En Argentine, un vote défensif et sans illusions

Sergio Massa - Le Vent Se Lève
L’actuel ministre de l’économie et candidat à la présidence argentine Sergio Massa © Juanita Nicole

En Argentine, après quatre ans de présidence de centre-gauche, Sergio Massa, le candidat du parti au pouvoir, prône des mesures d’austérité et plaide pour un virage libéral. Si son programme ne suffisait pas, son parcours sinueux (Massa avait soutenu le président néolibéral Mauricio Macri à ses débuts) et sa proximité avec l’ambassadeur des États-Unis attestent du tournant qu’il souhaite prendre. Il fait face à Javier Milei, porteur d’un agenda libertarien. Que son programme soit fantaisiste et imprécis ne l’a pas empêché de recevoir le soutien de nombreuses personnalités de premier plan, dont celle de Mauricio Macri. Au second tour des élections, c’est sur un vote utile et défensif que la gauche se fédère. Par Claudio Katz, professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires, traduction Victor Carmé [1].

Les résultats surprenants du premier tour des élections générales en Argentine (le 22 octobre) ont eu des répercussions non négligeables sur les stratégies des classes dirigeantes. La remontée du candidat pro-gouvernemental Sergio Massa, la stagnation du libertarien Javier Milei et l’effondrement de la candidate conservatrice Patricia Bullrich (à la tête de la coalition Juntos por el Cambio) ont entravé les plans des élites visant à l’affaiblissement des syndicats, la destruction des mouvements sociaux et la criminalisation des manifestations.

Face à ces menaces, le parti au pouvoir a adopté une position défensive, incarnant la résistance démocratique face à la réhabilitation de la dictature, la justification du terrorisme d’État et le dénigrement du mouvement féministe. Au travers de leurs votes, les électeurs ont exprimé leur détermination à sauvegarder les retraites et l’éducation publique et faire obstacle à toute réduction drastique des salaires.

Une vague de suffrages a ébranlé la confiance de la droite dans son accession imminente au pouvoir. La même résistance observée auparavant en Espagne, au Chili, au Brésil et en Colombie se matérialise aujourd’hui en Argentine. La mémoire collective s’est réveillée, la sonnette d’alarme a retenti, et les inquiétudes de la société face à la menace que représente Javier Milei a soudainement refait surface.

Une grande partie de la population a su percevoir ce danger – même si l’alternative repose sur un gouvernement plus timide encore que celui d’Alberto Fernández et de Cristina Fernández de Kirchner (dont Sergio Massa est le ministre de l’économie) sur le plan social. Une part significative de la population a gardé en tête qu’un candidat de droite accentuerait les problèmes économiques en y ajoutant le fléau de la répression. Suite à la débacle des élections primaires, le « péronisme » a su reconquérir ses électeurs au soir du permier tour, le 22 octobre dernier, notamment grâce à la victoire éclatante dont l’étoile montante de la gauche du péronisme, Axel Kicillof, a remportée dans la province de Buenos Aires.

[NDLR : le « péronisme » est la doctrine officielle du parti au pouvoir, supposément inspiré par l’action du président Juan Domingo Perón (1946-1955, 1973-1974), caractérisée par de nombreuses avancées en faveur des classes populaires et une diplomatie non alignée sur les États-Unis. À lintérieur de la mouvance « péroniste » cohabitent en réalité des factions que tout opposent, d’une gauche socialisante à une droite en faveur des réformes du FMI].

On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili ou de Juan Guaidó au Venezuela

La montée en puissance de Javier Milei parmi les jeunes (en particulier les jeunes hommes) a été pour le moment contenue. Bien qu’il ait réalisé une performance élevée au sein des secteurs les moins politisés, l’impertinence et les interventions erratiques du candidat libertarien ont perdu de leur charme dans les secteurs influencés par le militantisme populaire.

Désarroi de la droite

Lors du vote du premier tour, Sergio Massa a joui d’un score étonnamment élevé et les électeurs ont finalement décidé de sanctionner la droite. Les analystes médiatiques n’ont pas manqué de faire part de leur surprise, et de leur mécontentement – interprétant ces résultats comme la confirmation définitive que l’Argentine est « un pays de merde », pour reprendre l’expression vulgaire formulée précédemment par l’un d’entre eux. De telles attaques ont en réalité pu renforcer le parti au pouvoir, et conduire les masses populaires à défendre une fierté nationale attaquée.

Selon les journalistes de La Nación, la défaite de la droite est imputable à la manipulation « populiste » organisée par le leader de gauche Axel Kicillof dans l’agglomération de Buenos Aires, qu’ils opposent à la « liberté civique » observée dans la capitale. En réalité, des loyautés de longue date perdurent dans les deux districts, déterminées par des intérêts sociaux – loin vertus civiques attribuées à la classe moyenne et à l’ignorance prêtée aux classes populaires.

Les plus libéraux ont également prétendu que le parti au pouvoir avait remporté ce premier tour grâce aux ressources de l’appareil d’État. Ils oublient cependant que lors des élections précédentes, ces mécanismes ont abouti à des résultats opposés. La même incohérence se manifeste dans l’analyse des résultats des candidats : ils attribuent le triomphe de Massa à son talent de manipulateur, oubliant que, malgré ces mêmes artifices, ce vétéran de la politique a essuyé d’innombrables échecs.

Les représentants de l’establishment sont perplexes face aux résultats du 22 octobre. Leurs analyses ne prennent pas en considération un élément fondamental : l’émergence d’une réaction démocratique face à la menace réactionnaire. Au lieu de cela, ils préfèrent plutôt constater lucidement que les électeurs ont rejeté les attaques contre leurs droits sociaux – et disqualifier une telle réaction, en raison de la nécessité d’une politique d’ajustement.

Une grande partie de l’électorat résiste à l’aggravation de sa condition sociale. La population argentine est habituée, depuis de nombreuses années, à devoir faire face à des taux d’inflation élevés, mais elle n’accepte pas de devoir se résigner à tolérer de nouvelles difficultés liées à une récession. Entre se confronter à l’adversité et risquer de perdre leur emploi, ils optent pour la première solution. Le choix de faire face à l’adversité s’est façonné à travers les enseignements tirés des gouvernements de droite, lesquels ont la tendance à cumuler tous les fléaux. Si Massa est synonyme d’inflation, Milei et Bullrich aggraveraient la situation. Ainsi, une grande partie de la population a opté pour un mal connu, face à la perspective de répéter les difficultés rencontrées sous les gouvernements de Carlos Menem, Fernando De la Rúa et bien sûr Mauricio Macri.

Sergio Massa entretient des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne

Une autre explication commune du résultat des élections réside dans le fait que le parti au pouvoir a profité de la division de l’opposition. Mais cette évidence nexplique pas pour autant les raisons de cette fracture. Elle ne tient pas compte du fait que l’aile droite a elle-même favorisé sa propre division en désignant Javier Milei comme le promoteur des politiques d’ajustement. Elle a créé un monstre qui a pris son essor et a fini par enterrer Patricia Bullrich, candidate libérale plus modérée. Les porte-parole du pouvoir oublient également que cette division n’est pas un choix délibéré, mais le résultat de la déception générée par Mauricio Macri. Cette déception a conduit l’électorat à chercher un sauveur en-dehors de la « caste » politique. La scission au sein de l’opposition est davantage causée par des tensions internes que par une volonté émanant du parti au pouvoir.

On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili, de Juan Guaidó au Venezuela et de Rodolfo Hernández en Colombie. Le recul de l’extrême droite n’est pas une particularité nationale. Mais ce facteur est totalement négligé par les commentateurs médiatiques…

Le profil de Massa

Le vainqueur des élections est à la tête de l’aile conservatrice du parti au pouvoir, qui promeut des idées très différentes de celles du « kirchnerisme ». Après l’élection, il s’est notamment présenté seul lors de son allocation télévisée, soulignant ainsi son nouveau statut de leader. Il a annoncé la « fin de la division » et a réaffirmé son désir de gouverner avec le soutien de l’opposition de droite. Il met en avant les valeurs traditionnelles, rassure l’establishment et évite toute allusion à Cristina Kirchner, sujette à un procès – à l’inverse du gouverneur réélu de la province de Buenos Aires, Axel Kicillof.

Toute sa trajectoire confirme cette tendance. Il a tout d’abord rompu avec le « kirchnérisme » pour converger avec la droite, puis a soutenu Mauricio Macri ses débuts. Par la suite, il a donné son aval à la politique autoritaire du ministre de la sécurité de Buenos Aires, Sergio Berni, et à fermé les yeux sur les répressions de son collègue Gerardo Morales dans la province de Jujuy. Il entretient également des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Enfin, lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne.

Mais le plus grand succès de Sergio Massa réside dans le fait d’avoir réussi à faire oublier qu’il est l’actuel ministre de l’économie, et qu’il a contribué à l’appauvrissement de la population argentine. Le taux de pauvreté dépasse à présent les 40%, tandis que les dévaluations convenues avec le FMI exacerbent les pressions inflationnistes. Le ministre a imposé à sa population cette lourde dégradation afin d’obtenir des crédits accordés par les créanciers. Et les compensations, annoncées hebdomadairement pour atténuer la baisse des revenus des classes populaires, ont été rapidement absorbées par l’inflation. Aucune prime ne vient contrecarrer les hausses de prix quasi quotidiennes pratiquées par les grandes entreprises, sur laquelle le ministère de l’Économie a pudiquement fermé les yeux. Personne ne respecte la légitimité d’un accord sur les prix, et le secrétariat au Commerce se dispense de tout contrôle.

Par des improvisations quotidiennes, Massa profite de la trêve qu’il a conclue avec le FMI jusqu’à la fin du cycle électoral pour contenir l’emballement du taux de change. Il profère des menaces contre les employés « fantoches » des bureaux de change, sans intervenir dans les vastes opérations bancaires. Il négocie avec la Chine une aide en yuans pour soutenir des réserves déjà dans le rouge et préfère différer toute décision cruciale jusqu’aux résultats des élections de novembre. Mais lui-même doute de sa capacité à contenir le désordre résultant de la course effrénée entre inflation et dévaluation…

Pour le moment, le ministre-candidat ne tient pas ses engagements, mais il affirme que tout changera une fois qu’il assumera la présidence. Et il se garde bien de clarifier les raisons pour lesquelles il ne se montre pas aussi affirmatif vis-à-vis de sa gestion actuelle de l’économie… Les millions d’électeurs qui ont choisi de voter pour lui n’ignorent pas la responsabilité de Massa dans le désastre économique du pays. Bien qu’ils subissent directement les conséquences des mesures d’ajustement orchestrées par le ministre, ils craignent malgré tout que l’aile droite puisse aggraver encore plus la situation actuelle, en imposant des mesures répressives supplémentaires.

Les enjeux du second tour

Étant donné que la somme des voix obtenues par Javier Milei, Patricia Bullrich et le quatrième candidat Juan Schiaretti dépasse de loin celles obtenues par Sergio Massa, plusieurs spécialistes considèrent que le libertarien a plus de chances d’atteindre la Casa Rosada. Dans ce cas, il réitérerait les événements qui se sont déroulés au second tour des élections équatoriennes, confirmant que le succès d’une élection n’anticipe aucunement la victoire dans la suivante et que la volatilité des votes est devenue la norme dans toutes les élections récentes. Mais il est tout aussi vrai que Sergio Massa était mieux placé que son rival lors du dernier scrutin. On peut observer cette différence dans l’état d’esprit des deux candidats.

La brusque conversion du lion Milei au « chaton câlin » érode sa crédibilité.

Massa a mobilisé tout le Parti justicialiste, négocie des postes avec les gouverneurs et l’Union Civique Radicale, et s’attaque au parti Juntos por el cambio, dont l’unité reste précaire dans un contexte polarisé, en proposant des nominations attrayantes.

En revanche, Javier Milei doit panser les plaies qu’il a infligées au parti Proposition républicaine en négociant avec des personnalités discréditées (Mauricio Macri) ou démoralisées (Patricia Bullrich). Il se trouve à présent en contradiction avec l’image d’outsider qu’il s’est forgée. En effet, après avoir obtenu des soutiens grâce à des prises de position provocantes, condamnant la « caste » des dirigeants et avançant des idées fantaisistes, il mendie aujourd’hui le soutien de la droite traditionnelle, en se soumettant aux alliances auxquelles il s’opposait auparavant avec véhémence.

Cette brusque conversion du lion au « chaton câlin » (pour reprendre l’expression de Myriam Bregman lors du débat présidentiel) érode sa crédibilité. L’establishment et les médias qui ont favorisé sa notoriété ont pris leurs distances avec ses élucubrations. Bien qu’il bénéficie du large bloc anti-péroniste, le libertarien a perdu le privilège de proférer des discours irresponsables. Ses propositions de dollarisation de l’économie, de vente d’organes, de port d’armes et de rupture avec la Chine ne séduisent plus grand monde. De plus, les dernières absurdités de son entourage (suspension des relations avec le Vatican, dénonciation de fraudes électorales non prouvées, suppression de l’aide alimentaire aux parents séparés) l’ont sérieusement affecté.

À ce stade, il est difficile de faire des prédictions fiables pour le second tour des élections. Les erreurs répétées des sondeurs rivalisent avec le comportement inattendu des électeurs. Personne n’avait imaginé l’issue des trois tours précédents. Cependant, peu importe la précision de nos calculs, l’essentiel est d’adopter une attitude forte face au scrutin.

Les luttes des travailleurs dans cette nouvelle donne

Un paysage politique façonné par l’émergence de plusieurs cygnes noirs a commencé à se dessiner, remettant en question les plans élaborés par les classes dirigeantes. La première surprise, pour l’establishment, a consisté dans la déroute du parti Juntos por el Cambio et de sa candidate Patricia Bullrich. Ses principales figures sont hors-course et le plan économique détaillé élaboré par la Fundación Mediterránea, sous la supervision de l’ex-président de la Banque centrale argentine Carlos Melconian, a fait long feu.

Les élites ont dû se résigner à un scénario qui aurait paru impensable quelques mois plus tôt : un nouveau gouvernement péroniste. Personne n’aurait pu anticiper qu’une administration aussi désastreuse que celle d’Alberto Fernández puisse être remplacée par un successeur du même acabit. Si cette continuité se confirme, les grands propriétaires argentins reconsidèreront leurs alliances avec le justicialisme. Ces décisions devront prendre en compte la nécessité de reconsidérer leur objectif ultime, qui consiste à assujettir les majorités populaires en altérant de force les rapports sociaux.

Le ministre Sergio Massa a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale. Cette approche rend envisageable un dialogue avec les syndicats, totalement impensable avec Javier Milei.

Le nouveau Congrès initiera ce changement de scénario. La perspective pour la droite de transformer radicalement la composition du Parlement pour instaurer des ajustements profonds est désormais plus incertaine. Alors que de nouveaux élus libertariens feront leur entrée à l’assemblée, Juntos por el Cambio a perdu les siens et le parti au pouvoir converse ses bataillons. Dans ce nouveau Congrès, aucun membre ne disposera de son propre quorum, et la création d’un contexte favorable à la discussion, en totale adéquation face aux critiques suscitées par les mesures d’austérité, demeure incertaine.

Les spéculations sur les tensions qui opposeront Massa au kirchnerisme sont pour le moment prématurées. Le vote massif en faveur d’Axel Kicillof ajoute un nouveau paramètre qui va influencer les dynamiques au sein du péronisme. Cristina Kirchner a réussi à établir son bastion dans la province de Buenos Aires, et Sergio Massa devra réévaluer sa position. Cette complexité se reflète également dans la lutte sociale contre les mesures d’ajustement. Il est indéniable que cette résistance constitue la seule manière de protéger les droits des plus démunis, indépendamment du prochain président. Dans le cas de Milei, l’affrontement serait direct, tandis que l’opposition sous Massa revêtirait de nombreuses formes.

Au cours de son dernier mandat, le ministre a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale, mettant en place des mesures susceptibles de convenir au plus grand nombre. De fait, il a accordé de nouveaux privilèges pour les exportateurs d’hydrocarbures avec la mesure Dólar Vaca Muerta, très similaire à celle octroyée aux producteurs de soja. Il a également annoncé un blanchiment fiscal, encore plus favorable aux fraudeurs que celui précédemment offert par Mauricio Macri… Enfin, le ministre a également multiplié ses apparitions dans les médias, sans justification apparente, pour tenter de maintenir le niveau de consommation jusqu’à novembre, malgré les pénuries.

Malgré tout, plusieurs acquis en faveur des salariés, tels que la réduction de l’impôt sur le revenu par une loi du Congrès, ainsi la réduction du temps de travail, ont été intégrés à ces mesures. Cette initiative est fortement combattue par les lobbies du capital et promue par les syndicats. L’ouverture d’un débat autour de ces réformes est envisageable avec Massa, mais serait totalement impensable avec Milei. Le même contraste peut être observé avec la proposition de financer l’octroi d’une prime aux travailleurs informels par le biais d’une taxe extraordinaire sur les grands contribuables.

En définitive, de telles mesures mettent en lumière la complexité du contexte argentin actuel, où la lutte sociale s’entremêle de plus en plus avec les tensions politiques. S’adapter intelligemment à ce scénario représente aujourd’hui le défi majeur des militants de gauche.

Note :

[1] Article originellement publié par l’édition latino-américaine de notre partenaire Jacobin sous le titre « Los efectos imprevistos de un voto defensivo ».

L’Argentine face au FMI : les péronistes à la croisée des chemins

À la suite de quatre années de politique néolibérale brutale pendant la présidence de Mauricio Macri, l’Argentine est à nouveau plongée dans une crise majeure de la dette. Le nouveau président péroniste, Alberto Fernández, se retrouve confronté au même dilemme que ses prédécesseurs : risquer un bras de fer avec le FMI ou accepter toutes ses conditions. Par Éric Toussaint, porte-parole du CADTM International.


Rappelons que Mauricio Macri a commencé son mandat en décembre 2015 en acceptant toutes les demandes d’un juge new-yorkais qui avait donné raison aux fonds vautours contre l’Argentine. Cela a permis à ces fonds d’investissements spécialisés dans le rachat à bas prix des titres souverains d’empocher 4,6 milliards de dollars et de faire un bénéfice de 300 %. Pour indemniser ces fonds vautours, Mauricio Macri a emprunté sur les marchés financiers. Il annonçait que tout se passerait pour le mieux car l’application de recettes néolibérales allait renforcer l’attrait de l’Argentine auprès des investisseurs et des prêteurs étrangers. La presse dominante au niveau international lui a apporté son soutien. Les commentaires des experts en économie invités à donner leur avis présentaient l’Argentine de Macri comme une success story. L’émission en 2017 d’un titre venant à échéance 100 ans plus tard (2117) était présentée comme la preuve ultime de la réussite néolibérale pro-marché de Macri.

Or la réussite de ce titre s’expliquait d’une toute autre manière : le taux d’intérêt proposé pendant cent ans s’élevait à 7,25 % par an (avec un rendement réel sur le prix d’achat de départ de 7,917 % car le titre a été vendu avec une décote pour attirer les investisseurs). Alors que début juin 2017, les banquiers pouvaient emprunter à 0 % à la BCE, à la Banque du Japon et à la Banque de Suisse, à 0,25 % à la Banque d’Angleterre et à 1,00 % à la Fed aux États-Unis, alors que les fonds d’investissements disposaient d’énormément de liquidités et que le rendement des titres de la dette publique des pays du Nord était très bas, voire négatif, le bon argentin à 7,25 % pendant cent ans était une aubaine. D’où son succès. Cela ne représentait en rien la preuve de la bonne santé de l’économie argentine. Il y a un volume tellement élevé de capitaux orientés vers la spéculation (et pas vers l’investissement productif) que tout État émettant des titres souverains avec un rendement supérieur à la moyenne est susceptible de trouver acquéreur.

Un exemple de commentaire de la presse économique pour saluer le bon à 100 ans : « Un peu plus d’un an après la fin de l’incroyable saga de la dette argentine, Buenos Aires poursuit sa reconquête des marchés financiers. Le gouvernement Macri vient d’effectuer une émission obligataire en dollars à 100 ans, un événement qui aurait paru impossible il y a encore quelques années ». Dans un article apologétique, le quotidien français Les Échos n’hésitait donc pas à affirmer que l’Argentine de Macri poursuivait « sa reconquête des marchés ».

Un an avant, en 2016, le même quotidien écrivait : « En avril 2016, Buenos Aires avait effectué un retour triomphal sur les marchés : malgré huit faillites dans l’histoire de l’Argentine, les investisseurs avaient placé pour 68 milliards de dollars d’ordres. Un véritable plébiscite pour le nouveau chef d’État Mauricio Macri. Le pays avait choisi de lever 16,5 milliards à un taux de 7,5 % pour 10 ans. ».

Une personne un peu avisée aura compris à la lecture de ces commentaires dithyrambiques que les grandes sociétés capitalistes du monde entier étaient à la recherche des occasions d’obtenir un haut rendement en achetant des titres avec des risques élevés. Cela ne représentait pas du tout une preuve de bonne santé de l’économie argentine.

Les prêteurs potentiels (c’est-à-dire des fonds d’investissements, des grandes banques…) se disaient que les titres argentins bénéficiaient de la garantie de l’État argentin et qu’en cas de pépin ils pourraient demander à un juge de New York de leur donner raison contre l’Argentine. Ils avaient raison car les autorités de Buenos Aires ont délégué à la justice des États-Unis le pouvoir de trancher des conflits entre l’Argentine et les prêteurs. De toute façon, ils se disaient aussi qu’en cas de besoin, le FMI interviendrait pour prêter de l’argent au gouvernement argentin afin que celui-ci puisse continuer à rembourser la dette aux fonds privés comme il l’a toujours fait. Argument supplémentaire : les richesses du sous-sol argentin sont élevées et en cas de problème l’Argentine pourra mettre en vente encore plus de ressources afin de répondre aux exigences des prêteurs.

En résumé, alors que l’économie argentine réelle n’allait pas bien du tout, le gouvernement a réussi en 2016-2017 à trouver des prêteurs et son gouvernement de droite a bénéficié des louanges de la grande presse internationale, du FMI et des autres gouvernements directement aux mains du grand capital.

Mais cela a commencé à tourner franchement mal en 2018 sous l’effet de plusieurs facteurs négatifs en lien avec les politiques pratiquées par Macri : l’augmentation très forte du volume des intérêts à payer (qu’il fallait continuellement refinancer par de nouvelles dettes), la fuite massive des capitaux permise par une politique tout à fait laxiste de liberté totale de sortie des capitaux. Cette sortie montrait d’ailleurs que les capitalistes argentins n’avaient pas tellement confiance dans l’avenir de Macri et préféraient aller faire des affaires ailleurs y compris en achetant à Wall Street des titres de la dette extérieure argentine libellés en dollars. Les réserves de change ont fortement baissé. La production et l’emploi ont commencé à chuter, l’Argentine est entrée en récession. Le pouvoir d’achat de la majorité de la population a reculé suite aux attaques patronales et gouvernementales. En conséquence, la consommation interne qui représente 70 % du PIB argentin a baissé elle aussi. Le peso argentin s’est progressivement enfoncé. Alors qu’au 1er janvier 2018, il fallait 22 pesos pour acheter un euro, le 16 juin 2018, il en fallait 321.

C’est dans ce contexte qu’en juin 2018, Macri en panique a fait appel au FMI comme l’avaient prévu les prêteurs étrangers et les capitalistes argentins. Le crédit total que le FMI a promis d’accorder à l’Argentine s’est élevé à 57 milliards de dollars (dont l’équivalent de 44,1 milliards ont été effectivement déboursés jusqu’à présent). Dans un premier temps, en juin 2018, le montant de 50 milliards de dollars a été annoncé et quelques mois plus tard, comme la situation ne s’arrangeait pas, 7 milliards de dollars supplémentaires ont été ajoutés aux promesses de déboursements. C’est jusqu’ici le prêt le plus élevé jamais accordé à un pays par le FMI (en 2010, le prêt accordé à la Grèce par le FMI s’est élevé à 30 milliards d’euros). Le FMI comme d’habitude a exigé en contrepartie l’application de mesures encore plus impopulaires que celles appliquées par Macri jusque-là.

En octobre 2019, lors des élections présidentielles, le peuple argentin a sanctionné Macri et le mouvement politique péroniste a regagné par les urnes, après un intermède de quatre ans, la présidence du pays en la personne d’Alberto Fernández. Cristina Fernández, qui a présidé le pays de 2007 à 2015, est devenue vice-présidente.

C’est en préparation de la passation de pouvoir entre Mauricio Macri et Alberto Fernández (10 décembre 2019), que le réseau latinoaméricain et caribéen du CADTM, le CADTM AYNA (AYNA correspond au sigle Abya Yala Nuestra América – dans la région du Panama actuel, les peuples natifs de l’Amérique latine appelaient leur territoire l’Abya Yala) tenait sa huitième assemblée annuelle. J’ai participé à cette rencontre ainsi qu’à plusieurs conférences publiques dont une au parlement argentin.

Le taux de pauvreté a fortement augmenté pendant les quatre ans du mandat de Macri, il est passé d’environ 27 % à 40 % de la population. Dans les jours qui ont précédé le passage de Macri aux Fernández (Alberto et Cristina Fernández ne sont pas de la même famille même s’ils portent le même patronyme), le paiement de la dette était au centre de la plupart des débats politiques.

Par ailleurs, il faut souligner que les mouvements politiques et sociaux argentins sont massifs et bien organisés : les syndicats restent puissants, le mouvement féministe est capable de grandes mobilisations, les sans-emplois sont organisés, le mouvement coopératif est fort, … Les différentes expériences néolibérales qui ont commencé avec la dictature (1976-1983) et dont la dernière en date est la période Macri n’ont pas réussi à atomiser la société argentine et, à la différence du Chili voisin, l’éducation y compris universitaire est gratuite et il en va de même avec le secteur de la santé.

En novembre-décembre 2019, voici les questions qui reviennent le plus souvent dans les médias :

-Alors que le gouvernement sortant a suspendu le paiement d’une partie de la dette interne, le nouveau gouvernement va-t-il rembourser la dette accumulée pour réaliser une politique qui a été rejetée par la majorité de la population ?

-Que faut-il faire des accords passés avec le FMI ?

-Puisque le FMI est censé verser encore 11 à 13 milliards de dollars à l’Argentine, le nouveau gouvernement doit-il demander ces versements ou doit-il dire au FMI de les stopper ?

-Ne faudrait-il pas que l’Argentine suspende pendant deux ans le remboursement de la dette afin de pouvoir relancer en priorité la consommation et l’activité économique et ainsi rendre soutenable la reprise des paiements plus tard ? C’est ce que propose Martin Guzman, économiste argentin qui enseigne à New York et qui collabore étroitement avec Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Martin Guzman vient d’être nommé ministre de l’Économie et des Finances du nouveau gouvernement d’Alberto Fernández.

Une majorité de la population rejette clairement le FMI dont l’action néfaste en Argentine est connue de tout un chacun. Il faut savoir qu’après la seconde Guerre mondiale, le président Juan Domingo Perón avait refusé que son pays adhère au FMI en le dénonçant comme un instrument de l’impérialisme2. L’Argentine n’a adhéré au FMI qu’en 1956 pendant la dictature militaire du général Pedro Eugenio Aramburu Silveti qui a renversé Perón en 1955. Vingt ans plus tard, le FMI a soutenu activement la dictature sanglante du général Jorge Rafael Videla, responsable de l’assassinat de plus de 30 000 opposants de gauche. Dans les années 1990, le FMI a mis la pression maximum pour faire de l’Argentine un des pays à la pointe des privatisations et de l’ajustement structurel. Cela avait fini par conduire à la rébellion massive de décembre 2001 qui a provoqué la chute du président Fernando de la Rúa.

Lors des conférences publiques réalisées à Buenos Aires entre le 27 et le 29 novembre 2019 par ATTAC-CADTM en collaboration avec une dizaine d’organisations, j’ai eu l’occasion, en tant que porte-parole international du CADTM, de faire une série de propositions pour affronter la crise de la dette argentine. Ces propositions sont le fruit de discussions au sein du réseau CADTM. Cela a notamment été le cas lors d’une audience qui a eu lieu au parlement argentin le 27 novembre à l’initiative de l’économiste Fernanda Vallejos, une députée qui fait partie de la nouvelle majorité présidentielle [voir l’intervention en espagnol d’Éric Toussaint].

Voici un résumé des arguments que j’ai avancés et des propositions que j’ai faites.

Il ne faut pas hésiter à utiliser la doctrine de la dette odieuse car elle s’applique à l’Argentine.

Selon la doctrine de la dette odieuse, une dette est réputée odieuse et donc nulle à deux conditions :

1. Elle a été contractée contre l’intérêt de la nation ou contre l’intérêt du peuple ou contre l’intérêt de l’État concerné.

2. Les créanciers ne sont pas en mesure de démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette était contractée contre l’intérêt de la nation. Il faut préciser que selon la doctrine de la dette odieuse la nature du régime ou du gouvernement qui a contracté la dette n’a aucune espèce d’importance, ce qui compte c’est l’usage qui est fait de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être réputée odieuse si la deuxième condition est réunie. Donc, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux [voir à ce sujet sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM)3.

Il est fondamental pour un pays d’adopter de manière souveraine et unilatérale des mesures complémentaires qui permettent d’améliorer la situation en matière de dette.

Cinq exemples :

1. L’adoption d’une loi contre les fonds vautours

Comme la Belgique l’a montré en 2008 puis en 2015, il est possible d’adopter une loi pour combattre les fonds vautours (voir Renaud Vivien, « Analyse de la loi belge du 12 juillet 2015 contre les fonds vautours et de sa conformité au droit de l’UE »). La loi est très simple, elle consiste à dire qu’un fonds d’investissement ne peut pas prétendre à une somme supérieure à la somme qu’il a effectivement déboursée pour acquérir un titre de la dette publique. Rappelons que l’action des fonds vautours consiste à acheter à un prix très bas des titres de la dette quand le pays est en détresse afin d’obtenir par voie de justice une indemnisation qui peut représenter un bénéfice de plusieurs centaines de pourcents. Si l’Argentine adoptait une telle loi, cela pourrait l’aider à se protéger contre l’action des fonds vautours. Si de nombreux pays faisaient de même, ceux-ci seraient largement neutralisés. Il faudrait également refuser lors de l’émission de titres de dettes publiques de déléguer à une juridiction étrangère (par exemple la justice de New York) le pouvoir de régler un litige entre le pays emprunteur et les détenteurs de titres.

2. La suspension du paiement de la dette

La suspension du paiement de la dette fait partie des moyens qu’un pays peut utiliser pour affronter une situation de crise financière et/ou humanitaire. Le pays peut décréter une suspension de manière unilatérale et souveraine. De nombreux pays y ont eu recours, c’est le cas de l’Argentine à partir de la fin 2001 jusque 2005 pour un montant d’environ 80 milliards de dollars et cela lui a été bénéfique.

Dans un livre collectif publié en 2010 par l’université d’Oxford4, Joseph Stiglitz affirme que la Russie en 1998 et l’Argentine au cours des années 2000 ont fait la preuve qu’une suspension unilatérale du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui prennent cette décision : « Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » (p. 48).

Quand un pays réussit à imposer une réduction de dette à ses créanciers et recycle les fonds antérieurement destinés au remboursement pour financer une politique fiscale expansionniste, cela donne des résultats positifs : « Dans ce scénario, le nombre d’entreprises locales qui tombent en faillite diminue à la fois parce que les taux d’intérêt locaux sont plus bas que si le pays avait continué à rembourser sa dette et parce que la situation économique générale du pays s’améliore. Puisque l’économie se renforce, les recettes d’impôts augmentent, ce qui améliore encore la marge budgétaire du gouvernement. […] Tout cela signifie que la position financière du gouvernement se renforce, rendant plus probable (et pas moins) le fait que les prêteurs voudront à nouveau octroyer des prêts. » (p. 48). Par ailleurs, dans un article publié par le Journal of Development Economics sous le titre « The elusive costs of sovereign defaults », Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, présentent les résultats de leurs recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » (« Default episodes mark the beginning of the economic recovery »).

L’Argentine, comme en 2001, ne devrait pas hésiter à déclarer une suspension de paiement d’une durée à déterminer, deux ans peut constituer un laps de temps minimum avec une possibilité de prolongation si cela est nécessaire. Elle pourrait mettre à profit cette suspension pour utiliser les sommes épargnées afin de relancer la consommation et l’activité économique au profit de la population.

Il est recommandé de réaliser une suspension sélective : les petits épargnants et les petits détenteurs de titres, de même que les fonds de pensions publics et les autres institutions publiques doivent être exemptés de la suspension de paiement, c’est-à-dire que ces catégories continueront à recevoir le remboursement de la dette. Il est tout à fait normal d’instaurer une discrimination positive afin de protéger les « faibles » et les entités publiques nationales par rapport aux grands créanciers privés et au FMI.

3. L’obligation pour les détenteurs de titres de la dette argentine de s’identifier auprès des autorités de Buenos Aires

Les autorités argentines devraient renouer avec une pratique datant de la première moitié du 20e siècle : l’établissement d’une liste des détenteurs de titres et autres créanciers. Dans le règlement du litige entre le Mexique et ses créanciers dans les années 1940, les créanciers ont eu l’obligation de se faire connaître et certains ont été exclus de l’accord qui a permis l’annulation de 90 % de la dette mexicaine. Les détenteurs de titres ont été obligés de présenter leurs titres et de les faire enregistrer et estampiller auprès des autorités mexicaines avant de pouvoir prétendre à une compensation ! [Lire à ce sujet cet article sur le site du CADTM]. L’obligation pour les détenteurs de titres de s’identifier permet notamment de poursuivre le paiement à l’égard des « petits porteurs » de titres ou de leur proposer une indemnisation favorable.

4. La réalisation d’un audit de la dette à participation citoyenne

Il est fondamental de réaliser un audit avec la participation des citoyens et des citoyennes afin d’identifier la partie illégitime et odieuse de la dette (la partie illégitime et odieuse pourrait représenter l’écrasante majorité de la dette). Cet audit peut déboucher sur une répudiation de la dette et/ou sur une restructuration unilatérale avec une annulation plus ou moins importante.

5. La non-reconnaissance des accords signés avec le FMI en 2018 par Macri

Comme l’ont démontré plusieurs juristes argentins et de nombreux autres protagonistes, l’accord signé par le FMI et Mauricio Macri est contraire à l’intérêt de la nation argentine et/ou du peuple argentin. Le FMI, en octroyant un prêt de 57 milliards de dollars au gouvernement de Macri, a violé ses propres règles qui consistent à dire qu’il ne peut octroyer des fonds que si, en conséquence, la dette devient soutenable. Or en prêtant une somme aussi énorme à l’Argentine en 2018, il n’était pas possible de prétendre que cela rendrait la dette soutenable. La preuve en a été faite moins d’un an plus tard. De son côté Macri a violé les lois et la constitution argentine qui prévoient que la signature d’un tel accord avec le FMI, qui a valeur de traité international, doit être soumis à débat au parlement argentin qui doit ensuite l’approuver. De plus, le crédit a été accordé parce que Donald Trump, président des États-Unis, a mis la pression sur la direction du FMI afin de venir en aide au gouvernement de Macri pour que celui-ci puisse rester au pouvoir malgré la crise et remporter les élections de 2019. Trump voulait venir en aide à Macri parce que celui-ci menait une politique conforme aux intérêts économiques, politiques et militaires des États-Unis. C’est la véritable raison pour laquelle ce méga-crédit a été accordé. Sachant que le peuple argentin a désavoué dans les urnes les choix de Macri et que celui-ci n’a pas respecté la constitution argentine, le nouveau gouvernement est en droit de refuser de reconnaître la validité des accords signés par son prédécesseur avec le FMI. On est dans un cas de figure prévu par la doctrine de la dette odieuse : lors d’un changement de régime, le nouveau gouvernement n’est pas tenu de respecter les obligations contractées par ses prédécesseurs en matière d’endettement si ceux-ci ont contracté une dette contre l’intérêt de la nation ou du peuple (et dans ce cas en leur propre faveur, afin de rester au pouvoir).

Il est important pour l’Argentine de tirer des leçons des erreurs du passé et de ne pas reproduire le type de négociation qui a eu lieu avec les créanciers pendant la période 2002-2010 [voir une analyse de cette renégociation dans Maud Bailly et Éric Toussaint, « Argentine : La restructuration frustrée de la dette en 2005 et en 2010 »].

Les mesures énoncées plus haut devraient s’inscrire dans un programme d’ensemble qui inclut d’autres actions : contrôle des mouvements de capitaux, socialisation du secteur bancaire, réforme fiscale, mesures pour rompre avec le modèle extractiviste exportateur et pour lutter contre la crise écologique…

Notes :

1 Fin septembre 2018, il fallait 48 pesos pour 1 euro. Début décembre 2019, il en fallait 66.

2 Noemí Brenta y Pablo Anino, « Una de terror : la historia de Argentina y el FMI », https://www.laizquierdadiario.com/Una-de-terror-la-historia-de-Argentina-y-el-FMI

3 Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Il écrit « pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier puisse être considérée comme incontestablement odieuse, il conviendrait que… ». Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6). Je souligne (ÉT). Source : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM.

4 Barry Herman, José Antonio Ocampo, Shari Spiegel, Overcoming Developing Country Debt Crises, OUP Oxford, 2010.

 

Article originellement publié sur le site du CADTM sous le titre «L’Argentine en pleine crise de la dette » le 9 décembre 2019, reproduit avec l’autorisation de son auteur : https://www.cadtm.org/L-Argentine-en-pleine-crise-de-la-dette

Perón, Evita et le péronisme : histoire d’un mouvement singulier

Juan Perón et Evita le 22 août 1951

Alors que l’élection au premier tour d’Alberto Fernández, dimanche 27 octobre, est venue balayer la sordide séquence néolibérale de Mauricio Macri1, l’alliance du nouveau président argentin avec la péroniste Cristina Fernández de Kirchner, présidente de 2007 à 2015 et désormais vice-présidente, incite à se pencher sur l’histoire singulière du péronisme, ce mouvement « ni de droite, ni de gauche » à nul autre pareil.


Qualifié de « démocratie hégémonique » par Alain Rouquié3, telle une forme « d’archétype d’un régime politique à dimension universelle »4, le péronisme fut et serait peut-être encore ce « mouvement à la fois populaire et nationaliste, redistributeur et anticommuniste, favorable au protectionnisme et à l’industrialisation, qui misa sur la santé et l’éducation tout en tâchant de concilier capital et travail »5. Tel le décrit le numéro spécial du Monde diplomatique dédié au populisme – ce qualificatif controversé qui, par-delà les débats qu’il anime, colle on ne peut mieux au péronisme – en en-tête de la publication du discours d’Eva Duarte, la future et incontournable Eva Perón (1919 – 1952). Car qu’aurait été le gouvernement d’un militaire, Juan Domingo Perón (1895 – 1974), sans sa comédienne d’épouse dont il dira d’ailleurs, lors de sa tournée européenne (à elle) en 1947, qu’elle était plus célèbre que lui ?

Dans la comédie musicale Evita d’Alan Parker, sortie en 19966 – et sans parler de l’ample cinématographie que son personnage a inspiré7 – tout est dit ou presque de la passion et de l’aversion que le peuple argentin a éprouvé pour sa madone, et qui teintera pour longtemps sa perception du péronisme historique et des projets ultérieurs qui s’en réclament. Eva Perón est, d’abord par son apparence, cette blonde, charismatique et souriante figure angélique, si conforme aux modèles européens et états-uniens dans une Amérique latine qui regarde vers le Nord depuis sa blanche Argentine8 tout en ayant la ferme intention de s’en affranchir. Douée d’un infatigable esprit d’initiative et d’une ambition entêtée, Evita sera cette femme volontaire, détestée par les militaires et la bourgeoisie argentine, qui a œuvré pour les pauvres, les infirmières et le droit de vote des femmes qu’elle obtient en 1947 avant de décéder quelques mois plus tard d’un cancer à l’âge de 33 ans.

Juan Domingo et Eva Duarte vont, à eux deux, structurer politiquement et émotionnellement le péronisme. Au-delà du phénomène médiatique, il est en effet difficile de saisir ce mouvement, tant dans sa première phase que dans ses incessantes réminiscences, sans prendre en compte cette dualité singulière qui lui a donné forme : la fermeté du militaire, à la fois anti-marxiste et anti-bourgeois, et la candeur empathique et emphatique de son épouse. Elle lui a conféré pour longtemps l’efficacité de sa stratégie visant à répondre – et à être le seul à répondre – aux besoins du peuple ; le « peuple », c’est-à-dire les travailleurs mais aussi leurs patrons, en veillant bien à ce que le socialisme ou le communisme ne se chargent pas d’inspirer la lutte des premiers.

Juan Domingo et Eva Duarte vont, à eux deux, structurer politiquement et émotionnellement le péronisme […] la fermeté du militaire, à la fois anti-marxiste et anti-bourgeois, et la candeur empathique et emphatique de son épouse.

Par là même, le péronisme historique est un mouvement qui haïra les intellectuels, tant les « rouges » que ceux qui, historiquement libéraux dans la lignée politique de l’unioniste Bartolomé Mitre (1821 – 1906), ont défendue l’Argentine bourgeoise et dépendante du Nord : Perón lui préférera comme modèle le fédéraliste et autoritaire Juan Manuel de Rosas (1793 – 1877), opposé aux élans impérialistes des européens de son époque. Cet anti-intellectualisme est un trait caractéristique du premier péronisme, évidemment révisé dans ses formes contemporaines. Pour cause, dans la zone ouest de Buenos Aires, le partido de la Matanza, beaucoup plus étendu et presque aussi peuplé que la capitale9, commence à concentrer dès les années 1930 les secteurs ouvriers émigrés des régions rurales et devient le bastion par excellence du péronisme. Inutile d’y chercher un théâtre ou une bibliothèque (alors que ces derniers sont nombreux dans les villes au sud de Buenos Aires, où la gauche est présente). Pour Perón, le peuple n’a besoin ni de livres, ni d’art : l’instruction basique, un travail sûr accompagné de droits et un accès et aux soins suffira. Ce qui pour l’époque, diront certains, n’est déjà pas si mal, d’autant plus que ces besoins seront bel et bien satisfaits sous la présidence péroniste, quand la gauche n’a jamais réussi à conquérir de pareils droits en Argentine – un argument phare du péronisme.

Le mouvement s’évertue ainsi à ne pas se préoccuper de l’émancipation des travailleurs, ce qui conduira ses détracteurs à le considérer comme une tendance politique abrutissante et fort peu encline au projet révolutionnaire : son objectif est avant tout une répartition 50/50 entre les travailleurs et leurs employeurs, considérés ensemble comme l’avenir de l’industrie nationale, à la fois levier pour conquérir son indépendance économique vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis et pour faire face à la bourgeoisie locale des propriétaires terriens que Perón abhorre et qui le lui rendront bien. Cette dichotomie entre le monde industriel urbain, ouvriers et patrons, et le monde rural se retrouve jusqu’à une époque récente où la péroniste Cristina Kirchner dû faire face en 2009 à un lock-out historique de la part des secteurs agraires réticents à ce que l’on taxe leurs exportations de bovins et de soja transgénique à des fins de répartition des richesses engrangées.

Brève histoire du péronisme10

Le 17 octobre 1945, devenu jour historique du péronisme, le général Perón, alors emprisonné par le gouvernement de l’époque, est libéré par un grand mouvement de masse conduit par la CGT (Confederación general de los Trabajadores) qui organise une marche historique depuis le quartier ouvrier de Berisso, près de La Plata, jusqu’à Buenos Aires, à 64 kilomètres de là, réunissant sur le chemin les ouvriers des quartiers de La Boca, Barracas et Parque Patricios et de la périphérie ouvrière de la capitale pour totaliser une mobilisation d’environ 300 000 personnes11. Perón est élu président l’année suivante. Après avoir établi une nouvelle Constitution, il met en place un plan de nationalisation des secteurs de base de l’économie, approfondit la politique de substitution des importations et met en place une multitude de réformes dans les domaines de la santé, de l’éducation et du droit du travail, assurant à son gouvernement un soutien inflexible des classes populaires.

Juan Perón et Evita le 17 octobre 1951

Son mouvement comptera d’abord deux, puis trois, et enfin quatre branches : la branche syndicale (avec la CGT, seul syndicat autorisé) et la branche politique, puis la branche féminine (uniquement composée de femmes) sous l’initiative d’Eva Perón à partir des années 1950, et plus tard la branche des Jeunesses Péronistes (JP), à partir de 1957, qui prônera la résistance à la dictature du général Aramburu.

Le parti péroniste féminin tout comme le Parti Justicialiste (PJ), organe officiel du mouvement tenant son nom de l’idée de défendre la justice sociale, seront tous deux interdits à partir du coup d’État de 1955 qui renverse Perón et instaure la dictature autoproclamée « Révolution libératrice » (1955 – 1958). Jusqu’en 1972, et malgré quelques allègements circonstanciels sous les présidences de Frondizi puis d’Illia, il est alors prohibé ne serait-ce que de mentionner le nom du général ou de son épouse, accusés d’avoir perverti le pays en accordant des droits aux ouvriers.

Pendant ces années-là, une ligne dure du péronisme subsiste malgré tout et tente de renverser le régime en vue du retour de Perón, exilé en Espagne. Une autre ligne plus souple, syndicale, cherchera plutôt à défendre du mieux qu’elle le pourra les droits des travailleurs dans une conjoncture très défavorable à ces enjeux. Au cours des années 1970, divers groupes se déclarent du péronisme, allant de l’extrême droite (la Triple A, l’Alianza Anticomunista Argentina) à l’extrême gauche (les Montoneros)12 dont le grand idéologue et théoricien fut John William Cooke, mort en 1968. « Cooke a élaboré les bases théoriques d’un péronisme révolutionnaire qu’il considérait comme l’application du marxisme à une réalité nationale spécifique »13, écrivit Marcelo Diaz ; un héritage qui imprégnera et divisera pour longtemps le mouvement.

Très affaiblie par la contestation sociale, notamment symbolisée par le Cordobazo de 1969 (le mai 68 argentin), la dictature dite de la « Révolution Argentine » (1966 – 1973) est contrainte d’accepter la tenue d’élections en mars 1973. Le candidat péroniste de gauche Héctor José Cámpora (qui donnera plus tard son nom à la corporation militante des jeunes kirchnéristes) est élu, le péronisme remportant par ailleurs la majorité des sièges dans une période marquée par une abondante communication14.

Mais les tensions internes au mouvement s’intensifient et le retour du général, enfin autorisé, se transforme en tragédie lors du massacre d’Ezeiza de juin 1973 où les péronistes de droite ouvrent le feu sur les péronistes de gauche venus accueillir leur idole à l’aéroport avec plus de 3 millions de personnes. La répression fait au moins 13 morts et 365 blessés et marque la plus cinglante rupture entre les deux branches du péronisme. Après la démission de Cámpora, le général Perón est à nouveau élu président en septembre 1973 avec sa femme Isabel comme vice-présidente. Il avalise alors lui-même la rupture, le 1er mai 1974, en stigmatisant l’aile gauche de son mouvement (qu’il n’a pas réussi à empêcher de manifester), et ce malgré les efforts de celle-ci pour se démarquer de l’extrême gauche argentine : « les piliers du projet capitaliste élaboré par Perón sont [alors et désormais] le patronat organisé, la bureaucratie syndicale, le péronisme de droite et les appareils policiers et para-policiers de répression »15, écrit encore Marcelo Diaz. Le divorce est consommé, les diverses forces d’extrême gauche16 marginalisées et les Montoneros réprimés et insultés tournent le dos à leur leader qui décède deux mois plus tard, le 1er juillet 1974. S’ouvre alors deux années où son épouse « Isabelita », aux commandes de l’État, est manipulée plus qu’elle ne gouverne par les franges les plus réactionnaires du clan péroniste jusqu’à ce que le général Videla instaure par un nouveau coup d’État en 1976, et jusqu’en 1983, la plus sanglante dictature militaire de l’histoire du pays, ledit « Processus de Réorganisation Nationale », dont la répression fera 30 000 disparus.

Lors du massacre d’Ezeiza de juin 1973, les péronistes de droite ouvrent le feu sur les péronistes de gauche venus accueillir leur idole à l’aéroport avec plus de 3 millions de personnes. La répression fait au moins 13 morts et 365 blessés et marque la plus cinglante rupture entre les deux branches du péronisme.

Au retour de la démocratie en 1983, et alors que les défis de la reconstruction sont immenses17, Raúl Alfonsín, de l’Union Civique Radicale (UCR), est élu président. Le péronisme ne remportera à nouveau les élections qu’en 1989 avec le néolibéral Carlos Menem, représentant d’un péronisme de droite qui conduira le pays à la crise économique et politique de 2001 (sous la présidence de Fernando De la Rúa). Il faudra donc attendre 2003 et l’élection du président de centre gauche Néstor Kirchner, puis des deux mandats successifs de son épouse Cristina Fernández de Kirchner18, pour que le péronisme retrouve une dimension politique un peu plus proche de celle des origines, tentant de concilier capital et travail dans une perspective de justice sociale.

Être péroniste aujourd’hui…

Lorsque l’on se rend à Laferrere, zone très populaire de la Matanza, on comprend combien ce territoire désindustrialisé par la dictature militaire de 1976-1983, puis par l’époque néolibérale ménémiste (1989 – 1999), représente toujours un enjeu politique et un inépuisable bastion du péronisme. Jorge Carrasco, 33 ans, militant péroniste, vient nous chercher en voiture à la gare de Ramos Mejía (la partie nord de la Matanza, plutôt de classe moyenne) et, au cours de la demi-heure de voiture qui nous sépare de son quartier, il nous raconte avec beaucoup d’enthousiasme l’action artistique qu’il cherche à mettre en place auprès des jeunes de la localité. Une fois sur place, la qualité théâtrale du projet – qui n’est pas entre les mains de Jorge, mais qu’il soutient pleinement – laisse songeur : on y « éduque » une poignée d’habitants du quartier en leur faisant jouer, sans la moindre application, une caricature grossière des « buitres » (les fameux « vautours », prédateurs financiers détenteurs de la dette argentine) et des Madres de Plaza de Mayo (s’épanchant sur les bébés kidnappés pendant la dictature). Ici, dans l’agrupación Renacer Justicialista, il n’y a paraît-il pas de « chef », mais un « conducteur », qui serait « comme un leader de l’organisation qui détient la responsabilité politique de notre collectif », nous explique Jorge. Ce collectif fait partie du Conseil local de Laferrere, lui-même appartenant au plus ample Consejo de Partido Justicialista, décrit et assumé par Jorge comme « hiérarchique, verticaliste, composé d’organismes et de secrétariats collégiaux ».

Le conducteur du groupe, la soixantaine, arrive bientôt et, nous serrant fermement la main, nous demande si l’on a été bien traité. À notre réponse affirmative, il nous annonce alors sans détour : « C’est que tu es péroniste, mais tu ne le sais pas encore ». Alors que des pizzas et un succédané de Coca-Cola sont servis sur la table (il est dit officiellement que c’est pour ne pas consommer une marque étas-unienne, mais l’on nous murmure dans l’autre oreille que c’est surtout parce que c’est la marque la moins chère), le conducteur nous désigne l’immense carte au mur, précisant le secteur d’action du collectif dont les militants ratissent régulièrement le quartier. Il se gausse alors de l’insuccès cuisant des « sbires de Cambiemos », le mouvement du président néolibéral Mauricio Macri, qui la semaine précédente se sont fait jetés à grand fracas par des voisins lors d’une entreprise de campagne : « Ici, c’est péroniste ! Les autres ne sont pas les bienvenus ». Lorsqu’on suggère que la gauche française, si tant est que la justice sociale l’aie réellement préoccupée jusqu’à une époque récente, ressemble un peu au péronisme, les militants tiquent. Ici, on aime à préciser que l’on n’est pas de droite, mais surtout pas de gauche. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils reprochent à la gauche, on nous répond que la gauche est soit incontestablement violente – ils l’identifient à cette minorité encagoulée qui parfois, quoique sans commune mesure avec les black blocks français, anime les fins de manifestations bien rangées en cassant du mobilier urbain près de l’obélisque de Buenos Aires – soit désespéramment « féminine » : « Son evitistas ! Más que peronistas ! », c’est-à-dire, qu’ils prêtent allégeance à Evita plus qu’au général, autrement dit qu’ils veulent la « justice sociale » sans la « fermeté » (« mano dura »).

Lorsqu’on suggère que la gauche française, si tant est que la justice sociale l’aie réellement préoccupée jusqu’à une époque récente, ressemble un peu au péronisme, les militants tiquent. Ici, on aime à préciser que l’on n’est pas de droite, mais surtout pas de gauche.

Sur le chemin du retour, et alors que la nuit est tombée, Jorge Carrasco nous désigne un gigantesque bâtiment sans lumière sur le bord de la route sur la façade duquel on peut lire « Hospital público Presidente Néstor Kirchner » : « Il est terminé », nous dit-il, « prêt à être inauguré, mais Macri n’en a pas voulu, c’est désastreux » ; apparaît un peu plus loin la ligne du Metrobus, cette voix rapide curieusement interrompue : « Ce fut le geste politique de Macri pour acheter les votes locaux, il a dit qu’il rallierait Buenos Aires à la Matanza, c’est même écrit sur l’abris-bus : “destination : Buenos Aires”, mais regarde : ils n’ont même pas construit la moitié ! ». Il tente alors de résumer le sens du combat péroniste contre la droite néolibérale : « Justice sociale, et répartition 50/50 entre le travailleur et le patron, voilà le péronisme », et l’on sous-entend : ni plus, ni moins.

Ainsi se structure la sensibilité de la ligne politique “vieille école” du péronisme faisant sourire ou grincer des dents les plus jeunes militants, en général kirchnéristes, traitant amicalement leurs aînés de « peronchos », c’est-à-dire de vaguement fermés d’esprit, figés dans leurs principes, voire carrément ringards (au même titre que les trotskistes, de l’autre côté du spectre, qu’ils ne portent en général pas dans leur cœur).

Certains jeunes militants de la Cámpora, structure militante du Frente por la Victoria (le parti historique de Néstor et Cristina Kirchner), cherchent justement à renouveler, par une forme théâtrale à la fois populaire et exigeante sous la forme de pièces courtes, l’approche pédagogique de la militance péroniste. En 2017, puis à nouveau en 2018, nous rencontrions Federico Tombetti, trente ans, fondateur du groupe MERDA en acción. Ce collectif anime une radio, produit des conférences et des performances ainsi que du matériel audiovisuel diffusé sur les réseaux sociaux. Ses thèmes de prédilection : la détention illégale de Milagro Salas19, et les fameux fonds vautours – cette fois présentés de façon plus élaborée. Chaque représentation s’accompagne de l’intervention d’un économiste suivie d’un débat. Federico raconte qu’il tolère, parce qu’il la croit utile, la conception verticaliste et paternaliste du péronisme, mais se lasse de sa rigidité d’esprit ce pour quoi, comédien avant d’être militant, il cherche à œuvrer par l’art. Dans le cadre de son activité artistique, il préfère ne pas se dire partisan pour ne pas attiser les clivages, tout en ayant conscience que tous sont kirchnéristes dans son groupe qui se réunit une fois par semaine à l’Instituto Patria, haut lieu du couple Kirchner à deux pas du Congrès de la Nation : « On cherche à atteindre des publics susceptibles de ne pas être d’accord avec nous, on ne prétend pas faire de prosélytisme, on ne va pas appuyer un candidat. On parle du FMI, de l’endettement. L’unique condition pour être dans MERDA c’est d’avoir envie de dénoncer les atrocités de ce gouvernement ». Ce gouvernement, c’est-à-dire celui de Mauricio Macri, défait dans les urnes le 27 octobre dernier.

Cortège de La Cámpora le 24 mars 2017 7

Nicolás Segal, trente ans également, est économiste et militant péroniste depuis plusieurs années. Il travaille au sein de l’Institut du Travail et de l’Économie (Instituto de Trabajo y Economia) de la fondation Germán Abdala, du nom du militant péroniste qui s’opposa au tournant néolibéral du péronisme durant le gouvernement de Carlos Menem. Son travail consiste à « analyser l’économie argentine et à produire des rapports et des statistiques qui aident les organisations politiques, sociales et syndicales à formuler leurs propres idées sur l’économie ». Cet environnement de travail est pour lui un véritable « espace de dialogue où d’autres acteurs peuvent se rendre compte de comment s’appliquent les concepts de l’économie keynésienne ». Avoir travaillé au Ministère de l’Économie pendant le gouvernement de Cristina Kirchner (mais également sous le gouvernement de Mauricio Macri) fut pour lui un moment idéal pour « proposer de nouvelles idées et les mettre en œuvre », et ce même si « les heures supplémentaires, mal payées, ne se comptaient pas, car dominait la conviction que c’était dans ces moments que se ressentait un engagement et une cohérence avec les idées, avec les camarades, et avec la société toute entière ».

Lorsqu’on lui demande ce qu’est pour lui le péronisme, il ironise en disant que « bien souvent, ce sont les antipéronistes qui définissent le contenu du péronisme plus que les péronistes eux-mêmes » et, par là, contribuent paradoxalement à générer de nouvelles adhésions dans ses rangs : « Pendant le gouvernement Macri, de nouvelles générations de péronistes se sont formées et, au sein même de celles qui existaient, une nouvelle articulation politique est née, basée sur la lutte contre le modèle d’endettement et d’enrichissement des secteurs les plus fortunés afin de remettre en marche l’économie et d’améliorer la situation de la majorité ».

Le péronisme, qui se caractérise pour lui par une « redéfinition permanente », fait « qu’aucun péroniste ne peut s’identifier pleinement avec toutes les variantes et expériences du péronisme ». Cette « amplitude », que d’aucuns pourront trouver matière à critiquer, contribue selon lui à « faire du péronisme une force transformatrice de l’histoire argentine ». Aujourd’hui, assure-t-il, « le péronisme lève la bannière du national, du populaire, de la démocratie et du féminisme ».

Pour le militant et économiste nicolás segal, Cette « amplitude » du péronisme, que d’aucuns pourront trouver matière à critiquer, contribue  à « faire de ce mouvement une force transformatrice de l’histoire argentine ». Aujourd’hui, assure-t-il, « le péronisme lève la bannière du national, du populaire, de la démocratie et du féminisme ».

Le jeune militant, s’il ne cache pas sa joie depuis la victoire d’Alberto Fernández, n’en demeure pas moins sceptique : « Macri nous laisse un pays plongé dans une crise économique et sociale profonde. Un mineur sur deux vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. L’économie est à nouveau extrêmement endettée en dollars, l’inflation est de 55% et il va être très difficile de stabiliser la monnaie étrangère. C’est une combinaison explosive qui va réclamer beaucoup d’audace politique et d’engagement pour parvenir à un accord social qui permette de sortir de la crise et de relancer la croissance ». Au-delà de l’économie nationale, abaissée à un niveau critique, il va s’agir également de renouveler les discours. Cela va impliquer de « sortir de cette logique de confrontation sociale [dénommée « grieta » ; littéralement, « la brèche, la faille »] que Macri a installé, avec l’appui des médias, et qui nourrit un courant d’opinion très agressif à l’encontre des plus vulnérables : les pauvres, les migrants, les minorités ». C’est qu’une supposée « délinquance », rendue responsable du « désordre social », a été pendant quatre ans stigmatisée face à « la supposée authentique Argentine qui travaille » : « un discours factice, sans fondement, et très dangereux pour la violence qu’il engendre », commente Nicolás Segal. Le défi des prochaines années sera donc d’affronter cette représentation du péronisme au pouvoir comme une politique qui bénéficie à ce supposé « désordre social », tentant d’ouvrir les discussions qui pourront sortir les Argentins de cette logique discursive de la « grieta ».

Un avenir à force de révisions

On l’aura compris, le péronisme n’en finit pas, de part sa position hybride sur l’échiquier politique, de faire et défaire des luttes entre adeptes qui s’en revendiquent. Alors que le péronisme a toujours marginalisé les forces de la gauche de la gauche – ce que, précisément, lui reproche viscéralement la gauche argentine – le fait qu’il ait rendu effectives les plus notables avancées sociales de l’histoire du pays en fait une source d’inspiration pour de nombreux militants et intellectuels qui se préoccupent aujourd’hui, le treillis militaire en moins et l’écologie en plus, de réinventer la gauche du XXIème siècle sur de nouveaux modes opératoires de masse, assumant positivement le terme de « populisme », au premier rang desquels Ernestau Laclau et Chantal Mouffe20, références, entre autres, de la France Insoumise et de Podemos en Europe. L’idée complexe, séduisante et opératoire pour les uns, vendue car niant la lutte des classes pour les autres, de vouloir englober la majeure partie du « peuple » (concept qui reste à réinventer à chaque époque) contre la seule pointe extrême des oligarchies nationales et mondiales, fait donc date et se renouvelle. On peut par exemple y trouver un écho dans la remise en cause de l’axe gauche-droite (désalignement par ailleurs aisé à reprendre et falsifier ; Emmanuel Macron en fut le cas d’école lors de sa campagne présidentielle) dans les scissions récentes au sein de Podemos entre Pablo Iglesias, partisan de la frange socialiste de son mouvement, et Íñito Errejón, soucieux de brasser large dans une perspective populiste21.

Reste que la logique développementiste du péronisme, du fait de son imbrication parfois excessive avec la logique entrepreneuriale et de son obsession de la croissance dans l’optique d’une redistribution des richesses court toujours le risque d’écarter les préoccupations environnementales et l’exigence écologique, désormais incontournables, risquant de s’assécher idéologiquement à l’endroit où l’esprit de la gauche (plus que les partis de gauche) a plus que jamais besoin de renouveler son imaginaire et son horizon afin de s’ancrer à nouveau comme une alternative viable aux yeux de la majorité. Quoi qu’il en soit, le péronisme n’en finit pas de fasciner et, s’il convient d’en revoir à peu près tous les aspects – de son autoritarisme à son nationalisme exacerbés, produits d’un pays et d’une époque – il reste une source de réflexion puissante, une fois actualisé aux enjeux et aux outils contemporains et après démystification de son culte de la personnalité, pour penser les formes de mobilisation massive et les alliances politiques larges du monde actuel à la fois contre l’ordre néolibéral et la montée des fondamentalismes religieux comme des nouveaux nationalismes fascisants.

1 NANTANSON José, « L’Argentine montre que la gauche n’est pas morte », Le Monde Diplomatique, octobre 2019. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/10/NATANSON/60457

2 RUBIO Marthe, « Le péronisme traverse une crise historique en Argentine », Médiapart, 29 novembre 2017. https://www.mediapart.fr/journal/international/291117/le-peronisme-traverse-une-crise-historique-en-argentine

3 ROUQUIÉ Alain, Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Seuil, Paris, 2016.

5 « Le souffle d’Evita », in Tous populistes !, Manières de voir n°164, Le Monde Diplomatique, avril-mai 2019. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/164/DE_PERON/59681

6 Qui nous a légué sa bande-son inoubliable, dont le succès de « Don’t cry for me Argentina ». Voir : https://www.youtube.com/watch?v=IVyU_gdCnek&list=PLC2977BCE5BC6244B

7 Notamment le film Eva Perón de Juan Carlos Desanzo, avec Cristina Banegas dans le rôle d’Evita, sorti en 1996 : https://www.youtube.com/watch?v=UYOdyClmuis&t=1258s ou encore le documentaire-comédie musicale Las enfermeras de Evita, de Marcelo Goyeneche : https://www.youtube.com/watch?v=LM7onsaR7-g

8 Ladite « Conquête du désert », menée entre 1878 et 1885 et rétrospectivement qualifiée de génocide, aurait contribué à massacrer plus de 20 000 indigènes et fait prisonniers des milliers d’autres, coupant court à la prospérité des peuples autochtones sur le territoire argentin. Voir : https://es.wikipedia.org/wiki/Conquista_del_Desierto

9 On comptait 1 772 130 habitants à la Matanza pour 325 km2 en 2010, pour un taux record de croissance démographique de 41% en 9 ans. Il est donc légitime d’imaginer que sa population a encore considérablement augmenté. La population de la ville autonome de Buenos Aires, pour sa part, est estimée en 2015 à 3 090 900 habitants pour 203 km2. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Matanza_(partido) et https://fr.wikipedia.org/wiki/Buenos_Aires

10 Pour un récapitulatif des principales dates, voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2017/03/A/57283

11 Ces chiffres, discutés, ont souvent varié selon les sources : https://es.wikipedia.org/wiki/D%C3%ADa_de_la_Lealtad

12 Voir notamment : NADRA Giselle Nadra et NADRA Yamilé, Montoneros : ideologia y politica en el descamisado, Corregidor, Buenos Aires, 2011. Pour une présentation du livre, voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2012/01/TOULHOAT/47222

13 DIAS Marcelo, « Vaste offensive de répression contre la gauche du mouvement », Le Monde diplomatique, juin 1974. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/1974/06/DIAS/32412

14 CRISTIÁ Moira, Imaginaire péroniste. Esthétique d’un discours politique, 1966-1976, Presses universitaires de Rennes, 2016. Pour une présentation du livre, voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/COLLIAUX/56778

15 DIAS Marcelo, « Vaste offensive de répression contre la gauche du mouvement », Le Monde diplomatique, juin 1974, op. cit. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/1974/06/DIAS/32412

16 Les FAR (Forces Armées Révolutionnaires), la FAL (Forces Argentines de Libération), les FAP (Forces Armées Péronistes) et l’ERP (L’Armée Révolutionnaire du Peuple).

17 Voir : RAMONET Ignacio, « De la dictature à la démocratie. L’Argentine de la transition », Le Monde diplomatique, octobre 1983. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/1983/10/RAMONET/37585

18 Voir notre article dans Le Vent se Lève : « Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une décennie gagnée », mars 2018 : https://lvsl.fr/argentine-lere-des-kirchner-retour-critique-sur-une-decennie-gagnee/

19 Voir : DUVOJNE ORTIZ Alicia, Milagro Sala, l’étincelle d’un peuple, Des femmes — Antoinette Fouque, Paris, 2017. Pour une présentation du livre, voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/04/LOWY/58592

20 LACLAU Ernesto et MOUFFE Chantal, Hegemonía y estrategia socialista. Hacia una radicalización de la democracia (troisième édition en espagnol), Buenos Aires, Fonde de Cultura Económica, 2015 ; LACLAU Ernesto, La Raison populiste, Paris, Seuil, L’Ordre philosophique, 2008 ; MOUFFE Chantal, Pour un Populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.

21 « Íñigo Errejón : “L’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment” », Le Vent se Lève, 21 août 2019. https://lvsl.fr/inigo-errejon-laxe-gauche-droite-est-laxe-de-lestablishment/

« Le concept de “peuple” peut être utile pour radicaliser la démocratie » – Entretien avec Javier Franzé

[Format long] Javier Franzé est docteur en science politique et professeur à l’Université Complutense de Madrid où il enseigne l’histoire de la pensée politique européenne et latino-américaine. Au cours de cet entretien, il revient sur le concept de “populisme”, tel que théorisé par Ernesto Laclau, qu’il explicite (notamment à travers l’exemple du péronisme) tout en lui adressant des critiques (en particulier sur l’équation de Laclau qui consiste à envisager le populisme comme “l’activité politique par excellence” et l’institutionnalisme comme la “mort de la politique”). Cet entretien permet de s’éloigner de la vision dominante selon laquelle le populisme serait une pathologie de nos démocraties et permet de comprendre plus en profondeur la complexité et les ressorts de ce phénomène trop souvent caricaturé.

LVSL – En Europe, le populisme est régulièrement associé à la démagogie et à une pathologie démocratique de notre siècle. Pour certains théoriciens politiques, il représente plutôt une grille d’analyse pertinente pour appréhender des phénomènes politiques contemporains. C’est le cas du penseur argentin Ernesto Laclau, pour qui le populisme est avant tout une méthode de construction des identités politiques. Le populisme n’est-il donc pas, en lui-même, une idéologie ?

Je pense que la conception de Laclau permet de bien saisir ce qu’est le populisme. Par conséquent, et dans la lignée de ses travaux, il faut effectivement préciser d’emblée que le populisme n’est pas une idéologie. C’est une forme politique, une manière de représenter la problématique politique d’une société. Laclau oppose le populisme à l’institutionnalisme. Dans le premier cas, les problèmes politiques sont liés à la contradiction antagonique entre une minorité privilégiée et une majorité laissée pour compte – ce serait le populisme. Dans le second cas, ils peuvent être compris en termes de demandes individuelles qui seraient peu à peu absorbées par le système institutionnel – ce serait l’institutionnalisme. Néanmoins, il faut préciser que toute forme est également un contenu. Par conséquent, l’opposition peuple-pouvoir est elle-même déjà un contenu. Mais cette opposition ne suffit pas à définir une idéologie, dans la mesure où elle peut se décliner de nombreuses manières, parfois même contradictoires.

Cette conceptualisation “laclauienne” du populisme et de l’institutionnalisme comme deux modes de construction du politique pose néanmoins, selon moi, plusieurs problèmes. Le premier et principal problème réside dans le fait que Laclau assimile le populisme à la politique tout court et son opposé, l’institutionnalisme, à la mort de la politique. Je pense que l’idée de la mort de la politique entre en contradiction avec la conception même que Laclau a du politique, qu’il présente comme une ontologie de la dislocation produite par un antagonisme.

“Il faut préciser d’emblée que le populisme n’est pas une idéologie, c’est une forme politique, une manière de représenter la problématique politique d’une société.”

À mon sens, il faudrait, d’une part, penser l’institutionnalisme comme une manière ontique de dépolitiser l’ordre existant en le présentant comme un système de règles neutres, universelles, qui permettent l’inclusion de toute demande sociale. L’institutionnalisme masque le fait qu’il a des ennemis, qu’il est un ordre politique et que, par conséquent, comme tout ordre politique – y compris  la démocratie qui n’est pas, comme elle le prétend, un dépassement du conflit et de l’exclusion- , il exclut d’autres possibilités. D’autre part, je ne pense pas que l’on puisse dire que le populisme soit un synonyme de la politique tout court. Le populisme est une forme de construction de l’hégémonie.

Contrairement à ce qu’affirme Laclau, le populisme ne montre pas la contingence de la politique dans toutes ses dimensions. Le populisme explicite bel et bien l’antagonisme – et il faudrait ici étudier chaque cas historique en particulier – mais tend à le présenter comme l’opposition entre un Peuple, incarnation objective de la Patrie, et une Oligarchie, incarnation objective de l’Anti-patrie. Cette essentialisation des identités est incompatible avec la propre ontologie de Laclau. Cette dernière – tout particulièrement telle qu’elle est formulée dans Hégémonie et stratégie socialiste – me semble en revanche très pertinente pour comprendre la politique, sa contingence et son absence de fondement prédéterminé.

LVSL – En France, depuis l’avènement de Podemos, les débats autour du “populisme de gauche” ont pris une nouvelle ampleur. On a souvent l’impression que du populisme de Laclau et Mouffe est avant tout retenu la nécessité de “transversalité” et de mise au placard de l’axe droite-gauche. En bref, ce serait une simple opération de dépoussiérage marketing. Au nom de la construction d’une “chaîne d’équivalence”, on entend parfois de la part de personnes se revendiquant du populisme, la nécessité de laisser au second plan des combats tels que le féminisme ou les droits des minorités considérés comme subalternes et déconnectés du sens commun populaire. Les thèses populistes n’ont-elles pas précisément été élaborées en vue d’incorporer au projet socialiste les revendications post-matérialistes auxquelles la gauche marxiste était largement hermétique – féminisme, écologie, LGBT, etc – ?

Transversalité et axe gauche-droite ne sont pas incompatibles. Ici, je pense qu’il faut distinguer deux niveaux. Le premier, celui du clivage gauche-droite entendu dans un sens général et abstrait, comme la différence entre ceux qui privilégient l’égalité et ceux qui privilégient la liberté et l’ordre – selon le type de droite auquel on a affaire. Le second niveau, concret et particulier, celui des identités politiques dominantes dans chaque pays. En d’autres termes, les partis politiques réellement existants qui sont les protagonistes de ce conflit entre gauche et droite.

Laclau, selon son propre témoignage, reprend un enseignement clé de la théorie de la révolution permanente de Trotsky : il n’existe aucune revendication qui soit, essentiellement, de gauche ou de droite. Il existe en revanche des demandes diverses, que chacun des camps peut s’approprier à tout moment. Ce qui les définit comme de gauche ou de droite, c’est leur usage dans un contexte bien déterminé, dans la lutte pour la construction d’une société plus égalitaire, plus “libre” ou plus “ordonnée”. On a là une clé de compréhension de la fluidité du politique. Cela nous permet d’éviter de moraliser l’analyse à travers des affirmations du type : “la droite ne croit pas réellement en l’égalité hommes/femmes, elle est opportuniste et cherche à nous tromper”. Ce sont des affirmations qui n’identifient pas ce qui est réellement en jeu dans le combat politique : les effets qu’ont les pratiques, et non les intentions personnelles des acteurs.

“L’hégémonie consiste en la capacité à attirer dans son camp interprétatif les demandes de l’adversaire.”

Cela étant dit, il me paraît difficile d’identifier une demande qui, située dans le contexte d’une action et d’un acteur politique déterminés, ne puisse être placée sur l’axe gauche-droite. Cela ne signifie pas pour autant que tout ce que fait la droite soit de droite, ni que tout ce que fait la gauche soit de gauche.

L’hégémonie consiste en la capacité à attirer dans son camp interprétatif les demandes de l’adversaire. Pour la gauche il s’agirait, par exemple, de ne pas écarter le sentiment d’appartenance à une communauté, souvent considéré, par définition, comme réactionnaire. Cela reviendrait en effet à essentialiser la demande sans envisager l’usage alternatif qu’il est possible d’en faire, qui pourrait consister à la re-signifier en faisant primer la coopération et la co-responsabilité de l’ensemble de la communauté en vue de garantir le sort de ses membres. Par conséquent, l’hégémonie équivaut bien à la transversalité, mais je pense que celle-ci conserve toujours un caractère prédominant de gauche ou de droite. En Espagne, Podemos a contesté l’axe gauche-droite sans distinguer le niveau général-abstrait du niveau concret-particulier, afin d’accentuer sa critique du bipartisme dominant. Cette stratégie était guidée par un intérêt politique immédiat. Mais dans le même temps, en termes analytiques, on peut affirmer que Podemos a déployé cette stratégie par le biais d’un discours que l’on peut fondamentalement qualifier de “populiste de gauche”. L’hégémonie n’est pas une juxtaposition de demandes particulières, elle prend forme lorsque le tout est plus que la somme des parties. Dans le cas du péronisme en Argentine, par exemple, toute demande particulière, sectorielle, était traduite et mise en avant en termes de justice sociale et de souveraineté économique.

LVSL – L’un des fondements de la théorie populiste repose sur la critique de l’essentialisme marxiste, qu’est ce que cela signifie ?

Fondamentalement, cela signifie que la société, ses acteurs, ses conflits et ses luttes sont une construction, ils ne sont pas dotés d’un sens pré-constitué, existant de façon latente dans la société elle-même. Dans cette vision constructiviste ou discursive du social et du politique, il n’est pas vrai que “l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes” entendue comme un conflit inhérent a priori à toute communauté. Cette vision constructiviste n’adhère pas non plus à la vision libérale selon laquelle l’Homme est un être porteur de droits naturels, ou un maximisateur d’intérêts. Elle n’accepte pas plus la tradition conservatrice selon laquelle il existe un Être national en dehors duquel les sujets de cette communauté deviendraient des êtres artificiels. Nous pourrions continuer la liste.

Je dirais que le conflit central n’est pas entre populisme et marxisme, mais entre post-marxisme – la conception de Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste – et un marxisme “classique”, déterministe et matérialiste. L’histoire de cette confrontation n’est pas nouvelle. On retrouve ses prémisses chez Castioradis – sur le terrain du marxisme – et chez d’autres comme Sorel, Weber et Schmitt, dans d’autres courants de pensées. Weber est un grand oublié du post-marxisme mais, selon moi, sa conception de la politique comme lutte pour des valeurs non fondées en soi est l’une des prémisses du post-marxisme. Le problème se trouve peut-être dans le fait que les auteurs continuent de lire des œuvres qui s’inscrivent dans des champs délimités par l’idéologique, Weber serait ainsi “le Marx bourgeois”.

Laclau emploie cette conception post-marxiste, déjà développée dans Hégémonie et stratégie socialiste [1985], dans La Raison populiste [2005], mais moins systématiquement que dans le premier ouvrage. D’une part parce que dans Hégémonie et stratégie socialiste, le populisme n’est pas synonyme du politique tout court. Même si l’on acceptait cette idée émise par Laclau, il faudrait la confronter avec la réalité et avec le fait que les populismes réellement existants n’ont cessé d’essentialiser l’identité du peuple tout comme celle de l’oligarchie. D’autre part, parce que le populisme serait dans le meilleur des cas une manière d’exprimer une forme non essentialiste de comprendre le politique, mais pas l’unique forme existante. En ce sens, je pense que la place qu’occupent les luttes démocratiques et les luttes populaires dans Hégémonie et stratégie socialiste est beaucoup plus intéressante que celle qu’elles occupent dans La raison populiste. Dans Hégémonie, ces luttes représentent deux déclinaisons du conflit politique, alors que dans La raison populiste, les luttes populaires sont à la base d’un populisme synonyme d’hégémonie et de politique, et les luttes démocratiques sont le terreau de l’institutionnalisme en tant que forme non politique de l’ordre.

LVSL – Le terme de “discours” est également omniprésent dans le lexique d’Ernesto Laclau qui considère l’espace social comme un “espace discursif”. Sa théorie a été critiquée pour son éloignement de la réalité matérielle du monde social. La confusion provient certainement du fait que le terme de “discours” s’associe communément à celui de “langage”. Quelle définition Laclau donne-t-il à la notion de “discours” ?

Exact. La notion de discours a été, et continue d’être, mal comprise et réduite au linguistique. C’est-à-dire à ce qui est dit et à ce qui est écrit. Selon Laclau, le discursif c’est l’attribution de sens à ce que nous nommons habituellement des “faits”. Cette attribution de sens commence avec la construction même du “fait”, qui n’existe pas tel quel en dehors de notre perception cognitive. Nous voyons à travers des concepts. Il n’y a donc pas – comme le dit bien Bourdieu – une réalité externe qui serait séparée cognitivement du sujet de la connaissance et nous dévoilerait par elle-même sa vérité. Et le sens est relationnel : les choses n’ont pas de sens inhérent, ce sens est généré par la différenciation avec les autres.

“Les mots créent un monde, ils ont des effets performatifs parce qu’ils invitent à regarder (et regarder c’est déjà agir) le monde d’une certaine manière.”

Par exemple, il n’y a pas de façon objective de nommer le mur qui sépare Israël et la Palestine. La seule chose sur laquelle nous pourrions être d’accord c’est qu’il s’agit d’une construction matérielle d’une certaine dimension qui “divise” – et ce mot est déjà discutable, car l’on pourrait aussi bien dire “sépare” ou “exclut” – les deux communautés. Est-ce un mur, une barrière de sécurité, une construction mettant en place un apartheid ? Il faut décider, non pas politiquement, mais plutôt “scientifiquement”, de quoi il s’agit, et pouvoir l’argumenter. En bref, les mots créent un monde, ils ont des effets performatifs parce qu’ils invitent à regarder (et regarder c’est déjà agir) le monde d’une certaine manière, ce qui exclut d’autres manières de voir.

Mais j’aimerais également signaler que Laclau contribue, dans une large mesure, à cette réduction du concept de discours au linguistique. Lorsqu’il étudie les populismes, il réduit en général la production de sens à la parole du leader. En faisant cela, il exclut non seulement la réception du discours par les “destinataires”, mais aussi les formes extralinguistiques de production de sens, qui sont pourtant en politique – et peut-être particulièrement dans le cas du populisme – très pertinentes. Je pense à l’usage des couleurs, au style graphique, au langage gestuel, au décor des mobilisations, ou de l’espace approprié. Tout cela signifie également, donne du sens, mais n’est pas analysé par Laclau qui se contente de le déduire de la réponse des destinataires en termes de mobilisation et de vote en faveur du leader. Il passe à côté de nombreux signifiants qui proviennent de divers énonciateurs.

LVSL – Il est souvent reproché au populisme la place trop importante accordée au “leader”. Pour Laclau et Mouffe le leader occupe une place centrale dans la logique populiste, il a d’abord pour fonction de représenter et non de diriger. Pouvez-vous revenir sur la place accordée au leader par les populismes de gauche latino-américains ? Est-il le produit d’une “négociation entre représentants et représentés” (Torreblanca) ?

Je suis en désaccord avec les analyses qui considèrent que dans la théorie de Laclau le leader est une clé de sa compréhension de la logique populiste. Pour moi, dans la conception de Laclau, le leader peut finir par être le signifiant vide, mais il ne l’est pas nécessairement. Par exemple, dans le cas du péronisme, Perón est le signifiant vide, mais la “justice sociale” l’est également en tant que valeur qui condense toutes les demandes. De plus, dans tous les cas c’est un “émergent” parce que, selon Laclau, le populisme est avant tout un mouvement de bas en haut. En ce sens, c’est une négociation.

La relation entre populisme et démocratie est complexe. Je pense que Laclau la traite de manière peut-être un peu rapide quand il explique que le populisme est, en soi, démocratique. Bien sûr, il faut ici de déterminer dans quel sens le concept de démocratie est utilisé : dans son acceptation libérale, à savoir la limitation du pouvoir politique par la garantie des droits individuels, ou dans sa vision davantage rousseauiste, la volonté du peuple.

“Je ne vois pas comment un populisme de droite pourrait être démocratique alors qu’il restreint le demos en expulsant les immigrés.”

Si l’on estime qu’il existe un populisme de gauche et un autre de droite, et que la différence réside dans le fait que le premier agrandit le demos quand le second le restreint, même si les deux mettent l’accent sur la souveraineté populaire, je ne vois pas comment un populisme de droite pourrait être démocratique alors qu’il restreint le demos en expulsant les étrangers et les immigrés. D’un autre côté, un populisme de gauche n’est pas non plus nécessairement démocratique car même s’il amplifie le demos, il peut dans le même temps adopter des pratiques qui nuiraient à d’autres droits.

Je pense que l’élément le plus démocratisant du populisme réside dans son caractère anti-oligarchique. Surtout si l’on part du principe que les organisations et le pouvoir politique tendent – comme l’ont montré Mosca, Michels, Webber – à se concentrer dans les mains d’une minorité, et que ce phénomène ne dépend pas de leur idéologie mais de leur logique même de fonctionnement. Mais, ici encore, il faut souligner que tout populisme parce qu’il est anti-oligarchique n’est pas forcément démocratique. Le populisme est une forme politique, un “contenant”, dont il est nécessaire de connaître le “contenu” pour évaluer le caractère démocratisant. C’est une relation complexe, on le voit bien. Il me semble que le lien que tisse Laclau a priori entre populisme et démocratie est plus normatif qu’analytique.

LVSL – Dans un essai remarqué, Qu’est-ce que le populisme ?, Jan Werner Müller associe le populisme à l’antipluralisme. Pour Müller, la logique populiste est par essence antidémocratique car elle prétend qu’une partie (le populisme) puisse représenter un tout (un peuple homogène). Il voit dans la formule laclauienne “construire un peuple” un véritable danger pour la démocratie, et préfère lui substituer l’idée de “construire une majorité”. En quoi la notion de “peuple” est-elle utile pour “radicaliser la démocratie”?

Je n’ai pas lu l’essai de Müller mais la description que vous en faites contient les critiques qui sont habituellement adressées au populisme.

D’abord, pour Laclau, le fait qu’une partie doive représenter le tout n’est pas un trait exclusif du populisme. C’est le propre de la politique, c’est pourquoi la politique est synonyme d’hégémonie. Si l’on part de l’idée qu’il n’y a pas de valeurs objectives universelles et que le monde n’est pas guidé par un sens intrinsèque mais par le sens que les sujets lui donnent, alors il n’y a que différents points de vue en conflit. Nous sommes devant une “lutte de valeurs” ou un “retour du polythéisme”, dirait Max Weber. Puisque la politique crée et organise la vie en commun, il s’agit de prendre des décisions collectives à partir de positions et de points de vue divers, ce qui suppose au moins l’existence d’une base commune. C’est ce que permet l’hégémonie, qui consiste à faire voir aux autres (le tout) comme voit l’un (la partie).

Deuxièmement, le peuple populiste n’est pas homogène. Selon Laclau, le peuple équivaut à un ensemble de demandes qui, malgré leurs différences, se perçoivent comme similaires dans la mesure où elles sont unies par leur rejet commun de la minorité insensible qui frustre leurs aspirations – l’oligarchie, ceux d’en haut, le pouvoir, etc. Le peuple est un acteur construit en tension entre les différentes demandes qui conduisent à l’unité de l’action, mais les demandes n’en sont pas annulées pour autant. La diversité des demandes est l’exigence même de l’unité de l’action.

“Le peuple populiste n’est pas homogène. Selon Laclau, le peuple équivaut à un ensemble de demandes qui, malgré leurs différences, se perçoivent comme similaires dans la mesure où elles sont unies par leur rejet commun de la minorité insensible qui frustre leurs aspirations”

Cette vision selon laquelle seuls les populismes construisent une hégémonie et se dotent d’ennemis est un trait caractéristique de la pensée libérale issue des Lumières, et à laquelle une grande partie de la social-démocratie participe. Ma position à ce sujet est plutôt schmittienne : toute identité politique, toute volonté politique, tout ordre communautaire est possible parce qu’il définit et exclut un ennemi. La démocratie le fait également car, en tant qu’ordre politique, elle n’annuleni le conflit, ni la lutte, ni la violence (légitime). Et cela ne la rend pas moins démocratique pour autant. La démocratie n’est pas l’annulation du pouvoir, contrairement au discours que la démocratie tient sur elle-même.

Compris de cette manière, le concept de « peuple » – et contrairement à de nombreux populismes existants, mais aussi à la différence du libéralisme politique, qui s’auto-présente comme universel et sans ennemis, rationnel et tempéré – peut être utile pour radicaliser la démocratie dans la mesure où il assume sa contingence et son caractère construit, ce qui lui permet ainsi d’assumer la démocratie même et, en définitive, la contingence radicale de la politique. En ce sens, les concepts de “citoyenneté” du libéralisme et de “peuple” du populisme peuvent tout autant être politisés (lorsqu’ils sont compris comme une identité partielle et contingente qui assume la représentation du tout) que dépolitisés (compris comme une méta-identité essentialisée qui permet la coexistence de toutes les autres identités).

LVSL – Les mouvements populistes progressistes du XXIe siècle accordent une place cruciale à la notion de patrie. Comment expliquer cet engouement pour le “national-populaire”, que l’on retrouve d’Antonio Gramsci à Ernesto Laclau ? Dans quelle mesure cette tradition latino-américaine, construite en opposition à l’impérialisme américain, peut-elle être importée telle quelle en Europe ? En Europe, n’y a-t-il pas un risque de glisser vers une dérive xénophobe comme on l’observe par exemple avec le M5S en Italie ?

Le national-populaire, prédominant dans les sociétés oligarchiques, est une manière de placer le peuple au centre le Nation, en délogeant ainsi les élites qui occupaient jusqu’alors cette position. Cet empowerment est un héritage central du péronisme mais on le retrouve aussi dans les nouveaux populismes comme le chavisme ou l’expérience d’Evo Morales en Bolivie. Toutefois, étant donné que le populisme n’est pas synonyme de politique et qu’il n’est qu’une forme ontique du politique, il y a d’autres manières de parvenir à ce résultat : le chemin parcouru en Europe entre la fin du XIXe et le début du XXe est une manière non populiste de réaliser ce protagonisme populaire, grâce à la centralité de la classe ouvrière et de ses luttes contre la bourgeoisie industrielle.

Je n’aime pas généraliser et opposer “Europe” et “Amérique latine” parce que cette distinction est à l’origine de nombreux malentendus sur le populisme, ce qui explique le sens péjoratif qui lui est attribué lorsque certains le relient à des peuples “jeunes”, comme le seraient les peuples latino-américains, et non “matures”, comme le seraient les peuples européens. L’opposition entre ces deux sujets, “Europe” et “Amérique latine”, s’écroule dès lors qu’on rappelle que le populisme a une origine européenne (le qualunquisme italien, le boulangisme français, en plus du populisme russe et nord-américain, ou encore les populismes de droite contemporains en Europe). Les pays latino-américains ne sont pas le seul réservoir du populisme.

“Le national-populaire, prédominant dans les sociétés oligarchiques, est une manière de placer le peuple au centre de la Nation, en délogeant ainsi les élites qui occupaient jusqu’alors cette position. Cet empowerment est un héritage central du péronisme mais on le retrouve aussi dans les nouveaux populismes comme le chavisme ou l’expérience d’Evo Morales en Bolivie.”

Je pense que la façon “européenne” d’atteindre cette centralité a plus à voir avec ce que Mouffe et Laclau, dans Hégémonie et stratégie socialiste, nommaient “luttes démocratiques” alors que le modèle latino-américain devrait plus être relié aux “luttes populaires” telles que définies dans cet ouvrage.

Le national-populaire en Europe ne revêt pas nécessairement un caractère xénophobe. Il peut l’être, mais comme il peut tout aussi bien l’être dans d’autres contextes. Dans des pays comme l’Espagne, du fait de la vigueur de la mémoire européenne des totalitarismes, le national-populaire peut renvoyer à l’autoritarisme et à la division du peuple entre les élus et les réprouvés. C’est la raison pour laquelle je pense que l’usage du terme populisme dans le cadre de la lutte politique est, du moins à court terme, condamné à l’échec. Ce n’est peut être pas le cas en France ou en Italie. Mais il en est ainsi en Espagne, car la démocratie y est associée au consensus, à l’évitement de la Guerre Civile et du déchirement fratricide, ainsi qu’au “progrès de la modernisation”. C’est pour cela que je pense qu’un parti de transformation doit opter pour un type de lutte tel que présenté dans Hégémonie et stratégie socialiste : une articulation de différentes demandes relativement autonomes en vue de la radicalisation de la démocratie. Dans le contexte espagnol, je ne suis pas certain que pointer du doigt les élites soit perçu aux yeux de la société comme un approfondissement de la démocratie.

LVSL – Le populisme est-il irréductiblement lié à la nation, ne peut-il pas s’inscrire dans une forme d’internationalisme ?

Le populisme n’est pas nécessairement lié à la nation, il n’est pas non plus nécessairement lié à l’international, si l’on entend par international quelque chose d’universel, car il serait alors dépourvu d’ennemi. Mais cet ennemi, ces élites, peuvent être identifiées comme globales ou transnationales : dans ce cas, le peuple représente un demos transnational, mais il aura toujours une dimension communautaire (l’espace européen par exemple). En définitive, ce qui est indispensable c’est la présence d’un “autre”, un ennemi, lié à un espace politique commun, national ou supranational mais communautaire, comme l’espace européen, à l’intérieur duquel se trace une frontière politique.

LVSL – Le concept de “chaîne des équivalences” est central dans les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. En quoi la constitution de la chaîne des équivalences se distingue-t-elle de la simple addition des revendications ou de la convergence des luttes ?

La constitution de la chaîne d’équivalences se distingue de la convergence des luttes parce que le tout n’est pas équivalent à la somme des parties. Le tout transforme les parties dans leurs formes originelles. Le populisme n’est pas une juxtaposition d’acteurs dont la constitution inclurait une “tâche historique” à réaliser, une bannière fixe et prédéterminée. Toute hégémonie repose sur la construction d’un sujet nouveau. C’est pourquoi la politique n’est autre que la construction d’acteurs. Cette idée de construction est pertinente pour analyser la densité historique de toute hégémonie, car l’hégémonie ne se résume pas à gagner une élection, contrairement à ce que laisse entendre l’usage généralisé du concept dans le champ médiatique et politique.

LVSL – La construction d’une identité populaire repose en grande partie sur une tension entre le particulier et l’universel, à travers le moment où une demande particulière devient aussi le signifiant d’une universalité plus large. Avez-vous en tête des exemples à même d’illustrer ce processus d’universalisation ?

En Espagne, par exemple, la Transition à la démocratie est parvenue à construire une identité hégémonique, un peuple, à travers des signifiants comme “modernisation”, “dialogue”, “Europe”, “consensus”. Le moderne, ou la modernisation, représentaient l’idée que les Espagnols allaient enfin commencer à vivre comme les Européens, qu’ils cesseraient d’être une exception en Europe, une périphérie de celle-ci, mais qu’ils en deviendraient membres de plein droit, surtout sur le plan symbolique bien entendu.

“En Espagne, par exemple, la Transition à la démocratie est parvenue à construire une identité hégémonique, un peuple, à travers des signifiants comme “modernisation”, “dialogue”, “Europe”, “consensus”. Le moderne ou la modernisation représentaient l’idée que les Espagnols allaient enfin commencer à vivre comme les Européens.”

En Argentine, le retour de la démocratie en 1983, après la dictature militaire de 1976, s’est aussi accompagné de la construction d’une nouvelle identité politique, élaborée difficilement dans les premières années avant de finalement se généraliser. Cette identité politique s’est cristallisée autour du “Plus jamais ça”, à travers l’idée que les droits de l’homme constituaient la base légitime et primordiale de la démocratie. C’était là un changement vis-à-vis de la culture politique qui prévalait jusqu’alors. Car, au fond, les droits de l’homme ont un contenu politique inéluctablement libéral. Or, en Argentine, la démocratie n’était pas considérée jusqu’alors comme un bien en soi, mais davantage comme un moyen en vue d’intérêts jugés supérieurs.

LVSL – L’observation du péronisme argentin a été décisive dans l’élaboration du dispositif théorique d’Ernesto Laclau. Le péronisme est-il l’archétype du populisme ?

Je pense que oui. Pour diverses raisons. Tout d’abord, en dépit de son hétérogénéité interne, tous les secteurs du péronisme érigent comme valeur centrale la justice sociale, et l’envisagent comme un dérivé de l’opposition peuple/oligarchie. Deuxièmement, le péronisme est un bon exemple de la persistance d’une identité qui ne dépend pas exclusivement de la figure du leader, mais qui découle également de la manière d’appréhender les problèmes politiques ainsi que la place du “peuple” dans leur résolution. Le péronisme démontre que le populisme n’est pas un gouvernement, ni une idéologie, ni même une base sociale ou un type de leadership, mais un “moment” – comme le dit Chantal Mouffe – un moment fluctuant qui apparaît et disparaît du discours d’un gouvernement, d’un mouvement ou d’une idéologie. Comme l’a montré Gerardo Aboy, le péronisme classique oscille entre l’idée que les péronistes sont les seuls authentiques Argentins et l’idée que le péronisme incarne une certaine manière d’être Argentin et qu’il ne saurait, par conséquent, constituer un motif de division nationale. Il existe donc une tension entre le péronisme des “descamisados” [Ndlr : littéralement les “sans chemises” expression revendiquée par Eva et Juan Perón pour désigner les travailleurs, qui constituent le coeur de la nation argentine] et le péronisme en tant que communauté organisée. Le moment populiste correspond au premier, au péronisme des descamisados.

Un autre élément vaut la peine d’être analysé. Compte tenu de son caractère multiforme et polyphonique, on peut s’interroger sur le critère qui détermine quel est le discours qui représente et incarne l’ensemble du péronisme. En se centrant sur la parole du leader, je pense que Laclau répond à cette question de manière un peu simple. De nombreuses autres voix complètent celles du leader, aussi bien dans le “péronisme de palais” que dans celui qui s’exprime sur les places.

“Le péronisme démontre que le populisme n’est pas un gouvernement, ni une idéologie, ni même une base sociale ou un type de leadership, mais un “moment” fluctuant qui apparaît et disparaît du discours d’un gouvernement, d’un mouvement ou d’une idéologie.”

A l’époque de Perón, il y a toujours eu d’un côté une droite péroniste, syndicale et de tendance organiciste, dont l’objectif était la “communauté organisée”, comprise comme une forme de dépassement de la lutte partisane par le biais d’une répartition des fonctions entre capital et travail ; et de l’autre, surtout à partir des années 1960, une aile gauche qui entendait faire du péronisme une sorte de révolution nationale anti-impérialiste. En définitive, une sorte de populisme de droite et une sorte de populisme de gauche.

Si le populisme n’est pas un gouvernement, pourquoi la voix du leader l’incarnerait-elle exclusivement ? Alors que tous reconnaissaient le leadership incontesté de Perón, ses partisans ont élaboré des discours qui lui disputaient la signification même du péronisme. C’est le cas par exemple des Montoneros, qui se percevaient comme les “soldats de Perón” et comme l’avant-garde du mouvement. Cette question est abordée dans les textes classiques de Silvia Sigal et Eliseo Verón, Perón o muerte, et de Richard Gillespie, Soldados de Perón.

LVSL – Initialement, le péronisme représente une tentative de surmonter la lutte des classes afin de parvenir à un compromis capital/travail à même de garantir l’unité et l’indépendance de la nation argentine. C’est en tout cas l’objet du discours de Perón à la Bourse du commerce de Buenos Aires en 1944. Et c’est aussi l’une des principales critiques adressées depuis la gauche au populisme : l’évacuation des enjeux de la lutte des classes.

Il ne s’agit pas réellement de répondre à ces critiques car cela supposerait une prise de partie, il s’agit plutôt de voir si ces théories sont plausibles. Premièrement, je ne pense pas qu’il existe quelque chose comme “les problèmes réels de la lutte des classes”, et je souligne le “réel”. C’est une approche légitime, provenant du marxisme classique, mais que je ne partage pas. Je ne pense pas qu’il y ait de conflit inhérent au social, mais cela n’implique pas que quelque chose comme la “lutte des classes” ne puisse pas exister, dans le sens où des groupes sociaux peuvent effectivement s’auto-percevoir comme des “classes” et lutter contre d’autres groupes qu’ils perçoivent également comme des “classes”. Bourdieu rappelle que la lutte des classes existe à partir du moment où l’on commence à parler de cette lutte. Dans cette optique, il me paraît pertinent de se pencher sur le discours donné par Perón à la Bourse du commerce, quand il demande/prie les grands entrepreneurs et capitalistes qu’ils “donnent quelque chose aux travailleurs parce que sinon ils perdront tout, jusqu’à leurs oreilles”.

Ce discours est dominé par la perception selon laquelle la lutte des classes est à l’ordre du jour dans le monde et qu’en Argentine il faut anticiper ce “danger”, celui d’une révolution sociale des déshérités. D’ailleurs, les entrepreneurs ne prêtent pas beaucoup d’attention à Perón, ne voient pas un tel danger et cela serait – selon la thèse de Torre – le motif du retournement “ouvriériste” de Perón pour réaliser une mobilisation qui oblige les capitalistes à accepter un pacte social d’intégration des secteurs populaires. C’est, en bref, ce que signifiait historiquement le péronisme selon moi. L’incorporation depuis “le haut” du populaire et son empowerment comme nouveau noyau du national, au détriment de “l’oligarchie”. On retrouve dans cette tension (entre cet empowerment et le fait que ce dernier se fasse fondamentalement depuis “le haut”) une bonne partie des paradoxes et des difficultés d’interprétation du péronisme en tant qu’idéologie.

Je voulais ajouter que de la comparaison entre l’Argentine et l’Espagne (si nous acceptons que ce pays puisse représenter l’Europe), j’ai appris que les mouvements nationaux-populaires ont fini par avoir dans des pays comme l’Argentine, moins égalitaires que les pays européens, le même rôle historique que la social-démocratie en Europe. Je fais ici référence au travail qui consiste à tempérer le capitalisme sauvage et à construire une démocratie sociale impliquant un empowerment des secteurs populaires permettant qu’il ne puisse plus être possible de gouverner sans les prendre en considération. Plus encore, je devrais souligner que les nouveaux populismes latino-américains ont été encore plus cohérents dans leur lutte contre l’agenda néo-libéral que ne l’est la social-démocratie actuelle.

 

Entretien réalisé, et traduit de l’espagnol au français, par Laura Chazel et Vincent Dain.

 

 

 

Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une “décennie gagnée”

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Cristina et Néstor Kirchner pendant les élections de 2007 en Argentine. ©Fábio Pozzebom/ABr

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.

Par Baptiste Mongis  –  Dans la poursuite du virage à droite” des gouvernements d’Amérique latine, un esprit de vengeance d’obédience libérale, tendance réactionnaire, flotte dans les pays ayant conduit durant la dernière décennie des politiques progressistes” ou plus radicalement bolivariennes, comme l’a décrit le Monde Diplomatique de décembre 2017 à propos du Brésil1], et celui de février 2018 au sujet de l’Équateur[2]Depuis l’arrivée au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en décembre 2015 à la Présidence de l’Argentine (et des drastiques mesures prises dans la foulée de son élection[3]), on a vu apparaître sur les murs de Buenos Aires et d’ailleurs des “Más kirchnerista hoy que nunca (Kirchnériste, aujourd’hui plus que jamais”), en soutien au gouvernement précédent. Malgré cette nostalgie, largement partagée, il est également indispensable de mesurer le succès du mouvement macriste Cambiemos, confirmé par les législatives d’octobre 2017, à l’aune du complexe bilan des Kirchner. Retour sur ladite décennie gagnée” qui, loin de s’être déroulée dans l’harmonie et l’homogénéité, présente des aspects contradictoires dont nous ne ferons qu’esquisser les traits dans le cadre de cet article[4]


L’aventure du kirchnérisme à la tête de l’Argentine[5] s’est refermée il y a un peu plus de deux ans. Souvent classée centre gauche pour simplifier la complexité de ses enjeux, la singulière stratégie politique des Kirchner pendant leurs douze années de présidence (d’avril 2003 à décembre 2015) l’est avant tout pour la résurrection qu’elle a opéré du péronisme historique (1946 – 1955), période faste (quoique assez autoritaire) pour les classes populaires, et dont l’axe s’inscrivait sur une répartition 50/50 des revenus entre capital et travail.

C’est en suivant cette ligne que Néstor puis Cristina Kirchner ont respectivement affronté – parmi d’autres défis – les décombres de la crise argentine de 2001 puis l’irruption de la crise économique internationale de 2008.

Fustigé sans trêve sur sa droite, conspué sur sa gauche (notamment pour y avoir éclipsé, du moins électoralement, toutes les alternatives, du parti socialiste au trotskisme, en siphonnant des adeptes de tous bords), tantôt rallié ou répudié par les puissants syndicats du pays (CGT et CTA, entre autres), le kirchnérisme n’a eu de cesse de rebâtir en Argentine un courant dit “progressiste”, tout à la fois indéfectible soutien de la révolution bolivarienne d’un Hugo Chávez au Venezuela, quoique tenant bien plus du réformisme d’un Lula da Silva au Brésil. Néstor Kirchner eut d’ailleurs avec ces derniers de fortes relations, tant pour le projet (avorté) du grand gazoduc devant relier l’Argentine au Vénézuela via le Brésil, qu’au moment du rejet (conjointement avec le Paraguay et l’Uruguay) de l’ALCA – proposé par les États-Unis – le 5 novembre 2005 à Mar de Plata[6].

Par ses succès électoraux, son travail de terrain et ses alliances inédites, grâce à sa vision rénovée d’un pays démoli, et malgré les manœuvres discutables et les erreurs tactiques, le couple Kirchner tiendra tant bien que mal le cap qu’il s’était fixé : sortir l’Argentine de l’Enfer” dans lequel elle se trouvait en 2001 – selon l’expression de Néstor Kirchner – après une longue décennie de néolibéralisme dans les années 1990 (ladite “décennie perdue”) et le creusement d’une dette abyssale amorcé durant la dernière dictature militaire (1976 – 1983).

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Les présidents Chávez, Kirchner et Lula en janvier 2006. ©Ricardo Stuckert/PR

 

Crise et sortie de crise

Comme se le demande Charles Lancha : « Il est de fait que le kirchnérisme s’est toujours prononcé pour l’association capital-travail et qu’il s’est efforcé de concilier leurs intérêts antagonistes. Y est-il parvenu ? »[7]

Le 27 septembre 2012, la Présidente Cristina Fernández de Kirchner déclare encore ceci au journal Página 12 : « Nous ne prêchons pas l’antagonisme de classe mais la collaboration entre le capital et le travail pour parvenir à une distribution des revenus fifty-fifty »[8]. Neuf ans et demi après l’accession de son mari à la présidence, la déclaration a toujours de quoi faire fulminer les plus inconditionnels marxistes comme les moins aimables des capitalistes, tout en faisant osciller les tendances syndicales. Comme le résume Charles Lancha, « le kirchnérisme suscite autant de haine à droite qu’à gauche. La droite rejette le dirigisme du gouvernement. La gauche condamne une politique trop favorable aux grandes entreprises et aux banques »[9]. Comprendre : les plus puissantes entreprises privées s’irritent face à une ingérence étatique visant à redistribuer une partie de leurs bénéfices, et les forces sociales déplorent que cette ingérence ne soit pas plus massivement (et donc réellement) en faveur des classes nécessiteuses, durablement plongées dans le désarroi.

“Des suites d’une élection avancée, Néstor Kirchner est élu Président en avril 2003 (…) Gouverneur d’une obscure province du sud du pays, celui que beaucoup appelleront bientôt “Néstor” avec affection est alors inconnu du public argentin. La tâche qui lui incombe est colossale.”

Mais recontextualisons. En décembre 2001 éclate la pire crise économique et politique qu’ait connu le pays. Avec la moitié de ses habitants sous le seuil de pauvreté et presque un tiers de sa population active au chômage, un endettement de 144 milliards de dollars et 4 mois de récession consécutifs, l’Argentine est au plus bas. L’échec des politiques libérales appliquées depuis plus d’une décennie est sans appel. Quand le ministre de l’économie tente d’imposer le corralito” – le gel des avoirs bancaires des petits épargnants, empêchant quiconque de retirer plus de 1000 pesos par mois – la misère et la faim déclenchent la mise à sac des supermarchés. Bravant l’État d’urgence imposé en conséquence par le Président De la Rúa, plusieurs dizaines de milliers de personnes déferlent dans les rues de la capitale, tapant sur des casseroles et scandant Que se vayan todos !” (“Qu’ils s’en aillent tous !”). La répression fait 33 morts et de très nombreux blessés. Fernando de la Rúa démissionne le 20 décembre, fuyant par hélicoptère le palais présidentiel assiégé par la foule, et le 23, le nouveau Président Rodríguez Saá déclare l’Argentine en cessation de paiement. Selon María Seoane, c’est « le plus grand défaut de paiement de l’histoire du capitalisme moderne »[10]. Corollairement au fiasco économique, c’est la débâcle politique. En moins de deux semaines, quatre présidents se succèdent par intérim. Sous la présidence de contention” d’Eduardo Duhalde, l’Argentine suffoque un an encore dans le chaos.

Des suites d’une élection avancée, Néstor Kirchner est élu Président en avril 2003, avec seulement 22 % des voix issues du premier scrutin car au second tour, son adversaire Carlos Menem – ni plus ni moins que l’ancien président libéral des années 1990 – renonce à l’affronter. Gouverneur d’une obscure province du sud du pays, celui que beaucoup appelleront bientôt Néstor avec affection est alors inconnu du public argentin. La tâche qui lui incombe est colossale.

Une économie à double tranchant

Un nouveau modèle keynésien

Le programme énoncé par Néstor Kirchner lors de son discours d’investiture au Congrès de la Nation, le 25 mai 2003, est pour Bruno Susani « clairement keynésien » : « Cette formule était en rupture avec toutes les déclarations de ses prédécesseurs », écrit-il, « car Kirchner revendiqua le rôle qu’il entendait redonner à l’État en tant que régulateur et acteur économique »[11]. Il appliqua « un programme de relance économique appuyée sur la demande et donna pour cela une impulsion décisive à la redistribution des revenus »[12].

Sans oublier la cauchemardesque inflation de la fin des année 1980 (jusqu’à 3000 % en 1989) qui fut fatale au Président radical Raúl Alfonsín (1983 – 1989), Néstor Kirchner rompt avec la ligne ultralibérale du péroniste Carlos Menem (1989 – 1999) et du radical Fernando de la Rúa (1999 – 2001) – sous le mandat desquels le chômage est passé de 5,3 % de la population active en 1992 à 25 % en 2002[13]  : « Menem, en bon libéral, s’en remettait au marché pour la conduite de l’économie. À l’initiative de Kirchner, l’État impulse l’activité économique dans différents domaines [avec] un double objectif : le développement et la création d’emplois »[14], écrit Charles Lancha.

Modèle hétérodoxe cherchant dans une perspective de justice sociale le compromis entre capital et travail, la théorie de John Maynard Keynes (1883 – 1946) semble la plus à même, en 2003, de pouvoir sauver une Argentine socialement saccagée et économiquement insolvable. « Lorsque la crise s’installe et que le chômage augmente », lit-on dans le numéro spécial du Monde Diplomatique consacré à l’économie dite critique, « l’école keynésienne estime qu’il revient à l’État d’intervenir. Un pilotage adapté de son budget (dépenses / recettes) lui permet d’enclencher le mécanisme multiplicateur, à savoir une hausse des dépenses publiques destinées à engendrer une augmentation bien plus importante de la richesse globale »[15].

Le plan Kirchner signifie-t-il donc la réapparition avec succès de ce modèle salvateur d’après la crise de 1929, actualisé au sein d’une conjoncture soumise au consensus de Washington ?[16]

 

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Néstor Kirchner en 2005. ©Casa Rosada

Bras de fer financiers

Quoi qu’il en soit, ce programme économique ambitieux doit, pour fonctionner, s’accompagner de décisions fermes vis-à-vis des institutions financières internationales et des créanciers. En mars 2004, Kirchner déclare que le gouvernement ne paiera pas la dette au prix de la faim et de l’exclusion de millions de ses concitoyens. Le 11 septembre de la même année, il obtient du FMI un refinancement de la dette à hauteur de 23 milliards de dollars, à payer sur trois ans, avec un surplus fiscal de seulement 3 % pour l’année 2004. « Lula, à cette époque, s’est montré plus complaisant avec le FMI, acceptant un surplus fiscal de 4,5 % et la récession qui l’accompagne »[17], précise Charles Lancha. « Ce qu’on attendait du Brésil, c’est finalement l’Argentine qui l’ose : défier le FMI », écrira Libération[18].

 Dans la foulée, le Président annonce aux créanciers privés que l’Argentine ne paiera que 25 % de sa dette. Le 25 février 2005, et non sans accrocs, son ambition est couronnée de succès : 80 % des créanciers acquiescent à l’offre proposée. Sur les 38,5 % de ces détenteurs de titres situés en Argentine, 95 % se plieront à l’exigence du Président (les 5 % ayant refusé seront qualifiés de fonds vautours). Le Monde écrira que « le président argentin Néstor Kirchner a sans doute raison lorsqu’il dit avoir mené “la meilleure négociation de l’histoire du monde”et que celle-ci “mérite d’entrer dans le Guinness des records”»[19].

“L’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002.”

Avec le recul, ces décisions ont-elles porté leurs fruits ? Comme le résumera en 2011 Marie-France Prévôt-Schapira[20], l’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002.

 Ces quelques chiffres donnent, selon elle, la mesure du redressement spectaculaire qu’a connu le pays sous les deux premiers mandats kirchnéristes. À contre-courant de l’orthodoxie libérale des années 1990, elle estime que « les politiques économiques et sociales engagées dès 2003 […] ont façonné le nouveau modèle économique : accroissement de l’investissement public, nationalisation des fonds de pension, subventions dans le domaine des transports et celui de l’énergie, contrôle des prix, reétatisation des entreprises privatisées », « la massification des dépenses sociales [ayant] été l’un des piliers du “nouveau modèle productif avec inclusion sociale”, communément appelé “le modèle K” ».

Errances de l’inflation

 Mais les chiffres, quoique signifiants, masquent aussi la complexe réalité. En juillet 2004, constate Charles Lancha, « les plus mal lotis sont les travailleurs au noir qui, par principe, ne peuvent prétendre à l’assurance-chômage [qui par ailleurs existe depuis 1991 mais n’est pratiquement pas appliquée, ndlr]. Or, ils sont cinq millions et la moitié d’entre eux gagne en moyenne moitié moins que les salariés enregistrés, soit moins de 200 pesos par mois, en-dessous du seuil d’indigence »[21]. Il temporise : « à défaut d’assurance-chômage, les salariés argentins disposent du salaire minimum. En septembre 2004, il augmente de 50 pesos et passe à 450 pesos ». Et cependant : « D’une façon générale, les salaires sont très bas et restent en-deçà de la hausse du coût de la vie ».

L’âpreté des conflits sociaux qui opposeront le kirchnérisme aux syndicats aura beaucoup à voir avec cette relation instable entre salaire et inflation. S’il y a inflation – dont le taux est, par ailleurs, minoré par les chiffres officiels transmis par le gouvernement via l’INDEC, objet d’incessantes polémiques – les salaires devraient, au minimum, augmenter d’autant, disent les syndicats, dont les revendications pour les hausses salariales s’élèvent parfois jusqu’à 30 %[22]. Ces demandes, insistantes, resteront inexaucées, disqualifiant aux yeux de certains le gouvernement dans son paradigme de justice sociale.

“L’âpreté des conflits sociaux qui opposeront le kirchnérisme aux syndicats aura beaucoup à voir avec cette relation instable entre salaire et inflation.”

 Par ailleurs, le problème de l’inflation en tant que tel est le plus souvent posé à partir de deux types d’analyse en opposition : pour les uns, elle est la preuve que le gouvernement agit mal. C’est la thèse libérale, orthodoxe, rabâchée par les médias, selon laquelle « l’inflation aurait pour causes pratiquement uniques une émission monétaire et une dépense publique excessives »[23]. Pour les autres, elle est la condition sine qua non de la croissance (et notamment de cette croissance spectaculaire, entre 8 et 10 %, qu’enregistre l’Argentine de ces années-là). C’est la thèse des économistes hétérodoxes, minoritaires, « peinant à faire entendre leur voix et à soutenir le point de vue gouvernemental d’après lequel l’inflation aurait des causes structurelles ». Pour eux, donc, « l’inflation accompagne inévitablement la croissance » et, « in fine, c’est un moindre mal en Argentine » où, « en 2013, tous les indicateurs sont au vert : un taux de chômage acceptable de 7,9 %, une croissance du PIB [quasi] constante, des réserves monétaires stables dans l’ensemble […], une dette extérieure en baisse sensible et un taux d’inflation inférieur à l’augmentation des salaires selon l’INDEC »[24].

Très clivante parce qu’audacieuse, la ligne économique kirchnériste se doublera d’un repositionnement historique vis-à-vis des politiques des Droits de l’Homme, tout aussi exemplaire en matière d’exigence et de changement de cap, et donc également soumis à controverse.

 

Politique des Droits de l’Homme

Le Procès des militaires

En août 2003, l’Argentine ratifie la convention des Nations Unies de 1970 qui déclarait imprescriptibles les crimes de guerre et les délits de lèse-humanité. Dans la foulée, la Chambre des députés se prononce en faveur de l’annulation des lois de Point final (“Ley de Punto Final”, 1986) et d’Obéissance due (“Ley de Obediencia debida”, 1987), votées contre son gré” sous la présidence de Raúl Alfonsín, et qui interdisaient de juger les membres des Forces armées accusés de violation des Droits de l’homme. Le 21 août 2003, le Sénat annule définitivement ces lois qui amnistiaient les 1100 militaires auteurs d’exactions sous la dernière dictature (1976 – 1983).

Cependant, si « l’abrogation des lois d’amnistie marque une étape importante dans la lutte contre l’impunité », écrit Charles Lancha, « on peut s’interroger sur ses suites »[25]. En effet, entre 2003 et 2009, on n’enregistre que 68 condamnations et 7 acquittements. Ce retard serait principalement dû, selon le CELS que l’auteur cite à l’appui, à des « sabotages » et des « décisions » de certains juges « en fonction de calculs politiques ».

“En plus de permettre la condamnation des “génocidaires” (on estime à 30 000 le nombre des disparus de la dernière dictature), elle invalide également la “théorie des deux démons” (stigmatisant à égalité les violences commises par l’État et par ses opposants, notamment les péronistes radicaux de gauche, ou “Montoneros”) et promeut une politique de la mémoire.”

Néanmoins, la décision présidentielle est forte. En plus de permettre la condamnation des génocidaires” (on estime à 30 000 le nombre des disparus de la dernière dictature), elle invalide également la théorie des deux démons” (stigmatisant à égalité les violences commises par l’État et par ses opposants, notamment les péronistes radicaux de gauche, ou Montoneros”) et promeut une politique de la mémoire. Comme le précise Maristella Svampa – par ailleurs très critique des Kirchner – le gouvernement a, par là même, « nettement marqué sa différence par rapport aux administrations antérieures, puisque Kirchner n’a pas hésité, au nom de l’État argentin, à solliciter le pardon de la société pour une impunité avalisée par deux décennies de gouvernement démocratique »[26].

Cette décision s’illustrera notamment au cours d’une cérémonie au Collège Militaire, le 24 mars 2004, jour d’anniversaire du coup d’État de 1976, où Néstor Kirchner ordonnera au chef de l’Armée de décrocher les tableaux des anciens généraux de la dictature Jorge Rafael Videla et Reynaldo B. Bignone dans la galerie où ils étaient alors exposés.

Par ailleurs – point névralgique pour saisir l’enjeu économique de la dictature argentine et de la plupart des régimes autoritaires latino-américains de ces années-là – « Kirchner a été le premier président à affirmer explicitement qu’il existait un lien étroit entre les atteintes aux Droits de l’Homme et le projet économique et social développé par la dictature militaire »[27]. En effet, les politiques de désindustrialisation de la dernière dictature avait permis d’imposer par la force, sous la conduite du Ministre de l’économie Martínez de Hoz, et à l’instar de la dictature de Pinochet au Chili, le socle législatif indispensable pour les plus drastiques mesures néolibérales[28]. Plus précisément, « [Néstor Kirchner] dénonça le postulat selon lequel la condition pour gouverner était de soumettre le pays et l’État au pouvoir du secteur économiquement dominant qui, de connivence avec la force militaire, voulait l’impunité de ceux qui avaient commis les atteintes aux droits de l’homme »[29].

https://www.laprimerapiedra.com.ar/2015/10/ddhh-son-ahora-entrevista-a-giselle-tepper-de-hijos-juzgar-hoy-a-los-genocidas-es-reparar-un-dano-que-se-le-ha-hecho-a-todo-el-pueblo/

 

La “purge” des secteurs “à risque”

 

 Outre la réouverture des procès de la dictature, le nouveau gouvernement élu s’attaque à une épuration des Forces armées, de la police de Buenos Aires (la Bonaerense”) et de la Cour Suprême.

 « Tout juste investi, [Néstor Kirchner] témoigne de son autorité en destituant le commandant en chef de l’Armée, le général Ricardo Brinzoni. Ce dernier est mis à la retraite ainsi que 27 généraux, 13 amiraux et 12 brigadiers. Une véritable purge », écrit Charles Lancha[30].

 Ayant à l’esprit les précédents de 2001 et 2002 où le gouvernement avait réprimé dans le sang, Néstor Kirchner se méfie de la police dont il stigmatise la gâchette facile. Il s’emploie à la défaire de ses armes à feux et à y redistribuer les postes importants : « Kirchner s’impose également auprès des forces de sécurité. Après avoir vivement dénoncé la corruption qui y sévit, la complicité de nombreux policiers avec des bandes criminelles, il décapite la police fédérale, honnie de tous. La majorité des commissaires sont relevés de leurs commandements ».

À la Cour Suprême, il pousse à la démission son Président, Julio Nazareno, acquis au ménemisme, qui avait « systématiquement rejeté » toutes les « dénonciations de corruption » du temps des privatisations des années 1990[31].

Alors que les piqueteros (groupements de chômeurs célèbres pour leurs blocages des principales routes d’accès à Buenos Aires) protestent contre la terrible ampleur de la pauvreté dans le pays, Kirchner tente d’apaiser l’inapaisable en refusant – autant que faire se peut – de réprimer[32], en créant d’urgence des approvisionnements alimentaires et des plans sociaux (jugés insuffisants par l’opposition de gauche) et en faisant entrer au gouvernement le leader piquetero Luis D’Elía (manœuvre saluée par les uns et dénoncée par d’autres comme un acte clientéliste).

Continuité et cahotements d’un modèle

 

Quel bilan tirer de la politique dite fifty-fifty” du kirchnérisme ? D’un côté, c’est indéniable : le couple Kirchner poursuit une politique sociale grâce au rôle qu’il confère à l’« État Stratège » : « Pour Buenos Aires, la défense de l’intérêt national prime sur le libre-échangisme. De novembre 2008 à novembre 2011, l’Argentine prend 192 mesures protectionnistes. En 2012, elle figure au premier rang des 12 pays les plus protectionnistes de la planète »[33]. En témoigne, entre autres, la retentissante nationalisation (à 51 %) d’YPF en 2012, champion national de l’énergie dérobé à Repsol sous l’impulsion du vice-ministre de l’économie Axel Kicillof, d’influence marxiste. Par ailleurs, en matière de dépenses sociales, et d’après un classement établi en 2013 par la CEPAL, l’Argentine fait partie des pays latino-américains les plus « performants », juste derrière Cuba et le Brésil[34].

Sur le plan démocratique, enfin, l’effort investi pour la mise en place de la Loi des Médias[35] – quoique tardif – est digne d’intérêt : visant à rétablir une liberté d’expression plurielle en limitant le pouvoir hégémonique de Clarín et de La Nación, les deux mastodontes médiatiques argentins (ouvertement libéraux et connus pour leur complicité historique avec la dictature militaire), elle sera abrogée dès l’arrivée de Mauricio Macri au pouvoir.

« Toutefois, le gouvernement argentin est bridé dans son réformisme par l’idéologie péroniste », nuance Charles Lancha, « qui le conduit à tenir la balance égale entre le capital et le travail. »

« Toutefois, le gouvernement argentin est bridé dans son réformisme par l’idéologie péroniste », nuance Charles Lancha, « qui le conduit à tenir la balance égale entre le capital et le travail ». Une balance qui, selon les sources, fut bien plus réellement équilibrée du temps de Perón lui-même que durant la postérité qui se revendique de ses politiques sociales. Ainsi, « L’Argentine connaît de façon significative le taux de TVA le plus important du continent : 21 %, un impôt que subissent avant tout les classes populaires ». Autre exemple : « Les couches les plus modestes de la population paient également l’impôt sur le revenu ». Or, le système fiscal argentin, à l’instar du vénézuélien, du chilien et du brésilien, n’a « pratiquement aucune incidence redistributive »[36].

Pour de telles raisons, plusieurs adversaires politiques à la gauche du kirchnérisme n’en démordent pas. Pour exemple, la figure de Fernando Ezequiel Solanas, réalisateur du retentissant Memoria del saqueo[37] et fondateur du Projet Sud : pour lui, les Kirchner se sont montrés tout du long bien trop favorables aux intérêts du capital.

 Sur le plan financier, Charles Lancha parle d’une « préoccupation des kirchnéristes » qui prête, là aussi, au débat : veiller à ce que « l’Argentine cesse d’être considérée comme une pestiférée par le monde de la finance »[38]. Comme on a pu le lire dans Médiapart en 2008, « l’Argentine est toujours regardée comme un paria sur les marchés de capitaux internationaux depuis sa décision, en décembre 2001, de faire défaut sur une dette souveraine de 80 milliards de dollars, suivie en 2005 du diktat imposé aux investisseurs qui ont accepté d’échanger leurs créances contre de nouvelles obligations, en perdant au passage jusqu’à 70 % de leur mise initiale »[39]. La victoire des uns défoule la haine des autres. Quoi qu’on pense des qualificatifs assénés et des batailles politiques qu’ils escamotent, l’Argentine se devait, pour certains, de réajuster le tirpour retrouver un « accès normal au marché international des capitaux », condition sine qua non, selon l’auteur, pour que le pays puisse « financer ses grands projets d’infrastructure ». Il y parviendra partiellement en 2010 grâce à la mise en place du Fonds du Bicentenaire ayant permis « d’apurer la majeure partie de sa dette en défaut », Cristina Kirchner s’étant félicitée que cette opération « élimine la plus sévère restriction de l’économie argentine au cours des dernières décennies »[40].

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Dilma Rousseff et Cristina Kirchner en juillet 2015. ©Wilsom Dias/Agência Brasil

 

Les épineux dossiers du kirchnérisme : la question extractiviste et la question agraire

 Mais les controverses ne s’arrêtent pas là, et certains auteurs sont allés plus avant dans la critique systémique de la politique des Kirchner. Pour la sociologue Maristella Svampa, « Le kirchnérisme n’a jamais signifié une rupture avec le néolibéralisme, bien qu’il se soit approprié le discours antilibéral »[41]. L’essence de sa critique repose sur ce point : l’antilibéralisme des Kirchner se manifeste de manière conjoncturelle, lorsque cela est nécessaire au vu de la situation (comme, par exemple, au cours du conflit agraire de 2008) mais n’est en aucun cas intrinsèque à leur projet, inclus de façon structurelle. En témoignent, selon elle, « les puissants liens existant entre les partisans du modèle libéral et les défenseurs du supposé modèle néodéveloppementiste »[42] dont se réclament les Kirchner. Pour Maristella Svampa, il y a beaucoup trop d’accointances entre les politiques du gouvernement et les intérêts des grands groupes : « Les grandes entreprises – nationales et transnationales – ne sont-elles pas les destinataires des subsides et des exemptions fiscales en tous genres ? », feint-elle de demander. Ou encore : « Quelle est la position des néolibéraux et des néodéveloppementistes à l’égard de l’exploitation des ressources naturelles ? »[43]

Sur ce dernier sujet, on trouve la polémique liée à l’extraction à grande échelle de minerais, caractérisée par le fait de dégrader l’environnement et de consommer des quantités d’eau et d’énergie considérables. En 2008, le veto de Cristina Kirchner à une loi visant à protéger les glaciers est l’une des preuves que le gouvernement, pour Maristella Svampa, cède toujours face aux grands lobbys miniers : « En raison de la réglementation mise en place dans les années 1990 – tout comme dans l’ensemble des pays latino-américains – l’État s’est retiré du secteur minier, pour en laisser le contrôle et la propriété exclusive aux grandes entreprises transnationales. Malgré le caractère scandaleux de cette réglementation, sa dérogation ou la réforme de la législation minière n’intègre pas le moins du monde l’agenda du gouvernement K »[44].

“En 2008 également éclate le conflit agraire, exténuante bataille législative, politique et médiatique qu’eut à conduire Cristina Kirchner contre les propriétaires latifundistes exploitant le soja transgénique.”

En 2008 également éclate le conflit agraire, exténuante bataille législative, politique et médiatique qu’eut à conduire Cristina Kirchner contre les propriétaires latifundistes exploitant le soja transgénique. Ces derniers, pourtant très favorisés par le gouvernement, s’offusquaient, en substance, de payer un impôt sur les exportations, jugé trop élevé. Pendant trois longs mois de lock out”, ils parasitèrent les accès à la capitale. Quoique Svampa distingue les enjeux de la question agraire de ceux de la question extractiviste[45], elle stigmatise le fait que « cela aurait pu être l’occasion de débattre des conséquences environnementales de l’extension de la frontière du soja et de l’utilisation des glyphosates […] Ce ne fut pas le cas ». Plus encore, « par rapport aux ressources naturelles, nous vivons en fait un net approfondissement du modèle [infléchi par le néolibéralisme des années 90] » dit-elle. Ce serait faire l’impasse sur ce que représente, économiquement, l’exploitation du soja en Argentine, poule aux œufs d’or de l’économie nationale et servant, in fine, une certaine redistribution des richesses. Si Svampa admet que « la mesure prise par le gouvernement consistant à augmenter les taxes aux exportations (retenciones) était fondée », le nœud du problème repose, pour elle, dans le fait d’avoir omis de « moduler le taux d’imposition en fonction des petits, moyens et grands producteurs ». Par ailleurs, précise-t-elle, « en réagissant avec une maladresse incroyable à la mobilisation des campagnes, le gouvernement ne fit qu’œuvrer à l’unification du camp des opposants »[46].

Pour la sociologue argentine, « L’alternative passe sans aucun doute par un projet beaucoup plus modeste, sans grand projet, minier ou autre, mais par des actions qui renforcent les économies régionales et qui sont compatibles avec la vie des populations. »[47] Pour elle, « il est absolument nécessaire que la population ait l’opportunité de dire que ce modèle de développement ne lui convient pas car il n’est pas compatible ».

De même – et ce n’est pas trop de le mentionner pour comprendre le versant social de sa critique – Maristella Svampa se montre très virulente à l’encontre des politiques kirchnéristes de « massification de l’aide sociale », perçues comme l’apanage d’un « clientélisme affectif » ayant contribué, selon elle, à un « renforcement des politiques d’assistance du modèle néo-libéral » dans le sens d’une « individualisation de la relation en ce qui concerne la contrepartie en travail », désarticulant par là même les « projets collectifs que développaient les organisation piqueteras »[48].

Kirchner, les classes moyennes et le “laisser-faire”

À l’approche d’une conclusion – qu’on laissera volontairement suspendue – Il serait difficile d’éviter la question des classes moyennes[49], pilier fragile de la bascule du kirchnérisme au macrisme. « Durant le XXème siècle, l’Argentine s’est singularisée en Amérique latine par l’importance de ses classes moyennes. La crise a eu raison de ce leadership »[50], écrit Charles Lancha. Or, lit-on dans un ouvrage argentin traitant de la question, « Le kirchnérisme a fortifié les classes moyennes typiques et a alimenté les basses classes moyennes »[51].

Si les chiffres doivent être manipulés avec précaution – comme le précise l’étude qui convoque, à l’appui, des statistiques assez précises – ils permettent néanmoins de penser « certains changements dans la culture des secteurs de la classe moyenne, alimentés par une affluence de personnes provenant de segments socioéconomiques plus précaires » durant l’ère Kirchner, et par là même de comprendre « la signification culturelle du kirchnérisme : une légère augmentation de la classe moyenne, avec ses corollaires contractions d’idéologies et de sensibilités » ayant produit un mouvement de « plaques tectoniques qui, en bougeant, génèrent quelques tremblements » ; tremblements à l’origine d’une confusion sur le fait d’y appartenir déjà – aux classes moyennes – ou d’en rêver encore ; tremblements générateurs de tensions, de désirs de distinction et d’aspirations ; tremblements, donc, à l’intérieur d’une même classe sociale et ayant préparé, ironie du sort, l’élection de Mauricio Macri (par ailleurs largement soutenu par les grands médias sans l’appui desquels sa victoire aurait été inespérée). C’est là, soit dit en passant, l’un des principaux reproches adressés aux Kirchner depuis l’opposition de gauche. Charles Lancha parle d’une « classe moyenne qui, sous le kirchnérisme, est passée, selon les données de la Banque Mondiale, de 9,3 à 18,3 millions de personnes. Paradoxalement, cette montée en puissance se retourne contre le pouvoir en place qui en est à l’origine »[52].

“Le péronisme, en populisme assumé, porte en grâce le portrait de ses leaders. Le couple Kirchner, comme un revival du tandem Perón, n’aura eu de cesse de mobiliser une imagerie partisane, très émotionnante, et parfois à raison, qui a creusé sur la fin le fossé entre les pour et les anti”

Retournement démocratique qui s’est doublé, en décembre 2017, d’un sinistre renouveau répressif… dangereusement irrépressible[53]. Tout à l’inverse, par sa bienveillance de principe pour la voix populaire et la liberté des corps, et au-delà de ce qu’elle a elle-même décidé de mettre ou non en place, la politique des Kirchner s’est illustrée par ce qu’elle a tacitement permis de faire éclore au sein de la société civile, dans la continuité des inventions et des expériences d’auto-gestion de 2002, comme en témoigne le metteur en scène Silvio Lang dans un article paru en décembre 2017 des suites de la répression par le gouvernement Macri : « Le kirchnérisme, par son élargissement des droits et son appui au consumérisme interne a produit, sans se le proposer, des potentialités débordantes, des existences dissidentes. Au-delà de la très contrôlée conduite kirchnériste, il y eut durant la décennie gagnéeun laisser-faire»[54].

Ainsi, et quel qu’en soit l’issue – virage à droite d’une partie de la classe moyenne ou approfondissement de ses convictions sociales – le kirchnérisme a favorisé un redéploiement des libertés, aux antipodes des politiques néolibérales qui s’accompagnaient et s’accompagnent désormais à nouveau de lois coercitives et normatives, d’un arsenal sécuritaire et de dispositifs répressifs des plus inquiétants.

Le péronisme, en populisme assumé, porte en grâce le portrait de ses leaders. Le couple Kirchner, comme un revival du tandem Perón (Juan Domingo et Eva, ou Evita), n’aura eu de cesse de mobiliser une imagerie partisane, très émotionnante, et parfois à raison, qui a creusé sur la fin le fossé entre les pour et les anti, enfonçant certains des plus farouches – détracteurs comme thuriféraires – dans le déni ou la bêtise. En témoigne le mantra Se robaron todo !” (Ils ont tout volé !”), répété en boucle à l’encontre des Kirchner par leurs adversaires, comme si cette seule incantation grégaire, appuyée par des arguments encore très discutés et discutables, eut suffi à effacer d’un coup d’un seul – magie des paroles performatives – douze années de gouvernement objectivement favorables aux classes moyennes et populaires et, dans la foulée, l’inculpation (sans appel, celle-ci) du Président Mauricio Macri dans l’affaire des Panama Papers.

Là où certains identifient tantôt du clientélisme, un discours bifide voire une tentative d’hégémonie culturelle[55], d’autres persistent à analyser les positions des gouvernements Kirchner à la lueur de leur tentative d’équilibrer capital et travail, avec ce que cela implique de terrains minés à défendre et d’embuscades en tous genres. Sans l’extractivisme, sans le soja transgénique et sans les concessions faites à maintes reprises aux tenanciers du capital, qu’en seraient-ils de la florissante économie argentine et de la poursuite de sa politique de justice sociale ? demanderont certains. Cela ne justifie en rien, de la part d’un gouvernement soi-disant antilibéral, l’épandage de mesures bien trop timidement sociales, dénuées de préoccupation écologique et incapables d’endiguer définitivement les excès du libéralisme, répondront les autres. Pour ne s’en tenir qu’aux débats entre progressisteset ” révolutionnaires”.

Reste à se souvenir que la radicalité des choix hétérodoxes vaut son pesant d’or. Et à s’exclamer ¡ Ojalá !” – cet intraduisible “Espérons !” ou “Souhaitons-nous !” latino-américain : souhaiter, donc, que le courage d’avoir poursuivi une telle politique pendant douze années, sous le feu des critiques et sur le fil ténu octroyé par la capricieuse conjoncture, puisse durablement affûter un agir politique par-delà les frontières.

Baptiste Mongis 


[1]https://www.monde-diplomatique.fr/2017/12/VIGNA/58174

[2]https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/CORREA/58392

[3]Voir : TADDEI Emilio, « Argentine. Fin de cycle kirchnériste et tournant néolibéral », in Mondes Émergements 2016 – 2017, Amérique Latine, La documentation française, Paris, 2016

[4]L’objectif étant de s’inscrire en chasse-fumées, à l’instar de nos collègues de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine qui, il y a un an dans une tribune de Politis, avaient tiré le signal d’alarme quant aux récupérations politiques de la région sud-américaine durant la campagne présidentielle française : voir Politis, « Non, l’Amérique latine n’est pas un épouvantail politique », 20 avril 2017. https://www.politis.fr/articles/2017/04/non-lamerique-latine-nest-pas-un-epouvantail-politique-36743/.

[5]Dont quelques étapes significatives étaient retracées et illustrées dans le portfolio – prêtant au débat – proposé par Le Monde en 2013 : « Argentine : après dix ans de “kirchnérisme”, l’usure du pouvoir »

http://www.lemonde.fr/ameriques/portfolio/2013/10/27/argentine-apres-dix-ans-de-kirchnerisme-l-usure-du-pouvoir_3503256_3222.html

[6]Voir : http://www.ambito.com/814621-a-10-anos-del-rechazo-al-alca-en-mar-del-plata

[7]LANCHA Charles, L’Argentine des Kirchner (2003 – 2015). Une décennie gagnée ?, Paris, L’Harmattan, 2016, p.109

[8]Ibid., p.67

[9]Ibid., p.154

[10]SEOANE María, Argentina ; el siglo del progreso y la oscuridad (1900 – 2003), Barcelone, Crítica, 2004, p.199

[11]SUSANI Bruno, Le péronisme. De Perón à Kirchner. Une passion argentine, Paris, l’Harmattan, 2014, p.181

[12]Ibid., p.182

[13]MERKLEN Denis, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute/Snédit, 2009, p.108

[14]LANCHA Charles, op. cit., p.35

[15]Le Monde diplomatique, Manuel d’économie critique, hors-série, 2016, p.34

[16]« Keynes soutient que ce ne sont pas des salaires trop élevés qui découragent les entrepreneurs d’embaucher, mais les incertitudes qui planent quant à la perspective de vendre ce qu’ils s’apprêtent à produire », écrit encore Bruno Susani. Prenant comme caisse de résonance sa lecture de la conjoncture argentine, il précise : « Keynes […] a soutenu que dans le cas où il existe un chômage important, les décideurs doivent, d’abord, avoir recours à une hausse des dépenses publiques pour relancer la demande. Cette demande ne peut provenir que des secteurs sociaux de revenus bas et moyens et doit être stimulée par une redistribution des revenus et des aides publiques », puisque « les secteurs à haut revenu ne seront pas, et ne peuvent pas être, les moteurs de la reprise, car leurs dépenses en consommation, qui ne sont pas contraintes par leurs revenus, n’augmenteront pas ». In SUSANI Bruno, op. cit., pp. 191 – 193.

[17]LANCHA Charles, op. cit., p.24

[18]Libération, 26 septembre 2003. http://www.liberation.fr/futurs/2003/09/26/coup-de-force-argentin-face-au-fmi_446218

[19]Le Monde, 2 mars 2005. http://www.lemonde.fr/international/article/2005/03/02/le-president-nestor-kirchner-prononce-la-fin-du-moratoire-sur-la-dette-argentine_400030_3210.html. L’article précise : « Hors normes, la restructuration de la dette privée argentine l’est par son ampleur : 81 milliards de dollars, plus de 100 milliards si l’on prend en compte les intérêts de retard. Elle l’est également par la décote – 70 % ! – que Buenos Aires a réussi à imposer à ses créanciers ». À la même époque, les restructurations ayant eu cours dans d’autres pays n’excédaient jamais les 36 %.

[20]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, « L’Argentine des Kirchner, dix ans après la crise », Problèmes d’Amérique latine, 2011/4 (N° 82), p. 5-11. DOI : 10.3917/pal.082.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2011-4-page-5.htm

[21]LANCHA Charles, op. cit., p.37

[22]Ibid., pp.109-110

[23]Ibid., p.150

[24]Ibid., p.151

[25]Ibid., p.28

[26]SVAMPA Maristella, « Les frontières du gouvernement de Kirchner : entre le renforcement du passé et les aspirations au nouveau », Revue du tiers monde, Paris, juin-juillet 2007. http://www.maristellasvampa.net/archivos/ensayo39.pdf

[27]SUSANI Bruno, op. cit., p.183

[28]Voir notamment SCHORR Martin, « Argentina 1976 – 1983 : la economía política de la desindustrialización », in ROUGIER Marcelo (coord.), Estudios sobre la industria argentina 3, Lenguaje claro Editora, Buenos Aires, 2013

[29]SUSANI Bruno, op. cit., p.183

[30]LANCHA Charles, op. cit., p.22

[31]Ibid., p.24

[32]« Le Président Kirchner est d’autant plus à l’écoute de la protestation sociale qu’il se refuse à pratiquer une répression aveugle », écrit Lancha à ce propos, in Ibid., p.34

[33]LANCHA Charles, op. cit., p.130

[34]Ibid., p.137

[35]« Ni durant le gouvernement de Mr Kirchner, ni pendant celui de Mme Kirchner, il n’y eut de censure ni d’atteintes à la liberté de la presse, mais une vive controverse avec les médias […]. Finalement, le gouvernement envoya au Parlement un projet pour réformer la loi sur les médias qui datait du temps de la dictature militaire. Cette loi n’est qu’une loi anti-trust, dite des trois tiers, partageant en trois le paysage médiatique, un tiers pour le secteur privé, un tiers pour le service public, et un tiers pour les associations, syndicats, églises, ce qui n’empêcha pas pour autant la poursuite des controverses entre les grands groupes et le gouvernement. » in SUSANI Bruno, op. cit., p.224

[36]LANCHA Charles, op. cit., p.138

[37]SOLANAS Fernando E., Memoria del saqueo (2003). https://www.youtube.com/watch?v=2IW2KFerGzo

[38]LANCHA Charles, op. cit., p.106

[39]RIÈS Philippe, « Dette argentine : les banquiers français s’indignent », Mediapart, 12 septembre 2008

[40]LANCHA Charles, op. cit., p.107

[41]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, SVAMPA Maristella. « L’Argentine des Kirchner. Entretien avec Maristella Svampa », in G. Couffignal. Amérique latine. Une Amérique latine toujours plus diverse, Mondes émergents, IHEAL/Documentation française, pp. 79-86, 2010

[42]Ibid.

[43]Ibid.

[44]Ibid.

[45]Alors que l’extractivisme est « un secteur de haute rentabilité qui profite à une minorité et qui ne génère pas d’activités intermédiaires, ni beaucoup d’emplois », le développement du soja transgénique est, pour sa part, avec ses 18 millions d’hectares (en 2010) et ses juteuses retombées pour le pays grâce à ses taxes à l’exportation, « un modèle assez complexe qui comprend petits, moyens et grands producteurs » (et ce, malgré l’accentuation de la concentration de son exploitation). De fait, il jouit d’une relative invulnérabilité : « Il est plus facile de mettre en question le modèle minier qui n’est pas installé dans les imaginaires alors que le modèle agraire est perçu comme la base de la réussite passée et à venir du pays. Personne ne peut penser l’Argentine sans production agraire. Alors qu’il est possible de penser une Argentine sans grands projets miniers. », in COMBES Maxime et CHAPELLE Sophie, « Déconstruire l’imaginaire extractiviste, entretien avec Maristella Svampa », Revue Mouvements, 28 octobre 2010. http://mouvements.info/deconstruire-limaginaire-extractiviste-entretien-avec-maristella-svampa/

[46]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, SVAMPA Maristella. « L’Argentine des Kirchner. Entretien avec Maristella Svampa », op. cit.

[47]COMBES Maxime et CHAPELLE Sophie, « Déconstruire l’imaginaire extractiviste, entretien avec Maristella Svampa », Revue Mouvements, 28 octobre 2010. http://mouvements.info/deconstruire-limaginaire-extractiviste-entretien-avec-maristella-svampa/

[48]SVAMPA Maristella, « Les frontières du gouvernement Kirchner, entre aspiration au renouveau et consolidation de l’ancien », op. cit.

[49]Un débat tourne notamment autour du critère à partir duquel on peut les définir, le plus simple (et le plus discutable) étant de les situer grâce au salaire. En ce sens, et selon Charles Lacha, « La CEPAL considère comme faisant partie des classes moyennes toute personne disposant des revenus annuels entre 1100 et 10 000 dollars », in LANCHA Charles, op. cit., p.39

[50]LANCHA Charles, op. cit., p.39

[51]VANOLI Hernán, SEMÁN Pablo et TRÍMBOLI Javier, Que quiere la clase media ?, Le Monde Diplomatique, Capital Intelectual, Serie La media distancia, Buenos Aires, 2016, p.34

[52]LANCHA Charles, op. cit., p.141

[53]Voir notamment : https://www.youtube.com/watch?v=6k01FdM_1zk. Et :

http://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-Enorme-repression-lors-de-la-manifestation-contre-la-reforme-des-retraites

http://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-Les-images-de-la-brutale-repression-que-cachent-le-gouvernement-et-les-grands-medias

[54]LANG Silvio, « Diarios del odio, diario del macrismo », Lobo suelto !, décembre 2017. http://lobosuelto.com/?p=18449

[55]SARLO Beatriz, « Hegemonía cultural del kirchnerismo », La Nación, 4 mars 2011. https://www.lanacion.com.ar/1354629-hegemonia-cultural-del-kirchnerismo