Agroécologie et PAC : l’impossible équation ?

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Le modèle agricole conventionnel est de plus en plus critiqué pour son impact sur le réchauffement climatique et l’environnement, mais aussi pour son incapacité à assurer des revenus suffisants aux producteurs. Les propositions en faveur d’un modèle agroécologique se multiplient, comme en attestent les mesures portées par la Convention citoyenne pour le climat relatives à l’alimentation et l’agriculture. La Politique Agricole Commune (PAC), qui alloue des fonds européens aux agriculteurs, continue quant à elle de promouvoir un modèle productiviste et agro-exportateur. Les gouvernements possèdent cependant une marge de manœuvre importante quant à l’utilisation de ces subventions. La France devra bientôt présenter un « plan stratégique national » définissant les interventions et les modalités de mise en œuvre de la PAC à l’échelle nationale.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe cherche à se reconstruire et à assurer à sa population la sécurité alimentaire. Les États-membres de la Communauté économique européenne (CEE) – la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas –, promeuvent alors un modèle d’agriculture productiviste dont l’objectif vise à maximiser la production alimentaire par rapport aux facteurs de production, qu’il s’agisse de la main d’œuvre ou du sol : l’agriculture se spécialise et s’intensifie en ayant recours à un usage intensif d’engrais chimiques et de pesticides qui vont entraîner le déclin de la faune sauvage [1]. Ces pratiques agricoles ont simplifié les paysages en créant de grandes parcelles de monoculture, principalement du maïs et du colza ; les haies, qui permettaient de limiter l’érosion des sols, ont été arrachées afin de laisser circuler des engins agricoles de plus en plus gros. Les sols se sont ainsi appauvris, ils ont perdu leur matière organique et leur capacité de stockage du carbone.

Ces pratiques agricoles ont simplifié les paysages en créant de grandes parcelles de monoculture, principalement du maïs et du colza. Les sols se sont ainsi appauvris, ils ont perdu leur matière organique et leur capacité de stockage du carbone.

Toutefois, le processus pourrait être inversé si l’on restaurait la qualité des sols : selon le GIEC, 1,2 milliard de tonnes de carbone par an pourraient être stockées dans les sols agricoles [2]. Pour limiter l’augmentation des températures mondiales et respecter les engagements pris dans l’accord de Paris, il apparaît donc nécessaire d’accompagner la transition vers un système agricole sans intrants chimiques, moins émetteur de gaz à effet de serre et qui permette d’assurer une rémunération juste aux agriculteurs. C’est l’ambition que se donne l’agroécologie, qui s’appuie sur la nature pour « produire une alimentation saine tout en restaurant les milieux naturels et en entretenant la fertilité du sol » [3].

La transition vers ce modèle est aujourd’hui plébiscitée par les citoyens. Le rapport rendu par la Convention citoyenne pour le climat [4] soulignait ainsi l’importance d’orienter la nouvelle PAC en faveur de la transition agroécologique [5]. Elle a été votée le vendredi 23 octobre 2020 par le Parlement européen mais de nombreuses associations s’inquiètent de sa capacité à répondre à l’ambition annoncée par l’exécutif européen, dans le cadre du Green Deal, d’une réduction à l’échelle du continent d’au moins 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 (par rapport au niveau de 1990). Le processus de discussion autour de l’allocation des aides européennes n’est toutefois pas terminé. Malgré le vote au parlement, le trilogue continue entre le Conseil, la Commission et le Parlement, et chaque États-membres devra dans les prochains mois présenter un « plan stratégique national », une déclinaison par pays des grandes orientations européennes de la PAC. Tentons de comprendre les changements que dessine la réforme de la future PAC.

Épandage de pesticides dans des champs de blé © hpgruesen

La PAC, organisme structurant du modèle agricole européen

La PAC, renouvelée tous les 7 ans, représente le premier poste de dépense de l’Union européenne avec un budget global d’environ 50 milliards d’euros (plus d’un tiers de son budget total) dont 9 milliards sont reversés à l’agriculture française. Elle est organisée autour de deux piliers principaux : le premier concerne le soutien des marchés et des revenus agricoles, dont le système d’aides aux agriculteurs constitue le nerf majeur. Le second est dédié à la politique de développement rural [6].

Les aides directes aux agriculteurs représentent aujourd’hui le principal instrument de la PAC (environ 70% du budget). Ces aides sont pour la plupart « découplées », c’est-à-dire qu’elles ne dépendent pas du type et des modes de production mais de la surface au sol ou du nombre de têtes de bétail que possède l’exploitation. Dans ce système, il est plus rémunérateur d’avoir une grande exploitation agricole avec de faibles rendements à l’hectare qu’une petite exploitation à hauts rendements. Cela fragilise les petites exploitations paysannes, et pousse à moderniser les systèmes d’exploitation et à favoriser la monoculture.

Dans ce système, il est plus rémunérateur d’avoir une grande exploitation agricole avec de faibles rendements à l’hectare qu’une petite exploitation à hauts rendements. Cela fragilise les petites exploitations paysannes, pousse à moderniser les systèmes d’exploitation et à favoriser la monoculture.

Dans un référé publié le 10 janvier 2019, la Cour des comptes indique que le montant de l’aide directe moyenne par exploitant pour les structures les plus grandes (22 701 euros) est supérieur de 37% à celui des exploitations les plus modestes (16 535 euros), toutes spécialisations confondues [7]. La répartition des aides apparaît donc fortement inégalitaire en encourageant à l’agrandissement des exploitations plutôt qu’au développement de pratiques agricoles plus vertueuses d’un point de vue écologique. En effet, plus les exploitations sont grandes, plus elles requièrent l’usage d’intrants chimiques et de machines, et moins elles encouragent l’emploi. Le modèle agro-alimentaire actuel est ainsi dominé par l’agro-industrie, où quelques grandes entreprises imposent leur modèle au reste de la filière. C’est ce phénomène qui est actuellement dénoncé par la campagne « Basta » du collectif Pour une autre Pac !. L’organisation accuse les plus grandes entreprises agricoles, telles Charal, Lesieur, Savéol, Beghin Say et Soignon, de capter une large part de la manne financière dégagée par la PAC.

Selon le groupe des Verts au Parlement européen, il y a « de moins en moins d’agriculteurs pour cultiver des exploitations de plus en plus grandes » [8]. En France, leur nombre a en effet été réduit de moitié entre 1998 et 2016 passant de 1 million à 437 000, alors que la taille moyenne de la propriété agricole a augmenté de 28 à 63 hectares sur la même période [9]. Le déclin du nombre d’agriculteurs est l’un des enjeux majeurs auxquels fait face le monde agricole en France. Pour pallier ce problème, les Verts en appellent à des aides calculées en unité de main d’œuvre et non plus selon les hectares, de façon à « mieux répartir les aides pour soutenir les petits paysans » [10]. 

C’est également la proposition soutenue par France Stratégie qui propose d’allouer l’aide en fonction de l’unité de travail par exploitation, et non plus en fonction de la taille de l’exploitation. La proposition est simple : une petite ferme de maraîchage en bio qui nécessite de faire travailler 10 personnes sur peu d’hectares, recevrait plus d’aides qu’une exploitation plus importante faisant vivre moins d’agriculteurs. Les petites exploitations aux pratiques agroécologiques se verraient ainsi revalorisées car elles impliquent généralement plus de main d’œuvre. Cette idée d’aides à l’actif est défendue depuis longtemps par le syndicat agricole, la Confédération Paysanne. Son porte-parole Nicolas Girod, interrogé en novembre 2019 affirmait ainsi que « pour s’affranchir des pesticides par exemple, il va falloir plus de travail, plus de main d’œuvre, et d’autres pratiques culturales sur une même surface. C’est ce changement-là que doit accompagner la PAC, car il répond aussi à une demande sociétale qui est celle de manger mieux » [11]. 

Les éco-régimes : des aides au verdissement aux contours flous

Une des nouveautés de cette nouvelle PAC est le dispositif des éco-régimes, un système de primes versées aux agriculteurs dans le cadre des paiements du premier pilier pour soutenir leur participation à des programmes environnementaux plus exigeants. Ce dispositif vient remplacer les anciennes aides au verdissement, dont le volume resterait le même puisqu’il correspondrait à un pourcentage de 30 % du premier pilier – que le Conseil propose de limiter à 20%. Le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Julien Denormandie, a salué l’accord trouvé autour de ces éco-régimes obligatoires pour tous les États-membres.

Selon le communiqué du Conseil Agriculture et Pêche des 19 et 20 octobre 2020, ces programmes pourront inclure « des pratiques comme l’agriculture de haute précision, l’agroforesterie, l’agriculture biologique, mais les États seront libres de désigner leurs propres instruments en fonction de leurs besoins » [12]. Une grande latitude est donc laissée aux États-membres de l’Union européenne dans la mise en œuvre des éco-régimes.

Le cahier des charges et les critères d’attribution de ces éco-régimes ne sont pas définis. Dans un avis remis en 2019, la Cour des comptes européenne jugeait qu’il serait difficile « de savoir comment la Commission vérifierait si ces plans sont ambitieux d’un point de vue environnemental et climatique » [13]. Aurélie Catallo, coordinatrice de la plateforme pour une autre PAC, qui regroupe diverses associations, ONG et syndicats, s’inquiète du fait que les éco-régimes intègrent des pratiques incohérentes d’un point de vue écologique comme l’agriculture de précision (techniques numériques, robotisation, surveillance par drones…) qui ne sont pas des méthodes réduisant directement les émissions de CO2 [14].

Quoi qu’il en soit, une marge de manœuvre importante est donc laissée aux États quant à l’usage de ces fonds, qui reste en grande partie indéterminée. De quoi justifier une mobilisation pour une utilisation écologique de ces subventions ?

La PAC et la transition agroécologique

L’agroécologie vise à favoriser des systèmes agricoles fondés sur la valorisation des processus écologiques. La massification de cette pratique agricole pourrait permettre de limiter l’empreinte carbone de l’agriculture, en revitalisant les sols et en assurant leur fertilité. L’agroécologie consiste en effet à utiliser de manière optimale les ressources apportées par la nature pour développer une agriculture qui utilise moins d’intrants de synthèse. L’objectif est d’accroître la résilience et l’autonomie des exploitations en diversifiant les cultures, en allongeant les rotations et en renforçant le rôle de la biodiversité comme facteur de production. Les insectes prédateurs permettent de réguler la présence de ravageurs tels que les pucerons. Il s’agit de repenser le système de production en revalorisant le savoir agronomique pour utiliser au mieux les fonctionnalités et les interactions naturelles présentes dans les écosystèmes du sol.

L’objectif est d’accroître la résilience et l’autonomie des exploitations en diversifiant les cultures, en allongeant les rotations et en renforçant le rôle de la biodiversité comme facteur de production. Il s’agit de repenser le système de production pour utiliser au mieux les fonctionnalités et les interactions naturelles présentes dans les écosystèmes du sol.

De nombreuses associations comme Pour une agriculture du vivant sont en effet favorables à un changement de paradigme des pratiques agricoles afin de redonner à l’agriculture sa capacité à stocker dans les sols un maximum de carbone et d’accueillir la biodiversité. Cela permettra à la fois de les rendre plus fertiles et d’absorber une partie des émissions anthropiques de CO2 en limitant le réchauffement climatique.

Ver de terre présent dans les sols © Natfot

Que penser des propositions émises pour faire de la PAC un levier de la transition agroécologique ? France Stratégie suggère d’utiliser les paiements du premier pilier pour financer un système de bonus-malus à hauteur des bénéfices environnementaux apportés à la société. Dans son rapport Faire de la politique agricole commune un levier de la transition agroécologique [15], l’institution défend l’idée que les aides subventionnant des activités polluantes soient supprimées et qu’un système de taxes sur les externalités négatives soit mis en place. Avec ce mécanisme de marché, la diversification des cultures serait encouragée via un bonus financé par une taxe sur les engrais et sur les pesticides. L’objectif affiché est de proportionner progressivement les aides aux services environnementaux rendus par les surfaces concernées. Il s’agit donc de privilégier les incitations plutôt que les interdictions, quotas et prescriptions de pratiques agricoles à travers une combinaison de bonus et de malus, afin de soutenir les exploitations qui s’engagent dans des pratiques bénéfiques pour l’environnement. Si tant est qu’un quelconque changement puisse être attendu à l’échelle européenne…

Si les orientations de la nouvelle PAC, votée par le parlement en octobre 2020, ne répondent pas aux impératifs de transition agroécologique, une marge de manœuvre subsiste : l’utilisation des éco-régimes n’étant pas déterminée, une mobilisation massive des mouvements écologistes en France pourrait permettre de « verdir » leur utilisation.

La déclinaison de la PAC dans les Plans stratégiques nationaux

Reste désormais à suivre l’avancée du processus et les annonces du gouvernement sur son Plan stratégique national (PSN) pour voir comment seront traduits les objectifs de la PAC dans la politique française. Le ministère français de l’Agriculture et de l’Alimentation a organisé, entre le 23 février et le 7 novembre 2020, un débat public nommé imPACtons qui a mobilisé plus de deux millions de citoyens. Parmi les 1083 propositions issues du débat public, une meilleure rémunération des producteurs et une véritable transition agroécologique ont été mises en avant. Le ministère doit trancher ce jour, mercredi 7 avril, pour indiquer son positionnement par rapport aux propositions formulées lors du débat. Affaire à suivre.

Sources :

(1) « La majorité des pesticides ont des effets sublétaux, c’est-à-dire des effets insidieux, liés à des expositions plus longues où répétées à ces produits », analyse Olivier Cardoso, écotoxicologue à l’ONCFS, l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. https://www.franceculture.fr/environnement/les-pesticides-principale-cause-de-la-disparition-des-oiseaux-en-franc

(2) Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, 4 pour 1000, les sols pour la sécurité alimentaire et le climat. https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/1509-climat-4pour1000-fr-bd.pdf

(3) Fondation Nicolas Hulot pour la nature et pour l’Homme, Comment lutter contre la désertification ?, 15 juin 2017. https://www.fondation-nicolas-hulot.org/lutter-contre-la-desertification-un-defi-mondial/

(4) La Convention citoyenne regroupe 150 citoyens tirés au sort ayant reçu pour mandat de « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ».

(5) Rapport de la Convention citoyenne pour le Climat, 2019. https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/le-rapport-final/

(6) Vincent Lequeux, Politique agricole commune : comment ça marche ?, 24 février 2017. https://www.touteleurope.eu/actualite/politique-agricole-commune-comment-ca-marche.html

(7) Laura Dulieu, La PAC, pilier essentiel mais obsolète de l’UE, France culture, 25 avril 2019. https://www.franceculture.fr/politique/la-pac-pilier-essentiel-mais-obsolete-de-lue

(8) Vincent Lequeux, Politique agricole commune : comment ça marche ?, 24 février 2017. https://www.touteleurope.eu/actualite/politique-agricole-commune-comment-ca-marche.html

(9) Laurence Girard, La France présentera son plan stratégique agricole en 2021, Le Monde, 21 octobre 2020. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/10/21/la-france-presentera-son-plan-strategique-agricole-en-2021_6056821_3234.html

(10) Noémie Galland-Beaune, Politique agricole commune : les 3 principaux sujets de débat autour de la réforme, 22 octobre 2020. https://www.touteleurope.eu/actualite/politique-agricole-commune-les-3-principaux-sujets-de-debat-autour-de-la-reforme.html

(11) Anne Laure Chouin, La PAC, un levier pour la transition écologique ?, France culture, 22 octobre 2019. https://www.franceculture.fr/environnement/la-pac-un-levier-pour-la-transition-ecologique

(12) Noémie Galland-Beaune, Politique agricole commune : les 3 principaux sujets de débat autour de la réforme, 22 octobre 2020. https://www.touteleurope.eu/actualite/politique-agricole-commune-les-3-principaux-sujets-de-debat-autour-de-la-reforme.html

(13) Agriculture stratégie, Négociations de la PAC post 2020 : continuer ou repartir d’une page blanche ?, 5 juillet 2019. https://www.agriculture-strategies.eu/2019/07/negociations-de-la-pac-post-2020-continuer-ou-repartir-dune-page-blanche/

(14) Amélie Poinssot  La nouvelle politique agricole commune oublie le changement climatique, Médiapart, 3 décembre 2020. https://www.mediapart.fr/journal/france/241020/la-nouvelle-politique-agricole-commune-oublie-le-changement-climatique

(15) Julien Fosse, Faire de la politique agricole commune un levier de la transition agroécologique, France Stratégie, octobre 2019. https://www.strategie.gouv.fr/publications/faire-de-politique-agricole-commune-un-levier-de-transition-agroecologique

Inde : des réformes agraires entraînent la plus grande grève du monde

Manifestation de paysans indiens le 11 décembre 2020. © Randeep Maddoke

Fin janvier, les autorités indiennes ont coupé l’électricité et l’eau à un camp de protestataires, afin de mettre un terme à un mois de sit-in des agriculteurs manifestant contre les nouvelles réformes agricoles. Malgré ces coupures et une répression policière de plus en plus violente, les agriculteurs continuent leur lutte, des milliers d’autres arrivant en tracteurs au campement en signe de solidarité. Simran Jeet Singh, universitaire indien membre de plusieurs thinks-tanks et historien de l’Asie du Sud revient sur l’origine et l’évolution de ce mouvement social hors-normes encore peu abordé en Europe. Article traduit et édité par William Bouchardon.

Depuis la semaine dernière, la répression du mouvement paysan en Inde a redoublé d’ampleur. À New Delhi, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des manifestants ont été attaqués à coups de matraque. Selon le gouvernement indien, la violence a commencé lorsqu’un groupe de manifestants s’est écarté de l’itinéraire prévu et a franchi les barricades du Fort Rouge, symbole de l’indépendance de l’Inde, où le Président donne son allocution annuelle pour la fête nationale. Mais les vidéos prises sur le terrain montrent de multiples cas où des policiers attaquent des manifestants sans avoir été provoqués. Au moins un manifestant est mort lorsque son tracteur s’est renversé alors que la police tirait des gaz lacrymogènes, tandis que des centaines de policiers ont été blessés. Si la plupart des manifestants sont toujours déterminés à poursuivre la lutte, deux syndicats d’agriculteurs ont annoncé qu’ils se retiraient des manifestations en raison des violences.

L’escalade de fin janvier s’inscrit dans un face-à-face de plus de deux mois entre les agriculteurs et le gouvernement indien qui ressemble pour l’instant à une impasse. Les manifestants remettent en cause de nouvelles lois promulguées en septembre visant à déréglementer le secteur agricole. Pour le premier ministre Narendra Modi, ces réformes constituent un « tournant décisif » pour l’économie indienne. Les opposants des réformes les qualifient, eux, de « condamnation à mort » des travailleurs agricoles.

Les troubles ont commencé fin novembre lorsque plus de 250 millions de personnes ont participé à une grève générale en réaction aux nouvelles lois, conduisant de nombreux observateurs à qualifier le mouvement de « plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité ». Des centaines de milliers d’agriculteurs indiens ont alors installé des camps sur différents sites à la périphérie de la capitale. Les manifestants ont dû endurer un hiver rigoureux qui a coûté la vie à 150 d’entre eux, tandis que 18 autres se sont suicidés. Malgré ces décès et les rudes conditions de vie dans les camps, les manifestants, issus d’horizons très divers, transcendant les clivages religieux, de caste et de classe sociale, et promettent de rester jusqu’à ce que soient abrogées les nouvelles lois.

Le 12 janvier, face à une pression croissante et à l’échec de onze cycles de négociations, la Cour suprême de l’Inde a suspendu les nouvelles lois et convoqué un comité pour examiner les préoccupations des agriculteurs. Les chefs de file de la protestation ont toutefois estimé que cette suspension n’était pas sincère. Pour Balbir Singh Rajewal, un des leaders du mouvement, « les membres du comité nommés par la Cour suprême ne sont pas fiables car ils ont écrit que ces lois agricoles sont favorables aux agriculteur. Nous allons continuer notre campagne ».

« Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Depuis le début, les syndicats d’agriculteurs appellent à un retrait complet et absolu de la législation et considèrent les propositions d’amendement insuffisantes. « Nous avons rejeté à l’unanimité la proposition du gouvernement », déclarait ainsi Jagmohan Singh, secrétaire général de l’Union Bharatiya Kisan (Union des agriculteurs indiens). « C’est une insulte à notre égard… Nous ne voulons pas d’amendements ». Alors qu’aucun des deux camps ne veut céder et que la tension monte entre manifestants et autorités, les agriculteurs sont déterminés à poursuivre la lutte, même face à la violence. « Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Des lois écrites pour l’agro-industrie

A l’origine du conflit, on trouve trois projets de loi : la loi sur le commerce des produits agricoles, la loi sur l’accord de garantie des prix et des services agricoles, et la loi sur les produits essentiels. Ensemble, ces lois prévoient la suppression des protections gouvernementales en place depuis des décennies à l’endroit des agriculteurs, notamment celles qui garantissent des prix minimums pour les récoltes. Si les agriculteurs protestent contre ces trois projets à la fois, ils sont particulièrement préoccupés par le Farmers’ Produce and Commerce Bill, qui habilite les entreprises à négocier l’achat des récoltes directement avec les petits agriculteurs.

Pour ces derniers, ce serait une catastrophe, la plupart d’entre eux n’ayant ni les compétences ni les ressources nécessaires pour faire face aux multinationales. Les paysans de tout le pays craignent donc que leurs moyens de subsistance ne soient décimés et qu’ils s’endettent encore plus.

Balbir Singh Rajewal, syndicaliste paysan en lutte contre les nouvelles lois agricoles. © Harvinder Chandigarh

Etant donné le poids considérable du secteur agricole dans l’économie indienne, les conséquences de ces lois s’annoncent énormes. Les petits agriculteurs et leurs familles représentent près de la moitié des 1,35 milliard d’habitants de l’Inde : selon le recensement national de 2011, près de 60 % de la population active indienne, soit environ 263 millions de personnes, dépendent de l’agriculture comme principale source de revenus. Pour beaucoup d’entre eux, ces nouvelles lois viennent confirmer ce qu’ils craignaient le plus : que les petites exploitations agricoles ne soient plus un moyen de subsistance rentable ou durable en Inde. Au cours des dernières décennies, les paysans ont vu leurs marges bénéficiaires se réduire et leurs dettes augmenter. Une récente étude de l’économiste Sukhpal Singh, de l’université agricole du Pendjab, montre ainsi que les ouvriers agricoles du Pendjab sont endettés à hauteur de quatre fois leur revenu annuel.

Épidémie de suicides chez les paysans indiens

Plusieurs études ont en effet démontré que le cycle implacable de l’endettement est le principal facteur de l’épidémie de suicides de paysans que connait le pays. En trois ans, de 2015 à 2018, plus de 12.000 agriculteurs ont mis fin à leur jour dans l’État du Maharashtra. Et cette tragédie ne se limite pas à un seul État : en 2019, plus de 10.000 fermiers indiens se sont suicidés, selon les données du Bureau national indien des archives criminelles.

Or, ces statistiques alarmantes ont été enregistrées avant l’introduction des nouvelles lois ! On comprend mieux pourquoi certains qualifient ces dernières « d’arrêt de mort »… En effet, de nombreux experts craignent que la nouvelle législation ne serve qu’à endetter davantage les agriculteurs, exacerbant ainsi la crise économique et l’épidémie de suicides qui en découle.

Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, résume la situation en un tweet : « Je viens d’étudier les nouvelles lois agricoles de l’Inde. Je me rends compte qu’elles sont biaisées et qu’elles seront préjudiciables aux agriculteurs. Notre réglementation agricole doit changer, mais les nouvelles lois serviront davantage les intérêts des entreprises que ceux des agriculteurs. Chapeau à la sensibilité et à la force morale des agriculteurs indiens ».

Endettement et crise écologique : les legs de la « Révolution verte »

Le mouvement de protestation actuel s’inscrit dans une lutte beaucoup plus longue des agriculteurs indiens, inextricablement liée à la mise en œuvre du programme de la « révolution verte » à la fin des années 1960. Soutenue par les États-Unis, cette initiative déployée dans tous les pays du Sud a conduit à des pressions du gouvernement indien sur les agriculteurs du Penjab pour qu’ils abandonnent leurs méthodes agricoles traditionnelles au profit d’un système industriel américanisé. Si les rendement des cultures se sont considérablement améliorés, ces « progrès » rapides ont toutefois eu des conséquences profondément néfastes.

Pou augmenter les rendements, les nouvelles semences ont eu besoin de beaucoup plus d’eau que n’en fournissaient les précipitations naturelles. Les agriculteurs ont donc dû creuser des puits et irriguer leurs champs avec l’eau des nappes phréatiques. Ils ont également dû recourir à des pesticides et à des engrais nocifs pour favoriser la croissance « miraculeuse » des semences modifiées. Autant de pratiques qui se poursuivent encore aujourd’hui. Cependant, comme les prix des semences et des pesticides ont augmenté et que les prix minimums de vente des récoltes approuvés par le gouvernement sont restés bas, les agriculteurs ont été obligés de se tourner vers les banques et les prêteurs privés pour obtenir des prêts afin de maintenir leur entreprise à flot. C’est ainsi qu’a débuté la crise écologique, sanitaire et économique qui frappe désormais les agriculteurs indiens.

L’usage de pesticides toxiques durant des décennies a ravagé les sols du pays. En parallèle, les études du gouvernement montrent que les agriculteurs ont pompé tellement d’eau souterraine pour irriguer leurs cultures que le niveau de la nappe phréatique baisse de près d’un mètre par an. Le Penjab, l’un des plus gros consommateurs de pesticides par hectare du pays, connait également l’un des pires taux de cancer en Inde, ce qui lui vaut le titre de « ceinture du cancer »… Une étude de 2017 a relevé d’importantes traces d’uranium et d’autres éléments toxiques lourds dans des échantillons d’eau potable, tandis que de nombreuses autres études font un lien entre la forte augmentation des cas de cancer au Penjab et l’utilisation massive de pesticides dans la région.

Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Les mauvaises récoltes dues à la dégradation des sols et l’incapacité à rembourser les intérêts des prêts ou à obtenir des prix compétitifs pour leurs produits forment un cercle vicieux pour nombre de paysans indiens. D’où l’épidémie de suicide que la nouvelle législation ne fera qu’aggraver.

Un moment décisif

La situation des agriculteurs indiens était déjà sombre avant même l’introduction de la nouvelle législation. Loin d’être une aberration, ces manifestations sont en fait la conclusion logique de décennies d’exploitation et de négligence de la part du gouvernement. Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Si le gouvernement reste passif et ne s’attaque pas aux causes profondes de cette crise, les protestations de ce type deviendront de plus en plus fréquentes à mesure qu’augmenteront les taux de cancer, la pauvreté et l’épidémie de suicides. Alors que la tension s’aggrave chaque jour, il est clair que le gouvernement indien se trouve à la croisée des chemins. Continuera-t-il à ignorer et à négliger des millions de personnes les plus vulnérables ou cherchera-t-il enfin à résoudre les problèmes de longue date qui sont au cœur de cette lutte ? La réaction du gouvernement à ces manifestations de masse déterminera si l’Inde reste prisonnière d’un passé d’exploitation ou si elle s’engage résolument dans la voie d’un avenir plus juste et plus écologique.

Relocaliser l’agriculture est une priorité

Le 28 novembre dernier, l’INRA organisait un grand colloque consacré à la reterritorialisation de l’alimentation, une question lancinante à l’heure où les intermédiaires se multiplient entre la production, la transformation et la commercialisation. Selon le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles[1], un produit parcourt en moyenne 3000 km avant d’arriver dans notre assiette, soit 25 % de plus qu’en 1980. Les petites exploitations qui tentent de s’imposer sur le marché local peinent à faire face à la concurrence des produits importés à bas coût, et le métier d’agriculteur est de plus en plus compliqué. Actuellement, un agriculteur se suicide tous les deux jours selon les données de l’Observatoire national de santé. Le coût environnemental et social de ce modèle impose une transformation des pratiques, par un regain par les territoires de leur capacité de production locale organisée autour de filières intégrant enjeux sociaux et environnementaux. Mais face à la mondialisation des échanges et à l’urbanisation croissante, comment encourager le développement de circuits courts de proximité ?


Circuits courts de proximité : quels avantages pour renforcer la durabilité des territoires ?

Selon la définition adoptée par le ministère de l’Agriculture en 2009, un circuit court est un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre l’exploitant et le consommateur. Il en existe plusieurs formes : les magasins de producteurs, la vente directe à la ferme et sur les marchés, les points de vente collectifs (« La Ruche qui dit oui »), les paniers et AMAPs (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). La définition du ministère de l’Agriculture ne prend pas en compte de la distance parcourue par le produit. Ce qui est qualifié de circuit court n’est donc pas nécessairement synonyme de proximité. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a quant à elle proposé une définition du circuit court de proximité[2] qui inclut le kilométrage parcouru par le produit, de 30 km pour un produit agricole à 80km pour les produits transformés. En matière de durabilité, cette définition n’est cependant pas suffisante. L’ADEME définit l’agriculture durable comme celle qui répond à un certain nombre d’enjeux qui sont à la fois la sécurité alimentaire des pays et populations, la rémunération de l’ensemble de la chaîne de production, le respect de l’environnement et la qualité nutritionnelle et sanitaire des aliments[3]. En outre, un aliment « local » n’est pas nécessairement cultivé sans pesticides et son mode de production peut avoir un impact énergétique important. Faire pousser des tomates sous serres chauffées en hiver, bien que tout près de chez soi, aura par exemple un impact désastreux pour l’environnement. Pour mesurer la durabilité d’un produit, il convient donc de prendre en considération l’ensemble du cycle de vie du produit, soit sa production, sa transformation, son conditionnement et son transport jusqu’au lieu de consommation.

Les modèles d’alimentation durables sont les circuits courts de proximité fondés sur des techniques agricoles favorisant la préservation de la qualité des sols et la qualité nutritive des aliments (agroécologie, transformation sans additifs) plus favorables à l’environnement et garantissant un modèle économique viable pour le producteur. Dans une interview pour le journal l’Humanité, Marc Dufumier[4] explique que « les agriculteurs sont devenus des ouvriers payés à la pièce. Et si la pièce présente le moindre défaut, l’agro-industrie en diminue le prix. La pression à la baisse des prix est incessante ». Les agriculteurs sont pris dans un système capitaliste qui les pousse à produire au plus bas prix, rendant leurs conditions de vie précaires. Ainsi, le développement des circuits courts de proximité est un moteur d’emploi sur le territoire qui dynamise l’économie locale et permet de rémunérer le travail du producteur de manière décente. Derrière les circuits courts, c’est donc la perceptive d’un nouveau rapport à l’espace qui grandit, un nouveau moyen de faire société et de renouer avec son territoire.

Quels sont les freins au développement de ces producteurs locaux ?

La loi d’avenir de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt du 13 octobre 2014 a marqué une avancée en matière de relocalisation de la production agricole et alimentaire. Cette loi a mis en place les PAT (Plans d’alimentation territoriaux) qui ont pour objectif d’associer les producteurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateurs dans des projets alimentaires locaux. Néanmoins, l’objectif annoncé d’avoir 500 PAT en 2020 n’a pas été tenu, puisqu’aujourd’hui seule une centaine de PAT ont vu le jour sur le territoire national.  Ouverts en 2017, les États généraux de l’alimentation marquaient la possibilité d’avancées en matière de réglementation alimentaire. La loi EGalim du 30 octobre 2018 qui en est ressortie a en effet permis certaines avancées. Elle prévoit notamment qu’au 1er janvier 2022, les repas servis en restauration collective dans tous les établissements chargés d’une mission de service public comptent 50% de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % de produits biologiques[5]. Néanmoins, l’obligation d’intégrer une part de produits locaux dans les aliments servis dans les cantines n’a pas fait l’objet d’un article dans la loi. En outre, en raison du principe fondateur de l’Union européenne de libre circulation des marchandises, il n’est pas possible de favoriser un produit local sur le critère qu’il est produit sur son sol. Or, face aux faibles coûts de production des denrées dans certains pays qui ont recours à une main d’œuvre bon marché, force est de constater que les producteurs locaux ne réussissent pas à rivaliser. Il apparaît donc nécessaire d’orienter les marchés publics en fonction de critères de durabilité[6].

Pour combler cette lacune, les subventions pourraient être accordées selon la durabilité des modèles d’agriculture. Mais là encore le bât blesse puisque les aides européennes allouées à l’agriculture à travers la PAC (politique agricole commune[7]) sont accordées en fonction de l’unité de surface. Autrement dit, plus on a d’hectares, plus on a de subventions. Ce système a ainsi poussé les agriculteurs à agrandir leurs exploitations et à moderniser leurs techniques sur la base d’un modèle productiviste d’agriculture intensive (croissance de pratiques agricoles nuisant à la santé des sols, perte de contenu organique, surutilisation de pesticides). Le système de la PAC a fait de la terre nourricière une source de rente.  Dans un dossier de la revue Alternatives économiques[8], Antoine de Ravignan[9] souligne que lors de la définition de son cadre pluriannuel, la PAC a cherché à inciter à de meilleures pratiques agricoles en conditionnant 30% des paiements directs (soit 12 milliards d’euros par an) au respect de meilleures pratiques agricoles. Cependant, un rapport de la Cour des comptes européenne souligne ainsi que « ce verdissement n’a suscité de changements dans les pratiques agricoles que sur quelques 5% des surfaces ». Selon ce rapport, en l’absence d’objectifs clairs (baisse de polluants, amélioration de matières organiques dans les sols), le paiement vert reste une aide au revenu, mais ne permet pas d’avancées environnementales.

Enfin, pour encourager le développement d’un modèle alimentaire durable pour les territoires, il est impératif de rendre possible la possession des terres par les agriculteurs. En France, de plus en plus de personnes morales achètent des terres au détriment des agriculteurs. Ces investisseurs alimentent la spéculation autour du foncier agricole dont le prix explose, rendant son accès impossible aux agriculteurs. Ces investisseurs, en encourageant le modèle des grandes exploitations d’agriculture intensive et de monoculture, représentent un danger pour la préservation de la fertilité des sols, mais aussi pour l’emploi et la qualité nutritionnelle des aliments. Emmanuel Hyest, président de la FNSafer a, à plusieurs reprises, alerté les pouvoirs publics sur l’irréversibilité de ce phénomène aux conséquences dramatiques. La dérégulation du marché foncier menace aujourd’hui la soutenabilité du modèle agricole. Dominique Potier, député de Meurthe-et-Moselle souligne ainsi l’urgente nécessité d’une loi foncière.

« il en va de la souveraineté alimentaire, de la lutte contre le changement climatique et de la vitalité de nos espaces ruraux ».

En somme, reterritorialiser notre alimentation en encourageant le développement des modèles de production plus durables apparaît aujourd’hui fondamental pour assurer la préservation de l’environnement, la juste rémunération des producteurs et la qualité nutritive des aliments. Cela ne sera pas possible sans une révision de la logique de la politique agricole commune et la lutte contre la concurrence dérégulée. Par ailleurs, Emmanuel Macron avait promis une loi pour 2019 sur la protection du foncier agricole, cette loi semble se faire attendre. Pourtant, elle est fondamentale pour encadrer la bonne distribution des surfaces agraires et garantir notre souveraineté alimentaire.

 

[1]Rapport d’information n°2942 sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles, Brigitte Allain, 7 juillet 2015.

[2] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 »,2015.

[3] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 », 2015.

[4] Marc Dufumier est professeur honoraire à AgroParisTech, président de la nouvelle association pour la Fondation René-Dumont, membre du comité scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot, président de Commerce équitable France et administrateur du Centre d’actions et de réalisations internationales (CARI)

[5] C’est notamment ce que préconisait le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles

[6] 9 milliards d’euros sont versés chaque année à 300 000 exploitations en France

[7]Qualité de vie, écologie, innovation, les campagnes sont de retour Alternatives économiques, n°16, Décembre 2018

[8] Antoine de Ravignan, Rédacteur en chef adjoint d’Alternative économiques

[9] Rapport d’information sur la proposition de loi relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle, N° 4363

Oeufs contaminés : l’agrobusiness nous empoisonne !

©Buecherwurm_65. Licence : CC0 Creative Commons.

Sept pays européens sont (pour le moment) concernés par le scandale des œufs contaminés au Fipronil. Le 1er août 2017, l’organisme néerlandais chargé de la sécurité alimentaire et sanitaire a annoncé discrètement qu’une substance toxique a été détectée dans des œufs vendus à la consommation. Décryptage d’un nouveau scandale d’anthologie pour l’agrobusiness.  

Scandale estival sur les œufs

Peut-être comptaient-ils sur l’effet vacances pour étouffer le scandale dans l’œuf. Manque de chance, les associations et les médias relaient l’affaire. Après l’annonce néerlandaise, le ministère allemand de l’Agriculture confirme le 3 août, qu’au moins trois millions d’œufs contaminés ont été livrés et commercialisés en Allemagne. Le lendemain, la chaîne de supermarchés Aldi retire tous les œufs de ses 4 000 magasins implantés en Allemagne. En France, le ministère de l’Agriculture fait l’autruche et minimise les conséquences. Une enquête nationale est en cours chez et cinq entreprises ont été identifiées comme ayant importé des œufs contaminés. En France, d’après le ministère, “aucun œuf issu de cet élevage n’a été mis sur le marché”. Nous referait-on le coup de Tchernobyl et du nuage qui s’arrête à la frontière ? 

La vérité sur le Fipronil

Le pesticide en cause s’appelle le Fipronil. Les experts tombent d’accord sur sa faible toxicité, mais seulement sur les animaux à sang chaud (dont l’Homme) quand il est « présent dans l’enrobage de semences et utilisé dans de bonnes conditions ». On réalise à ce stade que l’on en ingère allègrement au quotidien, mais puisque l’on nous dit que tout va bien… Respirez.  Une controverse s’est pourtant développée dans les années 2000 quant à sa nocivité pour les abeilles et autres pollinisateurs. Depuis 2013, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) considère qu’il présente “un risque aigu élevé” pour la survie des abeilles quand il est utilisé comme traitement des semences de maïs. Cette utilisation a donc été interdite en juillet 2013 par la Commission européenne. Si son usage est partiellement limité, il continue d’être utilisé comme insecticide, notamment contre les puces des animaux domestiques. Oui, c’est celui dont vous aspergez votre chat sous le nom-déposé « Frontline ». Utilisé également contre les termites, une étude réalisée en Inde a montré que le Fipronil persistait encore dans le sol 56 mois (oui, plus de quatre ans) après son application jusqu’à 30 cm de profondeur, et des résidus de Fipronil ont été retrouvés jusqu’à 60 cm de profondeur. Alors, rassurés ?

Cafouillage européen

Si l’affaire est révélée au grand public en août 2017, on réalise rapidement qu’elle couve depuis plusieurs mois. En Belgique, la première alerte est donnée à l’agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) le 2 juin, par un exploitant qui constate lui-même la présence de Fipronil dans ses œufs. L’Afsca lance une série de tests et d’investigations pour remonter à la source de la contamination. S’agit-il d’un problème d’alimentation ou d’un problème de traitement antiparasites ? Le lien avec une entreprise basée aux Pays-Bas est fait et la Belgique demande des comptes. La réponse n’arrive qu’un mois plus tard, le 13 juillet. Le gouvernement belge notifie ensuite la Commission européenne via un système d’alerte mis en place en cas de risque pour la santé des consommateurs le 20 juillet. Les Pays-Bas font de même le 26 juillet, et l’Allemagne le 31. Deux mois ont passé. Cerise sur le gâteau : le ministre belge de l’Agriculture annonce le 9 août que : “L’Afsca, […] s’est vue transmettre par hasard des informations internes, […] un rapport de l’agence néerlandaise (de la sécurité alimentaire) transmis à son ministre néerlandais […] qui fait état du constat de présence de Fipronil au niveau des œufs néerlandais dès la fin novembre 2016. » Le gouvernement néerlandais dément, les états se renvoient la responsabilité ; et vous réalisez que pendant tout ce temps vous vous êtes innocemment gavés de pâtes fraîches à la Carbonara et de crèmes aux œufs.

Le consommateur, dindon de la farce

Côté français, on nous apprend qu’un seul élevage est pour l’instant mis en cause, après avoir lui-même signalé l’utilisation du fameux Fipronil. Si les analyses qui y ont été menées se sont révélées positives, soyez bien sûrs qu’ « aucun œuf issu de cet élevage n’a été mis sur le marché », nous dit le ministère de l’Agriculture. Les expressions françaises sont nombreuses pour exprimer le fait que l’on nous prend pour des naïfs tout juste sortis de l’œuf.  Pour nous rassurer deux fois plus, le ministère s’engage même à ce que ces œufs soient « détruits ». Encore heureux, faut-il les remercier pour cela ?

Le ministère souligne par ailleurs que la toxicité de ce produit est « peu élevée », d’autant qu’il n’est présent qu’à l’état de traces, suivant les constats de l’OMS qui le juge “modérément toxique”. Peut-on faire confiance aux autorités quand on sait que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), sous-financée et dépendante de donateurs privés, avait fait l’objet de vives critiques suite à ses prises de positions sur le Glyphosate ? En mars 2015, le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) de l’OMS avait jugé le risque pour la santé humaine “probable” en cas de très forte exposition. Puis, le 16 mai 2016, estimait qu’il était “peu probable” que l’exposition alimentaire au Glyphosate soit cancérogène pour finalement classer le produit comme « cancérogène probable » en 2017. Ces hésitations n’ont par ailleurs pas empêché les deux agences européennes (celle des produits chimiques et celles de la sécurité des aliments) de considérer que le Glyphosate n’est ni cancérogène ni mutagène, ouvrant la porte à une nouvelle autorisation de commercialisation en Europe de celui-ci, et ce pour 10 années supplémentaires. Ces grandes agences et organismes ne sont-elles pas devenues les pantins des lobbyistes [1] de l’industrie agroalimentaire ?

Les ovoproduits : moins chers et plus pratiques

Le problème c’est le système dans son ensemble. A savoir la production intensive d’œufs consommés par millions en Europe sous toutes leurs formes. Ainsi que la multiplication des étapes de fabrication et d’intermédiaires : éleveurs, grossistes, casseries, usines diverses, grande distribution, etc. Notamment pour alimenter les besoins de la chaîne des ovoproduits, c’est-à-dire la base tous les produits transformés vendus dans nos rayons de supermarchés. Pâtisseries, glaces, plats cuisinés… Les ovoproduits sont partout. Chaque Français consomme ainsi en moyenne 216 œufs par an, dont 40% sous forme d’ovoproduits, d’après les chiffres du Conseil national pour la promotion de l’œuf. En 2013, quelque 290 000 tonnes d’ovoproduits ont étés fabriqués en France par une soixantaine d’industriels, selon France AgriMer. Et leur utilisation s’est fortement accrue ces dernières années. Pourquoi ? Car ils seraient bien plus simples d’utilisation pour les professionnels. Meilleur stockage et une conservation plus longue des produits, quoi de plus merveilleux pour la grande distribution !

Par ailleurs, on peut se demander pourquoi acheter des œufs dans d’autres pays alors que la France est la première productrice d’œufs de consommation dans l’Union européenne ? L’argument économique est mis en avant par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) : “Les usines s’approvisionnent en priorité dans les pays du nord de l’Europe, essentiellement la Belgique et les Pays-Bas, car ils coûtent moins cher” [2], explique Christine Lambert, présidente. On touche du doigt l’absurde du ” jeu naturel de l’offre et la demande”. Si la France produit suffisamment pour subvenir à sa consommation, le grand déménagement permanent des produits est ridicule, surtout pour une économie de 2 centimes par œuf au détriment de la santé des citoyens. Si la production ne suffit pas, alors peut-être faut-il questionner notre consommation excessive ? Ce scandale n’est pas le premier du genre. N’est-il pas temps d’arrêter le massacre ? Relocaliser des productions de qualité semble plus que jamais une priorité. 

L’agrobusiness nous empoisonne

Tout ce cinéma a vite fait de faire oublier au consommateur que le problème n’est pas le degré de toxicité élevé ou non de tel ou tel produit, mais leur utilisation tout court dans nos circuits alimentaires. Pourquoi diable utiliser un produit pareil ? Ce que les autorités évitent de vous expliquer, c’est que ce produit est utilisé dans l’agroalimentaire pour traiter les invasions de poux rouges dans les élevages de volailles. Hors, si toutes les poules peuvent y être sujettes, les conditions d’élevage en cages (promiscuité, saleté, nombre de poules) favorisent leur développement.L’élevage en batterie est réglementé en Union Européenne depuis 2012. Pourtant, en 2015 en France, sur 47 millions de poules pondeuses, 32 millions sont en cages.[3] En élevage intensif, on compte 13 poules au mètre carré. Chaque poule dispose donc de moins d’espace que la taille de votre écran d’ordinateur. Cette proximité accentue les invasions d’insectes mais provoque également des maladies.  A commencer par la grippe aviaire, qui oblige à abattre régulièrement des milliers de bêtes. Le député écologiste belge Jean-Marc Nollet affirme avoir reçu “le témoignage d’un éleveur de poules belge qui a été démarché dès le mois de janvier 2017 par une entreprise hollandaise qui vendait un produit antiparasitaire soi-disant miracle”.[4] Plus il y a de virus et d’insectes, plus on vend de traitements. L’industrie pharmaceutique n’aurait-elle pas elle aussi des intérêts à ce que l’élevage intensif perdure ?

Ainsi, sont fabriqués des hectolitres d’ovoproduits issus de la production d’élevages intensifs, aromatisés aux pesticides-miracles dont l’utilisation fait la joie (et le compte en banque) de l’industrie pharmaceutique. Et qui empoisonnent jusqu’à la glace à l’italienne que vous savourez au bord de l’eau, par une chaude après-midi d’août.


[1] Pour en savoir plus, voir le documentaire d’Arte “L’OMS dans les griffes des lobbyistes”

[2] Crise des oeufs contaminés, les ovoproduits dans le collimateurLe Parisien, 8 août 2017

[3] Plongée dans l’univers sordide des élevages en batterie de poules pondeuses, Le Monde, 17 septembre 2014

[4] Oeufs contaminés, les lourdes accusations d’un député belge, Le Parisien, 9 août 2017

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