Administration Biden : le retour du statu quo néolibéral

Joe Biden © Wikimedia Commons

Joe Biden a promis un début de présidence ambitieux, en rupture avec Donald Trump. Mais sous couvert de diversité, l’équipe gouvernementale réunie pour conduire ce programme apparaît minée par les conflits d’intérêts et ancrée dans le dogme néolibéral. De quoi tempérer l’enthousiasme qui semble accompagner l’entrée en fonction du 46e président des États-Unis.

Comme Barack Obama avant lui, Joe Biden entre en fonction dans une période particulièrement difficile. À la crise sanitaire et économique s’ajoute la catastrophe écologique – aux conséquences de en plus prégnantes aux États-Unis – et une crise politique profonde. Barricadé derrière dix mille militaires, Biden sera investi dans une capitale transformée en zone de guerre. Son discours devrait appeler à l’unité. Mais pour tourner la page du trumpisme, les mots ne suffiront pas.

Joe Biden doit impérativement réformer le pays. Le président démocrate, dont le parcours politique et les orientations néolibérales et interventionnistes ne plaident pas en sa faveur, n’a pas le droit à l’erreur. Ce sentiment semble largement partagé par le camp démocrate. Jim Clyburn, le numéro trois de la Chambre des représentants et soutien clé de Biden à la primaire, souhaitait que Bernie Sanders obtienne le ministère du Travail. Même Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, milite pour des réformes importantes, dont l’annulation de la dette étudiante. Ces différents acteurs semblent avoir intégré la réalité du moment. Biden ne peut se contenter de gouverner comme Barack Obama, ou de tenir la promesse qu’il avait faite à ses riches donateurs au printemps 2019, lorsqu’il leur avait assuré qu’avec lui, « rien ne changera fondamentalement ». Biden a-t-il pris la mesure des nouveaux enjeux ? La composition de son cabinet permet de se faire une idée précise de la direction qu’il compte emprunter.

Pour constituer son équipe gouvernementale, Joe Biden doit composer avec les différentes factions du Parti démocrate. Outre un électorat qui s’est déplacé vers la gauche, Biden doit son élection au soutien de nombreux groupes d’influences, que ce soit les organisations de défense des droits civiques, les mouvements pour le climat, ou de nombreux syndicats. Mais sa campagne a également une dette envers les intérêts financiers qui l’ont inondé de liquidités, et les anciens candidats centristes qui se sont ralliés derrière lui avant le Super Tuesday. L’exercice d’équilibriste promettait d’être délicat.

Une équipe compétente, diverse et compromise par les intérêts financiers

Dans l’idée d’apaiser la gauche proche de Sanders, Joe Biden a nommé Neera Tanden au Budget. Cette présidente du think tank Center for American Progress a pris position contre l’austérité budgétaire, ce qui en fait un meilleur choix que les alternatives évoquées dans la presse. Mais Neera Tanden est surtout connue pour avoir travaillé pour la campagne de Clinton contre Sanders, et être une des personnes les plus agressives et hostiles au sénateur socialiste et ses électeurs, que ce soit sur Twitter où elle s’est fait une réputation sulfureuse ou sur les plateaux télé. Ses courriels révélés par Wikileaks, encourageant à bombarder la Libye et prendre son pétrole pour financer les interventions en Syrie et combler le déficit, n’ont pas grand-chose à envier aux tweets de Donald Trump. De plus, Tanden traîne la réputation d’un manager honnie par ses équipes, dont la capacité à diriger une administration semble douteuse. Sa compétence s’en trouve remise en question, ses anciens subalternes s’étant dits « choqués » qu’on lui confie un poste au gouvernement. Enfin, Bernie Sanders doit prendre la tête du puissant Comité du Budget du Sénat, ce qui le forcerait à travailler directement avec Neera Tanden. Ce choix a logiquement été interprété comme une déclaration de guerre à l’aile progressiste du parti, alors que les équipes de Biden, qui se vantent de ne jamais consulter Twitter, pensaient faire un geste vers la gauche démocrate en choisissant une femme d’origine asiatique.

À l’agriculture, Joe Biden reconduit l’ancien ministre d’Obama, Tom Vilsack. Critiqué pour sa proximité avec l’agro business, surnommé « Monsieur Monsanto », il est très mal perçu par les agriculteurs Afro-américains de Géorgie, qui n’ont pas digéré le fait qu’il ait licencié sèchement Shirley Sherrod, une légende de la lutte pour les droits civiques. Sa nomination risquait de coûter des voix aux démocrates en Géorgie lors des élections sénatoriales de janvier, qui ont déterminé le contrôle du Sénat. Mais Vilsak est un fidèle de la première heure. Ancien maire et gouverneur de l’Iowa, il a toujours soutenu Joe Biden.

Au logement, Biden nomme Marcia Fudge, une élue afro-américaine de l’Ohio qui avait déclaré vouloir l’agriculture, arguant que les femmes noires devaient obtenir des postes différents de ceux auxquels on les cantonne historiquement, tel que la santé ou… le logement. Ce choix est d’autant plus surprenant que Fudge préside la commission sur l’agriculture au Congrès, qui gère entre autres le programme d’aide alimentaire indispensable en période de Covid-19. Elle était tout aussi compétente que Vilsack pour diriger l’agriculture, et présentait l’avantage d’être très appréciée des agriculteurs afro-américains.

Le choix de Pete Buttigieg au ministère des Transports, un poste pour lequel sa seule qualification est « d’aimer prendre le train et de s’être financé dans un aéroport » selon la radio publique NPR, a provoqué l’hilarité de l’opposition républicaine, et d’une partie de la gauche démocrate qui voue à cet ancien opposant de Sanders une animosité particulière. Sans surprise, la presse a masqué le manque d’expérience de Buttigieg, par le fait qu’il était « le Premier ministre ouvertement homosexuel ».

Il s’agit là d’un thème récurrent, que d’aucuns qualifient de running gag. Souvent, le manque d’expérience ou les compromissions avec le privé des collaborateurs sélectionnés par Biden sont masqués par le fait que leur appartenance à une minorité constitue une avancée symbolique. Ainsi, on vante la nomination au ministère de la Défense du général à la retraite Lyod Austin, un Afro-Américain qui présente l’inconvénient de siéger au conseil d’administration de Raytheon, l’un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Lyod Austin a passé trop peu d’années dans le privé pour être autorisé à effectuer cet aller-retour dans une administration publique. Comme pour le général Mathis nommé par Trump, ce choix nécessite une dérogation spéciale du Congrès.

Dans la même ligne, le ministère de l’Immigration (Department of Homeland Security – DHS) revient à Alejandro Mayorkas, un Hispanique qui travaillait déjà pour Obama. Le rapport interne du DHS l’avait épinglé pour ses multiples tentatives de contournement de la loi migratoire, dans le but de permettre à de riches donateurs démocrates de recruter de la main-d’œuvre étrangère sans se plier aux règles. Au lieu d’évoquer cette casserole, la presse salue la dimension historique de cette nomination : pour la première fois, un latino sera en charge de lutter contre l’immigration illégale.

Le plus révélateur reste les choix effectués en matière de défense et de politique étrangère. Le président démocrate nomme son ancien directeur de cabinet Anthony Blinken au poste de secrétaire d’État, et devait choisir Michèle Flournoy à la Défense. La paire a travaillé dans l’administration Obama avant de partir dans le privé fonder la société WestExec. Son slogan « Bringing the Situation Room to the board room », qui peut se traduire par « amener la cellule de gestion de crise de la Maison-Blanche dans la salle de réunion des comités exécutifs des entreprises » indique clairement le but de ce cabinet de conseil : jouer les intermédiaires entre les sociétés d’armement et le gouvernement. Sur son site, WestExec met en avant les liens de ses fondateurs avec la Maison-Blanche, et propose explicitement d’aider les entreprises à naviguer la complexité de Washington. En clair, il s’agit de faire ce que le New York Times qualifie dans un article dithyrambique de shadow lobbying, une pratique qui permet de contourner les lois mises en place pour encadrer le lobbyisme et le pantouflage. Bien que le Times regrette le fait que WestExec refuse de rendre publique la liste de ses clients, il a pu confirmer que l’entreprise a travaillé pour plusieurs fournisseurs spécialisés dans l’Intelligence artificielle, qui ont obtenu des contrats importants avec le Pentagone. La société emploie nombre d’anciens membres de l’administration Obama, et est partenaire d’un fonds d’investissement privé, Pine Island Capital. Le but de ce fonds est d’investir dans des sociétés d’armements, en particulier spécialisées sur l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies. Depuis la victoire de Biden, il a collecté 217 millions de dollars. Face au conflit d’intérêts manifeste, Biden a renoncé à nommer Michèle Flournoy à la Défense, lui préférant Lloyd Austin. Ce dernier n’a aucun lien avec WestExec, mais conseille également Pine Island Capital. Il n’est pas le seul à pantoufler dans le privé. Le poste de directeur du renseignement national (Department of National Intelligence) revient à Avril Haines, elle aussi cadre de WestExec et employée de Pine Island Capital. Le trio Blinken-Austin-Haines a donc été payé par un fonds qui investit dans les entreprises susceptibles d’obtenir les contrats d’armements qu’ils seront eux-mêmes chargés d’attribuer. Bien que légale, cette pratique s’apparente à de gigantesques pots-de-vin.

L’ancien membre de l’administration Obama Jake Sullivan, qui hérite du poste central de Conseiller à la Sécurité nationale, était également employé par un cabinet de conseil spécialisé dans l’industrie de la Défense. Tous ces individus partagent un autre point commun : ils sont situés à la droite d’Obama sur les questions liées à l’interventionnisme militaire. Blinken avait défendu l’invasion de l’Irak, Flournoy l’intervention en Libye, et Sullivan l’armement des groupes affiliés à Al-Qaïda en Syrie. Quant à Avril Haines, après avoir piloté le programme d’assassinat ciblé par drone sous Obama, elle avait défendu l’usage de la torture par la CIA. Ce ne sont pourtant ni leurs conflits d’intérêts majeurs avec le complexe militaro-industriel, ni leur interventionnisme militaire qui a été souligné par la presse, mais le fait que Avril Haines est une femme et Suilvan, un « jeune père ».

Pour la gauche démocrate, ces choix illustrent parfaitement ce que perdre une primaire signifie. Lorsqu’il n’est pas insulté, le camp progressiste doit se contenter des miettes. Tout n’est cependant pas noir. Si l’équipe économique compte deux vétérans du fonds d’investissement BlackRock en lieu et place des anciens dirigeants de Goldman Sachs plébiscités par Obama et Donald Trump, le département du Trésor revient à Jannet Yellen. Cette ancienne présidente de la FED et universitaire présente des prédispositions plus progressistes que Steve Mnuchin ou Timothy Geithner. Wall Street souhaitait imposer le protégé de Geithner, Lael Brainard. Biden a ignoré cette recommandation. Cependant, le fait que Yellen ait touché plus de 7 millions de dollars de rémunérations pour des dizaines de discours prononcés dans des grandes entreprises et institutions financières, depuis qu’elle a quitté la FED, ne plaide pas pour son indépendance.

Plus encourageant, le ministre de la Santé revient à un défenseur de la nationalisation de l’assurance maladie, Xavier Becerra, proche des idées de Sanders. De même, si John Kerry, l’ancien secrétaire d’État d’Obama connu pour ses positions de centre droit, est un choix modéré pour le poste d’envoyé spécial pour le climat, il peut se vanter d’avoir conduit les négociations de la COP21 pour les États-Unis et d’avoir le soutien tacite de la fondatrice du mouvement Sunrise. Surtout, il s’agit d’un nouveau poste qui témoigne d’une certaine prise de conscience de l’enjeu.

L’éducation revient à un ancien professeur et proviseur du secteur public, Miguel Cardona. Ce qui constitue un progrès incontestable, malgré ses dispositions favorables aux charter schools – ces écoles sous contratsqui tendent à se substituer aux écoles publiques. De même, Biden confie l’intérieur à Deb Haaland, une Amérindienne connue pour sa fibre progressiste et son soutien au Green New Deal. Ce ministère gère les terres appartenant à l’État fédéral, où de nombreux conflits entre Amérindiens et exploitants industriels se manifestent. Comparé à Obama, qui avait confié ce poste à un lobbyiste dévoué à la fracturation hydraulique et au développement des gaz de schiste, le progrès est indéniable. Sans même parler du poids hautement symbolique d’un tel choix.

Néanmoins, les deux principes directeurs qui semblent avoir conduit les choix de Joe Biden restent la loyauté et la diversité. De nombreuses femmes et personnes de couleurs rejoignent le gouvernement, mais ils proviennent majoritairement des équipes d’Obama, lorsqu’ils ne sont pas des collaborateurs historiques de Biden. Comme l’élue socialiste du Bronx Alexandria Occasion Cortez le déplore dans une interview, « Biden pioche dans l’administration Obama, qui piochait dans l’administration Clinton ». Si le renouvellement paraît limité, il n’en demeure pas moins réel. Le choix de Ron Klain au poste de directeur de Cabinet de Biden, salué par l’aile gauche démocrate, est incontestablement plus encourageant que ne l’était la nomination de Rahm Emanuel par Obama. Et comparée à Donald Trump, l’équipe assemblée brille par sa compétence. Cependant, nous sommes forcés de constater qu’aucun allié de Bernie Sanders et du courant qu’il représente n’a obtenu de poste majeur. Elizabeth Warren, un temps pressenti au Trésor, restera au Sénat. Si la gauche démocrate peut considérer que les choix de Biden constituent un petit pas dans la bonne direction, le progrès reste marginal.

La séquence de négociation du plan de relance Covid voté en décembre illustre bien le problème. Joe Biden s’était contenté de l’offre des républicains, soit 900 milliards de dollars, dont un chèque de 600 dollars à chaque Américain gagnant moins de 75 000 $ par an. Sanders exigeait des chèques de 2000 dollars. Pour forcer la main des républicains, il a usé d’une procédure parlementaire visant à retarder le vote du budget de la Défense. Biden et les sénateurs démocrates ont soutenu cet effort publiquement, ce qui a permis d’en faire une problématique victorieuse pour les élections sénatoriales de Géorgie. Depuis, Biden a fait machine arrière. Au lieu de demander au Sénat démocrate de voter l’attribution des chèques de 2000 $, il a inclus cette proposition dans un nouveau plan de relance, et revu le montant à la baisse : ce sera 1 400 $, portant le total à 2000 $ en incluant les 600 déjà distribués en décembre. Cette reculade n’est pas le résultat d’une négociation avec les républicains, mais avec lui-même. Dénoncée par la gauche du parti, elle illustre le problème au cœur de l’approche de Joe Biden et rappelle l’attitude d’Obama, qui avait lui-même réduit de moitié le montant de son plan de relance de l’économie, limitant la reprise économique et préparant le terrain pour Donald Trump.

Bloomberg et Buttigieg, les deux cauchemars de Bernie Sanders

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Le premier est un milliardaire déterminé à acheter les élections, le second un néolibéral vendu aux intérêts financiers. L’un menace de ramener le parti démocrate deux décennies en arrière, l’autre de le faire imploser. Pete Buttigieg incarne la politique contre laquelle Bernie Sanders se bat depuis quarante ans. Mike Bloomberg représente la classe sociale qu’il a désignée comme principale adversaire, celle des milliardaires et des 1%. Portrait croisé des deux principaux opposants à Bernie Sanders dans la course à l’investiture démocrate.


Lorsqu’il lance sa campagne en février 2019, le grand public découvre Pete Buttigieg pour la première fois. Son CV atypique attire immédiatement la curiosité des médias, au point de provoquer une première bulle sondagière. Homosexuel affirmé, chrétien pratiquant, vétéran de l’Afghanistan, diplômé de Harvard, ex-consultant pour McKinsey, le maire de South Bend (quatrième ville du très conservateur État de l’Indiana) parlerait huit langues couramment, dont l’Arabe et le Norvégien.[1] Du haut de ses 37 ans, il s’exprime avec une remarquable éloquence et un aplomb déconcertant.

Pete Buttigieg, la coqueluche de Wall Street

Les milieux bobos américains s’enthousiasment pour le potentiel premier président gay et millénial du pays, dont une cascade d’articles ne cesse de louer l’intelligence. [2] Avec son nom de famille exotique (prononcé Boot edge edge), “Mayor Pete” promet d’incarner le renouveau politique et générationnel, de porter la voix du Midwest à Washington, lui qui se présente comme un outsider au système. Dans une primaire longtemps dominée par trois septuagénaires (Sanders, Biden et Warren), il apporte une certaine fraîcheur et veut “transformer le système pour faire face aux défis du futur”. Mais s’il parle bien, Pete Buttigieg ne dit pas grand-chose. La vacuité de ses propos frise parfois le comique. Et lorsqu’il prend des positions claires, c’est pour fustiger l’irréalisme de Bernie Sanders, critiquer la dénonciation des milliardaires comme une forme d’exclusion, défendre une terrifiante vision impérialiste de la politique étrangère américaine ou revendiquer le fait d’être financé par Wall Street et l’industrie pharmaceutique. 

Interrogé en avril 2019 par CNN, il justifiait son absence de programme en affirmant que l’important est la philosophie, le projet. Désormais, son discours prétendument rassembleur se limite à régurgiter les arguments de l’industrie de la santé et à critiquer le programme de Bernie Sanders avec une mauvaise foi déconcertante. Rendre les universités publiques gratuites reviendrait à faire un cadeau aux milliardaires (qui, c’est bien connu, envoient leurs enfants dans les universités les moins chères et moins prestigieuses du pays…), et nationaliser l’assurance maladie priverait les gens de leur couverture santé (le propre plan santé de Buttigieg “Medicare for all who want it” est lacunaire et mal ficelé).  

Barack Obama expliquait que sa propre candidature agissait comme un écran sur lequel les électeurs projetaient leurs désirs. Pete Buttigieg, qui copie jusqu’aux intonations de voix des discours du premier président noir de l’Histoire, espère renouveler l’exploit : incarner le renouveau tout en défendant le statu quo.

Car lorsqu’on lit son autobiographie, comme l’a fait Nathan J. Robinson pour Current Affairs, un tout autre visage apparaît. On découvre une déconnexion totale avec les gens, en particulier ses administrés, et un parcours remarquablement carriériste. Le chapitre sur l’Afghanistan ne mentionne aucun afghan, et lorsque Pete Buttigieg fait campagne pour la mairie de South Bend, il prend soin de ne jamais interroger ses futurs électeurs. [3] 

Pete Buttigieg est avant tout un homme de réseaux, maniant à la perfection l’art du networking. Après Harvard, il rejoint le cabinet de conseil McKinsey, décrié pour son immoralité liée à son travail auprès des pires entreprises et dictatures au monde. Enrichi d’un carnet d’adresses abondant, Pete se porte volontaire pour faire du renseignement en Afghanistan, travaillant pour le compte de la CIA. De son propre aveu, les sept mois de mission auraient été d’un grave ennui. Ce qui ne l’empêche pas de se faire passer pour le frère d’armes des militaires mutilés par les mines artisanales talibanes, et d’utiliser son statut de vétéran à son avantage dans les débats télévisés. Mais c’est son bilan en tant que maire de South Bend qui pose le plus problème. 

Fils de professeurs de l’université élitiste voisine de Notre-Dame, Pete Buttigieg n’est certainement pas un “rural”, contrairement à ce qu’il laisse entendre. Loin de posséder une mystérieuse aptitude à séduire l’électorat conservateur (argument qu’il utilise pour vendre ses chances face à Trump), Buttigieg a perdu de vingt points une élection en Indiana avant d’être élu maire d’une ville-campus qui abrite également une forte proportion d’Afro-Américains. Or, les classes populaires et les minorités de South Bend ont eu à souffrir du manque d’intérêt – voir du mépris – que leur porte le jeune et ambitieux Buttigieg. Outre un bilan catastrophique en termes de politique du logement, Mayor Pete a dirigé une police particulièrement raciste, envers les habitants de South Bend comme envers ses propres officiers. [4]

Ce triste bilan explique le manque de soutien dont il souffre auprès des Afro-Américains, électorat clé du parti démocrate. Au point que Mayor Pete a fabriqué à de multiples reprises de faux soutiens afro-américains en Caroline du Sud et utilisé des images issues d’une banque de photos (prises au Kenya) pour illustrer son “Plan for Black America” destiné à séduire cet électorat exigeant. [5]

En dépit de ses maladresses et handicaps, Buttigieg a failli profiter du fiasco de l’Iowa (auquel il ne serait pas tout à fait étranger) pour arracher le New Hampshire à Bernie Sanders. Même s’il ne dépasse pas encore la barre des 10% d’intentions de vote nationalement et semble promis à une déconfiture lors du Super Tuesday, le jeune maire a le vent en poupe. Les milliardaires et cadres de Wall Street abreuvent sa campagne de dons, qu’il récolte dans des levées de fond tenues à huis clos dans de somptueux restaurants

Buttigieg semble avoir parfaitement intégré le fait que l’establishment démocrate et les médias seront de son côté, et que les électeurs qui votent à la primaire (majoritairement blancs, âgés et financièrement aisés) sont suffisamment terrifiés par Donald Trump pour passer outre ses défauts. Ceci expliquerait pourquoi il se permet de mentir effrontément sur son passé le plus récent, refuse de répondre à la moindre question quelque peu embarrassante que lui poserait un journaliste, change de programme au gré du vent et n’hésite pas à prendre un ancien dirigeant de Goldman Sachs comme responsable stratégique, le genre de choix que Barack Obama avait eu l’intelligence de faire après avoir gagné la Maison-Blanche. [6]

La candidature de Mayor Pete remporte un certain succès auprès des électeurs fortunés et des fameuses zones périurbaines aisées, grâce à sa prétendue “électabilité”. Cette capacité fantasmée à battre Donald Trump semble liée à ses secondes places surprises en Iowa (repeinte en victoire) et New Hampshire. Bien qu’elles s’expliquent d’abord par la sociologie du vote et une débauche de moyens investis dans ces deux premiers États, le cœur électoral démocrate (âgé de plus de 45 ans) ne semble pas capable de voir ce qui lui pend au nez : au mieux, une présidence plus décevante qu’Obama, et plus certainement une défaite humiliante face à Donald Trump.

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Mayor Pete Buttigieg speaking with attendees at the 2019 Iowa Federation of Labor Convention hosted by the AFL-CIO at the Prairie Meadows Hotel in Altoona, Iowa. ©Gage Skidmore

Car il faut beaucoup d’imagination pour penser que Pete pourrait battre Trump. Son homosexualité reste (bien malheureusement) un désavantage au pays de l’Oncle Sam, comme son impopularité chronique auprès des jeunes et des minorités. À cela s’ajoute une capacité unique à rendre furieux l’électorat de gauche et une remarquable transparence vis-à-vis de sa nature corrompue. Harvard, McKinsey, CIA et levées de fonds au contact des milliardaires devraient constituer autant de signaux d’alarme pour l’électorat démocrate, auxquels on ajoutera le fait qu’il a été pris en flagrant délit de mensonge vis-à-vis de sa politique raciste à South Bend, en plein débat télévisé.

Les électeurs de Pete Buttigieg à qui j’ai pu parler me disent tous la même chose : ils l’apprécient pour son intelligence et son éloquence, mais sont incapables de citer la moindre idée ou aspect programmatique. Ceux de Sanders sont d’abord motivés par un sentiment d’urgence (climatique et sociale) et par les problématiques qui impactent directement leur vie, que ce soit en termes de santé, de dette étudiante ou de niveau de vie.

Comme Emmanuel Macron, Pete Buttigieg pourrait surfer sur son image de fraîcheur, aidé par le soutien des élites financières et médiatiques et sa propre version du fameux “ni de droite ni de gauche” pour se hisser jusqu’à la nomination à coup de platitudes rassurantes.

Sa stratégie se résume à incarner une alternative “modérée” aux candidatures de Sanders  (qu’il critique avec force) et Bloomberg, mais son résultat décevant au Nevada risque de lui faire perdre cette stature au profit de Joe Biden. 

Cependant, un autre candidat redessine les contours de la primaire et risque de lui voler la vedette, au point de menacer l’existence même du parti démocrate…

Michael “Mike” Bloomberg et le risque d’implosion du parti démocrate

Neuvième fortune mondiale ayant bâti sa richesse en commercialisant des outils informatiques pour Wall Street, Michael Bloomberg est surtout connu pour son empire médiatique et son triple mandat de maire républicain de la ville de New York. Ardant soutien de Georges W. Bush lors de sa campagne de réélection de 2004, défenseur de la guerre en Irak, accusé d’agression sexuelle dans une quarantaine d’affaires juridiques par une soixantaine de femmes, Bloomberg a imposé et défendu en termes ouvertement racistes une politique policière discriminatoire envers les noirs et latinos (stop and frisk – contrôle au faciès systémique), et déployé une surveillance de masse contre la communauté musulmane. Fermement opposé à la notion de salaire minimum, et à toute hausse de ce dernier, soutien des coupes budgétaires dans la sécurité sociale et Medicare, connu pour son sexisme, son racisme, ses propos homophobes et sa répression sanglante du mouvement Occupy Wall Street, Michael Bloomberg ressemble à s’y méprendre à Donald Trump, le charisme en moins et 60 milliards de dollars en plus. Le fait qu’il aurait forcé une femme à avorter risque de lui coûter cher politiquement, tout en faisant passer Donald Trump pour un gentleman. Son dédain pour les classes populaires s’illustre par sa tristement célèbre taxe sur les sodas. Et si la santé de Bernie Sanders constituait un motif d’inquiétude, Bloomberg peut se vanter d’avoir autant d’années derrière lui (78) et de pontages cardiaques (2) que le sénateur du Vermont. [7] 

Pourtant, ce multimilliardaire progresse continuellement dans les sondages de la primaire, et collectionne les soutiens officiels d’élus et responsables démocrates, y compris auprès de la communauté noire. À croire que le fait qu’il a attribué la crise financière de 2008 aux emprunteurs afro-américains ne constitue pas un obstacle à sa nomination… [8]

Cet ancien membre du parti républicain (jusqu’en 2018) aux graves penchants autoritaires devrait incarner le cauchemar des électeurs démocrates. Pourtant, il semble en passe de représenter le dernier espoir de certains.

Pointant à la deuxième place des sondages nationaux et en tête d’un certain nombre d’États qui votent pour le super Tuesday, Mike Bloomberg pourrait acheter la primaire sans s’être donné la peine de participer aux quatre premiers scrutins (Iowa, New Hampshire, Nevada et South Carolina), bien que sa performance désastreuse au débat du Nevada risque de ralentir sa percée sondagière.  

Deux éléments semblent expliquer la terrifiante ascension de cet oligarque : la profonde angoisse de l’électorat démocrate face à la perspective d’une défaite contre Donald Trump, et la tentaculaire sphère d’influence que Bloomberg a méticuleusement construite à l’aide de sa fortune.

La démocratie américaine est-elle à vendre ?

Les meetings de campagne de Mike Bloomberg ne désemplissent pas. Et pour cause, on y offre le vin et le couvert. Acheter des votes s’est rarement fait aussi ouvertement, mais Bloomberg ne s’en cache pas : si tant est que la démocratie américaine soit à vendre, il est prêt à mettre le prix qu’il faudra.

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©Gage Skidmore

La cinquième fortune du pays aurait été convaincue de ses chances électorales par la victoire de Donald Trump en 2016, et motivée par la faiblesse de Joe Biden et le succès de Bernie Sanders pour se lancer dans la primaire. Ironiquement, ce serait Jeff Bezos, venant tout juste de céder à la pression de Sanders en augmentant le salaire minimum de ses employés, qui aurait convaincu Bloomberg de se présenter.

Les observateurs ont d’abord largement sous-estimé le potentiel de sa candidature. Déclaré tardivement, Bloomberg n’allait pas participer aux quatre premiers scrutins s’étalant en février censés permettre de juger les candidats et de construire ou défaire les fameux “momentum” dont a besoin chaque campagne avant le Super Tuesday. Pointant entre 2 et 4% d’intention de vote, connu pour ses positions très droitières, personne ne pensait que son barrage de publicité télévisée allait lui permettre de se hisser dans le trio de tête. Probablement parce que les campagnes d’Hillary Clinton et des candidats républicains à la primaire de 2016 avaient lamentablement échoué à faire perdre Donald Trump par ce biais, malgré des avantages financiers déjà colossaux. Il semblait que les publicités ciblées par internet et le militantisme viral sur les réseaux sociaux allaient remplacer les fameux spots télévisés de campagne.

C’était sans compter sur deux facteurs importants : l’ampleur sans précédent du torrent de publicités que Mike Bloomberg allait déverser sur les électeurs, et le fait qu’il s’entoure de véritables talents, contrairement à Hillary Clinton. Depuis décembre 2019, il est impossible de regarder une vidéo sur YouTube, d’ouvrir une page web ou une application de téléphonie sans voir le visage de Mike Bloomberg. À la télévision, c’est encore pire. La majorité des publicités vantent le fait que “Mike will get it done” (Mike va le régler) et parle des principales préoccupations des électeurs démocrates : la crise climatique, le prix des médicaments, le coût de l’assurance maladie et battre Donald Trump. Mike s’en occupera. Comment ? On ne vous le dit pas. Mais ce message puissant résonne auprès de l’électorat. Bloomberg est le nouveau cool, comme vous le vantent les milliers d’influenceurs payés 150 dollars par post instagram, ou vos amis rémunérés pour vous envoyer des SMS pro-Bloomberg. 

Pour prendre toute la mesure du blitz publicitaire, il suffit de regarder quelques chiffres : Bloomberg a dépensé plus d’un demi-milliard de dollars en trois mois, cinq fois plus que Bernie Sanders en une année. La campagne d’Hillary Clinton de 2016, la plus chère de l’histoire, n’avait couté qu’un milliard de dollars en tout (celle de Trump environ quatre cents millions, dont soixante-dix millions de son propre argent). Et Bloomberg ne semble pas près de s’arrêter : ses ressources sont infinies. En dépit de tous ces frais, sa fortune personnelle a augmenté depuis l’annonce de sa candidature, par le simple produit des intérêts sur son capital. Pour lui, il n’engage que son argent de poche.

Ces dépenses gargantuesques augmentent le prix des segments publicitaires pour ses adversaires démocrates. Pire, en arrosant les chaines de télévision de spots, il devient leur meilleur client, et s’achète une complaisance consternante des journalistes, présentateurs et éditorialistes. L’un d’entre eux, officiant sur la chaîne pro-démocrate MSNBC, a défendu le fait que Bloomberg n’était pas un oligarque, contrairement à Bernie Sanders (qui, du haut de son nouveau statut de millionnaire lié aux ventes de son dernier livre, serait dans la même catégorie sociale tout en exerçant davantage d’influence sur la vie politique du pays).

La complaisance des journalistes s’explique par deux autres biais. Le conglomérat Bloomberg News emploie trois mille personnes, bien mieux payées que la moyenne du marché, au point de constituer une sorte de filet de sécurité potentiel pour une profession en crise. Les journalistes n’ont pas intérêt à se faire mal voir par un potentiel futur employeur connu pour avoir tenté de détruire la carrière de ceux qui le couvrent défavorablement. [9]

Ensuite, à travers les multiples dons financiers qu’il distribue aux associations et think tanks, Bloomberg s’achète le silence des nombreux commentateurs de plateaux TV employés par ces derniers. Le fait qu’il finance le musée de son épouse explique surement pourquoi l’éditorialiste au New York Times Thomas Friedman a signé une tribune pro-Bloomberg dans le principal quotidien du pays. 

Car le bombardement publicitaire n’est que le sommet de l’Iceberg. Comme lorsqu’il avait fait campagne pour la mairie de New York, Bloomberg s’appuie sur un second pilier : son tentaculaire réseau d’influence, que le New York Times a méticuleusement décrit dans une longue enquête. [10]

Bloomberg finance depuis des années des think tanks, associations caritatives et  organisations militantes en tout genre par ses fondations philanthropiques et ses dons personnels. La majorité des causes sont nobles: pour le climat, contre la prolifération des armes à feu, pour la défense du droit à l’avortement, pour le droit au logement. D’autres sont des némésis de la gauche américaine, comme son effort pour privatiser l’éducation publique à l’aide des fameuses écoles sous contrat (charter school – lire l‘enquête du Monde diplomatique sur la question). 

Dans de nombreux cas, les conflits d’intérêts lui permettent de faire taire ses critiques. EMILY’s list, une organisation féministe qui milite pour la défense du droit à l’avortement, a préféré accepter les millions de Bloomberg plutôt que de dénoncer ses multiples affaires de harcèlement sexuel. Le think tank pro-Clinton “Center for progress” a effacé tout un chapitre de son rapport sur les discriminations visant la communauté musulmane aux États-Unis qui documentait la répression invraisemblable perpétuée par Mike Bloomberg à New York. L’auteur du rapport explique au New York Times avoir été “consterné de devoir modifier mon travail afin d’éviter qu’il soit mal perçu par Monsieur Bloomberg”. La présidente du think tank, Neera Tanden, passe régulièrement à la télévision pour défendre ce dernier. 

À ce soft power s’ajoute l’influence acquise par ses dons à de nombreux élus. Plusieurs maires dont les villes bénéficies de ses largesses caritatives lui ont apporté leur ralliement officiel (dont celui de Houston). Financier important du parti démocrate, Bloomberg a dépensé 100 millions de dollars en 2018 pour faire élire 24 députés au Congrès (21 ont gagné leur scrutin). Ceux qui ne lui apportent pas leur soutien officiel évitent de le critiquer publiquement. Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate au Congrès et principale cadre du parti a ainsi estimé que la candidature de Mike Bloomberg avait “une influence positive” sur la primaire. 

On se retrouve ainsi devant une configuration terrifiante : un appareil médiatique qui refuse de critiquer ou couvrir honnêtement Mike Bloomberg, une classe politique silencieuse ou acquise à sa cause, et les corps intermédiaires tout aussi muets. Or depuis sa percée sondagière, Bloomberg accapare le discours médiatique, y compris lorsque ses adversaires lui renvoient son bilan à la figure.  

À cela s’ajoute une troisième stratégie consistant à recruter tout ce que le pays compte de consultants politiques, de communicants, de cadres expérimentés dans le militantisme, d’organisateurs de terrain et autres professionnels capables de mettre sur pied une campagne électorale ou de faire tourner une antenne locale. Les recrues se voient offrir un MacBook pro, le dernier iPhone, la meilleure assurance maladie sur le marché et un salaire de six mille dollars par mois (trois fois plus que ce que peut offrir une campagne traditionnelle), contre la signature d’une clause de confidentialité de neuf pages qui leur interdit de critiquer Bloomberg dans le futur proche ou lointain. Résultat, les candidats démocrates aux élections locales et au Congrès ne sont plus en mesure de recruter du personnel, lorsqu’ils ne perdent pas des employés au profit de Mike Bloomberg. [11]

D’où le risque d’affaiblir le parti démocrate électoralement à tous les échelons. Selon The Intercept, les démocrates viennent de perdre un siège au parlement du Connecticut à cause de cela. Leur candidat a vu son directeur de campagne rejoindre Bloomberg à trois semaines du scrutin, avant de terminer 72 voix derrière son adversaire républicain. Même Bernie Sanders voit certains de ses employés quitter le navire, placés devant le choix cornélien de pouvoir enfin financer les frais médicaux de leurs proches ou de continuer à travailler pour Sanders. De nombreux déserteurs militent toujours pour le sénateur du Vermont en privé. Mais aux États-Unis, les bénévoles ne sont pas suffisants pour couvrir l’immense territoire et la durée de la campagne. Les professionnels travaillant à plein temps sont indispensables. [12]

Malgré ses nombreux effets pervers, cette débauche de puissance financière explique en partie pourquoi un nombre croissant d’électeurs démocrates veulent croire en Mike Bloomberg. Le simple fait qu’il perce dans les sondages grâce à son argent entretient l’illusion qu’il peut battre Trump. Et pour avoir vu ses publicités, je dois reconnaître que cette idée m’a également traversé l’esprit, au moins inconsciemment. Comparé à l’incompétence des cadres du parti démocrate, Bloomberg projette une certaine force. Mais l’élection générale sera une toute autre paire de manches.

Bloomberg contre Trump, ou contre Sanders ?

En cas de victoire de Mike Bloomberg, une part non négligeable des électeurs de Bernie Sanders pourrait rester chez eux, ou voter Trump : Jacobin, Vox et The Intercept ont récemment publié des articles argumentant que Trump serait potentiellement un moindre mal pour cet électorat. De plus, le rouleau compresseur médiatique pro-Bloomberg risque de se heurter de plein fouet à la machine républicaine. Son bilan et les innombrables vidéos où Bloomberg tient des propos outranciers, lorsqu’il ne chante pas les louanges de Donald Trump, seront du pain béni pour Fox News et l’écosystème qui gravite autour. La droite américaine a déjà démontré sa formidable capacité à orienter l’opinion publique lors du procès en destitution de Trump. Et la campagne de ce dernier est capable de mobiliser les électeurs qui lui sont fermement acquis, alors que le parti démocrate risque de se retrouver plongé dans une crise existentielle.

Bloomberg permettra à Donald Trump d’incarner le candidat anti-élite, pro-démocratie et même pro-Afro-Américains et minorités. Il avait déjà réussi à dissuader une masse critique d’électeurs noirs de ne pas voter pour Clinton, et démultiplie les efforts pour séduire cet électorat. Or Bloomberg représente l’adversaire idéal : un New Yorkais issu de Wall Street, qui possède les médias perpétuant les fameuses “fake news” et cherche à acheter l’élection pour le compte de Jeff Bezos et des élites financières. 

Leurs joutes par tweets interposés laissent entrevoir ce que serait un duel entre les deux milliardaires : un pathétique concours d’égo, une course pour savoir qui a la plus grosse (fortune), une vente aux enchères sur fond d’insultes, avec la Maison-Blanche comme enjeu. De quoi déprimer l’électorat démocrate le moins mobilisé, la jeunesse et les minorités, et affaiblir l’enthousiasme militant nécessaire pour battre Trump.   

À en croire les attaques dont il a été la cible lors du débat du Nevada, les autres candidats démocrates semblent prendre la mesure du danger représenté par Mike Bloomberg pour la survie de leur parti et leurs propres chances de remporter la primaire. Mais tiraillé entre la perspective d’une victoire de Sanders et le succès de Bloomberg, l’establishment démocrate semble prêt à se vendre au milliardaire. 

Or, après le pathétique manque de charisme dont Bloomberg a fait preuve au débat télévisé le plus regardé de la primaire (20 millions de téléspectateurs), les médias et élites démocrates qui ont accueilli Bloomberg en sauveur risquent de voir leur crédibilité s’éroder un peu plus. Surtout que rien ne permet d’affirmer que la priorité de l’ancien maire de New York est de battre Donald Trump. Après avoir servi de punching-ball lors du débat de Las Vegas, Bloomberg a diffusé un montage truqué visant à tourner chaque candidat démocrate au ridicule. À la suite de l’écrasante victoire de Sanders au Nevada, le milliardaire a annoncé préparer une campagne médiatique sans précédent pour stopper l’actuel favori des primaires. Toute l’influence détaillée supra va se déchaîner contre Bernie Sanders, alors que le socialiste est désormais de loin le candidat préféré de l’électorat démocrate.

Tout semble indiquer que l’establishment démocrate et l’ancien maire de New York préfèrent perdre la Maison-Blanche contre Trump que de la gagner avec Sanders. La stratégie de Bloomberg consiste à empêcher Sanders d’obtenir une majorité absolue de délégués dans l’espoir de forcer une convention négociée (“Brokered”). Dans cette optique, le milliardaire multiplie les efforts pour acheter (littéralement) les délégués démocrates remportés par les autres candidats, selon Politico. Mais un tel scénario, qui aboutirait sur la nomination d’un candidat arrivé second ou troisième aux primaires, risquerait de faire imploser le parti, et de dynamiter les chances de victoire contre Trump. [13]

Dans son célèbre essai “la stratégie du choc”, Naomi Klein détaillait comment les capitalistes profitent des crises pour s’enrichir et affaiblir la démocratie. La candidature de Bloomberg, qui avait lui-même administré une “stratégie du choc” à la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina en contribuant à détruire son système d’éducation publique, s’inscrit dans ce modèle. Trump provoque une crise, que les Bloomberg et Bezos de ce monde espèrent exploiter pour éviter l’ascension de la gauche américaine, tout en affaiblissant la démocratie et en détruisant le parti démocrate, seule force politique encore capable de limiter leur influence.

La tragédie étant que le discours anti-corruption de Bernie Sanders est le thème qui rassemble le plus largement les Américains de tous bords, et devait constituer une formule gagnante contre Trump. Mais en cédant aux sirènes de l’argent de Bloomberg ou en embrassant les compromissions de Buttigieg, le parti démocrate pourrait de nouveau laisser à Trump le luxe d’incarner le vote populiste.

***

  1. Ce fait semble exagéré à en croire les difficultés qu’il a eues à s’exprimer en espagnol et Norvégien lors de séances de question-réponses au Nevada.
  2. Quelques exemples :  https://www.nytimes.com/2019/03/28/us/politics/buttigieg-2020-president.html ; https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2014/03/10/the-most-interesting-mayor-youve-never-heard-of/?noredirect=on&utm_term=.3d84d23799b1 ; https://www.washingtonpost.com/news/magazine/wp/2019/01/14/feature/could-pete-buttigieg-become-the-first-millennial-president/?utm_term=.873e671a358f; https://www.nytimes.com/2016/06/12/opinion/sunday/the-first-gay-president.html
  3. https://www.currentaffairs.org/2019/03/all-about-pete
  1. Entre autres, Pete Buttigieg a renvoyé le chef de police (afro-américain) à la demande de ses donateurs et des subalternes (blancs), et cette dernière a eu recours à des méthodes discriminatoires dans sa façon de lutter contre le crime en général et la consommation de marijuana en particulier (les policiers étant déployés dans les banlieues défavorisées pour faire du contrôle au faciès, tout en laissant les campus universitaires blancs en paix). Lire par exemple https://tyt.com/stories/4vZLCHuQrYE4uKagy0oyMA/22kkCiHxZkbeKfsQZwkvIm et https://theintercept.com/2019/11/26/pete-buttigieg-south-bend-marijuana-arrests/
  1. https://theintercept.com/2019/11/15/pete-buttigieg-campaign-black-voters/
  2. https://www.currentaffairs.org/2020/02/more-about-pete
  3. Pour une liste non exhaustive des défauts de Bloomberg, se référer au Podcast de The Intercept (et sa retranscription) ici : https://theintercept.com/2020/02/19/mike-bloomberg-ran-stasi-style-police-and-surveillance-operations-against-muslim-americans/
  4. https://www.nytimes.com/2020/02/13/us/politics/michael-bloomberg-redlining.html
  5. À propos de l’influence de Bloomberg sur les médias: https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/
  6. A lire absolument, cette enquête du New York Time sur le réseau d’influence de Mike Bloomberg : https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/15/us/politics/michael-bloomberg-spending.html
  7. https://theintercept.com/2020/02/13/bloomberg-spending-local-state-campaigns/
  8. idbid 11.
  9. https://www.politico.com/news/2020/02/20/bloomberg-brokered-convention-strategy-116407

Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bernie_Sanders_(48608403282).jpg
Bernie Sanders ©Gage Skidmore

L’Iowa devait lancer les primaires démocrates en grande pompe et permettre au parti comme aux candidats de bénéficier d’un tremplin médiatique en vue de la présidentielle. Au lieu de cela, l’incapacité des instances démocrates à publier les résultats en temps et en heure et la façon suspecte dont ils les ont diffusés ensuite ont produit trois effets désastreux : ridiculiser le camp démocrate, diviser le parti et priver Sanders d’une victoire médiatique. Pour autant, le candidat socialiste apparaît désormais favori pour l’investiture, si le parti démocrate n’implose pas avant. 


Edit 12/02/2020 : Bernie Sanders a finalement remporté la primaire dans le New Hampshire avec 26 % des voix.

D’un point de vue purement comptable, le caucus de l’Iowa ne présente aucun intérêt. Cet État rural de trois millions d’habitants ne met en jeu que 41 délégués sur les 1940 nécessaires pour remporter la nomination (contre 494 pour la Californie). De plus, le mode de scrutin particulier et sa population majoritairement blanche ôtent tout caractère représentatif à cette élection.

Mais dans les faits, gagner l’Iowa permet de construire un « momentum » en offrant une exposition médiatique considérable. En tant que premier État à voter, il sert de baromètre initial, place le vainqueur en position de force en permettant d’influencer les électeurs des États suivants, et les donateurs qui financent les campagnes. Historiquement, le vainqueur de l’Iowa tend à remporter l’investiture, ce qui explique les efforts démesurés fournis par les différents candidats pour disputer ce scrutin auxquels ne participent qu’un peu moins de deux cent mille personnes. Pete Buttigieg, Elizabeth Warren et Bernie Sanders ont déployé des dizaines de collaborateurs, formé 1700 « capitaines » chargés d’encadrer chaque bureau de vote, frappé à des dizaines de milliers de portes et passé des centaines de milliers de coups de téléphone. Plusieurs millions de dollars ont été dépensés en publicité ciblée, meetings et autres formes d’actions promotionnelles.

Ces efforts auront été gâchés par un invraisemblable fiasco. Dix-huit heures après le vote, aucun résultat n’était encore publié du fait d’un problème lié à l’application pour téléphone censé prendre en charge la centralisation des scores. Cela n’a pas empêché Pete Buttigieg, avec un aplomb formidable, de se déclarer vainqueur dès la fin de soirée électorale. Le lendemain matin, le comité de campagne de Bernie Sanders a cherché à étouffer le feu allumé par son adversaire en publiant ses résultats internes sur la base de 60 % des bureaux de vote, montrant Sanders clairement en tête. [1]

La surprenante incompétence lors de la diffusion des résultats attise la perception d’une manipulation

À 17h le mardi, le parti démocrate de l’Iowa publie des résultats incomplets, concernant 62 % des caucus seulement, et dans la plus grande opacité. 

Pete Buttigieg figure en tête des délégués locaux  (27 % contre 25 % pour Sanders, 20 % pour Warren et 15 % pour Biden), mais largement derrière Sanders en ce qui concerne le nombre de voix. 

Car rien n’est simple en Iowa. Du fait du mode particulier du scrutin organisé en « caucus » (sortes d’assemblées où l’on vote à main levée dans chaque bureau de vote), il n’existe pas moins de quatre façons de présenter les résultats : le nombre de voix au premier tour, au second, le nombre de délégués locaux remportés (environ 2100 répartis sur 1700 bureaux de vote) et le nombre de « véritables » délégués comptant pour l’investiture (au nombre de 41 pour l’Iowa). 

Les médias ont majoritairement titré sur la victoire de Pete, lui permettant de débuter son meeting du New Hampshire en se déclarant vainqueur pour la seconde fois en 24h. 

Mais les vagues de publications suivantes (71 %, 75 %, 85 %, 92 % et 97 % étalés sur 24 heures) ont permis à Sanders de rattraper son retard en délégués et d’accroître son avance en termes de voix.  Il faudra néanmoins attendre deux journées et demie pour que la presse commence à parler de match nul. 

La séquence de diffusion des résultats interroge fortement, puisque les bureaux de vote favorables à Bernie Sanders ont été publiés en dernier, permettant à Buttigieg de continuer de clamer sa victoire trois jours durant, et de monter de 9 points dans les sondages du New Hampshire. 

Pire, la publication des résultats à 85 % a dû être mise à jour après que le parti démocrate a été pris la main dans le sac à transférer des délégués remportés par Sanders vers d’autres candidats. Une fois arrivé à 97 % et au point où Sanders allait dépasser Pete Buttigieg, ce dernier a fait appel au comité électoral central du parti démocrate (le DNC, critiqué pour son attitude partisane en 2016) pour demander un audit. 

Selon CNN, le président du DNC Tom Perez aurait  accepté cette requête à cause des doutes concernant les « caucus satellites » (des bureaux de votes par procuration ouverts pour les ouvriers et immigrés naturalisés, mais ne parlant pas anglais, qui ont tous voté pour Bernie Sanders). Ce faisant le DNC s’attaque aux électeurs marginaux pour lesquels  la campagne de Sanders avait déployé des efforts considérables. [2]

Tom Perez n’en est pas à son premier fait d’armes. Imposé au poste clé de la présidence du DNC par Barack Obama en 2017 contre l’avis des sénateurs modérés et de l’aile gauche, il avait pris parti pour Hillary Clinton en 2016 malgré son devoir d’impartialité. Incompétent, compromis, Tom Perez incarne à merveille cet establishment démocrate qui fait obstacle à toute tentative d’unification du parti, préférant défendre le maintien d’un écosystème fait de milliers de consultants et conseillers carriéristes qui alternent les postes dans les think tanks, administrations et instances du parti, quitte à enchaîner les défaites électorales. Le fait qu’Obama l’ait imposé au DNC ne peut se comprendre que par sa volonté de maintenir en vie ce réseau d’influence et de conseillers nourri par les financement privés. [3 : cf. cet exposé du American Prospect]

Ainsi, malgré les preuves apportées par le New York Times et CNN des multiples erreurs contenues dans les résultats diffusés par le parti démocrate depuis trois jours, celui-ci a fini par publier les 3 % de bureau de vote restant après en avoir gelé la publication pendant une journée entière et sans apporter la moindre correction. Le résultat officiel montre désormais Pete Buttigieg avec 1,5 délégué local de plus que Sanders (sur les 2100 disponibles), soit 0.1 % d’avance. Le comité de campagne de Bernie Sanders a identifié, sur la base des résultats papier mis en ligne par les présidents de bureaux de vote, quatorze erreurs qui auraient dû permettre à Bernie Sanders de passer très légèrement en tête. 

Le timing de la publication de cette dernière batterie de résultats par le parti démocrate est particulièrement suspect : il a eu lieu pendant une émission organisée par CNN en prime time, où les différents candidats défilent tour à tour sur le plateau. Les résultats sont tombés après le passage de Sanders et juste avant celui de Buttigieg, permettant au maire de South Bend de déclarer victoire pour la quatrième fois en soixante-douze heures. 

Au-delà des soupçons de manipulation qui pèsent sur la diffusion des résultats, Pete Buttigieg a su tirer parti d’une performance électorale surprenante pour capitaliser sur ce succès. Joe Biden a évité l’humiliation d’une quatrième place grâce au chaos général, et Donald Trump s’est moqué d’un parti qui « veut nationaliser l’assurance maladie, mais n’arrive pas à compter les voix en Iowa ». Mike Bloomberg, qui avait déclaré sa candidature trop tardivement pour participer aux primaires de l’Iowa, a également fustigé un scrutin inutile. 

Lorsqu’un tel fiasco intervient dans un pays d’Amérique latine, les USA sont prompts à soutenir un coup d’État. Ici, les dirigeants démocrates ont agi avec une déconcertante nonchalance, ne semblant pas réaliser à quel point le parti qui vient d’échouer dans sa tentative de destitution du président et prétend diriger le pays dans 10 mois est passé pour une organisation incompétente et corrompue.

La diffusion scabreuse des résultats risque également de décourager les électeurs les moins engagés politiquement, c’est-à-dire la base de Bernie Sanders.

Autrement dit, la séquence est particulièrement nuisible à Sanders, que les médias ont décrit comme un mauvais perdant risquant de diviser le parti démocrate. 

Aux origines du fiasco, un establishment démocrate miné par les conflits d’intérêts et l’hostilité envers Bernie Sanders.

Depuis que Bernie Sanders a pris la tête de certains sondages, les cadres du parti démocrate ont multiplié les déclarations d’hostilité à son égard. 

Il y a d’abord cette réunion d’avril 2019 rapporté par le New York Times, où Nancy Pelosi (présidente de la majorité démocrate au Congrès), Pete Buttigieg et d’autres cadres du parti et riches donateurs s’étaient rencontrés pour discuter d’une stratégie pour « stopper Sanders ». Puis la candidature de dernière minute de Mike Bloomberg a débouché sur la décision unilatérale du DNC de modifier les règles de participation aux débats télévisés pour y inclure le multimilliardaire.

À cela se sont ajoutées les déclarations lunaires d’Hillary Clinton et de John Kerry (candidat malheureux face à Bush en 2004) qui ont implicitement affirmé préférer Donald Trump à Bernie Sanders. Le journal Politico a également rapporté que certains membres du DNC envisageaient de changer les règles des primaires si Sanders s’approchait de la nomination. Or le fameux Tom Perez a décidé de garnir le comité d’organisation de la convention démocrate (qui doit confirmer le nominé en juin) d’anciens proches d’Hillary Clinton et de lobbyistes ayant à peu près tous affirmé publiquement leur opposition à Bernie Sanders. [4]

Côté médiatique, la tentative de repeindre Bernie Sanders en sexiste orchestrée par CNN avec le concours (prémédité ou circonstanciel) d’Elizabeth Warren et le débat télévisé de janvier construit comme un véritable guet-apens s’ajoute à une longue liste de « bashings » parfaitement documentés et parfois outrageusement comiques. Chris Mathews, la star de la chaîne MSNBC (équivalent de FoxNews pour les centristes démocrates) a fustigé un Sanders « qui ne s’arrêterait pas pour vous si vous êtes renversé par une voiture » avant d’avertir qu’il pouvait gagner le caucus de l’Iowa car « les socialistes aiment les assemblées ».

Le samedi précédant le vote, le DesMoines Register (principal journal de l’Iowa) a renoncé à publier son très attendu et respecté « dernier sondage », qui devait être présenté pendant une heure en prime time sur CNN. L’annulation de l’émission a été effectuée à la demande de Pete Buttigieg, suite à la plainte d’un de ses militants qui aurait été contacté par l’institut, et affirmait que le sondeur ne lui aurait pas présenté Buttigieg parmi les options. Le résultat de ce qui constitue le sondage le plus important des primaires a fuité dans la presse après l’élection. Il donnait Sanders en tête (22 %) devant Warren (18 %), Pete (16 %) et Biden (13 %).

Tous ces efforts, plus celui d’un lobby démocrate et pro-Israël (dirigé par un proche de Buttigieg) qui a dépensé près d’un million de dollars en publicité télévisée pour attaquer directement Bernie Sanders durant le weekend qui précédait le vote en Iowa, ont contribué à provoquer ce climat de méfiance, pour ne pas dire d’antagonisme. Sans empêcher Sanders de l’emporter. 

Lorsqu’il est apparu que les résultats ne seraient pas publiés à temps, l’attention s’est focalisée sur l’application téléphonique censée permettre leur centralisation. Elle est produite par une entreprise baptisée Shadow (“ombre”, cela ne s’invente pas) et dont les quatre dirigeants sont d’anciens cadres de la campagne d’Hillary Clinton ayant manifesté une hostilité ouverte envers Bernie Sanders. Les campagnes de Pete Buttigieg et Joe Biden ont loué les services de Shadow.inc (pour quarante-deux mille dollars dans le cas de Pete). Elle est une filiale de la société Acronym, responsable du développement d’outils numériques au service du parti démocrate. Cette société mère initiée par d’anciens collaborateurs d’Hillary Clinton et de Barack Obama compte l’épouse du directeur stratégique de la campagne de Pete Buttigieg parmi ses cofondateurs. Enfin, des sources internes citées par The Intercept y dénoncent une culture d’entreprise clairement hostile à Sanders. [5]

Pourtant, plutôt que de voir dans le fiasco de l’Iowa une machination orchestrée par l’establishment démocrate aux bénéfices de Pete Buttigieg, on peut l’interpréter comme une énième manifestation de l’incompétence et des conflits d’intérêts qui minent le parti depuis des années.

En 2018, Alexandria Ocasio-Cortez choque la nation en détrônant le numéro 2 du parti démocrate au Congrès lors de sa fameuse primaire. Son succès s’explique en partie par les outils numériques innovants qu’elle avait utilisés. Au lieu de chercher à déployer cette technologie à l’échelle nationale, le DNC a décidé de blacklister toute entreprise qui travaille pour des candidats démocrates non approuvés par le comité électoral (autrement dit, tous les candidats de gauche souhaitant contester une investiture officielle dans le cadre d’une primaire). Cet épisode a conduit Ocasio-Cortez  à refuser de verser une partie de ses levées de fond au DNC, pour les redistribuer aux candidats dissidents. [6]

L’attribution du contrat à Acronym (et sa filiale Shadow.inc) avait été présentée comme un effort pour combler le retard abyssal du parti démocrate sur la campagne de Donald Trump en matière de communication numérique. Elle peut se comprendre comme une énième manifestation de l’incompétence relative de l’establishment démocrate, et des conflits d’intérêts qui y règnent. Comment expliquer autrement le fait de donner du crédit aux architectes du désastre que fut la campagne d’Hillary Clinton en 2016 ? Et comment justifier le fait que le décompte et la centralisation des résultats des caucus, qui était effectués jusqu’à présent par téléphone et papiers, soient sous-traités à une application produite par une entreprise privée ?

Ironiquement, la presse avait fait état d’inquiétudes concernant l’application, dont le nom avait été tenu secret soi-disant pour éviter un piratage informatique de la part de la Russie… Le comité de campagne de Bernie Sanders avait anticipé les problèmes, et a pu déjouer toute tentative de manipulation trop grossière en publiant ses propres décomptes. Car lors d’un caucus, on vote en public et devant témoins.

Des nouvelles encourageantes pour Bernie Sanders, malgré tout

Malgré le fiasco de l’Iowa, ce premier scrutin permet de tirer de nombreux enseignements relativement favorables au sénateur du Vermont.

Premièrement, le scénario d’une forte mobilisation au-delà du niveau de 2016 et proche de celui de 2008 ne s’est pas matérialisé. De quoi inquiéter le parti démocrate qui avait gagné les élections de mi-mandat grâce à une forte mobilisation, et qui aura besoin d’un mouvement similaire en 2020. Le manque d’intérêt pour la primaire peut cependant s’expliquer par des causes liées, une fois de plus, à l’establishment démocrate. Le choix du calendrier de la destitution de Donald Trump aura cannibalisé l’espace médiatique, produisant dix fois moins de couvertures pour les primaires de l’Iowa que ce qu’on avait observé en 2016. Ce black out a permis à Bernie Sanders de prendre la tête des sondages sans provoquer une réaction trop appuyée des médias, mais aura nui à la participation, malgré un certain succès du camp Sanders pour mobiliser son propre électorat et les abstentionnistes. Les jeunes et classes populaires se sont déplacés dans des proportions historiques, alors que les plus de 55 ans abreuvés aux chaînes d’information continue ont boudé le scrutin, expliquant en partie la débâcle de Joe Biden. 

Solidement arrimé en tête des sondages nationaux depuis l’annonce de sa candidature, l’ancien vice-président d’Obama résistait de manière quasi incompréhensible aux attaques de ses adversaires, à son implication dans l’affaire ukrainienne et aux performances désastreuses qu’il livrait non seulement lors des débats télévisés, mais également au cours de ses rares meetings de campagne. La principale raison de son succès résidait dans son image d’homme expérimenté et la perception qu’il était le candidat le mieux placé pour battre Donald Trump. 

En terminant en quatrième place de l’Iowa et à 15 % seulement, la bulle de son « électabilité » semble avoir finalement éclaté. Sa contre-performance peut s’expliquer par son inhabilité à répondre aux critiques de Bernie Sanders concernant ses prises de position passées en faveur de coupes budgétaires dans la sécurité sociale et l’assurance maladie, et l’absence d’organisation de terrain capable de mobiliser ses électeurs en Iowa. 

Depuis sa contre-performance, Biden plonge dans les sondages et semble promis à un second désastre en New Hampshire. Cependant, l’ex-vice-président bénéficie toujours d’une cote de popularité très élevée auprès des Afro-Américains et latinos, ce qui peut lui permettre de rebondir au Nevada et en Caroline du Sud avant le Super Tuesday. 

Inversement, une victoire de Buttigieg en New Hampshire pourrait ne pas suffire à rendre la candidature du jeune maire viable sur le long terme. Mayor Pete reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains, et très en retard sur Bernie Sanders auprès des latinos, des jeunes et des classes populaires.

Le succès de Pete Buttigieg doit beaucoup à l’importance des moyens qu’il a déployés en Iowa pour mobiliser les classes sociales aisées et blanches (majoritaires dans cet État), mais sa performance auprès des jeunes et des minorités laisse à désirer. Pete pourrait donc caler au Nevada ou en Caroline du Sud et terminer très bas lors du Super Tuesday de Mars, où la Californie et le Texas sont en jeu. 

Bernie Sanders a donc quelques raisons de se réjouir : la percée de Buttigieg risque de diviser le vote centriste, et la troisième place d’Elizabeth Warren place Sanders en position naturelle pour incarner l’aile gauche du parti. Quant à l’effondrement de Biden, il devrait provoquer un report de voix en provenance des minorités et des classes ouvrières vers le sénateur du Vermont.

Pour contrer la percée médiatique de Buttigieg, Sanders a publié les résultats de ses levées de fond du mois de janvier, établissant un nouveau record à 25 millions de dollars (plus que ce que ses adversaires avaient récolté lors des trois derniers mois de 2019). Le New York Times décrivait des chiffres « impressionnants », alors que ses adversaires semblent opérer en flux tendu. 

Un long chemin semé d’embûches pour Bernie Sanders

Sanders pourrait manquer de nouveau la première marche du podium en New Hampshire et démarrer une longue série de seconde place (cédant la première à Pete Buttigieg puis à Joe Biden au Nevada et en Caroline du Sud par exemple). Ses adversaires peuvent se permettre d’arriver à la convention du parti démocrate en juin en tête des délégués, mais sans une majorité absolue, pour ensuite se rallier derrière un candidat centriste. Bernie ne bénéficiera pas d’une telle opportunité, et aura besoin d’une majorité nette pour ne pas être mis en minorité à la convention. 

Le modèle analytique du site Fivethirtyeight, qui avait prédit avec une précision déconcertante les résultats des élections de mi-mandat, ne s’y est pas trompé. Après l’Iowa, Sanders a pris la première place du classement (40 % de chances de victoires), devant le scénario sans vainqueur majoritaire (25 %) et Joe Biden (passé de 40 à 20 %).

Mais le modèle n’intègre pas le fait que Bernie Sanders doive faire face à de multiples fronts. En plus des intérêts financiers menacés par son programme et de Donald Trump, le sénateur du Vermont risque, en cas de succès, de mettre au chômage tout un pan de l’establishment démocrate qui œuvre dans les think tanks, équipes électorales, au DNC et à Washington. La principale opposition va donc venir de son propre camp, et si l’Iowa peut nous apprendre quelque chose, c’est que les cadres du parti démocrate emmenés par Tom Perez préféreront couler le navire plutôt que de laisser la barre à un socialiste.

 


[1] : https://theintercept.com/2020/02/04/sanders-campaign-release-caucus-numbers-iowa-buttigieg/

[2] : The Intercept a couvert ces caucus particulier et produit une enquête passionante sur les efforts de l’équipe Sanders, à lire ici : https://theintercept.com/2020/02/05/bernie-sanders-iowa-satelllite-caucuses/

[3] : Lecture indispensable pour comprendre les enjeux au sein du DNC et le rôle de Tom Perez : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/

[4] : https://thegrayzone.com/2020/01/27/dnc-perez-regime-change-agents-israel-lobbyists-wall-street-rig-game-bernie/

[5] : https://theintercept.com/2020/02/04/iowa-caucus-app-shadow-acronym/

[6] : https://thehill.com/homenews/campaign/477705-ocasio-cortez-defends-decision-not-to-pay-dccc-dues