Antoine Bristielle : « Les mesures sanitaires dépendent de la confiance dans les institutions politiques »

© Antoine Bristielle

Dans son essai À qui se fier ? (Éditions de l’Aube, 2021), Antoine Bristielle, chercheur à Sciences Po Grenoble et directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean Jaurès, montre que face à l’épidémie de Covid-19, de « multiples réponses » ont été apportées par les différents pays européens. Contrairement au discours officiel qui présente la multiplication des mesures liberticides comme l’unique moyen de « sauver des vies », l’auteur montre qu’il n’existe qu’une très faible corrélation entre la réalité de la circulation du virus et la nature des mesures adoptées pour y faire face. En effet, c’est avant tout la confiance des citoyens dans les institutions politiques qui expliquerait le degré de coercition des mesures imposées. Dans des pays comme la France, où ces taux de confiance sont extrêmement faibles, les gouvernements multiplient (de manière souvent contre-productive) les mesures coercitives. Dans cet entretien, nous revenons sur les origines de cette défiance, sur les solutions qui pourraient y être apportées et sur la lassitude grandissante des Français. Entretien réalisé par Laura Chazel.

LVSL – Depuis mars 2020, pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, le gouvernement français a multiplié les mesures liberticides afin de freiner la propagation du virus. Jusqu’à peu, le « confinement » – et aujourd’hui le couvre-feu – était présenté comme l’unique manière de limiter l’engorgement des hôpitaux. C’est ainsi que l’exécutif justifie depuis plus d’un an – en s’appuyant sur le mythe du « no alternative » –  la limitation drastique des libertés publiques. Pourtant, dans une analyse comparée effectuée entre une vingtaine de pays, vous montrez que de multiples réponses ont été apportées à la crise sanitaire. Plus encore, vous démontrez qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les mesures adoptées par les pays (confinement, couvre-feu, fermeture de commerces non-essentiels, etc.) et la circulation réelle du virus. Quels facteurs expliquent donc les choix privilégiés par les différents gouvernements pour contenir l’épidémie?

Antoine Bristielle – On pourrait penser que les mesures prises au niveau européen sont uniquement basées sur la situation sanitaire, c’est-à-dire que plus l’épidémie touche fortement un pays, plus celui-ci met en place des mesures « dures » pour lutter contre la circulation du virus. Or, quand on regarde plus en détail ce qu’il s’est réellement passé entre février et octobre 2020, on se rend compte que cela est largement erroné. Prenons le cas des obligations de fermeture d’établissements scolaires. Au Portugal, pays finalement assez peu touché par l’épidémie, des fermetures totales ou partielles sont mises en place pendant 67% de la période. Au contraire, aux Pays-Bas, pays beaucoup plus durement touché, le gouvernement décide d’utiliser de telles mesures coercitives uniquement pendant 36% de la période.

Ce que je mets en évidence dans mon livre, c’est que les mesures mises en place dépendent largement de la confiance dans les institutions et le personnel politique. Plus les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont importants, plus les pays misent sur la responsabilité individuelle. Au contraire, quand les niveaux de confiance dans les institutions sont faibles, les gouvernements se disent que seules les mesures coercitives permettront de juguler l’épidémie. C’est un point sur lequel il est nécessaire d’insister : les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe. 

« Les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe »

Mais là où l’on franchit un cap supplémentaire dans l’analyse, c’est lorsque l’on constate que les niveaux de confiance institutionnels ne dictent pas simplement le type de mesures mises en place, mais également leur réussite ou leur échec. Quand les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont faibles, les mesures sont globalement moins respectées et cela se traduit par une mortalité plus élevée et par une faible satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie : un véritable cercle vicieux. Au contraire, plus les niveaux de confiance dans les institutions sont élevés, mieux les mesures sont respectées,  plus la mortalité est faible et plus la satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie est importante. On se trouve là en présence d’un cercle vertueux.

LVSL – Contrairement au reste des pays européens, la France présente des taux de défiance particulièrement inquiétants vis-à-vis des institutions politiques : vous rappelez ainsi que seuls 36% des Français ont confiance dans la présidence de la République et seulement 11% dans les partis politiques. Comment expliquer l’importance de cette défiance ? Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins européens ?

A. B. – Il est vrai que la défiance des Français envers les institutions et le personnel politiques est assez inquiétante. Elle a fortement augmenté dans les précédentes décennies pour atteindre des niveaux parmi les plus bas d’Europe, plus faibles par exemple que ce que l’on constate en Italie, en Espagne, en Bulgarie ou en Hongrie… Plusieurs facteurs sont à l’origine de ce phénomène. D’une part, les multiples affaires de corruption au sein du personnel politique créent un sentiment de « tous pourris » au sein de la population, qui dépasse le strict cadre des personnes mises en cause pour rejaillir sur les institutions. D’autre part, les médias ont également leur responsabilité dans ce phénomène. La concurrence exacerbée entre les différentes chaînes et les différents titres de presse crée une course au buzz permanent et tend à présenter la politique comme une course de petits chevaux, au détriment d’un traitement des enjeux de fond. Forcément cela a des effets catastrophiques sur la façon dont les citoyens perçoivent la politique.

« Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives »

Mais si ces causes sont bien réelles, elles ne touchent pas uniquement le cas français, contrairement aux deux dernières. La troisième cause de ce phénomène de défiance provient du système électoral français et notamment du scrutin uninominal à deux tours utilisé pour l’élection pivot de la cinquième République, la présidentielle. Avec ce mode de scrutin où l’on vote finalement davantage « contre » que « pour », un candidat peut être élu tout en reposant sur une base sociale extrêmement réduite. Prenons le cas du second tour de la présidentielle de 2017. Certes Emmanuel Macron obtient deux tiers des scrutins exprimés. Mais lorsque l’on enlève les personnes non inscrites sur les listes électorales, celles s’étant abstenues, celles ayant voté blanc, celles ayant voté Le Pen et celles ayant voté Macron mais déclarant avoir voté « contre Le Pen » et non « pour Macron » qu’obtient-on ? Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives. Enfin la quatrième cause provient du système social français : nous avons confiance dans nos institutions si nous les jugeons aptes à nous protéger dans le fil de notre existence. Or à nouveau que constate-t-on ? 7 français sur 10 pensent « que c’était mieux avant ». Cette situation ne date pas d’aujourd’hui : en 2006 déjà, trois quarts des Français jugeaient que la situation de leurs enfants serait pire que la leur.

LVSL – La concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif pour répondre à la crise sanitaire n’a fait qu’accroître le sentiment de défiance envers les institutions. Pour faire face à ces critiques, Emmanuel Macron annonçait en octobre dernier la mise en place d’un « collectif de citoyens » afin « d’associer plus largement la population » à la campagne de vaccination contre le Covid-19. Dans la même logique, des « comités citoyens » ont été mis en place dans plusieurs villes de France, dont Grenoble sous l’impulsion du maire écologiste Éric Piolle, afin d’associer les citoyens à la gestion de l’épidémie. Bien que louables, ces initiatives, qui permettent de déconstruire le mythe d’une élite détenant le monopole de l’expertise et de la raison, sont-elles suffisantes pour répondre à cette défiance institutionnelle ?

A. B. –  Il est indéniable que les différentes enquêtes montrent un désir de plus en plus prégnant des citoyens français d’être associés plus directement à la prise de décision. Cela passe forcément par des mécanismes participatifs. Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. Dans ces conditions, il est donc indispensable de réfléchir à de nouveaux mécanismes de décision collective. Mais si des éléments de démocratie directe semblent à l’heure actuelle indispensables, ils doivent également être associés à une réforme plus globale des formes d’élection de nos représentants politiques afin que ceux-ci, une fois élus, puissent bénéficier d’une plus forte légitimité.

« Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. »

Par ailleurs, il ne faut pas croire que de simples mécanismes comme ceux mis en place à Grenoble ou lors de la campagne de vaccination seront suffisants pour permettre une plus grande légitimité des mesures mises en place. Avec de tels niveaux de défiance préalables, ce sont davantage des pansements sur une jambe de bois. Le mal est en réalité beaucoup plus profond, les crises ne créent pas des personnes défiantes, elles les mobilisent, mais celles-ci existent déjà largement au préalable. Ainsi une réflexion sur la question sociale s’impose. Pourquoi autant de nos compatriotes ont-ils durablement l’impression d’être délaissés par les institutions de notre pays ?

LVSL – Dans un article récent paru dans le HuffPost, vous revenez sur les tâtonnements de l’exécutif concernant la stratégie sanitaire à adopter face au rebond de l’épidémie. Selon vous, à la défiance structurelle des Français envers les institutions politiques s’ajoute aujourd’hui une lassitude importante face à la multiplication des mesures restrictives et l’absence d’optimisme concernant la sortie de la crise. Pourtant, malgré cette lassitude grandissante et ce rejet des institutions politiques traditionnelles, aucun mouvement de contestation massif n’a réussi à se structurer ces derniers mois – contrairement à l’Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark où d’importants mouvements de contestation ont émergé dès l’automne 2020. Comment expliquez-vous cette absence de mouvement contestataire collectif organisé ?

A. B. – Toutes les enquêtes d’opinion montrent clairement qu’à la défiance des français s’est rajoutée une forte lassitude face à des mesures sanitaires qui durent désormais depuis plus d’un an. Dans ces conditions, on perçoit bien la situation inextricable dans laquelle se trouve le gouvernement entre une communauté scientifique qui, dans sa grande majorité, le pousse à mettre en place des mesures plus strictes et une part croissante des français qui se déclare être de plus en plus prête à s’affranchir de telles mesures. Pourtant, comme vous le rappelez, outre quelques exemples sporadiques comme à Marseille ou à Annecy, aucune manifestation de grande ampleur n’a eu lieu contrairement à ce que l’on a pu constater à l’étranger. Cela peut paraître assez paradoxal mais en réalité ce phénomène s’explique de plusieurs manières.

Tout d’abord il ne faut pas penser qu’il n’existe aucune action en France contre les mesures sanitaires, celles-ci sont simplement plus individuelles. Ainsi un habitant sur deux des régions soumises au nouveau « confinement » déclare qu’il ne respectera pas scrupuleusement ces mesures, un chiffre encore impensable il y a quelques mois.

Néanmoins il est vrai que dans d’autres pays une opposition aux mesures sanitaires semble se structurer, ce qui n’est pas le cas en France. La première explication vient du fait qu’à l’étranger, ces manifestations sont largement organisées par les réseaux d’extrême droite. Or, en France, le Rassemblement national chapeaute largement ce type de réseaux, et dans une optique de dédiabolisation en vue de la prochaine présidentielle, ne veut pas être à l’origine de telles manifestations. La seconde explication provient de l’attitude de la gauche radicale française qui pendant de nombreux mois a hésité à adopter une posture trop critique par rapport aux mesures sanitaires et semblait assez divisée sur la question. Les récentes déclarations de François Ruffin et de Jean-Luc Mélenchon montrent une vraie radicalisation en termes de positionnement, le premier appelant même à la désobéissance civile face aux mesures sanitaires. De là à enclencher un vaste mouvement de contestation ? Il est encore trop tôt pour le dire.

COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive

© Hugo Baisez

Presque un an après le début de la pandémie, le confinement et les mesures drastiques prises contre le COVID-19 semblent faire définitivement partie de notre quotidien. Si la vaccination nourrissait il y a quelques mois encore les espoirs d’un « monde d’après » où nous retrouverions nos libertés, celle-ci s’annonce finalement longue et ses résultats incertains. En attendant une très hypothétique accalmie de l’épidémie, nous voilà soumis, de gré ou de force, à des mesures à l’efficacité douteuse contre l’épidémie, mais aux impacts catastrophiques sur nos vies. Alors que nous sommes sommés d’apprendre à « vivre avec le virus », une question se pose : pourquoi les mesures anti-COVID nous apparaissent-elles systématiquement comme inéluctables ? Pourquoi le gouvernement, mais également la quasi-totalité des opposants et une grande partie des Français, semblent-ils incapables de penser d’autres réponses face à un virus dont la létalité et la dangerosité sont empiriquement inférieures à ce que laisse suggérer la panique médiatique ?

En mars dernier, le monde s’effondrait. Du jour au lendemain, des mesures radicales étaient décrétées arbitrairement face à un ennemi inconnu, justifiant jusqu’au recours à une mesure médiévale : le confinement. L’écrasante majorité de la population suivit alors les restrictions sans broncher, malgré l’absurdité évidente de certaines règles comme le fameux « un kilomètre ». Malgré le manque d’anticipation manifeste de nos dirigeants, les critiques étaient rares et les règles édictées en réponse au virus surplombaient tous les clivages politiques. Et depuis ? Bien qu’ayant connu plusieurs mois de répit et bénéficié d’un ample décryptage des erreurs de gestion de la « première vague », la France semble n’avoir tiré aucune leçon de cet épisode. Le « distanciel », le « sans contact », les masques, la fermeture des universités, des lieux culturels et de restauration, les attestations nécessaires pour sortir de chez soi ne semblent pas avoir de fin. Même la vaccination, qui s’annonce d’ores et déjà comme un fiasco supplémentaire dans notre pays, risque de ne pas suffire à arrêter la propagation du virus, conduisant les autorités sanitaires à demander le maintien quasi-perpétuel des « gestes barrières ».

D’abord bien acceptées, ces mesures suscitent désormais interrogations et colère. Si certains y voient une stratégie délibérée afin d’accélérer le tournant numérique de la société, d’accroître la concentration économique en éliminant les petits commerçants ou encore d’établir un régime dictatorial, la réalité est évidemment plus complexe. La multiplication de théories farfelues, qui constitue un réel danger, nous rappelle cependant la nécessité pour chacun de donner du sens à une situation qui nous dépasse et nous désoriente en permanence. Pour la majorité de la population, cette recherche de sens passe par une confiance, certes dénuée d’enthousiasme, dans l’efficacité des mesures prises au nom de la lutte contre le virus, malgré les innombrables ratés et virages à 180 degrés. Après tout, aucune alternative ne semble réellement envisageable. 

Ce refus de questionner les restrictions anti-COVID s’avère néanmoins contre-productif. Bien sûr, la saturation des hôpitaux est réelle. Mais faut-il rappeler qu’il s’agit d’un phénomène structurel recherché par les politiques de « rationalisation » de la dépense publique auquel le gouvernement n’a toujours pas renoncé ? Malgré des mouvements sociaux massifs chez les soignants ces dernières années et le soutien de la population, le régime macroniste n’a en effet concédé qu’un « Ségur » très insuffisant et continue à fermer des lits. Sans un vrai plan de long terme pour rebâtir nos services de santé, nos efforts risquent fort d’être vains.

Des mesures loin d’être évidentes

Surtout, l’efficacité de la plupart des mesures prises contre l’épidémie n’est pas prouvée. Les confinements, armes de prédilection dans la guerre contre le virus, ont été très sévèrement jugés par de nombreuses études scientifiques récentes. À travers un panorama de pays très différents, l’American Institute for Economic Research a recensé 26 d’entre elles, toutes très sceptiques sur l’intérêt de ces assignations à résidence. De même, les chiffres officiels de l’épidémie en France indiquent un pic de contaminations à peine quatre jours après le début du second confinement et une décrue comparable du nombre de cas à la fin octobre entre les métropoles sous couvre-feu et celles non-concernées par ce dispositif, rappelle une journaliste dans 24H Pujadas. L’étude des eaux usées, qui permet de relever la circulation du virus avant même l’apparition de symptômes et le dépistage, montre quant à elle une baisse en Île-de-France dès le 17 octobre, premier jour du couvre-feu. Autant de paradoxes qui invitent donc à questionner la pertinence des mesures de confinement et qui nous rappellent que l’apparent consensus occulte de multiples controverses scientifiques.

La sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps.

Autre motif de doute : le cas des asymptomatiques. Une étude conduite à Wuhan publiée dans la revue Nature affirme ainsi qu’aucune infection n’a pu être constatée dans l’entourage des individus infectés mais ne présentant pas de symptômes. Un condensé de 54 études sur le sujet dans le magazine Jama va dans le même sens en estimant à seulement 0,7% le risque de contamination en présence d’un malade asymptomatique dans le foyer, contre 18% en présence d’un malade. Ces chiffres remettent en question la principale justification de la stratégie de confinement de toute la population. Enfin, l’efficacité des masques est également source de discordes : selon l’université d’Oxford, leur efficacité est loin d’être avérée, sauf pour les professionnels de santé. Les masques en tissu n’apportent même aucune protection, voire sont nocifs selon la même étude.

Si l’efficacité des supposés remèdes à l’épidémie est donc très discutable, leurs effets secondaires sont eux avérés. Les confinements interminables et la mise à l’arrêt d’une bonne partie de l’économie ont d’ores et déjà créé une vague de pauvreté et de chômage sans précédent depuis 1929. Or, le chômage entraînait déjà entre 10.000 et 14.000 décès par an avant l’épidémie, en raison des dépressions, addictions et maladies cardio-vasculaires qu’il engendre. Il s’agit aussi de la première cause de divorce, un phénomène lui aussi amplifié par le confinement. Chez les jeunes, l’échec scolaire et les difficultés d’insertion professionnelle qui s’ensuivent devraient exploser à la suite de la généralisation des cours en ligne. Ce format d’enseignement conduit en effet à la perte totale de motivation des étudiants et des enseignants, faute de véritables interactions sociales, tandis que le confinement nuit fortement à la mémoire. Enfin, la sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps. À ce rythme actuel, le COVID constituera-t-il bientôt un « monde d’avant » enviable pour les soignants ? Mais alors, si le remède est pire que le mal, pourquoi continue-t-on à l’appliquer ? Comment comprendre l’obsession absolue pour le COVID sans égard pour les conséquences des mesures, en particulier parmi les responsables politiques, justement supposés se préoccuper de l’intérêt général ?

Qui pourrait être contre la vie ?

« Sauver des vies ». Le premier des arguments en faveur des mesures anti-COVID est inattaquable. Qui pourrait s’y opposer ? Pourtant, l’ampleur de la réaction au COVID-19 a de quoi surprendre quand on découvre l’âge médian des malades décédés (85 ans) et le taux de mortalité de ce virus (moins de 1%). A titre de comparaison, l’épidémie de grippe de Hong Kong survenue en 1968, comparable à celle du COVID-19, n’a suscité aucune réaction à l’époque. « Jusqu’à une date récente dans l’histoire humaine, rappelle le philosophe Olivier Rey, l’épidémie que nous connaissons aurait affecté l’humanité autant qu’une vaguelette trouble la surface de l’océan ». Dans son livre L’idolâtrie de la vie, il pointe les éléments qui nous ont conduits à une telle sacralisation de la vie, « quoi qu’il en coûte », et en particulier la laïcisation de la société, qui a transformé la vie d’une simple phase temporaire avant l’inévitable envol vers l’au-delà — pour lequel il fallait parfois se sacrifier — en un horizon indépassable.

Dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes.

Si le recul de la religiosité n’a pas que des défauts, l’effondrement des grandes idéologies au cours du vingtième siècle a à son tour réduit la politique à la post-politique. Sans aucun projet collectif pour le peuple français, le gouvernement n’a donc plus rien d’autre à proposer que la préservation de la vie, réduite à son sens biologique. Par ailleurs, les incroyables progrès technologiques de l’humanité nous ont progressivement conféré un sentiment de toute-puissance prométhéen qui nous a conduit à penser que la mort était presque évitable. Cette foi technicienne, dont l’exemple le plus extrême nous est offert par les transhumanistes de la Silicon Valley, nous conduit de plus en plus à refuser de regarder la mort en face, et à chercher à prolonger la vie à tout prix, y compris à travers l’acharnement thérapeutique dont souffrent de nombreuses personnes âgées.

Dès lors, dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes. Ce projet de civilisation est résumé par la déclaration de Gérald Darmanin le 13 novembre dernier au micro de France Info : « La vie est plus importante que tout, et la vie, c’est de lutter contre le coronavirus. » Le chef de l’État, qui pratique davantage la communication que la politique, a évidemment saisi cette opportunité pour se poser en nouveau Churchill, nous promettant une version réactualisée « du sang et des larmes » de la Seconde Guerre mondiale au fil de ses discours martiaux. Au nom de la vie, nous voilà donc dans une guerre qui justifie tous les sacrifices. Drôle de renversement de situation…

Médias : quand la peur fait vendre

Toutefois, la lutte contre le COVID-19 n’est pas devenue l’enjeu politique numéro 1 sans efforts. Certes, Emmanuel Macron y a sans doute trouvé une occasion de mettre un terme à la contestation de sa réforme des retraites et aux innombrables critiques sur son action politique. Mais le sensationnalisme des médias y est aussi pour beaucoup. La peur constitue en effet un excellent moyen de tenir un public en haleine, en particulier à la télévision, comme l’avait déjà montré le triste épisode des attentats de 2015. Cette fois-ci, tous les records ont été battus : au cours du mois de mars 2020, les journaux de TF1 et France 2 ont retrouvé leurs pics d’audience d’il y a 10 ans, tandis que BFMTV a doublé sa part d’audience, mais aussi la durée d’écoute de ses téléspectateurs. Le temps moyen passé par les Français devant le petit écran a littéralement explosé, passant de 3h40 par jour en avril 2019 à 4h40 un an plus tard selon les chiffres de Médiamétrie. Par ailleurs, la part des journaux d’information dédiée aux questions de santé, d’habitude marginale, a elle aussi explosé : durant le premier semestre 2020, 60% de l’offre d’information globale fut dédiée au COVID-19, un chiffre similaire sur toutes les chaînes. Autant de temps ayant certes servi à informer les Français, mais aussi à les exposer à la publicité et à attiser leurs angoisses.

Si la pandémie nécessite évidemment une place dans l’actualité, fallait-il en faire un feuilleton interminable et effacer tous les autres sujets ? Toutes les occasions semblent en effet bonnes pour surfer sur la vague du COVID, parfois jusqu’au ridicule, comme dans cet article qui affirme que la prononciation de certaines consonnes propagerait davantage le virus… Au lieu d’accorder une place raisonnable au coronavirus, les médias n’ont eu de cesse d’entretenir une peur démesurée. Les décomptes morbides quotidiens sont ainsi relayés sans aucune mise en perspective et sans jamais en expliquer la méthodologie pourtant complexe. Quand ce n’est pas le nombre de morts qui fait flasher les bandeaux des chaînes d’info en continu, c’est le nombre de cas positifs, alors que l’on y mélange les individus malades, guéris et non-malades. Quelle sera la prochaine étape : des livestreams dans les chambres de réanimation ? 

Cela vous semble excessif ? Vous n’êtes pas seul. Dans un sondage Viavoice réalisé début septembre, c’est-à-dire avant la seconde vague ayant fait exploser l’anxiété des Français, 60% de nos compatriotes estimaient déjà que le sujet occupait une place trop importante dans les médias. Selon la même étude, 43% des Français pensent que le travail des journalistes « a alimenté la peur de la pandémie » et 32% considèrent que les médias ont « utilisé cette peur pour faire de l’audience ». Enfin, les trois adjectifs les plus cités pour qualifier le traitement médiatique de l’épidémie sont, dans l’ordre, « anxiogène » (50%), « excessive » (45%) et même « catastrophiste » (28%). Face à un traitement médiatique aussi caricatural, certains s’étonnent ensuite que la confiance envers les médias soit au plus bas et que les Français se montrent de plus en plus friands de sources d’informations « alternatives » à la qualité très variable.

Plutôt que de balayer devant leur porte en faisant preuve de plus d’objectivité sur la pandémie, par exemple en traitant les effets délétères des mesures prises contre le virus, les médias grand public ont surtout cherché à disqualifier les sources d’information concurrentes. Une lutte pour le contrôle de la vérité qui se révèle chaque jour un peu plus contre-productive : au nom de la lutte contre les fake news, le système médiatique a par exemple offert une incroyable publicité gratuite au film Hold-Up, dont l’audience s’annonçait superficielle. Nourrissant les « complotistes » qu’ils prétendent combattre, nombre d’éditorialistes et de journalistes mainstream cherchent désormais à créer un clivage autour du vaccin. Opposant la vérité officielle, qui s’est pourtant montrée discutable jusqu’ici, à quelques décérébrés qui assimilent une piqûre à l’installation d’une antenne 5G sous la peau, ils méprisent la majorité de la population, qui n’adhère à aucun de ces deux discours et se pose légitimement un certain nombre de questions.

Le politique sommé de réagir

Face à la paranoïa créée par les médias et à l’imparable impératif de sauver des vies humaines « quoi qu’il en coûte », le pouvoir politique n’a guère eu de choix. Les mesures les plus draconiennes ont donc été décrétées sans aucune prise en compte de l’avis des citoyens ni réflexion préalable sur leurs effets économiques, sociaux, scolaires ou encore psychologiques. Malgré cela, le tribunal médiatique s’est régulièrement remis en marche : à chaque fois que l’étau était un peu desserré, les accusations de « laxisme » ont fusé. Quant à la comparaison avec les pays étrangers, elle s’est souvent limitée à la dénonciation des mensonges de Trump ou de Bolsonaro, ou à la supposée folie de la stratégie suédoise sans plus d’explications. À l’inverse, le fait que la France soit un des rares pays à exiger des attestations de sortie a par exemple été très peu évoqué.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite.

Un autre facteur contribue également à la surenchère de mesures anti-COVID : le risque judiciaire. À la suite des mensonges d’Agnès Buzyn et de la pénurie de masques, les plaintes de victimes de l’épidémie se sont accumulées contre le gouvernement depuis le printemps. Dernièrement, c’est Jérôme Salomon qui a été visé par la commission d’enquête du Sénat. La colère des plaignants et l’envie de punir les responsables sont bien sûr compréhensibles. Étant donné l’impossibilité de démettre des responsables politiques en place au cours de leur mandat comme le réclament les gilets jaunes, il ne reste que l’action en justice pour obtenir gain de cause. Mais la menace d’une condamnation ne conduit-elle pas à prendre des mesures disproportionnées apportant plus de problèmes que de solutions ? Un conseiller de Matignon est de cet avis : « Castex est sur une ligne très dure. Plus il y a des risques de morts, plus il y a un risque pénal. Il n’est pas là pour se retrouver en procès. » De même, c’est vraisemblablement cette peur des procès qui a entraîné la prise de décisions liées à l’épidémie en conseil de défense, soumis au secret défense, au détriment de toute transparence démocratique.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite. Cela explique d’ailleurs en bonne partie pourquoi les oppositions, à quelques exceptions près, concentrent leurs critiques sur l’absurdité de certaines mesures, les mensonges, le manque de transparence ou l’absence de concertation. Autant d’éléments certes intéressants, mais qui omettent de questionner la nécessité et l’efficacité de restrictions aussi drastiques des libertés publiques.

Chasse aux sorcières

Si les responsables politiques demeurent hésitants à aller au bout de leurs critiques, de plus en plus de citoyens questionnent et rejettent désormais les mesures anti-COVID. Pour certains, il s’agit d’une question de survie économique, pour d’autres de leur réussite scolaire, de leur bien-être mental ou tout simplement d’une exaspération générale. Mais ce combat reste difficile : au-delà des amendes pour désobéissance aux règles et la résignation de nombre de Français, ils se heurtent surtout à une incroyable campagne de stigmatisation. 

Outre les accusations de complotisme, la culpabilisation des déviants consiste principalement à leur faire porter la responsabilité des reprises régulières de l’épidémie. D’après ce discours, ces « irresponsables » réduiraient à néant les efforts collectifs par leurs « relâchements » égoïstes. Le combat contre des crimes aussi intolérables que des retrouvailles entre amis, des sorties un peu trop régulières de son domicile ou le refus du port permanent du masque légitiment alors la mise en place d’une surveillance de tous les instants. La réponse à un problème de santé publique passe alors par une méfiance de ses voisins, l’emploi des forces de l’ordre, voire la délation.

S’ils conçoivent la plupart du temps les difficultés entraînées par les mesures anti-COVID, les plus fervents partisans de la réponse actuelle à l’épidémie invoquent souvent l’argument selon lequel « nous sommes tous dans le même bateau ». Or, si les restrictions s’appliquent théoriquement à tous, les inégalités sautent pourtant aux yeux. Il s’agit d’abord de la situation des « premiers de corvée » qui n’ont jamais connu le confinement et sont systématiquement ignorés, y compris dans le versement de primes qu’ils — et surtout elles — ont largement mérité. Quiconque a été contraint au télétravail et aux interminables visioconférences aura également constaté d’importantes disparités en matière de connexion internet et de logement. De même, l’expérience d’un confinement à la campagne n’a rien à voir avec celle dans un appartement dans une grande métropole.

En nous transformant en zombies, la poursuite de la stratégie actuelle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve.

Enfin, n’oublions pas les boucs émissaires favoris des partisans de la soumission de la vie à la lutte contre le virus : les jeunes. Faut-il y voir la conséquence des passions de jalousie créées par le jeunisme hégémonique ? Peut-être est-ce tout simplement plus simple d’incriminer ceux qui s’abstiennent le plus ? Quoi qu’il en soit, l’accusation est doublement ridicule. D’une part, les « relâchements » se retrouvent à tous les âges. D’autre part, l’amalgame de toutes sortes d’individus qui n’ont en commun que leur classe d’âge n’est guère pertinent. Au contraire, il est même surprenant de constater que la grande majorité des jeunes consentent à des sacrifices incroyables quand on sait que cette maladie ne les atteint pas les plus gravement.

Dystopie VS démocratie

Résignés. Désabusés. Dépassés. Épuisés. Après une année 2020 éreintante, le moral des Français est au plus bas. Si les mesures anti-COVID sont devenues omniprésentes en à peine quelques mois, elles sont si déshumanisantes et si nuisibles qu’elles ne pourront s’implanter dans la durée, à moins de franchir un nouveau cap et d’instaurer un régime de type chinois. Si les opposants aux mesures de restriction des libertés n’occupent toujours qu’une place très marginale sur les plateaux télé et parmi la classe politique, ils sont de plus en plus nombreux au sein de la population. Le décalage croissant entre le peuple français et ses « élites » risque de mal finir. En attendant, il semble que le peuple ne puisse compter que sur lui-même pour mettre un terme à la dystopie qui s’est instaurée et imposer une autre gestion de l’épidémie, fondée en premier lieu sur la responsabilité individuelle et des investissements massifs dans le secteur de la santé.

Dans une analyse sévère de la gestion de la « première vague » publiée en juin dernier, l’Institut Montaigne, pourtant idéologiquement proche du macronisme, pointait ainsi deux problèmes majeurs dans la gestion de la crise sanitaire : « la faiblesse de la dimension de santé publique, et le manque de confiance politique dans la société civile ». Le think tank invitait alors le gouvernement à écouter davantage les corps intermédiaires et la population, ainsi qu’à s’appuyer sur les associations au contact des plus fragiles pour mieux les protéger. Le cas des SDF, des travailleurs précaires, des personnes en situation irrégulière, dont les contacts avec l’État se résument trop souvent à la rencontre avec un fonctionnaire de police, méritent ainsi une attention particulière pour freiner la progression de l’épidémie. 

La poursuite de la stratégie actuelle de contrôle du moindre aspect de la vie de nos concitoyens est une impasse. En nous transformant en zombies, elle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve. Au contraire, la solidarité, la débrouille et la persévérance des Français, régulièrement saluées par le gouvernement lors d’épisodes d’auto-congratulation, ont pour le moment donné de bien meilleurs résultats que l’improvisation et les accès d’autoritarisme du pouvoir politique. Reconnaissons l’échec de la caste politique, laissons les citoyens décider eux-mêmes des mesures à appliquer et demandons l’avènement d’une réelle démocratie sanitaire.