Bruno Latour, symptôme d’une écologie déboussolée

Bruno Latour -- Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

Nous vivons sous un « Nouveau Régime Climatique », qui impose de repenser notre rapport à la politique et à la nature. Celle-ci n’est plus une ressource passive, c’est un système qui réagit à nos actions. Les agents non-humains cessent d’être des choses inertes : ils contestent à l’homme son statut prédominant. Cette rupture avec les fondements de la « modernité » (caractérisée par un « Grand Partage » entre nature et culture) implique d’abandonner les « classes sociales » traditionnelles, fondées sur le concept étroitement matérialiste de la « production ». Il faut leur préférer la notion de « classe écologique », qui englobe l’ensemble des agents souhaitant œuvrer à l’habitabilité de la Terre. Ces leitmotivs, développés par Bruno Latour, ont été relayés dans la sphère médiatique avec une complaisance surprenante. Derrière cette ontologie politique, on trouve autre chose qu’une énième attaque contre la sociologie au nom de l’environnement – ou une nouvelle manière d’édulcorer la critique écologique du capitalisme.

Partons d’un constat sommaire mais révélateur. Latour, absent du numéro sur les « penseurs de l’écologie » de la revue Sciences humaines en 2010, est devenu omniprésent dans la pensée écologiste contemporaine. On compte une multiplicité de publications et de collections (parfois elles-mêmes critiques envers Latour) qui s’inspirent de ses thématiques.

Repenser notre « condition terrestre » et rejeter les classes sociales ?

« Habiter la terre en commun », définir une « nouvelle condition terrestre » dans un monde où « nous ne sommes pas seuls », « penser avec la terre » en se réappropriant « la part sauvage du monde » : de quoi ce foisonnement d’expressions est-il le nom ? On pourrait ajouter à ces expressions une liste (non exhaustive) d’ouvrages : « penser comme un iceberg », « être un chêne », « être forêts », et même « s’enforester » au point de « suivre la piste animale »… autant de tentatives pour tenter de « vivre dans un monde abîmé », tout en cueillant « les champignons de la fin du monde ».

Cette nouvelle manière d’être est censée tracer les contours d’un nouvel horizon d’émancipation. Un exemple parmi d’autres : « Nous avons la sensation d’être pris en étau. Entre d’un côté un héritage […] révolutionnaire mais très anthropocentrique, qui éprouve la plus grande difficulté à déplacer ses cadres de pensée, du fait d’un attachement à une tradition de lutte humaniste ou classiste. Et de l’autre, une sensibilité au vivant, où l’humain n’est plus au centre ».

La sortie de cet étau préfigurerait l’émergence « d’un nouveau camp politique à part entière », celui des « Terrestres », qui refuserait de rabattre le politique sur le social et tiendrait compte de « l’agentivité » de toutes les formes de vie1. Cette littérature en plein essor se caractérise par un rejet des sciences sociales qui la conduit à disqualifier comme « marxiste » toute théorie privilégiant la puissance d’agir du « peuple » à celle des « choses ». Voyons alors les transformations que ce « récit de l’Anthropocène » entend apporter.

Bruno Latour se fonde sur le postulat suivant : la sociologie, telle qu’elle s’est développée chez les Modernes, serait incapable de comprendre les basculements du monde et ses multiplicités. Penchons-nous sur la « classe écologique » théorisée par Latour et Schultz dans leur Mémo sur la classe écologique, qui a suscité de nombreux débats. S’il peut paraître futile de s’intéresser à une notion dont ses concepteurs avouent qu’elle est « fictionnelle et spéculative » – au point de se demander : « est-ce qu’elle existe, cette classe écologique ? » –, elle fait apparaître les principales impasses du raisonnement de Latour et ses procédés argumentatifs 2.

Le productivisme a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital.

Latour et Schultz s’interrogent : pourquoi la thématique écologique ne donne-t-elle pas lieu à un large mouvement social ? Leur réponse consiste à mettre en cause le cadre de pensée des Modernes, prisonniers d’un décentrage issu de Galilée, qui aurait versé dans un universalisme abstrait et une conception géométrique de la nature empêchant de prendre en compte la spécificité de la « condition terrestre ». Ils prennent conjointement pour cible la sociologie, dernier avatar de cette modernité, qui entérinerait l’idée d’un monde culturel distinct de la nature et qui se rendrait coupable de raisonner à partir de concepts obsolètes comme les « classes sociales ». Ils rejettent celles-ci, « profondément liées à la notion et à l’idéal de la production3 ». Au matérialisme de la lutte des classes, ils substituent une « nouvelle matérialité » propre au « Nouveau Régime Climatique », qui se définirait non par la production et la reproduction des conditions matérielles d’existence, mais par « les conditions d’habitabilité de la planète Terre4 ».

Citons-les in extenso : « Ce n’est plus la même matérialité ! […] La survie et la reproduction humaine étaient pour Marx le principe premier de toutes les sociétés et de leur histoire. […] Or nous nous trouvons aujourd’hui dans une tout autre configuration historique. […] La production ne définit plus notre seul horizon. Et surtout ce n’est plus la même matière à laquelle nous nous trouvons confrontés5 ». Face aux classes sociales définies par les rapports de production, la classe écologique, « classe pivot », serait à même de « réorganiser la politique autour d’elle » et de redéfinir « l’horizon politique6 ». Elle se caractériserait par le fait qu’elle conteste la « notion de production » pour créer les conditions de l’émancipation autour de « l’habitabilité » de la Terre.

Le problème ici n’est pas seulement que Latour et Schultz ignorent la vaste littérature sociologique qui documente les mobilisations écologistes existantes, mais surtout que cette ignorance leur permet d’affirmer, sans autres preuves, que l’enjeu écologique n’est aucunement lié aux classes sociales traditionnelles. La « classe écologique » découle de ce postulat anti sciences sociales (et anti marxiste, le marxisme étant la cible la plus explicite des auteurs)7. Mais peut-on réellement penser l’écologie en-dehors des rapports de domination du capitalisme ? Si l’écologie ne mobilise pas davantage, n’est-ce pas parce qu’elle est dominée par les classes dominantes et qu’elle en promeut une vision « bourgeoise8 » ou un « environnementalisme des riches9 »?

« La situation écologique est extraordinairement dure pour tout le monde »

Latour et Schultz doivent affronter une objection de taille : les préoccupations écologiques, sur le climat, l’énergie ou la biodiversité, sont omniprésentes, au point que « les conflits prolifèrent » à propos de la nature. Et de citer les protestations des jeunes ou des Gilets Jaunes en France, des agriculteurs en Inde, des communautés autochtones contre la fracturation hydraulique en Amérique du nord, etc. Leur argument pour expliquer l’absence de mobilisation écologique est le suivant : la multitude des conflits ne prend pas la forme d’une « mobilisation générale10 » car cette diversité « empêche de donner à ces luttes une définition cohérente » et de ramener les conflits « en une unité d’action compréhensible pour tous11 ».

Sur ce point, l’argumentation reste impressionniste : des personnes appartenant à une même classe comprendraient différemment l’écologie, tandis que des activistes que tout sépare se reconnaîtraient dans les mêmes luttes12. On cherchera en vain une référence aux travaux sur les inégalités sociales face à l’environnement, aux différenciations sociales en matière d’appropriation de l’écologie13 ; on cherchera tout autant une analyse un peu précise de la construction de la « question climatique » ou des déterminants sociaux des mobilisations sociales en faveur de la « cause écologique14 ». De nombreuses enquêtes abordent pourtant ces thématiques, avec des résultats qui ne sont pas négligeables15.

Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier ont ainsi montré dans quelle mesure les mobilisations écologiques, auparavant accusées de dépolitisation pour se centrer plus sur la défense de la nature que des groupes sociaux, se rapprochent désormais de la conflictualité des luttes sociales16. La « démultiplication des collectifs et engagements écologistes » depuis les années 2010 déplace en réalité les clivages, entre écologies compatibles avec le capitalisme (souvent qualifiées de « bourgeoises »), et écologies critiques porteuses de rupture avec le capitalisme (et elles qualifiées de « populaires »).

L’ignorance des problématiques soulevées par les travaux existants conduit à une forme de prétention intellectuelle qui consiste soit à ignorer soit à réinventer, à partir de rien, des thèmes qui ont pourtant déjà fait l’objet d’une importante attention sociale et sociologique. De nombreuses enquêtes sur les conflits environnementaux, qui représentent un domaine d’étude à part entière, ont par exemple documenté « l’exposition disproportionnée des populations défavorisées17 » aux risques occasionnés par les activité industrielles, forestières, minières, etc., et les rapports coloniaux ou néocoloniaux de domination dont elles relèvent.

Tout en inscrivant les principes de justice sociale dans les luttes écologiques, ces travaux montrent la politisation ambivalente sur laquelle la problématique environnementale débouche : dans le cas des activités extractives des pays du sud, il n’y a ainsi ni soutien inconditionnel des populations aux projets miniers, ni adhésion spontanée à la cause écologique. Les leviers des mobilisations résident dans des thématiques de danger au travail ou de rémunérations18 ; de même, les inégalités urbaines d’accès à l’eau suscitent des mobilisations qui relèvent plus d’une « politisation par nécessité » liées à des enjeux de reconnaissance des quartiers périphériques que de la défense d’une ressource considérée comme un bien commun19.

Ainsi, les injustices environnementales n’apparaissent pas seulement dans la différenciation sociale des contributions à la dégradation du monde, mais aussi dans les inégales capacités à se mobiliser pour faire face à cette dégradation. La sociologie des mobilisations écologiques révèle ainsi l’ancrage des dispositions à agir dans une pluralité de rapports au monde et de significations, inégalement distribués socialement. Ce n’est qu’au prix de la réduction de cette complexité sociale à une unique condition terrestre qu’il est possible de parler de « classe écologique ». Ou plus précisément, c’est le refus – ou le déni20 – de toute sociologie des enjeux écologiques qui permet d’en formuler l’idée.

Le mérite d’une perspective sociologique – que rejettent précisément Latour et Schultz – réside dans le fait qu’elle permet de comprendre qu’un problème public ne devient politique que s’il affecte les puissants. Or Latour se caractérise par son insensibilité à cette dimension de classe, qui est invisibilisée par sa mise en accusation générale et englobante de la modernité21. Son analyse de la catastrophe en cours le conduit à affirmer que « la situation écologique et sociale dans laquelle nous sommes est extraordinairement dure pour tout le monde 22». Il ne lui vient pas à l’idée que la situation n’est pas également « dure pour tout le monde ». On ne trouvera, sous la plume de Latour, pas une seule occurrence du terme « injustices environnementales », pas davantage que le mot « capitalisme » à propos de qu’il qualifie pourtant d’« énorme machine du développement et du progrès23 ».

Les philosophes Paul Guillibert et Frédéric Monferrand font une analyse incisive et précise de la critique latourienne de Marx, et de ses contresens. Ils prennent au sérieux la question selon laquelle le maintien de l’habitabilité de la Terre nécessite de rompre avec le développement productiviste, mais ils questionnent le diagnostic de Latour : « les écologistes sont-ils voués à devenir la nouvelle classe dominante ou bien doivent-ils lutter avec les autres dominés pour abolir les classes ?24 »

Comme caractéristique du capitalisme, le productivisme, orienté non seulement vers la satisfaction des besoins mais vers « la valorisation de la valeur investie en salaires et en moyens de production », a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital. Ainsi « une formation sociale peut être “capitaliste” sans être totalement “moderne” au sens ici esquissé : c’est le cas de l’Inde ou du Japon », notent les deux philosophes, qui rappellent combien l’analyse marxiste de la reproduction élargie montrait les logiques impérialistes d’épuisement de la terre et des travailleurs.

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à celle de Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant. Ils poursuivent : « Si l’on ajoute alors que cette ruine perpétuelle s’accompagne notamment d’une émission exponentielle de CO2 dans l’atmosphère, on conclura qu’à la différence de ce que suggère Philippe Pignarre25, il n’est pas trivial d’affirmer que le capital détruit les natures humaines et non-humaines par l’extractivisme ou l’agriculture intensive, la pollution atmosphérique ou l’accumulation de déchets. C’est même ce qu’exige un minimum de réalisme intellectuel et politique, tant les conditions d’habitabilité de la planète sont directement menacées par la continuité de la production, c’est-à-dire de l’injustice et de l’exploitation. Il n’y a donc pas d’alternative entre préserver les premières et interrompre la seconde : les deux luttes doivent être menées de front. “L’écosocialisme” dont Latour et Schultz ne disent pas un mot n’a jamais rien dit d’autre26 ».

Ces dynamiques d’accumulation et ces luttes sont absentes du Mémo sur la classe écologique, et plus généralement de l’œuvre de Latour, qui ignore ainsi les revendications de ceux que les problèmes écologiques affectent en premier lieu, qui souhaiteraient avant tout que l’on combatte les injustices environnementales. Il accorde peu d’importance au rapport à l’écologie que l’on observe chez les plus fortunés, en dépit de quelques pages quelque peu caricaturales sur le « séparatisme social » des élites dans Où atterrir27 ? Peut-on réellement penser que l’on renforcera les mobilisations en faveur de l’environnement en posant un voile sur cette conflictualité fondamentale ?

De « l’ontologie des non-humains » à « l’hypothèse Gaïa »

Ce rejet des classes sociales se fonde sur une critique du « Grand Partage » entre nature et culture, et justifie pour Latour la réhabilitation des « non-humains » comme acteurs à part entière. Ce « Grand Partage » découlerait d’une vision mécaniste de la nature développée à partir du XVe siècle, solidaire de l’émergence du productivisme. Citons Latour : « Un Moderne en développement se sentait à l’aise dans la nature. Son modèle cosmologique, si l’on voulait prendre un exemple canonique, ce serait le plan incliné de Galilée. »28

Ainsi, le diagnostic délaisse l’analyse politique, pour entrer de plein pied sur des considérations à la fois épistémologiques et ontologiques. Selon Latour, les gauches avaient une vision trop abstraite du monde matériel pour pouvoir résister aux logiques capitalistes : elles n’ont pas vu la « métamorphose de la définition même de la matière, du monde, de la terre sur laquelle tout reposait », au cours de leurs luttes où étaient opposés conflits sociaux et conflits écologiques.

Pour expliquer pourquoi le lien ne se fait pas entre « les vieux briscards de la lutte des classes » et « les nouvelles recrues des conflits géo-sociaux », Latour invoque le « rôle que les uns et les autres ont prêté à la “nature” ». « Voilà l’un des cas où, littéralement, les idées mènent le monde », ajoute-t-il : « une certaine conception de la “nature” a permis aux Modernes d’occuper la Terre d’une façon telle qu’elle a interdit à d’autres d’occuper autrement leur propre territoire »29. Ainsi, il faudrait prendre le tournant inauguré par les zadistes et leur « slogan génial » : Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. À l’encontre des gauches traditionnelles qui auraient adopté une vision trop abstraite de la nature (comme ressource) et trop mécaniste du « progrès », ceux-ci remettraient en cause le « Grand Partage » entre nature et culture.

Latour fonde cette ontologie sur une épistémologie spécifique. Faisant appel à la sociologie des sciences, il affirme que la vision d’une nature extérieure et objective « n’est pas une donnée de l’expérience mais le résultat d’une histoire politico-scientifique très particulière qu’il convient d’examiner brièvement pour redonner à la politique ses marges de manœuvre »30. Or l’épistémologie ordinaire emprisonnerait la science dans « une conception de la “nature” impossible à politiser puisqu’elle a été justement inventée pour limiter l’action humaine grâce à l’appel aux lois de la nature objective qu’on ne saurait discuter ». Il évoque ici sa critique du « Grand Partage », entre nature et culture, nécessité et liberté, dont il reprend les principes à l’anthropologie de Philippe Descola.

Citons celui-ci : « Le naturalisme a été la condition de possibilité du capitalisme, son soubassement »31. Son ouvrage Par-delà nature et culture (2005) vise à faire état de la variété des ontologies prémodernes, études ethnographiques à l’appui : animiste (communautés amazoniennes), totémisme (tribus australiennes), analogisme(sociétés sibériennes). Cette multiplicité est brutalement restreinte lorsqu’il aborde la « pensée occidentale », réduite, dans son ensemble, au seul naturalisme.

Une telle simplification donne lieu à une sorte de lieu commun sur un supposé « Grand Partage nature/culture » dont on trouve désormais de nombreuses formulations routinisées : « L’idée de nature telle qu’elle nous est léguée par le langage et l’histoire, s’attache plutôt à un ordre régulier et fixe, à la répétition invariable des mêmes causes et des mêmes effets. La Terre tourne autour du soleil, les pommiers font des pommes, les renards chassent les poules, le Gulf Stream apporte de l’eau chaude dans l’Atlantique nord-est. Or, dans les interstices de ces grandes régularités apparaissent des grandes nouveautés : des cours d’eau disparaissent, des plantes génétiquement modifiées se défendent contre leurs prédateurs, des ours polaires vont chercher refuge hors de leur banquise, l’activité cyclonique est exacerbée. Il ne faut pas en déduire que la nature n’est plus ce qu’elle était, mais que sous notre influence grandissante, les arrangements infiniment complexes entre le vivant et son milieu ont dévié d’une trajectoire que l’on croyait inaltérable32. »

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » (depuis le XVe siècle !) ou la « modernité » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à un corps mobile sur plan incliné étudié par Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant, des écosystèmes, de la biosphère, etc. D’où la « redécouverte » par Latour de « l’hypothèse Gaïa » présentée comme une révolution, à partir des travaux du physicien James Lovelock, pourtant fortement critiquée parmi les biologistes33.

D’inspiration cybernétique, cette « hypothèse » vise à penser la Terre comme un système complexe géant et auto-régulé, une entité non mécanique, habitée d’une multitude d’êtres qui tendent vers une harmonie essentielle. Elle fait intervenir les « vivants » et leur agency, en rompant avec une vision anthropocentrique qui pose une coupure entre nature et culture : « avec des objets galiléens comme modèle, on peut bien prendre la nature comme “ressource à exploiter”, mais avec des agents lovelockiens, c’est n’est pas la peine de se bercer d’illusions : ils agissent, ils vont réagir34 ».

Un tel refus de la sociologie n’est ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque J-L Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique ».

Cette révélation de « Gaia » permet à Latour de poser une égalité ontologique entre les vivants, faisant ainsi sortir la question écologique de la question sociale et déniant la prévalencedes rapports sociaux – notamment économiques – et leur action sur la nature. Contre une vision mécaniste de l’univers, « Gaïa » permet de saisir, pour Latour, « la chaude activité d’une terre enfin saisie de près35 » – sans préciser en quoi cette appréhension se différencie d’une vision vitaliste qu’il critique par ailleurs…

Repeindre de vert une critique ancienne de la sociologie

Même si elle ne concerne pas de prime abord l’écologie, la critique de la sociologie faite par Latour fait apparaître une cohérence en matière de questions ontologiques et épistémologiques. Dans son entreprise de réhabilitation de la pensée de Gabriel Tarde contre la sociologie d’Émile Durkheim36, il remet en cause la distinction entre les deux niveaux « micro » et « macro » que les sociologues utiliseraient, au profit d’une étude des « associations »37. Il vise en particulier, l’approche allant du micro au macro, qui serait « la plus fréquemment utilisée de nos jours », et qui partirait d’entités atomiques pour en étudier les règles d’interaction dont la stabilisation constituerait une structure – ce qui correspond très grossièrement à une approche « individualiste méthodologique ». Il n’envisage pas le cheminement inverse (qualifié parfois de « holiste » ou « structuraliste »), dont il ignore de toute évidence l’épistémologie, et qui pose la primauté analytique d’un système social dont les relations entre les éléments définissent la valeur prise par chaque élément.

Selon Latour, la théorie alternative de Tarde n’aurait pu être développée faute « d’outils empiriques adéquats », et les « traces numériques » laissées par les « acteurs » dans les bases de données pourraient désormais résoudre le problème : les nouvelles techniques numériques et l’analyse des réseaux permettraient une approche « par un niveau » de l’ordre social. Un « acteur » serait défini par son « réseau » et l’étude de son « profil » permettrait de naviguer parmi les données sans faire appel à une réalité ontologique supérieure. L’activité de collecte des données ferait apparaître un phénomène collectif, celui des « monades » qui se chevauchent et partagent des attributs. Il n’y aurait donc pas de différence ontologique entre individus, groupes et institutions.

Les institutions ne seraient que des trajectoires de monades circulant dans les bases de données : « les “totalités” ne sont rien de plus que d’autres moyens de traiter les profils entrecroisés. C’est ce type de navigation auquel Tarde a donné le nom ambigu d’imitation38 ». Il n’est pas difficile de voir pourquoi Latour peine à comprendre les fondements sociaux des mobilisations (et en particulier des mobilisations écologiques), s’il ne dispose pour cela que de la très sommaire idée « d’imitation ». Il y a pourtant de nombreux débats (et théories) sur l’action collective et les mouvements sociaux (au-delà des mobilisations écologiques déjà évoquées), que Latour se garde bien de mentionner.

Plus que le caractère ici également très impressionniste de cette vision « monadique » des « associations », le problème concerne l’épistémologie mobilisée : l’assimilation de la société à un réseau numérique permettant la saisie immédiate des « données » renvoie à une mécompréhension de ce que signifie construire un « fait social » – et ce que signifie le saisir à travers un ensemble d’indicateurs ou de variables. Il ne s’agit pas seulement ici du refus de la « construction d’objet » et de la « coupure épistémologique », mais d’une analyse des sciences qui est bien une « associologie », pour reprendre l’expression de Frédéric Vandenberghe, et qui s’avère tout à fait compatible avec le développement du « techno-capitalisme39 ».

Sur ce point on peut noter, à la suite de Jean-Marie Harribey, que le rejet de la notion de la vision dialectique des classes sociales au profit d’une définition d’une classe écologique définie par sa finalité (l’habitabilité), se situe non seulement dans un « hors-sol social » mais profile aussi « un monde apaisé où le souci du climat, de l’énergie et de la biodiversité, mettra les humains sur un même bateau, sans aucun conflit entre eux ». « On le sait », ajoute-t-il, « le “même bateau” est la métaphore des intérêts communs si souvent répandue par l’idéologie dominante40 ».

Un tel refus de la sociologie n’est au final ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque Jean-Louis Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique, en mettant en question le présupposé de l’autonomie du social41 ». Cette « méfiance à l’égard de l’instance sociale » a déjà donné lieu à des tentatives pour rendre obsolète la représentation de la société en classes au profit des mouvements sociaux écologistes, mais l’originalité du Mémo de Latour et Schultz est de l’inclure dans la quête d’un nouveau paradigme et d’une nouvelle articulation entre nature et société.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ».

On pourrait disqualifier l’entreprise latourienne d’un revers de main, en soulignant combien est grossière, et approximative, sa réduction de la « modernité occidentale » à un pur naturalisme42 ; on pourrait aussi, avec davantage d’indulgence, relever les quelques « fulgurances », que l’auteur lance souvent par pure provocation, ce qui est souvent invoqué pour expliquer le « charme » du personnage. On défendra ici une autre ligne interprétative : la connexion établie par Latour entre sa sociologie et une nouvelle ontologie exprime bien plutôt un état du champ intellectuel, dans lequel il trouve un contexte favorable à son déploiement comme entreprise éditoriale, politique et académique.

L’ontologie politique de Bruno Latour : éléments pour un programme de recherche sur le champ intellectuel français

Si le « saut ontologique » défendu par Latour connaît un tel succès, c’est sans doute parce qu’il se trouve à la confluence de trois courants théoriques, dont il faudra explorer l’articulation, et les modalités d’importation, dans le champ intellectuel français : le tournant ontologique en anthropologie, avec, en France, Philippe Descola comme tête de proue ; la critique de la rationalité occidentale d’un point de vue « décolonial » développée par plusieurs ontologies politiques issues d’Amérique Latine, à travers Viveiroz de Castro (souvent cité par Descola), mais aussi Mario Blazer, Marisol de la Cadena, Arturo Escobar, etc. ; le réalisme spéculatif et les « nouveaux matérialismes » (expression employée par Latour), qui réhabilitent l’ontologie contre l’épistémologie et le néo-kantisme43.

Reste désormais à comprendre les ressorts de cette ontologie politique latourienne. Si l’ontologie est une partie de la philosophie (la métaphysique) dédiée à l’étude de l’être et de ses propriétés générales (existence, possibilité, durée, etc.) indépendamment de ses déterminations particulières, on peut reprendre l’expression oxymorique « d’ontologie politique », utilisée par Pierre Bourdieu dans un ouvrage dédié à l’analyse de Martin Heidegger44, pour désigner le travail d’euphémisation à l’œuvre dans le champ philosophique qui dévoile en les voilant des pulsions politiques.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ». La spécificité de Latour est d’être moins dans la dénégation de la politique (comme Heidegger) que dans la perspective de faire advenir une autre politique (le « Terrestre » dans un « Nouveau Régime Climatique ») face à l’épuisement supposé du projet de transformation sociale, autrefois porté par une gauche de lutte des classes. Dans un champ intellectuel français où s’entremêlent fortement les logiques académiques, politiques et éditoriales45, la promotion des idées latouriennes constitue une véritable entreprise collective, relativement bien organisée sur les plans institutionnel et scientifique.

Ce processus de retraduction dans le champ considéré donne lieu à un « travail d’euphémisation » très spécifique, dont la mise en forme philosophique46 permet de comprendre les fondements sociaux du « succès » intellectuel et éditorial de Latour, au moins dans le domaine de l’écologie depuis le milieu des années 2010. Car si les critiques de la sociologie latourienne des sciences ne manquent pas (du sociologue des sciences David Bloor, pourtant défenseur du programme fort, au philosophe Paul Boghossian en passant par Pierre Bourdieu et Yves Gingras47), il n’en va pas de même en matière d’écologie politique, et il s’agit de comprendre comment il peut désormais être présenté (après s’être lui-même présenté) à la fois comme le penseur de la catastrophe environnementale, et son prophète.

Dans un entretien pour la revue Tracés (2006), Latour déclare que « la controverse est le grand moyen pour entrer à l’intérieur de la science qui se fait (…) C’est important aussi dans des questions classiques, dont on nous rebat les oreilles, mais qui restent importantes, comme le réchauffement global. L’écologie est d’ailleurs arrivée pour moi comme un don du ciel : c’est la controverse non plus à l’intérieur du laboratoire, mais étendue à la planète ! ». Quelques années plus tard, dans un autre entretien, il surenchérit : « il y a un moment où j’ai voulu être le Marx de l’écologie ! Mais ça a été un échec parce que les Verts ne lisent pas contrairement aux anciens communistes. (…) Les écologistes ignorent même les fondateurs de leur propre domaine. Le pedigree est, il est vrai, assez compliqué : les grands auteurs de l’écologie politique vont de l’extrême droite à l’extrême gauche, donc ce n’est pas forcément facile. Mais je ne considère pas que ma démarche a échoué parce que c’est un projet qui continue et que nous poursuivons avec Richard Descoing en visant à construire enfin un grand Institut d’études politique de la Terre48 ». Richard Descoing, l’ancien directeur de Sciences po Paris, dont le soutien a été déterminant dans la diffusion mondaine des idées latouriennes49.

Ces quelques éléments permettent de comprendre d’où vient la force de conviction de Latour. Elle réside dans le fait d’opérer à plusieurs niveaux à la fois, et de naviguer de l’un à l’autre, en maniant en virtuose l’art de l’amphibologie : 1) une régression épistémologique (le « réel » contre les catégories néo-kantiennes et la construction d’objet), qui par ailleurs économise le détour par de véritables confrontations théoriques au profit d’une posture esthète et délibérément désinvolte ; 2) une réduction ontologique de l’écologie (la nature comme plan incliné), dépolitisée et débarrassée de ses ancrages sociaux ; 3) une vision politique apparemment ouverte mais en réalité très conservatrice, nourrie par une hostilité non dissimulée à l’égard de « la Science » des Modernes – dans un entretien avec François Ewald, Latour affirme ainsi qu’il pense « le monde, mais pas la nature… C’est sans doute ce en quoi je suis catholique50 ».

En jouant sur ces différents registres, au gré des objections qui lui sont opposés, Latour exprime à son insu, quelque chose d’essentiel dans les transformations en cours du champ intellectuel : un brouillage généralisé des prises de position théoriques et politiques, sous couleur de subversion. Il a beau jeu, dès lors, de se demander « où atterrir ? ». Car il s’agit surtout d’occuper un point de vue se prétendant au-delà de tous les points de vue – la radicalité toute rhétorique et polysémique des « Terrestres » n’autorise-t-elle pas de « s’égailler dans toutes les directions51 » ?

On ne peut dissocier les réflexions et la posture prophétique de Latour d’une entreprise de restauration politique qui fait feu de tout bois, de l’anthropologie des sociétés prémodernes à une ontologie qui réhabilite à la fois un vitalisme à la Henri Bergson et une monadologie à la Gabriel Tarde – ces étendards de tous les conservateurs depuis que la sociologie existe. Ce faisant, Latour peut ainsi se poser contre la science, contre les classes sociales et, finalement, contre toute tentative d’élaborer une science sociale digne de ce nom. Son succès, qui est au fond davantage éditorial, commercial et politique que proprement scientifique, tient alors au caractère peu subversif des perspectives d’émancipation qu’il dessine au sujet de l’écologie. Son œuvre constitue moins une boussole, comme certains l’ont cru, que le symptôme d’une écologie déboussolée.

Notes :

1 Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes plus seuls, Paris, Seuil, 2021, p. 17-19.

2 Bruno Latour et Nicolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2022, p.9 et 35. Bruno Latour, Habiter la terre. Entretiens avec Nicolas Truong, Paris, Éditions LLL/Arte Éditions, 2021.

3 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.18.

4 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.20-23.

5 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.21.

6 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.9 et 35.

7 Pour une critique de cette vision, voir Paul Guillibert et Frédéric Montferrand, « Camarade Latour » Terrestres, 16 juin 2022. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La découverte, 2012. Ou encore Jean-Marie Harribey, « De quoi la classe écologique de Bruno Latour est-elle le nom ? », Alternatives économiques, 20 janvier 2022.

8 Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 

9 Franck Poupeau, « Ce qu’un arbre peut véritablement cacher », Le Monde diplomatique, septembre 2020

10 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.11-12.

11 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.12.

12 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.15.

13 Voir par exemple Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier, « Les classes populaires et l’enjeu écologique », Sociétés contemporaines, 124, 2021, p.1-30 ; et aussi le volume coordonné par Philippe Coulangeon et al., La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages, Paris, PUF, 2023.

14 Voir par exemple Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie des écologistes, Rennes, PUR, 2008 ; Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 ; Johanna Siméant-Germanos, « Penser les ingénieries de l’environnement en Afrique à l’aune des sciences sociales du développement », Zilsel, 6/2, 2019, p. 281-313 ; Jean Foyer y David Dumoulin Kervran, « ¿ Ambientalismo de las ONG versus ambientalismo de los pobres ? », in Paul Almeida, Allen Cordero Ulate (eds), Movimientos sociales in América Latina. Perspectivas, tendencias y casos, Buenos Aires, Clacso, 2017, p. 391-412.

15 On citera, entre autres travaux récents non pris en compte dans le Mémo : Joan Martinez Alier, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les Petits Matins, 2014 ; Dorceta Taylor, Toxic Communities. Environmental Racism, Indus- trial Pollution and Residential Mobility, New York, New York University Press, 2014; Luke Yates, « Rethinking Prefiguration: Alternatives, Micropolitics and Goals in Social Movements », Social Movement Studies, 1/1, 2015, p. 1-21; Édouard Morena, Le Coût de l’action climatique. Fondations philanthropiques et débat international sur le climat, Paris, Éditions du Croquant, 2017 ; Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes, 2020, Grenoble, UGA Éditions ; Margot Verdier, Le Commun de l’autonomie. Une sociologie anarchiste de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021 ; Hadrien Malier, « No (Sociological) Excuses for not Going Green: How do Environmental Activists Make Sense of Social Inequalities and Relate to the Working-class? », European Journal of Social Theory, 24/3, 2021, p. 411-430 ; Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Seuil, 2021. Pour des recherches encore plus récentes que Latour et Schultz ne pouvaient pas connaître, voir la note suivante.

16 Voir Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, Paris, PUF, 2023. Ce livre contient une bibliographie actualisée et commentée, ainsi que des textes faisant état de recherches récentes.

17 J.-B. Comby et S. Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, op.cit., p.12.

18 Voir entre autres travaux, Doris Buu-Sao, « Face au racisme environnemental : Extractivisme et mobilisations indigènes en Amazonie péruvienne », Politix, 131, 2020, p. 129-152.

19 Franck Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Paris, Raisons d’agir, 2021.

20 Sur ce déni, voir Paul Cary et al., Pour une sociologie enfin écologique, Paris, Érès, 2022.

21 Bien qu’il fasse succinctement état dans Où atterrir ? (2006) avec l’idée de classes « géo-sociales », dont la définition n’est jamais vraiment donnée.

22 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.34.

23 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.46.

24 Paul Guillibert et Frédéric Monferrand, « Camarade Latour ? », Terrestres, 18/07/2022 : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/ Sauf précision, les citations suivantes sont tirées de ce texte en ligne.

25 Philippe Pignarre, « La Terre, notre camarade. Lettre ouverte à mes amis marxistes », Terrestres, 26 janvier 2022. Pour le détail des références, se reporter à l’article cité : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/

26 Il faudrait mentionner deux autres critiques de la classe écologique, qui ne peuvent être développées ici faute de place : d’une part, la dépendance commune à des infrastructures ne crée pas d’intérêt commun; d’autre part définir une classe écologique en soi ne fait pas sens dans la mesure les classes sociales se définissent de manière relationnelle et oppositionnelle.

27 J-B Comby…, op.cit.

28 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.52.

29 Bruno Latour, Où atterrir ? Paris, La Découverte, 2017, p. 68.

30B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.85.

31 Philippe Descola, « Une petite partie de l’humanité, par sa gloutonnerie, remet en cause la possibilité d’habiter sur Terre », Basta, novembre 2022 (entretien avec Barnabé Binctin).

32 Pierre Charbonnier, Culture écologique, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2022, p.8.

33 Frederic Neyrat en a analysé les ambiguïtés dans La part inconstructible de la terre (Paris, Seuil, 2016).

34 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.99.

35 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.95.

36 Voir la participation de Bruno Latour à la table-ronde « Le débat Tarde Durkheim », CRASSH, Cambridge, 2007 : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/435.html

37 Bruno Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’. Une expérimentation numérique des monades de Tarde », Réseaux, 177, 2013, p.197-232. Sur les associations, voir aussi B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La découverte, 2006.

38 B. Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’… », art. cité.

39 Frédéric Vandenberghe, Complexités du posthumanisme. Trois essais dialectiques sur la sociologie de Latour, Paris, L’Harmattan, 2006, p.16.

40 J-M Harribey…, op.cit.

41 Jean-Louis Fabiani, « Rural, environnement, sociologie », Ruralité, nature et environnement, p. 111-132, 2017.

42 Pour une vision un peu complexe de ces sujets, on peut se référer à la monumentale Histoire des sciences et des savoirs (Paris, Seuil, 2015, 3 tomes) co-dirigée par Dominique Pestre et al.

43 B. Latour, Où atterrir ?… op. cit., p. 79.

44 Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.

45 Boris Attencourt, « Badiou vs. Finkielkraut. Débat du siècle ou débat dans le siècle ? » Zilsel, 2017/1, p.117-152.

46 L’analyse de champ évite de comparer les auteurs terme à terme, comme le fait Søren Riis qui, dans « The Symmetry Between Bruno Latour and Martin Heidegger: The Technique of Turning a Police Officer into a Speed Bump » (Social Studies of Science, 28/2, 2008, p.285-301), affirme qu’ontologiquement parlant, Latour et Heidegger convergent dans l’analyse de l’articulation des êtres.

47 David Bloor, « Anti-Latour », Studies in History and Philosophy of Science, 30/1, 1999, p. 81–112 ; Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Yves Gingras, « Un air de radicalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 108, 1995, p. 3-18 ; Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001 ; Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009.

48 Bruno Latour et al, « Bruno Latour : une pensée politique exégétique », Raisons politiques, p. 115-148, 3, 2012, p.139.

49 Paul Pasquali, Héritocratie, Paris, La découverte, 2021. François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, Concert des puissants, Paris, Raisons d’agir, 2016.

50 Bruno Latour, entretiens avec François Ewald, Un monde pluriel mais commun, Paris, Éditions de l’Aube, 2003, p.64.

51 Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Les empêcheurs de penser en rond, 2021, p.153.

« La séparation entre nature et culture a favorisé l’hégémonie des imaginaires urbains » – Entretien avec Damien Deville

Photo © Clément Molinier pour Le Vent Se Lève

Damien Deville est géographe et anthropologue de la nature. Il est l’auteur, avec Pierre Spelewoy, du récent Toutes les couleurs de la Terre – Ces liens qui peuvent sauver le monde paru aux éditions Tana. Il y développe plusieurs concepts, parmi lesquels celui “d’écologie relationnelle”, qui s’oppose notamment à l’uniformisation du monde par le néolibéralisme. Dans ce riche entretien, nous avons demandé à ce jeune héritier de Philippe Descola comment il analysait les processus de destruction écologique, sociale et culturelle que nous traversons, et comment construire concrètement une autre approche de la relation, compatible avec la préservation de nos biens communs, a fortiori environnementaux. Réalisé par Clément Molinier et Pierre Gilbert, retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : L’introduction de votre livre formule un paradoxe : les dernières générations du XXe siècle sont à la fois les générations les plus connectées à la diversité du monde, mais elles sont également celles qui vivent le plus intensément sa destruction en cours. Que voulez-vous dire par là ? Doit-on se battre pour préserver toutes les diversités, ou bien se battre pour conserver la possibilité d’en inventer de nouvelles ?

Damien Deville : Il y a effectivement une hypothèse forte qui m’habite et qui traverse l’intégralité du livre : et si les crises sociales et environnementales pouvaient s’expliquer par une crise de l’un ? Autrement dit, à force de mettre l’unité politique, mais aussi sociale, culturelle et historique au centre l’action, n’en a-t-on pas oublié toutes ces diversités territoriales qui sont pourtant sources de résilience et d’émancipation pour celles et ceux qui les pratiquent ? Uniformisation et précarité semblent alors les deux temps d’un même processus. Nous les avons observés dans l’intégralité des lieux que nous avons pu traverser, dans l’hémisphère Nord comme dans l’hémisphère Sud.

À ce titre, l’une des expériences les plus troublantes pour moi s’est passée en Australie, il y a quelques années déjà. J’étais parti 6 mois travailler pour le ministère de l’Environnement du Queensland, dans une équipe de rangers, sur la protection des populations de koalas.  Pour les protéger, les politiques publiques d’alors consistaient à les parquer dans des zones dédiées à la protection. Grillagées dans des forêts de protection, loin des activités humaines, le koala s’en porterait mieux. J’étais moi-même bercé par cette idéologie et la jugeais somme toute pertinente. Néanmoins au fil des semaines passées là-bas, j’ai remis en cause mes acquis, car ce système de protection se confrontait à plusieurs biais. Un biais écologique d’abord, au sens scientifique du terme, dans le sens où parquer des koalas dans des zones spécifiques participait, sur du long terme, à limiter l’expression de la diversité génétique de la population. Une diversité pourtant nécessaire au renouvellement de l’espèce. Deuxième biais : on observait que certains koalas préféraient s’établir en zone péri-urbaine. Il y a également un libre arbitre chez les animaux, et les individus choisissent de s’établir en arbitrant sur les intérêts et les inconvénients de chaque lieu. En zone périurbaine, les koalas ont notamment comme avantage d’avoir peu de concurrence territoriale avec d’autres espèces animales et un accès facile à certaines ressources alimentaires. Ils ont par contre des inconvénients de taille : les attaques de chiens domestiques, les accidents de voiture ou encore les pollutions sonores qui stressent l’animal et lui font développer une maladie mortelle : la chlamydiose. Mais alors que des réflexions pour changer les démarches d’aménagement du territoire pourraient rendre possible la coexistence, les populations humaines préféraient voir les koalas partir vers des zones lointaines, plutôt que de changer la pratique. Je voyais cela comme un refus de coexistence qui était légitimé au nom de la protection de la nature. Éthiquement ça me posait question. Enfin un dernier biais, davantage culturel, m’est apparu : les koalas sont énormément représentés dans les symboles australiens alors que la coexistence est refusée. C’était pour moi une instrumentalisation du vivant doublée d’une hypocrisie anthropologique. Cette expérience m’a dynamité l’esprit. D’ailleurs, je le découvrirai plus tard, la violence infligée aux koalas n’était que le miroir d’une pluralité de violences qui émergent des mondes occidentaux et qui fait de nombreuses victimes : les populations autochtones qui décident de vivre autrement, dont les aborigènes d’Australie – les violences faites aux koalas et les violences faites aux humains sont les deux faces d’une même médaille – mais aussi les territoires oubliés de l’économie monde, les violences faites aux femmes, aux Tsiganes, aux roms, les DOM-TOM marginalisés dans les démarches républicaines… Bref, par notre incapacité à penser la diversité, nous avons laissé sur le carreau nombre d’individus, de collectifs et de territoires.

De ce fait, contourner l’uniformisation des mondes demande, je crois, une réponse citoyenne et politique forte: remettre la diversité, qu’elle soit humaine ou non humaine, au cœur des modèles sociaux. Cette démarche peut offrir des dynamiques d’innovation majeures aux crises que nous connaissons tout en nous permettant de remettre de la poésie dans nos vies. En puisant dans la singularité de chaque être,  de chaque imaginaire, de chaque territoire, des voies citoyennes et politiques se dégagent pour emmener le social et l’environnement dans un seul et même horizon.

LVSL : Après Claude Lévi-Strauss, et plus récemment, Philippe Descola, vous dénoncez dans votre livre la pensée unique qui sépare nos deux catégories de nature et de culture pour composer des mondes. Ce mode de construction intellectuel, qui tend à triompher partout sur la planète, nous mène vers un phénomène processuel que vous appelez « l’uniformisation du monde ». Par ailleurs, vous écrivez également que les inégalités spatiales et sociales limitent grandement l’expression de la diversité. Pouvez-vous nous dire comment vous articulez la question des inégalités, spatiales et sociales, à celle de l’appauvrissement de la diversité, exprimé également par le phénomène d’uniformisation du monde ?

D. D. : Critiquer l’uniformisation demandait également d’essayer d’expliquer ce qui la sous-tend. Contrairement à ce qu’on pense c’est un processus. Si une pluralité de facteurs peuvent l’expliquer, nous avons choisi d’en mettre trois en exergue qui ont profondément et particulièrement modifié le vivre ensemble.

La guerre des territoires d’abord. Depuis la fin du 19e siècle, la compétitivité des territoires est devenue la norme des politiques de développement. Elle a pris plusieurs phases : le développement des avantages comparatifs d’abord, puis l’émergence des pôles de compétences ensuite, et enfin l’apogée de la métropolisation. Dans ce jeu de David contre Goliath,  nombre de territoires se retrouvent en difficulté : trop enclavés, trop loin d’une grande métropole, anciennement spécialisés dans un fleuron industriel aujourd’hui obsolète, ces territoires sont perforés par des taux de pauvreté et de chômage importants. De plus, le modèle métropolitain est loin d’être le plus performant. Dans les rues des grandes villes, les inégalités n’ont jamais été aussi prégnantes. Cette guerre spatiale se double d’une guerre également spirituelle ! Car si l’on parle beaucoup de l’urbanisation des espaces, une autre forme d’étalement urbain me semble bien plus performative : l’urbanisation des esprits. Aujourd’hui on a beau habiter à la campagne, on a le regard tourné vers la ville. C’est une dynamique ancienne, mais qui a été entérinée par l’ère du tout métropolitain. Cette hégémonie de l’urbain s’observe facilement dans la culture et dans les imaginaires : les métropoles sont souvent les centres dans lesquels on place le progrès et les horizons d’émancipation. Il suffit d’aller au cinéma pour s’en rendre compte : la plupart des films se passent en ville, et comme la France reste un pays très centralisé, le scénario prend pour théâtre Paris. Cette dynamique du tout urbain entraîne une privation des imaginaires pour ceux et celles qui veulent vivre ailleurs et autrement.

Deuxième facteur d’uniformisation, l’émergence du capitalisme qui est avant tout un impérialisme ! Il réincorpore chaque différence à sa solde au mieux quand cette dernière n’est pas tout simplement détruite. Bien des peuples, bien des communautés, bien des individus ont vu leurs valeurs être réinjectées dans les lois du marché. Or le marché fait perdre la relation symbolique aux choses. Goethe disait déjà en son temps que “les symboles sont des portes ouvertes vers des mondes innommables ». C’est-à-dire que les symboles structurent de bien des manières les solidarités, la projection dans un avenir voulu, l’émancipation. Le capitalisme a déterritorialisé les gens, mettant en invisibilité toutes les relations qu’ils avaient su construire avec l’autre et avec leurs milieux.

Enfin, troisième facteur, l’histoire de la protection de la nature. D’une certaine manière, elle a été elle-même un outil d’uniformisation et de mise en précarité. Elle s’est inventée autour d’une représentation duale du monde: la nature contre la culture. Pourtant ces dernières ont toujours été étroitement liées. Si les humains projettent sur leurs environnements leurs visions du monde, les éléments naturels demandent aux sociétés d’adapter leurs techniques et parfois même leurs croyances. Tout en se modifiant au contact de l’environnement, les paradigmes humains modifient ce dernier en retour. L’histoire de la protection de la nature a donc détruit des relations d’équilibre aux détriments bien souvent des humains autant que des non humains.

Ces trois facteurs se sont percutés au fil de l’histoire pour avancer ensemble. D’ailleurs c’est souvent leurs rencontres qui a accentué les processus d’uniformisation. Les métropoles sont l’apogée des lois du capitalisme à l’échelle des territoires au même titre que la séparation entre nature et culture a favorisé l’hégémonie des imaginaires urbains. L’un dans l’autre, ils ont participé à la déterritorialisation des individus. Or, lorsque les territoires voient leurs expériences partagées érodées, ils perdent également leurs capacités à porter politiquement cette expérience partagée. Ils deviennent donc des “territoires d’oublis” des services publics, de la culture dominante, des opportunités sociales et économiques, des imaginaires…  Les gilets jaunes l’ont bien montré et je crois que la crise sanitaire que l’on vit aujourd’hui en est également l’un des avatars. Les zoologues sont en train de démontrer que c’est parce que nous détruisons en masse l’habitat des non-humains que ces derniers deviennent porteurs d’une charge virale importante. Également, puisqu’on a déraciné les territoires d’un réseau social et économique diversifié, on se retrouve dans l’impossibilité d’apporter des solutions adaptées à la réalité de chaque lieu. Les solutions politiques deviennent donc des impasses et les populations se retrouvent à devoir accepter des réponses politiques qu’on pensait d’un autre temps : des mesures liberticides et le confinement pour tous. La crise du coronavirus cache, je crois, une véritable incapacité démocratique : la possibilité de s’adapter rapidement en fonction des réalités locales. Nous n’avons pas encore toutes les armes pour comprendre réellement ce qui se passe, mais j’ai dans l’hypothèse que si chaque territoire était résilient, le virus aurait pu être endigué beaucoup plus rapidement, sans confinement. Face aux enjeux contemporains, réapprendre à vivre en relation devient salutaire : j’ai la conviction que c’est le seul moyen qui permettra de protéger le vivre ensemble et de construire les sociétés écologiques de demain.

LVSL : Dans votre livre, vous nous donnez donc différents types d’exemples du phénomène d’uniformisation du monde. Notamment, ces phénomènes sont présents dans ce que vous appelez « l’écologie-monde », où les réponses apportées aux crises environnementales favorisent à leur tour l’uniformisation du monde et la colonisation des esprits. Pouvez-vous expliciter ce concept et nous donner des exemples ?

D. D. : La dualité entre nature et culture émerge d’un contexte particulier : celui de la pensée des Lumières. Descartes disait à l’époque « que toute l’essence de l’humain est de penser, et qu’il n’a besoin pour ça d’aucune chose matérielle ni immatérielle ». Cette pensée a plus de deux siècles, mais c’est pourtant celle qui conditionne toujours l’agencement du monde. Elle a infusé la représentation que l’on se fait des états d’une part et la presque totalité des politiques publiques d’autre part, y compris les politiques environnementales. De plus, cette pensée a été imposée à des sociétés qui ne pensent pas comme nous, les coupant complètement de leurs socles de valeurs.

Au  Congo, par exemple, les pygmées ont été chassés des grandes forêts dans lesquelles ils vivaient. Le tout, pour protéger le gorille des montagnes, qu’ils ne chassaient pas ou peu, et pour valoriser un milieu qu’ils avaient su préserver au fil du temps puisqu’on en reconnaissait la valeur. Exclus de leurs habitats, les populations pygmées se retrouvent maintenant dans les bidonvilles des grandes villes où elles sont marginalisées par la culture dominante, la culture bantoue. On les a coupés de leurs lieux de cultes, leurs lieux communautaires, de leurs savoirs. Autant de trésors qui auraient pu créer des trajectoires d’innovation pour le territoire. Comble du paradoxe, nombre de forêts du Congo sont aujourd’hui en danger face au braconnage massif, à l’orpaillage illégal et  à la corruption des autorités locales, ne venant pas tout le temps des peuples pygmées… L’histoire aurait pu être différente si les forêts étaient habitées par ceux et celles qui la connaissent le mieux, les communautés forestières dont les populations pygmées font partie.

L’Occident a vu également des précarités émerger de cette dualité entre nature et culture. En Cévennes, la biodiversité exceptionnelle du territoire était entretenue en grande partie par des pratiques culturelles et paysannes situées. Les montagnes cévenoles, confrontées à la fois aux politiques de protection de la nature et au capitalisme qui a rendu l’agriculture locale très peu rentable, ont vu cette diversité disparaître. Les chiffres font froid dans le dos : 95% des châtaigneraies sont aujourd’hui à l’abandon, et nombre d’espèces sont en péril.

Tous ces paradoxes demandent de changer de philosophie en proposant de répondre aux crises par la relation à l’autre et par le vivre ensemble à l’échelle des territoires.

LVSL : Vous en appelez donc à « une pensée systémique et globale », affrontant la dualité nature et culture, qui serait capable de barrer la route à l’uniformisation du monde. Cette nouvelle voie, vous la nommez « l’écologie relationnelle ». Vous écrivez que cette écologie relationnelle « mise » sur la différence des individus et des territoires pour répondre aux crises sociales et écologiques de notre temps. Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?

D. D. : L’écologie relationnelle formule un horizon et invite à en emprunter les chemins. Elle positionne au premier plan de la pensée et de l’action politique la relation à l’autre, entre humains d’abord et avec le non humain ensuite. Il n’y a donc pas de recette miracle, car on ne fait pas relation de la même manière à Paris qu’en Cévennes. L’idée c’est de puiser dans la singularité de chaque expérience partagée pour répondre aux questions de notre temps. D’ailleurs à partir du moment où l’on pense par la relation, on inverse complètement la gymnique : « penser global, agir local ». La relation c’est tout le contraire ! L’écologie relationnelle fait de son de théâtre de réflexion le local ! Elle offre donc une pluralité de positionnements face aux crises, mais qui néanmoins peuvent traduire un nouvel agir commun ! J’aime le définir comme une fierté retrouvée : celle de la diversité !

Fort de ce constat, avec mon co-auteur Pierre Spielewoy, on s’est attaché dans le livre à ne pas développer une position normative. C’est une maladie que de dire aux gens quoi faire, surtout quand cela vient de très loin ou de très haut. Le livre offre plutôt des outils scientifiques, politiques et poétiques pour que chacun puisse répondre par lui-même aux grandes questions le traversant. Je pense que ce positionnement éthique est également l’une des clés de l’éducation de demain : ne plus dire aux gens quoi faire, mais les armer conceptuellement pour qu’ils puissent déployer une trajectoire de vie qui leur correspond.

Coexister dans la diversité demande également de porter un nouvel enjeu politique : celui de la rencontre ! En Cévennes par exemple, il y a beaucoup de conflits entre les néoruraux et les archéos cévenols. Chacun se balance son identité au visage : les archéos cévenols reprochent aux néoruraux d’avoir une autre manière de travailler et de déstabiliser les codes communautaires. De leur côté, les néoruraux reprochent aux archéos cévenols d’être trop attachés à leurs communautés protestantes, aux vieilles pierres, etc.  Pourtant il existe des voies de dialogue. Lorsqu’on discute avec ces deux catégories de la population, on réalise qu’il existe deux symboles communs. La culture de la résistance d’une part, et l’amour des montagnes d’autre part ! Deux symboles sur lesquels construire de l’inclusivité. Le lien au paysage comme projet territorial a également pour avantage de ne pas être anthropocentré. Il emmène anciens comme nouveaux, humains comme non humains dans un seul et même bateau. J’ai tendance à militer actuellement pour des politiques du symbole, au sens littéral du terme. Ça me fait penser à cette fameuse phrase de l’anthropologue Jean Malaurie : « sans symbole nous ne sommes rien, qu’un peuple de fourmis manipulées par le verbe, l’information et l’image ».

Photo © Clément Molinier pour LVSL

LVSL : Comment articulez-vous cette nécessité de cultiver une diversité capable de relever de défi climatique avec la notion d’universalisme ?

D. D. : C’est une question vraiment intéressante, sur laquelle j’avoue me sentir encore précaire. Je vois néanmoins deux pistes de réponses. La première, c’est qu’il y a une tension très forte dans les milieux écolos, entre l’urgence climatique et sociale et les manières de cultiver des réponses qui demandent nécessairement du temps. Ce conflit, nous y sommes tous confrontés. Néanmoins, il reste impératif de cultiver le sens ! Lorsque le sens est là, les actions suivent toujours. A contrario porter des actions en étant bancales sur le sens qu’on leur donne peut avoir un effet boomerang et nous revenir sous forme de précarités multiples. Un exemple concret : se développent à Paris des fermes verticales, sans eau, sans sol. Elles sont très subventionnées au nom de l’autonomie alimentaire des villes. Elles entrent alors en concurrence avec l’agriculture des campagnes où les paysans cultivent pourtant les valeurs de la terre et n’arrivent plus à vivre de leurs métiers. Autrement dit, au nom de l’écologie à Paris, on détruit ce dont l’écologie est censée être la gardienne : la diversité des mondes.

Une deuxième clé de réponse se situe dans le dialogue entre la valorisation de la diversité à l’échelle locale et le sentiment d’appartenance à l’humanité.  Il y a un imaginaire auquel j’aime me relier, même si en l’état il peut paraître de l’ordre de l’utopie. Le géographe Augustin Berque, qui a été très influent pour moi, propose dans ses travaux de penser la diversité via trois échelles à partir desquelles on pourrait déployer de nouvelles compétences politiques. La première est l’échelle de l’atmosphère, le matériau physico-chimique de la Terre. Cela correspondrait à des politiques internationales relevant d’un sens commun de l’humanité telle que la lutte contre le réchauffement climatique.  Ajouter la vie sur terre permet de déployer une deuxième échelle : l’échelle écosystémique. C’est une échelle biorégionale en somme à partir desquelles se pensent et se préservent les grands équilibres de la vie. Il y a enfin l’échelle de l’habité, celle des symboles et de l’expérience partagée. Augustin Berque l’appelle « l’écoumène ». C’est une échelle beaucoup plus fine qui construit pourtant le vivre ensemble au quotidien. Un universel par-delà l’humain, se situe peut être dans un dialogue pertinent entre ces trois nouvelles échelles politiques et citoyennes.

LVSL : Selon vous, l’État français centralisateur, dans sa forme actuelle du moins, est incompatible avec la société de la relation, car cette dernière ne peut se déployer « dans la diversité qu’à partir du moment où elle est mobilisée à l’échelle de l’expérience partagée ». Quelle est donc cette échelle qui permet de mobiliser l’expérience partagée? Doit-on donner plus de souveraineté aux régions qui clament une identité propre par exemple, admettons la Bretagne, la Corse ou le Pays basque?

D. D. : Je pense effectivement que les questions écologiques et sociales mettent en crise le fonctionnement des états nations, surtout quand ces derniers sont très centralisateurs. D’ailleurs, la construction historique des états a participé à cette même uniformisation des mondes. En inventant des ancêtres communs, en imposant une langue unitaire à des langues locales qui étaient pourtant vectrices de liens et de relations, en cultivant des symboles nationaux qui sont soit virtuels, soit non inclusifs comme ceux du calendrier chrétien, les récits nationaux mettent en invisibilité les diversités qui nous composent. Dans le Béarn, par exemple, l’ours se disait « Mosso », « Monsieur » en béarnais. C’était un animal très respecté et mis en valeur dans les codes locaux. Si cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de conflit, ça affirme néanmoins que la coexistence était acceptée et valorisée. Tout le contraire de ce qu’on vit aujourd’hui avec la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. De manière générale la centralisation des compétences, qu’elles soient à l’échelle nationale ou à l’échelle des grandes régions françaises, fait toujours beaucoup de perdants.

Porter la relation revient nécessairement à mettre les territoires au centre des propositions politiques et au centre des imaginaires. La crise du coronavirus montre à quel point nous avons besoin de relation et que l’expérience territoriale est tout ce qui compte face au présent. Y compris pour lutter contre la solitude qui est une bien grande maladie. Toute relation n’est pas physique, il y a également des espaces symboliques dans lesquels nous pouvons trouver des voies d’émancipation malgré le confinement qui a été mis en place. La crise sanitaire invite également à orienter des politiques décentralisées qui donnent les moyens à chaque lieu de faire face aux réalités qu’il traverse. Les relations entre individus laissent place ici à des relations de coopération entre territoires. Pendant des décennies nous les avons opposés. Peut-être arriverons-nous maintenant à les faire dialoguer ! Il y a une bataille culturelle à mener autour de cette égalité territoriale. Je crois même que cette bataille culturelle est mère de toutes les batailles, car, lorsque notre projection au monde change, tout change, à commencer par la vision politique d’une nation. Le coronavirus place l’humanité devant un tel choc qu’il permet ce pas de côté dans l’opinion.

LVSL : Ce que l’on pourrait répondre, c’est que cela peut être un horizon, mais, à court terme, nous avons également besoin de la puissance publique pour affronter le changement climatique. Un état fort permettrait de déployer rapidement un Green New Deal, conforter les services publics comme la santé et permettre la nationalisation de secteurs stratégiques. Par ailleurs, beaucoup de gens restent attacher à ce cadre national, notamment chez les classes populaires étant donné que c’est l’État qui protège avec la sécurité sociale et les prestations sociales. Cela ramène à un imaginaire protecteur, ce que l’on observe d’ailleurs avec le surcroît de participation aux élections présidentielles. Il y a déterritorialisation, mais aussi une reterritorialisation. En effet, la symbolique de l’État-nation ramène également à une symbolique sociale, qui a pu se voir notamment au moment des Gilets Jaunes, qui ont brandi certains symboles liés à la Nation et à la République.

D. D. : C’est une remarque très juste qui pose la question des appartenances multiples des individus. Le problème c’est que là encore, on demande souvent aux personnes de choisir une identité parmi d’autres, au lieu de leur laisser exprimer la totalité des diversités qu’elles incarnent. Porter les territoires néanmoins n’est pas contradictoire avec des compétences à l’échelle nationale. Cela demanderait néanmoins de réformer complètement le mille-feuille administratif. Un habile dialogue entre le régionalisme et le fédéralisme m’apparaît comme une porte de sortie intéressante. En France, la crise sanitaire a amené un retour puissant de l’état régulateur et providence, mais ce n’est pas sans risque. Il serait intéressant, après la crise, de voir comment des états fédéraux ou des régions autonomes ont fait face. On aurait alors un outil de comparaison pour voir quelles sont les formes de gouvernance qui permettent des adaptations pertinentes. Il faudra néanmoins garder en tête que le débat est biaisé dans tous les cas, puisque la crise sanitaire est en grande partie le résultat d’un monde régulé depuis de plusieurs décennies par l’autorité des états nations et du marché capitaliste.

Néanmoins, j’imaginerais bien une feuille de route gouvernementale en deux temps : une rapide transition vers une économie décarbonée sur du court terme, demandant des arbitrages politiques nationaux assez forts tout en amorçant un retour aux territoires sur du moyen terme. Pour qu’il soit pertinent, le vivre ensemble ne peut pas être du ressort des états nations : il demande de placer au cœur des décisions des échelles d’action facilement appropriable par le tout citoyen, c’est-à-dire des échelles plutôt locales. L’un dans l’autre, face à l’uniformisation des mondes et aux précarités qui en émerge, il me semble inévitable de questionner non pas simplement le rôle de l’état, mais bien la place qu’il occupe dans les régimes démocratiques. Sur du long terme, je pense qu’il devra nécessairement s’effacer en partie pour laisser place à de nouvelles modalités d’interventions citoyennes et politiques. Expérimentons.

LVSL : Selon vous, la relation requiert de nous que nous soyons perméables à la trajectoire individuelle des autres. Vous écrivez encore que la relation, pour « être réellement vécue », a besoin d’ « interfaces quotidiennes, de compréhension mutuelle, de termes et de codes nouveaux aptes à nous relier et à nous permettre de dialoguer pleinement avec la différence. » À quels types d’interfaces pensez-vous ?

D. D. : Dans le livre, nous proposons un logiciel conceptuel pour s’ouvrir à la diversité des humains comme des non humains. Cela demande un réapprentissage à travers trois étapes. La première, c’est réassumer notre propre vulnérabilité. Chaque être vivant a en commun d’être vulnérable, et pour s’adapter à cette condition, il a besoin des autres. Humains comme non humains sont interdépendants. Nous avons besoin des autres, et ce sont bien ces liens d’interdépendances qui doivent mobiliser l’action citoyenne. La deuxième, c’est la rencontre avec l’autre. La rencontre positionne les relations dans une dynamique créatrice. Un plus un, en géographie, ça n’a jamais fait deux. Lorsqu’on réussit à comprendre l’autre pour ce qu’il est vraiment, la rencontre ouvre des trajectoires d’innovations majeures.

Je me permets de préciser que rencontrer l’autre ce n’est pas nécessairement l’apprécier. Vivre la relation revient à accepter également les antagonismes, la différence, le refus. Enfin, puisque qu’on peut rencontrer l’autre en le dominant voir en le détruisant, il convient d’ajouter une troisième étape à cette société de la relation : la justice. Pour que les relations soient émancipatrices pour les deux parties prenantes, il est important d’exercer justice dans la coexistence. Ces trois thèmes sont suffisamment larges pour être mobilisés de manière extrêmement plurielle en fonction des réalités de chaque espace, de chaque communauté voir de chaque individu.

LVSL : En termes de politiques publiques, comme Philippe Descola dans un entretien vidéo qu’il a accordé précédemment au Vent Se Lève, vous semblez militer pour une éducation où la compréhension des raisons de la diversité du monde serait approfondie. Notamment, vous écrivez quelques pages où vous appelez, non seulement à vivre avec la diversité, mais plus encore à la percevoir dans ses manifestations les plus quotidiennes. Pour apprendre à percevoir la richesse de la diversité aussi loin et aussi proche de soi, que faudrait-il enseigner aux jeunes ?

D. D. : J’ai eu la chance de beaucoup voyager, et en revenant en France, une chose essentielle m’a sauté aux yeux : la diversité que je projetais ailleurs est également présente ici, dans les moindres recoins de l’espace. Nous n’arrivons néanmoins plus à la voir et encore moins à la mettre au cœur de nos vies. Je crois que c’est lié en grande partie à nos modèles éducatifs qui ne valorisent pas assez les territoires. À la lumière de la relation, l’éducation devient également un objet de réforme. Philippe Descola milite effectivement pour davantage d’anthropologie à l’école. J’ajouterais pour ma part davantage de géographie et d’éthologie ! L’éthologie est une discipline très peu valorisée dans les budgets de la recherche, alors qu’elle est pourtant une voie majeure dans la compréhension de l’altérité. Enfin je pense qu’il faut construire davantage de liens entre ce que l’on pense et ce que l’on fait de ses mains. Il n’y a presque plus d’activités manuelles dans les programmes pédagogiques et universitaires. Pourtant expérimenter un territoire passe également par le mouvement du corps et par les sens. Au fond, les modèles éducatifs sont à la lumière de ce qu’a été la politique pendant longtemps : la gauche autant que l’écologie politique n’a jamais réellement agi avec les territoires. Or je crois que, dans les moments de bonheurs comme de malheurs, tout ce qui compte au final, c’est le vivre ensemble. La crise du coronavirus le confirme. Remettre ce vivre ensemble, par-delà l’humain, par-delà l’Occident et par-delà le visible, au cœur de l’action me semble être un beau chemin à suivre.