Raúl Zurita : l’ecrivain chilien du coeur, de l’espoir et de la mémoire

© Marielisa Vargas

L’une des voix poétiques latino-américaines les plus en vue de la région et qui s’exporte dans le monde entier, le Chilien Raúl Zurita, nous dévoile sa vision de la littérature, de l’art et la politique. Lauréat du Prix national de littérature et du Prix ibéro-américain Pablo Neruda, il est à l’origine d’une oeuvre foisonnante. Le 11 septembre 1973, qui a vu le général Augusto Pinochet prendre le pouvoir au Chili, marque l’avant et l’après dans la vie de l’auteur de Purgatorio, Anteparaíso, ou de La vida nueva. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Lauréna Thévenet, Maxime Penazzo, Marine Lion et N. D.


LVSL – Dans vos recueils de poèmes, la ville est souvent mise en relation avec la dictature et les lieux de la répression, en donnant en plus une place centrale à la mémoire. La poésie est-elle pour vous la clef pour permettre à une société de demeurer consciente d’elle-même ?

Raúl Zurita – La poésie est comme l’espoir de ce qui n’en a pas, une possibilité pour ce qui n’en a aucune. Lorsqu’on s’intéresse au fait poétique, on s’intéresse à quelque chose de mystérieux ; je ne sais pas bien ce que c’est, mais j’ai la sensation que si cela se terminait, si tous les poètes du monde cessaient d’être, le monde disparaîtrait en cinq minutes. Il y a quelque chose que soutient la poésie, quelque chose de mystérieux, et si on le supprime tout s’effondrerait. Les poètes n’ont aucun pouvoir pour changer une dictature, ils n’ont aucun pouvoir pour éviter les violations des droits de l’homme en Méditerranée, pleine de morts. Mais sans la poésie, aucun changement n’est possible.

LVSL – L’écrivaine Toni Morrison définissait l’exercice de l’écriture comme un acte politique. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?

RZ – Un acte de résistance. Un acte de résistance qui est probablement en train d’arriver à sa fin. Car l’écriture n’est pas le seul moyen que les peuples ont utilisé pour communiquer. Mais la poésie vient avant l’écriture, elle viendra après et lui survivra. C’est comme être dans le monde, en train de penser et de danser.

LVSL – Depuis la publication de Purgatorio (Purgatoire) en 1979 et jusqu’à La vida Nueva, versión final (La nouvelle vie, version finale) en 2018, nous observons l’histoire et le compromis d’un homme avec les droits de l’homme, mais également avec les origines et les voix ancestrales. En 1990, croyiez-vous en une destinée différente pour le Chili ?

RZ – Le monde n’est en rien ce que je croyais qu’il deviendrait, le Chili n’est en rien ce que je croyais qu’il deviendrait. C’est une douleur sans remède. La dictature de Pinochet n’a permis qu’une seuls chose ; ce fut une dictature féroce qui a fait disparaître des gens et en a tué tant d’autres, mais elle a éveillé parmi ceux qui s’y opposaient, des sentiments d’amour et de solidarité entre eux, entre nous, des sentiments si forts. Car on n’avait alors rien de plus qu’autrui, rien de plus que l’amitié d’autrui, rien de plus que l’amour d’autrui.

« Si l’art disparaît, la seule possibilité de changement disparaît, la seule possibilité de rêver disparaît, et ce serait la défaite ultime et totale. »

La seule chose qui nous soutenait dans cette nuit noire était autrui. À la fin de la dictature, cette solidarité, cette humanité c’est ce que l’on oublie en premier ; cela a été d’une grande tristesse. Et c’est une conséquence du néolibéralisme.

LVSL – Est-ce que cette rupture a influencé la création ?

RZ – Oui, elle a influencé l’espoir, la joie, et je pense que cela a aussi influencé sa déception. Le slogan de la campagne contre Pinochet était « la joie arrive ». Elle n’est pas venue et on en est là.

LVSL – Il y a des années, vous avez opposé le langage de la poésie à celui du commerce. Que peuvent faire la poésie et la littérature ? Que peut faire l’art face à la brutalité en période de crises multiples ?

RZ – Nous devons prêter attention à la langue. Que peut faire la langue ? Je suis toujours étonné par ce monde généré par le langage capitaliste, qui est le langage de la publicité, qui couvre absolument tout. Je reprends un slogan typique, celui d’une compagnie de gaz au Chili, Metrogaz : « Chaleur humaine, chaleur naturelle ». Metrogaz n’est ni une chaleur humaine ni une chaleur naturelle. C’est une sorte de langage qui fait que chaque mot ne dit pas ce qu’il dit, chaque phrase ne nomme pas ce qu’elle nomme et ne montre pas ce qu’elle montre.

C’est à ce langage que le langage de l’art résiste. Le langage de l’art résiste dans le sens où il fait appel à des significations, aux significations réelles qui ont été construites petit à petit, à ces significations douloureuses qu’un grand nombre d’artistes, de poètes, de chanteurs, de conteurs ont construites, qui vont à l’encontre du langage du capital, qui est le langage du néant, du mensonge radical. Donc, je pense que l’art lui-même est impuissant, il est impuissant face à la pandémie, il ne peut la résoudre. Mais si l’art disparaît, la seule possibilité de changement disparaît, la seule possibilité de rêver disparaît, et ce serait la défaite ultime et absolue.

LVSL – Compte tenu de ce que vous avez vécu pendant la dictature, en tant qu’être humain et en tant qu’écrivain, qu’avez-vous ressenti le 18 octobre 2019, lorsque la révolte sociale a commencé au Chili ?

[Pour une mise en contexte de la révolte sociale d’octobre 2019, lire sur LVSL : « Vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ? »]

RZ – D’une part, une joie immense, parce que nous avons réalisé qu’il y avait un peuple vivant, un peuple qui était vivant, un peuple qui se rendait compte de quelque chose d’évident qui devait arriver, du fait des inégalités abyssales. Les politiques de droite ont créé tant d’injustices, d’échecs et d’inégalités, qu’elles ont démontré que tout ce qui s’implantait était un mensonge immense en termes de commerce, de profit, de plus-value capitaliste. Ce fut donc une grande joie et en même temps, comme cela a été vécu pendant la pandémie, une douleur énorme à digérer : tous les gens contre lesquels cette manifestation a été levée, tout ce monde atroce qui a été construit.

On nous a dit que le Chili était un pays de classe moyenne, mais un pays de classe moyenne qu’il suffisait de secouer pour qu’il retourne dans son état de pauvreté. Et voyez comment ils sont endettés : encore une fois, la logique exclusive du capital aveugle tout le reste.

LVSL – Écrire un poème sur une feuille ou dans le ciel vise le même objectif, celui de s’exprimer, et, comme vous le faites remarquer à une autre occasion, c’est aussi une façon de ne pas s’écrouler. Vous qui avez été le poète qui a écrit ses vers sur le ciel de New-York, ou sur les falaises face à la mer, qu’écririez-vous aujourd’hui sur le ciel de Santiago et comment réagissez-vous face à ce qui se publie sur la façade de la Tour Telefónica qui se trouve sur la Place de la dignité [la place sur laquelle les manifestants chiliens ont convergé en octobre 2019 ndlr] ?

RZ – Les Delights Labs sont un groupe d’artistes impressionnant, qui font de l’art lumineux ; ils le font dans la contingence, ils déploient le mot faim au moment où la faim des secteurs populaires les plus pauvres se fait entendre. Ils vous disent – le pouvoir en place – : « Ici, on est sous quarantaine, personne ne peut sortir », on leur répond : « Mais comment ne pas sortir, comment allez-vous nous interner si nous sommes en train de mourir de faim ? » Et vient la censure, qui met sous le feu des projecteurs le mot faim pour l’effacer. Ils ont décidé d’effacer le mot faim et de le censurer. C’est ridicule ! La faim est un fait réel.

« Un peuple qui a pu choisir Salvador Allende me touche, et un peuple qui a soutenu la dictature, du moins à ses débuts, me terrorise. »

Par rapport à cette question, beaucoup de ce que je fais est partie intégrante d’une résistance personnelle, d’une résistance intime, même soudainement c’était pour ne pas me résigner, pour ne pas me casser, pour ne pas me briser. C’était ma façon de résister, ma façon de renaître de mes propres cendres.

Une phrase dans le ciel m’a fasciné, cette phrase In plan sight, qui sont les phrases de quatre-vingts artistes nord-américains qui ont écrit dans le ciel sur les lieux de détention ; c’est un projet merveilleux qu’ils ont mené le 4 juillet pour protester contre la criminalisation des immigrés, avec des avions qui écrivaient sur tous les lieux de confinement, de détention : « plus de cages » etc. Cela m’a ému et m’a ravi, si ces phrases que j’ai écrites sur New-York en 1982 ont servi pour quelque chose comme ça, ma vie en tant qu’être humain et en tant qu’artiste serait accomplie.

Moi sur ces tours, je recommencerais à tout écrire, tous mes rêves, tout ce qui m’arrive, y compris l’expression la plus intime jusqu’à ce qu’elle ait la plus forte connotation sociale. Mais je pourrais écrire sur cette tour « Mon cœur est vide » par exemple, puis « Que meure la dictature ! », « Mort à la dictature de l’argent ! ». C’est se projeter, c’est comme si le monde extérieur faisait partie de ton monde intérieur, et que ton monde intérieur était absolument lié au monde extérieur.

LVSL – Qu’est-ce qui caractérise le peuple chilien et qu’est-ce que vous aimez de lui ?

RZ – Le peuple chilien est un peuple patient. Mais n’essayez pas de l’arrêter, ne vous fiez pas à cette patience. Comme nous a enseigné l’histoire, il résiste – il accepte, accepte, accepte, mais il arrive un moment où il n’accepte plus. Quand il n’accepte plus, il y a deux millions de personnes dans la rue, et éclate le coup d’État.

Toutes les injustices qui se ressemblent me touchent à cet égard, la dignité des êtres les plus pauvres me touche, la dignité dans ses manquements infinis, un peuple qui a pu choisir Salvador Allende me touche, et un peuple qui a soutenu la dictature, du moins à ses débuts, me terrorise. Le peuple chilien est une voix parmi les autres voix, c’est un territoire parmi les autres territoires, qui a ses particularités bien entendu, qui a ses régionalismes, ses endroits. Mais cette caractéristique du peuple selon laquelle tu peux, tu peux, tu peux, jusqu’au moment où il dit « arrête ! » , ça ne peut pas continuer, parce qu’il y a deux millions de personnes dans la rue. C’est peut-être pour cela que la dictature au Chili a été si vite instaurée.

LVSL – Qui est Raúl Zurita pour Raúl Zurita ?

RZ – Il existe une formule du poète russe Maïakosvky : « Je suis un nuage en pantalon ». Qui est Raúl Zurita ? Raúl Zurita est un type qui essaye de faire ce qu’il peut, qui tente de maintenir un minimum de dignité dans un monde indigne, qui a faim de justice et faim d’amour. Comme tous les êtres humains, un de plus parmi tous.

LVSL – Face à la crise que nous traversons aujourd’hui, nous voyons une jeunesse créative, tant dans l’art, la politique que dans la mobilisation sociale. Quelle influence recevez-vous de la jeunesse ? Comment vous positionnez-vous face à elle ?

RZ – La jeunesse est à la fois merveilleuse et quelque peu terrifiante, peut-être qu’elle est terrifiante parce qu’on a cessé de l’être depuis quelques années. La jeunesse possède ce côté spontané et à la fois extrêmement égoïste et narcissique. Je crois qu’il n’existe pas plus égoïste et narcissique qu’un jeune, c’est sa manière de s’ouvrir au monde, il ne conçoit pas la mort, la mort est quelque chose de propre aux anciens. Ils m’impressionnent, m’émerveillent, me surprennent mais ils peuvent aussi m’effrayer. Je suis agréablement surpris par les mouvements sociaux initiés par la jeunesse, lorsqu’ils se battent pour le droit à l’éducation, pour les droits universitaires, je trouve cela merveilleux, seuls les jeunes en sont capables. Ils peuvent avoir cette force, cette continuité historique, la jeunesse est un état permanent que nous traversons tous en tant qu’être humain. Et en même temps, je suis fasciné et un peu effrayé par leur manière de conquérir ce que Rimbaud appelait « les cités splendides ».

Ils sont condamnés à conquérir la cité splendide. Mais qu’en est-il de nous ? Cette génération qui a finalement échoué, qui n’a pas pu construire le socialisme, qui n’a pas défendu avec assez de force Allende ? Peut-être qu’ils en ont le droit, mais c’est à eux de conquérir les cités splendides qui nous attendent, c’est à leur tour.

Manolis Glézos, ce « bel enfant souriant au rêve du monde »

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manolis_Glezos_with_LAE_1.jpg
Manolis Glezos s’exprimant sur la place Omonia à Athènes lors d’un rassemblement électoral du parti Unité populaire ©DTRocks

« Bien sûr, Joliot, tu auras su pour Manolis Glézos
-ah, comment te dire, Joliot,
quand il passait dans les ruelles de Plaka les mains dans les poches,
bel enfant souriant au rêve du monde, du haut de la cordillère du malheur
quand il escaladait les rochers de l’Acropole
serrant dans ses deux jeunes poings
la colère de tous les peuples et leur espoir
quand sous les naseaux écartés des mitraillettes affamées
il brisait de ses deux poings la croix gammée
il brisait de ses deux poings les dents de la mort –
Et voilà que, depuis plusieurs années maintenant,
Joliot, Manolis Glézos
regarde le soleil derrière les barreaux
et toujours, de ses deux mains, entaillées par les menottes
il essuie les yeux en larmes du monde
il essuie le front en sueur de la liberté et la paix.
(….) »

Yannis Ritsos, Lettre à Joliot Curie

À 97 ans, lundi 30 mars 2020, le « bel enfant souriant au rêve du monde » s’en est allé. Infatigable malgré les années et les épreuves, Manolis Glézos, homme politique et écrivain grec, incarne la figure du résistant engagé dans les combats de son époque, pour l’indépendance nationale, la démocratie directe, la liberté et la justice sociale.


Dans cette vie, il y eut le premier acte héroïque. Celui qui fit de lui « le premier résistant européen » selon les mots du général de Gaulle. Le 30 mai 1941, il gravit le rocher de l’Acropole avec son compagnon Apostolos Santas pour en détacher le drapeau nazi et signifier ainsi ouvertement le début de la résistance. Il avait alors 18 ans. Puis, il fut de tous les combats en Grèce : la guerre civile et la résistance à la dictature des colonels. Suivirent des années de prison et d’exil pour avoir résisté et s’être engagé dans le parti communiste, des évasions toujours réalisées avec des camarades ainsi qu’un engagement continu au sein de la gauche grecque. Il fut élu plusieurs fois au Parlement grec, dont deux fois depuis sa cellule de prison, et devint le doyen du Parlement européen en 2014 « pour dire oui à l’Europe mais non à l’austérité ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Plaque_Acropolis_Manolis_Glezos_and_Apostolos_Santas_1941_nazi_flag_Athens.jpg
Plaque commémorative de l’enlèvement du drapeau nazi par Manolis Glézos et Apostolos Santas sur l’Acropole d’Athènes, Grèce © Jebulon

Condamné à mort à trois reprises, il en réchappa à chaque fois avec la même fidélité à son engagement, la même éthique envers la vie. L’idéal le faisait tenir, lui donnait la force d’aller plus loin. Tout comme ses lectures et sa curiosité intellectuelle. Pendant ses années de prison, il racontait avoir appris seul le russe ou l’italien. Il lisait pour lutter contre cette dégradation morale. Dans les couloirs du Parlement européen, je me souviens de sa joie lorsqu’il m’évoquait la bibliothèque municipale qu’il avait fondée à la mémoire de son jeune frère Nikos, fusillé par les Nazis. « Un de mes grands rêves était que notre village ait une bibliothèque. Le livre est un élément essentiel de la vie, du progrès, de la culture. Une source infinie de lumière. L’éducation et la culture doivent devenir la propriété de tous ! » Il était très fier de dire qu’elle existait grâce aux dons des citoyens et invitait tout un chacun à la faire vivre. Pour son enterrement, plutôt que des fleurs, sa famille a d’ailleurs demandé à tous ceux qui voulaient honorer sa mémoire d’envoyer un don à cette bibliothèque située dans son village natal, sur l’île de Naxos.

Le sourcil relevé avec malice, il parlait parfois de ses camarades, ceux qui l’ont accompagné pendant un bout de chemin. Ceux avec qui il a réalisé des actes de résistance et dont la vie s’est arrêtée trop tôt, ceux pour qui il a continué de vivre et de lutter. Il n’était pas question de mettre en avant son parcours individuel ; ce qui comptait c’était l’aventure collective. Celle qui améliore le destin partagé.

https://www.flickr.com/photos/vannispen/19022314545
Manolis Glézos lors d’un rassemblement place du Dam à Amsterdam le 21 juin 2015 © Guido van Nispen

Manolis Glézos était également poète. Là aussi, il dédiait ses poèmes à des amis, des camarades : Giannis Ritsos, Alekos Panagoulis, Melina Mercouri, Nikiforos Mandilaras et bien d’autres encore. L’un de ses ouvrages, « Dans les Cyclades – L’esthétique de la lumière », est un hommage aux terres cycladiques où il est né. Les îles, la mer, le soleil et la lumière y nourrissent les femmes et les hommes. Le soleil des Cyclades « armure ses fils […] qui font la guerre / à la violence et au mensonge». Le lexique est guerrier, il s’assombrit mais ne cesse de briller, même dans cette obscurité. Le poète passionné retrouve la vie lorsqu’il rencontre à nouveau cette terre qui l’inspire et qui rend modernes des statues si anciennes – je pense à ces célèbres idoles épurées et féminines découvertes dans ces îles.
« J’ai retrouvé Nio » dit l’un de ses poèmes, en référence à l’île de Paros – et l’on croirait que le poète a retrouvé le paradis.

Pasolini, un remède à l’assèchement politique de notre temps

Lien
Pasolini et Fellini. Auteur inconnu. Pas de crédits.

Pier Paolo Pasolini était un écrivain, poète, cinéaste et peintre italien né en 1922 à Bologne et mort assassiné en 1975 près de Rome. Il est connu et reconnu par la force et l’originalité de son œuvre. A la fois marxiste, antifasciste et penseur majeur du fait culturel, il a incarné intellectuellement dans l’Italie moderne une vision singulière et complexe du communisme. Sa poésie a largement dépassé les frontières italiennes, et des films comme Le Décaméron et Salo ou les 120 journées de Sodome ont marqué les esprits et le cinéma. Avec Fellini, Scola et Bertolucci, il fait partie des grands noms du cinéma transalpin.

Comprendre Pasolini, étudier son œuvre et son paradigme, est une tâche d’une complexité folle. D’abord parce que Pasolini a décliné son art et sa soif d’exprimer sa compréhension du monde par de multiples outils et pratiques. Il expliquera d’ailleurs, avant de se raviser, que son passage de la littérature au cinéma était pour lui avant tout une révolution technique, une nouvelle technique littéraire à explorer. Finalement, il y verra un autre langage.

Pasolini est donc un poète, un dramaturge, un cinéaste et un peintre. S’il n’avait pas du subir le traumatisme de l’exil, quitter ses terres natales frioulanes pour gagner la capitale à la fin des années 1940, après avoir été exclu du parti communiste et de l’école où il enseignait suite à des accusations d’actes impurs (il était homosexuel) par l’Église – alors très puissante en Italie -, sans doute serait-il devenu un peintre internationalement reconnu. La composition picturale a toujours été une obsession pour lui. Cela sera d’ailleurs particulièrement vrai dans son cinéma et dans la composition de ses plans. Une certaine religion des choses, c’est-à-dire le fait de trouver une forme de sacré dans un paysage, un sourire ou dans les ruines des civilisations anciennes comme celles de Ravenne, marque son œuvre.

Alors qu’il se promenait sur un petit chemin de pierres totalement désert, il expliqua qu’il faut défendre cette sinueuse voie vicinale au même titre que les plus grandes œuvres, qu’il s’agisse de celles de Pétrarque ou de Dante. Cela implique de défendre le patrimoine de la poésie populaire anonyme comme les plus grandes œuvres artistiques italiennes. Auparavant, il peignait des tabernacles qui représentaient des signes vivants de l’apparition du sacré dans le quotidien comme l’expliquait un de ses amis, le peintre Giuseppe Zigaina. C’est ainsi qu’une larme coulant sur la joue de la vierge Marie dans son Évangile selon Saint Matthieu arrive à incarner la miraculeuse conception car sur le plan suivant apparaît le ventre rond de Marie.

La complexité de Pasolini s’explique donc par la multiplicité et l’originalité de son œuvre mais aussi par ses propres évolutions au fil du temps. Il y a plusieurs Pasolini en réalité. Pour lui, La vieillesse est heureuse, car elle est synonyme « de moins de futur et donc de moins d’espoir ». Cela en fait une source de grand soulagement, comme il l’expliquera. Cette conception a une grande influence sur son œuvre qui évolue avec le temps, qui se fait plus provocatrice et plus ancrée dans l’opposition à la modernité au cours des dernières années. L’émergence progressive du principe de mort fait de même grandement évoluer son œuvre. Cela se traduit par l’idée que la mort ne consiste pas à ne plus pouvoir communiquer, mais à ne plus être compris. On ressent alors la recherche de l’éternel chez Pasolini.

L’esprit de contradiction qui règne dans son œuvre, notamment à travers l’idée d’altérité, est proprement fascinant. « Le poète est, selon Pasolini, précisément celui qui sait se faire l’interprète de cette altérité, celui qui est dans l’histoire pour témoigner d’une vérité poétique qui se tient en dehors de l’histoire – du cours de l’histoire linéaire et progressive que suit la civilisation occidentale – et qui s’oppose à elle » (1). C’est là sans conteste le moteur de sa pensée et de son travail. C’est aussi ce qui le poussera, au soir de sa vie, à voir dans la société de consommation une dynamique d’uniformisation culturelle et esthétique, jusqu’à l’accomplissement d’un certain fascisme. Pour notre poète, la société de consommation et le néocapitalisme « détruisent les différentes réalités individuelles, les différentes façons d’être homme ». La modernité conduit à l’érection d’une prison mentale, métaphysique et artistique où « les dieux s’effritent et de vieux problèmes comme la lutte des classes se dissolvent ».

Ainsi, toute sa vie durant, il cultivera ce goût de la différence et de la singularité, dès l’écriture de ses premiers poèmes et la défense de la culture frioulane. Cela ne l’a pas empêché d’être dans la recherche de l’universel. C’est pourquoi il a cherché à rendre sa parole accessible à tous, y compris et surtout à la classe ouvrière. Cette recherche atteint son point culminant chez le Pasolini cinéaste, le cinéma étant à ses yeux un langage universel, compris par tous, mimesis immédiate de la réalité.

Depuis sa disparition tragique en 1975 sur la plage d’Ostie, près de Rome, dans des conditions encore aujourd’hui mystérieuses, nombreux sont ceux qui ont voulu étouffer son héritage. Certains ont cherché à salir sa mémoire, à ne le présenter que comme un anti-moderniste excentrique. Un regain d’intérêt renaît pourtant pour sa parole et son œuvre, qui puisent leurs racines chez Antonio Gramsci. Il n’y a là aucun hasard. Un monde s’écroule avec violence et nous sommes, jeunes générations, sans boussole, dévorés par l’horrible dilemme entre le renoncement tragique et le rêve d’une nouvelle civilisation qui reste à édifier. Tant que nous serons empêtrés dans ce dilemme, alors Pasolini restera pour un moment encore bien vivant.

Guillaume SAYON

(1) Manuele Gragnolati, Christoph F.E. Holzhey, Davide Luglio, Revue des études italiennes, colloque Pier Paolo Pasolini entre régression et échec, Université Paris-Sorbonne, 9-10 maggio 2014