Le clivage gauche-droite est mort en Italie – Entretien avec Samuele Mazzolini

Samuele Mazzolini, fondateur du mouvement Senso Comune

Samuele Mazzolini est un intellectuel italien chercheur à l’université d’Essex au Royaume-Uni. Il est par ailleurs co-fondateur du mouvement italien Senso Comune, d’inspiration gramscienne et populiste. Nous l’avons interrogé sur la situation politique italienne, quelques mois avant les élections législatives, et sur le projet de Senso Comune.

 

LVSL : Les élections municipales de juin 2017 ont été remportées haut la main par les deux principaux partis de droite : Forza Italia de Silvio Berlusconi et la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Bien que distancées dans les sondages nationaux par le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et le Parti Démocrate (PD), les droites italiennes semblent avoir le vent en poupe. Quelles sont les orientations et les stratégies respectives de ces deux formations ?

En effet, les droites italiennes ont été enterrées trop vite, comme l’ont bien démontré les élections municipales de juin 2017, de même que les récentes élections régionales en Sicile. Avec la chute du gouvernement Berlusconi en 2011 et une série de scandales qui ont touché dans le même temps la Lega Nord (Ligue du Nord, NdT), la droite a certainement été sérieusement ébranlée, mais elle est parvenue à se ressaisir. Commençons par la Lega Nord, qui a réalisé un véritable exploit. Il y a quelques jours, il a été officiellement décidé que son nom serait la Lega et non plus la Lega Nord. Ce changement de nom scelle un processus lancé par son président, Matteo Salvini, depuis qu’il a pris les rênes du parti en 2013. En substance, le projet de Salvini est de transformer son parti en équivalent italien du Front National de Marine Le Pen, avec laquelle – et ce n’est pas un hasard – il a entretenu des liens étroits durant ces dernières années. Il ne s’agit donc plus d’un parti qui porte des revendications régionalistes, à visée « nordiste » [auparavant, la ligue du Nord portait des revendications régionalistes et autonomistes, ndlr]  et aux accents séparatistes, mais bien d’un parti national délivrant un discours destiné au pays dans son ensemble. En interne, Umberto Bossi – le fondateur de la Lega – a été mis en minorité, même si la large victoire du référendum sur l’autonomie de la Vénétie promue par le gouverneur Zaia a partiellement rebattu les cartes.

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

En quoi consiste la politique de Salvini ? L’élément central qui la caractérise, dans la droite ligne du FN, est certainement le thème de l’immigration. Cette intolérance à l’égard des flux migratoires qui touchent notre pays existait déjà et leur augmentation exponentielle n’a probablement pas aidé, mais Salvini a été capable d’exacerber ce sentiment. De plus, il s’est habilement emparé de certaines luttes qui n’ont pas de marqueur idéologique, à l’instar de l’opposition à la réforme des retraites d’Elsa Fornero ou encore l’euroscepticisme. Il faut reconnaître qu’il s’agit d’un homme politique très habile, son style direct et ses idées excentriques sont ses plus grands atouts. Je pense que, bien que ce soit une horreur en termes de contenus, il y a beaucoup à apprendre de sa capacité à créer de l’adhésion à son discours. Il est toutefois confronté à un obstacle encore très important, issu de son passé : il s’agit des vidéos dans lesquelles Salvini entonne des chants contre Naples et le sud qui ne peuvent pas être supprimées. Chacune de ses apparitions dans le Sud est accompagnée de mouvements de protestation très forts. Bien que son poids électoral ait augmenté, alors qu’auparavant le symbole du parti n’apparaissait même pas sur le bulletin de vote, la transformation de la Lega en un vrai parti national n’est pas encore complètement achevée.

LVSL : A 81 ans, après avoir été condamné pour fraude fiscale puis pour corruption, aujourd’hui inéligible, que peut encore Silvio Berlusconi ? Quel rôle peut-il jouer dans la recomposition actuelle des droites et, plus généralement, dans la vie politique italienne ?

Berlusconi est une sorte de phœnix, la manière dont il réussit à chaque fois à renaître de ses cendres est incroyable. Certes, il ne bénéficie plus de la popularité électorale qu’il avait alors, et dans l’hypothèse où il devrait renouer une coalition avec la Lega, son leadership ne va plus de soi, tant il est vrai que les accords préliminaires prévoient qu’en cas de victoire, ce sera le chef du parti de la coalition qui obtiendra le plus de voix qui distribuera les cartes. Toutefois, il convient de rappeler l’ambiguïté maintenue par Berlusconi ces dernières années à l’égard de Matteo Renzi. Bien que ce « je t’aime, moi non plus » lui ait coûté cher – nombreux ont été ses parlementaires qui l’ont lâché pour soutenir de l’intérieur le PD -, on évoque avec insistance la possibilité d’une alliance post-électorale entre lui et Renzi lors de la prochaine législature, face à l’absence d’une majorité claire au parlement.

“Le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper (…) De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.”

Les intéressés nient, mais les contacts ne manquent pas et dans ce cas de figure, il est important de prêter attention aux bruits de couloirs et aux déclarations de ces parlementaires qui agissent en sous-main. Après des décennies de levées de boucliers, le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper. C’est peut-être une bonne chose, dans le sens où cela serait une entreprise de clarification après des décennies pendant lesquelles le pays s’est divisé autour d’un clivage principalement pro/anti Berlusconi. De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni quant à lui le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.

LVSL : Après le désaveu du « non » au référendum sur la réforme constitutionnelle en décembre 2016 et un échec cuisant lors des dernières élections municipales, Matteo Renzi est de nouveau en selle pour conduire la campagne du Parti Démocrate en vue des élections législatives du printemps prochain. Quel est son bilan à la tête du gouvernement italien (2014-2016) ? Peut-il espérer rassembler les rangs démocrates derrière lui ?

Le bilan de Renzi est mauvais, et je ne dis pas cela seulement d’un point de vue partisan, mais aussi de son point de vue à lui. Retraçons à grands traits son ascension. Renzi se présente comme le nouveau visage de la politique, comme l’innovateur fraîchement débarqué, au parler simple et à la répartie facile, aux idées « cool » dans l’air du temps – ici aussi, l’analogie avec la France est importante : Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal, populiste dans le sens où ils créent un antagonisme très accentué avec la vieille classe politique – en premier lieu celle de son parti, dans le cas de Renzi – mais paradoxale car centriste, c’est-à-dire réfractaire à la mise en échec concrète du statu quo. Celui de Renzi a été une petite comédie faite de phrases hyperboliques et américanisées revisitées à la sauce italienne. Au moins, en ce qui concerne Macron – maigre consolation –, on peut dire qu’il existe un souffle culturel et conceptuel légèrement plus marqué. Au départ le modèle renzien apparaît comme particulièrement séduisant : le jeune qui brûle les étapes et se fraye un chemin contre la vieille bureaucratie d’un parti ankylosé, en mettant tout le monde au tapis.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Après quoi Renzi est entré dans une sorte de frénésie, qui a à voir avec son attitude fanfaronne. Son arrivée au gouvernement a été bien plus une manœuvre machiavélique, à la House of Cards, qu’une investiture populaire. Ici, la dimension populiste s’est faite plus discrète. Cette agitation peu clairvoyante s’est répercutée sur de nombreux aspects. Sa garde rapprochée, par exemple, est restée principalement toscane, la région d’où il a démarré : des gens parfois pathétiques et pas à la hauteur des enjeux nationaux. Il n’a pas réussi à élargir la portée de sa politique, à coopter des personnes, des courants, des compétences, ou alors de façon totalement éphémère. De manière encore plus significative, son action au gouvernement a confirmé les soupçons de ceux qui se sont opposés à lui dès la première minute : son ascension était soutenue et favorisée par des élites italiennes, avec les intérêts des grands groupes bancaires qui ont pris le dessus sur tous les autres – ce n’est pas un hasard si 24 milliards ont été offerts au système bancaire au cours de cette législature. Cet aspect est désormais assez clair pour tout le monde.

“Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal : antagoniste avec la vieille politique, mais réfractaire à la mise en échec du statu quo.”

Enfin, l’erreur la plus stupide a été la proposition de réforme constitutionnelle, une proposition excessivement liée à sa personne, mais surtout incapable d’incorporer une série de revendications qui avaient un poids important – telle que la suppression définitive du bicaméralisme, tandis que Renzi avait prévu la création d’un Sénat régional avec des compétences différentes. L’échec référendaire qui s’en est suivi a été retentissant, et a considérablement redéfini ses ambitions politiques. Récemment, il a fait passer en force, en coulisses, une loi électorale très contestée qui a donné lieu à d’âpres polémiques, surtout de la part du Mouvement 5 Etoiles (Movimento 5 Stelle), démontrant encore une fois son incapacité à saisir une revendication aussi partagée dans tout le pays que celle des préférences [l’idée est d’inclure la possibilité de signaler sa préférence pour tel ou tel député lors d’un vote de liste, et de ne pas voter uniquement pour la liste, ndlr]. De temps en temps, il pourrait lâcher un peu de lest, suffisamment pour repousser les embûches qui se présentent à lui. Mais il ne le fait pas. Politiquement, il s’est avéré être bien plus bête que ce qu’on pensait au début.

LVSL : Le Mouvement Cinq Etoiles, fondé en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo, s’est durablement installé sur la scène politique italienne au point d’occuper aujourd’hui la première place dans les intentions de vote. Comment décrire ce parti parfois qualifié d’« objet politique non identifié », ne s’agit-il pas du mouvement populiste le plus « transversal » d’Europe ? Comment expliquez-vous son succès ?

Le coup qu’a réussi le Movimento 5 Stelle (Mouvement 5 Etoiles, M5S, NdT) est l’une des opérations les plus ingénieuses de la politique italienne et je le dis sans les soutenir pour autant, bien au contraire. Grillo a compris que les temps avaient changé, que la reproduction des clivages du XIXe siècle fonctionnait de moins en moins et que la représentativité des partis politiques était largement érodée. En ce sens, il y avait une foule d’électeurs à conquérir. A gauche, on a simplement tendance à stigmatiser l’opération grilliniste à cause de ses aspects ambigus, en perdant ainsi de vue les aspects performatifs et la possibilité d’apprendre quelque chose : le M5S a donné vie à une tradition politique ex nihilo qui en quelques années a révolutionné la réalité politique du pays.

“Comme le péronisme en Argentine, le M5S a donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés (…) Et c’est vraiment ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation. Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.”

Ce n’est pas par hasard si, sur un plan purement formel, et en dehors de conditions historiques et organisationnelles complètement différentes, j’aime comparer l’opération grilliniste au péronisme argentin. Pourquoi ? Parce que comme le péronisme, le M5S a lui aussi donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés. Il y a une sorte d’hypertrophie, d’étirement de ce que le philosophe Ernesto Laclau appelle la chaîne d’équivalence, à savoir un discours politique qui englobe et crée un rapport analogique entre les diverses instances de changement social. Comme pour le cas argentin, ces diverses demandes ne sont pas réélaborées dans le sillage d’une orientation idéologique claire, mais restent unies, de manière freudienne, par un amour commun du père. Or, je trouve que tandis que dans le péronisme le père est sans aucun doute Perón, dans le cas du M5S, le plus petit dénominateur commun n’est pas tant Grillo que la question morale, véritable mirage salvateur en Italie depuis quelques décennies. C’est vraiment le caractère fondamentalement vide de ce drapeau qui fait qu’il s’agit du mouvement populiste le plus transversal d’Europe, comme tu le soulignes. Et c’est véritablement ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation.  Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.

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Luigi di Maio, leader du M5S. ©Mattia Luigi Nappi

LVSL : En septembre dernier, les adhérents du M5S ont désigné leur chef de file pour les élections législatives. C’est le napolitain Luigi Di Maio, 31 ans, vice-président de la Chambre des députés qui briguera donc le poste de président du Conseil. Ce choix implique-t-il un quelconque changement dans la ligne et la stratégie du M5S ?

Jusqu’à présent, le M5S a démontré sa capacité à dissimuler de manière habile sa géographie politique interne, notamment grâce à un centralisme despotique qui sanctionne toute velléité de courants. Toutefois, je crois pouvoir dire que son choix de leader marque une certaine normalisation du M5S, dont la responsabilité ne doit pas être attribuée au vote des inscrits, car de fait, en septembre, a uniquement eu lieu la ratification d’un choix opéré il y a longtemps par les instances dirigeantes du mouvement. Par ses façons de faire, par l’esthétique et par le peu qu’on est parvenu à comprendre de ses déclarations, Di Maio incarne un choix démocrate-chrétien, de respectabilité, une caution de non-dangerosité du mouvement à l’égard des intérêts économiques les plus importants, avec une tendance à nourrir certains des penchants les plus réactionnaires, en particulier sur la question de l’immigration.

La nomination de Di Maio a déclenché à gauche une série de réactions dérisoires. Mais ceux qui le fustigent car il n’est pas particulièrement cultivé se trompent, car la politique n’est pas non plus une lutte pour afficher son érudition. Les maladresses de Di Maio s’avèrent être bien plus parlantes à l’électeur moyen que les discours opaques des leaders de gauche. Toutefois, il est vrai que son aspect de vendeur immobilier est peu charismatique et contraste sûrement beaucoup avec le ton chaleureux de Grillo. C’est probablement une manière, encore une fois, de couvrir un spectre encore plus large de l’électorat.

LVSL : A la gauche du Parti Démocrate, les forces sont éparpillées malgré l’alliance récente entre MDP, Sinistra italiana et Possibile dans la coalition Libere e uguali. Article 1 – Mouvement démocrate et progressiste, né en février 2017 d’une scission avec le PD, Gauche Italienne également structuré en parti politique depuis 2017, ou encore le Parti de la Refondation communiste : aucune de ces formations ne semble susciter l’adhésion. Comment expliquez-vous l’incapacité des gauches italiennes à sortir de la marginalité ?

La gauche italienne appartient davantage à l’éventail des pathologies psychiques qu’à la politique. Si on entrait dans le vif du sujet, il y aurait trop de choses à dire et à préciser, notamment parce que l’archipel de la gauche a subi de nombreuses mutations au cours de ces dernières années.  Je préfère tenir un discours plus large. On peut en effet distinguer une série de tares qui ont rendu la gauche progressivement inefficace, velléitaire, et même nuisible.

Tout d’abord, la gauche garde une approche platonicienne, dans le sens où elle pense que les masses sont dans l’erreur et qu’elles doivent donc être éclairées. Ce sont des restes d’une fausse conscience, de cette prétention à avoir une lecture privilégiée du social, fondée sur l’attribution d’intérêts établis en amont. Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation. Cela veut dire se salir les mains, au sens propre, adopter un vocabulaire ayant un lien avec la période historique dans laquelle on vit. Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega. Ils se contentent d’insister sur la nécessité d’unir la gauche – en se disputant sur la façon d’interpréter cette opération -, comme si cela était, nécessairement, un besoin que le pays éprouvait. Un autre défaut de la gauche est celui de se percevoir comme défenseur de mille particularismes, sans jamais bâtir un horizon qui l’achemine vers la création d’une identité populaire plus large. La gauche italienne est un camp incapable de se penser comme la représentation démocratique d’un « tout » qui lui est supérieur.

“Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation (…) Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega.”

Mais la gauche italienne se trompe également sur le plan du contenu. Imprégnée comme elle est d’un cosmopolitisme qui rejette tout ce qui concerne l’Etat-nation, elle ne propose aucun discours critique sur l’Union européenne. Par conséquent, il n’existe pas la moindre analyse sur le traité de Maastricht, sur l’euro, sur le rôle de l’Allemagne, sur le démantèlement du tissu industriel italien et sur les asymétries que l’UE cristallise. Elle continue d’ânonner que le concept d’Etat est dépassé et que le changement doit se faire à l’échelle continentale. Bien sûr, ce serait formidable s’il était possible de changer l’Europe d’un claquement de doigts, mais la formation des consciences politiques fonctionne encore selon une approche nationale et l’UE dispose de mécanismes qui rendent son fonctionnement imperméable au changement. Sans oublier que l’État-nation est le lieu de la démocratie : en dehors, il y a seulement la technocratie. Les raisonnements critiques que fait Mélenchon, par exemple, n’ont pas d’équivalent italien, sauf peut-être chez Rifondazione Comunista (Refondation Communiste, NdT), qui toutefois est le plus marginal et identitaire parmi tous ces acteurs.

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Massimo d’Alema, leader de Articolo 1 – MDP ©WeEnterWinter

Mais il faut dire un mot du mouvement Articolo 1 – MDP (Article 1er – Mouvement Démocrate et Progressiste, NdT). Eux incarnent vraiment  l’opportunisme, alors qu’ils ont toujours voté toutes les pires inventions du néolibéralisme. D’Alema a été l’un des responsables de la dérive de l’ex-PCI (Parti Communiste Italien, NdT). Maintenant qu’il a été évincé et que le vent a tourné, lui et ses partisans se replient tactiquement à gauche. Au niveau électoral, ils disposent d’un petit réservoir de voix qui vient en majorité des réseaux de clientélisme tissés par ceux qui sont dans la politique depuis des années. Mais ils ne pourront jamais devenir un acteur majeur de la politique italienne. Ensemble avec Gauche italienne et Possibile [“C’est possible”, ndlr], ils ont réussi à construire un petit cartel électoral destiné à exploser au lendemain des élections. Ils ont choisi comme leader le président du Sénat, Pietro Grasso, élu sur les listes du PD et qui a failli se défiler sur la nouvelle loi électorale. Il est difficile de trouver un personnage moins charismatique, moins capable de toucher les secteurs les plus eloignés de la politique. En fait, tout ce qui intéresse d’Alema et ses amis est de piquer quelques voix modérées au PD. Cependant, le lendemain des élections, ils viendront de nouveau frapper à la porte du PD (Partito Democratico, Parti Démocrate, NdT) : leur horizon politique se limite au centre-gauche et aux préoccupations électorales.

LVSL : Podemos, La France Insoumise, ces deux partis sont parvenus à se hisser sur le devant de la scène politique en rompant avec les codes traditionnels des gauches radicales à travers une stratégie clairement populiste. La revue Senso Comune que vous animez se revendique du populisme démocratique, une expression que l’on retrouve également chez Íñigo Errejón, l’un des principaux intellectuels de Podemos. Quelle forme doit prendre ce populisme démocratique ? Existe-t-il un espace politique disponible en Italie pour une telle option ?

A Senso Comune (Sens Commun, NdT), nous nous situons pleinement dans le sillage tracé par Podemos et La France Insoumise, dans le sens où nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », c’est-à-dire de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise, en partant de l’opposition aux élites – mais pas seulement politiques, comme le fait le M5S, mais plutôt politiques et surtout économiques. Ici, la référence à la Patrie, au national-populaire joue un rôle clé. Avant toute chose, il est impératif d’arracher aux autres forces politiques cette bannière, et de la décliner en termes inclusifs : si ce ne sont pas les forces démocratiques qui prennent possession de ce signifiant, alors ce sont les forces de droite qui le feront, avec tout le cynisme et le racisme dont elle font preuve. Il s’agit donc d’établir le fait que l’amour pour là d’où l’on vient ne se concrétise pas par un suprématisme obtus, mais par la sécurité sociale et économique de ceux qui y habitent. En second lieu, cette démarche bénéficie d’une actualité incontournable, car nous sommes à un moment où la souveraineté populaire est dérobée par les institutions supranationales, donc la référence à la communauté démocratique de base devient centrale. Comme le dit fort justement la philosophe Chantal Mouffe : « l’ennemi principal du néolibéralisme est la souveraineté du peuple »

“Nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise.”

Senso Comune cherche à créer un noyau totalement alternatif à la gauche et au M5S, porté par la jeunesse et d’inspiration antilibérale, le moins possible conditionné par un attachement à des liturgies et à des mots d’ordre désormais dénués de sens, qui se concentre sur des thèmes à même de créer des majorités sociales nouvelles et transversales. Les héritiers du PCI, dans toutes ses ramifications, se sont avérés incapables de maintenir en vie ce patrimoine qui, malgré quelques ambiguïtés, avait fait de l’Italie un pays plus juste. Leur responsabilité en termes d’erreurs stratégiques, de retards de lecture en matière politique et culturelle est très grande. Le M5S, quant à lui, constitue un obstacle non négligeable. Il occupe l’espace politique de la promesse de rédemption et s’est emparé d’une série de revendications clés. Mais on peut déjà entrevoir quelques failles. Leur inefficacité, l’absence d’un projet politique et économique allant au-delà des attaques stériles à l’encontre de la caste politique, la sélection d’une classe dirigeante certes nouvelle mais impréparée, sont en train d’être mis au jour, à partir de l’expérience ratée de Virginia Raggi à Rome. Il faut axer notre critique là-dessus et sur le fait que si l’on ne règle pas nos comptes avec les élites et les puissances économiques italiennes et européennes, en premier lieu les banques, il n’y a pas d’émancipation possible.

LVSL : La plupart des pays européens ont récemment connu de profonds bouleversements dans leurs systèmes partisans. Comme on l’a vu, l’Italie n’échappe pas à la règle. A l’heure actuelle, aucun des grands partis en lice ne semble en mesure d’obtenir à lui seul une majorité à la Chambre des députés. Quels sont aujourd’hui les scénarios d’alliances envisageables ?

Le M5S est quasiment sûr d’arriver en tête, mais sans les sièges nécessaires pour soutenir un exécutif de façon autonome. Certains pensent vaguement à la possibilité d’un accord post-électoral avec la Ligue du Nord, en vertue d’un glissement à droite des militants du M5S. Même Salvini a affirmé il y a quelques jours que la première chose qu’il ferait après les élections, au cas où il n’y aurait pas de majorité claire, ce serait d’appeler Grillo. Pour le M5S cela impliquerait le sacrifice de cette altérité radicale qu’il a jusqu’ici maintenu par rapport au reste du système politique. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une possibilité à exclure.

Cependant, après le vote en Sicile, il ne faut pas écarter la possibilité que ce soit le centre-droit qui l’emporte, mais avec le même problème pour former une majorité. Pour cette raison, je pense plus vraisemblable la formation d’un exécutif de type « barrière contre les populismes » dont le pivot serait évidemment le PD.  En fonction du nombre de députés nécessaires, il faudra regarder ce qui se passe du côté de Articolo 1 – MDP en leur fournissant une contrepartie en termes de sièges plutôt qu’en termes politiques. Le problème est que, là aussi, l’addition des groupes parlementaires ne serait pas suffisante pour former un exécutif. Donc, il est plus probable que le PD s’adresse à Berlusconi et aux formations habituelles de transfuges  qui , presque par magie, se forment toujours après les élections. Dans ce cas, Renzi laisserait probablement sa place à un personnage moins tonitruant. Un Gentiloni-bis est une possibilité, mais il y a aussi le ministre de l’intérieur Minniti qui est en lice, un ancien communiste qui s’est construit une renommée d’inflexible avec la crise des migrants et qui plait aussi à droite.

Le mouvement Senso Comune lors de son école d’été de 2017.

LVSL : Les Italiens sont l’un des peuples les plus eurosceptiques de l’UE. Comment l’expliquez-vous? L’ « Italexit » est-il aujourd’hui à l’agenda ? L’euro est-il identifié comme une contrainte qui pèse sur le pays ?

Il faut distinguer deux plans du discours. En termes d’euroscepticisme, l’Italie n’est pas la Grèce ou l’Espagne, mais elle n’est pas non plus le Royaume-Uni. Il existe encore un euroscepticisme latent, mais d’intensité réduite. Il y a naturellement une partie du pays plus incontestablement anti-européiste – pour l’instant engagée surtout à droite –  mais elle reste minoritaire par rapport à une majorité qui maintient une position de substantielle neutralité ou de légère hostilité. Cela explique pourquoi les groupes expressément anti-euro et souverainistes de gauche n’ont débouché sur rien du tout. De fait, si demain l’on votait sur la présence de l’Italie dans la zone euro, je crois que l’option d’y rester l’emporterait nettement, avec un appui beaucoup plus large par rapport au traditionnel bloc qui tire avantage des politiques déflationnistes. En général, ce n’est pas par conviction, mais par crainte que les gens fournissent ce type d’appui. Dans ce sens, il faut agir en prenant en considération la centralité politique, c’est-à-dire la nécessité de formuler notre propre réponse en partant des thèmes les plus profonds, en évitant d’adopter des positions qui se situent de manière trop nette en dehors du sens commun. Dans le cas contraire, nous retomberons dans l’avant-gardisme ou dans un mouvement monothématique.

“Il faut commencer à problématiser progressivement l’Euro, en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites établies ces dernières années. C’est un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.”

Cela ne veut pas dire que l’Euro et l’UE ne sont pas un problème. Sortir de l’Euro et des préceptes européens est une condition nécessaire – mais pas suffisante – pour générer de nouveau de la croissance, de l’emploi et pour rééquilibrer la répartition des richesses. Les chances d’un projet de ce type sont liées à la capacité de donner vie à un discours d’ensemble sur la société, un discours persuasif, qui promeut un modèle d’intégration européen alternatif à l’UE. Ce nouveau modèle doit nous rendre la souveraineté – c’est-à-dire la démocratie -, tout en maintenant une forte coopération sur les sujets essentiels et d’intérêt commun.

Je pense que ce processus demande du temps. En effet il s’agit de désarticuler une «casamatta» – pour utiliser un terme de Gramsci – dont il est difficile de s’emparer. Voilà pourquoi j’estime que commencer à problématiser progressivement l’Euro – en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites qui ont été établies ces dernières années – est la route à suivre. Il s’agit d’un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et il faut le commencer au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.

 

Réalisé par Vincent Dain. Traduit par Astrée Questiaux, Pinelli Talcofile, Valerio Arletti et Lenny Benbara.

Miguel Urbán : « La structure de l’Union européenne favorise l’évasion fiscale »

Article initialement publié dans le journal espagnol El Salto En avril 2016, le scandale des Panama Papers éclatait. Depuis, le Parlement Européen a créé une commission afin d’enquêter sur les dessous de l’ingénierie fiscale mondiale et de proposer des changements de réglementations pour que l’argent ne s’évapore plus vers des pays aux règles fiscales opaques et laxistes. Un an et demi plus tard, le travail de cette commission semble être totalement édulcoré suite aux derniers votes du Parlement européen et à l’éclatement d’un nouveau scandale, de plus grande ampleur, celui des Paradise Papers, qui replace sur la scène médiatique le lourd problème de l’évasion et de la fraude fiscales. L’eurodéputé de Podemos, Miguel Urbán, a participé à cette commission. Très critique sur le fonctionnement de l’Europe, il dénonce les faux-semblants de la lutte contre l’évasion fiscale, quand « les institutions et les réglementations européennes n’ont été créées que pour favoriser les multinationales ».


Un an et demi ont passé depuis le scandale des Panama Papers. C’est à ce moment qu’a été créée une Commission d’enquête au Parlement Européen, à laquelle vous participez. Maintenant c’est le scandale des Paradise Papers qui éclate. Est-ce que quelque chose a changé concernant la réglementation depuis la création de cette Commission ?

Pour l’instant non. Il faudra voir ce qu’il se passe lorsqu’on votera les recommandations que cette enquête proposera. Il y a encore beaucoup de pressions sur le résultat. En plus, ce sont seulement des recommandations qui sont faites à la Commission Européenne ou aux Etats afin qu’ils légifèrent, mais elles ne les engagent à rien.

En revanche, les conclusions nous sont, elles, bien utiles. Elles nous donnent une vision de l’ampleur du problème auquel nous faisons face. Elles prouvent qu’il ne s’agit pas ici d’une question de conjoncture, mais de structure, qui est liée à la période du capitalisme liquide dans laquelle nous nous trouvons. La grande coalition et les institutions européennes ont clairement voulu utiliser cette commission comme une excuse pour montrer que l’on travaillait, mais dans une certaine mesure, cela n’a été qu’un ravalement de façade. Un ravalement de façade pour un grand nombre d’institutions, de banques, de cabinets ou de pays qui ont été auditionnés par la commission.

“Le Parti populaire européen a voulu mettre l’accent sur le Panama. A la commission d’enquête, on a voulu aller chercher du côté de Luxembourg, de Malte, du Royaume-Uni (…) Il y a des repaires fiscaux à l’intérieur même de l’Europe.”

Nous avons cependant réussi à retourner le discours que le Parti Populaire européen (PPE) a voulu mettre en place, selon lequel le problème des paradis fiscaux ne concernait que les pays du sud. Le PPE a voulu mettre l’accent sur le Panama, les Bermudes ou les Iles Caïmans, mais à la commission d’enquête nous avons bien dit que nous ne voulions pas nous concentrer sur le Panama : on a voulu aller chercher du côté du Luxembourg, de Malte, du Royaume Uni… On a voulu attirer l’attention sur le fait que le problème est à l’intérieur même de l’Europe. Il y a des repaires fiscaux – je n’aime employer le terme « paradis » qui peut comporter une connotation positive – à l’intérieur même de l’Europe.

Il est par exemple significatif de remarquer la quantité infime de ressources humaines qu’emploie le mécanisme de supervision, dépendant de la Banque Centrale Européenne, chargé de contrôler la réglementation même de l’UE sur l’évasion fiscale.

Quelles sont les différences entre les Panama Papers et les Paradise Papers ?

 Les Panama Papers ont servi à montrer comment fonctionnait le monde du « offshore ». Mais Mossack Fonseca était un peu le bas de gamme des cabinets d’optimisation fiscale en comparaison avec les Paradise Papers. Appleby va beaucoup plus loin en nous révélant l’univers particulièrement complexe qui se cache derrière l’ingénierie fiscale et en mettant en évidence, grâce à plusieurs facteurs, les lacunes de la réglementation actuelle.

L’un de ces facteurs est celui du mythe de l’autorégulation, que le Parti Populaire a tant défendu en Europe. Les Paradise Papers ont prouvé qu’il ne fonctionne pas, puisqu’Appleby avait de hauts standards d’autorégulation. Ce qui nous indique que nous avons besoin d’une législation qui puisse réguler les facilitateurs de l’évasion et de la fraude fiscale : les planificateurs fiscaux, les cabinets d’avocats et les banques. Sans les banques tout cela serait impossible, mais ceux-ci peuvent opérer dans des paradis fiscaux en totale liberté, sans supervision, et sans contrôle.

Un autre élément qui nous a été démontré est le rôle des sociétés écrans : les fondations et les trusts. Leur seule mission consiste à cacher à qui appartient l’argent en réalité. Au sein de la commission sur les Panama Papers nous avons réussi à ce qu’une demande soit faite pour que chaque pays tienne un registre réel des propriétés, afin de démasquer et de connaître qui se cache derrière ces sociétés.

“La structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent l’évasion fiscale (…) Il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale, ce qui crée une compétition à la baisse pour attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants.”

Le troisième facteur à prendre en compte, c’est qu’alors que dans le cas des Panama Papers on ne parlait que du Panama, le scandale d’Appleby nous montre qu’il existe un vaste réseau de repaires fiscaux utilisés par de nombreuses multinationales. De la même façon que nous avons besoin d’un registre des propriétés dans chaque pays, les multinationales devraient faire une déclaration de leurs bénéfices dans chaque pays également, pour éviter qu’il y ait des sociétés qui amassent et détournent des millions vers les paradis fiscaux afin de fuir leurs responsabilités fiscales.

Vous avez parlé de Malte et du Luxembourg, mais nous remarquons aujourd’hui que dans les Paradise Papers il est beaucoup question de la Hollande et de l’Irlande.

Il est clair que le Royaume Uni, le Luxembourg et les Pays-Bas sont les trois champions de l’évasion fiscale en Europe. L’Irlande dans une moindre mesure, mais elle est aussi mise en avant à cause de ses baisses d’impôts à destination de grandes entreprises. Le problème ici est que la structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent tout cela. Ajoutons-y une dévaluation fiscale à la baisse et le dumping fiscal, ce en quoi la Hollande et l’Irlande excellent. On a appris des choses dans les scandales des Luxleaks concernant les pratiques des Pays-Bas, mais cela n’a rien changé pour autant.

Qu’est-ce qui pousse un pays à l’économie solide et développée, comme c’est le cas pour les Pays-Bas, à pratiquer ce dumping fiscal ?

Le problème, c’est qu’il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale. Cela crée une compétition qui s’opère toujours à la baisse afin d’attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants. Il y a des informations qui indiquent que nous perdons 1 000 milliards d’euros de recettes fiscales par an dans toute l’Europe. Avec cette somme d’argent nous pourrions bien nous passer de toutes ces coupes budgétaires. Toute cette évasion et toute cette fraude fiscale créent toujours plus d’inégalités.

Miguel Urbán | Photo : Álvaro Minguito

Dans les Luxleaks, on a découvert des accords bilatéraux entre les entreprises et le Luxembourg, les fameux Tax ruling. Les Paradise Papers ont révélé que Nike avait passé un accord avec les Pays-Bas afin de ne pas payer d’impôts pendant dix ans. Est-ce que l’Europe fait quelque chose pour mettre fin à ce type d’accord ?

Elle tente de démontrer et de donner l’apparence qu’elle fait quelque chose. On a vu quelques sanctions dérisoires, comme celle appliquée à Apple par la Commissaire européenne à la concurrence. Mais on n’affronte pas réellement le problème. De fait, à de nombreuses occasions, on légifère en faveur des entreprises. Deux exemples : les accords mis en place pour éviter la double imposition finissent, et on le sait pertinemment, par devenir des accords de double non-imposition, car les entreprises en question finissent par ne plus rien payer nulle part.

Deuxième exemple : la faible protection des whistleblowers, les filtreurs ou lanceurs d’alerte. Le même jour qu’a éclaté le scandale des Panama Papers, on votait au Parlement Européen une réglementation qui fragilise encore davantage les lanceurs d’alerte. Lorsqu’il a pris connaissance du vote, Antoine Deltour, qui est à l’origine des Luxleaks, nous a demandé de nous y opposer, parce que la législation faisait en sorte de les priver de toute protection. Au lieu de proposer des lois qui promeuvent la transparence et qui protègent les lanceurs d’alerte, l’UE préfère légiférer en faveur des entreprises.

De plus, lorsque le Parlement Européen fait une proposition qui va dans le sens d’un vrai changement, comme par exemple la quatrième directive européenne contre le blanchiment d’argent, la Commission Européenne l’annule. Mais bien sûr, son président, Monsieur Juncker, a été premier ministre du Luxembourg et impliqué directement dans le scandale des Luxleaks.

Les cabinets impliqués dans les Paradise Papers agissaient sur dix-neuf territoires. Douze d’entre eux ne sont pas considérés par l’Etat espagnol comme étant des paradis fiscaux. Cinq d’entre eux ont été éliminés il y a trois ans à cause de ces accords de double imposition dont vous parliez.

 

Oui, c’est aussi ce qu’on a observé avec les Panama Papers. A ce moment-là c’est le PSOE représenté par Zapatero et Rubalcaba qui avait retiré le Panama de la liste des repaires fiscaux. Par la suite il a été très étrange d’écouter le ministre de la Justice du Parti Populaire, Rafael Catalá, parler de ces repaires comme des lieux à la législation « particulière ». Par « particulière », il devait sûrement faire référence au secret bancaire, à l’opacité fiscale ou au refus de partager l’information avec les autorités d’autres pays.

“Il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts.”

Le problème est qu’il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission Européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts. Il y a une liste énorme de personnalités politiques éclaboussées par ces scandales. Sans parler des phénomènes de porte tambour (Ndlr : les circulations entre politique et monde des affaires) entre ces législateurs et les entreprises ou les cabinets qui facilitent l’évasion.

Le dernier rapport d’Oxfam indique que la moitié des investissements arrivant en Espagne a transité par ces territoires et que l’investissement des entreprises espagnoles dans ceux-ci a été multiplié par quatre. Cela voudrait-il dire que notre économie repose sur les paradis fiscaux ?

Notre économie est en train de diminuer, il suffit de regarder les données qui révèlent ce que nous perdons à cause de l’évasion et de la fraude fiscales. Mais nous devrions aussi regarder dans quels secteurs notre économie investit. On observe de forts investissements provenant de fonds vautours dans le logement et le foncier. On en revient donc au secteur du bâtiment et on investit dans des secteurs qui ne sont pas productifs.

Il y a quelques années, quand on parlait de paradis fiscaux, et notamment de la Suisse, l’image qui nous venait à l’esprit était celle d’un dictateur africain qui y cachait ses diamants et l’argent qu’il avait dérobé à son pays. Maintenant, on peut voir apparaître des noms comme celui de Shakira, Bono…

 C’est ce que je disais par rapport au Panama et à l’Europe : à travers cette image du fraudeur africain on essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un problème des pays du Sud. Mais aujourd’hui nous pouvons clairement voir que les plus grands fraudeurs viennent d’Europe et des Etats-Unis. La différence c’est que, maintenant, nous connaissons leurs noms. Il est d’ailleurs curieux qu’à de nombreuses occasions la Commission européenne se soit montrée davantage préoccupée par la révélation des noms des fraudeurs que par l’évasion fiscale en elle-même et les pertes causées par celle-ci.

“Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon.”

Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts, exactement comme à l’époque. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon. C’est une classe qui non seulement se situe au-dessus du citoyen moyen, mais qui se place également au-dessus des petites et moyennes entreprises. C’est une nouvelle noblesse qui se croit au-dessus des lois. On ne peut pas permettre cela. Il faut combattre ce système postmoderne du féodalisme.

Commission d’enquête spécifique en Europe, grands scandales qui attisent le débat au sein de l’opinion publique… Sommes-nous proches de la fin des paradis fiscaux ? Ou ont-ils toujours une longueur d’avance ?

Si seulement ils n’avaient qu’une longueur d’avance. Nous sommes en réalité bien loin derrière eux. Pour vous faire une idée, dans le scandale des Panama Papers on a découvert 213.000 entreprises offshore, ce qui représente seulement 0,6% de celles qui existent dans le monde. Avec celle d’Appleby on peut imaginer en être à 1,5%. Ce qui fait que, si on considère ces chiffres, nous sommes bien loin de connaître ce qui se passe vraiment. Il y a de très grands intérêts pour certains à ce que tout cela ne soit pas su. Nous voyons ce qu’ils veulent bien nous laisser voir, mais il y en a beaucoup plus en réalité.

Propos recueillis par Yago Álvarez, traduits de l’espagnol par Lou Freda. 

Lénine en 2017, sérieusement ?

Dans cet article initialement publié dans la revue espagnole CTXT, les sociologues Jorge Lago et Jorge Moruno, tous deux membres de Podemos,  reviennent sur la révolution russe, ses impasses et ses perspectives. A rebours d’une lecture rigide et mythifiée du léninisme, ils plaident pour une valorisation de cet “art machiavélien” qui consiste à anticiper la conjoncture et à adapter l’action politique aux contradictions de l’époque. 

Que peut nous inspirer aujourd’hui la révolution de 1917 ? La gauche et les libéraux sont du même avis en ce qui concerne la compréhension de la révolution russe, ils lui donnent la même signification bien que leurs perspectives soient différentes, et la revendication mélancolique des premiers se confond avec la caricature qu’en font les seconds : il en résulte un Lénine embaumé. Si nous parlons encore aujourd’hui de la démocratie grecque, c’est grâce à la signification politique qu’elle nous a léguée et non pas pour sa seule dimension historique ou, formulé autrement, ce qui nous intéresse c’est davantage le champ et l’horizon qu’elle ouvre plutôt que son mode d’application concret, qui se traduisait par exemple par la mise à l’écart des femmes et des esclaves. Il en va de même pour la révolution russe : si nous ne pouvons expliquer et comprendre le vingtième siècle sans son existence, son héritage politique n’a rien à voir avec les défis concrets et les solutions qu’y ont apporté ses acteurs, mais bien avec les motivations, les doutes, les contradictions et la mentalité ou le geste révolutionnaire qu’ils réussirent à déployer.

Les contradictions auxquelles se sont confrontés les protagonistes de la révolution russe permettent-elles de tirer une conclusion ou une leçon pour les défis du présent ? Oui, non pas car la révolution russe serait un exemple de conflits bien résolus, mais précisément car, au contraire, elle continue de nous indiquer les écueils dans lesquels nous pouvons encore et toujours tomber, illustrant les impasses auxquelles peut mener tout processus de changement politique. Notre intention n’est pas de juger, de faire dans le révisionnisme historique ou la justice a posteriori. Nous souhaitons reconnaître ces frictions ou ces contradictions, et les considérer comme des leçons pour appréhender le présent et faire face au changement politique à venir. S’il arrive un jour. Voyons-en quelques points

1. A l’encontre de l’association répandue du léninisme à la rigidité, à la discipline et au dogmatisme, Lénine semble bien souvent démontrer le contraire, à savoir qu’il n’y a ni manuels ni recettes pour faire de la politique, malgré la clarté de l’objectif fixé : « le marxisme est totalement hostile aux formules abstraites, aux recettes doctrinaires. (…) on ne peut prétendre enseigner aux masses des manières d’agir et de lutter systématisées depuis un bureau ». L’orthodoxie (marxiste, libérale, constitutionnelle, institutionnelle ou soixante huitarde, celle des sondages d’opinion, peu importe laquelle) est toujours une réaction au changement. Le paradoxe de Lénine est celui de l’art machiavélien, qui consiste à manier la conjoncture, à maintenir l’équilibre en permanence (« faire de la politique c’est marcher continuellement entre des précipices ») entre un développement théorique compact – excessivement compact – fondé sur des notions clés (qui frôlent le fétichisme) et la souplesse nécessaire au présent politique, la recherche de l’adaptation à chaque situation concrète.

“A l’encontre de l’association du léninisme à la rigidité, à la discipline et au dogmatisme, Lénine semble bien souvent démontrer le contraire, à savoir qu’il n’y a ni manuels ni recettes pour faire de la politique, malgré la clarté de l’objectif fixé.”

Entre la révolution de février et celle d’octobre, Lénine change de tactique à plusieurs reprises, se corrige lui-même en certaines occasions, et cherche à ajuster le pari révolutionnaire à chaque défi concret ; il joue toujours sur un terrain instable qui, de plus, change en fonction de l’action politique engagée antérieurement. Lénine fait tout d’abord basculer le parti à gauche, en avril, puis le dirige plus à droite en juin, ou en août face à la menace de Kornilov, au moment de proposer des alliances avec des acteurs qu’il avait un temps plus tôt condamnés. C’est une tension permanente entre la doctrine, la stratégie et l’action, une prise de conscience de la complexité et de l’autonomie (relative) de la politique, où il faut toujours avoir à l’esprit l’existence d’une inévitable différence entre ce que l’on désire, la conjoncture et les possibilités délimitées de l’intervention politique.

On retrouve cette conception de la politique dans l’importance qu’accorde Lénine à la « consigne correcte à chaque moment concret », c’est-à-dire à la capacité non pas tant d’interpréter la réalité mais avant tout d’intervenir dans celle-ci, d’en forcer les limites. Le changement est toujours une innovation et une rupture vis-à-vis des cadres installés, et cette rupture suppose d’affronter le principal des freins : celui du parti, de son orthodoxie et de sa rigidité. Le seul manuel qui existe, c’est l’inexistence de manuels. C’est uniquement lorsque la politique devient – ou s’estime – incapable de continuer d’agir sur la réalité que les manuels deviennent les pavés d’une orthodoxie stérile pour la transformation sociale.

2. La révolution russe inaugure le vingtième siècle. Son impact transforme le monde et va jusqu’à se transmettre à l’identité de l’ennemi. Autrement dit, sans la révolution russe il n’y a pas de New Deal (il n’y en pas non plus sans l’immense cycle des grèves des années trente aux Etats-Unis), et il n’y a pas d’Etat providence dans l’Europe d’après-guerre. Et de la même façon qu’elle l’ouvre, la révolution russe, ou plutôt son résultat décomposé, vient clore le vingtième siècle. Et que se passe-t-il quand cet autre tombe ? La fin de l’Union soviétique provoque également l’effondrement d’une tension fondamentale qui a défini les limites et les possibilités de l’action politique au vingtième siècle. Le triomphe du néolibéralisme, qui « transforme l’âme par l’économie », comme l’affirmait Thatcher, ne peut se comprendre que comme la conséquence de l’annulation, mais à travers sa paradoxale incorporation, de la recherche ou du désir d’émancipation.

“Il devient urgent d’appréhender la défaite de la gauche à partir de son incapacité à intégrer dans son récit le désir (…) Un désir que le récit politique néolibéral a su capturer et hégémoniser, pour donner un horizon de sens aux signifiants disputés que sont la liberté, la démocratie, la réalisation de soi, etc.”

En effet, la pensée et l’action émancipatrices avaient besoin d’un moteur passionnel, d’un autre qui fonctionnât comme horizon de sens : le communisme comme projection dans un autre temps – un horizon qui ne survenait jamais – ou dans un autre espace – l’URSS, mais aussi la Chine, Cuba, etc…–. Cette altérité spatio-temporelle devenait alors réelle, sous la forme du désir et de l’aspiration, la possibilité et la nécessité de l’émancipation, en même temps qu’elle pénétrait et traversait n’importe quel autre récit et n’importe quelle autre action politique (c’était là sa dimension hégémonique) : il devenait indispensable de prendre en compte cette altérité, y compris dans le but de l’annuler sous la forme d’une dialectique négation/incorporation. La lutte entre les blocs culturels, idéologiques et économiques – le bloc occidental contre le bloc communiste – n’empêchait pas, bien au contraire, une espèce de contagion par contention de l’ennemi, d’incorporation de demandes contraires afin d’annuler son effectivité. Il s’agissait d’un antagonisme poreux qui transformait les deux pôles – ou acteurs – constitutifs.

Mais cette logique de contagion entre des récits politiques et des visions du monde opposés fut loin de provoquer les mêmes effets des deux côtés du champ de bataille. La victoire occidentale, qui se traduit par l’hégémonie néolibérale, ne s’explique pas uniquement par la disparition de l’ennemi, par l’imposition d’un discours devenu unique du fait de l’effondrement du pôle contraire. La disparition de l’autre extérieur se produit sous la forme d’une altérité interne : le discours néolibéral incorpore une dimension émancipatrice (perverse) :  du self-made man à la logique liquide de la liberté de mouvements, en passant par le coaching et le développement personnel, entendus comme des projets d’émancipation purement individuels. Sa victoire est fondamentalement hégémonique.

Dès lors, le plus important n’est peut-être pas de constater que toute défaite est avant tout la victoire du récit adverse, mais de s’interroger sur les raisons de l’échec des mouvements d’émancipation lorsqu’il s’agit d’incorporer, de s’imprégner ou d’assumer les demandes et les aspirations du discours hégémonique de l’autre. Ainsi, il devient urgent d’appréhender la défaite de la gauche à partir de son incapacité à intégrer dans son récit le désir, ce désir que l’horizon communiste avait abandonné depuis déjà bien longtemps. Un désir que le récit politique néolibéral a su capturer et hégémoniser, pour donner un horizon de sens aux signifiants disputés que sont la liberté, la démocratie, la réalisation de soi, l’expérimentation, etc.

Jorge Moruno.

3. La dimension européenne a été un objectif central pour les bolchéviques, et en particulier pour Lénine, qui voyait dans la révolution russe le détonateur d’une expansion continentale : « Le prologue de la révolution européenne à venir », affirmait-il durant son exil en Suisse un peu avant la révolution de février. Connaisseurs des limites de la révolution dans un pays semi-féodal comme l’était la Russie, fascinés par la modernité, surtout par la capacité militaro-technologique de l’Allemagne, les bolchéviques comprenaient que la dimension européenne était fondamentale pour le dénouement du processus en Russie.

Il y avait de bonnes raisons de le penser, puisqu’après la révolution le panorama belliqueux européen commençait à connaître d’importantes désertions sur le champ de bataille. Par ailleurs, les grèves proliféraient et s’étendaient à mesure que s’accentuait la conflictualité ouvrière, en particulier en Allemagne. La peur de la contagion bolchévique s’exprime parfaitement dans la remarque de la délégation allemande dans le wagon de l’armistice, quand Erzberger, ministre d’État, prévient que le nombre de mitrailleuses que l’Allemagne devait céder, trente mille environ, était excessif et pouvait mettre le pays en difficulté en cas de révolution interne. Car « il n’y en aurait plus assez pour tirer sur le peuple allemand ». On concéda cinq mille mitrailleuses de plus aux Allemands afin de parer à cette éventualité.

“Le socialisme réel appartient au passé mais la question du capitalisme demeure. A défaut d’imagination ou d’horizon, on essaye de recycler le passé ou, pire encore, on se contente de dénoncer les excès du capitalisme sans proposer le moindre projet alternatif.”

Une fois l’expansion révolutionnaire européenne avortée, et après sept ans de guerre — si on y ajoute la guerre civile –, la Russie fait face à une tension insoluble : faire avancer la révolution y compris en adoptant des réformes bourgeoises et démocratiques, ou ce qui a fini par s’imposer, à savoir le repli du stalinisme et le report sine die de la dictature du prolétariat. Avancer à reculons, ou creuser des tranchées. À la fin de sa vie, Lénine déplorait le processus de « distorsion bureaucratique » de la révolution. Il prédisait déjà ce que Gramsci systématiserait plus tard : « Toute la difficulté de la révolution russe repose sur le fait que la classe ouvrière révolutionnaire russe a eu beaucoup plus de facilités que les autres classes de l’Europe Occidentale à commencer la révolution, mais il lui est par contre beaucoup plus difficile de la continuer » Et vice versa : les pays d’Europe Occidentale ont plus de difficultés à engager le processus, parce que « la classe ouvrière se trouve dans un état d’esclavage culturel ».

D’autre part, la résolution de cet abime européen, de même que l’idée léniniste des « Etats Unis d’Europe », sont restées en suspens.  La dernière manifestation de cet abime remonte à la Grèce de Tsipras, à l’échec d’une « révolution démocratique » qui ne trouve pas le moindre écho en Europe. Mais plutôt que de céder à des lectures morales et à des critiques bien-intentionnées, nous devons (ou pouvons) comprendre l’humiliation grecque au-delà des visions binaires qui se contentent d’opposer au monstre tantôt le refuge et la glorification de la souveraineté de l’Etat-nation, tantôt l’oubli de la territorialité et le simple fétichisme de la mobilisation (ainsi des milliers d’activistes à Frankfort, par exemple). Pour éviter de tomber dans l’impuissance de Tsipras (soulignons que l’Espagne a un poids différent en Europe), et afin d’esquiver la pulsion du retour identitaire, nous devons accepter l’indissociable synergie qui opère entre la dimension nationale et la dimension européenne : pour paraphraser Marx, le changement ne peut surgir de l’Europe, mais il est de la même façon impossible qu’il ne surgisse pas de celle-ci. C’est une guerre de positions paneuropéennes.

4. Aujourd’hui, cent ans après la révolution russe, il est plus facile d’envisager la fin du monde que la fin du capitalisme. Certes, l’autre n’existe plus. Nous sommes passés du socialisme à l’anticapitalisme. Le socialisme réel appartient au passé mais la question du capitalisme demeure. A défaut d’imagination ou d’horizon, on essaye de recycler le passé ou, pire encore, on se contente de dénoncer les excès du capitalisme sans proposer le moindre projet alternatif.

Jorge Lago.

La réaction à cette dilution de la dimension politique n’est autre qu’une fermeture d’esprit asphyxiante qui ne cherche que la virtuosité d’une équivalence impossible : celui d’une coïncidence parfaite entre l’attitude individuelle quotidienne et l’ordre social auquel nous aspirons. Autrement dit : une identité à mi-chemin entre les philosophies du moi et les philosophies politiques. En plus d’être impossible, cette posture est puérile : si nous pouvions vivre ensemble en marge de la société commerciale, nous n’aurions tout simplement pas besoin de nous émanciper d’elle.

Le capitalisme est un enchevêtrement relationnel qui ne connaît pas de limites, on n’en sort pas en traversant la rue, en adoptant une attitude civiquement exemplaire, ou en se réfugiant dans le monde de Narnia. Même si on le souhaite, on ne le peut pas. Lorsqu’on en revient à Machiavel et que la politique révolutionnaire se subsume dans le discours néolibéral ­– par la voie du narcissisme émancipateur –, il en résulte finalement un individu mis à nu, en marge de toute utilité collective et de toute dimension politique. C’est un vide de certitudes, incapable de trouver un écho qui résonne dans la société, et qui a été intégré et articulé, et c’est fondamental, pour que l’élan révolutionnaire devienne le moteur des passions néolibérales. Il faut alors se demander comment prendre en charge, au XXIe siècle, ce désir de laisser de côté ce que l’on est afin de pouvoir être autrement.

“La meilleure leçon que l’on puisse tirer des contradictions que la révolution russe n’a pas su résoudre réside sans doute dans ce pari qui consiste à avancer en acceptant les paradoxes et les compromis avec le présent, en admettant l’inévitable contagion d’une réalité hostile sur laquelle on ne peut agir qu’en la reconnaissant.”

On ne peut évidemment pas répondre à cette question aujourd’hui sous l’angle du développement moderne d’un prolétariat qui s’auto-réalise, sur le mode du repli stalinien de la révolution de 1917. Il faut avoir en vue l’abolition du prolétariat, c’est-à-dire impulser le désir (que l’on retrouve aussi bien dans le néolibéralisme que dans l’anticapitalisme) de ne plus être prolétaire. Accepter le cadre dans lequel se déploie le désir néolibéral au lieu de le renier au profit d’un passé pétri de certitudes (la sécurité et la régulation du travail, l’ordre salarial comme horizon, etc.). La bataille à mener est celle du désir, à l’heure où les coutures du régime capitaliste de l’emploi craquent de toute part. La critique du programme de Gotha de Marx et l’idée d’une classe émancipée du travail retrouvent leur intérêt. Il nous faut penser la société du « plein temps garanti » davantage que la société du plein-emploi, car nos sociétés actuelles libèrent suffisamment de temps pour rendre caduque le calcul de la richesse basé sur le temps de travail employé. Une société est plus libre dès lors que sa reproduction est moins sujette à la « libre » obligation de se soumettre à un tiers pour pouvoir subvenir à ses besoins primaires.

Le temps est peut-être venu de récupérer la « folie » du geste de Lénine, ce cheminement entre les précipices, cette manière d’assumer les contradictions du présent plutôt que de chercher à les résoudre sans y faire face. Ainsi, à la fermeté d’une orthodoxie qui prétend dicter la vérité du réel, il est toujours impératif d’opposer, non sans tensions, une conception de la politique fondée sur l’innovation, l’intervention et l’invention même du réel. Face à l’impulsion stalienne de la révolution russe suite à l’échec de l’expansion européenne, et plus généralement face à toute paralysie d’un processus de changement politique, il est crucial de savoir pressentir, comme l’a fait Lénine, le risque d’un repli bureaucratique ou identitaire. Il faut aussi comprendre aujourd’hui que face à la tentation du refuge (le travail, la nation, l’idéologie), face à la crise (de régime, de l’emploi, du changement politique) la meilleure leçon que l’on puisse tirer des contradictions que la révolution russe n’a pas su résoudre réside sans doute dans ce pari qui consiste à avancer en acceptant les paradoxes et les compromis avec le présent, en admettant l’inévitable contagion d’une réalité hostile sur laquelle on ne peut agir qu’en la reconnaissant. Car, « nous n’avons pas d’autres briques, c’est donc avec celles-ci que nous devons construire » (Lénine).

Traduit de l’espagnol par Lou Freda.

“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Catalogne : la CUP, un indépendantisme à gauche toute

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[Long format] On a souvent considéré, à tort, que l’indépendantisme catalan pouvait se réduire à l’exacerbation d’un nationalisme conservateur ou à l’expression d’un simple égoïsme fiscal. Il existe pourtant, en Catalogne, un indépendantisme progressiste qui envisage l’indépendance comme une manière de recouvrer la souveraineté populaire, d’ouvrir un nouvel espace d’émancipation et de redéfinir les règles du jeu politique. Cet indépendantisme ancré à gauche, qui s’inscrit dans le sillage des mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis la crise de 2008 et qui revendique l’héritage du mouvement des Indignés (le 15M), est en partie incarné par la Candidature d’unité populaire (CUP), l’une des formations clés de la nébuleuse souverainiste. À la différence de Podemos, qui aspire à répondre à la « crise du régime de 1978 » par une réforme des institutions espagnoles et la reconnaissance du caractère plurinational de l’Espagne, la CUP envisage le séparatisme comme l’unique porte de sortie. Dans cet article, écrit à partir d’une lecture des manifestes du parti, d’observation participante à Barcelone et d’entretiens effectués avec des militants de la CUP, le choix a été fait d’analyser l’indépendantisme catalan dans ce contexte de crise politique et d’intensification des mobilisations sociales.

Le 10 octobre dernier, dans un discours sous haute tension prononcé devant le Parlement régional, Carles Puigdemont déclarait l’indépendance de la Catalogne avant de la suspendre dans la foulée. Sur les bancs de la majorité, c’est une standing-ovation enthousiaste qui accueille les propos alambiqués du président de la Généralité. Seule une poignée de députés parmi les rangs indépendantistes refuse de s’associer à la célébration : les dix élus de la Candidature d’unité populaire (CUP) restent de marbre. Peu après l’allocution de Carles Puigdemont, Arran, la branche jeunesse de la CUP, évoque dans un tweet une « trahison inadmissible », une violation du mandat populaire obtenu  à l’issue du référendum du 1er octobre. Si les tergiversations vont aujourd’hui bon train au sein de la coalition Junts Pel Sí qui gouverne la communauté autonome, le message des responsables de la gauche radicale indépendantiste est clair : face à l’autoritarisme de Madrid, la déclaration unilatérale d’indépendance est la seule voie possible, et la proclamation de la République de Catalogne relève désormais de l’urgence.

La CUP, une formation d’inspiration municipaliste et assembléiste, a investi la scène politique catalane en 2012 à l’occasion des élections autonomiques. Le parti entend alors se faire le relai des luttes sociales et défendre un indépendantisme sur une ligne clairement  anticapitaliste, en rupture avec l’État espagnol et les diktats de la Troïka. Malgré un faible score à 3,47% et seulement 3 sièges de députés, la CUP fait une entrée remarquée au Parlement régional. Les discours percutants de son chef de file David Fernández, qui définit les militants de l’organisation comme des « hackers de l’impossible », offrent au parti une visibilité sans précédent. Ainsi, en 2013, Fernández interpelle vigoureusement l’ancien patron de Bankia et du FMI Rodrigo Rato, aujourd’hui en prison pour détournement de fonds, concluant son intervention par un « On se reverra en enfer […] à bientôt gangster, dehors la mafia » resté célèbre.

“Le parti entend se faire le relai des luttes sociales et défendre un indépendantisme clairement anticapitaliste, en rupture avec l’État espagnol et les diktats de la Troïka.”

Aux élections autonomiques de 2015, convoquées par le président de la Généralité Artur Mas afin d’obtenir un « plébiscite » en faveur de l’indépendantisme, la CUP progresse et obtient 10 sièges de députés, avec plus de 8% des voix. Elle devient alors une pièce maîtresse de l’échiquier politique catalan, car la coalition indépendantiste Junts Pel Si nécessite le soutien de ses députés pour obtenir la majorité et former un gouvernement. Le refus de la CUP à une reconduction d’Artur Mas à la tête de la Généralité a d’ailleurs amené la coalition à proposer la candidature de Carles Puigdemont à la tête de l’exécutif catalan.  La CUP, bien que représentant une fraction minoritaire du mouvement indépendantiste, n’en reste pas moins intéressante à étudier car elle est aujourd’hui, par la pression qu’elle exerce sur la coalition Junts Pel Sí, un acteur politique clé; elle permet également d’offrir un autre regard sur l’indépendantisme et de s’éloigner des idées préconçues sur le souverainisme catalan.

 

Indépendantisme et mobilisation populaire

« Ce que nous sommes en tant que peuple, nous ne le sommes pas par essence ou parce que notre peuple est issu d’un passé immémoriel, nous le sommes par tout ce que nous avons gagné dans les petites luttes et les grandes batailles menées dans chaque recoin du pays ». Cette citation du philosophe indépendantiste Xavier Antich, volontiers reprise par les leaders de la CUP, illustre la conception de l’identité catalane défendue par celle-ci. Pour les membres de la CUP, le sentiment national catalan ne repose pas tant sur des critères ethno-linguistiques que sur une conscience historique forgée dans la résistance à l’oppression subie. En témoigne notamment l’omniprésence des références antifranquistes dans les discours des leaders du parti.

La CUP entend faire des luttes sociales le ferment de l’indépendantisme catalan. Le parti a d’ailleurs apporté son soutien en 2016 à l’association Òmnium Cultural dans son initiative Lluites compartides (Luttes partagées), dont l’objectif affiché était de tisser un fil conducteur entre les mobilisations sociales qui ont conféré au peuple catalan sa spécificité. En ce sens, la revendication de l’indépendance de la Catalogne est mise en relation avec l’émancipation des classes subalternes. Alors que l’autonomisme est présenté comme un jeu de dupes qui donne lieu à de multiples et vaines tractations entre les élites espagnoles et catalanes, l’indépendantisme aurait vocation à prendre en compte les aspirations des milieux populaires trop longtemps reléguées au second plan. Le statut actuel de la Catalogne est dès lors perçu comme une impasse : il ne permet pas au peuple catalan de se prémunir de l’austérité du fait de la suprématie des politiques menées par le gouvernement central. Les militants de la CUP citent en exemple le rejet par le Tribunal constitutionnel espagnol en 2016 d’une loi adoptée par le Parlement catalan en vue de lutter contre les expulsions locatives. Dans le cadre de l’État des autonomies, toute tentative d’amélioration du sort des plus démunis serait ainsi vouée à l’échec : Madrid aura toujours le dernier mot.

“Pour la CUP, le sentiment national catalan ne repose pas tant sur des critères ethno-linguistiques que sur une conscience historique forgée dans la résistance à l’oppression subie […] La CUP entend faire des luttes sociales le ferment de l’indépendantisme catalan.”

L’indépendantisme est décrit comme la voie de l’émancipation. Comme le souligne le politiste Mathieu Petithomme, c’est d’abord l’« activisme militant » qui a permis ces dernières années à la revendication indépendantiste, historiquement minoritaire, de se transformer en véritable projet politique[1]. La CUP est l’une des parties prenantes de cette nébuleuse militante, englobant entre autres la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et des associations comme Òmnium Cultural et l’Assemblée nationale catalane (ANC), qui ne cesse depuis près d’une décennie de porter à l’agenda politique la question de l’autodétermination du peuple catalan.

Les mobilisations qui agitent la Catalogne, depuis l’organisation en 2009 de la première consultation indépendantiste dans la municipalité d’Arenys de Munt jusqu’au référendum du 1er octobre, en passant par la consultation nationale de 2014 et les manifestations spectaculaires à l’occasion de la Diada [la fête nationale de la Catalogne], auraient jeté les bases d’un nouveau sujet politique : le « peuple catalan ». Pour les leaders de la CUP, ces mobilisations ont donné corps à un « mouvement populaire de protestation parmi les plus importants au monde [qui aurait] obligé les politiques et les institutions à aller dans le sens d’une rupture démocratique à travers un référendum »[2].

Face à un État central considéré comme illégitime, l’exercice du droit à l’autodétermination est donc considéré comme un acte de désobéissance civile capable, non seulement de construire des citoyens critiques mais aussi d’exercer, selon les mots d’Henry David Thoreau, « une forme de responsabilité [qui] appelle à davantage de responsabilités ». Dans un contexte où tous les sondages indiquent que 70% des Catalans, quelle que soit leur opinion sur l’indépendance, sont en faveur de la tenue d’un référendum d’autodétermination reconnu par l’État central, le projet référendaire agit ainsi, selon la CUP, au nom d’un collectif majoritaire qui s’oppose à une majorité légale. S’appuyant sur les travaux d’Henry David Thoreau, d’Hannah Arendt et de Rosa Parks, et inscrivant leur combat dans le sillage de la lutte contre l’apartheid sud-africain et de l’insoumission au service militaire, la CUP considère que la désobéissance vis-à-vis de l’État espagnol devient un devoir civique.

Les consultations indépendantistes depuis 2009 et le référendum du 1er octobre dernier sont envisagés comme des outils démocratiques permettant d’impulser d’importants changements structurels. La CUP voit dans ces événements une formidable opportunité d’initier un processus de rupture par la société civile, « depuis le bas, depuis la rue ». L’acte de désobéissance civile comporte ainsi une potentialité révolutionnaire non négligeable en ce qu’il permet aux citoyens de développer une conscience civique pouvant défier l’ordre établi.

La CUP va jusqu’à développer le concept de « désobéissance civile institutionnelle », qui consiste à étendre le domaine de la désobéissance aux institutions, en l’occurrence au Parlement catalan. La « désobéissance civile institutionnelle » permet, aux yeux des leaders du parti, de dépasser deux oppositions habituellement effectuées par la tradition de la désobéissance civile : rue/institutions et peuple/élite. Il ne s’agit plus uniquement de désobéir « par le bas » et dans la rue, mais d’également de désobéir au sein des institutions quitte à faire alliance avec certaines élites (les élus de Junts pel Sí dans le cas catalan). Leur manifeste présente le référendum de 2017 comme un acte de désobéissance vis-à-vis de l’État central, supposé offrir deux opportunités : défier le pouvoir central jugé « autoritaire » en mettant tout en œuvre pour que le référendum soit organisé dans de bonnes conditions et que nul ne puisse contester son résultat ; ouvrir un processus constituant afin de permettre l’exercice de la souveraineté populaire dans le cadre du nouvel État catalan.

“Si la CUP a vigoureusement dénoncé les violences policières du 1er octobre, l’organisation avait parfaitement conscience du rapport de force qu’induirait la tenue du référendum et anticipait une réaction ferme de la part de l’État.”

Les membres de la CUP se sont donc ardemment mobilisés dans l’organisation du référendum du 1er octobre, s’opposant dans la rue au déploiement massif des forces policières. La CUP a notamment apporté son soutien au travail des « Comités de défense du référendum » (CDR) créés à l’initiative de mouvements sociaux à travers toute la Catalogne pour s’assurer du bon déroulement du référendum. Leur consigne face à la répression madrilène : « Nous devons défendre les urnes ». Au lendemain des tensions du 1er octobre, la députée Anna Gabriel déclarait ainsi : « les Comités ne doivent pas se dissoudre, ils doivent continuer à organiser la grève générale et devenir l’embryon de l’empowerment populaire ». Des mobilisations étudiantes contre le plan Bologne aux manifestations géantes organisées pour défendre l’accueil des réfugiés en février dernier, en passant par l’expérience du 15-M, la naissance de ces comités s’inscrit, elle aussi, dans le contexte d’intensification des mobilisations sociales que connaît la Catalogne depuis quelques années. Les CDR peuvent ainsi être considérés comme un « point de rencontre entre la gauche anticapitaliste et les autres options révolutionnaires »[3].

Si la CUP a vigoureusement dénoncé les violences policières du 1er octobre, l’organisation avait parfaitement conscience du rapport de force qu’induirait la tenue du référendum et anticipait une réaction ferme de la part de l’État. En septembre 2017, les élus de la CUP Albert Botran et Montse Venturós indiquaient la marche à suivre : face à l’usage disproportionné de la force depuis Madrid, les Catalans devraient faire preuve d’une résistance pacifique et se mobiliser massivement car « l’État n’a pas suffisamment de force entre ses mains pour arrêter la volonté démocratique du peuple catalan ». La mise en valeur d’une société catalane qui se dresserait pacifiquement pour réclamer le droit à l’autodétermination face à un État espagnol décrédibilisé par la répression obligerait ainsi les acteurs progressistes à se positionner de leur côté pour ne pas être identifiés à la politique réactionnaire du gouvernement.

 

La République catalane comme réponse à la crise du « régime de 1978 »

Les fortes mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis deux décennies, la crise économique de 2008 qui a débouché sur une crise sociale et politique, le mouvement du 15-M de 2011, la fin du bipartisme avec l’apparition de Podemos et de Ciudadanos, les victoires des forces du changement en 2015 à Madrid et Barcelone et la montée des revendications indépendantistes en Catalogne sont autant d’événements qui témoignent des fissures qui traversent aujourd’hui l’État espagnol. C’est dans ce contexte de bouleversement politique et d’intensification des mobilisations sociales que la crise catalane doit donc être comprise et analysée. Elle témoigne, bien sûr, des limites que connaît la formule institutionnelle de « l’État des autonomies », qui n’a pas scellé les débats sur la nature plurinationale ou non de l’État espagnol, mais elle est, plus généralement, le symptôme du bouleversement que connaît la vie politique espagnole et des failles du système hérité de la transition démocratique.

La Transition a longtemps été considérée comme un « cas modèle » et qualifiée de « success story » du fait de son supposé pacifisme et des compromis alors effectués entre les différents acteurs politiques[4]. Elle a débouché sur l’adoption de la Constitution de 1978 qui a donné naissance, après plus de quarante ans de dictature franquiste, aux institutions démocratiques espagnoles. Cependant, les commentateurs soulignent un consensus « relatif » et « instable » et pointent les limites de la Constitution espagnole : « les acteurs politiques ont conclu des accords ambigus ou contradictoires et, dans certains cas, ont repoussé la résolution [du problème] à une date ultérieure »[5].

“La Constitution de 1978 empêcherait toute remise en question d’un système politique hérité du franquisme. Parmi ces héritages, la CUP dénonce le principe de « l’unité de l’Espagne » et l’impossibilité de convoquer un référendum reconnu par le gouvernement central.”

Podemos et la CUP figurent parmi les principales forces de gauche qui analysent cette situation d’intensification des mobilisations sociales comme l’amorce d’une crise de régime et entendent s’appuyer sur ces failles pour initier une véritable rupture avec ce que les deux partis nomment le « vieux monde ». Tous deux proposent une lecture critique de la transition. Du côté de Podemos, les leaders entendent déconstruire le « mythe de la transition » et s’attaquer à la « culture de la transition ». C’est d’ailleurs le constat dressé par Juan Carlos Monedero, co-fondateur du parti, dans son livre  La Transición contada a nuestros padres dans lequel il affirme que la transition correspondait à « un mensonge familial qui occultait un passé peu héroïque »[6]. Ils reconnaissent volontiers la nécessité de réformer la Constitution mais insistent en parallèle sur les compromis effectués pendant la Transition qui auraient permis de forger des institutions démocratiques fortes et de défendre d’importants droits sociaux aujourd’hui attaqués par la « caste ».

Au contraire, pour la CUP, à l’inverse du Portugal en 1976 ou de l’Italie en 1947, l’État espagnol n’aurait jamais marqué de véritable rupture avec le régime franquiste : « [Le] pacte a consisté en ce que les franquistes acceptent le côté démocratique de la nouvelle Constitution (pluralisme politique, droits sociaux, etc.) et que les antifranquistes acceptent le côté antidémocratique du texte constitutionnel (monarchie, économie de marché, prédominance du maintien de « l’unité nationale », etc »[7]. La Constitution de 1978 empêcherait toute remise en question d’un système politique hérité du franquisme. Parmi ces héritages, la CUP dénonce le principe de « l’unité de l’Espagne » et l’impossibilité de convoquer un référendum reconnu par le gouvernement central.

Les deux formations politiques défendent des programmes similaires sur plusieurs points (reconnaissance des nations qui composent l’Espagne, lutte contre la corruption, féminisation de la vie politique, transition écologique, redistribution des richesses, etc.) et vont même jusqu’à partager une certaine phraséologie (« régime de 1978 », transversalité, peuple contre élite, hégémonie, etc.).  Toutes deux envisagent le 15-M comme point de rupture fondamental : Podemos entend « convertir l’indignation en changement politique » quand la CUP souligne que « le mouvement indépendantiste, à travers la rupture qu’il pose avec la Constitution espagnole, apporte un outil pour transformer l’indignation en changement »[8]. Alors que Podemos, bien que tentant de se présenter comme un « mouvement-parti », a privilégié une structure organisationnelle hiérarchique forte donnant peu de poids aux Cercles, la CUP n’a cessé, au contraire, de souligner l’importance d’adopter une organisation partisane assembléiste. Le parti va même jusqu’à déclarer que « le mouvement indépendantiste ne pourra défier le pouvoir étatique sans incorporer en son sein les demandes sociales et les méthodes de lutte du 15-M »[9].

Les deux formations divergent également lorsqu’il s’agit de construire une stratégie politique de rupture.  D’un côté, les leaders de Podemos considèrent que la crise de 2008 et le mouvement du 15-M ont ouvert une « fenêtre d’opportunité » permettant l’élaboration d’une stratégie populiste capable d’arriver au pouvoir. En tant que parti d’envergure nationale, la stratégie de Podemos est tournée vers la conquête des institutions de l’État espagnol.  Du côté de la CUP, les leaders parlent d’une situation politique ayant initié un processus destituant partiel et une rupture symbolique partielle avec le régime mais, à la différence de Podemos, le parti dénonce l’impossibilité de mettre en place un programme de rupture radicale depuis des institutions héritées du régime franquiste.

“La CUP, qui en appelle au pacifisme et à la démocratie, considère néanmoins qu’initier une rupture avec le « régime de 1978 » ne pourra se faire dans le cadre de la légalité. Les élections générales de 2016 et la reconduction de Mariano Rajoy à la tête du gouvernement espagnol témoignent de l’impossible réforme de l’État.”

Les leaders de la CUP attaquent implicitement la stratégie populiste transversale de Podemos. Elle a d’abord été défendue par Íñigo Errejón, ex « numéro 2 » du parti, qui, s’appuyant sur les travaux de Gramsci, considère que construire une contre-hégémonie nécessite, non pas de faire « table rase du passé » mais de se nourrir du sens commun de l’époque. Il écrivait ainsi : « Le processus ouvert par le 15-M de 2011 est, par exemple, contre-hégémonique dans la mesure où il ne dénonce pas le “mensonge” du régime de 1978 mais assume et part de ses promesses inaccomplies, en questionnant le régime selon ses propres termes […] Ce discours, ce sentiment qui se déploie, s’est montré, précisément pour sa lecture politique et son attention à l’hégémonie, un bien meilleur chemin de transformation que les principes moralisants et esthétiquement satisfaisants de la gauche traditionnelle »[10]. La CUP critique le fait que « de nombreuses personnes ont voulu convertir Gramsci en populiste » alors que, de l’auteur italien, il s’agit d’abord de retenir que « vivre signifie être partisan ». Dans un entretien accordé à Ballast en juillet 2017, Anna Gabriel, députée de la CUP, déclarait ainsi au sujet de Podemos : « Non seulement ils n’ont pas réussi à gagner et la force qu’ils représentent aujourd’hui n’est pas suffisante pour réussir à modifier la Constitution espagnole »[11].

La CUP, qui en appelle au pacifisme et à la démocratie, considère néanmoins qu’initier une rupture avec le « régime de 1978 » ne pourra se faire dans le cadre de la légalité. Les élections générales de 2016 et la reconduction de Mariano Rajoy à la tête du gouvernement espagnol témoignent de l’impossible réforme de l’État et, surtout, de la capacité d’auto-régénération du « régime de 1978 ». Le référendum d’autodétermination représente ainsi, aux yeux de ses leaders, une « opportunité de rupture » avec le régime qui refuse de reconnaître le droit des peuples à l’autodétermination. Sur la scène politique nationale, Podemos plaide pour la reconnaissance de la plurinationalité de l’État espagnol ainsi que pour la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination en Catalogne, organisé avec l’aval de Madrid. Le parti se place du côté du dialogue. Ses leaders ont, par exemple, massivement partagé le hashtag #Hablamos (Parlons) lancé à l’initiative du mouvement citoyen Parlem? ¿Hablamos? créé en réaction à la crise catalane. Ce mouvement, qui se revendique « sans drapeau » et  « sans parti »,  appelle au dialogue entre Madrid et Barcelone.

Les manifestants indépendantistes interrogés lors du rassemblement du 3 octobre dernier à Barcelone reconnaissent la bonne volonté de Podemos mais dénoncent son idéalisme – voire son hypocrisie – en soulignant que les institutions espagnoles, qui assurent avant tout « l’indissoluble unité de la nation espagnole », ne permettraient pas la mise en place d’un référendum pacté et ne reconnaîtraient jamais la validité juridique du référendum en cas de victoire du « oui » à l’indépendance. Suivant la lecture faite par la CUP de la situation politique, les manifestants parlent ainsi de « rompre avec le régime de 78 par la force ».  Au contraire de Podemos, la CUP insiste donc sur la force du pouvoir constituant, permis par l’avènement de la République de Catalogne et  capable d’initier une « véritable rupture collective » à la différence d’une simple réforme constitutionnelle qui ne ferait que perpétuer la continuité juridique du « vieil État ».

 

Vers l’indépendance et au-delà : République sociale, Pays Catalans et « fédéralisme de transformation »

 

Si la mobilisation populaire est essentielle à l’obtention de l’indépendance de la Catalogne, elle l’est encore davantage aux yeux de la CUP dans les phases qui suivent la proclamation de la République catalane. Elle doit permettre d’engager le processus constituant et de l’orienter dans un sens authentiquement démocratique et résolument progressiste. Si la cause indépendantiste justifie des alliances de circonstances transcendant les rapports sociaux et le clivage gauche/droite, la lutte pour la définition de la future République de Catalogne est bien une lutte de classes.

C’est la raison pour laquelle les dirigeants de la CUP distinguent deux axes dans leur stratégie politique : 1) la « mobilisation transversale » en faveur du processus d’indépendance, qui doit regrouper une pluralité d’acteurs et d’intérêts au sein d’une même coalition souverainiste ; 2) la lutte de classes au sein même du processus indépendantiste, qui divise la coalition souverainiste en un bloc progressiste et un bloc conservateur.

“Le processus constituant que la CUP appelle de ses vœux doit être un moment de profonde respiration démocratique, qui associerait l’ensemble des citoyens à la redéfinition des règles du jeu politique afin d’empêcher l’avènement d’un pacte entre élites sur le modèle tant critiqué de la Transition démocratique espagnole.”

Au lendemain de l’indépendance, ces deux blocs seront nécessairement amenés à s’affronter pour peser dans les choix qui présideront à la création de la jeune République catalane. Pour les membres de la CUP, il est clair que les élites indépendantistes, incarnées par le PDeCAT de Carles Puigdemont, tenteront de sauvegarder prioritairement les intérêts de la bourgeoisie catalane, poursuivant par là même les politiques d’austérité et la libéralisation de l’économie. C’est ce qui transparait dans l’un des tracts distribués par le parti à la manifestation du 3 octobre dernier : « Nous ne pouvons pas confier la défense et la construction de la République catalane à Carles Puigdemont et au parti bourgeois PDeCAT car ils ont des intérêts de classes incompatibles avec la lutte pour l’autodétermination qui est, en Espagne, une tâche révolutionnaire, comme l’a montré le référendum [en référence aux violences policières commises par la Garde civile] ». Plusieurs membres de la CUP avaient d’ores et déjà exprimé leurs doutes quant à la détermination de Carles Puigdemont à mener à son terme le processus d’indépendance. Une semaine avant la déclaration d’indépendance immédiatement suspendue, Paolo, jeune italien expatrié à Barcelone depuis trois ans et militant de la CUP, nous confiait : « Je pense que nos députés ont commis une erreur importante en donnant leur soutien à Carles Puigdemont ».

Si la CUP est convaincue que les Catalans, qui s’auto-définissent plus à gauche que les autres peuples d’Espagne, tourneront le dos au néolibéralisme, la mobilisation citoyenne n’en reste pas moins nécessaire pour éviter toute confiscation de la souveraineté populaire. Le processus constituant que les membres de la CUP appellent de leurs vœux doit donc être un moment de profonde respiration démocratique, qui associerait l’ensemble des citoyens à la redéfinition des règles du jeu politique afin d’empêcher l’avènement d’un pacte entre élites sur le modèle tant critiqué de la Transition démocratique espagnole. La gauche radicale indépendantiste souhaite ainsi voir essaimer sur tout le territoire des assemblées, des « espaces d’auto-organisation citoyenne » largement décentralisés en vue de débattre du contenu de la future constitution.

La CUP défend un idéal de République démocratique et sociale qu’elle veut en rupture avec les valeurs jugées intrinsèquement négatives d’un État espagnol encore imprégné de l’idéologie nationale-catholique. A l’État espagnol qui privatise et laisse les infrastructures se dégrader, ils opposent une République catalane à même d’investir et de nationaliser les secteurs stratégiques de l’économie. Face à un pouvoir étatique ferme à l’égard de l’immigration et soucieux d’uniformiser ses populations, la République catalane doit se montrer pionnière dans l’accueil des réfugiés et afficher fièrement sa diversité. Plus généralement, le processus constituant représente aux yeux des militants de la CUP un nouvel espace d’émancipation susceptible d’accueillir une pluralité de revendications, du combat contre le « capitalisme de copinage » à la lutte contre le patriarcat, en passant par l’engagement internationaliste pour une diplomatie au service de la paix et de la coopération entre les peuples.

“La communauté autonome de Catalogne est envisagée comme une construction arbitraire de l’État espagnol, encouragée par l’Union européenne dans sa politique de mise en concurrence des territoires. La CUP se donne donc pour but de faire émerger un sentiment national élargi au vaste ensemble des Pays Catalans.”

La proclamation de la République indépendante de Catalogne n’est donc pas une fin en soi. Elle l’est d’autant moins si l’indépendance est restreinte au cadre géographique de la communauté autonome catalane. Au mois de septembre, la CUP suscitait la polémique en appelant à étendre l’organisation du référendum d’autodétermination à l’ensemble des « Pays Catalans » (Països Catalans), une construction territoriale aux contours flous, supposée regrouper l’ensemble des territoires de « culture catalane ». Ils engloberaient les communautés autonomes de Catalogne, de Valence et des Iles Baléares, ainsi que la principauté d’Andorre et les Pyrénées orientales en France.

« La fragmentation du territoire des Pays Catalans est une démonstration claire de la situation de colonisation que vit la nation catalane », écrit Carles Riera, député au Parlement de Catalogne. Pour ce dernier, la division des territoires de culture catalane est le produit d’une logique de domination forgée par l’histoire et les conflits successifs, du traité des Pyrénées de 1659 qui voit la France annexer le Roussillon, jusqu’à la guerre civile et l’instauration de la dictature franquiste au cœur du XXe siècle. Aujourd’hui, la CUP déplore la dilution des Pyrénées orientales dans la grande région française d’Occitanie de même qu’elle critique l’organisation autonomique espagnole.

Limiter la revendication d’indépendance au seul cadre de la communauté autonome, c’est « assumer la cartographie de l’ennemi », poursuit Riera. La communauté autonome de Catalogne est en ce sens envisagée comme une construction arbitraire de l’État espagnol, encouragée par l’Union européenne dans sa politique de promotion des régions et de mise en concurrence des territoires. La CUP se donne donc pour but de faire émerger un sentiment national élargi à ce vaste ensemble des Pays Catalans, susceptibles en cas d’union de représenter sur la scène européenne et dans le bassin méditerranéen un « sujet d’influence ».

Cette revendication étendue aux Pays Catalans est un élément de distinction à l’égard de l’indépendantisme d’ « hégémonie néolibérale » du PDeCAT, dont le souverainisme se limite à la communauté autonome de Catalogne. La CUP n’est pas toujours très claire quant à ses intentions à l’égard des Pays Catalans, probablement compte tenu de l’état des rapports de force. Dans la communauté valencienne tout comme dans les Iles Baléares, sans parler des Pyrénées orientales en France, leur discours peine à rencontrer un écho. Il revient donc à la gauche indépendantiste de la communauté catalane de prendre à bras le corps cette « lutte de libération nationale dans les Pays Catalans ». La priorité réside alors dans la création de ponts entre les mouvements sociaux et les associations des territoires de culture catalane afin de « transgresser la carte autonomique ».

L’indépendantisme de la gauche radicale se projette en dehors des frontières, et c’est là un argument régulièrement opposé par la CUP à ses détracteurs qui lui objectent que l’indépendance de la Catalogne a vocation à jeter des barrières entre les peuples. Bien que les écrits des dirigeants du parti soient particulièrement pessimistes quant aux possibilités de modifier les structures de l’État espagnol, ceux-ci ne renoncent pas pour autant à un vaste processus de transformation sociale à l’échelle du pays. Leur stratégie est présentée par Mireia Vehí et Albert Noguera sous l’expression de « foquisme constituant » qu’ils opposent à la stratégie du « centralisme constituant ». Le terme « foquisme » est emprunté à la théorie de la guerre révolutionnaire d’Ernesto « Che » Guevara. Il désigne originellement, devant l’impossibilité de s’emparer du pouvoir par la conquête politique des institutions de l’État central, la création de foyers de guérillas dans les zones rurales, susceptibles de se répandre par la suite à l’ensemble du territoire concerné pour en renverser le régime.

“La brèche catalane et ses répliques sur le territoire espagnol doivent obliger les forces progressistes en Espagne à repenser un « fédéralisme de transformation » en termes de libre association entre une pluralité de peuples souverains, disposant chacun du droit à l’autodétermination.”

En l’espèce, et selon les mots du principal dirigeant de la CUP David Fernández, il s’agit « hier comme aujourd’hui [d’] ouvrir par le bas et depuis la périphérie ce qu’ils cherchent à refermer par le haut et depuis le centre ». Autrement dit, bien que les conditions ne soient pas réunies pour engager un changement politique et social depuis l’État espagnol, la Catalogne peut constituer un foyer de transformation. L’indépendance de la région peut ouvrir une brèche dans le régime de 1978 en s’attaquant à l’un de ses principaux piliers : l’unité nationale. En créant cette faille, le processus catalan devrait engendrer de l’instabilité sur l’ensemble du territoire espagnol, car il ferait immanquablement tâche d’huile dans d’autres régions, à commencer par le Pays Basque. Cette multiplication de « foyers » de contestation du régime révélerait alors l’incapacité de l’État espagnol à répondre à la crise.

Cette stratégie vise à inverser les rapports de force actuels et à ouvrir la voie à un « fédéralisme de transformation » qui se substituerait au « fédéralisme conservateur » actuellement en vigueur. Pour les théoriciens de la CUP, le « fédéralisme conservateur » aujourd’hui dominant est basé sur un modèle centre-périphérie : il consiste, lorsque apparaissent des revendications régionales, à octroyer depuis le centre certaines concessions aux périphéries afin d’atteindre un équilibre temporaire et d’assurer la survie du régime. C’est ce modèle, parfois qualifié par les politistes de « fédéralisme asymétrique », que la CUP entend faire voler en éclat. La brèche catalane et ses répliques sur le territoire espagnol doivent obliger les forces progressistes en Espagne à repenser un « fédéralisme de transformation » en termes de libre association entre une pluralité de peuples souverains, disposant chacun du droit à l’autodétermination. Le fédéralisme envisagé de cette manière se transforme, à leurs yeux, en la condition sine qua non permettant d’assurer, a posteriori, la mise en place de relations d’égalité et de solidarité entre des peuples devenus libres et souverains.

L’indépendantisme, catalyseur de l’indignation

La radicalisation de l’indépendantisme catalan ces dernières années est indissociable de l’émergence de nouvelles formes de protestation dans une Espagne profondément marquée par la crise économique et sociale. L’installation de la CUP dans le paysage politique catalan s’explique tant par l’intensité de son activisme militant, notamment à l’échelle municipale, que par son inscription dans cette immense vague de contestation du « régime de 1978 ».  Parmi les militants indépendantistes de la CUP, nombreux sont ceux qui occupaient, il y a six ans, la Plaça de Catalunya aux cris de « Que no ens representen » (Ils ne nous représentent pas) et de « No som  mercaderia en mans de polítics i banquers » (Nous ne sommes pas des marchandises dans les mains des politiciens et des banquiers). Au même titre que Podemos, la CUP ne peut être appréhendée comme « le parti des Indignés ». Elle prolonge néanmoins par son récit politique l’impulsion destituante du 15-M et tente d’y apporter une réponse à travers le projet indépendantiste et le processus constituant qu’elle appelle de ses voeux.

La CUP est parvenue à canaliser dans une certaine mesure la revendication d’une démocratisation de la société et des institutions. En Catalogne, l’indépendantisme est devenu le catalyseur de  l’indignation, c’est ce qui explique la dimension transversale du mouvement indépendantiste qu’il est difficile de restreindre à un chauvinisme conservateur ou à la montée de l’égoïsme fiscal. La CUP souhaite offrir à cette jeunesse indignée la République de Catalogne comme nouvel horizon et fait pression en ce sens sur Carles Puigdemont, quitte à prendre ses distances avec les gauches espagnoles qui réclament avant tout davantage de dialogue. Un projet politique ambitieux, qui se heurte à la réalité des rapports de force actuels et à l’inflexibilité de Madrid.

 

Laura Chazel et Vincent Dain

 

 

[1]Petithomme, Mathieu. « La Catalogne, du nationalisme à l’indépendantisme ? Les enjeux d’une radicalisation », Critique internationale, vol. 75, no. 2, 2017, pp. 133-155.

[2]Referèndum 2017. La Clau que obre el pany, Livre collectif de la CUP.

[3]Badia Quique, Puig Sedano Xavier, « Comitès de Defensa del Referèndum: un vell talp que emergeix de nou », El Temps,  Septembre 2017.

[4]Peres Hubert, Roux Christophe (dir.), La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique, Presses universitaires de Rennes, 2016.

[5]Ibid.

[6]Fernandez Daniel, « Monedero: La Transición fue una mentira de familia que ocultaba un pasado poco heroico », Público, Août 2013.

[7]Referèndum 2017. La Clau que obre el pany, Livre collectif de la CUP.

[8]Ibid.

[9]Ibid.

[10]Errejón Íñigo, “Podemos a mitad de camino”, www.ctxt.es, 23 avril 2016, traduit de l’espagnol par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales pour le site Ballast (http://www.revue-ballast.fr/)

[11]Entretien avec Anna Gabriel  « C’est révolutionnaire de combattre la cartographie du pouvoir », Ballast, 26 juillet 2017.

 

Crédit photos :

http://www.lavanguardia.com/politica/20170304/42539998074/cup-partida-presupuestos-referendum-consell-de-garanties.html

https://elpais.com/ccaa/2015/10/01/catalunya/1443687185_019963.html

http://www.ara.cat/especials/gentada-centre-Barcelona-mitja-manifestacio_0_772122901.html

https://elpais.com/ccaa/2016/09/08/catalunya/1473354856_559392.html

http://www.lasexta.com/noticias/nacional/parlament-aprueba-madrugada-sindicatura-electoral-referendum-admitir-tramite-ley-transitoriedad-juridica_2017090759b08edf0cf25c1bd7f0cc3e.html

 

 

 

 

 

 

 

 

La rue ne se limite pas aux manifestations – Entretien avec Jorge Moruno

https://recuperarlailusion.info/populismo-jorge-moruno/
Jorge Moruno © Jorge Moruno

Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Nous l’avons rencontré à Madrid. Dans la première partie de cet entretien, nous revenions avec lui sur la centralité de la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et sur l’émergence d’un populisme néolibéral. Dans cette seconde partie, il est question d’Europe, de classes sociales, de la rue et de la construction politique au quotidien auprès des milieux populaires. 

 

LVSL : Comment imaginer un projet européen alternatif après l’échec d’Alexis Tsipras en Grèce ?

L’échec de Tsipras démontre précisément la nécessité d’avoir plusieurs Etats engagés pour aider la Grèce et changer l’Europe. Si les dirigeants européens ne prennent pas en compte la démocratie, c’est le reflux réactionnaire et Marine Le Pen qui vont l’emporter. Mais lorsque l’on regarde les enquêtes, on s’aperçoit que les citoyens grecs sont ceux qui veulent le moins sortir de l’Union Européenne. C’est pour le moins surprenant : comme une société effondrée, qui a perdu 25% de son PIB peut-elle souhaiter rester dans ce modèle ?

La sortie de la Grèce de la zone euro, c’était le discours de Wolfgang Schauble, le ministre des finances allemand. Le problème, c’est que la sortie de l’euro aurait provoqué un défaut dont personne ne sait quelles auraient été les conséquences. Dévaluer la monnaie et attirer davantage de touristes pour accroître la richesse, d’accord, mais si la Grèce en arrive au point de ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires, dans un pays à forte tradition putschiste chez les militaires, qui sait ce qui peut se passer… Et quels touristes voudront visiter un pays en quasi-guerre civile ? Personne ne peut prévoir les conséquences d’une sortie de l’euro, et tout indique que le pays devrait subir encore deux années dans une situation pire qu’aujourd’hui.

La structure européenne est pensée pour être antidémocratique. Mais au niveau géopolitique, à côté de l’Amérique latine, des Etats-Unis, de la Chine, de l’Inde, de la Russie, que va faire la Grèce ? Que peut faire l’Espagne dans le monde ? On peut toujours rétorquer que la France est un plus grand pays, mais cette logique a une limite. L’UE a été bâtie sur des thèses ordolibérales qui ont bénéficié aux élites, il faut construire une autre Europe. Peut-être faut-il pour cela dynamiter celle-ci, mais c’est un autre débat.

 

LVSL : Construire une autre Europe, plus solidaire, impliquerait d’importants transferts budgétaires, et les Allemands y sont fermement opposés…

Oui, c’est la raison pour laquelle Renzi et Hollande sont coupables, ils ont manqué l’opportunité d’en finir avec cette Europe qui se construit en asphyxiant les peuples. Il faut mutualiser la dette, construire un ministère des finances publiques européen, une Europe qui crée de la confiance à travers ses politiques publiques. On pourrait imaginer un revenu de base européen, ou une prestation chômage européenne, afin que les gens estiment que l’Europe leur sert à quelque chose. Mais cela implique d’en finir avec la division européenne du travail, qui consiste à baisser les salaires en Allemagne pour générer des excédents commerciaux et les investir dans les pays du Sud, tandis que ces pays du Sud consomment à crédit les produits fabriqués en Allemagne. C’est le modèle qui a explosé en 2008.

“Notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent.”

La France a un rôle historique à jouer pour en finir avec cette division. Les élites françaises sont tout aussi coupables de cette construction européenne. Et le problème ne se canalisera pas avec Le Pen. Qui s’assiéra avec Merkel pour lui dire que ce modèle qui attaque les droits des Français et de tous les Européens est révolu, pour lui dire qu’il faut construire une autre Europe qui puisse bénéficier à tous les citoyens ?

Il y a une construction idéologique qui amène les gens à penser que certains – les pays du Nord – travaillent pendant que les autres dorment – les pays du Sud. Alors même que l’Espagne et la Grèce sont les pays dans lesquels on travaille le plus. Mais notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent. On observe un discours raciste à l’encontre des pays du Sud, qui ne questionne pas la construction européenne mais fustige la fainéantise et la corruption des peuples du Sud.

LVSL : Le discours de Podemos à ce sujet ne s’est-il pas atténué ? En 2014, vous présentiez l’Espagne comme une périphérie du système européen, sur le modèle de Wallerstein, et vous parliez ouvertement de votre pays comme d’une colonie allemande. Continuez-vous à tenir publiquement ce discours ?

Le débat politique actuel n’est pas focalisé sur cette question, c’était un discours approprié pour les élections européennes. Le problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est le suivant : comment introduire la question européenne dans les contextes nationaux ?

Lorsque tu vas à Rome, à Marseille, à Naples, à Madrid, les gens ne relient pas les situations entre elles ! Pourtant, les réformes, les coupes budgétaires, les situations de précarisation ont une origine partagée. La réforme du marché du travail de François Hollande est basée sur celle menée par le Parti populaire en Espagne. La même mélodie est jouée dans tous les pays, avec des degrés divers selon les histoires nationales. Mais les questions du travail, de la dette, ont la même origine : un processus qui vide la démocratie pour déplacer les priorités vers les bénéfices des entreprises.  L’origine est la même, mais les Espagnols descendent dans la rue en Espagne, les Français en France. Comment peut-on se coordonner ? Comment peut-on envisager une réponse partagée ?

“Nous n’avons pas d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme (…) Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.”

Quand tu lis Le Monde, Le Figaro ou Libération, tu t’informes sur ce que fait ton gouvernement, car les démocraties représentatives libérales ont été construites dans le cadre de l’Etat-nation. On se représente le politique et la communauté imaginée, selon l’expression de Benedict Anderson, dans le cadre de la nation, celui dans lequel adviennent et se résolvent à nos yeux les problèmes. Nous n’avons pas de mécanismes, d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme. C’est pour cela que l’on a vu s’imposer l’idée de « gouvernance » issue des ressources humaines, selon laquelle tout se base sur le multilatérialisme, l’interdépendance entre divers organismes non soumis à des critères démocratiques. Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.

LVSL : Que pensez-vous de l’idée Plan A/Plan B ?

Les rapports de force obligent à envisager tous les scénarios. Le Plan B ne serait pas une débandade mais une manière organisée de reconstruire un autre type d’Europe. Il faudrait l’étudier, chercher une manière d’éviter une séparation historique entre le Nord et le Sud, entre protestants et catholiques. On observe aussi une désaffection dans les pays du Nord, bien qu’elle s’exprime à travers des forces d’extrême droite. En Allemagne, aux Pays-Bas. Lorsque Djisselbloem accuse les pays du Sud de dépenser leur argent en alcool et en femmes, on retrouve un imaginaire d’extrême-droite.

Lui doit comprendre que si nous voulons que l’Europe survive, il faut modifier les traités. Cela signifie repenser Maastricht, le traité de Lisbonne. L’Europe a besoin de renaître. Si Tsipras était arrivé au pouvoir avec Mélenchon en France et Podemos en Espagne, les choses auraient pu être différentes.

En effet, la Grèce a été écrasée, détruite, pour que Podemos ne remporte pas les élections en Espagne. Parce que la Grèce, c’est 3% du PIB européen, mais l’Espagne représente 12% et 47 millions de personnes. Nous sommes la quatrième économie européenne, et si nous tombons, il se peut que l’Europe tombe elle aussi. Ou nous changeons tout cela, ou tout va partir en vrille. La France joue ici un rôle fondamental. On l’a vu avec Hollande, on l’avait déjà vu avec Mitterrand : la France a cédé devant le projet hégémonique de l’Allemagne en Europe. C’est bien pour cela que Macron a voulu faire de son élection une renaissance pour la France et pour l’Europe. Cette idée peut s’articuler de manière patriotique : Une France qui redevienne le moteur de l’Europe, qui ne cède pas face à l’Allemagne.

LVSL : Jean-Luc Mélenchon, dans les derniers instants de la campagne présidentielle française, a reçu Pablo Iglesias de Podemos et Marisa Matias du Bloco de Esquerda portugais, comme une manière de mettre en avant une autre Europe, une France capable d’ouvrir une brèche en faveur de la solidarité entre les peuples.

Si j’étais français, je crois qu’il serait fondamental de prendre en considération cet imaginaire inconscient qui dépasse dans le peuple français les catégories gauche et droite, cet espèce de patriotisme qui ne se limite pas au cadre de l’Etat nation. La Révolution française, par exemple, a généré des milliers de répliques. La modernité s’est construite autour des bases jetées par la Révolution française, dans le contexte de 1789, à savoir les débuts de l’émergence des Etats-nations. Nous devons nous demander dans quelle situation nous nous trouvons aujourd’hui et comment on y répond.

 

LVSL : En France, il est difficile de disputer le concept de patrie ou de se réapproprier les symboles nationaux à travers un discours progressiste, en grande partie car le Front national a longtemps monopolisé cette identification nationale…

Il y a une part de vérité. Ce n’est pas une question anecdotique, car la politique est affaire de symboles. Il faut utiliser les symboles dont nous disposons. Il est plus facile de se réapproprier le drapeau français que d’autres drapeaux dans d’autres pays : la France a une puissante tradition révolutionnaire et républicaine. Mais lorsque l’on en vient à siffler la Marseillaise dans un stade de football, cela pose question : comment en est-on arrivé au point qu’un hymne révolutionnaire ne parle pas aux gens ? Cela a à voir avec la construction de l’identité française : il y a une manière d’être français qui est fondamentalement essentialiste, et il faut la combattre, la disputer. Il y a une lutte pour s’approprier les valeurs associées à la République. Marine Le Pen est parvenue à s’identifier comme la véritable républicaine, la véritable défenseure de la laïcité et des piliers sur lesquels se construit l’ « être français ».

Il faut donc penser une France différente, c’est ce à quoi vous allez devoir réfléchir. Identifier l’ « être français » à la pureté est proprement réactionnaire. A Podemos, nous mettons en relation la patrie avec les gens, avec la santé publique. La patrie, c’est un pays qui ne discrimine pas, qui est fier de sa diversité et de sa pluralité. Une France multicolore, en somme. Là encore, cette idée peut s’articuler avec l’imaginaire d’une France qui redevienne la lumière de l’Europe, qui ne se contente pas d’un rôle de suiveur. La France a toujours été exportatrice d’avenir, il faut jouer là-dessus.

  

LVSL : Des secteurs de la gauche française ne veulent pas entendre parler de patriotisme…

Quels symboles proposent-ils ? Le marteau et la faucille n’interpellent pas la société. Il faut voir ce que l’on met sur la table, quel sentiment d’appartenance à une communauté on génère. Il ne s’agit pas de chauvinisme.

En politique, ce qui compte, c’est de construire un imaginaire qui incorpore une vision du monde. Le mensonge ne se combat pas par la vérité, il se combat en construisant un cadre dans lequel on imagine les choses d’une manière différente. Que doit penser un citoyen lorsqu’il se rend aux urnes ? Qu’il y a trop de musulmans, ou qu’il faut défendre un minimum de démocratie et de droits sociaux ?

LVSL : Nombreux sont ceux qui accusent le populisme démocratique de vendre du vent, d’évacuer la question de la confrontation de classes au profit d’une approche centrée sur la construction des identités par le discours. Qu’en pensez-vous ? 

Je leur recommanderais de lire non pas tant Laclau, mais plutôt un historien comme E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière britannique. Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que la vérité doit être dévoilée, que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité. C’est un point de vue naïf, l’idée selon laquelle il faudrait faire en sorte que les gens se réveillent, ouvrent les yeux : personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière, il n’y a pas le moindre exemple.

“Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité (…) C’est un point de vue naïf, personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière.”

Il est intéressant à ce propos de revenir à Deleuze et Guattari, et à l’idée de production de subjectivités, de nouvelles cartes mentales destinées à concevoir le monde dans lequel nous vivons. Si l’on se contente de dire que le capitalisme trompe les gens et que l’on détient la vérité, on s’enferme dans une logique de secte, notre discours n’intéresse personne à part nous-mêmes. En politique, c’est la pratique réelle qui compte, le fait que la majorité des gens identifient ce que nous disons comme étant la réalité.

 

LVSL : La grille de lecture du monde social en termes de classes est-elle dépassée ?

Quand on lit Lénine, on comprend que les révolutions sont des moments inédits de curieuse harmonie, où des éléments divers trouvent un point commun et se rejoignent de manière improbable. Cela va bien au-delà de situations mécaniques, et ce sont ces moments qu’il faut savoir exploiter. Nous devons donc repenser l’idée de classe, car la gauche conserve une conception statique et mécanique qui, à mon avis, ne permet pas d’appréhender les transformations que connaissent les classes sociales contemporaines. Les transformations culturelles, communicationnelles, concernant les formes de socialisation, etc.

On aurait tort de réduire la classe au type qui travaille à l’usine. Un professeur des universités qui gagne 600 euros par mois est considéré dans cette approche comme un petit bourgeois. Une partie de la gauche ne comprend pas que le capitalisme contemporain incorpore la culture et l’intellect dans sa propre logique de production et de reproduction. Ils prennent l’analyse de classe comme s’il s’agissait d’une photo polaroïd d’un homme blanc à l’usine, habillé en bleu de travail. Leurs images du prolétariat sont réactionnaires, ils projettent un horizon centré sur l’outil de travail. Je préfère la figure du prolétaire qui se révolte contre la chaîne de montage à la glorification de l’ouvrier.

“Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meilleur. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce que la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.”

Si nous sommes révolutionnaires, c’est pour nous émanciper du travail. Et que fait-on de tous ces profils de travailleurs tels que les migrantes employées comme domestiques, les précaires qui servent à Starbucks ou livrent pour Deliveroo, tous ces gens qui ne sont pas à l’usine ?  La classe n’est pas un continent compact et fermé mais un archipel. Un archipel subordonné par le mécanisme de la dette et confronté à la précarité dans toutes les sphères de vie. Et il faut reconstruire un monde dans lequel toutes les facettes de la vie trouvent une porte de sortie : le logement, la dette, la précarité au travail.

Il faut donc repenser l’idée de classe, et non la rejeter. Selon moi, il y a un devenir linguistique et discursif de la lutte des classes. J’en discute beaucoup avec Iñigo Errejón. Ernesto Laclau rejette le marxisme mécaniste, mais nous ne pouvons pas abandonner Marx en chemin. L’idée n’est pas de crier en permanence à la lutte des classes, car la lutte des classes se présente bien souvent là où on ne l’imagine pas. La lutte des classes, c’est cet espace entre l’indignation ressentie à l’égard de la situation présente et la solution envisagée.

Si l’on se contente de dire que l’on détient la vérité et que l’on attend que les gens se rapprochent de nous, nous ne menons pas la bataille. Une partie de la gauche raisonne de cette manière, mais il est impossible de convaincre qui que ce soit ainsi, en traitant les gens d’idiots, en leur expliquant qu’ils ne font pas partie des classes moyennes mais de la classe ouvrière. Il faut avant tout réfléchir aux raisons qui poussent ces gens à se considérer comme membres de la classe moyenne. Qu’a de si particulier l’imaginaire de la classe moyenne pour que les prolétaires dont parle la gauche souhaitent en faire partie ? Pourquoi les publicités pour les voitures et les parfums fonctionnent aussi bien ? Car il y a derrière une projection, une aspiration à vivre mieux. Et nous, quelle aspiration pouvons-nous proposer ? Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meillru. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.

LVSL : Que faites-vous à Podemos pour convaincre les classes populaires qui votent pour le PP ?

C’est aujourd’hui l’une de nos principales discussions. Nous devons convaincre les secteurs les plus durement touchés par la crise, les femmes et le monde rural. Marx disait que les gens envisagent de résoudre les problèmes uniquement s’ils sont en condition de pouvoir les résoudre. Pour cela, il faut leur donner confiance, tendre des ponts vers ces gens qui ont si peu, qu’ils ont peur de tout perdre.

“Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.”

La tâche est devant nous, car les gens que nous devons convaincre sont ceux qui sont les plus méfiants à l’égard de la politique et qui pensent que rien ne peut changer. Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.

On a atteint les limites des plateaux télévisés, il est désormais temps de construire la confiance depuis les quartiers. Lorsque quelqu’un dit de Podemos que c’est le diable, son voisin doit pouvoir lui répondre que lui est de Podemos et que ce n’est pas le cas. Cette confiance doit être moléculaire, quotidienne, moins spectaculaire. C’est fondamental pour créer un mouvement populaire et un tissu social sur la base des relations quotidiennes, faire en sorte que les gens voient en Podemos un tissu communautaire en mesure de les aider.

LVSL : N’y a-t-il pas un fossé culturel entre les militants de Podemos et le monde rural ?

Il est vrai qu’il est plus facile d’atteindre les classes populaires urbaines que le monde rural. Quand nous parlons de plurinationalité, nous souhaitons aussi résoudre les déséquilibres régionaux qui affectent les zones rurales, par exemple à travers la création d’une banque publique. En Espagne, de nombreux villages disparaissent dans les campagnes, et beaucoup d’entre eux ne disposent même pas de distributeur automatique pour retirer de l’argent. Les services publics doivent être la colonne vertébrale de notre territoire, le public doit être pensé pour atteindre les lieux que le privé déserte faute de rentabilité.

Plus généralement, nous devons obtenir la confiance de tous ceux qui manquent, qui ne sont pas encore là. Nous ne devons pas penser uniquement à ceux qui sont déjà là. C’est une affaire de construction quotidienne, cela va au-delà de la tactique électorale, nous avons besoin de stratégie. Il est fondamental de lever des institutions dans tous les quartiers, des lieux de loisirs, de créer nos propres médias.

LVSL : C’est la raison pour laquelle vous avez mis en place les moradas [les centres sociaux et culturels de Podemos] ?

Oui, tout à fait, mais il faut aller bien au-delà. Nous devons construire des espaces qui ne se revendiquent pas nécessairement de Podemos mais dont tout le monde sait qu’ils sont liés à Podemos. Il faut s’organiser avec les associations de quartier, les parents d’élèves, etc. Construire cet espace qui offre des moyens d’occuper le temps libre, par exemple pour tous ces jeunes qui restent sur les places à boire des bières sans savoir que faire. Si on ne le fait pas, c’est l’extrême-droite qui s’en charge.

La volonté de vivre en communauté et de partager des choses n’est pas mauvaise en soi. Tout dépend dans quelle logique nous le pensons. On peut organiser des festivals de rap en open mic, des tournois de Fifa sur Playstation. Beaucoup diront que c’est de l’aliénation, mais ils se trompent complètement. Il est impératif d’articuler tous ces éléments, le football, les jeux vidéo, c’est de la politique.

“Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche.”

Nous avons parfois à gauche une vision chrétienne de la révolution envisagée comme un grand soir, le moment du jugement dernier qui précède l’avènement du paradis. Quand on dit « il faut prendre les rues », qu’est-ce que cela signifie ? Faire des manifestations ? Pas seulement. Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche. On se voit, on se reconnait, c’est très bien, mais qu’avons-nous à offrir le lundi et le mardi à notre voisin ? L’important, c’est de construire quelque chose de solide au quotidien.

LVSL : C’est ce que vous entendez par l’expression “politiser le quotidien” ?

C’était l’une des grandes discussions de Vistalegre 2, notre deuxième congrès en février dernier. Plus généralement, pour un parti politique, le débat ne se résume pas à « les institutions ou la rue », il s’agit de déterminer comment on sort des plateaux télés et qu’est-ce qu’on entend par « rue ». La mission d’un parti politique n’est pas de convoquer des manifestations, mais d’aider à créer les structures des opportunités pour que la société civile, de manière autonome, puisse s’organiser et convoquer ses propres manifestations. Le parti politique doit, depuis les institutions, créer les conditions de possibilité pour que le syndicat des locataires puisse plus facilement mettre à l’agenda politique la thématique de la hausse des loyers.

Mais nous n’avons pas à être le fer de lance qui dirige tout depuis le parti. Notre fonction est donc de générer de la quotidienneté en politique. Les partis politiques contemporains doivent être une sorte de fond d’investissement social. Utiliser les ressources dont nous disposons depuis nos positions dans les institutions pour les investir dans la société, faire en sorte que la société puisse s’organiser de façon plus autonome.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.  Traduit de l’espagnol par Vincent Dain. 

 

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Catalogne : retour sur une journée de violences

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Le souvenir de l’unité de façade, imposée par les attentats de Barcelone en août dernier, semble bien lointain. Et le slogan « No tinc por », réactivé sur les réseaux sociaux en cette journée de vote, résonne de manière cinglante. En effet, comme annoncé ces derniers jours par les autorités espagnoles, la police est intervenue ce dimanche matin pour empêcher la tenue du référendum organisé par le gouvernement catalan, face à des milliers de Catalans bien déterminés à voter.

2 315 bureaux de vote devaient être ouverts pour accueillir les 5,3 millions d’électeurs catalans, dont plus de 80% étaient en faveur de la tenue de ce référendum. Au total, « 1 300 ont déjà été mis sous scellés » par la police catalane, annonce le préfet, la veille du vote.

L’interdiction de ce vote a donc été préméditée et organisée consciencieusement par le gouvernement espagnol, usant de tous ses pouvoirs, et de la bénédiction du Tribunal constitutionnel, pour empêcher les Catalans de s’exprimer démocratiquement sur la volonté de créer une République catalane, indépendante de Madrid.

 

Une répression extrême qui suscite l’indignation

Des vidéos et des photos, partagées viralement sur Twitter avec le hashtag #CatalanReferendum, témoignent de la violence des affrontements entre manifestants, pour la plupart pacifiques, et membres de la Garde civile et de la Police nationale. Dès 6h du matin, des policiers s’emparent des urnes dans les bureaux de votes catalans. Vers 17h, le gouvernement catalan annonce déjà près de 460 blessés.

Réaction de Pablo Iglesias : “Est-ce votre “victoire”, Mariano Rajoy ?”

 

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, s’en prend directement au gouvernement de Mariano Rajoy. Il s’est également adressé au PSOE, demandant au Parti socialiste de “cesser son soutien” au gouvernement, et l’invitant à déposer une motion de censure. S’ils ont auparavant critiqué la démarche unilatérale de la Généralité de Catalogne dans l’organisation de la consultation du 1er octobre, les dirigeants de Podemos n’en souhaitent pas moins la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination pacté entre l’Etat espagnol et le gouvernement catalan. Une position à laquelle fait écho un tweet d’Iñigo Errejón, fustigeant le chef du gouvernement.

“Cherchant à humilier les Catalans. Rajoy fait honte à nous autres Espagnols démocrates. #Pas en mon nom.”

Les policiers anti-émeutes ont également, selon des témoins, utilisé des balles en caoutchouc à Barcelone où des milliers de personnes étaient descendues dans la rue tôt le matin pour prendre part au scrutin. Un manifestant aurait été blessé à l’œil par un tir.

A Gérone, face à une foule dense, la Garde civile a pénétré de force dans le bureau où devait se rendre le président de la Catalogne, Carles Puigdemont. Ce dernier a dû aller voter dans un autre bureau de vote proche de Gérone.

“J’ai voté à Cornellá. Votre dignité contraste avec l’indignité des violences policières.”

De même, la maire de Barcelone, Ada Colau, s’est exprimée, dénonçant un “Etat de siège” dans sa ville.

“J’ai voté, indignée par la répression policière, mais aussi pleine d’espoir grâce à la réponse exemplaire des citoyens.”

Dans certaines villes, comme à Gérone, des pompiers catalans ont créé un cordon de sécurité pour protéger les manifestants de la police. Autre événement à noter : les policiers catalans des Mossos d’esquadra, en plus de refuser de suivre les consignes de Madrid, se sont parfois opposés à la police nationale, quand d’autres pleurent dans les bras de manifestants, suscitant l’enthousiasme de ces derniers. Ils ont par ailleurs été accusés de désobéissance par la juridiction espagnole.

 

Le football catalan, levier de l’indépendantisme ?

Le FC Barcelone a annoncé dans un communiqué que le club “condamn[ait] les actions perpétrées aujourd’hui dans diverses localités à travers la Catalogne contre le droit démocratique et la liberté d’expression de ses concitoyens. Face au caractère exceptionnel de ces événements, le Comité de Direction a décidé que l’équipe première de football jouerait son match d’aujourd’hui à huis clos, suite au refus de la Ligue Professionnelle de Football de reporter la rencontre.”

Le 20 septembre, le club de la capitale catalane avait déjà fait savoir que “fidèle à son implication historique dans la défense du pays, de la démocratie, de la liberté d’expression et du droit à décider, [il] condamnait toute action qui puisse empêcher l’exercice de ces droits”.

De même, le joueur du FC Barcelone Gérard Piqué, favorable à l’indépendance catalane, a annoncé sur Twitter être allé voter, quand Xavi Hernandez et Carles Puyol, anciens joueurs très populaires du Barça, faisaient des déclarations de soutien au référendum d’auto-détermination. Ce soir, le Barça a gagné 3-0 contre Las Palmas. Maigre consolation…

 

Le fantôme de la Guerre civile et du franquisme ?

Le vice-secrétaire général du PP, Fernando Martínez-Maillo, a concentré ses attaques sur Carles Puigdemont, estimant que « les seuls responsables de ce qui se passe en Catalogne sont Puigdemont, le gouvernement de la Generalitat et ses partenaires parce qu’ils ont mis en place un référendum illégal».

De nombreux manifestants, certains assez vieux pour avoir connu le franquisme, n’hésitent pas à faire une analogie entre la brutalité de la répression engagée aujourd’hui contre un acte démocratique, et la dictature de Franco au siècle dernier, brimant les libertés et la culture catalanes. Aux cris de « fascistes » ou de « Rajoy, Franco serait fier de toi », les tensions s’accentuent.

Au même moment, des milliers de madrilènes se réunissent dans la rue, pour défendre l’unité nationale espagnole. Parmi eux, de nombreux manifestants entonnent des chants franquistes et font le salut fasciste, sans susciter l’indignation autour d’eux. Comment ne pas y voir la réactivation d’un imaginaire franquiste contre des Catalans en mal de République ?

La société espagnole reste en effet traversée par le souvenir du Generalísimo, parfois invoqué avec une certaine nostalgie, y compris dans les rangs du Parti Populaire, à la baguette de la répression du référendum catalan et, s’il faut le rappeler, fondé par d’anciens franquistes. La Guerre civile ne fut-elle pas d’ailleurs un soulèvement militaire, soutenu par Hitler et Mussolini, contre un gouvernement démocratiquement élu ?

Selon Jean Ortiz, une telle tension a été accentuée par « des partisans d’une Espagne réactionnaire, excluante, repliée sur elle-même, [qui] marquent des points, notamment dans le reste de l’Espagne où le gouvernement fait régner un climat anti-catalan hystérique. L’extrême-droite instrumentalise les courants identitaires : on entend reparler de « l’anti-Espagne », de « l’unité menacée », de « l’Espagne Une », d’ « ennemis de la patrie », de « sédition », de « séparatistes ». »

De même, le gouvernement catalan a-t-il pu mobiliser à plusieurs reprises cet argument historique de la Guerre civile, rendant régulièrement hommage aux martyrs républicains catalans, notamment Lluís Companys fusillé en 1940. Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne), parti de Companys et membre aujourd’hui de la coalition Junts pel si au pouvoir, est le parti historique de l’indépendantisme catalan de gauche, et joue un rôle central dans l’évocation de cette histoire. On pourrait également citer Lluís Llach, chanteur très populaire en Catalogne, auteur de L’estaca, et symbole de la continuité des engagements anti-franquiste puis indépendantiste, étant lui-même député de Junts pel si. Le souvenir de la Guerre d’Espagne et les ambigüités de la Transition démocratique se révèlent ainsi violemment aujourd’hui.

Les réactions de dirigeants politiques se multiplient

Pourtant, face à la violence de ces images dans un pays dit démocratique, l’Union européenne, si habituée à l’indignation – à géométrie variable – observe un silence assourdissant.

L’eurodéputé conservateur Mark Demesmaeker, présent à Barcelone au sein d’une commission d’observation, « demande à la commission européenne de s’exprimer et de dire à Rajoy que ce genre de pratiques n’est pas autorisé dans une union de pays démocratiques attachés aux valeurs de la démocratie ». Mais les déclarations de soutien au gouvernement espagnol de Jean-Claude Juncker, il y a quelques jours, laissent présager une absence de condamnation de la violence mise en œuvre.

De même, à la mi-journée, L’Elysée n’avait toujours pas réagi à la répression en cours de l’autre côté des Pyrénées, le président Macron ayant lui aussi, il y a quelques jours, assuré Mariano Rajoy de sa solidarité.          

En revanche, de nombreux hommes politiques, à gauche essentiellement, n’ont pas tardé à exprimer leur condamnation de la violence anti-démocratique employée en Catalogne. Ian Brossat (PCF) a directement mis en cause l’Union européenne, déclarant : « Magnifique Union européenne, si loquace pour nous pourrir la vie, si mutique sur la Catalogne ». Benoît Hamon, l’un des premiers à s’être exprimé, a estimé qu’« Au cœur de l’Europe, ces images de violences pour empêcher les gens de VOTER en Catalogne sont lourdes de sens et de menaces. »

Même son de cloche du côté de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon déclarant que « L’Etat espagnol perd son sang froid. La nation ne peut être une camisole de force », quand Alexis Corbière juge que « La brutalité policière qui se déroule actuellement en Catalogne est scandaleuse, choquante, insupportable ».

Une chose est sûre, si le gouvernement espagnol cherche à maintenir l’unité de l’Espagne de cette façon, il ne parviendra qu’à radicaliser les indépendantistes, et rallier à leur cause ceux qui jugent inacceptable qu’un pays qui se dit démocratique, appartenant à l’Union européenne, agisse de façon aussi violente et anti-démocratique. Un défi pour les démocrates unionistes.

A lire aussi :

http://lvsl.fr/lucia-martin-entretien

http://lvsl.fr/catalogne-le-gouvernement-rajoy-choisit-la-repression

Crédits

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

 

Catalogne : “nous réclamons le droit de décider” – Entretien avec Lucía Martín

Lucía Martín est l’une des principales figures de Catalunya En Comú (Catalogne En Commun), le parti politique catalan lancé fin 2016 sous l’impulsion de Xavier Domènech et de la maire de Barcelone, Ada Colau. Elle est élue au Congrès des députés depuis 2015 et siège dans le groupe En Comú-Podem, une coalition regroupant la branche régionale de Podemos et diverses forces de gauche catalanes. Co-fondatrice de la PAH, la Plateforme des Victimes du Crédit Hypothécaire, sa trajectoire est emblématique de ces militants associatifs désormais engagés dans le champ politique. Dans cet entretien réalisé au cours de l’été  dernier, nous revenons avec elle sur son parcours, les ambitions de Catalogne En Commun, les enjeux posés par l’indépendantisme catalan et le référendum du 1er octobre. 

 

LVSL : Vous êtes une des fondatrices de la PAH, qui a joué un rôle remarqué dans la vague de mouvements sociaux née dans le sillage de la crise de 2008. Pourriez-vous nous expliquer un peu en quoi il consiste et l’influence qu’il a eu sur les mobilisations sociales en Espagne et en Catalogne ?

La PAH a été fondée en février 2009, suite à la crise déclenchée par la bulle immobilière, dont les répercussions ont été plus importantes en Espagne que dans d’autres pays européens. C’est notamment parce qu’ici, en Espagne, on a encouragé pendant très longtemps l’achat de logements, de telle sorte que près de 90% des gens étaient propriétaires.

La PAH est née dans un contexte où les gens commençaient à perdre leur travail, et à se rendre compte qu’ils ne pouvaient pas payer leur hypothèque. Selon la loi espagnole, ils pouvaient non seulement perdre leur maison, mais aussi être contraints de continuer à payer leurs dettes une fois à la rue.

Nous avons travaillé avec des associations de protection des droits sociaux et d’aide sociale, qui existaient déjà avant 2009, notamment avec le mouvement pour un logement digne qui a essaimé en Espagne à partir de 2007, autour du slogan “Tu n’auras pas de maison dans ta putain de vie”. Ce mouvement a mobilisé beaucoup de jeunes, et de là est née l’idée de monter une plateforme : la PAH, qui a été selon moi l’un des plus grands mouvements sociaux de ces dernières années en Espagne.

LVSL : Par la suite, quel fut votre rapport à la plateforme municipaliste de « Barcelone en commun », qui a permis à Ada Colau, elle-même activiste emblématique de la PAH, de remporter la mairie de Barcelone  ?

Je n’y ai pas participé directement. Je suis restée davantage impliquée dans la PAH. Au coeur de la crise, aux côtés d’autres syndicats et d’associations, la PAH a présenté une initiative législative populaire  au Congrès des députés afin de modifier la législation en matière de logement. L’initiative législative populaire (ILP) en Espagne, c’est la seule manière dont disposent les citoyens pour essayer de proposer une loi. Il faut pour cela récolter un demi-million de signatures, et les présenter au Parlement. En neuf mois, nous avons récolté un million et demi de signatures, mais c’était le Parti Populaire qui avait la majorité absolue, et elle a été rejetée.

“Au coeur de la crise, la PAH a présenté une initiative législative populaire afin de modifier la législation en matière de logement (…) mais c’était le Parti Populaire qui avait la majorité absolue, et elle a été rejetée.”

Nous nous sommes donc dit qu’il n’était pas suffisant de rester en dehors des institutions, et que notre mouvement devait changer les choses d’une autre façon. C’est à la suite de cette réflexion qu’Ada [Colau], Adrià [Alemany] et Gala [Pin] ont présenté une candidature municipale, à Barcelone, avec d’autres membres du mouvement qui étaient jusqu’alors assez peu politisés.

LVSL : Maintenant que vous êtes députée au Congrès, que vous inspire justement le fait d’intégrer les institutions après tant d’années de lutte dans les mouvements sociaux ?

Je ne sais pas, il y a beaucoup de sensations différentes. Cela dépend aussi beaucoup de mes collègues, l’ambiance est particulière. Nous sommes à Madrid, la capitale de l’État central, et le Congrès ressemble à une forteresse ; nous n’y voyons pas le soleil, et je pense que c’est un lieu qui vous isole de dehors. Disons que les politiques n’évoluent pas au contact de la réalité, tout simplement car dans ces conditions, ce n’est pas possible. Je me retrouve moi-même dans un lieu qui n’a rien à voir avec mon quartier, avec la vie de tous les jours. C’est un lieu particulier, totalement différent.

Nous sommes pris dans une véritable bureaucratie, tout est très hiérarchisé. Les hommes sont bien habillés, très formels, et c’est quelque chose qu’il est très difficile de changer. Quand on arrive là sans expérience institutionnelle, il y a beaucoup de pression, dans un environnement plutôt hostile qui plus est. Mais en même temps, cela donne une grande visibilité à notre lutte, car il y a beaucoup de monde, même au Congrès des députés, qui en savent peu sur les problèmes de logement. On découvre aussi comment la politique institutionnelle fonctionne de l’intérieur, notamment à travers le veto du gouvernement face à l’opposition.

LVSL : Vous avez aussi participé à la création de « Catalogne En Commun ». Quels sont les principaux axes politiques de ce nouveau mouvement. Quelles sont vos ambitions?

Catalunya en Comú, dont le congrès fondateur s’est tenu en avril 2017, fut créé sur le même modèle que Podem [la branche régionale de Podemos]. Il s’agit d’une coalition de partis, une conjonction de forces auparavant éparses, et en même temps un espace nouveau. Se présenter aux élections générales nous paraissait indispensable. Barcelona en Comú est la candidature municipale, quand Catalunya en Comú est nationale, pour porter notre voix jusqu’au Congrès.

Il y a bien sûr le thème central de la question catalane, et notre position va dépendre des conditions du vote du 1er Octobre (1-O). D’autant plus qu’il y a des partis indépendantistes au Congrès, ERC [Gauche républicaine de Catalogne] notamment, qui font aussi partie du gouvernement catalan. De fait, on avait une candidature au Congrès des députés, à travers la coalition En Comú-Podem, mais il manquait une organisation unique et structurée derrière. Catalunya en Comú est apparu assez naturellement, pour créer un groupe catalan au Congrès.

“Notre ligne de conduite vis à répondre à trois problèmes : la crise économique et sociale, en particulier en matière de santé et de logement ; la crise démocratique, avec le problème de la corruption et l’absence de transparence ; la crise territoriale, et notamment la question catalane.”

Nous voulons représenter avant tout un nouvel espace politique. C’est un idéal politique : il n’y avait pas de programme initialement, mais à partir d’une groupe moteur auquel se sont agrégées des personnes très différentes les unes des autres, sont apparues des discussions autour de plusieurs sujets : la démocratie, la droits sociaux, la souveraineté. A partir de cette diversité, une ligne de conduite a été adoptée lors de l’assemblée d’avril 2017 mais aussi grâce aux contributions sur la page web. Notre ligne de conduite vise à répondre à trois problèmes : la crise économique et sociale, en particulier en matière de santé et de logement ; la crise démocratique, avec le problème de la corruption et l’absence de transparence ; la crise territoriale, et notamment la question catalane.

LVSL : Comme vous l’avez évoqué, le Président de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, a annoncé un référendum pour le 1-O. Quelle est votre position concernant cette échéance ?

À vrai dire, nous ne savons pas très bien en quoi consistera ce vote. Nous avons toujours défendu la tenue d’un référendum. Nous pensons que c’est une chose positive, car 80% des citoyens catalans le réclament. Le référendum que nous défendons doit être effectif et applicable : c’est ce que beaucoup de gens demandent, des deux côtés, qu’ils soient favorables ou non à l’indépendance. Nous voulons donc qu’il soit reconnu internationalement et qu’il ait des applications juridiques directes.

Mais  le référendum qui a été annoncé ne correspond pas à ces attentes. Et la réaction du gouvernement du Parti Populaire n’est pas favorable : c’est un gouvernement complètement immobiliste, qui refuse catégoriquement le dialogue. Cela dit, pour le moment, le référendum est unilatéral, et le gouvernement catalan l’instrumentalise aussi, d’une certaine façon. Des gens veulent voter, tout en sachant que ce vote n’aura pas les effets attendus.

Une chose est sûre, nous soutiendrons toute mobilisation pour réclamer le droit de décider, pour un référendum qui ne soit pas seulement une simple consultation. Mais nous affirmons aussi que le jour suivant le 1er octobre, nous continuerons de travailler, pour la réalisation du référendum que tout le monde exige. La position du gouvernement est un peu complexe, dans ce contexte.

Au sein de notre mouvement, il y a des indépendantistes, des fédéralistes, et d’autres pour qui cela importe peu. En réalité, c’est un espace pluriel, et nous défendons cette pluralité car nous vivons dans un pays qui est fait comme cela. Nous le revendiquons comme une force et comme une forme de cohérence, parce que cela apporte de la nuance, et cela implique de comprendre toutes les idées, de les accepter.

Meeting de En Comú-Podem le 11 juin 2016, avec Lucía Martín Ada Colau, Pablo Iglesias, Monica Oltra, Alberto Garzón, Xavier Domènech et Íñigo Errejón. Crédit photo : Marc Lozano / ECP

LVSL : Esquerra Republicana Catalana, la Gauche républicaine de Catalogne, soutient le référendum. En quoi vous distinguez-vous de ce parti traditionnel de l’indépendantisme catalan ?

ERC fait partie du gouvernement. Ils agissent à la manière d’un caméléon : au Congrès, ils agissent comme un parti de gauche, qui s’intéresse aux questions sociales, à l’indépendance. Mais à la Généralité de Catalogne,  ils gouvernent avec le PDeCAT [Parti démocrate européen catalan] qui n’est autre que l’ancienne CDC [Convergence démocratique de Catalogne], un parti qui est au pouvoir depuis vingt ans, corrompu jusqu’à la moelle.

Dans le gouvernement actuel ils ont mené des politiques qui ne sont en rien des améliorations sociales. À propos de l’éducation, de l’économie, ce n’est pas un gouvernement progressiste. Ils jouent donc une  partition dualiste. Au Congrès, ils sont de gauche, mais à la Généralité, ils sont libéraux. Nous leur posons donc la question : avec qui voulez-vous gouverner ? Avec la droite catalane de toujours, ou avec d’autres forces progressistes ?

LVSL : La principale différence serait donc qu’ils privilégient à tel point l’indépendance qu’ils s’unissent à la droite, alors que vous privilégiez davantage la question sociale ?

Non, car pour nous, la question sociale ne devance pas celle du référendum… Pour nous, les deux sont très liées. Nous pensons que la réalisation du référendum est quelque chose de simple, mais certains doutent encore beaucoup, craignent le lendemain.

De plus, je ne suis pas sûre que la Gauche républicaine catalane  privilégie l’indépendance, en tout cas je ne sais pas s’ils le font efficacement. Surtout en soutenant le PDeCAT, ce parti corrompu, qui représente la continuité de la droite catalane et qui parle aujourd’hui du référendum pour éviter d’aborder les autres sujets. Dans ce même parti, il y a des membres qui ne croient pas au référendum, qui ne veulent pas l’indépendance, et qui veulent représenter le parti de l’ordre. De ce fait, avec un tel panorama, je ne suis pas sûre que ERC privilégie véritablement l’indépendance.

LVSL : Depuis Podemos, l’idée de plurinationalité s’est répandue. Ils défendent en ce sens le droit de décider, mais affirment que si un référendum était organisé demain, ils défendraient le « Non »…

C’est très bien. Imaginez-vous qu’on a depuis des années un gouvernement du PP qui nous répète « on ne peut pas discuter », « consulter le peuple catalan n’a aucun sens, car c’est le peuple espagnol qui détient la souveraineté ». Le Tribunal constitutionnel a rejeté en 2010 la proposition d’un nouveau statut d’autonomie pour la Catalogne, qui avait été votée par référendum. Cela a provoqué une rupture, un sursaut favorable à l’indépendantisme.

“La position de Podemos a été très bien reçue. C’est une force importante pour promouvoir le référendum. Il était impossible d’imaginer, il y a trois ans, qu’il y ait un tiers du Congrès des députés à Madrid en faveur du droit de décider.”

Et maintenant, nous avons un parti avec des ambitions nationales, qui défend le droit à décider ici en Catalogne, ou encore en Andalousie. Je pense donc que la position de Podemos a été très bien reçue. C’est une force très importante pour promouvoir le référendum. Il était impossible d’imaginer, il y a trois ans, qu’il y ait un tiers du Congrès des députés à Madrid en faveur du droit de décider. Avoir un parti avec des ambitions étatiques qui défende le référendum était impensable. Et jusqu’à 50% de la population espagnole est d’accord avec cette position.

LVSL : Au sein de Catalunya en Comú, seriez-vous plutôt favorables à un État fédéral dans lequel la Catalogne pourrait avoir une autonomie plus importante, ou bien davantage portés sur l’indépendance?

Je ne peux pas me positionner là-dessus, car nous ne l’avons pas encore suffisamment discuté entre nous. Nous n’avons pas encore fait de consultation sur ce point précis. Nous avons déjà discuté ensemble de la plurinationalité et du droit de décider car c’est un thème indispensable, mais il faut désormais interroger les citoyens pour savoir ce qu’ils veulent. C’est l’étape suivante, un travail que nous devons mener sérieusement. Il y aura des discussions, des débats, et nous consulterons bien évidemment notre base, probablement par internet.

Entretien réalisé par Léo Rosell et Vincent Dain. Traduit de l’espagnol par Alexandra Pichard et Léo Rosell. 

 

 

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http://www.elnacional.cat/es/politica/lista-26j-en-comu-podem-marta-sibina-lucia-martin_103586_102.html

Catalogne : le gouvernement Rajoy choisit la répression

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

« Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ». C’est à cette question que les 5,5 millions d’électeurs catalans sont invités à répondre dimanche 1er octobre. Le gouvernement espagnol, qui ne reconnaît pas la validité juridique de ce référendum organisé par le gouvernement indépendantiste catalan formé en janvier 2016, a enclenché depuis deux jours une série d’arrestations et de perquisitions d’élus et hauts responsables indépendantistes. Le président indépendantiste de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, a dénoncé un « coup d’État » tandis qu’Ada Colau, maire de Barcelone, parle de « scandale démocratique » et d’une « dérive autoritaire ». Depuis, des manifestations de soutien au peuple catalan sont organisées partout à travers le pays pour dénoncer l’attitude du gouvernement Rajoy. A Barcelone, des milliers de personnes se sont retrouvées dans la nuit de mercredi à jeudi  au centre de la ville autour du cri « Votaremos ! » (« Nous voterons ! »).

 

Entre Madrid et Barcelone, une tension croissante depuis 2008 

Les récentes dégradations des relations entre Madrid et Barcelone pointent les limites que connaît aujourd’hui « l’Espagne des autonomies », formule institutionnelle héritée de la transition démocratique qui proclame à la fois « l’indissoluble unité de la nation espagnole » et « le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent »[1]. La crise de 2008 a remis la question de l’indépendance de la Catalogne au cœur des débats en donnant une nouvelle impulsion aux partis indépendantistes catalans (de tous bords politiques) qui dénoncent « l’impossibilité de convoquer un référendum d’autodétermination dans le cadre la légalité espagnole »[2]Récemment, tous les sondages indiquaient qu’environ 70% des Catalans, qu’ils soient favorables ou opposés à l’indépendance, désiraient pouvoir s’exprimer sur la question à travers un référendum reconnu par Madrid[3].  

Les revendications indépendantistes se déclinent de différentes manières : d’un indépendantisme de gauche progressiste, représenté par la CUP qui se définit comme une organisation anticapitaliste, écologiste, assembléiste et féministe[4], jusqu’à un indépendantisme conservateur, xénophobe et réactionnaire. Cependant, la crise de 2008 a accéléré de manière générale le sentiment indépendantiste. Jordi Gomez, docteur en science politique, revient sur la montée du sentiment national dans un article publié dans Le Monde en juin 2017 dans lequel il explique que « jamais, depuis l’intégration de la Catalogne à l’Espagne, l’idée de faire sécession n’a été aussi partagée ». Il ajoute que « la montée de l’indépendantisme procède d’un sentiment d’iniquité territoriale que la crise économique de 2008 n’a fait qu’accentuer. La baisse de l’activité économique conjuguée à une chute des recettes fiscales a en effet relancé le débat sur la répartition de l’impôt entre État et communautés autonomes »[5]. On observe notamment depuis quelques années une multiplication de drapeaux catalans indépendantistes à Barcelone sur les façades d’immeubles.

La relation entre le gouvernement espagnol et les indépendantistes catalans commence donc à se détériorer dès 2008. En juin 2010, le Tribunal constitutionnel, sans remettre en cause l’existence d’une nation catalane, invalidait pourtant 14 articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne, voté quatre ans plus tôt par le Parlement de Catalogne, le Congrès des députés, le Sénat et validé par référendum. Cette décision juridique, appuyée par le Parti populaire, a largement favorisé l’aggravation des tensions entre la Catalogne et Madrid.

Lors des élections autonomiques de novembre 2012, les indépendantistes obtiennent une majorité au Parlement de Catalogne. Le 9 novembre 2014, un premier référendum portant sur l’indépendance de la Catalogne, non reconnu par le Tribunal constitutionnel, est organisé par les partis indépendantistes. Il est présenté comme un « vote sur l’avenir politique de la Catalogne » et comme une simple « consultation ». Avec 80% des suffrages, le « oui » à l’indépendance arrive largement en tête. Un résultat à relativiser compte tenu du nombre important d’abstentionnistes (63%) et de l’appel au boycott du vote par l’opposition, mais qui contribue néanmoins à dégrader les relations entre la Catalogne et le gouvernement espagnol.

“En 2010, le Tribunal constitutionnel invalidait 14 articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne. Cette décision juridique, appuyée par le Parti populaire, a largement favorisé l’aggravation des tensions entre la Catalogne et Madrid.”

En Espagne, dans certaines communautés autonomes, la vie politique se polarise autour de la question de l’autonomie ou/et de l’indépendance à tel point que les commentateurs reconnaissent l’existence de plusieurs « Espagnes électorales » [6]. C’est ainsi que l’on comprend la formation de la  coalition électorale Junts pel Sí (Ensemble pour le oui) à l’occasion des élections autonomiques de 2015 qui regroupe, entre autres, le parti libéral Convergence démocratique de Catalogne (CDC), majoritaire au Parlement de Catalogne depuis 2010, et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC). Le 27 septembre 2015, les indépendantistes, Junts pel Sí et la CUP, obtiennent, lors des élections autonomiques anticipées, la majorité en sièges au Parlement de Catalogne (72/135). Artur Mas, candidat de Junts pel Sí et président depuis 2010 de la Généralité de Catalogne annonce la tenue d’un véritable référendum sur l’indépendance 18 mois après sa victoire. En mars 2017, suite à l’organisation de la « consultation » de 2014, il sera condamné à deux ans d’inéligibilité.

En janvier 2016, dans le cadre de la formation du gouvernement indépendantiste, la coalition de gauche radicale indépendantiste CUP (Candidature d’unité populaire) et la coalition  Junts pel Sí, malgré leurs fortes divergences politiques, passent un accord afin d’accélérer le processus de sécession avec l’Espagne. La CUP s’oppose toutefois radicalement à la candidature d’Artur Mas, pressenti pour un nouveau mandat à la tête de la communauté autonome.  Un accord est finalement trouvé entre les indépendantistes de droite et de gauche : le 12 janvier 2016, Carles Puidgemont (Convergence démocratique de Catalogne, devenue en juillet 2016 Parti démocrate européen catalan) est ainsi nommé président de la Généralité de Catalogne avec l’appui des dix députés de la CUP. Les commentateurs soulignent alors « la victoire d’un président indépendantiste », Le Monde constate que « la Catalogne se choisit un président pour l’amener vers la sécession »[7]. Le 1er octobre 2017, les Catalans sont invités, une nouvelle fois, à se prononcer sur l’indépendance de la Catalogne et à répondre à la question suivante : « Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ».

Le 7 septembre 2017, le Parlement catalan vote la loi de transition (Ley de TransitoriedadJurídica catalana), un texte de 89 articles qui prévoit que la Catalogne « se constitue en une République de droit, démocratique et sociale »[8] et que « la souveraineté nationale réside dans le peuple de Catalogne »[9]. Le texte détaille l’organisation de la République catalane si le « oui » l’emporte lors du référendum du 1er octobre et revient, entre autres, sur la question du système judiciaire, du contrôle des frontières, de la nationalité catalane (qui ne serait pas incompatible avec la nationalité espagnole).

L’inflexibilité du gouvernement espagnol

Les relations entre le gouvernement espagnol et la Généralité se sont nettement envenimées ces dernières semaines, à l’approche de la date du référendum. Le 7 septembre dernier, suite aux recours déposés par le gouvernement central, le Tribunal constitutionnel espagnol suspendait en urgence la loi de référendum adoptée par le Parlement catalan. Le 13 septembre, le procureur général de l’État espagnol citait à comparaître devant la justice 700 maires de communes ayant affiché leur soutien au référendum sur l’indépendance. Les élus mis en cause ont reçu le soutien appuyé de Carles Puigdemont et de Ada Colau, tandis que le ministre de la Justice espagnol déclarait à leur sujet dans un entretien à la presse conservatrice : « S’ils sont 700 maires à commettre un délit, ils seront 700 à aller en procès ». Le 15 septembre, le ministère espagnol des Finances a instauré un « système de contrôle des paiements » de la Généralité catalane, s’immisçant ainsi dans les finances publiques régionales afin que « pas le moindre euro » ne puisse être affecté à l’organisation du référendum.

Le conflit politique a franchi un seuil ce mercredi 20 septembre, lorsque la Garde Civile procède à l’arrestation de 13 hauts responsables du gouvernement et de l’administration catalane, parmi lesquels le bras droit du vice-président de la région : Oriol Junqueras. Des perquisitions sont menées dans les locaux des départements des finances, des affaires extérieures ou encore des affaires sociales de la Généralité de Catalogne, dans l’objectif de désarticuler le noyau des organisateurs du référendum du 1er octobre. La Police nationale s’est également infiltrée dans les locaux des anticapitalistes de la CUP. Le ministère de l’Intérieur annonce par ailleurs avoir saisi près de 10 millions de bulletins de vote dans la localité de Bigues i Riells, près de Barcelone.

Cette gigantesque opération policière intervient pourtant au lendemain d’un désaveu infligé au gouvernement par le Congrès des députés. Le 19 septembre, le parti de centre-droit Ciudadanos, hostile au droit à l’autodétermination, déposait une proposition de loi visant à soutenir l’action de Mariano Rajoy dans la gestion de la crise catalane. L’initiative a été rejetée par la majorité de la chambre (PSOE, Unidos Podemos, nationalistes catalans et basques). C’est donc sans l’approbation du Parlement que le gouvernement espagnol a pris la décision d’emprunter la voie de la répression.

Malgré la vague de protestation qui s’est emparée du pays dans les heures qui ont suivi les premières interventions policières, le Parti populaire reste fermé à toute négociation. Au cours d’une allocution télévisée organisée dans la soirée, Mariano Rajoy s’est montré particulièrement inflexible : « La désobéissance est un acte totalitaire », a-t-il déclaré, allant jusqu’à comparer la Généralité de Catalogne à des« régimes non démocratiques ». Le chef du gouvernement a affiché sa détermination à « faire appliquer la loi sans renoncer à aucun des instruments de l’État de droit », laissant planer la menace d’un usage de l’article 155 de la constitution, qui permettrait tout simplement à l’Etat espagnol de suspendre l’autonomie de la Catalogne. Une option envisagée et appuyée par la présidente du gouvernement régional d’Andalousie, la socialiste Susana Diaz, si la Généralité devait persévérer dans son projet sécessionniste.

Protestations populaires et appels au dialogue

Les arrestations du 20 septembre ravivent une mémoire douloureuse, celle de l’expression des singularités régionales écrasées par l’autoritarisme franquiste. Nombreux sont ceux qui, sur les réseaux sociaux, comparent les agissements de la Garde Civile à la répression subie par les nationalistes catalans sous la dictature.

Les réactions ne se sont pas fait attendre. A Barcelone, 40 000 manifestants ont afflué sur la Gran Vía avant de se rassembler devant le ministère régional de l’Économie pour dénoncer les opérations policières. Les travailleurs de l’institution ont déployé une longue banderole du haut d’un balcon pour réclamer la libération des responsables arrêtés plus tôt dans la journée, tandis que le vice-président de la Généralité y a été accueilli dans l’après-midi par des ovations. Podem – la branche régionale de Podemos – a mis à disposition ses locaux aux militants anticapitalistes regroupés devant le quartier général de la CUP, perquisitionné par la Police nationale. En Catalogne, ce sont des dizaines de milliers de citoyens qui ont exprimé leur indignation à travers des mobilisations organisées dans les villes de la communauté autonome. De nombreux rassemblements se sont par ailleurs tenus dans toute l’Espagne, comme sur la Puerta del Sol à Madrid, en défense des « libertés démocratiques ».

Après avoir convoqué une réunion extraordinaire du conseil exécutif de la Généralité, Carles Puigdemont a dénoncé une « honte démocratique », une « agression coordonnée pour éviter que le peuple de Catalogne puisse s’exprimer en liberté le 1er octobre ». Pour le président de la Généralité, « l’Etat espagnol a suspendu de fait l’autogouvernement de la Catalogne et a décrété un état d’exception ». La maire de Barcelone Ada Colau, qui a exprimé à plusieurs reprises ses doutes quant à la feuille de route du gouvernement catalan, n’en a pas moins fustigé le « scandale démocratique » et la « dérive autoritaire » de l’Etat espagnol, appelant dans la foulée à « défendre les institutions catalanes ».

Au Congrès des députés, la tension s’est ressentie lors de l’intervention particulièrement virulente du chef de file de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), Gabriel Rufían, s’adressant à Mariano Rajoy avant de quitter l’hémicycle : « je vous demande et j’exige que vous retiriez vos sales mains des institutions catalanes (…) Sachez que la volonté du peuple catalan est imparable, et sachez qu’il ne s’agit plus d’une lutte pour les droits nationaux de la Catalogne, mais d’une lutte pour les droits civiques ».

Le PSOE s’est quant à lui montré mal à l’aise devant la tournure prise par les événements. La direction du parti a tardé à réagir, recommandant aux députés socialistes de s’abstenir de faire des déclarations aux médias. Le secrétaire à l’organisation, Luis Abalos, a pris la parole dans la journée, exhortant la Generalité de Catalogne à annuler le référendum du 1er octobre afin « d’ouvrir la voie au dialogue démocratique ». En revanche, le parti n’a pas pris la peine de condamner les opérations menées par la Garde Civile, précisant qu’elles résultent de l’application d’une décision judiciaire. S’ils ont reconnu le caractère plurinational de l’Espagne lors de leur dernier congrès fédéral, dans le sillage de la victoire de Pedro Sánchez, les socialistes restent fermement opposés à la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, quelles qu’en soient les conditions. « Le PSOE n’accepterait pas de couper en morceaux la souveraineté nationale », s’est ainsi exprimé le porte-parole de l’Exécutif socialiste le 18 septembre dernier.

“Podemos est à l’heure actuelle l’unique force politique d’envergure nationale à se positionner ouvertement en faveur d’un référendum d’autodétermination pacté entre l’État espagnol et le gouvernement catalan.”

Du côté de Unidos Podemos, les réactions sont sans équivoque. Pablo Iglesias déclarait aux médias à son arrivée au Congrès des députés : « je ne veux pas qu’il y ait en démocratie des prisonniers politiques alors même qu’un parti politique parasite les institutions », en référence au Parti populaire et aux multiples affaires de corruption qui l’affectent. Plusieurs députés ont pris part au rassemblement organisé sur la Puerta del Sol à Madrid en faveur de la démocratie et du dialogue. Bien que ses dirigeants critiquent la démarche unilatérale de la Généralité en vue de la consultation du 1er octobre, Podemos est à l’heure actuelle l’unique force politique d’envergure nationale à se positionner ouvertement en faveur d’un référendum d’autodétermination pacté entre l’État espagnol et le gouvernement catalan.

Dans un entretien accordé à LVSL, Íñigo Errejón résumait la position du parti sur la question territoriale : « nous souhaitons discuter librement avec les Catalans, nous voulons qu’ils puissent décider par eux-mêmes de rester avec nous ou non. Nous, nous souhaitons qu’ils restent. Nous pensons que la conception que nous avons de notre pays va dans cette direction, qu’elle aide à ce qu’ils souhaitent rester avec nous. Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination. ».

Unidos Podemos est à l’origine de la création d’une assemblée d’élus « pour la fraternité, le vivre-ensemble et les libertés » qui doit se réunir à Saragosse ce dimanche. Si le Parti nationaliste basque (PNV), la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT) ont répondu favorablement à l’invitation, le PSOE a accueilli l’initiative froidement, jugeant préférable que les débats se tiennent au sein de la commission d’étude créée par le Congrès des députés sur proposition des socialistes. Une commission qui ne se réunira pas avant le 1er octobre. Preuve que la question catalane n’a pas fini de semer le trouble parmi les gauches espagnoles.

 

 

Par Laura Chazel et Vincent Dain. 

 

 

[1]  Hubert Peres, Christophe Roux (dir.), La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact Sciences politiques », 2016.
[2]  Ibidem.
[3]  NC, « Des milliers de manifestants rassemblés à Barcelone dans la nuit de mercredi à jeudi », Europe 1, 21 septembre 2017.
[4]   Neuville Richard, « Catalogne: CUP, une organisation « assembléiste » et indépendantiste », www.ensemble-fdg.org, Mars 2016.
[5]  Gomez Jordi, « Jamais, depuis l’intégration de la Catalogne à l’Espagne, l’idée de faire sécession n’a été aussi partagée », Le Monde, 15 juin 2017.
[6]  Ibidem.
[7]  NC, « Espagne: la Catalogne se choisit un président pour l’amener vers la sécession », Le Monde, 09 janvier 2016.
[8]  Tallon Pablo, « Catalunya se constituye en una República de Derecho, democrática y social », http://cadenaser.com, 28 août 2017.
[9]  Morel Sandrine, « Les indépendantistes catalans menacent de faire sécession », Le Monde, 23 avril 2017.

 

 

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Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Le post-néolibéralisme et la politique de la souveraineté

Article de Paolo Gerbaudo paru initialement le 28 février 2017 dans la revue italienne Senso Comune. Nous avons décidé de traduire cet article car il offre un point de vue riche sur la réémergence du concept de souveraineté. Traduction réalisée par Valerio Arletti.

La crise de la mondialisation néolibérale est en train de se manifester à différentes latitudes. Elle a été démontrée de manière éclatante par la victoire du Brexit au Royaume-Uni et par le succès de Donald Trump aux élections présidentielles américaines, a ressuscité une des notions politiques les plus anciennes et poussiéreuses : l’idée de souveraineté.

Habituellement entendue comme autorité et capacité de l’État à gouverner sur son territoire, la souveraineté a longtemps été considérée comme un résidu du passé dans un monde de plus en plus mondialisé et interconnecté. Mais aujourd’hui ce principe est invoqué de manière quasi obsessionnelle par l’ensemble des nouvelles formations populistes et des nouveaux leaders qui ont émergés à gauche et à droite de l’horizon politique suite à la crise financière de 2008.

La campagne pour le Brexit au Royaume-Uni, avec sa demande de “reprendre le contrôle”, s’est focalisée sur la reconquête de la souveraineté contre l’Union européenne, accusée de priver le Royaume-Uni du contrôle sur ses propres frontières. Dans la campagne présidentielle américaine, Donald Trump a fait de la souveraineté son leitmotiv. Il a soutenu que son plan sur l’immigration et sa proposition de révision des accords commerciaux garantiraient «prospérité, sécurité et souveraineté» au pays. En France, Marine Le Pen prononce le mot “souveraineté” à chaque occasion possible lors de ses divagations contre l’Union européenne, les migrations et le terrorisme, et elle a clairement affirmé que cette idée est son la clef de voute de sa campagne présidentielle. En Italie le Mouvement 5 étoiles a souvent fait appel au principe de souveraineté. Un de ses leaders, Alessandro di Battista, a récemment déclaré que «la souveraineté appartient au peuple» et que l’Italie devrait abandonner l’euro pour reconquérir le contrôle sur sa propre économie.

La question de la souveraineté n’a pas seulement été l’apanage des formations de droite et du centre. Des demandes de récupération de la souveraineté sont aussi venues gauche, un champ dans lequel ce principe a longuement été regardé avec une grande méfiance, à cause de son association au nationalisme. En Espagne, Pablo Iglesias, le leader de Podemos, la nouvelle formation populiste de gauche fondée au début de 2014, s’est souvent qualifié de “soberanista” [N.D.L.R. souverainiste]. Il a adopté un discours très patriote, en faisant appel à l’orgueil et à l’histoire nationale. Tout en refusant le Brexit, Iglesias a soutenu que les États nationaux doivent récupérer leur «capacité souveraine» à l’intérieur de l’Union européenne. Aux États-Unis, Bernie Sanders a critiqué férocement la finance globale et, de façon similaire à Donald Trump, le commerce international. En ce qui concerne le Partenariat Trans-Pacifique (TPP), un traité commercial entre les États-Unis et onze pays de la zone Pacifique, Sanders a soutenu qu’il «minerait la souveraineté des États-Unis».

La revendication progressiste de l’idée de souveraineté peut être reliée au soi-disant “mouvement des places” de 2011, une vague de protestations qui inclut le Printemps arabe, les indignados espagnols, les aganaktismenoi grecs et Occupy Wall Street. Même si ces mouvements ont été décrits comme étant “néo-anarchistes”, en continuité avec la longue vague de mouvements antiautoritaires, anarchistes et autonomes post-1968, une de leurs caractéristiques principales a été la demande de caractère typiquement populiste, plutôt que néo-anarchiste, de récupération de la souveraineté et de l’autorité politique au niveau local et national en opposition aux élites financières et politiques.

Les résolutions des assemblées populaires d’Occupy Wall Street ont souvent invoqué le préambule «We the People» de la Constitution américaine, et ils ont demandé une récupération des institutions de l’État de la part du peuple et une réglementation du système bancaire pour contrer la spéculation financière et immobilière. A l’occasion des acampadas également, la souveraineté a émergé en tant que question centrale dans les discussions sur comment résister au pouvoir de la finance et de la Banque centrale européenne, accusées de frustrer la volonté du peuple.

Cette abondance de références à la souveraineté à droite aussi bien qu’à gauche de l’échiquier politique montre comment la souveraineté est devenue le signifiant clé du discours politique contemporain : un terme qui constitue un champ de bataille discursif et politique dans lequel se décidera le sort de l’hégémonie politique dans l’ère post-néolibérale, et qui déterminera si la bifurcation post-néolibérale prendra une direction progressiste ou réactionnaire.

Ce nouvel horizon soulève des questions brûlantes pour la gauche, alors que jusq’ici celle-ci a été tiède à embrasser la question de la souveraineté. L’association de la souveraineté avec l’État-nation, avec sa longue histoire de conflits internationaux et de contrôles répressifs sur les migrants, a conduit de larges secteurs de la gauche à conclure que ce principe est inconciliable avec une politique réellement progressiste. Toutefois, il faut remarquer que la souveraineté – et en particulier la souveraineté populaire – a constitué un concept fondamental dans le développement de la gauche moderne, comme on le voit dans le travail de Jean-Jacques Rousseau et dans son influence sur les jacobins et sur la révolution française. La revendication de souveraineté à laquelle on a assisté à l’occasion des protestations de 2011, dans les discours de Podemos et dans ceux de Bernie Sanders, peut-elle annoncer l’émergence d’une nouvelle gauche post-néolibérale qui se réapproprie la question de la souveraineté comme un élément clé pour construire un pouvoir populaire, combattre les inégalités extrêmes et le déficit démocratique qui  tenaillent nos sociétés ? Quelles formes de souveraineté peuvent-elles être réellement récupérées dans un monde interconnecté au niveau global ? Et jusqu’à quel point est-il vraiment possible de développer l’idée de souveraineté dans un sens progressiste ?

 

Reprendre le contrôle d’un monde où “tout fout le camp”

 

Le retour de la question de la souveraineté dans les débats politiques contemporains révèle que nous nous trouvons face à une profonde crise du néolibéralisme, qui est en train de nourrir la demande de contrôle démocratique sur la politique et sur la société.

La crise financière de 2008, avec les dégâts sociaux qu’elle a engendrés pour des millions de gens, a mis à nu beaucoup de contradictions de fond qui étaient partiellement visibles dans les années 1990 et au début des années 2000, quand le néolibéralisme était triomphant. Les anxiétés qui caractérisaient cette phase de transition se concentrent notamment sur une série de flux – commerce, finance et personnes – qui constituent le système sanguin de l’économie globale.

A l’apogée de l’ère néolibérale, ces flux – et notamment les flux financiers et commerciaux – étaient présentés par la classe dirigeante – et perçus par la majorité de la population – comme des phénomènes positifs et comme une source de richesse. Aujourd’hui, dans un monde caractérisé par la stagnation économique, l’insécurité et l’instabilité géopolitique, la mondialisation et ses flux apparaissent aux populations comme une source de risque plutôt que comme une source d’opportunités. Cela est aggravé par le fait que ce sont des forces qui entravent toute prétention de contrôle des institutions politiques sur le territoire dans leur juridiction.

C’est à partir de cette perception d’absence de contrôle que découle ce désir de “reprendre le contrôle” qui est le leitmotiv du populisme contemporain, ainsi que nous avons pu le voir au cours de la campagne du Brexit. Il s’agit de reprendre le contrôle comme réponse à un monde qui apparaît de plus en plus hors contrôle à cause de l’effet déstabilisant des flux globaux qui fuient le contrôle des institutions démocratiques.

La perception d’une perte de contrôle territorial reflète la manière par laquelle la mondialisation néolibérale a scientifiquement démoli les différentes formes d’autorité et de régulation territoriale, dans l’espoir de transformer la planète en un “espace lisse”, facilement traversé par des flux de capitaux, de marchandises et de services. La souveraineté a été de fait l’ennemi juré du néolibéralisme, comme on le voit dans les fréquentes attaques lancées contre ce principe dans la théorie économique néoclassique et dans la philosophie néoconservatrice qui a accompagné le développement du néolibéralisme. Des auteurs tels que Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek et Milton Friedman ont considéré les institutions souveraines comme des obstacles aux échanges économiques et aux flux financiers, et comme des interférences à la primauté du marché et à la liberté économique des entrepreneurs et des consommateurs. Selon eux, les États-nations devraient laisser de l’espace à un marché global, le seul souverain légitime selon la Weltanschauung [N.D.L.R. la vision du monde] néolibérale.

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Ce projet a trouvé son application concrète dans les politiques néolibérales de déréglementation économique et financière qui ont été développées à partir de la fin du régime de Bretton Woods et de la crise pétrolière de 1973, pour enfin se généraliser dans les années 1980 et 1990. Les grandes entreprises multinationales qui se sont développées après la Seconde Guerre mondiale ont rapidement constitué une menace pour le pouvoir territorial des États-nations. Ces entreprises ont souvent fait un chantage aux Etats en les menaçant de transférer ailleurs leurs activités pour obtenir des normes fiscales et des normes sur le travail plus favorables à leurs intérêts. La création des paradis fiscaux, qui est allée de pair avec le développement des multinationales, a servi comme moyen pour rendre vain le contrôle souverain sur la fiscalité et sur les flux de capital. Comme le décrit Nicholas Shaxson dans les Îles au trésor, les paradis fiscaux ont bouleversé le système de souveraineté territoriale, en retournant ce principe contre lui-même et en revendiquant la souveraineté pour des petites îles ou des micro-États tels que le Liechtenstein ou Saint-Marin, utilisés comme une sorte de repaire de pirates : des territoires extraterritoriaux dans lesquels il est possible de cacher les gains frauduleux soustraits aux trésors nationaux. Les expédients utilisés dans les dernières années par des entreprises numériques telles que Google, Facebook et Amazon pour l’évasion fiscale ne sont que le dernier chapitre de cette attaque de longue date à la souveraineté fiscale.

En outre, la libéralisation commerciale, réalisée à travers une série de traités commerciaux globaux et à travers la création de l’Organisation Mondiale du Commerce, a également eu pour but d’affaiblir la souveraineté des États-nations, en les privant de toute capacité de protéger leurs industries locales par l’utilisation de tarifs douaniers et d’autres barrières commerciales. Cela, tout en exposant les travailleurs à une course globale au moins-disant en ce qui concerne les salaires et les conditions de travail.

En conséquence, malgré la suspicion qui demeure à gauche à l’égard de l’idée de souveraineté, il est évident que ce vide a été le facteur qui a permis les effets les plus néfastes du néolibéralisme. C’est la démolition des juridictions souveraines à travers les paradis fiscaux et les traités de libre commerce qui a permis l’accumulation d’immenses richesses dans les mains des super-riches au détriment des gens du commun, tout en amenant à une situation dans laquelle, comme un fameux rapport de l’ONG britannique Oxfam publié en janvier 2016 le documente, 62 personnes contrôlent le 50% du patrimoine mondial.

À la lumière de ces effets néfastes de la guerre menée par le néolibéralisme contre la souveraineté, personne ne devrait être surpris du fait que, face à la crise de l’ordre néolibéral, la souveraineté soit vue de nouveau comme étant un élément central pour construire un ordre politique et social alternatif. Au centre de cette nouvelle politique de la souveraineté, il y a la demande de nouvelles formes d’autorité territoriale pour contrôler les flux globaux.

La demande de souveraineté est le point nodal de la politique de l’ère post-néolibérale et le point de superposition entre le populisme de droite et de gauche, entre la politique de Trump et celle de Sanders, entre la vision du Mouvement 5 étoiles et celle de Podemos. Cependant les nouveaux populistes de droites et de gauches sont en profond désaccord à l’égard de ce qu’ils entendent exactement par souveraineté et à l’égard de la définition des flux globaux qui constituent effectivement un risque pour la sécurité et le bien-être, et qui devraient par conséquent être contrôlés. Si l’idée de souveraineté est au centre de la conflicutalité politique, la bataille qui se joue autour de ce concept repose notamment sur le sens qui lui est donné, et sur le contenu politique qui en découle.

 

La souveraineté populaire contre la souveraineté nationale

 

Ce que les discours sur la souveraineté de Trump et Sanders, de Podemos et des Brexiters, ont en commun, est l’idée selon laquelle, pour construire un nouvel ordre social sur les décombres de la globalisation néolibérale, il est nécessaire de revendiquer le droit des communautés politiques définies sur une base territoriale à gérer leur vie collective de façon relativement autonome vis à vis des interférences extérieures. Cette similitude explique pourquoi, malgré leurs énormes différences, il y a des points de superposition entre les populistes de droite et les populistes de gauche. Par exemple, Trump et Sanders ont tous les deux proposé des formes de protectionnisme économique, et des formes d’intervention de l’État sur l’économie, à travers notamment la construction de nouvelles infrastructures.

Exception faite pour ces éléments de similitude, la gauche populiste et la droite populiste sont en profond désaccord sur ce que signifie vraiment souveraineté, et sur le type de contrôle territorial qui doit être reconstruit. Pour les populistes xénophobes de droite, la souveraineté est d’abord la souveraineté nationale, projetée sur un imaginaire ethnique Blut und Boden (“sang et sol”), qui, hormis quelques exceptions de nations politiques, sont souvent définies par des liens ethnico-culturels mobilisés contre ceux – étrangers et migrants – qui semblent mettre en cause l’homogénéité et la sécurité du peuple. La vision de la souveraineté qui s’associe à cette logique politique relève de la philosophie politique de Thomas Hobbes, pour lequel la souveraineté se fondait sur la garantie et la protection offerte par le souverain à ces sujets.

“Il s’agit de revendiquer la souveraineté comme souveraineté populaire et pas uniquement comme souveraineté nationale.”

Les flux globaux que cette vision réactionnaire de la souveraineté considère comme la menace principale sont évidemment les flux migratoires . La souveraineté dans cette perspective signifie d’abord la fermeture des frontières aux migrants, y compris les réfugiés qui fuient des guerres, mais également la mise à l’écart des minorités internes perçues comme non désirables, notamment les musulmans, suspectés de mettre en danger la sécurité et la cohésion sociale. Cette vision xénophobe de la souveraineté était évidente au cours du débat sur le Brexit, où la campagne “Leave” a aussi gagné en exploitant la peur contre les migrants, notamment polonais, perçus et pointés du doigt comme les responsables de la baisse des salaires et de la dégradation des services publics.

La vision progressiste de la souveraineté, qui est au centre des mouvements populistes de gauche, de Podemos à Bernie Sanders, a un sens très différent différente. Il s’agit de revendiquer la souveraineté comme souveraineté populaire et pas uniquement comme souveraineté nationale. En outre, cette vision promeut la souveraineté comme un moyen d’inclusion plutôt que d’exclusion. Cette demande progressiste de souveraineté tire son origine dans les premières lueurs de la gauche moderne, entre la fin du XVIII siècle et le début du XIX siècle. L’idée de souveraineté populaire a été développée dans les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, dans lesquels l’idée que le pouvoir devait passer des mains du monarque à celles du peuple était centrale. Rousseau a, par ailleurs, profondément influencé les jacobins, la Révolution Française et les insurrections populaires du XIX siècle.

Malgré cela, l’idée de souveraineté est tombée dans le discrédit auprès de nombreux mouvements radicaux pendant l’ère néolibérale. La souveraineté a été vue comme un concept autoritaire, étranger à une politique d’émancipation, ainsi qu’elle était présentée dans la critique au concept de souveraineté développée par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire. Toutefois, la nouvelle gauche populiste qui s’est levée après le krach financier de 2008 a redécouvert la question de la souveraineté, et elle s’est convaincue qu’une vraie démocratie est impossible sans la récupération des formes d’autorité territoriale.

La récupération progressiste de l’idée de souveraineté, comme elle est proposée par des phénomènes tels que ceux de Sanders et Podemos, a comme principal ennemi les banques, les entrepreneurs sans scrupules et les politiciens corrompus à leur solde, et non les étrangers, les réfugiés et les minorités ethniques. Les flux financiers et commerciaux, plutôt que les flux migratoires, sont ceux qui sont vus comme la principale menace au bien-être et à la sécurité des communautés. En ce contexte, la souveraineté est perçue comme une arme qui peut être utilisée par le Peuple contre l’Oligarchie, par le plus grand nombre contre les 1%, par l’ensemble des citoyens contre les élites qui contreviennent à la volonté populaire.

Si les leaders populistes progressistes tels qu’Iglesias et Sanders ont souvent utilisé les sentiments patriotiques et s’ils ont vu l’État-nation comme qu’espace central de mobilisation contre le système néolibérale, leur vision de la souveraineté est certainement plus à multi-échelle et plus inclusive que celle des populistes de droite. Elle comprend le niveau local, régional, national et continental. En effet, la souveraineté a souvent été invoquée au niveau local par les formations “municipalistes” qui ont conquis les mairies de Madrid et de Barcelone. Les administrations de Manuela Carmena et d’Ada Colau ont utilisé le pouvoir des juridictions locales pour soutenir l’économie locale, pour limiter les processus de gentrification, et pour lutter contre la rapacité des entreprises de la pseudo “sharing economy”, comme Airbnb et Uber. Par ailleurs, Bernie Sanders a fait appel à la souveraineté des communautés des natifs américains, à l’occasion des manifestations contre la construction de la Dakota Access Pipeline (DAPL).

Il est évident que, dans un monde mondialisé et interconnecté comme celui dans lequel nous vivons, une véritable souveraineté populaire, pour être efficace, doit être exercée également au niveau supranational. Le chaos provoqué au Royaume-Uni par le Brexit, et l’incertitude qu’il a engendré sur le futur économique du pays, démontre que ce n’est pas possible dans l’ère contemporaine d’opérer un simple retour à l’échelle nationale, ou du moins cette option n’est pas possible pour les États-nations européens, qui sont trop petits pour pouvoir exercer un contrôle réel sur les processus économiques à l’échelle planétaire. Une politique progressiste de la souveraineté doit trouver le nécessaire équilibre entre le niveau national et celui supranational. C’est la raison pour laquelle les demandes de démocratiser l’Europe, telles que celles avancées par le mouvement DIEM25 guidé par l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, sont importantes.

 

Des frontières perméables

 

Une vision progressiste de la souveraineté doit admettre que l’État-nation n’est pas le seul espace d’exercice de la souveraineté, et que dans le monde contemporain la souveraineté fonctionne à différentes échelles, toutes également légitimes et utilisables comme des moyens pour poursuivre un programme politique progressiste. Du reste, nous vivons dans une époque dans laquelle le lieu de la souveraineté est incertain et dans laquelle le concept même de souveraineté fait l’objet luttes de définition. En ces temps, nous sommes appelés à repenser et à réinventer la souveraineté pour l’adapter aux contours changeants des territoires, des droits et des institutions. Nous devons construire des nouvelles territorialités, conçues non pas comme des espaces à fermeture étanche, mais plutôt comme un espace délimité par des frontières perméables, qui peuvent être ouvertes aux migrants et aux réfugiés et simultanément fermées sur les flux de capitaux spéculatifs et sur les formes dangereuses de commerce global.

“La gauche a un besoin urgent de construire une vision progressiste de la souveraineté”

Le futur nous dira quelle vision de souveraineté s’imposera dans le panorama post-néolibéral et si ce sont les populistes de droite ou de gauche qui gagneront cette bataille pour l’hégémonie dans cette nouvelle phase. À l’heure actuelle, c’est la droite populiste qui semble prendre de l’avance. Cela est dû d’un coté au fait que la majorité des personnes continue d’associer la politique de la souveraineté avec l’État-nation et le nationalisme, et d’un autre côté aux hésitations des forces de gauche et des mouvements sociaux dans la revendication du principe de souveraineté.

Ce qui est clair est que la gauche ne peut pas se permettre de laisser le discours souverainiste à la droite. La demande de récupération de la souveraineté découle d’une expérience réelle de souffrance et d’humiliation déclenchée par la démolition néolibérale des formes de protection qui étaient offertes par l’État-nation. Pour répondre à la colère et au désordre provoqué par la crise économique, politique et morale du néolibéralisme, la gauche a un besoin urgent de construire une vision progressiste de la souveraineté, dans laquelle le contrôle du territoire n’implique pas l’exclusion des étrangers et des minorités ethniques et religieuses, mais l’inclusion des différentes communautés au niveau local, national et transnational dans tous les processus de décision qui les concernent.

Crédit photo : http://www.senso-comune.it/paolo-gerbaudo/post-neoliberismo-la-politica-della-sovranita/