Empire Kretinsky : vers un géant européen des médias ?

Hier Vincent Bolloré, aujourd’hui Daniel Kretinsky. Le feuilleton de la presse française a repris ces dernières semaines avec la mise en vente de Marianne par le milliardaire tchèque et l’entrée en grève de sa rédaction contre son éventuel rachat par Pierre-Édouard Stérin, un entrepreneur proche du Rassemblement national. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, que le pluralisme des médias est menacé dès lors qu’il dépend du bon vouloir d’une poignée de propriétaires, qui se méfient des lignes éditoriales trop « souverainistes ». Le cas Kretinsky est cependant encore plus instructif : l’homme d’affaire, qui a fait fortune grâce aux énergies fossiles, entend construire, avec son bras droit français Denis Olivennes, un puissant groupe éditorial – « Editis Media Groupe » – qui réunirait les titres de presse et les maisons d’édition, actuellement dans le giron d’IMI (International Media Invest), via ses différentes holdings, ainsi que d’autres « éventuelles acquisitions ». Une occasion unique pour comprendre les logiques de concentration et l’émergence de géants médiatiques, en situation de quasi-monopoles sur le circuit de production et de diffusion de l’information.

« Ce n’est pas un nouveau riche, c’est un ancien pauvre » assure Denis Olivennes à propos de Daniel Kretinsky, à l’occasion d’un article consacré à son patron dans L’Express. À la tête d’une fortune estimée à 9,2 milliards de dollars, l’homme est en effet devenu riche, grâce à de nombreux investissements dans le secteur de l’énergie. À contre-courant des tendances, il parie sur le charbon ou encore le gaz et fonde la holding EPH pour chapeauter l’ensemble de ses activités. Avec ses 70 entreprises implantées dans plusieurs pays (République tchèque, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni, France…), Daniel Kretinsky occupe ainsi la sixième place sur le podium des énergéticiens européens.

Les milliards du gaz et du charbon

En 2013, il rachète notamment la partie slovaque du gazoduc Eustream1, qui relie la Russie à l’Europe de l’Ouest, en passant par l’Ukraine. L’affaire est conclue sans difficultés : les entreprises allemande E.ON et française GDF Suez (Engie) lorgnent plutôt du côté de Nord Stream 2, destiné à devenir le canal privilégié d’arrivée du gaz russe en Europe.

En à peine 6 ans, la richesse du tchèque quadruple.

En à peine 6 ans, la richesse du tchèque quadruple. Un bond qu’il doit certes à son flair, mais aussi aux tensions géopolitiques qui secouent l’Europe. L’invasion de l’Ukraine par la Russie déstabilise le marché de l’énergie, autant qu’elle rentabilise les entreprises de Daniel Kretinsky. Sur fond d’une hypothétique pénurie2, les prix du gaz et de l’électricité flambent. Les « superprofits » s’accumulent et amortissent, dans le même temps, ses investissements dans les centrales du continent. Des sites destinés à la fermeture, à l’instar de celui de Saint-Avold en Moselle, reprennent même du service pour sécuriser une partie des approvisionnements énergétiques européens.

Conformément aux plans du patron d’EPH, les centrales « en fin de vie » ont donc plus d’avenir que ne le prétendent les analystes du secteur, qui incitent plutôt les énergéticiens à developper leurs filiales vertes. Autre bénédiction du sort, le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 en 2022 donne une seconde vie à Eustream, vers lequel sont redirigées les exportations de Gazprom. Entre 2020 et 2022, EPH enregistre ainsi 64,5 milliards de bénéfices cumulés, soit plus d’un quadruplement de ses chiffres3, comme le souligne une fondation écologique danoise dans un rapport à charge.

Cette ascension fulgurante suscite la méfiance à l’étranger : le nouvel oligarque venu de l’Est serait-il un « ambassadeur des intérêts russes » ? Si le soupçon est tenace dans les milieux médiatiques et politiques, il semble démenti par les faits. Certes le contrat d’exploitation conclu avec Gazprom court jusqu’en 2028, mais comme le rappelle Jérôme Lefilliâtre, auteur d’un livre-enquête sur Mister K, « l’homme d’affaires ne possède aucune activité en Russie, ni dans l’énergie, ni dans les médias, ni dans l’immobilier ou la distribution (…). Le socle de son groupe a été bâti en Europe centrale et vers les grands marchés de l’Ouest ». Un tropisme occidental qui convient mieux en effet à Daniel Kretinsky ; lui qui répète régulièrement qu’il « a grandi sous le joug soviétique » et qu’il est un fervent défenseur des valeurs libérales.

L’un de ses modèles, rapporte également le journaliste, n’est autre que le banquier américain John Pierpont Morgan, qui doit sa richesse à un gigantesque empire industriel construit au dix-neuvième siècle. De quoi donner la mesure des ambitions du tchèque qui ne cachent pas ses velléités d’expansion. Dernier deal en date : « le roi du charbon » pourrait devenir « le futur baron de l’acier allemand », après une entrée de 20% au capital de l’entreprise allemande ThyssenKrupp, avec une option sur 30% supplémentaires. Une fois n’est pas coutume, Daniel Kretinsky se dit prêt à défendre la sidérurgie verte, en soutenant la reconversion de la filière, à l’appui des milliards d’aides européennes pour la décarbonation du secteur…

Le Bernard Tapie de l’Est

Avec du cash en caisse, Daniel Kretinsky peut donc poursuivre son OPA sur tous les secteurs qui l’intéressent : énergie, sport, médias, édition, distribution, informatique… En République Tchèque, il possède désormais le premier groupe de presse du pays (Blesk, Reflex, E15, Denik Sport…), via la holding Czech Media Invest (CMI), ainsi que plusieurs radios (Frekvence 1, EVROPA 2), sites d’informations (Info.cz) et autres entreprises d’impressions (Czech Print Center). Une position privilégiée, bâtie au fil des rachats successifs – dont beaucoup à des magnats étrangers en perte de vitesse. C’est le cas par exemple en 2018, lorsque Arnaud Lagardère cherche à « se délester » de ses radios en Europe de l’Est (Tchéquie, Slovaquie, Roumanie, Pologne). Pour 73 millions d’euros, Daniel Kretinsky récupère ainsi des fréquences à portée nationale qui revendiquent fièrement leurs succès auprès d’audiences jeunes et familiales. Au total, ce sont près de 8 millions de tchèques – soit 80% de la population – qui dépendent de l’information produite par les différents canaux du milliardaire. Et si à Prague, ces différentes manœuvres participent d’une « guerre entre oligarques par médias interposés » ; dans le reste de l’Europe, elles ne manquent pas de distinguer ce nouveau businessman, qui semble prêt à se porter acquéreur de titres devenus inintéressants pour leurs propriétaires.

Au total, ce sont près de 8 millions de tchèques – soit 80% de la population – qui dépendent de l’information produite par les différents canaux du milliardaire.

Son nom commence alors à circuler à Paris. Une aubaine pour Daniel Kretinsky qui guettait les opportunités pour s’implanter dans la capitale – lui qui a suivi une partie de son cursus de droit à Dijon, parle un français impeccable et s’identifie à une certaine élite intellectuelle, naviguant entre les milieux d’affaires et les cabinets feutrés des lettrés. Fort de cette première transaction avec Lagardère, la suivante ne tardera pas : CMI rachète Elle (Version Femina, Art & Décoration) et Télé 7 Jours (France Dimanche, Ici Paris et Public), soit l’essentiel des magazines possédés par le groupe. Arrivée discrète pour le grand public, mais qui marque le début du « raid sur la presse française »4, officiellement lancé par le milliardaire.

Quelques mois plus tard, toujours en 2018, Daniel Kretinsky s’offre l’hebdomadaire Marianne et entre au capital du journal Le Monde, par l’intermédiaire de parts cédées par le banquier Matthieu Pigasse qui peine à éponger ses dettes. Une mainmise qui ne va pas sans susciter cette fois-ci un tollé médiatique au sein de sa propre maison. Près de 400 journalistes du Monde signent ainsi une pétition contre leur nouvel actionnaire et réclament des garanties d’indépendance. En réponse, l’homme d’affaires soigne sa communication et parvient à convaincre : « journalisme traditionnel » ; « pluralisme des médias » ; « démocratie européenne » ; « projet citoyen » ; autant d’expressions qui rassurent la mondanité parisienne. C’est donc à se demander pourquoi ce dernier s’est désengagé du Monde et s’est débarrassé de Marianne en avril dernier… préférant finalement des « marques » moins politiques (LoopSider, Usbek&Rica, Louie Media), qui surfent volontiers sur l’air du temps.

Autre secteur au sein duquel Daniel Kretinsky a récemment déboursé une somme non négligeable, celui de l’édition française. L’information est passée presque inaperçue, sauf pour une poignée d’observateurs avisés. En acquérant Editis pour une valeur de 653 millions d’euros, le tchèque devient pourtant propriétaire du deuxième groupe d’édition en France. Autrefois propriété de Vincent Bolloré, contraint à sa cession par la Commission européenne après le rachat du groupe Hachette en 20235, le groupe Editis abrite près d’une cinquantaine de maisons, parmi lesquelles Robert Laffont, Julliard, Plon, Le Cherche Midi, 10/18, Presses de la Cité, Pocket, Nathan, ou encore La Découverte – dont l’histoire éditoriale est d’ailleurs riche d’enseignements pour qui s’intéresse à la matérialité du livre – et enregistre un chiffre d’affaires annuel d’environ 800 millions d’euros. Des résultats certes moins satisfaisants qu’auparavant mais qui n’alarment guère son repreneur ; l’avenir du groupe semble garanti par un ambitieux « plan de redressement » annoncé par son président Denis Olivennes, ancien dirigeant de Lagardère Active et nouvel allié de Kretinsky en France

Et c’est à croire que le milliardaire aime les défis : à chaque groupe en perdition (Fnac/Darty, Casino, Atos… pour ne mentionner que les enseignes françaises6), les fonds tombent du ciel pour « sauver » des entreprises qu’il juge sous-exploitées. Une stratégie construite à rebours du marché, identique à celle déployée dans le secteur de l’énergie, et plus que payante si l’on juge à l’empire bâti par Daniel Kretinsky en moins de dix ans, renommé pour l’occasion le « Bernard Tapie de l’Est », par la presse économique. L’heure est à présent au regroupement de ces multiples actifs dispersés à travers le continent, conformément aux fantasmes concentrationnaires du capital – confirmant au passage les inquiétudes d’Olivier Petitjean, co-fondateur de l’Observatoire des multinationales, qui écrivait dès le mois de mai 2023 : « Daniel Kretínsky parvient à “blanchir” une fortune dont l’origine n’est, littéralement, pas très propre. Et s’il décide un jour d’utiliser ce pouvoir pour défendre ses intérêts économiques et politiques, nous n’y pourrons plus grand chose. »

Un « projet industriel » pour les médias

Or, pour défendre ses intérêts, quoi de mieux qu’un influent groupe média implanté dans toute l’Europe ? C’est précisément l’horizon d’Editis Media Groupe, qui entend commencer par réunir les titres de CMI et les marques d’Editis afin de donner naissance à un géant de la presse et de l’édition, pouvant prétendre au milliard de chiffres d’affaires7. Ne manque plus qu’une branche audiovisuelle que Daniel Kretinsky s’attèle à construire en parallèle : actionnaire des groupes TF1 en France et ProSiebenSat.1 Media en Allemagne, intéressé par une participation au capital de Mediaset (Italie), le groupe télévisuel fondé par Silvio Berlusconi dans les années 1990, ou encore candidat à l’obtention d’une fréquence TNT… tous les signaux sont clairs pour révéler les intentions du propriétaire, qui rêve d’une grande chaîne d’information, depuis les débuts de sa carrière. Ainsi du « projet industrialo-civique » de ce dernier qui estime indispensable la constitution d’un conglomérat médiatique pour peser dans le débat public. « Dans les médias, Daniel s’intéresse à l’Europe, toute l’Europe. Il veut faire dix fois la taille du Monde (…) Tout le monde pense que Daniel, c’est Poutine. En réalité, c’est Jeff Bezos (ndlr : patron d’Amazon) » résume, sans détours, Denis Olivennes

« Dans les médias, Daniel s’intéresse à l’Europe, toute l’Europe. Il veut faire dix fois la taille du Monde (…) Tout le monde pense que Daniel, c’est Poutine. En réalité, c’est Jeff Bezos. » Denis Olivennes

Un Jeff Bezos européen qui fantasme un empire à la (dé)mesure des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), tout en se méfiant de leur monopole. C’est que Daniel Kretinsky appartient à la bourgeoisie du vieux continent qui tolère mal son déclassement face à l’hyperpuissance américaine, et rivalise d’ingéniosité pour favoriser son business8. En ce sens, on aurait tort de réduire la croisade « anti-GAFA » du tchèque à un simple alibi communicationnel ; elle témoigne plutôt de la féroce concurrence que se livrent entre elles les élites économiques. À l’occasion d’une tribune publiée dans Libération, Daniel Kretinsky affirme par exemple explicitement qu’il « récuse complètement l’idée que [le modèle économique des Gafa] nécessite d’abuser du travail des autres et de travailler sans responsabilité. » Comprendre qu’il s’oppose fermement à ce que les plateformes américaines organisent le pillage de ses médias. Et s’il n’est pas exclu qu’entre l’homme d’affaires praguois et les patrons de la Silicon Valley, le renforcement du premier au détriment des seconds soit stratégiquement souhaitable pour les citoyens du continent ; il est néanmoins déplorable que revienne inlassablement la même équation politique – choisir le « moins pire », au milieu du pire.

C’est d’ailleurs sur cette même ligne que se défend régulièrement Vincent Bolloré, premier empereur français des médias devant Daniel Kretinsky, rappelant son statut de « tout petit » par comparaison aux GAFA et misant sur l’extension de son groupe « familial » pour redorer le blason national. Interrogé sur la stratégie de ce dernier, Denis Olivennes s’abstient de critiquer le principal concurrent du futur Editis Media Groupe et salue même le « très beau groupe » du confrère (Vivendi-Hachette). Des politesses qui peuvent s’expliquer plus largement si l’on considère la proximité des projets portés par Daniel Kretinsky et Vincent Bolloré : assurés d’une fortune bâtie sur les énergies fossiles, ils investissent massivement dans les médias, en espérant blanchir leur réputation et promouvoir, sous couvert d’indépendance, un agenda idéologique reconnaissable à ses nuances de droite – plus « européiste » chez CMI-Editis, plus « patriote » chez Vivendi. Autant de variations, au demeurant, utiles pour fabriquer l’illusion du pluralisme au sein d’un écosystème médiatique, contrôlé par quelques milliardaires, qui réfléchissent toujours à deux fois avant de contrarier l’un de leurs confrères. Le journaliste Jérôme Lefilliâtre confirme : « La presse, c’est comme la bombe atomique. Ceux qui la possèdent ne se menacent ni ne s’attaquent entre eux. »

Le populisme, voilà l’ennemi !

À défaut de guerre entre propriétaires, reste à identifier un adversaire qui justifierait l’édification d’un empire médiatique. Pour Daniel Kretinsky, comme pour de nombreux membres de l’establishment, l’ennemi est tout trouvé : le populisme. Dans la langue des élites, on sait cependant combien le mot est galvaudé et désigne tous ceux qui s’opposent à la conception libérale de la démocratie. Que le combat pour la presse devienne, par conséquent, un combat contre le peuple, voilà le cœur de la stratégie des milliardaires. Daniel Kretinsky s’en est fait un chantre exemplaire, en accusant régulièrement les citoyens de mal s’informer et en dénonçant les dangers de « l’océan du numérique », pour mieux défendre son projet de sauvetage des médias traditionnels. Ces derniers ont, en effet, l’avantage de monopoliser la production de l’information et de confisquer l’expression de la parole populaire.

Quant aux rédactions dont les choix éditoriaux seraient jugés « trop souverainistes », on connaît désormais le sort qui leur est réservé. « Nous sommes le peuple et nous ne nous tairons plus », proclamait la une de Marianne en décembre 2018, illustrée par des clichés de Gilets jaunes. Un affront que Daniel Kretinsky pouvait encore tolérer, par pur pragmatisme, lors de son arrivée sur le marché des médias français9, mais qui a assurément motivé, quelques années plus tard, la remise en vente du magazine.

Que le combat pour la presse devienne un combat contre le peuple, voilà le cœur de la stratégie des milliardaires.

Pour trouver un titre plus en phase avec la ligne Kretinsky, il faut se tourner vers l’hebdomadaire Franc-Tireur, véritable miracle de la presse anti-populiste. Lancé en 2021 pour « lutter contre les extrêmes », ce dernier a été expressément « voulu par le milliardaire », qui a recruté pour l’occasion d’éminents donneurs de leçons : Raphaël Enthoven, Christophe Barbier, ou encore Caroline Fourest, se fendent ainsi chaque semaine d’éditos « passionnément raisonnables ». Une pétition de principes d’autant plus ironique, lorsqu’on sait que tous trois se revendiquent d’Albert Camus, qui écrivait en 1946, dans les colonnes du quotidien Combat : « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir raison. »10 

L’air est d’ailleurs de plus en plus irrespirable, depuis que les médias dépendent de tiers pour financer leurs activités. Le cas Kretinsky n’en est qu’une énième illustration : en favorisant le journalisme d’influence, au détriment du journalisme de position, le milliardaire abîme le débat public, bien plus qu’il ne participe à sa sauvegarde. Qu’il n’ait pas hésité à considérer l’offre de Pierre-Édouard Stérin pour le rachat de Marianne en dit également long sur l’hypocrisie de certaines positions : « Ni FI, ni RN » titrait Franc-Tireur à la veille du premier tour des législatives. Une recommandation qui ne s’applique manifestement pas à leur patron, prêt à négocier avec un allié avéré de plusieurs candidats RN

Cette valse des propriétaires est d’autant plus alarmante qu’elle n’est pas toujours adéquatement combattue : dénoncer la « droitisation des médias » est une chose, organiser véritablement l’alternative en est une autre. La question qui doit s’imposer n’est pas, en effet, « bon ou mauvais propriétaire ? », mais propriété individuelle ou collective des organes de presse ? Et si l’époque est loin d’y être acquise, charge aux indépendants – médias et éditeurs – de s’allier stratégiquement pour faire pencher le débat public dans cette direction. Aussi puissants soient les grands groupes, ils n’en sont pas moins vulnérables dès lors qu’ils sont attaqués par le bas. La croissance des audiences des médias « alternatifs » en témoigne : les citoyens sont las d’une pluralité sans pluralisme et cherchent d’autres journaux depuis lesquels s’informer.

Nous avons finalement tout à gagner, en défendant fièrement l’existence d’une presse populiste, qui ne soit pas démagogique, mais bien démocratique. « La différence la plus constante entre le populisme et son contraire est peut-être une différence d’humeur. Le populisme était et demeure incurablement optimiste – sur les gens, sur les possibilités politiques, sur la vie » écrit le journaliste américain Thomas Frank. Un élan qui n’est pas de trop pour résister au cynisme ambiant ; et affronter courageusement les sinistres diagnostics des éditorialistes.

Notes :

(1) À moitié détenu par l’État slovaque. 

(2) En réalité majoritairement organisée par la spéculation sur le marché européen de l’énergie.

(3) En 2020 : 8,5 milliards ; en 2021 : 18,9 milliards ; en 2022 : 37,1 milliards. Voir les rapports d’activités d’EPH.

(4) Voir le chapitre qui détaille ce « raid sur la presse française » dans l’ouvrage de Jérôme Lefilliâtre, Mister K. Petites et grandes affaires de Daniel Kretinsky, Seuil, 2020 ; ou encore le portrait consacré au milliardaire par Sophie des Déserts dans Vanity Fair en 2019.

(5) Pour des raisons de concurrence : Vincent Bolloré aurait sinon possédé plus de la moitié du secteur de l’édition française à lui tout seul.

(6) Le cas Atos est notamment très instructif. Kretinsky ayant finalement été évincé par son concurrent français David Layani : “Atos préfère être sauvé par Onepoint plutôt que par Kretinsky”, Courrier International, 11 juin 2024.

(7) En cumulant les chiffres d’affaires d’Editis (789 millions d’euros en 2022) et de CMI France (220 millions d’euros en 2021, en comptant les revenus publicitaires).

(8) Daniel Kretinsky a notamment financé des activités de lobbying à Bruxelles, pour plaider en faveur d’une régulation anti-GAFA.

(9) Voir le récit de cette arrivée fait par Denis Olivennes dans Mister K : « Y a-t-il des journaux à vendre en France ? Olivennes se souvient : « Je cite d’abord Marianne, dont je sais que le propriétaire a des difficultés financières, mais je leur dis que ce ne doit pas être leur genre de beauté. Kretinsky me répond que ce n’est pas un problème, qu’il veut consolider les journaux européens, qu’il a un projet industrialo-civique. »

(10) Albert Camus, « Le siècle de la peur », Combat, 19 novembre 1946.

 


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Qui veut la peau de l’audiovisuel public ?

La maison de la radio à Paris, siège des studios nationaux de Radio France. © Asticoco

Alors que les journalistes de l’audiovisuel public font grève, les conséquences inquiétantes de la suppression de la redevance audiovisuelle commencent à se matérialiser. Votée en juillet dernier, cette mesure accélère un mouvement de fragilisation du service public audiovisuel, initié sous le mandat de Nicolas Sarkozy avec la disparition de la publicité sur France Télévisions après 20h. Avec cette suppression, c’est 90% du budget des médias audiovisuels publics (3,7 milliards) qui devront désormais être pris en charge par les caisses de l’État. La mesure s’inscrit par ailleurs au cœur d’un débat récurrent ces dernières années sur l’absence de solution pérenne pour financer l’information en France, garantir son indépendance et empêcher la concentration des médias. D’autres réformes garantissant une production culturelle et une information fiable et non complaisante avec le pouvoir étaient pourtant possibles.

Annoncée officiellement le 7 mars 2022, lors d’un déplacement du candidat Emmanuel Macron à Poissy, la suppression de la contribution à l’audiovisuel public (CAP) n’est pas une idée neuve. Son avenir semblait en effet fortement compromis du fait de la suppression à horizon 2022 de la taxe d’habitation à laquelle elle était associée. C’est notamment ce qu’expliquait Gérald Darmanin, alors Ministre de l’Action et des Comptes publics, au micro de Jean-Jacques Bourdin en mars 2019. Le 18 avril 2019, Franck Riester, Ministre de la Culture, confirmait sur BFMTV l’évolution du financement de la redevance à horizon 2022 pour « assurer un financement pérenne garantissant son indépendance ». 

Une suppression sans garantie 

Trois ans plus tard pourtant, aucune garantie n’a réellement été mise en oeuvre pour veiller à la pérennité de ce financement. Dans un rapport paru en juin, les sénateurs LR Roger Karoutchi et Jean-Raymond Hugonet pointaient ainsi du doigt « l’inertie du gouvernement en la matière, qui n’a pas su ni voulu anticiper, en son temps, les incidences de la disparition de la taxe d’habitation sur le prélèvement de cette contribution et présente aujourd’hui la disparition de la CAP comme une simple mesure de pouvoir d’achat, déconnectée de toute réflexion stratégique sur l’organisation et la périmètre de l’audiovisuel public. »

Tout porte à croire que les quatre milliards d’euros nécessaires à l’audiovisuel et à la création vont être progressivement réduits à peau de chagrin.

Votée en plein été, au milieu d’un paquet pouvoir d’achat fortement attendu dans un contexte de crise énergétique, cette mesure n’a pas fait l’objet du débat qu’elle aurait dû susciter, notamment eu égard au risque démocratique auquel est est associée. L’indépendance de la presse fait en effet l’objet en France d’une protection constitutionnelle en lien avec l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 sur la liberté de communication des pensées et des opinions. Pressé de remplir sa promesse de campagne, l’exécutif a pourtant bâclé sa copie.

Alors qu’Emmanuel Macron avait promis durant sa campagne un système de financement fondé sur « un budget avec de la visibilité pluriannuelle » indépendant des décisions prises par le Gouvernement, les montants manquants dans les budgets du service public audiovisuel devraient finalement être provisoirement couverts par l’affectation d’une partie des recettes de la TVA. Mais ce type de financement ne peut être que transitoire. À horizon 2025, conformément à la réforme de modernisation des finances publiques adoptée en décembre dernier, aucune taxe ne pourra être affectée à une mission de service public, sans que le lien entre le service en question et la taxe ne soit justifié. La TVA étant un impôt indirect sur la consommation, elle ne pourra financer l’audiovisuel public après 2025. Il reste donc trois ans à l’exécutif pour définir une solution pérenne de financement. En attendant, le budget de l’audiovisuel public devrait être débattu chaque année au Parlement et pourra faire l’objet de coupes ou d’instrumentalisation politique.

L’austérité en embuscade

Si Gabriel Attal promettait, le 29 juin dernier au micro de France Inter, que « supprimer la redevance télé ne veut pas dire qu’on va supprimer le budget de l’audiovisuel public », de nombreux observateurs se montrent beaucoup plus sceptiques. « De deux choses l’une, pouvait-on lire dans un éditorial du Monde daté du 20 juillet 2022, soit les 3,85 milliards d’euros versés chaque année à l’audiovisuel public sont garantis et le contribuable continuera de les payer, soit ce budget fondra et la promesse de pérennisation n’est qu’un leurre ».

Tout porte en effet à croire que les quatre milliards d’euros nécessaires à l’audiovisuel et à la création vont être progressivement réduits à peau de chagrin, comme on a pu le constater précédemment avec les crédits budgétaires censés compenser la suppression de la publicité sur France Télévisions après 20 heures. Ceux-ci ont commencé à diminuer dès 2009, pour totalement disparaître en 2019. Une situation financière qui devrait encore s’aggraver si TF1 et M6 venaient effectivement à fusionner, ce qui en ferait un mastodonte de la publicité télé, avec 75% des parts de marché. Selon un récent rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) et de l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC), la fusion pourrait avoir pour conséquence une baisse de recettes de 120 millions d’euros à horizon 2024 par rapport à 2021, soit un tiers de son socle publicitaire.

Ressources publiques de l’audiovisuel public entre 2005 et 2022 (M€). Source : DGMIC

Alors que l’inflation oblige l’État à multiplier les interventions budgétaires pour soutenir le pouvoir d’achat et que la charge de la dette augmente suite à la montée des taux d’intérêts, des pressions austéritaires sur l’audiovisuel public sont à prévoir. Le rapport des sénateurs Karoutchi et Hugonet va dans ce sens, en proposant de fusionner France Télévisions et Radio France, afin de dégager environ « 10 % d’économies sur le budget actuel ». Outre France Télévisions (65% du budget de la CAP en 2022) et Radio France (15,9%), les plans de « rationalisation » pourraient aussi s’attaquer aux autres structures financées par ce biais, à savoir Arte France (7,5%), France Médias Monde qui comprend France 24 et TV5 Monde (7%), l’Institut National de l’Audiovisuel (2,4%) ou encore le financement de la fiction et de la création, qui participe de « l’exception culturelle » française. Ainsi, au-delà de l’information, la vitalité artistique de la France, qui résiste pour l’heure tant bien que mal à la concurrence d’Hollywood, est également en péril.

Dans une tribune publiée dans Libération, Julia Cagé, économiste spécialiste des médias, insistait ainsi sur le fait que la suppression de la redevance conduirait inévitablement à la « fragilisation de tout un écosystème dont il est le pilier : journalistes, rédacteurs, acteurs de la création et du spectacle vivant, auteurs, producteurs, comédiens, réalisateurs, techniciens ». Une fragilisation qui ne fait qu’enteriner la situation présente, puisque le nombre d’équivalents temps plein moyen annuels à France Télévisions est passé en l’espace de dix ans de 10.490 en 2012 à 9.021 aujourd’hui.

L’indépendance de l’information en danger

Outre la probable chute des budgets alloués par l’Etat, la dépendance financière de l’audiovisuel public au bon vouloir de l’exécutif et des parlementaires pose un risque majeur pour la qualité et l’impartialité de l’information produite. Cette disparition se fait en effet « sans garanties suffisantes pour réduire le risque juridique et politique qu’elle comporte » comme le souligne le rapport de l’IGF et de l’IGAC, qui insistait notamment sur le fait que « le pluralisme et l’indépendance des médias sont des objectifs à valeur constitutionnelle ». De même, un rapport du European Audiovisual Observatory publié en février 2022 rappelait que « l’indépendance et la liberté de programmation de l’audiovisuel public sont étroitement liées à la nécessité pour les diffuseurs de pouvoir compter sur un système de financement adéquat ».

Le fait que les parlementaires puissent allouer plus ou moins d’argent au service public de l’information va conduire à ce que ces arbitrages se fassent en fonction de raisonnements politiques.

Concrètement, le fait que les parlementaires puissent allouer plus ou moins d’argent au service public de l’information ouvre la possibilité d’arbitrages reposant sur des raisonnements politiques. Il suffira que telle chaîne, telle émission ou tel journaliste apparaissent comme « trop à gauche » ou « trop à droite » pour que ses financements soient mis en danger. L’autocensure risque par ailleurs de devenir un réflexe pour les programmateurs et les journalistes du service public. Un détour par la presse écrite permet de bien saisir ce qui risque d’arriver : imagine-t-on par exemple Le Figaro sortir une affaire impliquant le groupe Dassault, son propriétaire ? Ainsi, le pluralisme et l’impartialité, certes relatifs, de l’audiovisuel public, ont de fortes chances de disparaître définitivement, au profit d’une couverture excessivement méliorative de l’action du parti au pouvoir.

Pour les médias français à l’étranger, le financement par le pouvoir politique pourrait par ailleurs saper la crédibilité de ses journalistes. Comme le souligne Thomas Derobe, secrétaire général de TV5 Monde, seule chaîne à émettre en français en Chine continentale, « de nos jours, il est important de ne pas être perçu comme un média d’État ». Ce que Marie-Christine Saragosse, PDG de France Médias Monde ne manque pas de confirmer : « Un média financé par des recettes affectées est en général qualifié de média indépendant de service public ; un média financé sur le budget de l’État est en général qualifié de média gouvernemental (…) la budgétisation porte en elle le germe du doute, on le voit en Allemagne ». À Berlin en effet, la fréquence FM de la radio RFI ne devrait pas être renouvelée faute de garanties suffisantes sur son indépendance vis-à-vis de l’État. Bruno Patino, président d’Arte France, insiste quant à lui sur « l’incompréhension » de ses partenaires allemands face à la suppression de la CAP, alors que l’Allemagne augmente le montant de sa propre redevance pour lutter contre la désinformation. 

Vers une mise au pas politique de l’information ?

Si cette réforme comporte autant de dangers, pourquoi l’exécutif y tient-il tant ? Officiellement, l’objectif est d’aider les Français à boucler les fins de mois en supprimant une taxe obsolète et inégalitaire. Sur ce dernier point, on ne peut lui donner tort : en taxant uniquement les propriétaires de postes de télévision, même si ces derniers sont constamment éteints ou non connectés au réseau hertzien, la redevance n’est en effet plus en phase avec l’évolution de la consommation de contenus, qui se déporte de plus en plus vers Internet, notamment chez les jeunes. Par ailleurs, le fait que les 27 millions de foyers fiscaux qui y étaient assujettis devaient tous payer le même montant quels que soient leurs revenus était effectivement inégalitaire. On a cependant du mal à voir en quoi la TVA, solution provisoire de financement, serait plus égalitaire…

En remettant en cause l’indépendance de l’audiovisuel public, Emmanuel Macron espère réussir à faire passer ses prochaines réformes de casse sociale.

Par ailleurs, ce geste fiscal comporte aussi une part de démagogie politique. Bien que les chaînes publiques de radio et de télévision soient encore très écoutées et regardées, la majorité des Français est critique par rapport aux productions qui leur sont proposées. En 2018, seuls 56% des Français étaient satisfaits des programmes proposés par l’audiovisuel public (contre 86% en Angleterre et 60% en Allemagne) et 69% d’entre eux trouvaient injuste la contribution à l’audiovisuelle public eu égard à l’offre proposée. Emmanuel Macron lui-même avait déjà surfé sur cette colère en 2017, en qualifiant l’audiovisuel public de « honte de la République ». Plus largement, les journalistes font régulièrement partie des professions les plus honnies par les Français (seuls 16% déclarent leur faire confiance). Il était donc probable que cette réforme ne suscite pas de mouvement de protestation au sein de la population. En s’appuyant sur ce mécontentement, le pouvoir a donc joué habilement ses cartes.

Il faut aussi reconnaître au « maître des horloges » un sens du timing. En remettant en cause l’indépendance de l’audiovisuel public, Emmanuel Macron espère réussir à faire passer ses prochaines réformes de casse sociale, comme celles du RSA, de l’assurance chômage et des retraites. Après une élection présidentielle remportée en bonne partie grâce au barrage contre Marine Le Pen, et la perte de la majorité absolue lors de l’élection législative, son mandat démocratique demeure très fragile. S’assurer d’un appui médiatique pour conduire ces changements est donc d’autant plus important. De plus, en affaiblissant l’indépendance des radios et télévisions publiques, Emmanuel Macron réalise un vieux souhait de la droite et surtout de l’extrême-droite. La candidate des Républicains, Valérie Pécresse, défendait en effet la même mesure que celle mise en place aujourd’hui, tandis que Marine Le Pen et Eric Zemmour annonçaient ouvertement vouloir privatiser l’audiovisuel public. Des sources d’inspiration qui ne rendent guère optimistes sur la suite des événements.

Précarité ne rime pas avec qualité

Bien sûr, les critiques formulées à l’encontre de l’audiovisuel public sur lesquelles s’appuient Macron, la droite et l’extrême-droite ne sont pas totalement dénuées de fondement. La partialité des journalistes, telles que Léa Salamé ou Nathalie Saint-Cricq dans des émissions politiques ou François Lenglet et Dominique Seux dans les chroniques économiques, n’est par exemple plus à démontrer. Acrimed, l’association française de critique des médias et de défense du métier de journaliste, préconise notamment de lutter contre ce phénomène de « starification » portant aux nues une poignée de tête d’affiche régnant en maître sur l’information politique, et dont les salaires mirobolants privent les rédactions de journalistes spécialisés. Au-delà des interviews politiques, la déprogrammation de certaines émissions où la parole était relativement libre et pluraliste ternit également le discours d’impartialité dont se revendique le service public. On pense notamment à Ce soir (ou jamais !), émission culturelle de débat animée par Frédéric Taddeï ayant reçu plusieurs prix pour la liberté d’expression qui la caractérisait.

Si l’impartialité de l’audiovisuel public était donc déjà contestable,  la réforme en cours a toutes les chances d’accroître ce problème. En effet, au-delà de l’affaiblissement de son indépendance face au pouvoir politique, les coupes budgétaires à venir auront des conséquences négatives sur la qualité des contenus. Avec des effectifs réduits, la charge de travail sur les journalistes restants va s’accroître, ce qui leur laissera moins de temps de réflexion pour des sujets originaux et de fond. Il sera bien plus simple pour eux de reproduire ce que font leurs collègues, de réinviter les mêmes « experts » déjà omniprésents ou de « bâtonner », c’est-à-dire de reprendre les dépêches de l’Agence France Presse (AFP) en les modifiant à la marge. De même, on risque de préférer un micro-trottoir dans un arrondissement parisien proche des studios plutôt que de financer un reportage de terrain de France Bleu. Cette dernière repose d’ailleurs déjà en bonne partie sur le travail de pigistes ou de CDD précaires, aux horaires à rallonge et aux conditions de travail très difficiles.

International et investigation : les parents pauvres

Certains domaines journalistiques risquent d’être plus pénalisés que d’autres. L’international, qui suppose de maintenir des bureaux à l’étranger et de financer des voyages de correspondants dans une vaste zone géographique, risque d’être particulièrement touché. En 2016, le bureau Afrique de France Télévisions a ainsi été supprimé, remplacé par un prestataire externe, d’autres régions du monde, notamment les Etats-Unis, étant jugées plus dignes d’intérêt. Aujourd’hui déjà, France Télévisions compte quatre fois moins de bureaux étrangers que son équivalent britannique, la célèbre BBC.

Le journalisme d’investigation pourrait lui aussi faire les frais de la réforme en cours.

Le journalisme d’investigation pourrait lui aussi faire les frais de la réforme en cours. Nécessitant des enquêtes souvent longues – notamment lorsque certaines pistes se révèlent être des impasses – et des équipes juridiques solides, il est particulièrement coûteux. Ce travail est pourtant crucial pour une bonne information de la population et a toujours largement contribué au prestige associé au métier de journaliste. Les interviews musclées d’Elise Lucet dans Cash Investigation ou le travail de la cellule investigation de Radio France sur des dossiers majeurs comme les Pandora Papers ou les Uber Files ne sont-ils pas une source d’inspiration pour de nombreux jeunes qui veulent devenir journalistes ? 

Or, là encore, la situation est déjà très dégradée. Comme le relatait Jean-Baptiste Rivoire, ancien rédacteur en chef de Spécial Investigation (Canal+) dans une conférence organisée par Le Vent Se Lève, « à partir du moment où Bolloré a étouffé l’investigation à Canal + en 2015, France Télévisions s’est retrouvé en situation de monopole, d’où une position de très grand pouvoir. » En outre, la création d’un bureau unique pour les propositions de documentaires d’investigation à France 2, 3 et 5 en 2019 empêche désormais de faire jouer la concurrence au sein du service public. Cette décision, prise au nom d’économies budgétaires, conduit, selon lui, à ce que des milliers de propositions soient jugées à la va-vite par une seule personne sur la base de fiches, avec un regard très politique. Conséquence : selon le syndicat des auteurs-réalisateurs de documentaires, 60% d’entre eux s’autocensurent pour obtenir des contrats. Une situation qui risque d’être encore aggravée à l’issue de la réforme actuelle.

Une redevance plus juste est possible

Ainsi, si la redevance actuelle, datée et inégalitaire, ne satisfait pas grand monde, sa disparition risque de fortement fragiliser l’audiovisuel public et de renforcer le contrôle du pouvoir politique et des annonceurs sur la ligne éditoriale. Pourtant, plusieurs pistes alternatives de financement existent. Une seule semble devoir être écartée : un simple élargissement de la redevance à tous les appareils électroniques, qui poserait globalement les mêmes problèmes que la redevance actuelle. Souhaitant éviter de faire reposer directement le financement de l’audiovisuel public sur les particuliers, certains ont proposé de taxer d’autres activités, comme les services de streaming ou la publicité. Des options viables sur le plan financier, mais qui conduiraient à indexer les ressources de l’audiovisuel public sur les performances de ses concurrents privés (Netflix, Amazon, Disney…) et d’entériner la place démesurée de la publicité dans nos vies.

Dans les pays ayant mis en place une redevance progressive, cette forme de financement est très peu critiquée.

La proposition la plus intéressante est probablement celle d’une redevance progressive en fonction des revenus, déjà pratiquée dans plusieurs pays scandinaves. Selon les calculs de l’économiste des médias Julia Cagé, pour un financement constant, une telle réforme en France se traduirait en économies d’impôts pour 85% des contribuables, grâce à la plus forte taxation des hauts revenus. Elle insiste par ailleurs sur l’importance d’un fléchage automatique de ces recettes vers la trésorerie de l’audiovisuel public, comme cela est par exemple pratiqué en Allemagne, afin d’éviter l’intermédiaire du pouvoir politique. D’après un sondage pour la Fondation Jean-Jaurès, ce système est largement préféré, par 34,5% des sondés, à la redevance actuelle (16% de soutien) ou à sa suppression pure et simple (20,6%), car il est jugé plus juste. Dans les pays qui l’ont mise en place, cette forme de financement est d’ailleurs très peu critiquée.

Au-delà du financement, de nombreuses réformes nécessaires

Si la question du financement est évidemment majeure, elle ne doit pas occulter le débat sur les autres réformes à apporter à ce service public, qui mérite certaines des critiques qu’il lui sont faites. D’abord, l’embauche de journalistes et de personnels supplémentaires et l’amélioration des conditions de travail sont indispensables pour réhausser la qualité des programmes. Le pouvoir des salariés au sein des différentes stations de radio et chaînes de télévision devrait par ailleurs être renforcé afin de garantir une plus forte indépendance éditoriale.

En outre, la procédure de nomination de la présidence de France Télévisions et de Radio France devrait être réformée. Si ce n’est plus directement le Président de la République qui choisit les PDG de l’audiovisuel public, comme cela était le cas sous Nicolas Sarkozy, la sélection actuelle par le CSA – devenu depuis l’ARCOM – n’est pas non plus irréprochable. Celle-ci se déroule en effet à huis clos dans une opacité digne d’un conclave pour l’élection du pape. En 2015, le choix de Delphine Ernotte comme présidente de France Télévision avait ainsi suscité de nombreuses protestations en interne. L’ancienne patronne d’Orange France n’avait en effet jamais travaillé dans un média et semblait surtout avoir été choisie pour réduire les dépenses. Surtout, le fait que certaines candidatures aient été écartées sans explications a nourri les doutes sur l’impartialité de la procédure. Un minimum de transparence sur les candidats et leur projet pour le service public audiovisuel et la prise en compte de l’avis des salariés du groupe via un processus de codécision paraissent nécessaires pour éviter la reproduction d’un tel scénario.

La nécessaire préservation de l’audiovisuel public doit aller de pair avec une réforme fiscale pour rendre la redevance plus juste et des réformes internes pour rétablir la confiance des Français.

Enfin, compte tenu des menaces de censure, et surtout d’autocensure, suite au quasi monopole de France Télévisions sur les documentaires d’investigation, le travail des médias indépendants mérite d’être soutenu. Pour Jean-Baptiste Rivoire, la manne financière de la redevance pourrait également servir à cela, à condition bien sûr que les moyens alloués à l’audiovisuel public restent suffisants. Il propose donc que « l’Etat libère une partie de la taxe redevance audiovisuelle pour permettre aux citoyens qui le souhaitent d’en affecter 10% au média indépendant de leur choix ». Si plusieurs modalités sont envisageables, une source d’inspiration pourrait être les budgets participatifs pratiqués dans un nombre croissant de municipalités : les médias indépendants présenteraient leur travail et leurs projets pour l’année à venir sur une plateforme sur laquelle les citoyens pourraient choisir d’allouer une petite part des fonds issus de la redevance. Il s’agirait ainsi d’une forme de financement participatif, mais auquel même les plus modestes – qui paieraient une faible redevance et ne peuvent généralement pas faire de dons étant donné leurs revenus – pourraient prendre part.

Ainsi, la nécessaire préservation de l’audiovisuel public doit aller de pair avec une réforme fiscale pour rendre la redevance plus juste et des réformes internes pour rétablir la confiance des Français. À l’inverse, la seule défense du modèle existant, sans remise en question, a toutes les chances d’échouer. Comme sur la question des retraites, le gouvernement pourra en effet taxer les défenseurs de l’audiovisuel public de « conservateurs » et leur reprocher de s’arc-bouter sur un système injuste et « obsolète » accordant des « privilèges ». Une stratégie déjà utilisée avec succès contre d’autres secteurs, tels que les cheminots. Restaurer la confiance dans les médias et assurer l’indépendance des chaînes publiques nécessite donc de proposer un projet de réforme global, associant justice fiscale et pouvoir de décision des journalistes et des citoyens.


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