Rousseau : la République contre le libéralisme économique

Agriculture XVIIIe
Planche de l’Encyclopédie représentant une scène agraire au XVIIIe siècle.

Contrairement aux citations convenues, le philosophe Jean-Jacques Rousseau n’est pas seulement un penseur républicain, défenseur de la souveraineté populaire et de la volonté générale. En effet, l’auteur du Contrat social avait très tôt identifié les conséquences du primat de l’économie sur le politique : accroissement des inégalités, perte d’indépendance stratégique, délitement de la puissance publique… Afin d’assurer l’autonomie des nations, Rousseau met alors au cœur de son projet la réduction du libre-échange et la promotion du travail non-marchandisé.

« Finance est un mot d’esclave »

Bien avant Marx, Rousseau dénonce les logiques piégées du libéralisme économique. La consécration de la « monnaie » favorise notamment le développement des intérêts égoïstes et l’accroissement des inégalités : en tant que moyen d’échange, elle facilite les transactions en les étendant à l’abstraction, entraîne à désirer plus qu’on ne le devrait, à acheter des choses superflues, et conduit à s’enchaîner aux promesses des bourses personnelles. « Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la Cité » écrit-il dans le Contrat Social. Ainsi, s’il reconnaît l’utilité la monnaie – en tant qu’outil nécessaire à certaines transactions, dès lors que le travail est divisé –, ce sont bien davantage les effets pervers liés à sa valorisation qui le préoccupent.

Pire encore : puisque la monnaie permet de tout acheter, elle donne aux riches un pouvoir sur toute chose, c’est-à-dire un pouvoir sur le monde. La monnaie ne répète donc pas seulement les inégalités qui peuvent la précéder, elle les accentue en favorisant l’accumulation des capitaux et, surtout, elle les institutionnalise. Rousseau rappelle combien les échanges ne se font jamais à armes égales. Dans son Discours sur l’origine des inégalités, il montre que les inégalités préexistent à l’institution de l’État et empêchent tout accord général qui soit fondé sur un équilibre d’intérêts. Dès lors que des individus sont dépendants de la richesse d’autres, nulle relation loyale ne saurait s’établir, comme en témoigne avec ironie cet extrait : « Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. »

À l’heure de l’émergence de la bourgeoisie urbaine, Rousseau diagnostique déjà que les inégalités économiques ne se contentent pas de leur domaine, elles empiètent sur la constitution civile de la société : l’accumulation entraine la servitude. Il met ainsi le doigt sur les vicissitudes les plus classiques du salariat que nous retrouvons toujours à notre époque : le contrat de travail n’est pas librement consenti, puisqu’il ne s’établit pas d’égal à égal, mais se fonde au contraire sur la dépendance et la renouvelle par l’appropriation du travail du salarié.

Couverture de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, parue entre 1751 et 1772.

Dès 1755, dans son article sur l’économie dans l’Encyclopédie, Rousseau condamne, par ailleurs, les physiocrates de son époque. Ces derniers avaient pour projet d’organiser la société selon le calcul d’un ordre prétendument naturel des choses qui s’effectuerait au travers de l’économie. Le domaine politique serait alors une préoccupation révolue, un reliquat d’une époque obscure où l’on gouvernait au lieu d’administrer.

Cela pose cependant plusieurs problèmes à Rousseau : non seulement les inégalités et les relations de subordination sont toujours en arrière-fond de la société, mais surtout il n’y a pas que les considérations matérielles qui font le bonheur d’un peuple. Une bonne société se reconnaît à l’étendue de sa liberté, c’est-à-dire à la loi qu’elle s’est elle-même prescrite. C’est pourquoi, il est impossible de subordonner la politique à l’économie : rien ne saurait entraver la puissance souveraine.

Rousseau voit donc poindre, en son siècle, les présupposés qui conduiront à l’administration néolibérale du monde : la vie est réduite à sa dimension purement biologique et se trouve privée de sa spécificité morale ; l’État est perçu comme une structure superflue, qui doit laisser place à une organisation de la société selon des critères économiques ; le marché auto-régulé s’impose comme principe d’organisation du monde. Les individus n’ont alors d’autres choix que de « s’adapter » au milieu et d’abandonner leur puissance d’agir. À cet égard, le philosophe genevois était pourtant sans appel : « Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme. »

Travail est un mot d’homme libre

Par ailleurs, la critique d’une société justifiée par des principes économiques ne conduit pas Rousseau à faire l’éloge d’une réduction de l’activité. Au contraire, ce dernier place au cœur de sa réflexion la question du travail. Ce dernier est à la fois le garant du bien-être des individus et de l’État. Pour le philosophe de l’autonomie, le travail des citoyens est nécessaire au bon fonctionnement de la société, dès lors qu’il permet de réduire, voire d’annuler, le besoin d’importer. L’objectif est assumé : il s’agit de réduire la dépendance aux puissances extérieures et de limiter les relations de commerces au strict minimum. Contre l’imaginaire du « doux commerce », Rousseau montre que ce dernier entrave les décisions souveraines, soumises, dans ce cadre, aux aléas des « voisins » et des « événements ».

C’est en ce sens qu’il faut comprendre la défense rousseauiste de l’autarcie et de la frugalité : afin que le pays soit le moins dépendant possible, il lui convient d’organiser son labeur pour produire ce qui lui est utile avant tout, et ce qui n’excède pas les besoins réels de ses citoyens. Le travail n’a donc pas vocation à générer de l’argent pour acheter des biens, mais s’impose comme une des conditions de l’autonomie politique. Ni exploitation, ni souffrance, mais signe d’émancipation et de bonheur commun, le travail rousseauiste résonne, dans une certaine mesure, avec les appels actuels à rétablir « l’honneur des travailleurs ».

De plus, le travail ne protège pas seulement la souveraineté, par l’indépendance qu’il permet, il garantit également l’ancrage des citoyens sur la terre où ils travaillent et matérialise leurs possibilités d’intervention dans le monde. Dans le livre III de l’Émile, le traité d’éducation livré par Rousseau, l’élève comprend en travaillant la terre qu’il a un droit sur le fruit de son labeur, autrement dit que son usufruit est légitime. À travers leurs activités, les travailleurs se découvrent également à mesure qu’ils produisent. Rousseau met ainsi en évidence la valeur existentielle du travail : le travail n’est pas qu’une activité laborieuse, il est aussi le moyen par lequel l’individu s’approprie le monde.

Or, cette dimension existentielle du travail est précisément celle qui est confisqué par la forme salariale et par la précarisation du travail. La première prive le travailleur des fruits de son travail et d’une partie du rapport au lieu qu’il occupe (puisqu’il ne possède pas les outils et les matériaux avec lesquels il travaille), tandis que la seconde soumet le salarié à une pression double : à la fois celle de perdre son travail, et celle de devoir le maintenir coûte que coûte malgré des cadences infernales.

Apothéose de Jean-Jacques Rousseau, cortège de la translation de ses cendres au Panthéon. Eau-forte d’Abraham Girardet, 1794.

Aux antipodes de l’appropriation capitaliste, le travail rousseauiste est donc au coeur de la République, comprise comme la chose de tous. La valeur qui lui est attribuée, combinée à la puissance organisationnelle de l’État, en fait le garant aussi bien de l’égalité que de la liberté, sans antinomie entre les deux. L’autonomie dépasse, en définitive, la simple forme juridique, le vœu pieu d’un énième philosophe idéaliste, et s’incarne dans la concrétion du monde vécu. Aussi Rousseau encourage-t-il son Législateur, sage instituteur des « peuples libres », à étudier les territoires sur lesquels sont installées les Cités, afin que les activités qui y soient menées correspondent aux possibilités naturelles, et veillent à ne jamais exploiter ni les travailleurs, ni la Terre.

Et bien qu’il ne s’agisse pas aujourd’hui d’appliquer à la lettre les conseils de Rousseau – l’interdépendance des nations a atteint un stade dont la critique rousseauiste ne saurait rendre compte –, sa pensée nous est léguée en héritage. Le philosophe était déjà en décalage avec les normes de son temps : en plein effervescence des Lumières, il a entrevu les dangers de la rationalisation du monde, et son accaparement par les logiques d’accumulation. Par contraste, il n’a cessé de questionner la légitimité de l’état de fait, au nom d’un autre état possible, et de défendre la morale inhérente à toute politique. “C’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté” rappelle le Contrat Social dès ses premières pages. Articulant l’égalité et la liberté, la souveraineté et le travail, la vie et l’existence, Rousseau permet donc d’envisager un projet de société porteur de justice et de sens, et offre de la profondeur pour dépasser les impasses politiques de notre époque.

Pour approfondir :
BERTHOUD Arnaud, « La notion de travail dans l’Emile de J.J. Rousseau », Cahiers d’économie politique, Rousseau, philosophie et économie, 2007.
DUFOUR Alfred, « Rousseau et ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou Rousseau historien et législateur antimoderne ? », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2019.
HURTADO Jimena, « Jean-Jacques Rousseau : économie politique, philosophie économique et justice », Revue de Philosophie économique, 2010.
HURTADO Jimena et Claire PIGNOL, « Rousseau, philosophie et économie », Cahiers d’économie politique, Rousseau, philosophie et économie, 2007.
PIGNOL Claire, « Une critique de l’économie politique : Rousseau contre l’économie walrassienne ? », Revue économique, 2018.
ROUSSEAU J.-J., Considérations sur le Gouvernement de Pologne, et sur sa réformation projetée, 1771.
ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
ROUSSEAU J.-J., Émile ou De l’éducation, 1762.
ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’économie politique, 1755.
ROUSSEAU J.-J., Projet de constitution pour la Corse, 1765.
XIFARAS Mikhail, « La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau », Les Etudes philosophiques, 2003.

Un dernier pas de danse avant la catastrophe…

© C à vous, 13/04/2022

L’hymne à la joie, les sourires radieux d’Emmanuel Macron, les pas de danse de la ministre Barbara Pompili : l’heure était à la réjouissance hier soir. Le ton, léger, tranchait avec l’atmosphère de plomb qui avait caractérisé l’entre-deux-tours. Le péril écarté, la France des gagnants de la mondialisation recommençait à afficher son bonheur d’exister et de régner. Certains n’avaient pas attendu la victoire d’Emmanuel Macron pour le faire. C’est le cas de Raphaël Enthoven, qui exposait candidement son incompréhension face au vote populiste le 13 avril : « Je m’étonne qu’un pays qui est en bonne santé, qui fonctionne, qui repart, qui a de l’influence, qui est en pointe de la lutte contre l’islamisme, dont la bouffe est sublime et dont l’équipe est championne du monde au football, je m’étonne que ce pays-là joue au con à ce point avec son bulletin dans l’urne. »

Entreprendre une critique de fond de la « pensée » de Raphaël Enthoven n’est pas évident. Si l’on peut critiquer une philosophie, la tâche se complique lorsqu’on se trouve en face de fragments de réflexion, de bribes de morale dispensées au hasard des matinales et aussitôt approuvées par un présentateur ravi. La pensée d’Enthoven est contenue dans son personnage et, pour tout dire, s’y résume.

Un cogito errant dans l’ouate 

Si certains penseurs ont à cœur de se dresser contre leur époque, ce n’est pas le cas de Raphaël Enthoven, qui en est le produit chimiquement pur, pour ne pas dire l’incarnation même. Enthoven, qui a l’humilité de se revendiquer simple « professeur de philosophie » – portons cela à son crédit – prodigue à qui veut l’entendre sa « morale de l’info » dans laquelle reviennent systématiquement les mêmes thèmes : de l’emballement des réseaux sociaux à la critique sans nuances des populismes.

Quelques auditeurs, trop pressés sans doute, s’en contentent pour convoquer Nizan et le qualifier de chien de garde. Mais le professeur Enthoven est plus que ça. On a connu bien des défenseurs acharnés de l’ordre établi, idéologues forcenés qui avaient, sinon le mérite de croire en quelque cause, au moins celui de vouer une détestation profonde à une autre. Enthoven n’est pas de ces gens. Un chien de garde est supposé défendre un ordre, un système, une idée, fût-ce hypocritement ; Enthoven ne se donne même pas cette peine. Il se refuse à appartenir à une caste, à un parti ou au tout Paris : il vaut mieux que ça, il est Lui. Se faire l’avocat d’une doctrine, en effet, lui répugne. Défendre quelque-chose de plus grand que lui l’effraie. Intelligent, cultivé, charmeur, comment lui reprocher de tomber amoureux de son reflet ?

À l’occasion de ses chroniques régulières le professeur Enthoven dispense, par un geste relevant de l’onanisme dépassionné, la morale d’une époque qui n’en a pas. Il le reconnaîtra volontiers, sa vérité n’est pas la vérité. S’il est si critique envers les – ismes, il est pourtant le thuriféraire le plus abouti du nihilisme. Produit de la déconstruction, Enthoven est le champion du relativisme. Sa fascination pour le cogito retiré du monde afin de mieux le comprendre se double du geste d’orgueil de celui qui s’accommode d’un monde désenchanté. Quel besoin a-t-on d’un absolu quand on peut prétendre se perpétuer par la seule force de sa pensée ? Plus socratique que Socrate, Enthoven veut faire accoucher les esprits, contre eux-mêmes s’il le faut.

Ce qui démarque Enthoven, c’est son éclectisme et la facilité avec laquelle il passe d’un auteur à l’autre, appelant tantôt Descartes, tantôt Spinoza – tantôt Nietzsche, tantôt Kropotkine. Ce faisant, il se pare des atours de la neutralité et interpose entre lui et son sujet des doctrines auxquelles il retire toute leur force. L’objectivité apparente d’Enthoven cache pourtant mal le fait qu’il prend le parti du statu quo, d’une manière renforcée par la confusion des idées et la juxtaposition des auteurs.

Philosophe officiel de l’époque, il organise le relativisme, institutionnalise le nihilisme et déroule avec délice une philosophie en forme de politesse du désespoir. Sachant parmi les sachants, il s’épuise à chercher la vérité en craignant de la trouver un jour.

Tant que la musique ne s’arrête pas, continuer de danser

Pour Enthoven en effet, croire est toujours une faiblesse. Les absolus sont dangereux car ils amènent la certitude, laquelle contrevient à la démarche philosophique. Déconstruire le Maître Enthoven en convoquant Marx et la onzième thèse sur Feuerbach, c’est déjà lui faire un grand honneur ; pour lui néanmoins, aspirer à la transformation du monde plutôt qu’à sa seule interprétation confine à l’hérésie épistémologique. Le philosophe se salit lorsqu’il pénètre dans la Cité, la philosophie s’abîme quand elle intègre le monde.

Enthoven a une trop haute estime de sa discipline pour aspirer à changer les choses. Il se complaît dans un océan de concepts, accumule les références, appelle les grands auteurs, construit des raisonnements alambiqués pour finalement en tirer des leçons qui n’en sont pas. Aucune vérité n’est stable, rappelez-vous.

Enthoven aime la philosophie pour elle-même et se plaît à le montrer. Sans doute se retrouvera-t-il dans la prose du théoricien de « l’art pour l’art ». Au royaume des abstractions, il est maître en sa demeure.

Le philosophisme du professeur Enthoven l’amène naturellement à croiser le fer avec tout ce qui peut ressembler à une pensée de système. Sans doute regrette-t-il de n’avoir pas pu jouer les « nouveaux philosophes » aux côtés de BHL et Glucksmann qui ont – n’en doutons pas – contribué d’une manière décisive à abattre le système communiste, sans doute encore se trouve-t-il des cibles de remplacement en attaquant les forces politiques qui ressemblent le plus à l’ennemi d’autrefois.

Il y a du Don Quichotte dans la démarche consistant à partir en guerre contre des populismes tenant lieu de moulins, faute de n’avoir pas pu contribuer au grand combat anti-communiste d’antan.

Le problème avec Enthoven, c’est que sa croisade personnelle, par exemple contre la France insoumise régulièrement amalgamée avec le Rassemblement National ou contre tout ce qui pourrait ressembler au peuple, se fait à des heures de grande écoute. Le problème, c’est encore que ce n’est pas l’acte d’un simple opposant politique désireux d’entretenir le pluralisme, c’est davantage qu’on y lit en filigrane le refus du politique lui-même. La contradiction ne doit exister que dans l’univers vaporeux d’une éthique de la discussion, sitôt qu’elle s’extrait d’un endroit imaginaire où les libres penseurs en quête de vérité débattent sereinement, elle se corrompt au contact des rapports de force et des passions. Derrière l’amour du débat hors-sol se cache le refus du politique, la peur du peuple et de la démocratie.

Enthoven est un libéral, il voudrait croire à une communauté de cogitos discutant et contractant librement, il réfute les rapports de force, n’accorde aucun crédit aux pensées déterministes et ne connaît rien de la violence du monde d’en bas. Sa critique sans cesse renouvelée de la dictature des réseaux sociaux n’est rien d’autre que l’expression dernière d’une réactualisation de la psychologie des foules façon Gustave Le Bon. La foule est irrationnelle et intrinsèquement totalitaire, dès lors qu’elle se mêle de politique, tout peut déraper. Raphaël Enthoven n’est finalement rien d’autre que le philosophe officiel de la fin de l’histoire. Point de doctrine, point d’absolu, tout ce qui peut ressembler à une certitude est à déconstruire, tous les mots qui prennent une majuscule apparaissent menaçants. Enthoven a peur de l’Histoire et de ses chaos. L’irruption du peuple dans celle-ci est toujours un risque, sinon une erreur à prévenir ou à corriger.

Mais pour le moment, Enthoven jouit dans un océan de concepts. Il danse tant que la musique ne s’arrête pas, retardant toujours le moment où l’Histoire recommencera.

Condamner l’écocide et reconnaître nos dépendances à la terre : l’héritage d’Aldo Léopold

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Le lac Folsom, en Californie, lors de la sécheresse de 2015. © Vince Mig

La proposition de la Convention Citoyenne pour le Climat de pénaliser le crime d’écocide dans le cadre des limites planétaires n’est pas une idée nouvelle. En 1949, Aldo Léopold affirmait déjà la nécessité de préserver l’intégrité du vivant et invitait à reconnaître la dépendance des humains à la terre. Il déplorait les conséquences d’une gestion de la nature selon des normes économiques, et posait ainsi les fondements de l’écologie politique. Rejeter la proposition des 150, c’est préférer une gestion comptable à une approche systémique de la nature, refuser de comprendre le vivant et ne pas se préparer aux crises en cours et à venir. 


Ce qu’ignorer le vivant fait aux humains

La crise du coronavirus a rappelé à ceux qui veulent bien le voir que l’humain n’est qu’un chaînon dans un système de liens biologiques composé d’autres animaux, plantes, champignons et bactéries. Modifier un écosystème sur une planète globalisée, par exemple en ayant détruit 81 millions d’hectares de forêts depuis 1990[1], c’est forcer le vivant qui le compose à disparaître ou à s’adapter. Nous ignorons sans peine la disparition de nombreux vivants sur terre, telle que 60% des populations d’animaux sauvages en quarante ans[2]. En revanche, nous n’avons pas pu ignorer les changements du vivant qui ont permis au virus d’être transmis d’animaux à humains.

Bien avant la conquête des humains par le récent coronavirus, des signaux forts nous rappelaient les liens qui nous unissent à la terre : des sécheresses, des inondations, des canicules, des tempêtes de plus en plus nombreuses et violentes, conséquences désastreuses du dérèglement climatique et de l’érosion de la biodiversité, sont autant de signaux clairs de notre vulnérabilité. Ce que la crise « révèle » n’était donc pas bien caché. Tout au plus elle montre notre incapacité à voir ou notre refus de considérer nos dépendances au reste du vivant. C’est cela qui nous rend vulnérables. Nous grandissons, apprenons et décidons dans un cadre de pensée qui n’accorde pas aux prédictions de telles crises, aussi précises qu’elles soient, suffisamment d’importance pour les anticiper correctement.

Un droit à continuer d’exister

Un mois après la sortie du confinement dans lequel nous a plongé cette dernière crise, les 150 citoyens de la Convention Citoyenne pour le Climat proposent de « pénaliser le crime d’écocide dans le cadre des neuf limites planétaires »[3] . Une semaine plus tard, la proposition est renvoyée au niveau international par le Président de la République. Si le mot écocide n’est apparu qu’au début des années 1970[4] et que les neuf limites planétaires n’ont été théorisées qu’en 2009[5], condamner la destruction de la nature et reconnaître la dépendance des humains au système terrestre relève d’une pensée plus ancienne. En 1949 déjà, dans l’Almanach d’un comté des sables[6], le naturaliste américain Aldo Leopold introduisait un droit des vivants à continuer d’exister et invitait à éprouver nos dépendances à la terre.

Selon lui, depuis que nous savons que l’espèce humaine « n’est qu’un compagnon voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution », nous aurions dû acquérir « un désir de vivre et de laisser vivre ». Pénaliser l’écocide, c’est condamner ceux qui ne laissent pas vivre. Dans la lignée d’Aldo Léopold, les 150 proposent ainsi de reconnaître que le destin de la nature est intimement lié au notre, que cette dépendance nous rend vulnérable au dépassement des limites de la planète et qu’il est donc nécessaire de condamner la destruction du vivant. Pourtant, en 2020, le passage sans filtre de la proposition de pénaliser l’écocide n’aura toujours pas lieu.

Compter en vain

Dans le Wisconsin, dont l’Almanach d’un comté des sables raconte l’histoire, les humains de la fin du XIXème siècle asséchèrent les marais pour y installer des fermes, à grand renfort de canaux, digues et autres techniques agricoles. Les maigres récoltes et les incendies dus à l’assèchement des sols étaient autant de manifestations de la valeur des services rendus par la nature, parmi lesquels suffisamment d’humidité et de matière organique pour permettre l’agriculture. Ces réactions du sol qui se dégradait à l’assaut du développement agricole n’ont pourtant pas suffi à alerter. L’État est intervenu, introduisant de nouvelles techniques d’inondation artificielle, et les marais furent un peu réhumidifiés, suffisamment pour poursuivre le développement agricole, mais pas assez pour faire revenir les grues, grands oiseaux migrateurs. La machine était lancée.

C’est dans cette région, sur les rives du fleuve Mississipi, que le négociant agricole Cargill s’installa en 1875[7], probablement sous les protestations de grues clairvoyantes qui avaient entrevu l’avenir destructeur de cette entreprise. L’an dernier, l’ONG environnementale MightyEarth et le membre du Congrès américain Henry Waxman qualifiaient Cargill de pire entreprise du monde[8]. En cause la perpétuation de la déforestation, les violations de droits humains, l’exploitation illégale des ressources naturelles, la distribution de viande contaminée, la pollution de l’eau et de l’air : autant de pratiques que nos systèmes juridiques ne savent pas punir. Cargill n’est qu’un exemple de l’industrie agroalimentaire, qui elle-même n’est qu’un exemple de l’entreprise humaine de domination et dégradation de la nature pour les bénéfices économiques d’une minorité d’humains, infime partie du vivant.

Cargill n’est qu’un exemple de l’entreprise humaine de domination et dégradation de la nature pour les bénéfices économiques d’une minorité d’humains, infime partie du vivant.

Pourtant, que sont les marais sans leurs grues ? D’importants efforts ont été entrepris pour mesurer la valeur de la nature et ainsi reconnaître son rôle dans la survie humaine. Un calcul au prisme des services écosystémiques avait permis en 1997 d’estimer la valeur totale des biens et services fournis gratuitement par la nature – de l’eau potable, des aliments, des sources d’énergie, un air purifié, un climat (pour le moment) vivable, etc. – à 33 mille milliards de dollars, soit plus d’une fois et demi le PIB mondial de l’époque[9]. En 2011, le chiffre a été revu à la hausse et estimé à 125 mille milliards de dollars[10]. Pourtant, bien que ces chiffres vertigineux soient connus, ils n’ont produit aucun effet qui permettrait l’atténuation des crises climatiques et écologiques.

Éloge de l’inutile

Cela est en partie dû à notre méconnaissance du vivant : on estime aujourd’hui que seules 15 à 25% des espèces sont connues[11]. Mais nous connaissons encore plus mal les interactions et interdépendances entre ces espèces au sein des écosystèmes, car la biodiversité est plus qu’une somme de services. Dans un tout tel que la nature, les parties rentables, mesurables et calculables ne peuvent pas fonctionner sans les parties non rentables, ou dont nous ne connaissons pas la valeur commerciale. L’échec des approches comptables de la nature s’explique par le fait que compter n’est pas un instrument adéquat pour un objet tel que la nature : complexe et systémique.

Aldo Leopold rappelait déjà que le vivant est une communauté dont la valeur est bien supérieure à celle de la somme de ses membres. La comptabilité monétaire de la nature ignore qu’affecter un membre d’une communauté, c’est dégrader la communauté tout entière. Seule une petite partie du vivant a une valeur économique, soit parce que le reste nous est inconnu, soit parce qu’il nous est inutile. Dès lors, si dans nos modes de production et notre rapport à l’environnement, nous ne considérons que ce qui nous est économiquement utile, nous détruisons la part de la communauté avec laquelle elle constitue un tout. L’inutile est pourtant indispensable au vivant, il permet son intégrité, qui elle-même nous permet de vivre.

L’éthique de la terre selon Aldo Léopold

Pour éviter la disparition du vivant qu’il constate et prédit, Aldo Leopold invite à une éthique de la terre : un changement radical de perspective et de perception. Une éthique de la terre consiste à considérer comme mal le fait de détruire la terre, au même titre qu’il est moralement mal de tuer d’autres humains. Cette éthique est associée à une approbation sociale de ce qui contribue à la prospérité de la biodiversité : une personne qui aime, respecte et protège la nature est bien vue, elle a du succès, elle a réussi ; et à une désapprobation sociale de ce qui la détruit : il est ridicule de se déplacer seul dans une grosse voiture, insensé d’aller passer une semaine de vacances à l’autre bout du monde, saugrenu de posséder des gadgets électroniques.

Pratiquer une éthique de la terre, c’est associer des devoirs aux droits de jouissance de la nature que nous nous sommes octroyés et c’est ressentir une responsabilité sur les ressources que nous contrôlons. On ne peut utiliser l’eau d’une rivière, la fertilité du sol, ou les sources naturelles d’énergie, que dans la mesure où l’on assure la perpétuation de leur intégrité. Au droit d’usage de la ressource est associé un devoir de ne pas la dégrader. Enfin, une éthique de la terre, c’est se considérer, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, comme membre de cette communauté des vivants à qui nous accordons donc du respect.

Une éthique de la terre, c’est se considérer, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, comme membre de cette communauté des vivants.

Si certains pensent partager ces idées, nos sociétés occidentales sont encore très loin de faire des choix qui reflètent une telle vision du monde. Les rapports du GIEC et de l’IPBES[12], les alertes des scientifiques et les manifestations de la société civile n’ont pas suffi à changer les politiques. Même les plus engagés et attentifs des écologistes se surprennent à vivre en désaccord avec leurs principes, parce que nos quotidiens facilitent l’oubli des liens qui nous unissent à la terre et parce qu’aucune obligation ou responsabilité morale nous oblige à nous remémorer qu’elle est notre moyen de subsistance.

Notre ambition doit être à la hauteur de la complexité du vivant

Nous savons ce qui met en péril notre survie, nous savons quelles activités détruisent directement la nature et nous leur connaissons des alternatives viables. Toutefois, tant que nous ne considérerons pas comme injustes et inacceptables ces activités destructrices et comme souhaitables et progressistes ces alternatives, nous continuerons à dominer la nature et à courir à notre perte collective, en commençant par les plus vulnérables. Tant que nous ne reconnaitrons pas nos dépendances au reste du vivant et ne condamnerons pas l’atteinte à son intégrité, nous mettrons en danger nos moyens de subsistance.

Aujourd’hui, nous connaissons un peu mieux les enjeux écologiques et climatiques que lors de la publication de L’Almanach d’un comté des sables, mais notre approche de la nature reste comptable et n’est opérante qu’à la marge. C’est alors que des cadres de pensée et d’action tels que celui des limites planétaires deviennent indispensables à une compréhension de la terre à la hauteur de sa complexité : non pas comme une ressource, mais comme un système dont les humains font partie et dépendent.

Partager l’ambition des 150 permettrait de dépasser la vision dominante et restrictive de la nature, pour mieux se préparer aux conséquences du dépassement des limites planétaires. Légiférer c’est décider de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Criminaliser les destructions d’écosystèmes qui entraînent le dépassement des limites planétaires, c’est rendre légalement inacceptable et punissable ce que le bon sens nous enjoint de refuser. C’est un bout du chemin vers l’intégration d’une éthique de la terre à nos modes de pensée et de vie, dans lequel il est regrettable que la France ne s’engage pas.

[1] http://www.fao.org/forest-resources-assessment/2020

[2] https://www.wwf.fr/vous-informer/actualites/rapport-planete-vivante-2018

[3] https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/pdf/ccc-rapport-final.pdf

[4] https://www.lafabriqueecologique.fr/vers-une-reconnaissance-de-lecocide/

[5] https://www.nature.com/articles/461472a

[6] https://www.babelio.com/livres/Leopold-Almanach-dun-comte-des-sables/109133

[7] https://www.cargill.fr/fr/histoire

[8] https://stories.mightyearth.org/cargill_la_pire_societe_du_Monde/

[9] https://www.nature.com/articles/387253a0

[10] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0959378014000685

[11] https://ofb.gouv.fr/mieux-connaitre-les-especes-en-france

[12] La Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sont les deux groupes d’experts chargés de fournir des évaluations de l’état de la connaissance scientifique et socio-économique sur les changements climatiques et l’évolution de la biodiversité respectivement.

Frédéric Keck : « Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau »

@Jérôme Bonnet/Modds

Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?

Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.

MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?

FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même utilisation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.

Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande.  En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique. Alors que les scientifiques travaillaient jusque là des deux côtés du Rhin dans une simple atmosphère normale de rivalité, comme Pasteur et Koch par exemple, il fallait, pour déclarer l’Allemand ennemi, le naturaliser comme Boche, un peu comme lorsque Trump parle du « virus chinois ». Surtout, les nations européennes sont entrées dans la guerre comme des « somnambules », pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Clark [1], en sachant qu’elles mettaient fin à la « Belle Epoque » où les grandes capitales européennes pouvaient rivaliser dans le luxe capitaliste et la conquête du monde. Elles ne savaient pas combien de temps la guerre allait durer parce que les armes qui servaient au début de la guerre devaient sans cesse être améliorées et remplacées. De même, nous entrons dans une nouvelle période avec ces techniques de confinement, de surveillance, de dépistage, de réanimation dont nous ne savons pas comment elles vont mettre fin à la pandémie, mais dont nous savons déjà qu’elles ont modifié en profondeur nos existences. Nous savons aussi que nous ne retrouverons plus l’innocence du temps où nous pouvions prendre l’avion avec un billet acheté d’un clic pour aller au bout du monde.

MLB : En quel sens vivons-nous à notre tour la fin d’une « Belle Époque » ?

FK : La période qui s’achève peut être repérée par les bornes 1976-2019 pour continuer le parallèle avec la période 1871-1914. 1976, c’est l’apparition d’Ebola en Afrique centrale et le prix Nobel de médecine donné à Carlton Gajdusek pour ses recherches sur le kuru qui serviront à comprendre la transmission zoonotique du prion causant la « maladie de la vache folle ». Il s’agit d’un des rares prix Nobel attribués à des recherches sur les maladies infectieuses émergentes, car la communauté scientifique pensait alors que les maladies infectieuses appartenaient au passé après l’éradication de la variole. 1976, c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, marquée par le fiasco de la grippe porcine : désireux de reprendre le contrôle sur leur territoire, les gouvernement américain vaccine 10% de la population contre un virus H1N1 proche de la grippe espagnole de 1918, qui s’était probablement échappé d’un laboratoire soviétique, mais doit arrêter parce qu’un grand nombre de syndromes de Guillain-Barré se déclarent après la vaccination. 1976, c’est aussi la mort de Mao Zedong et l’avènement de Deng Xiaoping, qui comprend que l’accomplissement du projet maoïste de mettre fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par l’Occident ne peut se faire qu’en adoptant les technologies occidentales de développement. Il est étonnant de noter que 1976, c’est aussi l’année où Michel Foucault fait un cours sur la biopolitique qui marque une rupture dans son œuvre en lançant des formules prémonitoires, mais qui manque ce qui se passe en Asie et en Afrique parce qu’il reste focalisé sur les transformations de la sécurité sociale en Europe et aux États-Unis.

Pendant toute cette période qui va de 1976 à 2019, les virologues ont construit un scénario selon lequel les transformations que l’espèce humaine impose à son environnement (élevage industriel, urbanisation, construction d’infrastructures de transport, déforestation, changement climatique…) multiplient les chances de contacts entre les humains et les animaux sauvages porteurs de nouveaux pathogènes, et la transmission très rapide de ces pathogènes sur toute la planète. Ce scénario, dont les deux grands penseurs sont l’Australien d’origine britannique Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos [2], est actualisé par la construction de laboratoires permettant de surveiller les mutations des virus à travers le monde, comme ceux que Kennedy Shortridge et Robert Webster, deux élèves de Burnet, construisent à Hong Kong et Memphis. Il est confirmé par une série d’émergences virales : la grippe aviaire H5N1 en 1997, le SRAS-Cov en 2003, la grippe porcine H1N1 en 2009, le MERS-Cov en Arabie Saoudite en 2012, enfin le SRAS-Cov2 en 2019. L’analogie avec 1914 fonctionne là aussi : il y a eu de multiples événements entre 1871 et 1914 qui annonçaient la conflagration européenne puis mondiale, mais seule la déclaration de guerre montrait qu’on basculait vraiment dans une nouvelle réalité. La différence majeure entre 1914 et aujourd’hui, finalement, c’est que l’Europe n’est plus le centre du monde mais la périphérie, et que la conflagration se joue surtout entre la Chine et les États-Unis qui sont les deux puissances mondiales depuis la fin de la guerre froide – dont 1976 pourrait être une des dates.

« Nous menons une guerre avec des armes venues d’un autre temps. »

MLB : Peut-on dire que la Chine et les États-Unis ont davantage anticipé et préparé la pandémie que l’Europe ?

FK : Je crois en effet que notre difficulté à comprendre la guerre qui est devant nous vient du fait que nous la faisons avec des technologies et des armes qui viennent d’un autre temps. Pendant un siècle, les gouvernements de l’Europe ont pacifié le continent et conquis le reste du monde en s’appuyant sur des techniques de prévention des maladies qui leur permettaient de calculer les risques sur leur territoire par des savoirs statistiques et de mutualiser ces risques dans leurs populations par des techniques d’assurance. C’est le fondement de la sécurité sociale, qui est formalisée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale mais qui est construite dès les premières techniques juridiques de compensation pour les accidents industriels un siècle plus tôt. C’est ce que François Ewald [3] a décrit comme l’histoire « l’État-providence », qui s’interrompait selon lui dans les années 1970 du fait de la privatisation des assurances, et Jean-Baptiste Fressoz [4] comme l’histoire de « l’apocalypse joyeuse », où les sociétés européennes entraient dans la catastrophe écologique avec le coussin amortisseur du calcul des risques.

Or je soutiens que d’autres techniques d’anticipation du futur se sont construites en parallèle, qui sont des techniques de préparation aux catastrophes consistant à imaginer l’événement catastrophique peu probable comme s’il était déjà réalisé de façon à en limiter les dégâts. Mes collègues américains – Paul Rabinow, Andrew Lakoff, Stephen Collier [5] – datent ces techniques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’anticipation par le gouvernement américain d’une attaque nucléaire par les Soviétiques. Je fais l’hypothèse que ces techniques étaient déjà disponibles à la fin du dix-neuvième siècle en Europe à travers la préparation à la guerre mondiale et à la grève générale. Ce qui est certain, c’est que ces techniques sont transférées après la guerre froide à la gestion des épidémies et des catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer trois techniques de préparation aux catastrophes – ce que j’appelle les trois S, qui sont en fait redoublés : les Sentinelles, qui envoient des Signaux d’alerte précoce, les Simulations, qui mettent en scène des Scénarios du pire cas, et le Stockage de biens prioritaires, qui se distingue du Stockage ordinaire (en anglais : stockpiling et storage). Toutes les discussions sur la préparation portent sur le bon usage de ces techniques, c’est-à-dire leur bonne distribution dans la société de façon à préparer les populations aux catastrophes à venir.

MLB : Pourtant l’Europe a semblé aller plus loin que la prévention avec le fameux principe de précaution…

FK : Le principe de précaution, qui a émergé en Allemagne dans les années 1970 pour justifier l’opposition à l’industrie nucléaire, a servi aux sociétés européennes – et notamment la France, qui l’a inscrit dans sa Constitution en 2005 – à passer graduellement de la prévention à la préparation, un peu comme un coussin amortisseur lui permettant d’éviter un basculement intellectuel et technologique trop violent. Le principe de précaution implique en effet, face à une menace diffuse et nouvelle, de maximiser les risques pour justifier une intervention massive qui, rétrospectivement, fera apparaître le risque comme faible. D’où les controverses infinies et indécidables sur le principe de précaution : en fait-on trop ou pas assez ? Le principe de précaution est infalsifiable puisque de toutes façons les gouvernements préfèrent en faire trop pour annuler la possibilité même de montrer qu’ils auraient pu faire autrement. C’est ce qui a été fait avec l’abattage massif des bovins soupçonnés de porter la maladie de la vache folle en 1996, avec l’abattage des volailles contre la grippe aviaire en 2005, avec la commande massive de vaccins contre la grippe porcine en 2009. Quand il a dû justifier le confinement face aux nouvelles menaces du Covid-19, le président de la République a créé un comité d’experts ad hoc pour justifier, sur la base de modèles épidémiologiques construits à l’Imperial College de Londres, que cette mesure éviterait des centaines de milliers de morts. Contrairement à ce qu’espéraient les sociologues des sciences [6], le principe de précaution n’est pas devenu le moteur d’une participation de la société civile à l’expertise scientifique, mais d’une instrumentalisation de l’expertise scientifique par le pouvoir politique pour justifier une nouvelle forme de souveraineté dans les sociétés néo-libérales.

MLB : À l’inverse, les pays asiatiques ont considérablement investi dans les techniques de préparation, notamment à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003.

FK : En effet la préparation a été mieux comprise en Asie qu’en Europe et aux États-Unis, et les sociétés asiatiques ont même retourné les technologies conçues en Occident pour mettre fin à l’humiliation occidentale qu’elles perçoivent depuis deux siècles. C’est peut-être conjoncturel, puisque la crise du SRAS en 2003 a permis à ces sociétés de se préparer à l’émergence d’une nouvelle souche virale venue des animaux, comme l’a fait la Chine en inaugurant en 2017 un laboratoire de biosécurité P4 construit avec le soutien des Français, le seul laboratoire de ce type en Asie, qui fait de Wuhan une sentinelle des pandémies au centre de la Chine en rivalité avec Hong Kong sur ses frontières. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé ayant joué un rôle central depuis 2003 dans la mise en concurrence des sentinelles des pandémies, la Chine a compris dès le Règlement Sanitaire International de 2005 qu’il fallait qu’elle contrôle ce jeu. Elle a donc fait élire Margaret Chan directrice de l’OMS en 2006, après qu’elle ait géré les crises de grippe aviaire et de SRAS à Hong Kong entre 1997 et 2003, puis Tedros Adhanom Ghebreyesus en 2017, du fait des bonnes relations entre la Chine et l’Ethiopie. Résultat, la Chine a aussi poussé l’OMS à donner à la nouvelle maladie le nom le plus neutre possible – Covid-19 – de façon à faire oublier son origine chinoise, alors que les scientifiques du Centre for Disease Control aux États-Unis ont imposé de parler de SRAS-Cov2 pour rappeler les ressemblances entre cette maladie et celle qui a fait trembler l’Asie en 2003 en se diffusant également à Toronto. J’ai parlé de « classement de Wuhan » pour décrire la façon dont l’OMS compare les performances des Etats européens face au Covid-19 en m’inspirant du « classement de Shanghai » par lequel les autorités européennes notent les performances de leurs universités à partir d’indicateurs fictifs construits par la bureaucratie chinoise.

« Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation. »

MLB : Vos travaux montrent aussi que la tendance à la préparation à l’émergence de pathogènes d’origine animale, comme les virus de grippe aviaire et les coronavirus de chauve-souris, n’est pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle.

FK : Le principe de précaution est profondément enraciné dans ce que Philippe Descola appelle l’ontologie naturaliste, qu’on trouve dans l’Occident moderne et qui repose sur une coupure entre les humains, dotés d’âmes et d’intentions, et les non-humains, conçus comme des étendues de matière inanimée. C’est ce qui justifie que l’on puisse abattre des millions de bovins ou de volailles pour éviter la transmission d’un pathogène qui infecterait les humains : les bovins et les volailles malades sont considérées comme des marchandises défectueuses bonnes pour la casse ou l’équarrissage. La préparation implique davantage une ontologie que Descola qualifie d’animiste : il faut prêter une intention aux virus pour pouvoir suivre leurs mutations à travers le réservoir animal, ce qui conduit à donner un sens aux discours apparemment new age selon lesquels « la nature se venge ». Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation, et il faut que les humains entendent ces signaux d’alerte envoyés par les animaux. J’ai été très frappé, dans les entretiens que j’ai mené avec des citoyens chinois ordinaires, de voir que ce discours de la vengeance de la nature était parfaitement compris et qu’il n’était nullement incompatible avec une compréhension scientifique des mécanismes de mutation et de sélection des virus, ce qui vient peut-être de l’introduction importante de la biologie darwinienne dans la Chine républicaine des années 1920, mais aussi de ses affinités avec une conception cyclique de la nature que l’on trouve dans le Classique des mutations (Yi jing).

J’ai voulu tester cette hypothèse d’une meilleure prise de la préparation dans la cosmologie chinoise en regardant comment une pratique occidentale, le birdwatching ou l’ornithologie, était appropriée en Chine. Cela commence avec les premiers observateurs européens comme Robert Swinhoe ou Armand David au XIXe siècle, puis les sociétés d’ornithologues souvent pilotées dans les années 1950 par des militaires anglais ou américains à Hong Kong et Taïwan, puis des sociétés beaucoup plus sinisées dans les années 1990 avec un idéal de « science citoyenne » mais aussi une aspiration à la rencontre avec un oiseau dans son environnement naturel qui permet de le regarder « les yeux dans les yeux », et enfin l’enrôlement de ces sociétés dans la préparation à la grippe aviaire par la collecte d’échantillons pour les analyses en laboratoires. On pourrait faire le même type d’analyse pour les sociétés d’observateurs des chauves-souris, qui sont de plus en plus nombreuses en Europe et en Asie. Comme les ornithologues se présentent souvent comme des chasseurs repentants (sinon eux-mêmes, du moins la filiation intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent), on retrouve chez eux cette passion des « chasseurs de virus » pour la possibilité de suivre les animaux dans leur environnement sauvage, et à la limite de s’identifier à eux par les pathogènes que nous partageons en commun.

MLB : In fine, la Chine a réussi à gérer son épidémie et, écrivez-vous, elle met désormais au défi le reste du monde. Les économies occidentales sont à l’arrêt et reproduisent le confinement de Wuhan, qui est lui-même, bien que la plupart des commentateurs en Europe l’ignorent, inspiré de celui du Vietnam en 2003. L’Italie et la Slovénie se tournent vers la Chine plutôt que vers l’Union Européenne et la France instaure avec elle un pont aérien pour obtenir le matériel dont elle manque cruellement… La Chine s’impose sous nos yeux comme la première puissance mondiale.

FK : Nous entrons en effet dans une nouvelle ère du capitalisme marquée par la prééminence chinoise, qui était décrite depuis trente ans comme une « puissance émergente » mais qui apparaît à présent comme un leader mondial, capable de maîtriser une épidémie sur son territoire – l’ironie étant que depuis trente ans, ce discours s’accompagne du discours inverse sur la Chine comme réservoir de maladies infectieuses émergentes, comme la face obscure ou la part maudite de la puissance économique –  mais aussi d’aider le reste du monde à la contrôler par l’envoi massif de masques, de produits pharmaceutiques, de réactifs pour les tests de dépistage fabriqués sur son territoire. A ce titre, la Chine de Deng Xiaoping a réussi son pari de faire de la rétrocession de Hong Kong en 1997 le signe d’une nouvelle ère mettant fin à deux siècles d’humiliation coloniale qui ont permis aux Britanniques, par les guerres de l’opium en 1840, et aux Français, lors du sac du palais d’Été en 1860, de contrôler l’économie chinoise. Selon ce récit traumatique, qui justifie les pires errements de l’ère maoïste, il a fallu trente ans d’isolement de la Chine du reste du monde pour construire une population forte et unifiée capable d’absorber les outils technologiques de l’Occident, alors que ceux-ci avaient divisé la population entre la majorité paysanne et les élites urbaines pendant la période républicaine. La Chine moderne s’est toujours définie par sa capacité à maîtriser les épidémies, pour répondre aux défaillances de la Chine impériale qui n’avait pas su le faire, ce qui, dans la conception chinoise du « mandat céleste » (geming, qui signifie aussi « révolution »), est le signe de la nécessité de changer de régime. Sun Yat-Sen, le premier président de la Chine républicaine en 1911, avait fait des études de médecine à l’Université de Hong Kong et Mao Zedong, fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, utilisait régulièrement la rhétorique de la guerre contre les virus pour mobiliser sa population, notamment depuis la guerre de Corée en 1950 au cours de laquelle il avait accusé les Américains d’utiliser les armes bactériologiques fabriquées par les Japonais. Xi Jinping, qui se conçoit comme l’héritier de cette histoire millénaire et est le premier empereur chinois nommé à vie dans la Chine moderne (même Mao Zedong n’avait pas eu cet honneur), en est parfaitement conscient. Le rapport publié par l’OMS le 28 février, qui décrit les mesures adoptées en Chine contre le Covid-19 comme un modèle pour le reste du monde, marque une victoire symbolique de Xi Jinping – même si les contestations montent sur la sincérité du nombre de victimes déclarées par la Chine à l’OMS. 

« La préparation aux épidémies oscille entre techniques cynégétiques et techniques pastorales. »

MLB : Une ombre au tableau, les semaines de retard des autorités chinoises dans l’identification de l’épidémie qui ont attisé les critiques de la population.

FK : La figure de Li Wenliang, ce jeune ophtalmologue de 33 ans décédé du Covid le 7 février en laissant sa femme enceinte infectée et après avoir alerté en vain les autorités de Wuhan dès le 30 décembre sur la dangerosité du coronavirus causant des pneumonies atypiques près d’un marché aux animaux, est en effet une épine majeure dans le récit que Xi Jinping fait de la maîtrise de l’épidémie de Covid-19 par la Chine, car elle a suscité un élan compassionnel inédit sur les réseaux sociaux chinois. On peut concevoir en effet que cette épidémie aurait pu être arrêtée à ce stade si l’alerte de Li Wenliang avait été entendue. Ce fait me conduit à une distinction importante, que je n’avais pas pu établir dans mon travail sur la grippe aviaire [7], entre sentinelle et lanceur d’alerte, car les virologues de Hong Kong avaient joué ces deux rôles depuis 1997. On peut dire rétrospectivement que Wuhan a bien joué son rôle de sentinelle en identifiant très rapidement les ressemblances génétiques entre le SARS-Cov2 et un virus prélevé sur une chauve-souris en 2018. Mais elle n’a pas joué le rôle de lanceur d’alerte parce que les autorités locales et provinciales à Wuhan ont eu peur d’envoyer de mauvaises nouvelles à Pékin. Elles ont été sanctionnées pour cela, puisqu’elles ont été remplacées par de nouvelles autorités plus fidèles au pouvoir central. Mais le remplacement des fonctionnaires corrompus ou incompétents ne met pas fin au manque le plus criant en Chine : celui d’une opinion publique dans laquelle les lanceurs d’alerte peuvent s’exprimer librement [8].

Il ne faut cependant pas en conclure que la Chine ou l’Asie ne pourraient pas gérer les pandémies à venir du fait d’une tradition disciplinaire séculaire, d’un totalitarisme autoritaire ou d’un despotisme oriental. Je vois plutôt les tensions actuelles autour de la gestion des épidémies en Chine comme un gradient entre les techniques cynégétiques (relatives à la chasse) et les techniques pastorales qui est très différent du nôtre mais qui ne résulte pas d’une culture incommensurable, plutôt de tournants ontologiques différents pris au cours de l’histoire humaine. On peut dire que les sociétés européennes et les sociétés chinoises partagent le même fond analogiste, au sens que Philippe Descola a donné à ce terme pour décrire le culte des correspondances cosmologiques dans des sociétés impériales, mais que les Chinois l’orientent davantage vers l’animisme alors que les sociétés européennes l’orientent davantage vers le naturalisme. Les sociétés européennes ont bâti le pouvoir pastoral autour d’un sacrifice – c’est-à-dire la destruction rituelle d’un animal ou d’un humain –  offert à un Dieu transcendant qui garantit l’unité du peuple par une loi. Les sociétés chinoises le conçoivent plutôt comme un système de correspondances ou d’analogies dans lequel le sacrifice permet de réinstaurer un ordre immanent après une crise, sans qu’il soit pour cela nécessaire d’invoquer un Dieu ou une Loi. La mort de Li Wenliang peut ainsi être comprise par le pouvoir chinois comme un sacrifice nécessaire à la construction d’une nation chinoise plus forte après la pandémie, et non comme l’instauration d’une justice transcendante à cette nation, ce qui est le fondement de l’espace public en Europe depuis les Lumières. Heureusement, d’autres territoires chinois comme Hong Kong, Taïwan ou même Singapour ont intégré cette conception européenne de l’espace public comme arène démocratique dans laquelle la décision souveraine est soumise au jugement du peuple et non seulement aux signes de changement de mandat céleste. C’est pourquoi il faut regarder attentivement ce qui se passe dans ces trois territoires que je décris comme les sentinelles de la pandémie, car le propre de la sentinelle est justement qu’elle refuse de se laisser sacrifier pour pouvoir porter ses signaux d’alerte le plus loin possible et qu’une nouvelle forme de justice en émerge.  En cela, la sentinelle est une technique cynégétique qui résiste à la forme pastorale du biopouvoir sacrificateur, aussi bien européenne (sacrifice de l’immanence à la transcendance) que chinoise (sacrifice comme rétablissement de l’immanence). Je crois que ce qui doit être répliqué pour nous préparer aux pandémies, ce sont les sentinelles, pas le sacrifice.

MLB : Si notre tradition est pastorale, où trouverons-nous des ressources pour mettre en place des sentinelles sans les sacrifier ?

FK : C’est tout l’enjeu de la réflexion que j’ai menée sur l’Affaire Dreyfus à travers un livre que j’ai rédigé récemment sur la famille Lévy-Bruhl [9]. Je fais en effet l’hypothèse selon laquelle Dreyfus a été perçu par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, son cousin par alliance, comme une sentinelle qui envoie des signaux d’alerte sur les catastrophes qui menacent les Juifs et, à travers eux, l’idéal des Lumières dont les juifs de France ont été au dix-neuvième siècle l’incarnation. Je fais aussi l’hypothèse selon laquelle Lévy-Bruhl n’a compris cette leçon de l’Affaire Dreyfus que rétrospectivement à travers des figures de « justes » qu’il rencontre dans d’autres sociétés, comme Rizal aux Philippines, Rondon au Brésil, Nguyen au Vietnam. Et j’éclaire ainsi sa fameuse analyse de la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de vigilance qui permettent aux sociétés de se préparer à des menaces à venir sans recourir à la forme étatique du sacrifice. Cela ne signifie donc pas que Lévy-Bruhl projette sur les « sociétés primitives » une expérience du Juif antérieur à l’émancipation, car alors on pourrait dire que la coupure qu’il établit entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée » passe à l’intérieur du juif moderne, mais plutôt qu’il éclaire par l’analyse des données ethnographiques sur les sociétés coloniales une expérience qui est celle du juif moderne confronté à l’injustice et ne pouvant s’appuyer sur l’État pastoral pour la réparer ; ceci explique à mes yeux la résistance de Lévy-Bruhl à la sociologie durkheimienne du sacré et du sacrifice.

J’ai retrouvé une conception similaire des sentinelles chez Claude Lévi-Strauss tout d’abord, dont toute l’opposition à la sociologie durkheimienne vient de son refus de la compréhension de la Seconde Guerre Mondiale comme un sacrifice, et qui fait une lecture non-sacrificielle de la crise des vaches folles en 1996, et chez Amotz Zahavi, un ornithologue israélien qui publie en 1997 une « théorie du handicap » selon laquelle les vivants peuvent envoyer des « signaux coûteux » qui ont une valeur non utilitaire mais esthétique, car ils leur donnent un avantage comparatif dans des relations concurrentielles entre proie et prédateur mais aussi entre mâles et femelles, comme la fameuse « queue du paon » qui était déjà une énigme pour Darwin [10]. Or Zahavi a conçu cette théorie, qui est aujourd’hui unanimement acceptée mais qui apparaissait alors comme absurde, en observant des oiseaux, les babblers ou cratéropes écaillés, qui avaient des comportements de sentinelles dans le désert du Néguev. La force de son observation et de son interprétation était de dire que les sentinelles, en communiquant avec les prédateurs au lieu de les agresser, ne se sacrifiaient pas pour le collectif mais augmentaient leur capital de prestige – un argument qui avait du poids dans la lutte entre les « colombes » et les « faucons » dans l’Etat d’Israël.

Le point commun à Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Zahavi, c’est de mettre en valeur des techniques cynégétiques – des formes de communication entre prédateur et proie permettant de pallier les incertitudes de leurs interactions – alors que la tradition juive s’est plutôt construite à partir de techniques pastorales. C’est un point dont j’ai discuté avec le directeur du zoo de Jérusalem en 2015, qui était aussi le président de l’Association des zoos européens : il n’y a pas de tradition cynégétique en Israël, ce sont toujours les peuples voisins qui chassent, et le rôle d’Israël est de civiliser les chasseurs en les soumettant à la Loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de dissidence interne à la tradition juive à travers cette ethnologie et cette ornithologie des sentinelles ? Si oui, les Juifs européens ont peut-être des ressources de préparation dans leurs rapports avec leurs « tribus » voisines.

« Le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir.»

MLB :  Théodore Herzl a en effet conçu le projet sioniste comme une réponse au signal d’alerte que fut la condamnation de Dreyfus, mais il a entraîné une grande partie des Juifs hors l’Europe dans une sorte de nouveau projet pastoral. Que reste-t-il alors à l’intérieur de l’Europe comme ressources pour mieux nous préparer aux catastrophes à venir ?

FK : Je crois que le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir de façon plus juste que le socialisme chinois, parce qu’il intègre l’idéal moderne de la liberté. C’est ce que dit très clairement Lucien Lévy-Bruhl au lendemain de la Première Guerre Mondiale en distinguant le socialisme européen du socialisme asiatique dans un article que j’ai récemment réédité [11]. Jaurès avait en effet pour vocation d’adapter le socialisme allemand au peuple français, c’est-à-dire un peuple à la fois passionné par l’universalisme de l’idéal et enraciné dans le goût du sensible – c’est pourquoi il passait tant de temps et d’énergie dans les banquets républicains où l’on faisait de beaux discours et où l’on mangeait de grands repas. Jaurès, issu d’une famille d’officiers, formé dans la philosophie kantienne qui régnait alors à l’École Normale, a converti dans la défense des mineurs de Carmaux l’engagement militaire de ses ancêtres et la rhétorique de ses condisciples. D’où son obsession, en tant que philosophe et militant, pour la préparation de la grève générale : si la grève arrive, les prolétaires seront-ils assez forts pour la faire tenir et gagner des droits sur le patronat ? C’est aussi le sens de l’Armée Nouvelle, le livre qu’il publie en 1911 après avoir lu les plans de préparation de l’état-major à une guerre contre l’Allemagne, dans lequel il reprend l’idéal de l’armée révolutionnaire de Valmy pour l’organiser concrètement et faire de l’engagement du prolétariat dans le conflit avec l’Allemagne la condition d’une attribution de droits sociaux au sortir de la guerre. C’est enfin et surtout le sens de son engagement dans l’Affaire Dreyfus : si l’état-major français est capable de commettre une erreur de raisonnement comme celle qui a conduit Dreyfus à Cayenne, il sera incapable de faire face à un état-major allemand mieux équipé et organisé. Jaurès inscrit donc toute sa réflexion sur le socialisme international dans la nécessité de préparer la France à une grève générale d’abord, à une guerre mondiale ensuite, en intégrant la tradition juridique et politique française.

MLB : Constatant que l’Allemagne était mieux préparée, les proches de Jaurès intégrèrent le ministère de l’armement derrière Albert Thomas. Y a-t-il des leçons à tirer pour notre présent immédiat de leur gestion de la crise de la Première Guerre Mondiale ?

FK : Après l’assassinat de Jean Jaurès mais aussi la mort au combat de leur ami Robert Hertz, Lucien Lévy-Bruhl entre avec Maurice Halbwachs et François Simiand au ministère de l’armement où Albert Thomas, député proche de Jaurès, était sous-secrétaire d’État en charge de l’équipement militaire sous la tutelle d’Alexandre Millerand. Il s’agissait pour eux de contribuer par un travail de statistique et de propagande à ce qu’on appelait « l’effort industriel de la France », en convertissant des usines d’automobiles comme Renault en usines de guerre. C’était une forme de nationalisation qui ne disait pas son nom, anticipant les grandes nationalisations qui eurent lieu après 1945. L’industrie, qui s’était développée en France de manière autoritaire puis libérale sous le Second Empire et la Troisième République, était ainsi reprise en main par un pouvoir socialiste au service de l’effort militaire. Cela a conduit à un ensemble de nouveaux droits sociaux au sortir de la guerre comme la journée de huit heures pour rendre justice aux travailleurs et travailleuses qui avaient servi dans les usines de guerre. On pourrait imaginer aujourd’hui des formes de nationalisation comparables, non seulement des banques pour éviter leur faillite comme lors de la crise financière de 2008, mais aussi des grandes entreprises de distribution comme Amazon et Leclerc, pour organiser leurs conditions de travail et éviter qu’elles n’entrent en concurrence déloyale avec les petites librairies ou les marchés de village. Emmanuel Macron a beaucoup fait référence à Clémenceau dans sa communication depuis la début de la pandémie, pour justifier l’effort du personnel hospitalier sur la première ligne de front et le soutien que devait lui apporter le reste de la population sur l’arrière-front, mais il n’a pas assez parlé des travailleurs qui continuent de faire fonctionner la nation en temps de confinement, comme les caissières, les employés des entreprises de livraison, les ouvriers du clic qui font tourner les sites d’achat en ligne…Il y avait pourtant ces éléments dans ses discours de déclaration de guerre qui parlaient de la solidarité. Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau.

« Je vois des signes de solidarité internationale dans l’échange de signes d’information entre les sentinelles des pandémies. »

MLB : Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, la déclaration de guerre signifiait aussi l’échec de l’Internationale socialiste et de l’idéal de solidarité qu’il portait. Voyez-vous des signes de cette solidarité aujourd’hui ? Au contraire, le monde qui sortira de la crise du coronavirus n’est-il pas davantage susceptible de se replier sur lui-même ?

FK : Le risque de repli est fort, en particulier si la pandémie s’installe durablement en Afrique et en Amérique, justifiant de nouvelles périodes de confinement lorsque l’Europe aura levé les premières mesures. On voit mal comment le confinement peut être compatible avec un exercice plein et entier de la solidarité, même si l’on peut s’émerveiller des nouvelles formes de communication en ligne et applaudir le personnel hospitalier sur son balcon. Pour que la solidarité s’exerce, il faut qu’il y ait une forme d’activité commerciale, puisque la solidarité consiste justement à se prémunir des maladies qui peuvent émerger de cette activité commerciale elle-même. En cela, le solidarisme est une tentative de rendre compatible le socialisme et le libéralisme : c’est un remède par le socialisme – c’est-à-dire la formulation d’un idéal social commun à tous les membres d’un collectif – aux maux du libéralisme – c’est-à-dire un excès de liberté de circuler, échanger, discuter…  Et c’est pourquoi il est incompatible à mes yeux avec le protectionnisme, qui consiste à replier le collectif sur des frontières, dont la pire version est celle de l’Amérique de Trump qui utilise la souveraineté économique comme une forme hyper-agressive de concurrence libérale.

Je vois des signes de solidarité aujourd’hui dans l’échange de signes d’information entre ce que j’appelle les sentinelles des pandémies. Hong Kong, Taïwan et Singapour ne doivent pas être conçus comme des modèles de surveillance des pandémies qu’il faudrait appliquer en Europe avec des technologies informatiques sophistiquées. Ce sont plutôt des tentatives d’inventer des formes de détection précoce des pandémies compatibles avec les libertés publiques auxquelles nous sommes attachés. Ce sont des scientifiques connectés à des ordinateurs pour suivre les mutations des virus, mais aussi des corps exposés à des maladies respiratoires qui signalent les maux que nous avons imposés à notre environnement. C’est la base d’une solidarité non seulement entre les scientifiques – car le mélange de concurrence et de collaboration qui est au fondement de la science moderne est au principe de la solidarité – mais aussi entre les générations – entre les plus jeunes et les plus âgés, car c’est la base de la transmission de savoirs -, entre les nations et entre les espèces animales ; j’avoue avoir du mal à concevoir une solidarité avec les plantes et les arbres, mais je peux essayer d’aller jusque-là si je pars de crises mettant en jeu ensemble la santé des animaux et des plantes.

MLB : Vinciane Despret souligne dans la préface qu’elle donne à votre livre que vous réhabilitez un vieux slogan de Mai 68. Face aux épidémies la voie du salut c’est « l’imagination au pouvoir » ?

FK : C’est à Vinciane Despret que je dois la découverte de la théorie d’Amotz Zahavi, qu’elle est allée observer sur le terrain en Israël avant 1997 [12], et qui m’a permis de comprendre les sentinelles des pandémies en Asie. Pour elle, la force de la démonstration de Zahavi est justement cette dimension esthétique des « signaux coûteux », le fait que les oiseaux sentinelles se perchent sur la branche dans une sorte de danse où chacun se distingue par un cri différent, au lieu qu’un seul oiseau se sacrifie en poussant un cri agressif qui fasse fuir à la fois le prédateur et les autres oiseaux. De nombreux microbiologistes soulignent aujourd’hui que les virus ne sont pas des ennemis mais qu’ils cherchent seulement à se répliquer dans nos cellules, et que les conditions dans lesquelles nous interagissons avec le vivant, c’est-à-dire les barrières que nous instaurons entre les espèces, ont rendu ces virus franchissant ces barrières plus dangereux, notamment parce qu’ils produisent des paniques du système immunitaire. On peut donc concevoir une sorte de danse des humains avec les animaux et les microbes (et peut-être les plantes) dans une célébration de la diversité de la nature plutôt qu’un repli derrière des frontières spécifiques et nationales. Cela apparaitra comme une utopie new age mais c’est ce qui découle logiquement des techniques de préparation aux pandémies si on les prend au sérieux comme des technologies de l’imagination analogues à celles des chamanes dans les sociétés amazoniennes ou sibériennes : il faut imaginer que le virus est déjà là parmi les animaux qui vivent avec nous, simuler des formes d’interaction non agressives avec lui, et stocker des marchandises qui nous permettent de fabriquer de la valeur en fonction des traces qu’il y dépose. C’est le monde dans lequel nous sommes entrés avec la déclaration de guerre contre un virus pandémique qui n’est pas un ennemi mais avec lequel il va falloir apprendre à vivre autrement, et peut-être mieux.

 

[1] Christopher Clarck, Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

[2] René Dubos, Man, Medicine and Environment. Londres, Pall Mall Press, 1968, et Frank M. Burnet Natural History of Infectious Diseases. Cambridge, Cambridge University Press, 1972. Que ces deux ouvrages scientifiques soient parus entre le mouvement global de mai 1968 et la publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972 dit beaucoup de leur signification politique.

[3] François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[4] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012

[5] Stephen J. Collier, Andrew Lakoff et Paul Rabinow, « Biosecurity: Towards an Anthropology of the Contemporary », Anthropology Today 20, n°5, 2004, p. 3-7.

[6] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[7] Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[8] Cf. Francis Chateauraynaud & Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l´alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.

[9] Ce livre en cours d’édition est annoncé dans mon article « Lévy-Bruhl, Jaurès et la guerre », Cahiers Jaurès, n°204, 2012, p. 37-53.

[10] Amotz et Avishag Zahavi, The Handicap Principle: a Missing Piece of Darwin’s Puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997.

[11] Cf. Lucien Lévy-Bruhl, « L’ébranlement du monde jaune », et Frédéric Keck, « Lucien Lévy-Bruhl et l’imaginaire anti-colonial en Asie », Revue d’histoire des sciences humaines, n°33, 2018, p. 243-262.

[12] Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis Robin, Synthélabo, 1996.

Pierre Charbonnier : « Mon principal espoir est que le zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent »

© Pascal Guittet – L’Usine Nouvelle

Pierre Charbonnier est philosophe, chargé de recherche au CNRS et membre du laboratoire interdisciplinaire d’étude des réflexivités (LIER-FYT) de l’EHESS. Il publie Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées, ouvrage qui bénéficie d’un écho médiatique inaccoutumé et circule des milieux écologiques les plus militants jusqu’aux directions des partis politiques de gauche. La facilité avec laquelle s’impose sa thèse principale y est pour beaucoup : dans ce couplage entre abondance et liberté, nous reconnaissons à la fois le moteur de nos sociétés politiques et, puisqu’il s’agit de le dénouer, le défi inédit auquel elles sont confrontées. Mais au-delà, la méthode de Pierre Charbonnier permet une relecture extrêmement stimulante de notre modernité et notamment de la pensée politique qui s’y développe depuis trois siècles. Avant d’échanger avec lui sur les enjeux actuels, c’est sur cet éclaircissement rétrospectif que nous avons d’abord voulu revenir. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : Abondance et liberté propose une histoire de la pensée politique profondément novatrice. Plutôt qu’à la généalogie des concepts ou aux controverses métaphysiques sur l’idée de nature, vous vous intéressez aux traces des « affordances politiques de la terre » qu’elle contient. Vous montrez à quel point les théories des philosophes, des sociologues, des économistes sont intrinsèquement marquées par la matérialité.

Pierre Charbonnier : Lorsqu’on étudie la philosophie, on apprend à focaliser notre attention sur les notions qui organisent en apparence le pacte politique, comme la souveraineté, la légitimité, le droit, et on gomme l’univers matériel dans lequel ces notions sont élaborées, car il est considéré comme secondaire, peu conceptuel. C’est pourquoi, quand je me suis intéressé à la question environnementale, j’ai rétrospectivement été frappé par l’absence totale de prise en compte des discontinuités matérielles dans l’historiographie dominante de la philosophie politique. J’ai donc voulu réorganiser l’histoire des idées politiques en référence à des ruptures survenues dans l’histoire des supports matériels de l’existence collective, en référence à des transformations hétérogènes aux idées elles-mêmes : par exemple les changements dans les modes d’appropriation de la terre ou dans les régimes énergétiques ; d’où le sous-titre « Une histoire environnementale des idées politiques ». L’enjeu était de montrer que la pensée politique porte l’empreinte d’une pensée sur les usages du sol, les ressources, les territoires, que la pensée des normes renvoie à des manières de subsister, d’habiter et de connaître. C’est ce que j’appelle les « affordances politiques de la terre ».

MLB : C’est limpide chez Hugo Grotius, le premier auteur que vous relisez…

PC : C’est sans doute l’exemple le plus frappant du délire herméneutique dans lequel l’enseignement de la philosophie s’est enfermé. Un étudiant de philosophie qui étudie Grotius entend parler de tout sauf de ses obsessions : la mer, la terre, les cours d’eau, les montagnes, les bêtes, comment les prendre en compte dans le tracé des frontières, etc. Il ne s’agit pas de dire que Le droit de la guerre et de la paix est un texte d’écologie politique, mais que c’est un texte qui nous dit que l’ordre politique local et international qui se mettait en place au XVIIe siècle, et dont Grotius est l’un des principaux maîtres d’œuvre (il a conçu le droit international qui accompagnait l’entreprise impériale hollandaise) est entièrement dépendant de la façon dont on se répartit des espaces et des ressources. Qu’en deçà des références à Cicéron et aux textes religieux, il y a la question de la gestion politique du territoire tel qu’il est. Autrement dit, la question des rapports entre un collectif et son milieu n’est pas ma petite lubie personnelle, ce n’est pas une question latérale qui apparaîtrait de temps en temps, c’est au cœur des textes, sous nos yeux. Mettre en ordre la société et construire un rapport au monde physique, c’est la même opération, en permanence. C’est une idée que je dois à Philippe Descola, et qui méritait d’être transposée comme principe méthodologique en philosophie. En y étant attentif et en s’émancipant des lectures canoniques, l’histoire des idées peut donc devenir une histoire environnementale des idées : non pas une généalogie de la pensée écologique, mais une généalogie de la pensée politique moderne à l’intérieur de laquelle figure déjà la question des rapports collectifs au monde physique, au territoire.

MLB : Pour autant, il ne s’agit pas de dire que la pensée politique ne ferait que répercuter la dynamique du milieu.

PC : Oui, si j’utilise l’expression des « affordances politiques de la terre » c’est parce qu’à l’inverse j’ai parfois trouvé dans la pensée environnementale un surdéterminisme matériel. Or, « affordances », qu’on pourrait traduire par « possibilités », signifie que le substrat matériel ne détermine pas de manière automatique ou nécessaire des modes d’organisation économique et sociologique, mais qu’il fournit des prises à l’action. Cette fois, c’est l’influence de Bruno Latour qui se fait sentir : considérons le non-humain comme un partenaire à part entière des controverses socio-politiques pour ouvrir la boîte noire de l’imaginaire politique moderne. On peut illustrer ça en s’intéressant à la période préindustrielle. Quand on sait que l’essentiel du capital économique et symbolique vient des structures foncières, on relit John Locke et on y trouve une théorie de l’amélioration de la terre que j’essaie de restituer. Pour John Locke, il faut améliorer la terre pour en être propriétaire, c’est ce qui justifie une certaine relation géopolitique avec les Amérindiens – auxquels il dénie cette capacité d’amélioration – et une conception du sujet politique et des formes de gouvernement moderne. La liberté du citoyen et les limites du pouvoir républicain à son égard sont liées à ce rapport d’appropriation de la terre. Il y a un substrat écologique au développement du républicanisme et des formes de liberté politique modernes. Mais il y a aussi des controverses liées à ce substrat, des demandes de justice concurrentes au républicanisme propriétaire lockéen qui s’élaborent elles aussi en référence au monde agraire, comme par exemple La Justice agraire de Thomas Paine, publié en 1797. Des manières différentes d’envisager l’ordre foncier qui conduisent à des manières différentes d’organiser l’ordre social. Autrement dit, il y a toujours des conflits sociaux qui reposent sur des manières concurrentes d’utiliser, de partager et de transformer des espaces et des ressources.

«  Hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde. »

D’ailleurs, le dernier livre de Thomas Piketty est assez curieux à cet égard. Il fait de la propriété le centre de gravité idéologique qui permet la reproduction des inégalités économiques modernes. Il a raison, sans doute, mais il omet de dire que c’est d’abord la propriété de la terre, puis des machines, et donc que le nerf de la guerre se situe dans l’articulation du social à son monde. J’aime beaucoup son travail, mais s’il avait intégré cette dimension du problème dans l’histoire qu’il raconte, il serait en mesure de mieux articuler les questions de justice fiscale avec l’impasse climatique : hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde.

MLB : L’une de ces controverses concerne le libéralisme dont vous permettez de complexifier la compréhension.

PC : Il existe en effet plusieurs versions du libéralisme. D’abord, au XVIIIe siècle, plusieurs versions contemporaines, les Lumières françaises qu’on appelle les physiocrates et les libéraux britanniques, Adam Smith et David Hume, puis Ricardo et Malthus. Pour les libéraux britanniques, la modernisation des structures productives et agraires va de pair avec une modernisation des structures sociales, avec la genèse d’une société civile émancipée des vieilles hiérarchies statutaires, mais pas pour les physiocrates chez qui le féodalisme résiste à la poussée marchande. Les Anglais, Smith en particulier, ont tourné en ridicule l’archaïsme des économistes français qui restaient prisonniers de l’aristocratie et qui se méfiaient du pouvoir transformateur de la bourgeoisie proto-capitaliste. Mais d’une certaine manière c’est une vision intéressante parce qu’elle correspond davantage à ce qu’on observe encore aujourd’hui, en particulier dans bon nombre de pays du Sud. Très souvent, l’investissement en capital vient se poser sur des formes d’échange traditionnelles, si bien que des formes de vie communautaire, qui tiennent à des solidarités non marchandes, cohabitent avec une modernisation parcellaire, incomplète, et bien sûr très inégalitaire. C’est ce patchwork de développement et de sous-développement que l’on trouve un peu partout dans le monde, et dont Rosa Luxemburg avait déjà parlé au début du XXe siècle. À l’exception du monde atlantique, le « développement économique » ressemble davantage à ce que décrivent les physiocrates qu’à ce que défend Smith à travers le pacte libéral, cette utopie de l’émancipation par l’abondance. Mais évidemment, le pacte libéral importe parce qu’il s’est imposé au cœur de la modernité politique. On le retrouve par exemple quelques années plus tard chez Condorcet puis dans l’industrialisme.

MLB : D’autant qu’il a fait montre d’une belle capacité d’exaptation. C’est une idée centrale de l’ouvrage qui vous permet de complexifier encore la compréhension du libéralisme en tenant compte des modifications dans les rapports avec la matérialité.

PC : L’exaptation est un terme inventé par le biologiste Stephen J. Gould pour décrire l’évolution de certaines fonctions dans une structure identique. L’exemple type est celui de l’aile qui a d’abord une fonction de thermorégulation et qui, sans modification de sa structure, va permettre de voler. Je pense qu’il peut arriver la même chose avec les idées et, en l’occurrence avec les idées libérales. La structure théorique reste la même, mais la fonction d’une idée, c’est-à-dire l’objectif politique qu’elle sert, change. Je prends l’exemple de l’idée libérale de propriété. Chez Locke, la propriété sert à définir un sujet politique, un cultivateur libre qui est propriétaire d’une terre qu’il améliore, ce qui le protège contre d’éventuelles dépossessions et violations de son droit naturel. Donc on comprend bien comment la propriété pouvait être pensée comme un instrument de protection. Mais, progressivement, les rapports sociaux de production évoluant avec l’industrie, la propriété n’est plus la simple propriété individuelle, mais la propriété lucrative du grand propriétaire foncier absent et la propriété des moyens de production industriels. Dès lors l’attachement à la propriété n’a plus rien à voir avec celui qui prévalait dans les coordonnées matérielles du monde agraire. Défendre la propriété ce n’est plus défendre l’individu propriétaire, mais c’est défendre la grande propriété, donc les inégalités, sur la base d’un héritage noble, celui des Lumières et des grandes déclarations de la Révolution française qui tournaient autour d’une articulation entre liberté, égalité, propriété et sécurité. Il y a donc une équivoque permanente que Proudhon avait mise en évidence. Quoi qu’en ait dit Marx, Proudhon a parfaitement montré dans Qu’est-ce que la propriété ? qu’à l’âge industriel, on s’est servi de cette équivoque pour justifier la concentration de la propriété capitaliste au nom d’une défense de la petite propriété individuelle. De la Propriété, que publie Adolphe Thiers en 1848 et qui sera augmenté et réédité tout au long du siècle, en est l’exemple le plus probant : la fanatisation du propriétarisme change de sens quand une même notion en vient à servir de bouclier contre des demandes de justice populaires, après avoir servi de véhicule à ces mêmes demandes.

« D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente. »

MLB : Cette propriété industrielle correspond à un monde dans lequel les coordonnées matérielles ont été totalement bouleversées par ce que vous appelez la deuxième naissance de la modernité. Le pacte libéral y prend un sens nouveau et c’est là que se nouent véritablement abondance et liberté.

PC : En réalité, on codait déjà, depuis Locke, le processus d’émancipation politique en termes d’accroissement des moyens matériels d’existence. Le fait d’enclore, de défricher, d’amender la terre, en un mot d’améliorer, permet les gains de productivité qui vont assurer l’émancipation politique. Mais il est alors clair pour tout le monde que la conquête des gains de productivité est limitée par un plafond matériel, c’est ce que pense Malthus et c’est ce que Ricardo traduit par sa loi des rendements décroissants. Or, comme l’ont montré les travaux d’Antonin Pottier [1], aux gains de productivité intensifs liés à la division du travail, vont venir s’ajouter des gains de productivité extensifs : l’accès quantitatif à de nouveaux espaces productifs, à de nouvelles terres, et surtout l’accès à des équivalents d’espaces productifs compactés dans le sous-sol, le charbon, puis le pétrole [2]. Dès lors, la conquête des biens matériels et, puisque le pacte libéral les noue ensemble, celle du bien symbolique qu’est la liberté, n’a plus de limites apparentes. Le pacte libéral change de sens, quand le nouage ne se fait plus entre autonomie et amélioration de la terre, mais entre autonomie et illimitation de la sphère économique. Le libéralisme change totalement, entre l’univers des contraintes organiques qui forme l’horizon matériel de Smith à Malthus, et l’univers des nouvelles possibilités de croissance liées aux énergies fossiles et à l’empire qui apparaissent à l’époque victorienne. D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente.

MLB : Vous montrez pourtant que ce nouage entre liberté et abondance n’a pas été sans susciter des embarras chez certains auteurs.

PC : Oui, il y a eu des alertes très précoces au sujet de ce couplage entre abondance et liberté. En 1865, dans The Coal Question [3], un livre au moins aussi important que Le Capital au XIXe siècle, Jevons présente le paradoxe suivant : si l’Angleterre est une entité politique qui doit sa liberté au charbon, que deviendra la liberté quand il n’y aura plus de charbon ? La proposition est suivie d’une série de calculs qui lui permettent d’affirmer premièrement que bientôt les États-Unis, qui ont davantage de charbon, seront plus puissants que l’Angleterre, et ensuite qu’il reste du charbon pour à peu près un siècle – or les premières fermetures de mines de charbon anglaises datent des années soixante. En plus d’être un prospectiviste hors-pair, Jevons pose surtout la question qui fâche : comment conserve-t-on la liberté sans l’abondance ? Évidemment, Jevons n’anticipe ni le pétrole ni le nucléaire, mais il prouve qu’il n’y a pas d’innocence productiviste totale au XIXe. Surtout, ce qui est intéressant, ce sont les réactions que le livre a suscitées. Immédiatement, des gens ont répondu à Jevons en disant qu’il exagérait, qu’on allait trouver des convertisseurs plus économes, de nouvelles ressources, etc. Exactement le discours qu’on nous tient aujourd’hui sur le pétrole. Les analogies avec certains débats que l’on connaît sont nombreuses et ont récemment été travaillées par mon collègue Antoine Missemer [4].

« A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir. »

MLB : Malgré Jevons, malgré des critiques similaires que formulera après la Ière guerre mondiale aux États-Unis le mouvement du conservationnisme sur lequel vous revenez, la réflexivité sur le nouage entre abondance et liberté n’a pas donné lieu à des luttes sociales.

PC : Oui, et pour une raison qu’il est important de rappeler : le modèle de développement économique qui repose sur le socle fossile a suscité des loyautés très profondes chez les classes populaires, parce que c’est un modèle qui pouvait se prévaloir d’une projection positive dans l’avenir. Or, une projection positive dans l’avenir, c’est ce que recherchent ceux qui n’ont rien, ou qui ont très peu, et qui renvoient une partie de leurs aspirations vers les générations ultérieures. C’était ça le progrès, l’idée que ça ira mieux pour nos enfants et pour les enfants de nos enfants, même quand on n’a rien, même quand on est exploités, et que les sacrifices consentis vont finir par payer. C’est pour ça que toute injuste structurellement que soit évidemment l’exploitation économique, elle entraîne une loyauté assez large des classes populaires par cooptation de l’avenir ; c’est le grand pouvoir du charbon, du développement en général. A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir, et les immenses luttes pour le partage des bénéfices, qui forment le substrat des démocraties sociales atlantiques, n’ont aucun sens en dehors de ce rapport à l’avenir enchâssé dans la relation productive.

Nous héritons donc des impasses écologiques de cette relation productive, mais nous héritons en même temps – et là se trouve toute la difficulté – des formes de justice sociale construites dans ce nouage : nous avons pris l’habitude d’obtenir des droits sur une base productive.

MLB : C’est la raison pour laquelle le socialisme, c’est-à-dire le mouvement qui canalise les attentes de justice et les luttes depuis le XIXe siècle, se conjugue à l’intérieur du pacte entre abondance et liberté. Pour autant, c’est ce que vous montrez de manière très convaincante, on aurait tort de le négliger aujourd’hui.

PC : Le fonds de commerce intellectuel et idéologique de l’écologie politique jusqu’à présent c’est la critique du productivisme, qu’il soit capitaliste ou socialiste. Or, une telle prémisse conduit soit à rompre totalement avec le socialisme, qui serait entaché de productivisme, soit à fantasmer l’amorce chez Marx d’une considération non-instrumentale de la nature qui n’existe pas – pour se rassurer en affirmant que l’anticapitalisme et l’écologie vont main dans la main. Je propose autre chose. Non pas chercher à savoir si la tradition socialiste est proto-écolo ou si c’est d’elle que vient le problème, mais s’intéresser à la manière dont les socialistes ont fait muter les conceptions politiques du rapport aux ressources, à l’habitat et à la connaissance. Ce qu’ils ont fait ! Quand les libéraux suivaient la voie de l’exaptation et affirmaient que rien n’avait changé, qu’il fallait continuer de défendre le pacte entre liberté et propriété, les socialistes s’y sont opposés. Certes, ils sont partis du socle « abondance-liberté » qui correspondait à une orientation historique, au progrès, mais ils ont exigé que de la conquête des gains de productivité – de l’abondance – découle un réarrangement des structures politiques à même de réaliser non plus la liberté individuelle, mais la liberté sociale. À ce titre, le socialisme porte une thèse extrêmement forte sur les rapports entre organisation politique et rapports collectifs au monde, à la matérialité. Une thèse d’actualité, mais qui doit intégrer les nouveaux rapports collectifs au monde. Le socialisme a toujours été une intervention dans de grands agencements d’humain et de matière. Je reviens d’ailleurs sur ses différentes variantes : le socialisme standard de la démocratie industrielle de Proudhon ou Durkheim, le socialisme technocratique de Saint-Simon ou Veblen, le socialisme marxiste. Il y a d’autres versions que je ne discute pas comme le socialisme ruraliste anglais de William Morris ou John Ruskin sur lequel Serge Audier revient dans ses livres. Pierre Leroux, un autre socialiste méconnu, a très bien vu que la structuration des inégalités sociales ne s’adossait plus à des questions statutaires, mais à des questions de possessions matérielles, l’important ce n’est pas ce que tu as, mais dans quelle quantité tu as quelque chose. Tu peux être, dit-il, le roi du monde avec un gros tas de fumier. On pense évidemment au charbon qui n’a rien de noble, mais qui, lorsqu’on en a beaucoup, génère du capital. Après l’analyse, comme tout bon socialiste, il propose sa propre théorie d’organisation de la société. Et c’est une théorie du métabolisme social cyclique dans laquelle tout doit être réutilisé y compris, donc, la matière fécale, qui conditionne la fertilité de la terre. C’est pour lui une condition du socialisme, ce qu’on pourrait appeler un « socialisme fécal ». Mais qu’importe la variante, le socialisme a toujours tenté de ré-ouvrir la question matérielle que le libéralisme voulait laisser fermée parce qu’elle cache plein de sales petits secrets : le rapport entre propriété et exploitation, le colonialisme, etc.

MLB : Le socialisme de Polanyi va même jusqu’à interroger la dimension paysanne de la question matérielle.  

PC : Ça n’a l’air de rien aujourd’hui mais entre les deux guerres, presque la moitié de la population est liée aux activités paysannes. Or, le marxisme a réduit la question agraire au conflit entre travailleur et propriétaire. L’attachement du paysan pour la terre, l’attachement non économique mais mémoriel, moral, religieux, et la dépossession de l’identité paysanne qui suit la marchandisation de cette terre a été ignorée par le socialisme marxiste. A l’inverse, il a été confisqué et instrumentalisé par le conservatisme et, Polanyi ne s’encombre pas de nuances, par le fascisme et les totalitarismes, qui pouvaient se présenter comme les protecteurs de ce rapport mémoriel à la terre. Dans les années 20 et 30, la sanctification du rapport authentique à la terre est le thème central de la révolution conservatrice, chez Heidegger, chez Carl Schmitt sous une autre forme, chez Barrès bien sûr, et il ne reste pas beaucoup d’espace au camp de l’émancipation pour penser une relation au territoire qui ne soit ni nationaliste ni engoncée dans une vague idée de l’enracinement. Polanyi n’est pas le seul à sentir ce problème. En 1935, Canguilhem écrit un très beau texte Le fascisme et les paysans dans lequel il pointe la nécessité de s’adresser aux paysans qui sont séduits par l’idée que les gardiens de la terre ne sont pas socialistes mais nationalistes. Ernst Bloch en Allemagne s’intéresse aux millénarismes paysans pour la même raison, Marc Bloch en France à l’individualisme paysan également. Dans un contexte où la révolution soviétique a eu lieu non pas sur une base industrielle mais sur une base agraire qui est aussi une base nationaliste, panslavique, les marxistes d’Europe de l’Ouest sont doublement tétanisés. D’abord parce que les paysans de l’Ouest regardent davantage vers les nationalistes et les fascistes que vers le socialisme, mais aussi parce que les narodistes russes du début XXe ressemblent peut-être à des marxistes qui aiment la terre, mais ce sont surtout des ultranationalistes, avec comme souvent de fortes tendances antisémites. Donc cette question de savoir « qui sont les gardiens de quels types d’attachements ? » est au cœur du gigantesque débat de l’entre-deux guerres sur les classes sociales vulnérables aux discours nationalistes et fascistes et sur la façon de les réintégrer à la critique marxiste. Même Simone Weil s’inscrit dans ce débat. Lorsqu’elle est à Londres avec de Gaulle, elle écrit L’enracinement dans lequel elle affirme que si on veut reconstruire la France sans devenir des vassaux de l’empire américain, il va falloir le faire sur une base paysanne, ce qui implique un certain nombre de concessions du socialisme à l’égard de ces affects qui semblent un peu conservateurs de l’attachement, l’enracinement, etc. C’est extrêmement fin et profond, mais évidemment, même si l’intention n’est pas mauvaise, le niveau de prise de risque idéologique est énorme. Et, de fait, parce qu’ils n’ont plus le contexte en arrière-plan, elle est aujourd’hui récupérée par certains éco-conservateurs. La réception américaine de Simone Weil qui intègre l’histoire transatlantique qu’il y a derrière est beaucoup plus intéressante.

« Les Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens, mais aujourd’hui ce sont précisément des idéologies anti-démocratiques qui renaissent pour prolonger cette utopie de la croissance infinie. »

MLB : Puisqu’on est arrivé à la Seconde Guerre mondiale, reprenons notre pérégrination historique d’ici. Après la guerre, un nouveau régime énergétique, basé sur le pétrole et l’atome, se met en place qui coïncide avec une période de latence des questions écologiques ; c’est ce qu’on appelle la grande accélération.

PC : Je crois en effet qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale il y a eu comme une éclipse de la réflexivité environnementale au niveau de la pensée sociale et politique dominante. Elle a plusieurs causes : d’abord le traumatisme d’une idéologie politique qui faisait de la conquête territoriale et de ses ressources – le Lebensraum – son objectif explicite, mais aussi les affordances spécifiques, on pourrait dire les affordances négatives, du pétrole et de l’atome. Contrairement à ce qui se passe avec le charbon, le pétrole et l’atome sont presque invisibles dans l’espace qui nous entoure, parce qu’ils viennent de loin et sont très concentrés, et parce qu’ils ne donnent pas lieu aux mêmes rapports de forces sociaux [5]. Les coordonnés matérielles sont donc moins incorporées à la réflexion politique soit parce qu’elles sont invisibles, soit parce qu’elles sont considérées comme tabou : on veut toujours étendre les bases matérielles de l’économie, mais en prétendant le faire de façon pacifique et coordonnée.

Les grands planificateurs des Trente Glorieuses sont symptomatiques de cette éclipse. Chez Jean Fourastié par exemple, on trouve des chapitres extrêmement détaillés sur l’isolation des maisons, des fenêtres, sur le réfrigérateur, sur le véhicule individuel : il s’agit de créer un cocon domestique dans lequel le travailleur peut penser à tout sauf aux idéologies. Dans ce cadre, l’énergie ne peut pas être limitée car elle est l’éponge qui va absorber les idéologies, ce sale truc qui a mis l’Europe en guerre. On retrouve le même traumatisme chez les grands penseurs politiques de l’après-guerre : Aron, Arendt, et bien sûr Rawls. Qu’est-ce qu’il y a derrière son fameux « voile d’ignorance » ? Des quantités gigantesques de pétrole bien sûr, et l’assurance que l’on peut fonder un contrat social stable sur le pur jeu des intérêts individuels, sans considération pour ses appuis matériels. La conjonction contingente entre l’impératif de désidéologisation et la société de consommation apparaît nécessaire. Tellement nécessaire que même les critiques sociales les plus virulentes de ce capitalisme-là ne peuvent s’empêcher de radicaliser l’abondance. Marcuse, mais aussi les Situationnistes, rêvent d’une société de l’art, du jeu, une société d’ultra-abondance qui émancipe de tous les besoins, le même idéal qu’un Elon Musk aujourd’hui. Pour autant, il ne s’agit pas de faire une contre-histoire des Trente Glorieuses. Évidemment que c’est là qu’on a appris à polluer, mais moi ce qui m’intéresse c’est quand on pollue pour de « bonnes raisons ». D’une certaine manière, polluer pour mettre fin aux idéologies fascistes, je suis pour. À condition que ça marche. Ça a marché à l’époque, ça ne marche plus aujourd’hui et c’est précisément ce qui m’intéresse. Les arrangements techno-politiques des Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens mais aujourd’hui, outre le fait qu’à l’échelle globale ils ont été très injustes, ce sont précisément les idéologies anti-démocratiques voire proto-fascistes qui renaissent pour prolonger l’utopie de la croissance infinie. On peut difficilement trouver un paradoxe historique plus parlant : ce qui a été mis en place pour nous protéger des grandes explosions politiques est en train d’en provoquer une nouvelle.

« La pensée des risques et des limites c’est ce qu’on appelle l’environnementalisme, mais à mon sens il ne permet pas de résoudre le problème, il l’aggrave. »

MLB : Les années soixante-dix marquent la fin de l’éclipse. La double fin d’ailleurs. Les crises économiques consécutives aux décisions prises par l’OPEP, une organisation d’anciens pays colonisés, de relever le prix du pétrole mettent en lumière le facteur colonial de l’abondance. Parallèlement, la matérialité ressurgit à travers la question des limites et des risques environnementaux.

PC : La pensée des risques et des limites c’est ce qu’habituellement on appelle la naissance de l’environnementalisme. Dans le répertoire des catégories politiques modernes, ces notions apparaissent pour prendre en compte la nature, non pas seulement comme un champ de bataille pour le développement, mais comme quelque chose qui mérite une considération propre parce que vulnérable, parce que limitée et parce que génératrice de contrecoups négatifs. Mais, c’est ce que j’essaie de montrer, à mon sens l’environnementalisme ne permet pas de résoudre le problème. Au contraire, il l’aggrave parce que dans un cas il s’expose à une espèce de ré-enchantement du risque, ce que Jean-Baptiste Fressoz a appelé « l’apocalypse joyeuse [6] ». Le problème n’étant pas tant alors de limiter l’exposition au risque que de s’y préparer en se dotant des dispositifs assurantiels pour réagir. Je ne le dis pas dans le livre mais cela coïncide exactement avec la naissance du néolibéralisme et les travaux de Dominique Pestre ont bien montré comment cet environnementalisme-là était tout à fait disposé à travailler avec les institutions de gouvernance économique supranationales, notamment la Banque Mondiale, parce qu’ils avaient le même imaginaire intellectuel et idéologique. Du risque comme nouvelle forme de réflexivité moderne, c’est l’idée d’Ulrich Beck, on passe alors au ré-enchantement du risque, puis à l’adaptation et à la résilience. D’autre part, du côté des limites, l’environnementalisme s’expose à la réactivation d’un vieux fonds qui existe aussi dans l’imaginaire politique moderne, celui de la fin du monde, qui donne aujourd’hui la collapsologie.

« La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. »

MLB : Vous proposez plutôt de partir des efforts théoriques qui, eux, optent pour ce que Bruno Latour appelle la symétrisation : l’anthropologie, l’historiographie postcoloniale et l’histoire environnementale.

PC : C’est le moment douloureux du livre parce que j’affirme que le coût d’entrée dans le nouveau paradigme politique qu’il faut mettre en place est très élevé. Ça ne peut pas être juste, comme avec le risque ou les limites, un remaniement à la marge d’un aspect du pacte libéral : faire la même chose dans un milieu fini ou en pilotant les externalités. La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. On ne peut pas, pour le dire comme Philippe Descola, être révolutionnaire politiquement et conservateur ontologiquement ; ce qui implique de remanier le socle épistémologique propre aux sociétés modernes. Cela s’est fait de différentes manières, dans des traditions disciplinaires qui ne se connaissent pas et ne s’estiment pas nécessairement les unes les autres, mais qui toutes contribuent à la mise à distance de ce que j’ai appelé la double exception moderne : cette idée d’un peuple distinct des non-modernes et distinct du monde dans lequel il a décidé de s’installer. À l’époque où ces efforts épistémologiques ont commencé beaucoup de gens ont pris peur en disant qu’ils allaient détruire tout l’héritage des Lumières, qu’il ne resterait rien qu’un champ de ruines idéologiques, qu’une anomie intellectuelle qui ouvrirait la route au pire ; l’argument est d’ailleurs revenu après la victoire de Donald Trump. De fait, il y a de l’anomie épistémologique dans cet univers, comme toujours, mais si on essaye d’y mettre de l’ordre, on voit bien qu’en fait il s’agit toujours de revenir sur des ruptures de symétrie dans notre histoire : l’asymétrie de genre dont je ne parle pas, l’asymétrie entre nature/société et l’asymétrie Nord/Sud. Or, le point de recoupement entre les deux dernières c’est la question écologique. Donc il faut lire Claude Lévi-Strauss, Bruno Latour, Philippe Descola, Joan Martinez Alier, Dipesh Chakrabarty, entre autres, pour bien comprendre quelle est la nature de la menace à laquelle on fait face et quel genre de sujet politique va ou doit se constituer en conséquence. Les évidences ou les quasi-évidences qui nous viennent du XIXe siècle, du type, la menace c’est le marché et la réponse c’est la mobilisation du prolétariat, ne vont pas suffire, parce que trop dualiste, parce que trop occidentaliste, parce que trop ancré dans les coordonnées productionnistes modernes. Ce paradigme était très bien le temps qu’il a duré, dans les circonstances matérielles qui étaient les siennes, et je m’en déclare fièrement héritier, mais, disons, héritier inquiet. Les circonstances matérielles ayant changé, il faut que change aussi la forme du conflit social. Il y a une discontinuité matérielle qui produit une discontinuité dans les formes de conflictualité sociale. Si on ne l’accepte pas on va s’enfermer dans un paléo-socialisme inadéquat par rapport au type de monde dans lequel il se trouve.

MLB : Le socialisme est guetté par le risque du paléo-socialisme et l’environnementalisme a mené aux impasses de la résilience et de la collapsologie…

PC : Et j’ajoute : l’écologie c’est fini. L’attachement environnementaliste, la valeur verte, est une composante des alliances sociales qui peuvent aujourd’hui se prévaloir du statut de gardien, mais elle ne peut pas être la seule. D’autant plus que la construction intellectuelle et idéologique de l’écologie politique s’est faite dans une opposition aux classes populaires, dans une critique de la loyauté des classes populaires à l’égard du paradigme productif qui s’apparente à un mépris de classe qui la met en porte-à-faux dans son hypothétique statut de gardien.

« Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent. »

MLB : Quelles alliances sociales sont alors susceptibles d’assumer ce rôle de gardien du sujet politique de la crise climatique ?

PC : Je pense à une alliance de différents groupes. Un groupe plus radical des autonomistes, des zadistes, des gens pour lesquels le problème se pose en termes de transformation des modes de vie. Un autre groupe qui concentre les gens qui militent pour un nouvel État-social qui protège des risques sociaux et écologiques et qui mette en place des politiques publiques type Green new deal ; une sorte de jacobinisme vert plus facile à articuler aux demandes de justice industrialistes et qui fasse le trait d’union entre l’écologisme et la gauche anticapitaliste classique. Et un troisième groupe, en apparence beaucoup moins radical et surtout beaucoup moins nombreux mais beaucoup plus puissant, qui est celui des technocrates : une poignée de personnes à l’échelle de la population mondiale, mais capable de réorienter d’énormes flux de capitaux, de concevoir des infrastructures sobres, de mener la vraie lutte dans les banques, dans les cours de justice, etc. C’est ce que demandent les socialistes depuis Louis Blanc : de l’organisation ! Il faut que chacun de ces groupes apprenne à ne pas mépriser les deux autres parce que jusqu’à maintenant c’est grâce à ça que les libéraux dominent. La question des ZAD, par exemple, est très importante, et certaines sont allées très loin dans la mise en forme de nouvelles structures de propriétés. Et parallèlement, je rencontre de hauts fonctionnaires radicalisés, dont l’objectif de vie est de faire la peau au capital fossile et à certaines boîtes agroalimentaires. Des gens qui peuvent appliquer des modifications assez vites avec tout ce que ça implique de réadaptation : des nouvelles villes, de nouveaux systèmes de transports, etc. Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent.

MLB : On bute sur la question de l’échelle. Même si l’alliance entre ces groupes se fait, l’Europe est un nain économique et énergétique.

PC : C’est vrai, mais on sait aussi que l’économie est une chose très mimétique. Ce qui commence à se faire quelque part peut être répliqué ailleurs. Si ce sont les Américains qui commencent et que le mimétisme se fait chez nous et ailleurs, tant mieux. Mais ça peut aussi être nous, peu importe. Dans ma dérive centriste, j’irais même jusqu’à dire que le Green deal de Von der Leyen est bon à prendre. Évidemment, c’est sous-dimensionné, sous-financé, ce n’est pas ambitieux socialement, en gros c’est du capitalisme vert opportuniste, mais ça va faire naître des filières technologiques bas carbone, et puis cela peut avoir pour effet de donner envie au public d’en vouloir plus. Quand on aura constaté collectivement les premières évolutions, quand on aura démontré qu’il y a une voie, on pourra y aller vraiment en resocialisant massivement l’économie. Si on veut redessiner les villes, limiter la pression du marché de l’emploi sur la façon dont les gens se déplacent, on ne peut pas le faire sans resocialiser au sens classique du terme. Ça ne se fera peut-être pas sous la forme de la concrétisation d’un idéal mais en suivant un chemin technologique qui fait que la place du commun va grandir, presque par inertie. Si on veut limiter, absorber, contourner le choc climatique et, c’est encore plus urgent, préserver la biodiversité, il va falloir resocialiser. Si tu es centriste, tu commences par un capitalisme vert, si tu es de gauche, tu préfères faire les choses méthodiquement, en socialisant d’emblée, c’est plus rapide et plus efficace.

MLB : Mais est-ce que ça permet de répondre aux demandes de justice en préservant la démocratie ?

PC : C’est tout l’enjeu. Prenons l’exemple de la géo-ingénierie. Pour l’instant ça ne marche pas bien, on ne sait pas encore absorber du carbone efficacement à grande échelle, mais dans quelques années les technologies seront peut-être prêtes, et on ne parlera que de ça. Entre les mains de qui est-ce qu’on les place ? Celles d’Elon Musk, d’une agence d’État, ou d’une agence supra-étatique, et dans ce dernier cas avec quelle voix pour les pays du Sud ? Si c’est dans celles d’Elon Musk, il y a de grandes chances pour qu’il fasse de la géo-ingénierie au-dessus de son quartier de San Francisco et qu’il en fasse payer l’entrée. Pour l’instant c’est comme ça que les solutions sont conçues, comme des canots de sauvetage privés. À gauche, on est plutôt opposés à la géo-ingénierie puisqu’on se dit que c’est une solution technique qui escamote le problème politique de la pollution au carbone et on a raison. Mais quand la technologie existera elle sera mise en œuvre et si elle l’est autant qu’elle le soit dans des conditions socialement justes. Souvent, le bilan social des grandes innovations technologiques n’est pas terrible, elles ne font que consolider les inégalités ; si on essayait de viser mieux ? Ce sont des débats et des luttes qui vont arriver très vite, auxquels il faut se préparer parce qu’ils vont rebattre les cartes. Pour l’instant, on fait des COP avec les ONG, mais bientôt ce sera un Yalta du climat qu’il va falloir organiser – ce sera tout autre chose. L’écologie, c’est la vie bonne et de nouvelles habitudes de consommation, mais c’est aussi la guerre et la paix, l’ordre global. Ce sont des questions d’étatisation, de reconstruction, de planification sous contrainte : c’est de la grande politique.

 

[1] Antonin POTTIER, Comment les économistes réchauffent le climat et https://www.cairn.info/publications-de-Antonin-Pottier–100119.htm

[2] Voir les travaux de l’historien Kenneth POMERANZ et notamment, Une grande divergence – La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2010.  

[3] William Stanley JEVONS, The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, 1865

[4] Antoine MISSEMER, Les Économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931), Classiques Garnier, 2017

[5] Voir, Timothy MITCHELL, Carbon Democracy : le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013.

[6] Jean-Baptiste FRESSOZ, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.

Quel legs intellectuel pour la postmodernité ?

© Wolfram Huke

Les symptômes identitaires de l’activisme postmoderne font aujourd’hui partie du paysage sociopolitique et sont souvent l’objet d’une médiatisation intense. Pourtant, la pensée qui les sous-tend n’est pas toujours bien comprise. Les théoriciens de la postmodernité demeurent ambigus à ce sujet et ne font pas toujours l’économie de contradictions ni d’incohérences inhérentes à l’idée qu’il n’existe pas de connaissance stable. Un moment considéré comme un phénomène de mode intellectuel, son influence a dépassé les frontières universitaires pour s’insinuer dans le domaine public, en Europe comme outre-Atlantique et dans le reste du monde.


 

L’heure du bilan : où en est-on avec la postmodernité ?

La sorte de confusion dans laquelle le concept de postmodernité demeure enlisé depuis maintenant quelques décennies force l’interrogation. Comment opérer la synthèse d’une notion revendiquée par des disciplines aussi diverses que l’architecture, la littérature ou encore la philosophie ? Qu’y a t-il de commun entre l’usage qu’en font les auteurs ou artistes américains et européens ? Plus encore, y a t-il un sens à reconstituer une pensée qui réfute l’existence d’une réalité stable, qui intègre les incohérences et les contradictions, qui semble se définir essentiellement par la négation et qui ne se théorise elle-même jamais en tant que telle ?

L’envers refoulé de la modernité est mis à nu, son universalisme occidental dénoncé et moqué. L’abandon d’une référence à une quelconque temporalité, lorsque les modernes étaient focalisés sur l’avenir et les pré-modernes centrés sur la tradition, fait que la postmodernité investit plutôt le champ de l’espace.

Plusieurs caractéristiques paraissent tout de même récurrentes dans les nombreuses références qui sont faites à la postmodernité. Parmi elles, la critique unanime de ce que Habermas qualifie de “projet moderniste”1 et de l’idéologie du progrès dans ce qu’elle a de linéaire ou d’axiologique. L’horizon marxiste, la sublimation freudienne ou encore la conception hégélienne de l’histoire et leurs promesses déchues sont délaissées au nom du refus de reporter à l’avenir la jouissance et de se référer à la raison comme totalité transcendante. L’envers refoulé de la modernité est mis à nu, son universalisme occidental dénoncé et moqué. L’abandon d’une référence à une quelconque temporalité, lorsque les modernes étaient focalisés sur l’avenir et les pré-modernes centrés sur la tradition, fait que la postmodernité investit plutôt le champ de l’espace. Chez Baudrillard, la postmodernité consacre certes l’avènement des problématiques de l’espace, mais en tant qu’il devient virtuel, et qu’il se présente comme message plus que comme réalité.

Les philosophes à l’origine de la majeure partie de la littérature postmoderne sont nourris à l’anti-réalisme (refus de l’existence ou de l’accessibilité d’une réalité objective aux moyens de la pensée) de Nietzsche et Heidegger, desquels ils conserveront l’idée d’un rejet du concept d’individu unifié et cohérent. Pour Adorno (1966, Negative Dialektik), la raison devient instance de domination dans sa dialectique négative, où il défend l’idée d’un fossé entre le sujet et les objets dont la pensée ne peut se saisir intégralement. Dans la généalogie de Foucault, qu’il endosse comme étant une histoire de l’émergence des discours et des savoirs, le sujet est le produit de dispositifs de pouvoir (discours, institutions, aménagements architecturaux, etc.), lorsque chez Derrida, la conscience de l’individu est une illusion qui émane du langage. L’humanisme libéral de la modernité est perçu comme une naïve tentative d’universaliser une expérience occidentale et masculine. La science n’est pas épargnée dans sa quête d’une connaissance objective, assimilée à une institution oppressive reposant sur des présupposés bourgeois et occidentaux.

L’intellectuel postmoderne affiche une méfiance à l’égard des mécanismes de totalisation c’est-à-dire des grandes idéologies systémiques qui engagent une vision et une explication compréhensive du monde. Plutôt que de se lancer dans la quête moderniste du sens, les écrivains postmodernes étudient la possibilité même du sens. Le romancier critique Dale Peck décrit la postmodernité comme une tendance “qui s’est systématiquement dépouillée de toute capacité à commenter autre chose que sa propre incapacité à commenter quoi que ce soit.” À cela s’ajoute la difficulté supplémentaire d’inscrire la postmodernité dans une temporalité puisque cela impliquerait d’admettre l’idée d’une progression, puis d’admettre l’idée de progrès, elle-même critiquée par les penseurs postmodernes. 

Baudrillard et l’hyperréalité 

L’hyperréalité, concept théorisé par Baudrillard (1981, Simulacres et simulations) semble être une autre constante lorsque l’on se réfère à l’ère postmoderne. La volonté de transformation ou de transmission sociale est remplacée par celle de la gestion du bien-être présent. Le simulacre remplace et norme la réalité de l’individu qui puise ses standards dans une virtualité où tous les possibles cohabitent. La valeur-signe remplace progressivement la valeur intrinsèque et réelle à mesure que le paradigme de la consommation fait du consommateur un individu stimulé par des valeurs artificielles, qui trompent la conscience en lui faisant attribuer des valeurs plus réelles que le réel même.

Lyotard et la fin des métarécits

Dans La condition postmoderne (1979), Lyotard attire quant à lui l’attention sur ce qu’il qualifie de fin des métarécits, sorte de récits englobant et cohérents, porteurs d’une idéologie aussi bien explicative que normative. La focalisation du discours se fait désormais sur la narration subjective, le ressenti de l’oppression, ou le témoignage. Cette pluralité des petits récits constitue selon lui le seul critère satisfaisant pour ne pas enfermer la condition humaine dans un seul grand récit qui de toute façon échouera à saisir la complexité du réel. Le concept de lutte des classes laisse place à celui de victime et à la figure transversale de l’opprimé. En privilégiant l’expérience vécue par rapport à l’étude des superstructures, il promeut une version du pluralisme qui priorise les opinions des groupes minoritaires.

Le point essentiel, s’agissant de la critique des grands récits, est l’affirmation selon laquelle il n’y aurait plus de langue universelle qui viendrait recouvrir la totalité des jeux de langage (soit des sous-ensemble du langage dotés de leurs termes et usages propres), et qui pourrait, d’une certaine manière, en assurer la traductibilité. Il revient alors pour Lyotard de développer au maximum les expérimentations, les inventions, les nouvelles propositions de pensée. Les notions de paradigme et de jeux de langage peuvent devenir des outils pour provoquer de nouvelles possibilités de recherche.

L’éclatement de l’individu foucaldien

Bien qu’il ne s’en réclame pas directement, le travail de Michel Foucault est souvent considéré comme un des ferments de la pensée postmoderne. Dans son approche archéologique2, la connaissance est un produit direct du pouvoir. Le savoir s’inscrit toujours dans une culture donnée et à un instant donné, les individus étant eux-mêmes culturellement construits (“L’individu, avec son identité et ses caractéristiques, est le produit d’une relation de pouvoir exercée sur les corps, les multiplicités, les mouvements, les désirs, les forces.” 2006, Le débat Chomsky – Foucault : On human nature). Pour ce qui est de la détermination sociale des individus, Foucault ne laisse presque aucune place à l’action individuelle, prise dans les rouages de dispositifs de pouvoir, et présente le féodalisme médiéval et la démocratie libérale moderne comme également oppressants, préconisant la critique et l’attaque des institutions pour démasquer leur violence politique. 

Qu’à cela ne tienne, l’individu postmoderne ne se satisfait ni ne se reconnaît plus dans un modèle fixe d’identité et revendique une pluralité d’identités. Cette crise de l’individu moderne et du sujet cartésien est un des bouleversements de la postmodernité. Le je est multiple et peut appartenir à plusieurs communautés, le modèle familial stable est remis en question. En cela, l’Internet, qui joue définitivement un rôle majeur dans l’avènement de la postmodernité, agit comme une mémoire collective permanente, et facilite la rupture du contrat social moderne qui ne correspond plus aux exigences de ces individus se référant à des identités multiples. La société, les identités collectives et individuelles sont bousculées, l’offre marketing et la publicité s’en font le reflet. La juxtaposition des modèles sociaux et des valeurs de référence (comme dans la culture rétro-hipster) au nom du droit d’être soi-même légitime tous les modes de vies. C’est la fin, selon Michel Maffesoli, de la référence universaliste comme terreau de la république une et indivisible, au nom d’une volonté de réchapper à l’uniformisation qui enferme l’individu sous une identité fixe.

Inversion derridienne

Le concept d’inversion se retrouve fréquemment lorsqu’il est question de postmodernité. Pour Derrida (1967, Positions), qui s’appuie sur la notion wittgensteinienne du jeu de langage3, la signification des mots renvoie à leur usage. Plus encore, les concepts n’ont de sens les uns qu’envers les autres et ont acquis dans notre culture des connotations positives ou négatives. Le sens n’est jamais définitif, mais est construit par les différences, en particulier par les oppositions dont il entend dévoiler la nature culturellement construite, arbitraire et inégale. Le lecteur ou l’auditeur donne son propre sens tout aussi valable et chaque texte engendre “à l’infini de nouveaux contextes d’une façon absolument insaturable (1972, Signature, p.381)”

Ainsi, le concept masculin est connoté positivement par rapport à celui de féminin. Derrida prône alors un renversement hiérarchique de ces valeurs pour tourner en dérision ce qu’il perçoit comme des avatars de la pensée moderniste. C’est par exemple la base de la misandrie ironique, sorte de contre-pied par rapport à des stéréotypes considérés comme misogynes, poussés dans leurs excès de façon à les ridiculiser. Comme ces valeurs n’ont rien d’intrinsèque, il s’agit pour l’individu de les utiliser à bon escient. Ainsi le temps libre devient valorisé par rapport au travail, etc., dans le but de déconstruire ces représentations.

L’abandon du modèle représentatif pour celui du jeu de langage fait écho au doute qu’entretiennent certains penseurs postmodernes vis-à-vis de notre capacité à caractériser le réel. La phase postmoderne témoignerait d’une opacité croissante de la connaissance remettant en cause la capacité du langage à saisir ce réel. Les individus font preuve d’attentes liées aux sens, au corps, et non plus seulement à la connaissance rationnelle. C’est ce que le sociologue Michel Maffesoli (2018, Être postmoderne) qualifie de phénomène d’hétéronomie collective consacrant l’individu sur le corps politique. 

French theory : des universités américaines jusqu’à la société, en passant par la CIA

À mesure que l’épopée postmoderne continue à se diversifier, sa phase déconstructive devient secondaire, laissant place au développement d’une politique identitaire. Dans son article Quand la CIA s’intéressait à Foucault, Derrida et Althusser, Violaine Morin, journaliste au Monde raconte la genèse de ce qui sera appelé la French theory : “En 1985, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Roland Barthes ou Jacques Lacan, en perte de vitesse en France, rencontrent un succès grandissant sur les campus américains. Leurs textes, constitués en un corpus baptisé French Theory, entrent d’abord dans les départements littéraires de la côte Est, avant d’essaimer dans la création des cultural studies. Dans les universités américaines apparaissent des départements de black studies, women’s studies, postcolonial studies”.

Ce séjour américain de la French theory semble avoir donné à son interprétation une teinture identitaire et communautariste face à un public moins sensible au concept de classe sociale qu’à celui d’ethnie ou de genre.

Ailleurs que dans les universités américaines, la French Theory fait parler d’elle jusqu’à la CIA qui suit ces travaux avec attention et se réjouit d’une pensée qualifiée d’anti-marxiste ayant fini d’achever la décomposition de la gauche en France et au-delà.

Le relativisme historico-culturel foucaldien implique que les individus se forment par rapport aux idées culturelles dominantes, induites par des dispositifs de pouvoir, soit en tant qu’oppresseurs, soit en tant qu’opprimés. Judith Butler s’est inspirée de cette idée pour son rôle fondateur au début des années 90 dans l’élaboration de la théorie queer axée sur le caractère culturellement construit du genre, tout comme Edward Said (1978, L’orientalisme) dans un rôle similaire pour le postcolonialisme, l’étude des conséquences du colonialisme, et Kimberlé Crenshaw en 1989 dans sa conceptualisation de l’intersectionnalité, notion sociologique désignant la superposition de strates d’oppression que subissent certains individus. 

De nombreux militants et intellectuels postmodernes succédant à cette génération de penseurs ont appliqué leurs préceptes à un éventail de plus en plus diversifié de disciplines des sciences sociales et humaines. La pensée qu’ils développent suppose que la culture place en perpétuelle concurrence un nombre d’histoires dont la légitimité dépend moins d’une norme indépendante que d’une acceptation dans leur communauté respective. L’individu est propagateur ou victime d’un discours en fonction de sa position sociale ; une position qui dépend de l’identité plus que de l’engagement individuel en société. Les expériences vécues, les récits et les croyances des groupes marginalisés se retrouvent au premier rang, au risque parfois d’évacuer trop rapidement certaines valeurs héritées des Lumières, et de remettre excessivement en cause la science4au motif qu’elle serait une institution nécessairement oppressive et totalisante.

Alors que les premiers postmodernes ont surtout remis en question le discours par le discours, les activistes motivés par leurs idées deviennent plus autoritaires et suivent ces idées jusqu’à leur conclusion logique. La nécessité d’argumenter un cas de manière convaincante en utilisant un argument raisonné est maintenant parfois remplacée par des références à l’identité, des utilisations abusives de la terminologie liée au genre, à la race ou à la sexualité. Cette nouvelle orthodoxie langagière élimine la raison en tant qu’arbitre des différends, obligeant à résoudre les conflits politiques par la violence ou l’anathème. En contexte dit postmoderne, un individu contesté dans ses croyances morales et politiques peut invalider toute critique sous prétexte que la raison elle-même serait construite par des dispositifs de pouvoir qui marginalisent son opinion. Les universitaires de la gauche postmoderne et les activistes de la ‘Social Justice’, abreuvés d’interprétations valorisant le biais de confirmation abusent parfois d’un pouvoir autoritaire invisible bien qu’apparent à tous les autres via son emprise sur le discours.

Ce genre de dérive intellectuelle indirectement issue de la pensée postmoderne ne se limite pas au milieu universitaire. Les idées relativistes, complotistes, la sensibilité au langage politiquement correct et l’obsession identitaire ont souvent cours dans la société en général. Il est devenu banal de constater que l’extrême droite utilise désormais la politique identitaire et le relativisme épistémique de la même manière que la gauche postmoderne. Bien sûr, certains éléments de l’extrême droite ont toujours été source de division pour des raisons de race, de sexe et de sexualité et sont sujets à des opinions irrationnelles et anti-scientifiques ; mais la postmodernité a produit une culture plus largement réceptive à cela, en plus de s’être fragmentée dans son exigence de pureté.

Ailleurs que dans les universités américaines, la French theory fait parler d’elle jusqu’à la CIA qui suit ces travaux avec attention et se réjouit d’une pensée qualifiée d’anti-marxiste ayant finit d’achever la décomposition de la gauche en France et au-delà.

Quelques limites conceptuelles : hypermodernité5 vs postmodernité

En réalité, il est possible de distinguer deux phases didactiques de la pensée postmoderne. Celle plutôt nihiliste et négative d’une déconstruction de ce qui est perçu comme incarnant les institutions et les normes modernes, mais sur un mode opératoire qui pourrait finalement se référer aux critères modernistes dans leurs aspects critique et désenchanteur, puis une seconde phase que l’on pourrait qualifier de révolutionnaire, qui tente d’esquisser un projet politico-identitaire qui soit fondé sur la tolérance et la pluralité. Ainsi l’apparente hétérogénéité des discours fondateurs de la postmodernité fait peut-être finalement preuve d’une certaine cohérence, bien qu’elle puisse aussi mener à un relativisme épistémologique intenable dans sa version radicale.

Pour Richard Rorty, si l’échec philosophique des Lumières est manifeste, son succès politique l’est tout autant. L’abandon de la conception métaphysique d’une connaissance de la réalité inaccessible n’empêche en rien de continuer à lutter pour les libertés civiles, la démocratie ou encore la résistance aux autorités de natures arbitraires ou religieuses. 

De même, Jürgen Habermas, qui partage pourtant l’idée que nous puissions assister à l’avènement d’une condition postmoderne et qu’une partie des postulats avancés par ses précurseurs soient pertinents, se montre plus réticent face au programme de démolition que tout cela implique. Sa critique logique au sujet du problème de l’auto-référentialité dans la philosophie postmoderne est sûrement la plus notable. Il reproche notamment à ces concepteurs de réduire le projet moderniste à sa dimension négative, puis, en excluant le rôle dominateur de la raison, de s’exclure par là même des normes de justification et d’argumentation du discours. Il affirme notamment que Derrida et Foucault, comme Nietzsche et Heidegger avant eux, commettent la même contradiction dans leurs critiques de la modernité en ayant recours à des concepts et des méthodes que seule la conception moderne de la raison est à même de fournir. Le constat de départ que fait Lyotard constitue lui-même un méta-narratif, auquel il souscrit, et qui reflète sa condition, celle de son appartenance à un cercle restreint, académique et bourgeois. De la même façon que les prétentions de Foucault à propos de la contingence historique du savoir produisent un discours, qui se fait lui aussi le reflet d’une contingence historique, et qu’une interprétation radicale du déconstructivisme derridien, donnerait à ses longues dissertations sur le logocentrisme le même degré d’autorité épistémique qu’un ouvrage de scientologie.

La fragmentation de l’individu, apparemment caractéristique du moment postmoderne, a pu représenter pour ses auteurs une émancipation de l’individu vis-à-vis de son carcan social. Mais il semble au contraire qu’il s’agisse d’une tendance obéissant plutôt à un métarécit supplémentaire, celui de la flexibilité, qui paraît animer nos sociétés contemporaines.

Si les grands récits contiennent sans doute un danger intrinsèque, et si les structures du langage déterminent en grande partie notre pensée, ce constat encourage finalement plus un scepticisme à l’égard du langage et des récits qu’une mise au rebut inconditionnelle des Lumières. Cette crise de la modernité, cette impossibilité de dire l’époque en tout cas à la manière des grands récits d’antan, semble davantage annonciatrice d’une modernité remaniée que d’une révolution postmoderne dont les penseurs en question pourraient bien avoir surestimé la supposée découverte.

La pensée postmoderne offre une critique de la modernité sans pour autant parvenir totalement à la dépasser, ni à fournir de contre-modèle sous peine de tomber sous la critique même qu’elle déploie. L’articulation faite par Foucault entre savoir et pouvoir comme notions indistinctes instaure de fait une position de doute par rapport à la fondation de toute connaissance. Le chercheur, par conséquent, doit adopter une position critique par rapport au savoir qu’il est lui-même en train de développer. Il est question d’une autocritique constante, ce qui rend cette position délibérément instable. La postmodernité est plus à prendre comme une inflexion de la modernité, peut-être un passage transitoire vers un prochain grand récit, une forme de paradigme qui semble malgré tout persister. La fragmentation de l’individu, apparemment caractéristique du moment postmoderne, a pu représenter pour ses auteurs une émancipation de l’individu vis-à-vis de son carcan social. Mais il semble au contraire qu’il s’agisse d’une tendance obéissant plutôt à un métarécit supplémentaire, celui de la flexibilité, qui paraît animer nos sociétés contemporaines.


1 Projet d’ordonner la société autour de la raison comme norme transcendantale.

2 Les écrits de Foucault constituent un hybride de philosophie et de recherche historique, tout comme Lyotard combine les jeux de langage de l’expert et du philosophe. Ce mélange de philosophie avec des concepts et des méthodes d’autres disciplines semble caractéristique de la postmodernité.

3 La signification réelle d’un mot est dans son usage, car la définition verbale conduit à une régression à l’infini et la définition ostensive est insuffisante.

4 B. Latour, Le métier de chercheur : « … À l’évidence, l’émergence d’un fait [scientifique] résulte d’un processus social de construction qui se déroule à l’intérieur de la communauté scientifique. Tout le problème du chercheur consiste donc à faire émerger des faits, qui vont lui permettre d’obtenir une certaine reconnaissance, un certain crédit. »

5 Gilles Lipovetsky (Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004), lui, choisit plutôt de qualifier notre époque d’hypermodernité capitaliste indiquant une marchandisation croissante de la vie sociale depuis le milieu des années 80. Les illusions de la période postmoderne qu’il situe comme une brève utopie des années 60, nous ont fait passer d’une société de l’épanouissement de soi à une société de l’obsession de soi. C’est l’avènement d’un âge hédoniste libertaire recentré sur l’individu. L’extinction des repères et des structures d’encadrement respectant les traditions, et la toute-puissance de la société de marché, auraient débridé la modernité qui s’élève alors à la puissance superlative : tout y devient “hyper”. Le paradigme de l’efficacité remplace celui de la légitimité, la gestion celle du politique, le primat des organes de régulations autoréférentielles et automatiques comme le marché, les technologies ou les médias, ne se rapportant qu’à leur propre expansion, remplace les institutions politiques. Les agents calquent leur comportement relativement à un calcul de gain ou perte, de compétitivité et de résolution de problème.

« La relance de la sociologie est une partie essentielle d’une nouvelle stratégie socialiste » – Entretien avec Francesco Callegaro

Jaures

Francesco Callegaro est philosophe. Originaire d’Italie, il s’est formé en France où il a soutenu une thèse sur l’autonomie sous la direction de Vincent Descombes. Il a ensuite rejoint le LIER-FYT, laboratoire de l’EHESS qui cherche à relancer l’ambition de la sociologie, par un croisement fécond avec la philosophie et l’histoire, la linguistique et le droit. Il a participé à ce travail collectif en publiant La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, puis en dirigeant le numéro de la revue Incidence Le sens du socialisme. Depuis 2016, il a quitté la France pour l’Argentine. Il enseigne philosophie, sociologie et histoire conceptuelle à l’Universidad Nacional de San Martin (UNSAM), Buenos Aires. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Sa recherche porte sur le socialisme français et la question juive. En croisant philosophie, sociologie et psychanalyse, ils confrontent dans cet échange en deux parties le populisme de Chantal Mouffe et Laclau au socialisme qu’ils repensent à nouveaux frais et à la situation politique actuelle en Argentine et en Europe. Deuxième partie. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl – Si je résume votre critique de Chantal Mouffe, elle consiste à dire que son populisme de gauche ne sort pas du cadre du libéralisme. Il n’en serait qu’une variante égalitaire. C’est du même coup vers le socialisme qu’il faudrait se diriger. Le socialisme ne part pas de l’individu, comme le libéralisme, et pas non plus de la nation ou de l’Etat, comme le conservatisme, plus ou moins réactionnaire. Il part de la société, ce qui veut dire aussi des acteurs et des groupes qui la composent. C’est ce que dit son nom. Mais qu’en est-il alors du peuple ? 

Francesco Callegaro – La rencontre entre la société et le peuple s’est faite à la suite d’une « heureuse équivoque ». C’est l’expression qu’utilise Comte dans son Discours sur l’ensemble du positivisme, écrit en 48. Surtout en français, nous dit-il, « le mot peuple rappelle sans cesse que les prolétaires ne forment point une véritable classe mais constituent la masse sociale d’où émanent les diverses classes spéciales[1]». Ici, dans la sociologie naissante, le terme « peuple », comme l’a souligné à juste titre Bruno Karsenti, a pris une signification irréductible au sens hérité de la politique du droit naturel.[2]Si le peuple en tant que masse sociale n’a rien en commun avec le sujet politico-juridique du libéralisme, c’est qu’il n’en partage pas les traits constitutifs.Loin d’être le produit d’une abstraction qui rend tous les sujets homogènes, il se caractérise au contraire par son hétérogénéité interne. Surtout, ce peuple n’est pas universel, je veux dire qu’il n’inclut pas tous les individus : l’immense majorité, pour reprendre une expression que l’on retrouve souvent sous la plume de Saint-Simon et de Marx, comme de Durkheim et Mauss, pour être immense, n’est pas moins une partie. Ce n’est pas tous. C’est ce qui déplace la question du pouvoir : la démocratie n’est plus la souveraineté du peuple-tous, sur le plan de la représentation, c’est le gouvernement du peuple-partie, en dessous, à travers et au-delà de la représentation, l’autogouvernement de la masse sociale d’où émanent diverses classes spéciales. De ce point de vue, la véritable réactivation de la démocratie a été une répercussion du socialisme. C’est un fait historique attesté, même si l’on tend à l’oublier.

MLB – Cette définition de Comte, est-ce la définition sociologique du peuple ?

F.C. – Non, je n’irai pas jusque-là. Je dis seulement qu’au niveau historique, au niveau philologique, au sens de Gramsci, il y a une tradition alternative à la tradition libérale prédominante dans laquelle le peuple n’est qu’une construction politico-juridique, incluant tous les individus, donc aussi l’oligarchie à laquelle devrait s’opposer le peuple de gauche. Dans cette tradition alternative, le peuple a préservé son référent réel, sans être pour autant réductible à cette autre figure de l’homogène qui hante la pensée de Schmitt, la nation ethnique. C’est un peuple lié au travail, qu’on ne peut comprendre que si on y introduit la division qui rend possible la coopération : il y a ici un sens distinctif du lien social qui tient à la répartition et à la coordination des tâches en vue d’une œuvre commune. On en a fait une affaire de plans bureaucratiques, alors qu’il s’agit d’un mode de la solidarité, comme l’a d’ailleurs montré Durkheim. Cela dit, il faudrait suivre plus loin le destin de ce peuple, inséparable du destin d’une démocratie se situant en deçà et au-delà de la scène représentative. Le fait que cette tradition ait persisté dans le langage commun ne suffit pas à en démontrer la consistance.

MLB – Comment reprendre alors cette tradition ? Il en va de la possibilité de défier le dispositif libéral avec un populisme qui serait cette fois-ci solidaire d’un peuple réel.  

F.C. – On a besoin sur ce point d’une reprise sociologique. Car si le socialisme a réinventé la politique moderne, en logeant le savoir au cœur de la politique, il reste, malgré tout, une idéologie. C’est inexact de le réduire à un cri de douleur, à une série de plaintes et de demandes. Mais l’exigence d’un retour à l’action lui est aussi inhérente, ce qui veut dire qu’il s’expose aux risques d’une pensée pressée. La sociologie suppose un effort supérieur de distanciation, d’où sa proximité avec la philosophie. C’est la marque de sa distinction par rapport au socialisme. Pourtant, depuis cette distance, elle préserve un lien avec la source de son regard sur la réalité. De ce fait, la sociologie opère une rupture singulière vis-à-vis du sens commun. J’y faisais allusion la dernière fois, en parlant de retour au réel des rapports. C’est ce qu’a très bien décrit Bruno Karsenti dans l’introduction de son livre, D’une philosophie à l’autre[3]. Contrairement aux sciences naturelles qui se débarrassent des concepts ordinaires, la sociologie ne rompt avec le langage commun que pour en retrouver le noyau de vérité. Elle doit parler comme nous, en quelque sorte. C’est donc de son travail que l’on peut attendre une récupération du peuple. C’est elle qui devrait nous dire ce qui s’y cache, encore aujourd’hui, si l’on sort des fictions juridico-rhétoriques.

MLB – Si je reprends la tâche conceptuelle que Durkheim a placée au fondement de toute enquête sociologique, le premier problème à résoudre concernerait la définition du critère d’appartenance. Si ce n’est pas tous et chacun, comme dans la théorie libérale, il y a bien un principe qui doit faire le partage entre nous et eux.   

F.C. – C’est le problème qu’ont essayé de résoudre Laclau et Mouffe. Le terme de critère fait penser à des propriétés objectives qu’on pourrait établir abstraction faite de la relation que les sujets établissent avec la classification qui en résulte. Ce que Mouffe appelle anti-essentialisme revient à refuser la possibilité de classifications objectives de ce genre. Laclau et Mouffe ont pourtant oublié un trait singulier de ces sujets qu’ils cherchent à ne pas enfermer dans des classifications : c’est que les sujets se classifient eux-mêmes et parfois avec une satisfaction étonnante. On peut être tout à fait fier de faire partie du peuple, je veux dire de cette masse hétérogène qui soutient la société, le revendiquer et même y ordonner sa vie. C’est tout à fait sensible en Argentine. Cette appartenance y est d’abord liée au travail et à la lutte pour la participation et la justice.

« Le socialisme doit partir des mouvements sociaux et de leurs créations »

MLB – On pourrait alors chercher le peuple là où se donnent à voir des réponses aux logiques sociales qui produisent de l’injustice. Celles et ceux dont les conditions de vie sont prises dans les dynamiques sociales qui créent des injustices reconnaissables comme telles par la société, voilà le peuple.

F.C. – C’est une bonne hypothèse, à condition de préciser un point : l’analyse réflexive de la société, dont la sociologie est le corrélat, est précédée par le travail que font déjà les groupes présents dans la société pour dénoncer les injustices subies et surtout pour y remédier. On met trop l’accent sur les plaintes, on oublie qu’il y a un au-delà de la demande. Le désir de justice ne s’épuise pas dans la demande de réparation. Si vous reprenez le chapitre de Mauss sur le socialisme, ce qu’il souligne, en contrepartie de la perception du social, c’est l’extraordinaire créativité des masses. Mauss y met un accent à lui, mais les faits qu’il avance sont parlants : syndicats, mutuelles, coopératives, etc. Autrement dit, le socialisme doit partir des mouvements sociaux et de leurs créations, pour autant qu’ils sont le fruit de masses plus ou moins organisées. C’est dans cette activité que se produisent les réponses qu’il faudrait ensuite savoir synthétiser. On est très loin de la « chaîne d’équivalence » de Laclau et Mouffe.

MLB – Le peuple de gauche serait ainsi le lieu où l’on cherche à remédier activement aux injustices. Peut-on dire qu’il s’agit de l’endroit où l’on produit de la solidarité ?   

F.C. – Durkheim avait très exactement cette position. A ses yeux, les classes populaires jouissaient, du point de vue sociologique, d’un privilège certain, en ce qu’elles représentaient la voie d’accès à l’endroit de la société où s’élabore une idée plus élevée de justice, en réponse à des situations d’injustice. C’est bien de production de solidarité qu’il s’agit, en effet. Car quoi qu’on en dise, le concept de solidarité est indissociable d’une référence à la justice. Il ne s’agit pas d’un concept purement fonctionnel : l’interdépendance ne produit une forme spécifique de solidarité que parce que la coopération subvertit les relations d’exploitation inhérentes au capitalisme. Durkheim était sur ce point sur la même ligne de Marx. Il voyait la classe ouvrière comme le point le plus exposé d’une logique économique affectant la société dans son ensemble et du même coup le foyer d’une politique ayant à embrasser l’ensemble des sphères, du fait même que le capital, ce fait social totalisant, tendait à pénétrer partout. Pour rejoindre notre présent, il faudrait alors reprendre et même développer les analyses d’auteurs qui, comme Karl Polanyi, ont déployé une perspective sociologique analogue, pour écrire l’histoire du capitalisme au XXème siècle. C’est ce que fait mon collègue d’ici, le sociologue Alexandre Roig, en croisant Mauss et Polanyi avec l’Ecole régulationniste.

« Ce qui manque au socialisme c’est une organisation, des intellectuels, pas les aspirations socialistes »

MLB – Qu’en est-il dès lors de la politique, dans ce cadre aussi social que total? 

F.C. – L’adoption d’un regard à la fois socialiste et sociologique suppose un élargissement de la politique, Mauss y a insisté à plusieurs reprises. Dans cette perspective, le peuple se configure en effet comme la partie du tout où le tout commence à se penser en tant que tel, dans la solidarité qui l’innerve et doit l’innerver, à travers toutes les sphères d’interaction, bien avant que l’État n’intervienne. Il s’agit de la partie de la société dans laquelle surgit la politique, au sens non pas de cet affairement autour du pouvoir auquel se réfèrent les politistes qui ont lu Max Weber, mais bien en ce sens ancien, situé sur le bord de la modernité libérale, qu’évoque Mauss dans la dernière phrase de son Essai sur le don: l’« art suprême » en quoi consiste la « direction consciente » de la « vie en commun »[4]. C’est « la politique au sens socratique ». Cet art est démocratique lorsqu’il est pris en charge par la pluralité de groupes hétérogènes qui composent la masse sociale, se faisant peuple du fait même d’assumer une telle charge à un degré significatif. Telle est la définition du peuple et de la démocratie qu’on a perdu de vue suite à la glaciation politique des trente dernières années. Personne n’en parle, ni au Parti Socialiste, ni même à la France Insoumise.

MLB – Comment expliquez-vous cette glaciation ?

F.C. – Il faudrait l’expliquer sociologiquement. Cyril Lemieux a amorcé une recherche sur le socialisme en tant que tendance historique et sur les classes populaires comme le lieu, dans la société, où la conscience de la société commence à émerger. Il faudrait lui demander ce qu’une approche en termes pragmatiques, sensible aux classifications spontanées des acteurs auxquelles je faisais allusion tout à l’heure, permet de mettre en évidence quant à la persistance du peuple. L’hypothèse qu’on partage, c’est qu’il ne faut pas chercher le socialisme là où l’on croit le trouver, c’est-à-dire dans les discours et programmes des partis. Pour autant, le fait qu’ils ne rendent pas visible le peuple et même qu’ils tendent à l’occulter ne veut pas dire que le socialisme soit absent. Dans les pratiques et les discours, il y a des revendications de justice sociale, de démocratie réelle, des agencements surtout, où l’on peut identifier des traces significatives – mais il faudrait faire des enquêtes sérieuses pour le démontrer – du socialisme tel qu’on vient de le définir.

MLB – Le socialisme et son peuple sont donc absents sur le plan de l’expression explicite, politique et théorique, pas dans la réalité.  

F.C. – Ce qui manque, c’est une organisation, des intellectuels, pas les aspirations socialistes. Aspirations, pas au sens de rêveries, mais d’engagements et d’actions, de pratiques concrètes, voire d’institutions. C’est la symbolisation théorique qui manque, ce qui laisse la place libre à une capture par des discours et des programmes non socialistes. La sociologie est très en deçà de la tâche que lui avaient fixée ses fondateurs, du moins en France. Il y a des sociologues militants qui en sont venus à envisager leur fonction comme consistant à donner une voix aux sans-voix. C’est tout de même extraordinaire. On dirait qu’ils vivent dans un bocal à poissons. Alors que si l’on prend la peine d’écouter les discours des acteurs, on est fort susceptible d’y entendre quelque chose de ces traces dont on parlait.

MLB – Vous ne considérez pas que le populisme de gauche répond à cette attente de symbolisation ?

F.C. – Non, je crois même qu’il s’agit d’un symptôme assez frappant de la rencontre ratée entre les intellectuels et le peuple. Chantal Mouffe indique toute une série de phénomènes qui démontrent l’existence d’une réaction à la Réaction, qu’on voit bien dans la montée de l’extrême-droite. Ce sont ces éléments dispersés qu’elle a cherché à réunir sous l’étiquette de « populisme de gauche ». Elle aurait mieux fait, je crois, de revenir aux sources. Le populisme de gauche, c’est le socialisme. Mais il faut en tirer les conséquences : au peuple, il faut lui redonner sa consistance, c’est la condition de sa puissance, y compris en matière d’égalité de droits. Alors même qu’elle vient de passer quatre ans d’une rare brutalité, l’Argentine le démontre : la résistance singulière à la destruction néo-libérale y remonte à la présence de masses organisées qui se savent peuple et agissent en conséquence. Et je vous fait remarquer que le mouvement féministe n’y est pas exclu. C’est dire à quel point l’opposition à l’oligarchie, lorsqu’on la prend au sérieux comme procédant d’un sujet collectif en action, peut être inclusive.

MLB – La référence au peuple n’écrase pas les différences.

F.C. – Si je me réfère à l’expérience argentine, on voit bien qu’il y a des tensions, mais elles dynamisent le travail de la politique. Il faut dégager des entrecroisements, mettre à jour les joints, resserrer les nœuds de la volonté générale, ce qui suppose un retour sur soi des uns et des autres. L’un de ces joints est bien le travail, c’est-à-dire aussi bien le fait de l’exploitation que celui de la coopération. C’est ce qui a été condensé, pour revenir au féminisme, dans la grève internationale des femmes du mouvement 8M. La connexion peut aller si loin que Veronica Gago, sociologue et militante du collectif Ni Una Menos, a pu soutenir que le mouvement féministe, tel du moins qu’il se pratique en Argentine, recèle la possibilité de penser l’émergence d’un peuple effectif au-delà du peuple abstrait du populisme, par quoi elle entend faire référence à Laclau et Mouffe[5].

MLB – Etes-vous en train de dire que la réalité politique de l’Argentine ne correspond pas au populisme qu’envisage Mouffe ? C’est pourtant pour la rendre pensable que Laclau a élaboré sa théorie. 

F.C. – C’est tout le paradoxe. Laclau a fait un énorme effort intellectuel pour arracher la réalité politique de l’Argentine à la marginalité anomique à laquelle la destinait la science politique officielle, figée dans l’opposition entre démocratie et autoritarisme.Il a souvent rappelé cette inscription politique de sa pensée, ce qui est tout à son honneur. On l’oublie trop souvent lorsqu’on transpose les catégories qu’il a forgées à d’autres contextes. Il n’en reste pas moins qu’à partir de La raison populiste, Laclau a accusé une dérive qui, en l’éloignant du terrain social-historique, l’a conduit à la théorie politique. Pour sauver le populisme, il a essayé de lui donner une sorte de dignité ontologique, ce qui est une autre manière de le perdre. On ne saurait saisir le nœud vital du populisme effectif en s’orientant avec le schéma qu’il a mis en place dans son dernier ouvrage. Ce qu’on appelle ici « mouvement national-populaire » s’en écarte d’abord par ce seul trait, que le peuple n’y est pas perçu comme l’objet d’une construction discursive, suspendue à l’identification au signifiant du leader. C’est un sujet collectif de premier plan. Il a la consistance palpable de la masse sociale hétérogène dont parlait Comte.

« Le populisme latino-américain est organisé autour de trois pôles : le parti, les mouvements sociaux et les intellectuels »

MLB – C’est un populisme avec le peuple réel.

F.C. – C’est tout l’intérêt de ce mouvement. Loin d’être le résultat d’une construction discursive, il est toujours supposé dans tous les discours. Même l’analyse de la place nodale du leader serait donc à reprendre, car il n’apparaît pas comme cet objet d’identification qui condense en lui-même le peuple, ne serait-ce que parce qu’il en est plutôt l’interlocuteur. Le leader s’adresse au peuple, à la masse sociale en action, il ne le fait pas exister comme sujet politique. Cette relation repose sur une organisation qui la rend possible. Avant les revendications, c’est l’organisation qui marque l’originalité de ce qu’on nomme « populisme latino-américain », du moins pour ce que j’en vois en Argentine. Le peuple y figure, dans l’hétérogénéité qui le compose, comme le pôle d’une configuration complexe qui a comme contrepoint l’État en sa fonction de gouvernement, d’où la centralité du leader, mais aussi tous ceux qui portent la parole d’une multiplicité d’organisations sociales et politiques. Cette configuration inclut aussi l’Université, et plus généralement tous les lieux de production du savoir où travaillent les intellectuels qui ne cessent d’intervenir dans le processus de formation de la volonté générale. Bien loin de représenter une anomalie politique, fruit d’un débordement, c’est en matière d’organisation que ce mouvement a plus d’une leçon à nous donner.

MLB – Vous savez que ça m’intéresse. Concrètement, ça se passe comment ?

F.C. – L’image à laquelle on reste figé, ce sont les rassemblements océaniques où le leader s’adresse à une immense masse en fête. C’est très impressionnant, tout à fait décisif pour une compréhension adéquate du phénomène, mais aussi trompeur. Car l’essentiel se déroule dans les coulisses du quotidien. Il suffit d’ailleurs d’observer de plus près cette masse sociale pour s’apercevoir qu’elle n’a rien d’une multitude. On y distingue toute sorte d’organisations qui travaillent au jour le jour, de façon disséminée, pour faire vivre la politique. Il faudrait donc remettre en mouvement l’image arrêtée et suivre plutôt le processus, celui dont Laclau et Mouffe ont cherché à rendre compte par leur schéma logique, mais qui le dépasse très largement. Pour ne donner qu’un seul exemple, j’ai assisté l’autre jour à une réunion des équipes techniques du « Frente de todos », la nouvelle alliance du champ national-populaire. J’ai été frappé d’y rencontrer des centaines de personnes, travailleurs, représentants des mouvements sociaux, chercheurs, étudiants, figures politiques, etc., réunis dans les amphithéâtres de la Faculté de médecine pour débattre de l’ensemble des sujets de l’actualité : État, démocratie, éducation, sécurité, justice sociale, économie populaire, etc. Chaque intervention faisait valoir une expérience, une lutte, un savoir, un projet… Je ne sais pas quel sera le destin des synthèses qui ont été rédigées à la fin, mais le processus collectif me paraît en lui-même significatif. Comme ils partagent un même engagement et qu’il y a une organisation solide à l’arrière-plan, aucun des trois pôles – le Parti, les mouvements sociaux et les intellectuels – ne m’a semblé prendre le pas sur l’autre.

MLB – Pourquoi selon vous ce processus n’a pas lieu en Europe ?

F.C. – C’est une bonne question. L’un des obstacles de fond, il me semble, c’est la contradiction apparemment insurmontable entre parti et mouvement. On le voit bien à la profusion de mouvements qui ne veulent pas être des partis, alors qu’ils manient les rouages du pouvoir, comme le M5S en Italie. Prenons l’exemple de la déclaration de Mélenchon aux gilets jaunes : je ne veux pas les récupérer, je veux être récupéré. A quoi ils ont répondu : surtout pas. Ça fait penser à la lettre d’amur de Lacan : je te demande de me refuser ce que je t’offre, parce que ce n’est pas ça. C’est ce mur qu’il faudrait abattre. Car on est bien dans l’embarras : le parti ne veut pas récupérer un mouvement qui ne veut pas se greffer à un parti. Le résultat, c’est une sorte de perte entropique de puissance. Le parti sans le mouvement se vide d’expérience, en se décrochant du social, alors que le mouvement sans le parti, s’il n’est pas aveugle, il ne voit pas non plus très loin. En dernière instance, la responsabilité de cette impuissance incombe aux partis, parce qu’ils sont incapables de mettre en place une organisation vivante qui préserve la tension avec les mouvements sociaux, tout en s’en nourrissant. Cette incapacité, c’est la catastrophe des partis socialistes européens depuis plus de trente ans. Mais c’est la forme-parti même qui est à repenser, ce qui veut dire aussi le sens et la fonction de la représentation.

MLB – Alors que la spécificité d’un parti socialiste ce serait précisément ce branchement sur la société.

F.C. – Oui, il faudrait avoir un enracinement dans la société – vous sentez bien quelle dérive peut s’ouvrir si on entend par là la « société civile », le « marché » – et en particulier là où les nouvelles formes de solidarité sont en train d’émerger. Mais afin que les désirs puissent porter à conséquence, je parle des désirs qui s’expriment, au-delà de la demande, sur le plan des actes, la médiation des sciences sociales me paraît tout aussi indispensable. Et c’est là qu’on rencontre un second obstacle. En Europe, à gauche en particulier, c’est devenu un lieu commun de penser que le savoir, s’il fait une différence, c’est surtout en négatif. On a une sorte de terreur de l’autorité du savoir. Toute médiation savante est perçue d’emblée comme une médiation experte qui nous dessaisie de la vérité de l’expérience. C’est surtout à ce niveau qu’une rupture s’est consommée, par rapport à ce sens inédit de la politique dont le socialisme a été le porteur, selon l’analyse de Mauss. On soupçonne, parfois à juste titre, que la sociologie n’exprime pas le sens du social et même qu’elle l’étouffe.

MLB – Est-ce qu’il y a de la place pour une figure qui ne soit pas celle de l’expert ?

F.C. – Je poserais la question autrement. Est-ce qu’on peut se passer de médiations ? On ne peut pas, tout d’abord parce que l’idée d’expérience immédiate est un leurre : le langage est déjà médiation. Dans notre modernité, il a même atteint un degré de sophistication scientifique sans précédent. C’est dire que lorsqu’on croit en rester à l’auto-compréhension immédiate, on ne fait que reproduire les médiations hégémoniques. Ensuite et surtout parce que ce qui se présente sur l’autre front, le front néo-libéral, n’est pas une construction discursive, c’est un agencement très verrouillé. L’idéologie a sans doute un noyau fantasmatique, autrement elle n’attraperait pas le sujet, mais elle repose aussi sur des élaborations théoriques qui se matérialisent dans des dispositifs tout à fait opératoires. Bref, on manipule du savoir sans le savoir. Et c’est bien souvent un savoir expert : psychologie, économie, droit, etc.

MLB – Est-ce que la sociologie s’en écarte ?

F.C. – Le style de pensée sociologique se distingue, bien sûr, de l’intervention experte délivrant des informations quantifiées prêtes à l’emploi. En raison de son inscription sociale, elle se caractérise par un effort de problématisation qui vise à ouvrir l’horizon du pensable, à chaque fois que l’idéologie libérale tend à le fermer en occultant le réel des rapports. Comme l’avait déjà fait remarquer Mauss, le sociologue doit être à l’affut des « mouvements nouveaux des sociétés », car c’est là que se produisent les perturbations du sens commun libéral, du fait que la politique s’y réactive au plus près des problèmes qu’on doit affronter.

MLB – Doit-on s’en tenir dès lors à une articulation de ce qui émerge dans les mouvements sociaux ?

F.C. – Non, au contraire, il faut les accompagner avec un savoir qui les excède. On ne peut pas faire l’économie de l’économie, si je puis dire. Dégager les tendances du capitalisme, d’un point de vue décentré par rapport au discours de l’économie orthodoxe, reste une tâche incontournable. Il en va de même pour les métamorphoses de l’État et du droit. Pense-t-on pouvoir réaliser une réforme constitutionnelle sans aucune forme de médiation savante ? Bref, il nous faut retrouver la voie de la critique radicale, ce qui suppose pas mal de savoir, si on ne veut pas tomber dans les pièges du dispositif libéral. D’où le besoin, il me semble, de mettre en place quelque chose d’analogue à la circulation entre les trois pôles qui innerve la vitalité politique du dit populisme argentin.

MLB – Cette modalité d’organisation collective du travail politique et intellectuel, c’est donc ça le populisme argentin ?  

F.C. – Je crois bien, oui. Mais pour en en tirer les enseignements, encore faudrait-il vouloir changer la société, surtout ces « institutions secondes », comme les appelait Castoriadis, qui sont l’État et le marché. Est-ce que c’est vraiment le cas en Europe ? On a plutôt l’impression qu’on attend. Qu’est-ce qu’on attend ? Je ne sais pas, mais on attend. L’extrême droite a pris les devants parce qu’elle n’attend pas. On revient au problème de toute à l’heure : ce qui manque, ce sont moins les aspirations socialistes que leur élaboration tout à fait explicite, un travail situé à la frontière de la politique et de l’intellectualité. C’est le grand problème de notre situation : la réaction à la Réaction – le socialisme – est intellectuellement et politiquement désarmée…

« Tous les nœuds du discours doivent être refaits, depuis la société jusqu’au peuple et au leader, en passant par les groupes, le conflit, la représentation, la démocratie, etc. »

MLB – N’êtes-vous pas en train de dire que ce qu’il nous manque est bien une stratégie hégémonique socialiste ?

F.C. – À condition de garder à l’esprit les critiques formulées jusqu’ici, je serais d’accord, en effet. Dans leur ouvrage de 1985[6], Laclau et Mouffe ont eu le mérite de nommer le problème et d’indiquer une issue possible. A une époque où l’on commençait déjà à le laisser tomber, ils n’ont pas cédé sur le mot, « socialisme », et sur le besoin de mettre en place une nouvelle hégémonie, susceptible d’articuler les demandes de la pluralité de groupes au centre des nouveaux mouvements sociaux. Celle-ci reste la tâche actuelle de la gauche. Mais vous voyez bien ce qu’il faut repenser pour freiner la dérive libérale qui l’affecte depuis trente ans. Tous les nœuds du discours doivent être refaits, depuis la société jusqu’au peuple et au leader, en passant par les groupes, le conflit, la représentation, la démocratie, etc. C’est sur ce point que la médiation sociologique m’apparaît décisive. La relance de la sociologie et des sciences sociales est une partie essentielle d’une nouvelle « stratégie socialiste ».    

MLB – Je ne voudrais pas qu’on achève cet entretien sans avoir parlé du clivage gauche-droite. Vous avez préféré utiliser les trois idéologies modernes – libéralisme, conservatisme, socialisme – et vous avez développé ce qu’est la modalité spécifiquement socialiste d’organisation de la politique, qui repose sur une compréhension sociologique du réel. Les socialistes partent des mouvements sociaux et les éclairent grâce aux sciences sociales, au nom d’idéaux. Partir du réel pour faire triompher des idéaux, c’est bien ça la gauche socialiste.

F.C. – Je suis d’accord avec vous, mais il faudrait préciser alors le niveau de réalité auquel on situe le clivage gauche-droite. Gauche et droite de quoi ? De quel corps ? Il faut, ici encore, déborder le politique, selon l’expression que Dumont a repris de Mauss. On ne peut pas comprendre le socialisme si l’on cherche la gauche dans le Parlement, on risque même de le confondre avec le libéralisme. Le corps qu’il faut prendre en considération, c’est le corps social. La métaphore organique est très utile à ce propos : elle nous rappelle que la main gauche, comme l’a montré Robert Hertz, c’est la main soumise, donc la main des insoumis. Hors métaphore, c’est à l’intérieur de la société qu’on doit trouver la droite et la gauche comme deux manières incompatibles d’envisager la politique et pas seulement comme deux partis ou deux courants politiques.

« c’est surtout l’État social qu’il nous faut repenser, avec le degré requis de radicalité»

MLB- Quels sont alors les idéaux sociaux de la gauche ?

F.C. – Il faudrait arriver à répondre en saisissant quelque chose qui précède et dépasse le langage abstrait du droit, autrement on retombe dans les apories de la « souveraineté du peuple » et de l’« égalité ». L’idée de « solidarité » est un bon exemple de ce débordement du politique, d’autant plus significatif qu’elle préserve un lien étroit avec le droit, via la référence centrale à la justice. A cet égard, il me semble que c’est surtout l’État social qu’il nous faut repenser, avec le degré requis de radicalité. Vous connaissez tout le travail qui a été fait par la sociologie française sur cette question, mais aussi en Allemagne avec des figures comme Hermann Heller. Le livre de Mauss sur la nation était en fait une tentative de repenser la « République sociale ». C’est resté en chemin, contrairement à ce que laissent entendre les analyses qui réduisent cette anticipation sociologique à une préfiguration de ce qu’a été le Welfare State. Raison de plus pour s’y pencher de nouveau, alors que cette construction juridique est en crise.

MLB – Mais qu’est-ce donc qu’un idéal, s’il doit excéder les formules juridiques ?

F.C. –Pour répondre, nous avons besoin d’une approche croisant sociologie et psychanalyse. Les idéaux sont en effet des objets sociaux de désir. Il faudrait donner à « désir » son sens psychanalytique. Lacan l’a défini très exactement comme le reste de la demande. Est-il dès lors destiné, ce désir en excès, a être attrapé par les fantasmes de l’idéologie ? N’y a-t-il pas aussi une autre satisfaction, sur le plan de l’action et d’une action sociale ? Il faudrait revenir à Freud. La plateforme épistémologique qu’on esquisse depuis tout à l’heure, la plateforme de la critique radicale, n’est pas complète sans la psychanalyse.

MLB – Sur ce point vous rejoignez Laclau.

F.C. – Oui, mais seulement dans la mesure où il est passé à côté de Psychologie des masses. Présent dans l’ouverture de La raison populiste, Freud y est réduit à un penseur oscillant entre la foule et le peuple. Aux prises avec les limitations inhérentes à la théorie politique, Laclau n’a pas vu que Freud a cherché à penser aussi et peut-être surtout la structure libidinale de la société. Même Lacan est resté assez silencieux sur ce point pourtant si décisif. C’est l’objet de mon travail actuel que d’amener à jour cette structure, où se cache une politique de la psychanalyse qui se ne réduirait pas aux querelles d’École. On compte sur les doigts d’une main les analystes qui ont entrevu cette dimension de la pensée de Freud. Colette Soler[7]a écrit à ce sujet, mais c’est peu par rapport à la tâche qui nous incombe. Il en va de la possibilité de saisir l’inconscient du peuple. Sans ce socle, on ne peut pas comprendre la source des dynamiques sociales dont résulte l’existence même d’une gauche socialiste. On ne comprend pas non plus les impasses subjectives du libéralisme, car on ne mesure pas son incidence sur les affects.

MLB – On revient au sujet évoqué lors de notre premier entretien, le grand sommeil, l’apathie.

F.C. – En effet. Qu’est-ce qu’est l’apathie et comment on en sort ? Avec un discours sur l’égalité de droit ? Non. L’apathie, c’est un état du sujet, un sujet sans pathos. Il faut bien plus que la doxa libérale pour lui redonner quelque passion. Il faudrait d’ailleurs associer à chaque pôle du trièdre idéologique un affect spécifique. Quel est l’affect sous-jacent au libéralisme ? Si l’on s’en tient aux classiques, à Hobbes, il faudrait répondre la peur, voire la terreur. L’expérience sociale récente prouve qu’il s’agit aussi d’autre chose. Si l’on reprend ces pathologies qu’ont étudié les psychanalystes, les « pathologies du vide », au premier chef la dépression, on voit bien que la peur s’accompagne aussi d’autre chose, lorsqu’on ne se réfère plus au rapport à l’État, mais à la société civile qu’il engendre : l’envers de l’inquiétude de Locke, l’envers du seul désir envisagé par l’économie politique, l’envers de la poussée pour la conservation de la vie et l’accumulation des biens, c’est un dégout pour la vie même. C’est la mélancolie, comme on disait avant la médicalisation des affects. La biopolitique libérale fait circuler quand même quelque chose qui est de l’ordre de la pulsion de mort. Sur ce point, je crois que Freud a touché au plus profond : pour fixer un au-delà du principe mortifère du plaisir, il faut un objet au désir inconscient qui maintienne le sujet sous tension.

MLB – Vous décrivez une dynamique des affects qui échappe à la logique du discours.

F.C. – Le discours est décisif, mais en tant qu’il se greffe sur des corps. Il faut avoir du même coup des instruments – psychanalytiques – pour capter ces déplacements d’affects qui ne sont pas de l’ordre de la construction discursive. Le discours ne produit rien à lui seul, il ne permet que de faire émerger, comme il arrive en analyse. C’est un premier élément pour repenser ce que suppose la mise en place d’une nouvelle hégémonie socialiste, si elle doit être autre chose qu’un artifice rhétorique. Une fois de plus, elle suppose une plongée au milieu de la société. Car n’oublions pas que la société, comme le disait Mauss, c’est avant tout une affaire de corps et de réactions des corps, du fait même d’être constituée par des idées.

« C’est la tâche du grand législateur que de rendre possible le passage à l’acte du peuple »

MLB – Le leader de gauche doit alors être à la société ce que le psychanalyste est au sujet ?

F.C. – Ce dialogue entre politique et psychanalyse, on avait essayé de le nouer au milieu des années 60. Je pense au grand livre de Habermas, Connaissance et intérêt. Si l’on excepte les travaux de Castoriadis, c’est un programme qui est resté en gros sans suite. Il faut du même coup tout reprendre. En ayant en tête les failles de la théorie populiste de Laclau, j’ai récemment fait un premier essai, dans un article sur Rousseau et Durkheim consacré à la figure du législateur, l’être d’exception qui rend possible l’émergence du sujet collectif de la politique, le peuple[8]. Freud y est présent entre les lignes, mais il manque une prise en compte sérieuse de Psychologie des masses. A part un article saisissant de Karsenti[9], je n’ai pas trouvé à ce propos beaucoup de soutien.

MLB – C’est étrange d’associer la figure du législateur au nom de Durkheim. On croit souvent que sa sociologie repose sur l’exclusion du grand homme de la scène de l’histoire.

F.C. – On imagine mal qu’un sociologue qui a réussi à socialiser le suicide, acte individuel s’il en est, ait rencontré des difficultés à rendre compte de la signification sociale d’un chef politique. Durkheim l’a si peu occulté que dans les Formes élémentaires il en a esquissé le profil, jusqu’à en faire presque la théorie. En un mot, un individu qui rêve d’occuper la place du grand législateur ne peut y arriver que dans la mesure où il se fait la métonymie du groupe. Il doit savoir amener à l’expression les désirs qui s’y travaillent, notamment dans ces phases de crises que marquait, aux yeux de Durkheim, un degré élevé d’effervescence. Nous y sommes, presque. En ce sens, il ne peut être un leader démocrate que s’il porte la voix du peuple, tel que nous l’avons défini plus haut, ce qui suppose qu’il sache se brancher sur la société et ses groupes, en apportant des lumières autant qu’il en reçoit, là où il est question de solidarité. Mauss a repris cette conception. Dans son livre sur la nation, il dit du grand législateur qu’il exprime la « notion absurde » aussi bien que l’« illusion fondée » que l’« homme peut changer arbitrairement les sociétés ». Il y a toute la tension entre science et politique, sociologie et socialisme, dans cette phrase.

MLB – Est-ce aussi votre idée du législateur ?

F.C. – En profitant de la rigueur logique qui caractérise la réflexion juridico-politique moderne sur les conditions du contrat social, aussi bien que des brèches ouvertes par Rousseau, l’inquiet, dans la dogmatique libérale, j’ai essayé de faire du législateur le point logique et réel sans lequel l’idée d’une démocratie effective ne saurait se soutenir. La volonté générale d’un peuple agissant comme le sujet collectif de la politique ne se conçoit comme pouvant être consacrée par des lois que si elle émerge du fond de l’histoire d’une société déjà faite. C’est la tâche du grand législateur que de rendre possible le passage à l’acte du peuple. On n’a pas du tout besoin de penser qu’il s’agit d’un individu, et encore moins d’un homme, je veux dire d’un sujet marqué par ce que les analystes décryptent au titre de la jouissance phallique. Comme l’a montré Stefania Ferrando, en prolongeant les recherches de Luisa Muraro, c’est même sur le sens et la portée de l’autorité symbolique que le féminisme a laissé une trace singulière dans la pratique et la pensée politiques. C’est donc la fonction symbolique qui compte.

MLB – Cette figure exceptionnelle, hors normes, fait craindre le despotisme, l’autoritarisme. Le régime représentatif s’est érigé contre ce danger, d’où le primat de la « rule of law ». C’est le reproche qu’on adresse d’ailleurs aux populismes latino-américains que de mettre en danger la République, l’État de droit.      

F.C. – Le spectre de la soumission de tous à la volonté d’un seul procède d’une inversion exacte du législateur : c’est son ombre, plus que sa figure. Si l’on suit le raisonnement de Rousseau, tel qu’il a été repris par Durkheim et Mauss, il faut dire, au contraire, que ce personnage d’exception ne s’élève à une sorte de souveraineté singulière, extra legem, que parce qu’il est subordonné aux idéaux de la société. Ce n’est pas lui qui détient les clés de la volonté générale, il ne fait qu’en rendre possible l’émergence sur le plan du discours qui prépare l’adoption d’une loi. Il ne peut pas ne pas être subordonné à la société, s’il entend remplir ce rôle. C’est une relation où le primat est détenu, en fait et en droit, par la société. Si l’on se reporte à l’Argentine, on voit bien que le leader répond à une attente collective. C’est ce que la théorie du populisme de Laclau et Chantal Mouffe ne laisse même pas soupçonner.

MLB – Qu’est-ce que vous voulez dire ?

F.C. – Je veux dire que le schéma logique composé à partir de la pluralité de demandes, de la chaîne d’équivalence et du point d’identification ne permet pas de comprendre ce qui se passe dans cette rencontre étonnante entre le leader et le peuple à laquelle je faisais allusion plus haut. Ce qu’on attend, lors de ces rassemblements océaniques, c’est en effet un discours, mais au sens de la rhétorique classique : la place à part du leader se marque par une capacité sans égal d’articuler la parole et l’action, dans une synthèse permettant d’avoir tout à la fois une vision claire de la situation et de ce qu’elle exige, compte tenu de l’histoire de la société. Mauss en a fait un portrait très juste, au moment de souligner l’originalité de l’art politique. Le politique se signale, comme il le dit, par « son habileté à manier les formules, à trouver les rythmes et les harmonies nécessaires, les unanimités et à sentir les avis contraires »[10]. C’est ça un leader, pas un signifiant, mais un sujet qui parle et qui s’en sort d’ailleurs assez bien avec la parole pour dévoiler et recomposer, dans un seul discours, l’hétérogénéité du peuple, afin que la volonté soit en effet générale, ce qui est bien la condition pour qu’on passe à l’acte. Mais il faudrait préciser, bien sûr, car je m’imagine que cette description ne suffit pas à éloigner le spectre d’un plébiscite écrasant les droits de la minorité. Il faudrait développer, à ce propos, une autre conception du conflit, irréductible aux négociations pragmatiques dont parle Mouffe. La démocratie véritable est inséparable du vote à la majorité, comme l’a souvent souligné Castoriadis, ce qui veut dire aussi qu’elle suppose le conflit permanent avec la minorité. Il ne s’agit pas de nier les garanties constitutionnelles.

« En politique, on ne commande pas, d’ailleurs, on persuade. Et pour être capable de persuader, il faut d’abord savoir écouter et entendre. »

MLB – Le point clef de cette conception sociologique du chef, c’est donc son auto-compréhension comme dépendant de la société.  

F.C. – Exactement. C’est la différence que fait le gouvernement, comme l’a si bien expliqué, encore une fois, Giuseppe Duso. Ce renversement est capital, si l’on veut comprendre les conditions de constitution d’un leader qui ne serait pas un despote.  Le chef est un être de gouvernement, ce qui veut dire qu’il oriente et coordonne l’activité d’une pluralité de groupes hétérogènes dont la composition échappe à sa décision, car elle en est la condition. Ce n’est pas le point d’accumulation du pouvoir, déplacé depuis le parlement jusqu’à l’exécutif. La logique du gouvernement exige autre chose que l’accumulation du pouvoir de commander. En politique, on ne commande pas, d’ailleurs, on persuade. Et pour être capable de persuader, il faut d’abord savoir écouter et entendre. C’est tout l’art de la rhétorique. Il faut savoir saisir là où pointent les tendances, là où émergent les aspirations, afin que la puissance sociale s’exprime sur le plan politique.

MLB – Il me semble qu’il faudrait pénétrer davantage dans cette « ombre qui accompagne le législateur » dont vous avez parlé, pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui. N’est-ce pas ce type de leader autoritaire qui caractérise le populisme de droite ?

F.C. – Oui, vous avez raison, il ne faut pas oublier « l’ombre du législateur ». Quant au populisme de droite, cette expression me paraît occulter ce dont il s’agit : on fait comme si le problème était sa conception du peuple, alors qu’il s’agit de sa conception de la nation. Le fait manifeste est une recrudescence du nationalisme. Karsenti et Lemieux ont eu raison de lever ce voile, car il nous empêche de prendre les mesures de ce qui nous arrive. Ne sachant pas penser la nation pour son propre compte, la gauche se trouve dans l’impasse : elle ne sait pas comment contrer l’attaque, au moment même où le renvoi à l’Europe paraît avaliser la pire compromission avec le néo-libéralisme.

MLB – Karsenti et Lemieux font référence à Mauss précisément sur ce point. Ils essayent de sauver la nation du nationalisme.

F.C. – Ils ont bien raison, car l’approche sociologique nous ouvre une perspective inédite sur la nation. En prenant ses distances du fétichisme nationaliste, Mauss a investi la nation de ce sens du social qui fait le propre du socialisme. Alors même que ses attentes ont été déçues par la montée du fascisme, l’essentiel de son message n’a pas perdu sa pertinence : il ne peut y avoir de nation insoumise, je veux dire de gauche, que si l’on travaille activement à la constitution de cette réalité de niveau supérieur, à cette fédération que Mauss appelait « Internation ». On peut y reconnaître un autre nom de l’Europe sociale qui peine aujourd’hui à émerger. L’alternative à cet internationalisme socialiste n’est pas la démocratie libérale, c’est la rechute dans le nationalisme souverainiste qu’on pense mal en l’appelant « populisme de droite ».

MLB – Vous parlez de « fascisme ». On entend quotidiennement crier à son retour…

F.C. – C’est une insulte libératrice, plus qu’une description satisfaisante. C’est souvent excessif, surtout lorsqu’on finit par embrasser, en raison de l’effet de miroir induit par la représentation, l’ensemble d’une société. On se croit entourés par une populace xénophobe, prête au pire. Cela dit, le rapprochement permet de cerner ce qui est à l’œuvre aujourd’hui.

MLB – À quoi pensez-vous ?

F.C. – À ce qu’a mis en évidence Georges Bataille, à l’époque où il a essayé de penser la communauté, ou plus exactement le « mouvement communionel », en croisant la sociologie de Durkheim et Mauss avec la psychanalyse de Freud. Lors d’une séance du Collège de sociologie, il a esquissé une définition du « pouvoir » qui, en excédant le langage du droit, me semble aller au cœur du phénomène sur lequel il nous faut de nouveau réfléchir. Le pouvoir prend forme, selon Bataille, lorsqu’un individu cherche à capter la puissance sociale dégagée par un mouvement d’ensemble, pour la freiner en la mettant au service de la conservation.

MLB – Cela ne suffit pas à cerner le fascisme.

F.C. – Vous avez raison, Bataille a ajouté d’ailleurs un autre trait, décisif : la « réunion institutionnelle de la force sacrée et de la puissance militaire en une seule personne »[11]. Or, à cet égard, il me semble que si l’on est bien en présence, à l’extrême droite nationaliste, de la formation d’un pouvoir qui cherche à capter la puissance au bénéfice de la conservation, de soi et des institutions, nous n’en sommes pourtant pas au pro patria mori. Il y a des signes inquiétants, c’est vrai, je pense notamment à la manipulation politique de la religion chrétienne, allant tout à fait à l’encontre de la lutte pour la libération qui marque, ici en Argentine, la signification politique de la théologie. L’accumulation du sacré ne me semble pourtant pas aller dans le sens de la guerre, à moins qu’on ne veuille penser sous ce chef la violence exercée sur les migrants. Car c’est surtout cette violence qui, en Europe, fait parler d’un fascisme renaissant. Tout ce qui compte, c’est de savoir intercepter ces signes, pour organiser la réponse.

MLB – C’est donc encore une fois une question d’organisation.

F.C. – Tout à fait. Il ne s’agit pas d’attendre l’homme providentiel. Dans la perspective que nous avons esquissée, la place centrale de la fonction de gouvernement que nous avons nommé « grand législateur » ne se rend intelligible que sur le fond de l’organisation préalable du mouvement d’ensemble, de cette puissance sociale que le pouvoir pas encore tout à fait fasciste à la fois capte et freine, alors qu’il s’agit, pour nous, d’en rendre possible la pleine expression, pour qu’elle puisse transformer la réalité instituée. On peut conclure sur ce point, car le terme d’« organisation » résume à lui seul la relation à distance entre socialisme et populisme. Il n’y en a pas d’autres en effet qui condense mieux ce qu’a été et voulu être le socialisme : au-delà de la phase critique, il devait y avoir une phase organisée. Organisation toujours déjà en cours d’ailleurs, à quelque degré, s’il est vrai qu’il s’agissait et qu’il s’agit de mesurer et régler les rapports entre idéaux et pratiques, futur et présent. La créativité des masses dont parle Mauss en a été le témoignage : toutes les inventions de la classe ouvrière n’avaient qu’une visée, produire en acte une nouvelle organisation. Mais c’est vrai aussi du féminisme comme de l’écologie. Et c’est bien ce que j’observe en Argentine, lorsque je suis ce processus politique qu’on résume en parlant de populisme. Des masses sociales hétérogènes aussi créatives qu’organisées. Nous avons esquissé tout à l’heure en quoi consiste cette organisation. C’est ce mode d’organisation qui me semble révolutionnaire, si vous voulez, et qu’il faudrait chercher à reprendre. S’il est vrai qu’historiquement le populisme de gauche, c’est le socialisme, le socialisme d’aujourd’hui ne peut à son tour retrouver son esprit qu’en étant bien plus populiste que ce qu’il n’est.

[1]A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, Librairie scientifique-industrielle, 1848.

[2]B. Karsenti, Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Paris, Hermann, 2006.

[3]B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre, Paris, Gallimard, 2013.

[4]M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris,1925.

[5]V. Gago, La potencia feminista, Buenos Aires, Tinta Limon, 2019.

[6]E. Laclau, C. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Towards a radical democratic politics, London, Verso, 1985.

[7]C. Soler, Qu’est-ce qui fait lien ?, Paris, Éditions du Champ lacanien, 2012.

[8]F. Callegaro « Le législateur et l’inconscient du peuple. Rousseau avec Durkheim », Etica & Politica/Ethics & Politics, XX(2), “‘Civil’ Religion : an uneasiness of the Moderns ?”, 2018, p. 211-2443

[9]B. Karsenti, « Identification et reconnaissance. Remarques freudiennes. » L’injustice sociale. Quelles voies pour la critique(2013): 149-166.

[10]M. Mauss, « Division concrète de la sociologie », in Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1968.

[11]D. Hollier, Le Collège de sociologie(1937-1939), Paris, Folio Essais, 1995.

« Le populisme est un radicalisme du centre » – Entretien avec Francesco Callegaro

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Pablo Iglesias ©Thierry Ehrmann

Francesco Callegaro est philosophe. Originaire d’Italie, il s’est formé en France où il a soutenu une thèse sur l’autonomie sous la direction de Vincent Descombes. Il a ensuite rejoint le LIER-FYT, laboratoire de l’EHESS qui cherche à relancer l’ambition de la sociologie, par un croisement fécond avec la philosophie et l’histoire, la linguistique et le droit. Il a participé à ce travail collectif en publiant La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie[1], puis en dirigeant le numéro de la revue Incidence Le sens du socialisme[2]. Depuis 2016, il a quitté la France pour l’Argentine. Il enseigne philosophie, sociologie et histoire conceptuelle à l’Universidad Nacional de San Martin (UNSAM), Buenos Aires. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Sa recherche porte sur le socialisme français et la question juive. En croisant philosophie, sociologie et psychanalyse, ils confrontent dans cet échange en deux parties le populisme de Chantal Mouffe et Laclau au socialisme qu’ils repensent à nouveaux frais et à la situation politique actuelle en Argentine et en Europe. Première partie. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


 

Milo Lévy-Bruhl – J’aimerais profiter de votre travail philosophique et de vos pérégrinations en Europe et hors d’Europe pour échanger avec vous sur les relations entre populisme et socialisme. En France, le socialisme n’évoque plus grand-chose d’autre que le Parti Socialiste, lequel traverse une crise sans précédent. Dans cette situation, le livre que Chantal Mouffe a fait paraître récemment, Pour un populisme de gauche[3], a connu un certain retentissement. On y a vu la possibilité de relancer les forces de gauche, en formant une nouvelle contre-hégémonie, comme si son populisme de gauche devait prendre la relève du socialisme. Avant de vous demander comment vous recevez cette proposition, j’aimerais savoir comment vous définiriez le populisme.

Francesco Callegaro – Il faut en effet préciser les termes de notre discussion. Aujourd’hui, le « populisme » est avant tout un spectre agité par les médias. On ne peut pas s’en tenir à cet usage, car il est aussi flou que fuyant, bien que très répandu. C’est un concept polémique qui vise à disqualifier par avance toute alternative à ce qu’on appelle « démocratie ». Sa signification tend dès lors à se diluer à mesure qu’on s’en sert davantage pour embrasser un éventail toujours plus vaste de phénomènes. Laclau aurait été étonné de découvrir que le populisme est devenu à son tour un signifiant flottant et presque vide. On se reporte donc aux théoriciens qui en défendent le bien-fondé, dans l’espoir de rencontrer quelque chose qui ressemblerait sinon à une définition, du moins à une élucidation, car on a bien besoin de comprendre ce qui nous arrive. Et l’on est assez déçu.

MLB – Pourquoi ?

F.C. – Si l’on se réfère au livre de Chantal Mouffe que vous venez de citer, c’est assez frappant : elle y inaugure sa réflexion en disant qu’elle n’a aucune intention de nous dévoiler la « nature véritable » du populisme. On reste forcément déçu en face d’une telle démission. Chantal Mouffe n’a pas tort de considérer que le débat académique est souvent stérile. Mais au lieu de chercher à élever la hauteur de la discussion, elle se borne à assumer d’entrée sa position partisane : on ne saura pas ce qu’est le populisme, seulement ce qu’il convient d’entendre par ce terme dans le cadre d’une intervention politique ajustée à la conjoncture présente. Je ne vois pas les raisons d’une telle limitation stratégique de l’activité théorique. C’est même l’engagement politique qui nous demande de nous élever au plus haut sur l’échelle du savoir, surtout en période de crise, jusqu’à toucher des questions d’ordre philosophique et sociologique. On en mesure les effets, d’ailleurs, sur le plan stratégique lui-même, car sans une prise de distance, on n’arrive même pas à ajuster notre action à la situation. L’enfermement dans la conjoncture empêche de la penser et par conséquent d’y répondre.

« Le populisme de Chantal Mouffe est une sorte de radicalisme du centre. »

MLB – Chantal Mouffe renvoie aux travaux de Laclau pour définir ce qu’elle entend par « populisme » et dissiper ainsi tout malentendu. Elle ne semble pas renoncer à la théorie…

F.C. – Oui, c’est vrai, mais il faut bien voir à quoi elle souscrit et ce qu’elle nous demande d’accepter. Pour échapper au sens péjoratif imposé par les médias, elle fait du même coup abstraction tant du langage commun que de l’histoire qu’il contient. Au lieu de perturber le sens médiatique, en revenant sur ce que « populisme » a signifié dans le passé, ce qui aurait pu la conduire à découvrir qu’il a toujours été de gauche, qu’il a même été le socialisme de la périphérie, comme l’a montré encore récemment l’historien Claudio Ingerflom, elle s’installe d’emblée sur le plan de ce discours dominant dans les Universités de langue anglaise mais désormais partout ailleurs aussi qu’on appelle la « théorie politique ». L’indépendance d’esprit qu’elle manifeste et revendique de ce fait, en se proposant de fixer à elle seule sinon l’essence du moins le sens du « populisme », cache dès lors une profonde soumission aux dogmes de la pensée libérale. Son populisme a beau être le produit d’une opération théorique fort singulière, il n’est pas moins dérivé d’un concept de peuple qui, lui, procède de la doxa libérale, reprise et répandue y compris dans ces médias dont elle voudrait pourtant se distancier. C’est ce qui la condamne à une perspective politique qui a tout l’air d’être une sorte de radicalisme du centre.

MLB – C’est-à-dire ?

F.C. – Je veux dire que son populisme de gauche, alors qu’il vise à relancer les chances de la « démocratie radicale », reste coincé à l’intérieur des prémisses du libéralisme. Il y a des penseurs qui produisent une critique radicale du libéralisme en ce sens qu’ils vont jusqu’à en secouer les fondements. Parmi ces fondements, il y a bien sûr la « critique » elle-même, fait libéral s’il en est. Mettre en œuvre une critique radicale suppose donc de se prédisposer à une critique de la critique, à une méta-critique. Vincent Descombes en a surpris plus d’un en avançant cette définition de la « critique radicale ».[4]S’ils n’y prennent pas garde, les intellectuels de gauche risquent d’entretenir une affinité élective avec le libéralisme, du fait même de la tâche qu’ils s’assignent. Les « radical thinkers », comme on les appelle aux Etats-Unis, estiment mettre en question le libéralisme, alors que bien souvent ils ne font qu’en radicaliser les axiomes, contenus dans leur posture même.

MLB – Ce serait le cas de Chantal Mouffe ?

F.C. – Prenons en considération son concept de peuple. Il reste asservi aux prémisses de l’hégémonie libérale du moins pour autant qu’elle ne cesse d’envisager le peuple lui-même comme le produit d’une « construction » procédant d’une multitude d’individus. Certes, elle ne s’en tient pas aux procédures juridiques, elle prend en considération aussi les stratégies discursives qui permettent de construire ce collectif. Mais ce supplément rhétorique ne saurait donner une substance au sujet aussi évanescent qu’impuissant qu’est destiné à être le peuple, dès lors qu’on raisonne à partir des présupposés du libéralisme, en particulier lorsqu’on a accepté d’entrée le dispositif de la représentation.

MLB – La représentation est pourtant perçue comme le ressort de la démocratie, le fondement même du pouvoir du peuple.

F.C. – Il faut voir le paradoxe qui en découle. Comme l’ont montré les travaux de Giuseppe Duso, la modernité libérale a pris son essor à partir du moment où Thomas Hobbes a réduit en poussière l’idée d’un peuple réel, sujet actif de la politique et porteur d’un droit de résistance au gouvernement, l’émiettant en une multitude d’individus d’autant plus libres qu’ils sont tous également soumis au pouvoir irrésistible car souverain résultant de l’union artificielle de leurs volontés, recomposées sur la scène de la représentation.[5]C’est cette conception qui a fini par prendre forme avec la mise en place de ces régimes représentatifs auxquels on réserve aujourd’hui, pour des raisons qu’il faudrait dégager, le terme élogieux de « démocratie ». L’absence de peuple y est pourtant corrélative à son intronisation. Tel est le paradoxe qui affecte les régimes représentatifs, depuis que la Révolution française a donné une traduction constitutionnelle aux concepts indissociables de souveraineté et de représentation, en contrepoint de la liberté individuelle. Je ne vois pas en quoi Chantal Mouffe nous aiderait à remédier à cette absence, je crois même que le diagnostic lui fait défaut, car elle se prive d’entrée de toute référence à des sujets collectifs réels. C’est la conséquence de son approche « anti-essentialiste ».

MLB – Elle part pourtant de la société, avec la pluralité conflictuelle de demandes qui la traversent. C’est un sujet collectif bien réel.    

F.C. – Ce terme de « société » est la source d’un malentendu où se cache l’incompatibilité de la théorie politique avec la sociologie et les sciences sociales. La contrepartie du peuple qui ne prend corps que par des artifices de discours juridiquement encadrés est bien une « société », vous avez raison. Mais Chantal Mouffe la conçoit comme étant toujours – par essence ? – divisée parce qu’elle la fragmente d’entrée en une multiplicité de demandes individuelles. Rien que pour cette raison, elle trahit l’acceptation d’un concept de société qui remonte, lui aussi, au dispositif de la modernité libérale.Il suffit d’ailleurs de suivre son raisonnement pour se rendre compte qu’il manque un adjectif à cette « société » de départ. Il s’agit de la société « civile-bourgeoise », pour reprendre le terme de Hegel. Chantal Mouffe est tout à fait explicite à cet égard : en face de la « démocratie libérale » envisagée comme « régime politique », il n’y a que le « système économique », en l’occurrence le capitalisme financier. C’est tout à fait indispensable d’analyser les tendances à l’œuvre sur ces deux plans, mais il faut disposer d’un point de vue décentré, autrement on reste pris dans les mailles dont on voudrait se dégager.

MLB – Chantal Mouffe n’a pas moins contribué à réaffirmer le primat du politique. C’est depuis ce point de vue qu’elle s’attaque à l’analyse de la situation.

F.C. – Oui, mais elle a préservé le sens libéral des termes, comme le montre l’équivalence entre « social » et « économique ». Le primat d’un politique destiné à se confondre avec le pouvoir souverain de l’Etat s’érige dès lors sur le socle d’une société par principe dissociée, où même les groupes sont envisagés comme des agrégations contingentes d’individus. Il en résulte une conception de la démocratie bien peu radicale, puisque tout ce qu’il faudrait introduire pour faire du peuple le sujet collectif d’une action capable de transformer la réalité instituée a été réduit à sa portion congrue, à commencer par la politique elle-même. Je maintiens donc ma thèse : on est en présence d’une radicalisation du libéralisme qui ne nous aide pas à sortir de ses impasses, aujourd’hui palpables.

« Le peuple de la démocratie libérale est un spectre »

MLB – Dire que le populisme de Mouffe est un libéralisme radicalisé risque malgré tout de surprendre. Il semble qu’il s’en distingue au moins par la répartition plus large du pouvoir. C’est justement ce qui fait qu’elle dit « démocratie » et pas « libéralisme », lorsqu’elle indique l’objectif de la radicalisation.  

F.C. – Essayons de clarifier ce point. Dans son dernier livre, Chantal Mouffe est revenue une fois de plus sur la tension entre libéralisme et démocratie, qu’elle considère comme un trait constitutif du régime représentatif. Or, même si elle ne l’explicite pas toujours aussi clairement, elle est bien obligée de penser qu’il y a un sens partagé de la démocratie libérale qui précède l’opposition entre les deux configurations auxquelles elle reconduit le conflit entre droite et gauche, l’une privilégiant le versant libéral, l’autre le versant démocratique. Afin que ces deux projets opposés s’affrontent de nouveau, comme elle le souhaite, il faut avoir déjà prédisposé la scène de cette confrontation. Cette scène est le théâtre de la représentation. Le peuple s’y signale par son absence, car il a été effacé d’entrée, du fait même d’avoir été réduit à l’effet d’une fiction juridico-rhétorique. On revient au point de tout à l’heure. C’est dire qu’elle ne s’oppose au libéralisme que parce qu’elle en a déjà accepté la prémisse décisive : le peuple qui lutte pour davantage de justice a beau sembler autre, il est en fait toujours le même. Un spectre, en quelque sorte. Il ne peut donc pas avoir plus de pouvoir que ce qu’il a déjà, à savoir pas grand-chose, à moins qu’on ne consente à repenser jusqu’aux fondements de nos constitutions.

MLB – Comment faut-il entendre, alors, la revendication de « souveraineté populaire » ? Chantal Mouffe l’assigne à la configuration de gauche…

F.C. – Je ne vois pas en quel sens la gauche pourrait s’approprier l’idée de souveraineté populaire définie par la constitution. Aujourd’hui, le souverainisme est d’ailleurs marqué plutôt à droite qu’à gauche, si l’on reprend son opposition. D’un point de vue politique, la gauche et la droite sont en réalité « démocratiques », dans la perspective de Mouffe, dans le seul sens admis, celui de la démocratie représentative, constitutionnelle. Autant dire qu’elle ne nous donne aucun appui théorique pour penser la démocratie au-delà de la représentation et encore moins des arguments en faveur d’une réforme constitutionnelle. Ce que son populisme de gauche a de davantage « démocratique » ne concerne pas l’aspiration active vers une forme de société et un type de régime qui ferait du peuple le protagoniste de la politique. Ce peuple a été effacé d’entrée, j’insiste, en acceptant le « modèle spécifique » de la démocratie libérale. Je ne dis pas qu’il n’y pas lieu de repenser la « souveraineté », l’insistance mise ici en Argentine sur cette exigence m’impose même de faire place à une autre manière de l’envisager. Mais vous voyez bien qu’il faut lui donner une autre racine, en arrivant à l’arracher de son lien interne à la représentation. C’est du même coup un autre peuple qu’il faut introduire. On semble l’avoir perdu de vue.

«L’impasse de Podemos, c’est le prix que l’on paye lorsqu’on s’oriente mal dans la pensée»

MLB – Chantal Mouffe cherche au moins à redonner une place centrale au conflit, au-delà du vote et de la défense des droits de l’homme. Sa démocratie est donc plus « agonistique », car elle valorise les affrontements dans l’espace public.    

FC – Tout à fait, c’est ce qui fait d’ailleurs son attrait, je crois, pour les mouvements sociaux. Il n’en reste pas moins que le sujet actif sur cette scène n’est pas et ne saurait être le peuple. Le peuple de gauche qu’elle voudrait voir s’opposer à l’oligarchie, comme une partie à une autre, n’est qu’un sujet éphémère, constitué par une multitude de demandes, d’abord individuelle et ensuite agrégées, qui attendent d’être synthétisées par quelque chose qui ne peut être qu’un parti. C’est la logique infernale de la souveraineté moderne qui l’impose.On n’y échappe pas. Bref, on en est toujours au passage de la volonté de tous à la volonté du tout, telle qu’elle prend forme sur le plan de la représentation, c’est-à-dire au niveau d’un État toujours envisagé comme un centre de pouvoir. Je ne dis pas qu’entendre des discours dissidents au Parlement soit sans intérêt, mais c’est destiné à échouer du fait même de réussir. C’est l’impasse de Podemos, où l’on mesure les lourdes conséquences politiques, je veux dire stratégiques, que l’on paye lorsqu’on s’oriente mal dans la pensée.

MLB – L’idée d’hégémonie ne change rien à cet égard ? Elle semble bien supposer la présence d’une dynamique conflictuelle autrement plus complexe, qu’il s’agirait de savoir à la fois déclencher et recomposer.

F.C. – Dans la conception que s’en fait Chantal Mouffe, l’hégémonie se trouve subsumée à la logique de la souveraineté : il faut que la configuration partiale de la gauche s’impose comme la configuration totale, afin que le peuple de gauche devienne le peuple souverain. Bien qu’elle cherche chez Schmitt les moyens de rouvrir la possibilité d’un conflit à la racine de la volonté générale, son cadre de pensée la conduit à le réintégrer à l’intérieur du processus normal de sa formation. Le langage de l’agonistique cache dès lors le renvoi, assez convenu il faut dire, à l’opposition parlementaire, et même aux « négociations pragmatiques » entre gauche et droite, comme elle le reconnaît explicitement. La confrontation agonistique ainsi conçue, pas plus que la souveraineté populaire, ne sont dès lors le patrimoine de la gauche, c’est un patrimoine commun : il fait partie de ce sens commun « démocratique » qui est en fait libéral. C’est la lettre même des constitutions.

MLB – Reste alors l’égalité.

F.C. – En effet, mais comme égalité des droits. Tel serait le plus démocratique de la gauche. Ce n’est pas rien, mais il s’agit d’un correctif déjà prévu par les meilleurs penseurs libéraux, depuis Condorcet jusqu’à Rawls.

MLB – Est-ce à dire que le populisme de Mouffe se réduit au libéralisme d’un Tocqueville ?

F.C. – Mouffe est bien plus libérale que Tocqueville ! Ce dernier avait pris la mesure de la contradiction interne à la démocratie. Lecteur d’Aristote et de Rousseau, observateur attentif et quasi sociologique de l’expérience américaine, à une époque où la politique y était encore une affaire commune, Tocqueville a aussi accusé réception du mouvement ouvrier. Pour avoir médité sur les « deux humanités distinctes », il savait très bien que la tension s’inscrivait au sein même de l’idée de « démocratie », depuis que la Révolution avait ouvert une brèche à l’intérieur du concept de peuple, pris entre son sens ancien et son sens moderne. Même s’il a reculé en 48, Tocqueville a tiré quelques enseignements de son voyage outre-Atlantique quant au besoin vital d’« éparpiller la puissance ». Je ne trouve rien de tel dans les analyses de Chantal Mouffe. Bien qu’ayant puisé à la source de la philosophie politique qui, au centre Aron[6], s’est inspirée aussi de Tocqueville, elle ne semble pas en avoir retenu la leçon.

« Je partage la nécessité de radicaliser la démocratie mais je ne vois pas en quoi Chantal Mouffe nous aiderait à aller dans ce sens »

MLB – Que pensez-vous alors de son diagnostic de la situation actuelle ? 

F.C. – Mouffe a tout à fait raison de dire que nous venons de traverser une large période post-politique et que l’actualité est marquée, à l’inverse, par des signes de réveil. Ce diagnostic me semble juste : en Europe on sort du grand sommeil des trente dernières années. Je me demande seulement si sa définition du populisme et sa théorie politique nous aident à comprendre et à orienter ce qui nous arrive. Son analyse historique consiste en somme à décrire notre passé récent comme ayant été caractérisé par une désactivation de la politique, conçue au sens étroit, comme chez Lefort, en raison de l’affaiblissement du clivage gauche-droite. Le populisme intervient dans cette conjoncture, comme une stratégie dont on voit bien qu’elle n’est radicale que parce qu’elle revient à la racine du libéralisme : il s’agit de réactiver ce clivage en construisant un peuple, entendons un parti, qui sache unifier les multiples demandes de droits d’un certain nombre de sujets, plus favorables au versant gauche, l’égalité de droits, de la démocratie libérale. Or, je crois que, ce faisant, elle se méprend sur le sens de la crise actuelle de la démocratie représentative comme sur les aspirations qui s’y travaillent. La démocratie représentative est depuis toujours en crise, bien sûr, car elle n’a jamais vraiment marché, en raison de ce paradoxe du peuple présent-absent dont on vient de parler, mais il me semble que l’insatisfaction touche aujourd’hui au sommet, pour toutes sortes de raisons. C’est le désir qui s’y cache qu’il faudrait arriver à intercepter. C’est ma propre insatisfaction que j’exprime. Car je partage la nécessité de radicaliser la démocratie mais je ne vois pas en quoi le populisme de Mouffe nous aiderait à aller dans ce sens.

MLB – Bien loin d’en rendre possible le surgissement, son populisme retarderait donc la démocratie radicale ?  

F.C. – Je crois, oui. C’est que Chantal Mouffe ne me paraît pas comprendre tout à fait le genre d’apathie dont on sort ni ce qui est en train d’émerger. On le voit dès qu’elle affine son diagnostic. Selon elle, des mouvements tels que Indignados, Occupy Wall Street, Nuit Debout auraient articulé des revendications démocratiques. Mais est-ce que ces mouvements entendent la démocratie dans son sens à elle ? Je ne suis pas sûr que les attentes en question aillent dans le sens d’une réouverture de la dispute parlementaire entre des partis de droite et de gauche, situés très près d’un même centre. Chantal Mouffe semble même aller à l’encontre de ces attentes, dans la mesure où toute tentative de reconquérir le niveau de réalité où l’on aurait affaire avec le peuple en tant que sujet collectif d’une démocratie autre que procédurale lui apparaît dangereux. C’est le spectre de Schmitt qui surgit à ce tournant de son discours. La démocratie comme gouvernement du peuple nous ferait dériver vers le fétiche d’une identité collective de nature ethnique. Aucun autre peuple n’est en vue parce qu’il y a un absent dans la perspective de Chantal Mouffe : le socialisme.

« L’espace des idéologies modernes oblige à penser avec trois termes : libéralisme, Réaction et socialisme »

MLB – Pour dépasser la conception libérale du peuple, il nous faudrait donc réactiver l’héritage du socialisme ? 

F.C. – Il faudrait d’abord savoir ce qu’on appelle « socialisme ». Ce mot est chargé d’une histoire qui ne rend pas sensible la signification centrale qu’il recèle. Le clivage entre gauche et droite, tel qu’il est couramment entendu, le rend d’ailleurs méconnaissable. Car, comme l’ont fait valoir récemment Karsenti et Lemieux[7], en reprenant à leur compte la perspective sociologique de Karl Mannheim, il nous faut penser avec trois termes, pas deux, si l’on veut reconstruire l’espace des idéologies modernes. L’idéologie par excellence, c’est le libéralisme. L’idée en ce qu’elle se refuse de payer le prix de la réalité, c’est bien l’idée libérale de liberté. On le voit aux déchaînements que suscite toute tentative de contrecarrer son abstraction et ceci malgré les malaises qu’engendre son extension. On est ainsi coincé dans un face à face. Car le mythe libéral, basé sur la réduction des acteurs à un ensemble d’individus, a très tôt suscité la réaction contre-révolutionnaire. Les sources en ont été multiples, mais elles visaient toutes à éradiquer les principes et les institutions de la modernité. C’est dur à entendre pour des oreilles progressistes, mais on est bien obligé de constater que la sonnette d’alarme a d’abord été tirée par des esprits tels que De Maistre et Bonald, les auteurs favoris de Schmitt, avec Donoso Cortès.

« Le socialisme c’est la voie d’une modernité alternative qui ne soit pas une alternative à la modernité »

MLB – Vous revenez à l’auteur dont se sert Chantal Mouffe aussi bien que d’autres penseurs de gauche…  

F.C. – Oui, mais pour en faire un autre usage. L’opération du radicalisme du centre caché dans le populisme de Mouffe consiste à aller vers l’extrême, pour ensuite revenir au centre : on croyait que l’agonistique signifiait la guerre et l’on découvre qu’il s’agit de cette opposition parlementaire dont Schmitt a fait remarquer qu’il lui manquait le tranchant mortel qui fait le propre de la lutte. En ne prenant pas au sérieux la secousse réactionnaire, on revient à la logique des droits. Du même coup on ne sort pas du face à face : on perd de vue l’existence d’un troisième pôle. Je crois qu’il faut au contraire savoir entendre le défi lancé par la critique du libéralisme qui a pris son élan dans le champ réactionnaire, si l’on veut ouvrir la voie d’une modernité alternative qui ne serait pas une alternative à la modernité. On ne comprend pas le socialisme comme fait social et historique autrement.

MLB – Est-ce votre définition du socialisme ?

F.C. – Je dirais que c’est la définition du socialisme par lui-même. Lorsqu’on fait un travail au plus près des sources, on voit que le socialisme, d’abord l’idée et ensuite le mot, ont pris forme comme une réaction de second degré, une réaction à la Réaction. La sortie du face-à-face entre le libéralisme et son envers spéculaire est passée par une seconde réaction, non pas au libéralisme mais à la pensée réactionnaire, qui a signifié moins la rechute dans le cadre libéral que la création d’un autre cadre de pensée et d’action, où la liberté n’est individuelle que parce qu’elle est collective : l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables, disait Proudhon. C’est le socialisme en tant que relance de la modernité. Je ne parle pas du Parti Socialiste, mais de l’idéologie qui a existé bien avant et qui a inspiré les fondateurs, il y a plus d’un siècle, des partis socialistes. Elle se caractérise, au premier chef, par un rapport singulier au savoir, comme on a essayé de le faire valoir dans l’École qui, de ce savoir, a tiré une science tout aussi singulière, je veux dire l’École française de sociologie.

MLB – Pensez-vous à Durkheim ?

F.C. – Cela va bien au-delà de Durkheim. On a récemment publié le manuscrit inédit du seul grand ouvrage que Marcel Mauss ait réussi à écrire dans sa vie. On n’en connaissait que les extraits sur la nation et le nationalisme édités par votre grand-oncle. Or, on a découvert que presque la moitié de l’ouvrage était consacrée au socialisme. L’essentiel n’était pas dans son titre, La Nation, mais dans son sous-titre : le sens du social. « Sens » veut dire signification et direction, mais d’abord perception : le socialisme n’a été que cela, selon Mauss, la perception du social, en dessous, à travers et au-delà du national. C’est ce qui en a fait le laboratoire de la sociologie. Certes, la convergence entre socialisme et sociologie a été, en France, plus nette qu’ailleurs. En conformité avec la thèse de Durkheim, Mauss n’en a pas moins mis en évidence la portée européenne du socialisme et de sa poussée sociologique. Il a souligné que, partout en Europe, le socialisme a donné à la « politique des temps modernes » une signification qu’elle n’avait jamais eu. Il s’agissait désormais d’envisager le futur depuis le présent mouvant de la société, replacé dans le cadre d’une histoire faisant droit à un conflit irréductible à la guerre. C’est aux points de jonction entre les articulations du temps que s’est logée sa production de savoir : le socialisme a été, en ce sens, la prise de conscience du social-historique. Vous sentez bien flotter le spectre de Marx, n’est-ce pas ? Il s’agit juste de l’inscrire dans un cadre plus large, en prenant en compte la conversion de la politique vers la société elle-même, saisie dans son devenir.

« C’est pour des raisons politiques qu’il faut savoir se détacher de la politique et s’élever jusqu’à la théorie »

MLB – D’où la relation du socialisme avec la sociologie et les sciences sociales.

F.C. – Tout à fait. Une fois situé dans l’espace des idéologies, on est frappé par la singularité du socialisme : elle tient à la corrélation qu’il établit de l’imaginaire et du réel, sur le plan d’un discours qui mesure et règle la distance entre les idéaux et les pratiques. Mauss le dit en toutes lettres. A la différence du libéralisme, son utopie à lui a quelque chose de plus rationnel, du fait même de contrecarrer l’utopie libérale. On n’échappe pas à l’épreuve de réalité, c’est tout ce que veut dire le sens du social. A ce propos, Mauss cite aussi bien Saint-Simon que Owen, Proudhon et Marx, bien sûr.[8]Autant de penseurs qui ont participé à la conversion de la politique en une forme nouvelle de savoir, comme je disais. Si l’on se situe dans cette tradition, certes traversées par les tensions que l’on sait, mais néanmoins unifiée par cette seule idée, on voit bien que l’engagement partisan ne demande aucun sacrifice de l’intellect : c’est pour des raisons politiques qu’il faut savoir se détacher de la politique et s’élever jusqu’à la théorie, avant et afin de mieux y revenir.

MLB – Le marxisme ne nous a pas habitué à embrasser aussi large. Quel est le point du socialisme qui vous semble encore valable aujourd’hui ? 

F.C. – C’est l’articulation même entre science et politique, à égale distance de la séparation comme de la confusion entre théorie et pratique. Si l’on reprend les termes de Mauss, on voit bien de quoi il s’agit. Et l’on se rend compte que l’on n’a pas toujours parlé, à gauche, le langage libéral-démocratique et qu’on n’est pas obligé de continuer à le faire. Selon Mauss, l’« événement historique » en quoi a consisté la naissance du socialisme tient au fait qu’on était en présence d’une « école » qui n’avait d’autre objet que de « présenter au peuple la totalité de ses institutions et de lui montrer la totalité de ses intérêts »[9]. Tout est dit dans cette phrase, où apparaît un peuple qui est enfin autre.

MLB – Le socialisme aurait forgé un concept à lui de peuple, irréductible au sujet abstrait du libéralisme comme à la nation ethnique du conservatisme.

F.C. – C’est ce qu’a montré Frédéric Brahami dans son livre, intitulé justement La raison du peuple. Il y a replacé la triade de Mannheim (libéralisme – réaction – socialisme) dans son contexte de genèse, en nous faisant toucher du doigt, je veux dire au plus près des sources, la naissance du socialisme en tant que réaction à la Réaction, rupture dans la rupture ayant remis le peuple au centre de la politique comme un sujet collectif réel, doté de la raison qui se forge à même le travail.[10]Je ne dis pas que rien n’a changé entre-temps, loin de là, je me demande seulement s’il en reste quelque chose. Quelque chose nous pousse, malgré tout, à vouloir refaire cette rupture qui a consisté à remettre le monde sur ses pattes, si je puis dire. Le socialisme n’a pu impulser la naissance de ce regard sur le social qu’on cherche à reconquérir que parce qu’il a fait retour à ce réel des rapports que le libéralisme avait expulsé de l’ordre même du sens. Si l’on veut trouver le peuple introuvable, même aujourd’hui, en dépit des changements vertigineux qu’a connu le capitalisme, c’est bien dans le sillage du socialisme et de la sociologie qu’il faut se placer.

MLB – Est-ce à dire que le socialisme est un populisme ?

F.C. – Il y a moyen d’établir un lien entre les deux, oui. Je crois même que si l’on garde à l’esprit la signification centrale du socialisme telle que Mauss l’a si bien mise en lumière, on peut mieux saisir d’Europe ces phénomènes politiques d’Amérique Latine qu’on rassemble sous l’étiquette expéditive de populisme. Je ne veux pas en réduire la spécificité, ils ont bien des traits fort singuliers, il s’agit seulement de dégager un chemin qui nous permette de les comprendre, en échappant aux déformations des médias comme aux abstractions de la théorie politique. C’est la condition pour en tirer aussi des enseignements, à l’heure où le socialisme périclite, comme vous le rappeliez. Si l’on reste accroché au cadre de la démocratie libérale, on risque fort de n’y voir qu’un dangereux débordement, alors qu’il s’agit de tout à fait autre chose que d’une menace pour la démocratie, du moins si je me réfère à l’Argentine. On en parlera la prochaine fois.

 

[1]F. Callegaro, La science politique des modernes, Paris, Economica, 2015.

[2]F. Callegaro & A. Lanza (dir.), Incidences, « Le sens du socialisme. Histoire et actualité d’un problème sociologique », n°11, 2015.

[3]C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, trad. P. Colonna d’Istria, Paris, Albien Michel, 2018

[4]V. Descombes, « Quand la mauvaise critique chasse la bonne… », Tracés. Revue de Sciences humaines(2008): 45-69.

[5]G. Duso, La rappresentanza politica : genesi e crisi del concetto, Milano, Angeli, 2007

[6]Ndlr : Aujourd’hui « Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron » de l’EHESS où travaillèrent ensemble, des années 1990 à 2000, entre autres, François Furet, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mona Ozouf, Pierre Rosanvallon, Pierre Manent, Marcel Gauchet, Bernard Manin, Vincent Descombes, Philippe Raynaud, etc.

[7]B. Karsenti et C. Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, éditions de l’EHESS, 2017.

[8]M. Mauss, La nation, Paris, PUF, 2013, p. 258.

[9]Ibid., p. 259

[10]F. Brahami, La raison du peuple, Paris, Les Belles Lettres, 2016

1. Le philosophe : Dominique Bourg | Les Armes de la Transition

Dominique Bourg est philosophe, et l’un des premiers à s’être intéressé aux bouleversements environnementaux que nous traversons. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, enseigne à l’Université de Lausanne et dirige la revue La pensée écologique, pour ne citer qu’une petite partie de ses activités. Nous avons choisi de débuter notre série avec son témoignage, car la transition écologique exige avant tout un changement profond de philosophie.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert un philosophe pour la transition écologique et pourquoi avez-vous choisi cette discipline-là pour apporter votre pierre à ce combat ?

Dominique Bourg : La philosophie existait bien avant qu’on ne parle de transition écologique. À quoi sert-elle ? Elle existe depuis 25 siècles, elle naît avec les sciences. Aujourd’hui on a d’autant plus besoin de philosophie qu’on observe une explosion des disciplines universitaires. Dans les années cinquante, il y avait peut-être une cinquantaine de disciplines. Aujourd’hui il y en a plus de 2000 estampillées comme telles. On a donc affaire à une espèce d’hyper fragmentation du savoir, surproduite d’ailleurs par le néolibéralisme. Mes amis universitaires sont très dociles, ça leur plaît beaucoup d’avoir tous leur chapelle. Du coup, on a une énorme fragmentation du savoir.

Dans un contexte comme celui-là, la philosophie est d’autant plus utile parce qu’elle appelle une démarche réflexive à partir d’autres savoirs. La philosophie c’est revenir sur les choses et mailler, faire des croisements, interpréter les savoirs. C’est d’autant plus utile et important à une époque où on est un peu écrasé par le savoir analytique et cette division à l’infini des problèmes.

À quoi sert la philosophie dans le cadre de la transition écologique ? La première chose, c’est peut-être qu’il faut être philosophe pour s’interroger là-dessus. Quand j’étais jeune étudiant, la transition écologique n’avait évidemment aucun sens. Au tout début des années 2000, on a commencé à parler de développement durable et même de décroissance, etc. Pourtant il y avait eu le rapport Meadows trente ans avant – le rapport du club de Rome dont un des scénarios nous montre que les courbes de croissance de tous les indicateurs s’inversent entre 2020 et 2040 ; attention, il s’agissait d’une projection et non d’une prédiction. Mais à la fin des années 1990, on baignait dans une sorte d’optimisme.

Au fond, on n’avait pas une conscience aussi aiguë de l’irréversibilité des difficultés qu’on a aujourd’hui. On pensait que la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère aurait des effets au court terme – un peu plus d’un siècle – et on se projetait à la fin du siècle, pas avant.

Je ne sais pas si le mot transition est toujours aussi utile et intéressant parce qu’il subit le sort de bien des mots. Le développement durable, c’était un peu une tarte à la crème dès le départ, mais il y a aussi des choses intéressantes dedans. De fait on reste dans un schéma de croissance avec des courbes qui s’envolent quand même. À partir du moment où tout le monde se réapproprie le terme transition, il perd de son tranchant et on s’en sert paradoxalement pour ne pas transiter.

Lorsqu’on parle de philosophie, on parle de réflexion, et donc de réflexivité, c’est-à-dire à la fois revenir sur un savoir déjà présent, et revenir sur son savoir et sa propre démarche. Très souvent, on est en contradiction totale entre ce que l’on dit, avec le fait de le dire ; et le fait d’assumer sous une autre forme, à un autre endroit, ce qu’on dénonce. La méthode philosophique est souvent généalogique. C’est-à-dire que lorsqu’on a un problème, on cherchera à savoir d’où ça vient, à savoir pourquoi. Si on ne fait pas cette généalogie, on ne peut pas donner de vraies solutions, au contraire. C’est le travail du philosophe d’essayer de comprendre pourquoi on est dans ce degré de destruction par rapport à ce qu’on appelle la nature, le milieu qui nous entoure et nous englobe.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? À quoi ressemble une journée de travail type de Dominique Bourg ? Quelle est votre méthode de travail ?

DB : La démarche d’un philosophe est toujours à mi-chemin entre les lectures, l’écriture, et puis ce qu’on voit, ce qu’on repère, ce qu’on essaie de sentir dans le cours des choses. Il faut faire une alchimie de tout cela.

LVSL : Quel est votre objectif ?

DB : En ai-je un et un seul ? Je ne suis pas sûr… Comme je vous l’ai dit, j’ai vu comment ces trente dernières années, on est passé d’une certaine forme de légèreté sur les questions environnementales à un discours beaucoup plus dur et tragique.

On se rend compte du caractère irréversible de ce qu’on a fait. Et si la destruction qu’on a opérée collectivement a un caractère irréversible, le travail ne va pas être de revenir en arrière. C’est fichu ! Le travail, c’est d’essayer de comprendre et ça, c’est fondamental. Et puis à partir de la compréhension, en reliant des savoirs différents, essayer d’avoir une vision assez claire, notamment sur le côté scientifique des choses. Il faut pour cela ingérer chaque jour une bonne petite quantité de littérature scientifique.

Cela m’amène par exemple à revenir sur la notion de risque, car quand on emploie exclusivement cette notion de risque, on ne se fait pas une idée juste de ce qu’on est en train de faire aujourd’hui, c’est-à-dire compromettre les conditions d’habitabilité de la Terre. Si vous raisonnez en matière de risques, vous allez raisonner comme un économiste néoclassique et vous n’allez rien comprendre. C’est par exemple Nordhaus qui vous dit que l’optimum de l’augmentation de la température serait de 6,2 degrés sur Terre par rapport à l’avant révolution industrielle. C’est qui est une absurdité totale, à cette température-là, on ne serait plus que quelques millions d’êtres humains à habiter au Groenland habillés en tenue légère.

Il faut aussi comprendre les raisons pour lesquelles on a lentement évolué vers un gouvernement représentatif, et pourquoi ce gouvernement représentatif ne peut pas prendre en compte les problèmes que l’on connaît. Benjamin Constant avait bien compris les raisons pour lesquelles nous sommes dans un gouvernement représentatif. Si vous prenez par exemple la France, il y a à peu près 2000 décisions législatives par an. Vous imaginez bien que si on fait un RIC, un Référendum d’initiative citoyenne, et si on veut que ça se substitue à la représentation, et bien on va faire pire que les Grecs d’autrefois. On va passer sa vie sur l’Agora sans jamais prendre une seconde pour se nourrir.

Comment essayer de corriger les défauts du gouvernement représentatif ? Quelles institutions mettre sur pied pour l’aider et nous aider à mieux prendre en compte les problèmes gravissimes auxquels on est confrontés ?

Il faudrait peut-être essayer de produire des visions sur le futur. On est vraiment sur un moment de bascule en termes de civilisation. Nous étions une civilisation très mécaniste depuis la fin du XVIème siècle. On s’imaginait que la nature n’était qu’un agrégat de particules matérielles, donc que les animaux étaient des machines pour reprendre Descartes, mais que nous autres êtres humains nous étions étrangers à la nature. Du coup, le progrès était de s’éloigner au maximum de la nature, de l’artificialiser, de la détruire. Si vous n’avez pas compris l’héritage de cette façon de penser, vous aurez des problèmes pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Depuis Darwin et le XIXème siècle, on commence à comprendre qu’on appartient vraiment au vivant. Darwin a replacé l’espèce humaine au cœur de la nature. L’étude du comportement des animaux dans la seconde moitié du XXème siècle nous a montré qu’entre eux et nous, c’est finalement une différence de degrés. Aujourd’hui, c’est la biologie végétale qui nous montre que les plantes sont pleinement vivantes. Elles exercent les mêmes fonctions que les animaux, mais évidemment pas de la même manière. On prend conscience du vivant et on voit dans la société émerger des courants qui en sont la conséquence. Le rôle du philosophe ça va être de les déceler, de les traduire et de voir ce que pourrait donner leur développement. C’est aussi tout cela le travail du philosophe.

LVSL : Dans le champ de la philosophie et de l’écologie politique en France, vous écrivez depuis longtemps, vous faites même partie des pionniers. Pourriez nous livrer deux ou trois concepts que vous avez forgé au cours de vos travaux ?

DB : Je vous ai parlé tout à l’heure de risques. J’essaie d’opposer à cette notion de risque la notion de dommage transcendantal. Le mot est un peu ronflant, mais cela veut simplement dire que ce qui est affecté aujourd’hui par nos activités, ce n’est pas telle ou telle partie de notre territoire, ce n’est pas telle ou telle catégorie de personnes, c’est le fait même de pouvoir habiter la Terre. Imaginez par exemple qu’on aille vers une augmentation moyenne de la température de 4 degrés – et malheureusement c’est tout sauf impossible – et bien vous auriez de nombreuses régions au monde où vivent des milliards de personnes où l’accumulation entre la chaleur et l’humidité saturerait les capacités de régulation thermique du corps humain et on meurt en quelques minutes. Donc en d’autres termes, cette région ne serait plus habitable. Donc, quand je parle de dommage transcendantal voyez bien ce que cela veut dire : notre façon d’habiter la Terre est en train de changer et il y a des endroits sur Terre qui vont devenir proprement inhabitables. On ne va donc pas parler de risque, parce que ça n’a plus de sens.

J’ai essayé de trouver comment faire pour que les problèmes du long terme soient mieux pris en compte et je me suis intéressé au mot spiritualité pour lui donner deux sens très différents, mais liés. Le premier sens est ontologique : toute société est en relation avec ce qui l’entoure, le milieu naturel ; elle le reçoit avec un style particulier. L’autre sens, c’est qu’il n’y a pas de société au sein de laquelle on ne propose pas aux êtres humains des modèles de réalisation de soi.

Très concrètement, dans la manière dont on conçoit les êtres vivants à la fin du XIXème siècle, il n’y a pas de vivant. Le vivant est une matière première, dépourvue de valeur : on va écraser les poussins pour en faire des nuggets, c’est l’horreur ! Dans la spiritualité d’un moderne, se réaliser c’était accumuler des biens matériels. La nature c’était ce qu’on doit consumer, ce qu’on doit détruire. Si vous voulez consumer votre nature, il faut que de votre côté vous consommiez, et donc que réaliser son humanité soit le fait de consommer. On voit aujourd’hui que ce sens-là est en train de changer. Si effectivement on commence à se comprendre comme appartenant au vivant, le vivant n’est plus une matière première. Il va exiger une forme de respect. Et à partir de ce moment-là, on voit bien que les spiritualités sont en train de changer, l’empathie avec le vivant croit. J’essaye de comprendre ces moments de fond et en quoi ils dessinent un avenir un peu différent, plus séduisant. Peut-être que pour atteindre cet avenir il faut probablement passer par des choses moins drôles, ce qu’on va appeler effondrement, et caetera.

LVSL : Est-ce que vous avez déjà réfléchi à une traduction possible de vos conclusions en politiques publiques très concrètes ?

DB : Si on veut que l’effondrement potentiel de notre société soit moins violent, il faudrait dès maintenant se donner un objectif à l’échelle d’une société. Par exemple, on pourrait se dire que grâce à un référendum d’initiative populaire, on vote en France le fait de revenir à une empreinte écologique d’une planète – si tout le monde vivait comme un Français, il faudrait plus de trois planètes. Comment pourrait-on faire ça ? Comment pourrait-on y arriver ? Quels seraient les instruments en termes de politique publique qui permettraient quelque chose comme ça ? J’ai essayé de répondre ailleurs à ces questions.

LVSL : Quelle devrait être la place de la philosophie dans la planification de la transition ? À quel moment la philosophie intervient-elle par rapport à la décision politique et quelle structure pourrait porter cela ?

DB : Donner un sens à la transition, c’est la tâche du philosophe, mais aussi de l’artiste, du cinéaste, de l’écrivain, c’est la tâche de multiples types de fonctions dans la société. Si vous n’avez aucune vision de ce que pourrait être l’avenir, vous ne pouvez pas transiter, ou alors votre transition sera purement technocratique. Si revenir à une empreinte écologique d’une seule planète est une fin en soi, ça ne va pas être très motivant. Cela peut même devenir une espèce d’expertocratie assez effrayante. Ce qu’il faut bien comprendre dans ce moment où on est, c’est que toutes les choses doivent changer en même temps, mais avec une certaine synergie. Elles doivent converger vers un but et la philosophie est une des disciplines qui peut y contribuer, mais elle n’est évidemment pas la seule.

LVSL : Admettons qu’un candidat à la présidentielle vous donne carte blanche pour réaliser son programme en matière de transition écologique. Dans le cadre de votre champ, la philosophie, quelles propositions concrètes pourriez-vous faire pour rendre ce programme à la fois attractif et réaliste ?

DB : Le problème des défis qui sont les nôtres aujourd’hui, c’est que ce n’est pas quelque chose qu’un président peut décider. Pour changer, il faut changer ses modes de vie, ses façons de faire, etc., c’est assez intime. Ça ne veut pas dire qu’un président n’aurait aucun rôle. Imaginons précisément qu’un président se fasse élire sur un programme tel que je le décrivais tout à l’heure, celui de l’objectif d’une France à une empreinte écologique d’une planète en 2050. Il faudrait déjà que cet objectif soit accepté par quelque chose comme un référendum. Si vous n’avez pas plus d’une moitié de la population qui est décidée à y aller, qui a compris, qui le veut, et bien on ne peut pas.

Ensuite c’est extrêmement difficile un objectif pareil, on ne sait pas forcément comment on va faire. Du coup, le rôle de l’État c’est d’organiser le consensus autour de l’objectif, de mettre sur pied les indicateurs qui vont nous permettre de contrôler qu’on va bien vers cet objectif, mais en même temps il doit laisser la pluralité des moyens de parvenir à cet objectif. L’État doit permettre que la société tâtonne, qu’elle fasse des erreurs, des essais. Il faut qu’on soit ferme sur les objectifs et en même temps qu’on facilite cette liberté d’initiative. C’est pourquoi je tiquais un peu sur l’histoire du président. Ce n’est pas avec un : « Ça y est c’est décidé tout le monde me suit » qu’on va arriver à une empreinte écologique d’une planète.

Par ailleurs, j’ai souvent évoqué l’idée d’une troisième chambre. À peu près tous les systèmes politiques mondiaux démocratiques sont bicaméraux, c’est-à-dire où il y a deux chambres. On a en général une chambre comme l’Assemblée nationale en France où siègent les représentants de la nation. Leur rôle sera de trouver les moins mauvais compromis entre les partis et les intérêts associés à ces partis. Du coup, le temps présent domine tout.

Ensuite, il y a généralement la deuxième chambre. C’est plutôt la chambre qui va incarner les États dans une fédération, les régions, les territoires, etc. En France, si les territoires ruraux sont très représentés au Sénat, c’est parce qu’on imaginait que la ruralité allait apaiser en quelque sorte les conflits du travail. On reste encore sur les objectifs de conflits d’intérêts au présent.

En 2017 les émissions françaises de gaz à effet de serre ont augmenté de 3 %. A l’échelle internationale, elles augmentent tous les ans d’à peu près 2%. Ces chambres sont incapables de planifier et de réduire nos émissions. Et en même temps, on n’a pas grand-chose à mettre à la place du principe de représentation, même si on le conteste. Mais en le contestant, on le reconnaît. On déteste seulement quelqu’un qui ne nous représente pas. Tous les problèmes de ce pauvre Macron tiennent du fait qu’il est complètement différent. Les gens ont vraiment l’impression qu’il est à 180° différent d’eux et qu’il ne les incarne en rien.

Donc il y a besoin d’une chambre beaucoup plus spécialisée, axée sur les grands enjeux à long terme. Le problème de ces enjeux de long terme c’est que souvent, on ne les voit pas. Ça devient un peu moins vrai pour le climat maintenant, mais on ne les ressent pas suffisamment. Si vous n’avez pas un savoir scientifique, il est difficile d’avoir une idée précise du fait que le vivant s’effondre autour de nous. Sans le savoir scientifique, le changement climatique passe pour un changement de météo. On a besoin d’avoir un lieu où ces savoirs peuvent pénétrer l’espace social et où des gens se focaliseront sur les conséquences à long terme de nos actions. Qu’on le veuille ou non, tout ce qui nous tombe sur la tête aujourd’hui est le fruit de décisions antérieures.

Donc cette chambre doit être vraiment focalisée là-dessus, sans pour autant être composée uniquement de scientifiques, sinon on serait dans une espèce d’épistémocratie. Ce sont plutôt des citoyens connus pour leur engagement qui vont être pris dans cette chambre, avec pour mission d’essayer de discerner ce qui bouge dans la société. Cette chambre est là simplement pour opposer un veto momentané, pour contraindre les deux chambres classiques à rediscuter. On peut aussi s’en saisir pour s’opposer à des lois dont on sait qu’elles vont avoir un effet très destructeur. C’est un instrument certes insuffisant, mais qui pourrait permettre au Parlement de changer sa manière de faire les lois, d’être plus attentif, de façon plus expérimentale et systématique, à ce qui se passe sur les territoires. Avec une troisième chambre, on ne regarderait pas forcément les ZAD de la même manière par exemple, parce que dans certaines ZAD, il y a de véritables expérimentations. Par exemple sur le développement de lowtech, de mode d’organisation, etc.

C’est un instrument, qui en aucun cas ne suffirait. C’est un instrument qui peut permettre de changer la façon dont on fait la loi, en tenant compte des savoirs scientifiques et en regardant ce qui se fait dans les territoires.

LVSL : Est-ce que vous êtes en lien au quotidien avec des experts d’autres disciplines ? Comment travaillez-vous ensemble ?

DB : Ça m’arrive dans les conseils scientifiques, par exemple ceux des fondations. Par définition ce sont des conseils scientifiques pluridisciplinaires. C’est vraiment génial pour un philosophe parce que quand vous avez des questions à poser sur un certain sujet ou quand vous voulez voir comment certains scientifiques appréhendent leur propre savoir. Quand vous voulez réfléchir sur les questions d’environnement, il est absolument nécessaire d’avoir un savoir scientifique positif à disposition. Ça a vraiment été très important pour moi d’appartenir à de telles structures.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

DB : Alors il faut faire très attention, car il n’y a pas que le défi climatique. Le climat, ce n’est jamais que les conditions optimales d’épanouissement d’un certain type d’espèces. On le voit bien dans le rapport SR 15 du GIEC qui nous parle d’émissions négatives et de production électrique de masse avec de la biomasse, etc. En fait, ces solutions peuvent être très destructrices en termes de biodiversité. Donc c’est vraiment important de raisonner avec ce qu’on appelle les limites planétaires. Effectivement, les deux limites planétaires les plus importantes sont celles qui concernent l’évolution de la vie, avec d’un côté le taux d’érosion des espèces et ce qui menace l’intégrité des écosystèmes, et puis de l’autre côté, le climat.

Ce sont deux paramètres qui sont liés comme le recto et le verso d’une feuille de papier. Ce qu’on ne comprend pas toujours, et c’est assez grave, c’est que le basculement de l’un appelle celui de l’autre et réciproquement. Que ce soit en matière de climat ou en matière de vivant, on est malheureusement déjà dans une certaine forme d’irréversibilité. Donc si votre optimisme consiste à dire que ce n’est pas grave, qu’on va s’en tirer et que finalement on va surmonter tous nos problèmes, c’est totalement faux.

Ce n’est pas une question d’être optimiste ou d’être pessimiste : on est déjà entré dans l’anthropocène. Qu’on le veuille ou non, l’habitabilité de la Terre sera notablement fragilisée dans les décennies qui viennent. En revanche, le degré de fragilisation est encore en partie dans nos mains. Mais pour un temps très court, pour une dizaine d’années. Donc est-ce que je peux être optimiste dans les dix ans qui viennent ? Je crois qu’être optimiste ce serait tout simplement être mal informé.

Aujourd’hui vous avez partout des peuples qui choisissent ce qu’on appelle le populisme. Ce qu’ont en commun tous ces populistes – Trump, Bolsonaro, Salvini, les Polonais, Le Pen en France, les Hongrois, l’AFD en Allemagne – c’est le climatoscepticisme. Quand on nous dit : « Ouh là là si on écoute les écologistes on va avoir un régime autoritaire » je pense que les gens se trompent : on entre dans des régimes autoritaires, mais qui eux vont empirer et qui peut-être vont nous empêcher d’utiliser cette dernière décennie qui nous reste pour empêcher le plus grave. Alors attention, ça n’est pas fait : en même temps qu’il y a ces menaces populistes, il y a des forces dans la société qui sont en train de se lever.

Je dirais que l’année 2018 a été une année tout à fait particulière parce que c’est la première année au sein de laquelle le changement climatique est devenu sensible. Les gens l’ont touché, ils l’ont ressenti, ils ont été profondément affectés. En ce moment on est tout début février et en Australie c’est l’été austral. Les vagues de chaleur sont telles que dans certaines villes on avoisine les 50 degrés. Entre 40 et 45 degrés, toutes les plantes arrêtent la photosynthèse. Dans certains endroits en Australie vous avez des chauves-souris qui tombent de déshydratation et de chaleur. Donc là on commence à voir des choses, et du coup il y a un seuil de mobilisation. En 2018 et début 2019, des dizaines de milliers de gens se déplacent lors de mobilisation pour le climat. Avant ce n’était que des centaines et j’espère que demain ce sera partout des centaines de milliers. Donc là on est à un moment de changement très profond. On a franchi un seuil de mobilisation. Donc on voit bien qu’on a ces deux forces-là : des populistes qui sont très forts, qui font tout pour que les gens ne sachent pas, ne voient pas, et puis vous avez cette partie agissante plutôt jeune de la population qui, elle, a compris qu’il en va de sa propre vie. Je ne sais pas ce qui va en découler, mais je garde vraiment espoir que cette mobilisation d’aujourd’hui nous fasse agir à temps. Mais ce n’est pas de l’optimisme, c’est un souhait volontaire.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

 

 

 

L’antispécisme est un écosocialisme

Marche des écosocialistes des Democratic Socialists of America, Washington, mars 2019

Figure de proue de la philosophie antispéciste, le mode de vie végane n’en finit plus d’agiter les débats. Philosophiquement situé entre conséquentialisme et déontologisme, l’antispécisme a une histoire intimement liée à la pensée socialiste et mérite, à l’aune des combats écologiques du XXIe siècle, de figurer dans le corpus intellectuel de l’écosocialisme d’aujourd’hui.
Mis à jour le 05/07/2019


 

L’animal, un individu ? Retour sur les fondements de la pensée antispéciste

Introduit en 1970 par le Britannique Richard Dudley Ryder, l’antispécisme affirme que l’espèce n’est pas un critère pertinent pour décider de la considération morale que l’on accorde à un animal. À ce titre, le mouvement antispéciste lutte pour étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces.

Portrait de Jeremy Bentham (1748-1832) par Henry W. Pickersgill, 1829

Si l’on trouve à toutes les époques des plaidoyers pour le végétarisme (régime qu’on a longtemps appelé « pythagoricien », en référence au mathématicien), c’est Jeremy Bentham, père de l’utilitarisme, qui a, dans une note de bas de page du chapitre XVII de son Introduction aux principes de morale et de législation, rédigé ce qui est devenu au fil du temps l’un des textes emblématiques de la pensée antispéciste.

« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.

Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? »[1]

Prenant à témoin la lutte contre l’esclavage, Bentham dessine les contours d’un nouvel individualisme dans lequel l’animal aurait toute sa place. Mieux encore, il bat en brèche les arguments qui font de l’animal un être incapable d’assumer une quelconque responsabilité : bien des êtres humains n’en sont capables (nouveaux-nés, personnes en situation de handicap mental…) ; sont-ils pour autant déchus de leurs droits fondamentaux ?

John Stuart Mill, élève du philosophe précité, se limitera quant à lui à un cours passage de son « Utilitarisme » pour mettre en exergue la somme des souffrances que l’on inflige aux animaux.

« Rien n’est plus naturel pour les êtres humains, ni, jusqu’à un certain point dans la culture, plus universel, que d’estimer les plaisirs et les douleurs des autres comme méritant d’être considérés exactement proportionnellement à leur ressemblance avec nous-mêmes. […] Certes, toute pratique cause plus de douleur aux animaux que de plaisir à l’homme ; cette pratique est-elle morale ou immorale ? Et si, exactement comme les êtres humains lèvent la tête hors du marécage de l’égoïsme, ils ne répondent pas d’une seule voix “immoral”, que la moralité du principe d’utilité soit condamnée à jamais. »[2]

Peter Singer, philosophe lui aussi utilitariste, se détache de l’utilitarisme hédoniste de Bentham et Mill. Introduit par Richard M. Hare, l’utilitarisme des préférences a pour objectif de maximiser les préférences des individus — en l’occurrence, dans le cas des animaux : la préférence de ne pas souffrir. Dans les faits, cela reste relativement proche de l’utilitarisme benthamien dans le sens où la somme des souffrances (la mise à mort, qu’elle soit jugée « sans souffrance » ou non) ne vaut pas la somme des plaisirs (le plaisir gustatif).

Opposé à l’utilitarisme de Singer, Tom Regan s’inspire de l’impératif catégorique kantien en partant du postulat que tous les êtres vivants, qu’ils soient jugés rationnels ou non, tiennent à leur vie (les images montrant des animaux fuyant l’abattoir ne manquent pas). Ainsi, selon Regan, ces « sujets-d’une-vie » ne doivent pas être traités comme des moyens pour les fins des autres : le fait d’avoir conscience d’être sujet d’une vie est un critère suffisamment pertinent pour qu’on lui attribue une considération morale conséquente.

Cette considération morale que nous devrions accorder aux animaux « sujets-d’une-vie » semble faire écho à ce que disait le philosophe du droit italien Cesare Goretti en 1928 : subodorant que l’animal dispose d’une conscience morale (ce que les travaux d’éthologie finiront par démontrer), ils sont dès lors « sujets de droit »[3].

Post-cartésianisme

Au regard des schèmes antispécistes, la « liberté de manger de la viande » implique la négation d’une liberté fondamentale dont devrait disposer les animaux : celle de vivre. Ce paradigme se heurte néanmoins à de nombreuses objections, du concept « d’animal-machine » cartésien aux assertions dites « mentaphobes » (nous reviendrons sur ce terme) jusqu’au sophisme des « animaux qui se tuent entre eux » (les animaux commettent des actes de torture et de viol — cela nous autorise-t-il à en faire autant ?). Sur le plan religieux, la religion catholique oppose également humanité et règne animal :

« Puis Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre”. » — Genèse 1:26

Ainsi, le prêtre oratorien et théologien français Nicolas Malebranche, disciple de Descartes, poussera à son paroxysme la thèse de l’animal-machine. Battant son chien et voyant le pauvre animal hurler, il s’exclama : « Regardez ! C’est exactement comme une horloge qui sonne l’heure ! »

Si la dimension caricaturale (mais hélas véridique) de la scène précédente paraît aujourd’hui inconcevable, le post-cartésianisme semble bien ancré dans le monde actuel : l’animal-machine a cédé sa place à l’animal-marchandise et ce quelle que soit l’espèce et la finalité recherchée dans la consommation d’animaux : on achète un chien pour en faire un membre de la famille alors qu’à quelques milliers de kilomètres, on l’achète pour s’en repaître ; ce qui est valable avec le chien l’est également avec la vache. Nous avons transposé l’animal-machine dans notre dimension économique et avons légitimé l’exploitation animale par un argumentum ad antiquitatem (argument d’historicité : “L’humain a toujours mangé de la viande”) et une entorse à la “loi de Hume” en inférant un “être” à un “devoir-être” (L’humain est par nature omnivore, donc il doit se nourrir de tout).

Objection de conscience

Longtemps niée, les travaux de l’éthologue américain Donald Griffin ont permis de démontrer l’existence d’une conscience animale (Alain en parle remarquablement bien dans « Les Dieux », paru en 1934)[4]. Cette longue période de négation n’est d’ailleurs pas sans rappeler la fameuse « controverse de Valladolid ». Dans un excellent ouvrage paru en 2014[5], le docteur en droit David Chauvet revient longuement sur les travaux de Donald Griffin afin de contredire la pensée (post-)cartésienne de « l’animal-machine » et les spéculations béhavioristes : les animaux sont doués de conscience, interagissent avec leur environnement, sont doués de mémoire et savent utiliser des « outils ».

En dépit de cela, notre société dichotomique (et le droit qui en découle) ne se préoccupe que de certaines catégories d’animaux. Ségrégués, ils sont à la fois compagnons et ressources ; certains, comme chiens et chats, ont notre bienveillance et la loi pour les protéger tandis que nous n’en avons cure des autres : une personne ordinaire se verrait punie par la loi si elle gardait ses chiens dans des cages étroites. Un industriel qui fait de même avec des cochons (dont l’intelligence est comparable à celle du chien) reçoit quant à lui des subsides de la part de l’État.

Martha Nussbaum, professeuse de droit et d’éthique à la faculté de droit de l’université de Chicago.

Souhaitant éliminer cette asymétrie, la philosophe américaine Martha Nussbaum consacre un chapitre intitulé « Au-delà de la compassion et de l’humanité : justice pour les animaux non-humains » dans son ouvrage “Frontier of justice : disability, nationality, species membership” (2006). Dans ce dernier, elle aborde la « théorie de la justice » de John Rawls qui, n’incluant que les seules personnes humaines, commet l’erreur de nier l’existence d’une réciprocité chez les animaux.

« Si les êtres humains ont le droit d’être capables de vivre en se souciant des animaux, des plantes, de la nature, et de tisser des relations avec eux alors les animaux y ont également droit, avec des espèces différentes de la leur, y compris l’espèce humaine, et le reste du monde naturel. Cette capabilité, lorsqu’elle est considérée du double point de vue de l’homme et de l’animal, appelle à former graduellement un monde interdépendant, où toutes les espèces pourront tisser des relations de coopération et d’entraide. La nature ne fonctionne pas ainsi, et ne fonctionnera jamais ainsi. Il faut donc souhaiter, d’une manière générale, que le juste supplante progressivement le naturel. »

En effet, pour le célèbre philosophe de Harvard, les animaux ne peuvent prétendre à être traités conformément aux principes de la justice puisque la réciprocité est une des conditions sine qua non du contrat social : on retrouve ce postulat, inter alia, chez Francis Wolff[6], connu pour être son opposition au droit animal. Rawls admet cependant que nous avons des devoirs moraux directs envers les animaux : la conception morale rawlsienne s’apparente à une morale déontologique de type kantien.

En soutenant l’approche par les capabilités (mais sans pour autant prendre position en faveur de l’antispécisme), Nussbaum reconnaît aux animaux un droit à la vie. Toutefois, dans le même ouvrage, se questionnant sur la viabilité d’une alimentation végétarienne, elle admettra la possibilité de « bien traiter l’animal pendant sa vie et le mettre à mort sans douleur » tout en préférant, dans un premier temps, que l’on puisse parvenir à garantir toutes les capabilités humaines sans qu’aucune capabilité de l’animal ne soit violée.
La problématique de la réciprocité dans le cadre de la théorie d’un contrat social a donc conduit les philosophes vers un droit animal qui ressemble à s’y méprendre à un impératif catégorique.

Écologie et socialisme

L’écueil persistant entre les philosophes du contrat social et du droit animal concerne les cas marginaux de réciprocité : là où les philosophes du droit animal avancent que les êtres humains incapables de réciprocité sont tout de même sujets de droit, on leur oppose ad rem l’argument selon lequel ce sont les caractéristiques typiques de l’espèce qui détermine les droits dont elle dispose. C’est précisément la définition du spécisme.

S’abstenir d’exploiter et de faire consciemment du mal aux animaux s’apparenterait donc à devoir proche d’un impératif catégorique, à la différence près que là où Kant, dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, voyait les animaux comme des choses « dont on peut disposer à sa guise », l’antispécisme voit dans l’espèce humaine une espèce supérieure douée de raison qui se doit de ne pas nuire inutilement à d’autres êtres doués de conscience et de sensibilité. Là où d’aucuns voient dans l’antispécisme un anti-humanisme, des socialistes y voient un humanisme « augmenté » dans le sens où la lutte des classes devrait unir masse laborieuse et animaux de labeur, à l’instar de Charles Gide qui, dans la revue socialiste, écrivait :

« Je veux ici plaider la cause d’une classe particulière de travailleurs et de salariés — classe nombreuse car ses membres se comptent par millions ; — classe misérable car, pour obtenir de quoi ne pas mourir de faim, ils sont assujettis au travail le plus dur, à la chaîne et sous le fouet ; — classe qui a d’autant plus besoin de protection qu’elle est incapable de se défendre elle-même, n’ayant pas assez d’esprit pour se mettre en grève et ayant trop bonne âme pour faire une révolution ; je veux parler des animaux, et en particulier des animaux domestiques. Il semble que les travailleurs-hommes devraient avoir certains sentiments de confraternité pour les travailleurs-animaux, ces humbles compagnons de leurs travaux et de leurs peines […]. Je ne sais pas trop si les animaux sont nos frères par les lois de l’hérédité et par le fait d’une commune origine ; mais ce que je sais bien – et cela me suffit – c’est qu’ils sont nos frères par le fait d’une association indestructible dans le travail et dans la peine, par la solidarité de la lutte en commun pour le pain quotidien. »[7]

Contemporain de Charles Gide, un écrivain anglais et militant socialiste du nom de Henry Stephens Salt[8] rencontrait à la même époque un certain George Bernard Shaw : tous deux membres de la Fabian Society, ils partageaient un intérêt commun pour le socialisme et le végétarisme. Pour le premier comme pour le second, l’opposition à l’abattage et à la vivisection étaient un impératif moral ; en outre, Salt dénonçait vertement la « dissonance cognitive », c’est à dire cette indignation sélective que nous ressentons pour le sort de certains animaux :

« Il est grand temps de se préoccuper de la question du bien-être animal, selon un principe rationnel et éclairé, d’arrêter de passer ainsi vainement d’un extrême à l’autre : de l’indifférence absolue d’une part à des élans de compassion spasmodiques et partiels de l’autre. »[9]

Végétarisme, féminisme et patriarcat

Women’s Freedom League caravan tour, Charlotte Despard et Alison Neilans sont à la fenêtre, 1908.

À la même époque, la Women Freedom League, une organisation politique féministe et socialiste composée de suffragettes prônait une certaine intersectionnalité en défendant leur cause pour le droit de vote des femmes tout en suivant pour la plupart un régime végétarien : l’historienne Leah Leneman, dans son ouvrage “The awakened instinct: vegetarianism and thewomen’s suffrage movement in Britain”, rapporte par ailleurs que de nombreuses suffragettes étaient végétariennes avant même la constitution de la WFL. C’est ainsi qu’ouvrit en 1916 le Minerva Café dans le district de Holborn, à Londres, lequel servait de « délicats déjeuners végétariens ».

« Le végétarisme vise directement, comme nous, les femmes, à l’abolition de l’incorrigible doctrine de la force physique. […] Le végétarisme est avant tout une question féminine. C’est horrible de penser que les femmes devraient avoir à manipuler et à cuire de la chair morte. »

Menées par la végétarienne Charlotte Despard, les membres de la Ligue refusaient de payer leurs impôts en raison de l’absence de représentativité des femmes, s’opposaient à la vivisection et voyaient dans le suffrage des femmes et le végétarisme une lutte liée contre l’ordre patriarcal. Leur lutte n’aboutit hélas qu’en 1918.

Cette convergence entre végétarisme et féminisme (et socialisme) sera explicitée dans « La politique sexuelle de la viande » publié en 1990 par Carol J. Adams. Dans cet ouvrage, l’autrice met en exergue l’exercice de la domination masculine à travers la consommation de chair animale : une consommation « consumation » pour reprendre l’expression baudrillardienne ; potlatch moderne, les destructions somptuaires de notre société de consommation n’épargne ni les animaux, ni les femmes. Réifié·e·s, réduit·e·s à l’état de biens de consommation (« viande à viol »), animaux et femmes paient le tribut d’une masculinité qui dénie la capacité des intéressé·e·s à être perçu·e·s comme des êtres à part entière. Adams a théorisé ce processus d’invisibilisation et d’objectification à travers le concept de « référent absent ». L’animal, détruit et façonné en denrée consommable est le référent absent de la viande. Il est invisibilisé : une invisibilisation que pratique la société patriarcale à l’égard des femmes, abaissées au rang d’objets corvéables et, également, consommables. À l’inverse, l’absence de consommation de chair animale est souvent considérée comme une entreprise d’« émasculation », signe d’une « fragilité ». C’est ce que Carol Adams met en avant en accompagnant son travail de publicités qui entretiennent les stéréotypes de genre et qui présentent la viande comme une affaire d’hommes. Entre poulet anthropomorphe mi-femme en bas-résilles mi-poulet et burgers rappelant des “seins”, ces liens symboliques sont rappelés par Kate Stewart et Matthew Cole dans leur article “Meat is masculine: how food advertising perpetuates harmful gender stereotypes” publié sur le site The Conversation.

Cette notion de référent absent semble être perçue par les végétariennes (à l’image des suffragettes sus-mentionnées) : pour rappeler que sont consommés des animaux morts, elles se réfèrent à un vocabulaire violent, en prise avec la réalité dans toute son horreur. Plutôt que d’utiliser des termes tels que « aliments riches en fer », « délectable », elles utilisent des expressions comme  « portions partiellement incinérées d’animaux mort » ou « non-humains abattus ». Ce rappel historique permet à l’autrice de partager avec son lectorat un exemple personnel permettant d’inverser notre perception de la viande :

« Lui : Je ne peux plus fréquenter de restaurants italiens avec toi, puisque je ne peux plus commander mon plat préféré : l’escalope de veau au parmesan.
Elle : Le commanderais-tu s’il s’appelait morceaux de petits veaux anémiques dépecés ? »

À travers le travail d’Adams, critique éloquente et virulente de l’oppression patriarcale, c’est la critique du capitalisme qui se dessine : la dénonciation d’une société d’abondance, de consommation déraisonnée, un monde où la domination masculine s’est arrogée le droit de traiter les corps féminins comme des biens et des moyens de production.

Aldo Capitini, « libéralsocialiste », anticapitaliste et promoteur du végétarisme

Dans l’Italie du mitan du vingtième siècle, celui que l’on surnommera le « Gandhi italien » se fait précurseur de l’écologie politique. Théoricien du « libéralsocialisme » (courant contemporain au « socialisme libéral » de Carlo Rosselli, ils sont souvent confondus, lorsqu’ils ne sont pas dévoyés en courants précurseurs du social-libéralisme), Capitini était végétarien et appelait au respect des animaux et des végétaux. Entre sobriété et autolimitation des besoins, Aldo Capitini préfigurait le courant altermondialiste et les théories portées par Ivan Illitch. S’appliquant à « ne pas tuer », sa rectitude morale s’accompagnait d’une certaine radicalité économique : le « libéralsocialisme » qu’il prônait était radicalement anticapitaliste et libertaire. La socialisation massive de l’économie devait selon lui répondre à l’injustice provoquée par le « vieux libéralisme » et sa propriété privée dogmatique tout en évitant les écueils qui furent ceux du communisme illibéral. Le socialisme comme mouvement émancipateur et libérateur devait ainsi se nourrir d’un libéralisme comme « libération de l’absolutisme » pour aboutir à un socialisme comme « libération du capitalisme ».[10]
Si Capitini incarne une pensée politique plus que jamais actuelle, l’auteur est hélas peu connu en dehors des frontières italiennes. Son appel à se libérer du capitalisme retrouve cependant un écho grâce aux tenants d’une convergence entre écologie, antispécisme et socialisme, une convergence rendue nécessaire par les désastres sociaux et environnementaux d’un capitalisme financiarisé et mondialisé.

L’écosocialisme au XXIe siècle

Muettes sur l’antispécisme, les associations écologistes et les partis politiques (parmi lesquels La France Insoumise, qui se revendique de l’écosocialisme) traitent la question animale par le prisme de l’écologie. À l’heure où les mouvements antispécistes sont régulièrement sur le banc des accusé·e·s pour répondre des « violences » qui leur sont reprochées, il paraît en effet difficile d’assumer une totale convergence sans se compromettre vis-à-vis de l’opinion publique, encore très circonspecte. Dans le paysage politique français, si des nombreuses personnalités de gauche agissent pour les animaux, Bastien Lachaud et Younous Omarjee (respectivement député et eurodéputé de La France Insoumise) détonnent de par leurs actes et propos : le premier s’est récemment introduit dans un élevage travaillant pour la marque Fleury Michon avec le mouvement DxE quand le second s’était fendu d’un tweet dénonçant « l’esclavage animal » à l’occasion du Salon de l’Agriculture 2018.
En réponse, le député LR Marc Le Fur, par ailleurs co-auteur de l’amendement n° 131 (visant à sanctionner l’« agribashing ») de la proposition de loi pour la lutte contre la haine sur Internet, avait expressément demandé au président de l’Assemblée nationale « de prononcer un rappel à l’ordre et prendre les sanctions attenantes » à l’encontre de Bastien Lachaud.

Du côté associatif, seule 269 Libération Animale fait figure d’exception et tend clairement vers la convergence des luttes. Là où d’autres partis et associations adoptent une posture monothématique et ne prennent pas position sur l’échiquier politique, Tiphaine Lagarde et Ceylan Cirik (qui ont fondé 269 Libération Animale) voient un lien évident entre antispécisme et socialisme, tout en regrettant que « la plupart des militants des droits des animaux ne sont pas dans une logique visant à subordonner la libération animale à un profond changement de modèle économique et social. »[11] Cette logique, le professeur et activiste écosocialiste Ashley Dawson la met en exergue en rappelant les enjeux environnementaux subséquents à l’exploitation animale. Alors que l’élevage s’avère être une catastrophe climatique de grande ampleur, consommateur d’eau et producteur de gaz à effet de serre, l’auteur revient sur la nécessité de l’écosocialisme en des termes forts :

« Si le courant dominant de l’environnementalisme a été coopté par les politiques néolibérales, à quoi ressemblerait un mouvement de conservation anti-capitaliste radical ? Il commencerait par réaliser que la crise d’extinction est à la fois un problème environnemental et un problème de justice sociale liés à une longue histoire de domination capitaliste sur les peuples, les animaux et les plantes. »[12]

Biens de consommation, moyens de production, ressources, trophées… : le monde animal n’a jamais cessé d’être considéré autrement qu’à travers un prisme dominant-dominé. Cette absence d’emmétropie dans la relation à l’animal a conduit l’être humain à se conduire en oppresseur et à réduire l’animal à l’état d’objet, de « bien meuble », et ce en dépit de toute considération éthique ou environnementale.

Au regard du défi écologique auquel est confronté l’espèce humaine, peut-être devrions-nous revenir à la philosophie benthamienne et à la convergence des luttes que Charles Gide appelait de ses vœux : la cohérence semble être la condition sine qua non d’un véritable projet écosocialiste.


[1] Jeremy BENTHAM, Introduction aux principes de morale et de législation, 1789
[2] John Stuart MILL, Utilitarisme, 1861
[3] Cesare GORETTI, L’animale quale soggetto di diritto, 1928.
[4] ALAIN, les Dieux, « Il n’est point permis de supposer l’esprit dans les bêtes, car cette pensée n’a point d’issue… », 1934.
[5] David CHAUVET, Contre la mentaphobie, 2014.
[6] Francis WOLFF, L’homme n’est pas un animal comme les autres, 2012.
[7] Charles GIDE, La revue socialiste, juillet 1888.
[8] Nous ne pouvons que renvoyer à l’excellent article des Cahiers Antispécistes consacré à l’auteur.
[9] Henry Stephens SALT, Animals’ Rights: Considered in Relation to Social Progress, 1892
[10] Aldo CAPITINI, Orientamento per une nuova socialità, 1943, in Nuova socialità e riforma religiosa, Rome, Einaudi, 1950, pp.91-96 (réédité in A. Capitini, Liberalsocialismo, Rome, edizioni e/o, 1996, pp.43-50). Voir aussi Carlo ROSSELLI, Socialisme libéral, traduit et présenté par S. Audier, 2009, p. 503.
[11] 269 Libération animale : « L’antispécisme et le socialisme sont liés » 1/2, revue-ballast.fr
[12] Ashley DAWSON, Extinction: a radical history, 2016 (traduction de l’auteur)