion pour tous les profs de se mettre d’accord. L’argument classique dès que quelqu’un critique la dissertation est de lui retourner : “oui oui je suis bien d’accord, mais que va-t-on mettre à la place ?”. Comme s’il s’agissait là d’un problème insoluble alors qu’il ne se pose qu’en France.

Pour une évaluation plus exigeante et plus équitable

Si l’on commence à y réfléchir, on trouve rapidement des éléments de réponse :

a) un contrôle des connaissances. Les élèves doivent maîtriser des auteurs, des concepts, des repères, des œuvres. Ce serait 50% de la note, et ce n’est déjà pas rien que de demander aux élèves de restituer – bêtement ? – des raisonnements philosophiques complexes. Il ne peut s’agir de pure mémorisation ici car la gymnastique mnésique est en l’espèce indissociable de l’intériorisation logique d’un raisonnement. Il y a donc déjà là un effort intellectuel non négligeable, et qui profiterait à l’ensemble de la classe, car les élèves les plus faibles et ceux issus des milieux les plus défavorisés ont besoin de ce genre d’apprentissage, au lieu d’avoir à briller par des références qu’ils ne sauraient tenir de leurs parents.
b) un exercice plus réflexif, qui ferait l’autre moitié de la note, et où l’on demanderait aux élèves soit d’expliquer un texte, ce qui consiste à restituer le mouvement d’une pensée non de mémoire, mais sur place, et qui se justifie pour les mêmes raisons énoncées précédemment, soit de proposer un essai sur une question donnée, en s’efforçant d’argumenter logiquement et de structurer le propos. J’ai déjà entendu, par un ami en contrat doctoral, que l’essai à l’anglaise donnait de “bonnes et de très mauvaises choses”. Je réponds assez simplement qu’il en va de même de la dissertation, et que cela n’autoriserait pas les élèves à se soustraire à l’exigence de rigueur formelle de l’écrit, qui serait évaluée en vertu, je l’ai déjà dit, de critères logiques (cohérence interne, pertinence de l’ordre d’apparition des idées, absence de contradiction, etc.) davantage que stylistiques. 

c) bien des exercices intermédiaires sont possibles et fonctionnent parfaitement au cours de l’année, comme le fait, pour ne donner qu’un exemple, de demander aux élèves de mettre en lien un extrait de film, un texte littéraire, d’histoire, etc., en rapport avec un texte philosophique pour en rendre raison avec un appui “sensible”. 


Ces nouvelles modalités d’évaluation, loin de faire s’effondrer l’édifice, obligeraient les élèves à apprendre le cours par cœur bien plus régulièrement, et donc à quitter le lycée avec des connaissances plus durablement acquises ; elles dégageraient du temps, pour les professeurs comme moi qui se sentent parasités par l’impossible enseignement de la dissertation, pour faire des choses plus intéressantes avec les quelques élèves capables de pousser leur réflexion plus loin. Il ne s’agirait de freiner personne, car au contraire tous les élèves y trouveraient leur compte, alors que le cours de philosophie est actuellement une farce qui ne profite ni aux élèves à l’aise dans le raisonnement, ni à ceux qui sont largués et dont les connaissances sont lacunaires. 

Des programmes plus précis et plus approfondis

Il s’agirait dès lors d’établir un programme pour les épreuves du baccalauréat, qui changerait chaque année. Le programme notionnel ne fonctionne pas, ou à tout le moins devrait-il être enseigné différemment. Ce système dans lequel les professeurs sont libres de piocher, au cours de l’année, dans une liste d’auteurs, sans les étudier de manière exhaustive, et où le jour du bac peut tomber un auteur complètement inconnu des élèves selon les choix du professeur est absurde.

Certes, “la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise”, comme l’indique la règle du sujet 3 (l’explication de texte). Mais c’est purement et simplement faux : les élèves qui connaissent la terminologie et l’arsenal conceptuel de l’auteur sont techniquement avantagés par rapport à ceux qui le découvrent, qu’on le veuille ou non. Rappelons-nous le texte de Machiavel tombé il y a deux ans, où certains savaient ce que “virtù” signifiait, et où tous les autres ont fait un contresens.

On gagnerait à déterminer une œuvre précise, dont le professeur effectuerait une lecture suivie, en y intégrant les notions quand elles se présentent. Et à poser des extraits d’une telle œuvre au baccalauréat. Cela permettrait de réduire, non seulement l’iniquité du troisième sujet, mais également l’aspect contre-productif de la culture par l’extrait. Des dizaines de textes coupés de leur contexte, survolés dans l’année, ne sont aucunement préférables à la connaissance sérieuse d’une œuvre donnée. Qu’on ne rétorque pas que cela appauvrirait le contenu des cours et la variété des connaissances : il suffit de songer à La République de Platon, par exemple, pour savoir que quasiment tous les problèmes qui irriguent l’histoire de la philosophie y sont posés, explicitement ou implicitement.

La République de Platon, édition GF Flammarion.

Il y a aussi toutes les connaissances historiques, à la périphérie de l’œuvre, qui s’ajoutent à la compréhension des arguments. Je pense honnêtement que n’importe quel élève serait infiniment plus reconnaissant de connaître, à l’issue de sa Terminale, La République de manière solide et en détail, que d’avoir superficiellement abordé Lucrèce, Deleuze, Alain, Vico et j’en passe. Du reste, la culture par l’extrait n’étant valable que dans la perspective de la dissertation, qui est par excellence l’art de tronquer la pensée et de manipuler les auteurs pour leur faire dire ce qu’ils ne disent généralement pas (certains élèves excellents parviennent certes à ne pas tomber dans ce travers), on voit assez facilement que cette deuxième mesure suit naturellement la première.


Conclusion : élargir l’enseignement de la philosophie

J’ajoute enfin qu’il faut faire une distinction fondamentale entre la philosophie, historiquement pratiquée par quelques esprits hors du commun, et qui n’est pas généralisable dans cette acception à l’ensemble des élèves, et l’enseignement de la philosophie en Terminale, qui relève d’un choix politique et qui est avant tout partie prenante de la formation à la citoyenneté. La distinction peut paraître évidente mais elle fait en réalité l’objet d’une confusion constante, dont procèdent tous les écueils mentionnés.

C’est du reste parce qu’on croit plus ou moins consciemment enseigner la philosophie proprement dite, faire des élèves de véritables philosophes, qu’on justifie que l’enseignement n’en soit pas envisageable avant la Terminale. Or il ne s’agit évidemment pas de cela, mais d’une éducation au jugement, et au discernement critique. Ici, comme tout à l’heure, c’est en surestimant le prestige de la discipline qu’on en gâche l’enseignement, qui devrait être réalisable dès la Seconde sous la forme d’une initiation à quelques notions de syllogistique, d’exercices de rédaction personnels, etc.

De même, les disciplines telles que les lettres, l’histoire et les sciences devraient avoir une consistance philosophique au lieu d’attendre que tout cela arrive, comme un cheveu sur la soupe, en Terminale. On s’accroche à l’excellence et à l’incommensurable complexité de la sacro-sainte philosophie pour justifier que l’enseignement soit en réalité extrêmement indigent et frustrant intellectuellement dans toutes les autres disciplines de la seconde à la Terminale, alors qu’il faudrait y préparer les élèves dans l’ensemble de ces matières de manière diffuse, ainsi que par des cours d’initiation plus spécifiques.

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[IDÉES] Universités : La casse sociale au nom de la pédagogie

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Dans ce texte nous nous efforçons de montrer qu’une fois de plus, l’obsession de la « pédagogie » dans les débats relatifs à l’éducation relève d’un procédé redoutablement efficace pour dissimuler et empêcher la pensée des réformes réellement nécessaires du secondaire et du supérieur. Dire que les professeurs des universités doivent être « pédagogues » au sens où l’on pousse les professeurs du second degré à l’être relève d’une inversion néfaste : c’est au contraire la continuité d’une vraie « recherche », propre au travail de tout professeur, qu’il faut valoriser.

Par Margaux Merand, Professeur de Philosophie.
Avec la collaboration d’Hélène Parent, Professeur de Lettres. 

Dans un article de Sophie Blitman, « Les enseignants-chercheurs sont-ils vraiment des enseignants ? », paru dans un Blog du Monde.fr le 8 décembre 2016, on apprend qu’il faut, à l’image de ce qui se fait dans le secondaire, sensibiliser les maîtres de conférences et autres professeurs des universités à la pédagogie. Ces derniers en effet seraient avant tout des chercheurs, auxquels ferait globalement défaut la qualité de pédagogue.

À ce stade une première remarque s’impose : l’article porte évidemment sur une acception très particulière de la « pédagogie ». C’est celle qui est actuellement véhiculée par les ESPE (Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education) – les centres de formation des professeurs du second degré, remplaçant les anciens IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres). Pédagogie dont on assomme donc les professeurs fonctionnaires-stagiaires, lauréats des concours de l’enseignement, lors de leur première année d’exercice. Sa recette est rapidement formulée dans le texte : « scénarisation d’un cours et définition d’objectifs, classe inversée et approche par projets, motivation et évaluation des étudiants… ».

C’est en somme l’ensemble des méthodes qui doivent rendre le « cours magistral » marginal, en lui préférant un ensemble de pratiques d’enseignement censées faciliter l’apprentissage et rendre le cours plus accessible et « attractif ». Ainsi la pédagogie privilégie les cours clairement structurés selon différentes étapes :

  • Définition des contenus d’enseignement et des objectifs d’apprentissage en début de séance ;
  • Phase de « dévolution » et détermination des méthodes de travail ;
  • Début de l’activité par laquelle les élèves vont, seuls ou en groupes, s’efforcer d’atteindre par eux-mêmes le savoir plutôt que de le recevoir « du dehors » dans une forme purement magistrale d’enseignement ;
  • Éventuelle phase transitoire de synthèse et de mise en commun des résultats trouvés par les élèves ;
  • Phase de « régulation » où le professeur invite les élèves à opérer des corrections ;
  • Phase d’ « institutionnalisation » du savoir : on arrive enfin à la connaissance dans sa forme aboutie, trouvée par l’effort et le tâtonnement des élèves eux-mêmes, et mise à l’écrit par le professeur au tableau.

Il faut remarquer une chose essentielle : certaines idées sont louables, certaines pratiques, tout à fait justifiées. Le problème est que ces idées et pratiques sont dévoyées dès le départ par un mensonge absolu, celui qui veut que les élèves puissent eux-mêmes accoucher d’un savoir plutôt que de le recevoir passivement du dehors, et alors même que tout est fait pour qu’ils aient de moins en moins les prérequis nécessaires à une telle autonomie. D’une part, les élèves n’ont pas à produire par eux-mêmes un savoir que le professeur a, en vertu de ses compétences et de son autorité, à leur transmettre.

C’est au moment des évaluations que les élèves sont mis dans une telle position, mais l’évaluation est la suite logique d’un cours, sauf à penser que les cours sont superflus. Ensuite, l’on doit effectivement pouvoir mettre les élèves dans une position active de réflexion et de participation au cours : les ESPE n’ont rien inventé. N’importe quel professeur digne de ce nom sait se remettre en question, développe régulièrement des innovations et des activités à réaliser en classe, amende ses cours, etc. Mais de telles activités ne sont possibles que ponctuellement – ce n’est pas le modèle de toute séance –, et sur la base d’acquis solides. Or que faisons-nous actuellement, pour nous assurer de la validation des acquis ? Nous adoptons, par exemple, le décret du 3 juillet 2014, qui met fin à la possibilité de redoubler la seconde, sauf dans des situations très exceptionnelles et à la demande des familles[1].

L’idée est intéressante, qui consiste à ne pas réduire les effectifs des classes, à marginaliser le phénomène du redoublement de la quatrième à la Terminale, à faire les heures d’AP (Accompagnement Personnalisé) en classe entière, à entretenir par tous les moyens – au lieu de s’efforcer de le réduire – le problème de l’hétérogénéité des classes, et à vanter ensuite les mérites des pratiques pédagogiques qui attendent des élèves qu’ils soient capables de penser par leurs propres moyens. Sans nous étendre plus avant sur les nombreuses difficultés que pose une telle conception de l’enseignement, détaillées dans un autre article[2] – conception qui est invariablement celle des réformes gouvernementales des trente dernières années, le clivage gauche / droite étant ici complètement inexistant –, poursuivons la lecture du texte qui en préconise l’extension au supérieur et en particulier à l’université.

I – Oui, les professeurs du supérieur sont recrutés et promus en tant que chercheurs.

L’article déplore que « la carrière des enseignants-chercheurs [soit] essentiellement fondée sur leurs performances en recherche. C’est en effet ce critère qui préside à leur qualification par le Conseil national des universités (CNU), c’est-à-dire leur entrée dans le corps des maîtres de conférences, puis des professeurs. »

Il faut en effet avoir réalisé une thèse, et obtenu la qualification du CNU (Conseil National des Universités), pour candidater à un poste de MCF (Maître de conférences). Cela ne veut pas dire que les enseignants-chercheurs ne sont pas des enseignants, mais simplement que l’enseignement d’un professeur du supérieur n’a de sens que par rapport à sa recherche. Un véritable professeur à l’université est une personne dont l’enseignement découle, en droit, d’une activité de recherche soutenue. Il est donc recruté premièrement sur ses qualités de chercheur. On aura raison, en ce sens, de reprocher à un professeur de fac – comme il arrive malheureusement – d’être totalement inactif sur le plan de la recherche depuis des années, et de ressasser les sempiternels mêmes cours. C’est contraire à sa fonction.

L’auteur poursuit en indiquant cette fois que l’ « on devient professeur en passant une HDR, comprenez une habilitation à diriger des recherches (et non pas des formations). A ce niveau, rares sont ceux qui continuent d’enseigner aux étudiants de licence, encore moins en première année, ces cours étant souvent perçus comme une charge peu valorisante pour d’éminents chercheurs… ». En effet, lorsque l’on est maître de conférences habilité à diriger des recherches ou professeur des universités (PU), on enseigne tendanciellement moins dans les premières années du cursus universitaire, pour la bonne raison que ces années sont celles qui nécessitent le moins le recours à la recherche.

Dans une discipline comme la philosophie, les cours seront essentiellement de deux sortes de la L1 à la Licence : de l’histoire de la philosophie – des cours sur des auteurs –, et, dans une bien moindre mesure, de la méthodologie. Ces cours ne requièrent pas d’appui sur la qualité de « chercheur » de l’enseignant-chercheur, et il semble assez logique que les nouveaux arrivants s’en chargent, par exemple les doctorants, ou mieux encore les PRAG (professeurs agrégés du second degré affectés dans le supérieur). Les MCF HDR ainsi que les PU encadrent des travaux de recherche, ils sont donc fondés à enseigner plutôt au niveau du Master – où il est question… de recherche ; et où, en principe, commence à se former une authentique communauté de recherche entre professeurs et étudiants.

II – Ce qu’il faut réformer, ce sont les premières années du cursus universitaire qui ne sont ni une formation rigoureuse du type de celle des classes préparatoires, ni une initiation à la recherche : un entre-deux intenable.

Si l’on voulait à tout prix critiquer une telle répartition des cours, et inciter les MCF et PU à enseigner davantage dans les premières années du cursus, peut-être faudrait-il faire en sorte que lesdites premières années soient conçues différemment. Qu’on y invite réellement les étudiants à faire autre chose que de l’histoire de la philosophie et de la méthodologie, c’est-à-dire autre chose qu’une réplique affaiblie de ce qui se passe dans les classes préparatoires. Cela permettrait incidemment de se poser la question du positionnement de l’université par rapport aux prépas, point totalement aveugle des réflexions sur le secondaire et le supérieur.

Ni recherche, ni préparation aux compétences requises pour réussir, à terme, les concours de l’enseignement, les premières années du cycle universitaire sont une sorte d’entre-deux inacceptable.

Veut-on faire de l’université, comme le préconisait Foucault dans « Pour en finir avec les mensonges », un entretien avec Didier Eribon paru dans Le Nouvel Observateur en 1985[3], le lieu d’une formation à des qualités spécifiques, qui sont celles de la recherche ? Ou l’université doit-elle être, jusqu’au Master, une version moins ardue et non généraliste de ce qui se passe en prépa ? L’on peut tout à fait accorder sa préférence à la deuxième option, et dire que les étudiants de Licence sont en règle générale inaptes à produire de réels savoirs, les premières années devant rester une propédeutique. Mais dans ce cas, il faut se donner les moyens d’une formation conséquente à la fac, bien plus à la hauteur de celle dispensée dans les prépas.

En clair, reprocher aux MCF HDR et aux PU de ne pas enseigner en Licence n’a de sens que si l’on fait en sorte que les premières années universitaires engagent davantage de travail de recherche, en assumant donc une frontière nette entre ce qui se fait à la fac et ce qui se fait en prépa. Mais si l’on doit objecter que les choses sont très bien comme elles sont, et qu’on ne peut pas être aussi exigeants avec de jeunes étudiants, parce qu’ils n’ont pas la maturité requise pour faire partie de la communauté des chercheurs à ce stade de leurs études, alors on doit maintenir l’actuelle organisation des cours du premier cycle, mais la rendre plus rigoureuse. Voilà la vraie réforme en jeu.

Pour reprendre l’exemple d’une discipline que nous connaissons bien, cela implique de former plus efficacement les étudiants aux exercices académiques (méthodologie) et à la philosophie générale. Rien ne sert de souligner que les étudiants dont le parcours fut purement universitaire et ceux qui ont fait une prépa sont complètement inégaux devant la préparation des concours de l’enseignement du second degré. Peut-être faudrait-il s’inquiéter d’un tel écart, et y remédier ? Pour cela, il n’est pas besoin de former les MCF et les PU à la pédagogie, mais de s’inspirer de certaines composantes des classes préparatoires, de leur aspect généraliste et de la régularité des évaluations qui s’y tiennent. Rappelons que l’enseignement « méthodologique » à l’université se limite, dans de nombreux cas, à une « UE » (unité d’enseignement) à valider sur un semestre, à raison de 2h de cours par semaine et d’une ou deux évaluations, pour la totalité du premier cycle.

Ni recherche, ni préparation aux compétences requises pour réussir, à terme, les concours de l’enseignement, les premières années du cycle universitaire sont une sorte d’entre-deux inacceptable. Voilà donc encore un article qui masque habilement les réformes nécessaires du supérieur : celles qui devraient permettre à la fac d’être autre chose que la « poubelle » des classes préparatoires. Celles qui devraient permettre de ne pas condamner les étudiants à une absence quasi totale de débouchés professionnels à l’issue de l’obtention d’une Licence et d’un M2.

III – La dégradation du secondaire impacte le niveau des étudiants et le profil des enseignants-chercheurs.

Poursuivons la lecture de l’article : « Si les enseignants-chercheurs sont de fait des enseignants, ils ne sont pas considérés comme tels et les jurys se demandent peu si la personne recrutée a ou non des qualités de pédagogue. » Pour devenir pédagogue, il n’est pas nécessaire de suivre des cours à l’ESPE ; il est en revanche décisif de passer par le secondaire. Surprise ! Les candidats qui vont à la fac le font pour ne jamais avoir à s’y coller. Pourquoi ? Parce que les conditions du métier sont déplorables. Il serait sans doute salutaire que les professeurs réalisent quelques années d’enseignement dans le secondaire avant de prétendre à une carrière à l’université, mais cela nécessite de s’en donner les moyens et de ne pas employer toute son industrie à les en dissuader.

Dégrader le secondaire […] c’est vider de son sens le supérieur.

Dire cela, c’est encore pointer une difficulté : beaucoup de candidats se destinent à la recherche et à une carrière à l’université dans l’unique but de ne pas avoir à mettre les pieds dans le secondaire, et non pas nécessairement parce qu’ils auraient quelque chose à dire. On voit donc bien qu’à force de dégrader le secondaire, ce que l’on fait conjointement, c’est vider de son sens le supérieur. Il n’est pas ou pas toujours un espace de production de savoirs, mais tend à devenir l’endroit où ceux dont le parcours académique est suffisamment brillant peuvent s’offrir le luxe de s’isoler et de se protéger. Sans doute ce genre de motivations favorise-t-il grandement la qualité des travaux de recherche.

Enfin, idéalement, un professeur à la fac n’a pas à être « pédagogue » : il a à assurer des cours qui s’imposent par leur qualité. Les étudiants à la fac ont choisi d’être là et, contrairement à ce qui se passe dans les prépas, ils sont censés être autonomes dans leur travail, capables de se fixer un cadre. Le professeur n’a pas à pallier le manque de sélection, à aller vers les étudiants ou à s’adapter à eux et aux lacunes qu’ils ont creusées dans le secondaire : ils se débrouillent, et la seule chose qu’ils soient en droit d’exiger, c’est que le cours présente un intérêt intellectuel.

L’article précise plus loin que « loin d’être innées », les compétences de pédagogue « se révèlent d’autant plus importantes aujourd’hui que les universités doivent faire face à un afflux d’étudiants, pas toujours autonomes dans leur apprentissage. Plus que jamais, les enseignants d’universités doivent être de bons pédagogues. » Nous atteignons ici le summum de l’hypocrisie et du défaut de pensée logique. Si les étudiants ne sont pas autonomes dans leur apprentissage, peut-être est-ce parce que le secondaire ne les y forme plus ? Et si le secondaire ne les y forme plus, peut-être est-ce parce qu’il souffre de réformes successives délétères et de l’emprise du pédagogisme ? En somme, ce qui est en réalité le résultat de cette catastrophe que représente l’obsession de la pédagogie et qui vise systématiquement à empêcher la détermination des bonnes réformes (celles qui devraient matériellement permettre une amélioration significative de l’éducation dans le secondaire) apparaît ici comme … la justification d’une dégradation analogue du supérieur. La malhonnêteté intellectuelle à son degré le plus élevé : ne pas présenter un résultat comme un résultat, mais comme un état donné (tout en reconnaissant qu’il est « nouveau », illogisme intéressant), dont on se dispense de penser la cause et donc la possible réversibilité.

IV – La qualité de chercheur du professeur du second degré, et la question de la formation continue. 

L’article est enfin à l’opposé de ce qu’il est urgent de reconnaître, et il opère une complète inversion: insistons plutôt sur la qualité de « chercheur » des professeurs du second degré que sur celle d’ « enseignant » des enseignants-chercheurs.

Le métier de professeur du secondaire n’a lui-même de sens que parce que le professeur fournit un travail de recherche, un travail de composition et de renouvellement constant de ses cours; bref, que parce que le professeur du secondaire s’engage véritablement dans une « formation continue ». C’est ce qui rend le métier stimulant pour le professeur comme pour ses élèves ; c’est ce qui rend ses cours uniques et fait du professeur un intellectuel, certes pas un chercheur dans la même acception que celle admise pour le supérieur, mais un chercheur tout de même. Car autrement il suffirait de donner des manuels aux élèves.

Or on observe qu’étrangement, un professeur est nécessaire pour faire des liens entre des savoirs conceptuellement complexes et des exemples concrets, pour lier les connaissances entre elles, pour proposer des recoupements originaux, pour solliciter l’imagination des élèves. C’est sur la qualité de chercheur du professeur du secondaire qu’il faudrait insister, c’est cette qualité qu’il faudrait valoriser au lieu de détériorer toujours plus les conditions dans lesquelles il enseigne et de réduire à néant toute possibilité pour lui de continuer à se former et à chercher. À la place, nous avons droit à un article qui insiste sur la qualité d’enseignant des enseignants-chercheurs.

On ne saurait mieux illustrer l’empêchement de « formation continue » des professeurs, et l’absence totale de communication entre secondaire et supérieur, que par la manière dont sont gérées les demandes de « mise en disponibilité ». Un enseignant du second degré a en effet le droit de demander une « disponibilité », reconductible deux ans, pour effectuer une thèse dans le supérieur, dans le cadre d’un contrat doctoral (un financement de thèse comportant une durée réglementaire de trois ans). L’obtention d’un tel contrat est actuellement extrêmement difficile dans les disciplines littéraires.

À l’exception de quelques universités parisiennes (Paris I, Paris IV, par exemple), les facultés disposent généralement d’un contrat doctoral pour l’ensemble du département, quand elles en disposent. C’est un chemin semé d’embûches, et le professeur pourrait se croire au bout de ses peines lorsqu’il a décroché un financement, à force de candidatures, de modifications du projet de thèse, de travail scientifique et de ruse, mais ce n’est pas tout. Il lui faut encore demander la fameuse disponibilité, dont l’accord revient au Recteur de l’académie d’enseignement. Or il est de plus en plus fréquent que ces demandes soient rejetées, et que les professeurs aient à formuler des recours et à solliciter leurs directeurs de thèse, comme ceux des écoles doctorales, afin d’obtenir satisfaction dans le meilleur des cas. Le motif allégué : les nécessités de service.

Il en résulte que les enseignants sont absolument prisonniers d’un système qui, non content de les traiter comme des pions corvéables à merci, les enferme en son sein, sans possibilité d’issue ni de progression.

Malgré les belles promesses d’augmentation du nombre de postes dont on nous rebat les oreilles depuis le début du mandat de François Hollande, on manque d’enseignants dans certaines disciplines, et les académies les plus difficiles sont souvent les plus déficitaires. L’augmentation effective du nombre de postes aux concours de l’agrégation et, surtout, du CAPES, ne doit pas masquer une réalité inquiétante : tous ces postes ne sont pas pourvus, car le niveau de recrutement est très bas. Au CAPES de lettres modernes, par exemple, sur les 1316 postes offerts en 2016, 1076 seulement sont pourvus.

À cela s’ajoutent les démissions des enseignants stagiaires en cours d’année, dont la proportion entre 2012 et 2015 a triplé dans le primaire, doublé dans le secondaire, obligeant le Ministère à recourir massivement aux listes complémentaires et aux contractuels, et creusant un peu plus les inégalités entre les académies attractives et les académies déficitaires[4]. Plus personne ne veut être enseignant, et parmi les gens qui se présentent aux concours, certains ont manifestement un niveau trop faible pour être recrutés. La conséquence sur les enseignants déjà en poste ne se fait pas attendre : il est désormais impossible de demander une mise en disponibilité pour espérer connaître une évolution de carrière, pour laquelle un doctorat est absolument nécessaire – que ce soit pour enseigner à l’université ou dans les classes préparatoires. Il en résulte que les enseignants sont absolument prisonniers d’un système qui, non content de les traiter comme des pions corvéables à merci, les enferme en son sein, sans possibilité d’issue ni de progression.

V – Refuser de reconnaître la qualité de chercheur du professeur du second degré est au cœur de l’idéologie portée par les réformes de l’enseignement.

Alors même que l’Education Nationale devrait se réjouir de voir ses enseignants souhaiter poursuivre une activité intellectuelle de qualité en s’engageant, par exemple, dans la recherche (ce qui est la garantie d’un enseignement de meilleur niveau), elle préfère les enfermer et les condamner à se scléroser intellectuellement, en les abrutissant à grand renfort de réunions, de projets pluridisciplinaires, de nouvelles pédagogies.

Nos représentants politiques, à vouloir brider cette liberté et à nous maintenir enfermés dans ce système, sont-ils simplement méchants et revanchards à l’égard de ces malheureux professeurs qui, selon une rengaine bien connue, passent leur temps à se plaindre, à faire grève et, le reste du temps, à se dorer la pilule en vacances ? Si ce n’était que cela. Mais la réalité est, à nos yeux, bien plus grave. Dans cette histoire, les enseignants ne sont en effet qu’un instrument. Pourquoi leur refuser une mise en disponibilité pour recherches, alors même que les contrats doctoraux ne sont attribués qu’à une minorité de personnes, et qu’on accorde par ailleurs à certains professeurs des décharges représentant plus de la moitié de leur service pour aller enseigner dans les ESPE, où ils se feront les chantres de la désastreuse réforme du collège ?

Les nécessités de service ont bon dos, la véritable raison est évidemment ailleurs : il semble bien que nos représentants n’aient aucun intérêt à doter l’école publique d’enseignants solides sur le plan intellectuel. La réforme du collège refuse aux élèves un enseignement riche et complexe sous un joli prétexte d’égalitarisme. Pour appliquer ce que propose cette réforme, nul besoin d’enseignants qui maîtrisent leur discipline ou souhaitent se perfectionner : des animateurs suffisent, pour peu qu’ils soient serviles, tous enclins à avaler et à recracher ce que leur sert le ministère. La possibilité même d’une réflexion critique, dès lors, apparaît dangereuse : que les enseignants qui voudraient protester ou même simplement réfléchir s’en aillent ! Le ministère n’a pas besoin d’eux.

On pointera là une manière d’étouffer sans vergogne le débat démocratique. Mais, par ailleurs, quelles vont être les conséquences concrètes de ce processus ? Va-t-on, par cette voie, atteindre le bel idéal égalitaire dont on nous chante les louanges depuis des mois ? Certainement pas. C’est le contraire qui adviendra. Les enfants issus d’un milieu social favorisé iront dans le privé, et les professeurs rigoureux mais déçus qui voudront sauver leur peau seront forcés de démissionner et donc, de retrouver du travail dans le privé également, car tout le monde ne sera évidemment pas accepté dans le supérieur. Tout cela ne sera pas sans nous rappeler un autre système d’enseignement, extrêmement égalitaire, qui sévit dans un certain pays outre-Atlantique.

Crédit photo :

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Sources :

[1] Décret n° 2014-1377 du 18 novembre 2014 relatif au suivi et à l’accompagnement pédagogique des élèves (https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2014/11/18/MENE1418381D/jo)

[2] Se rapporter à notre article : « Et si l’Education Nationale était réformée par des professeurs ? », Margaux Merand & Hélène Parent ; entretien réalisé par Alexis Feertchak et publié au FIGAROVOX le 30/09/2016.

http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/09/30/31003-20160930ARTFIG00326-et-si-l-education-nationale-etait-reformee-par-des-professeurs.php

[3] http://hydra.humanities.uci.edu/foucault/mensonge.html

[4] Rapport n°144 Carle-Férat du 24 novembre 2016, p. 37.

http://www.senat.fr/rap/a16-144-3/a16-144-31.pdf