L’Observatoire toulousain des pratiques policières dénonce « la restriction de nos libertés démocratiques »

Ligne de la BAC © Photographie OPP

Le 17 avril marque le cinquième mois de mobilisation pour les gilets jaunes. En 22 samedis d’actions sur près de la moitié de l’année, ce mouvement social sans précédent s’est imposé comme un événement historique majeur dans le paysage français. Ce 17 avril correspond également à la date de publication du rapport de l’Observatoire des pratiques policières (OPP). Apparu à Toulouse dès 2016, il exerce depuis le début du mouvement des gilets jaunes son rôle citoyen de surveillance des agissements policiers. Au lendemain d’un Acte 22 particulièrement violent dans la ville rose, les constats de cet organisme indépendant nous permettront de mieux comprendre la situation.  


Le 17 décembre 2016, les observateurs de l’OPP font leur première apparition dans les rues de Toulouse, à l’occasion d’une manifestation contre un projet local de mégacentre commercial. Le constat de la présence, pour une manifestation calme et pacifique, d’un dispositif policier « qu’il a semblé difficile de qualifier autrement que par le terme “démesuré” », selon leurs mots, atteste de l’utilité d’un tel collectif. Ses différents participants, la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), la Fondation Copernic et le Syndicat des Avocats de France (SAF), justifient l’idée de sa création par un constat : celui de la « criminalisation du mouvement social ». Beaucoup de syndicats, d’associations et de collectifs citoyens se sont en effet insurgés face à la répression, parfois extrêmement violente, des manifestations de 2016 contre la loi El Khomri. C’est donc en réponse à cette période de mouvements sociaux qu’est né l’OPP.

Déclaration de présence de l’OPP – 12 janvier 2019 © Communiqué de l’OPP

Le 17 avril 2019, cet organisme indépendant, plus que jamais utile en ces périodes d’actions sociales inédites, publie un rapport synthétisant ses observations. La plupart des constats sont établis à partir de la période récente du mouvement des gilets jaunes, mais certaines comparaisons sont également possibles avec des événements antérieurs, puisque la période couverte par ce rapport s’étend du 1er mai 2017 au 23 mars 2019, soit 47 manifestations en tout. Le dossier de 150 pages rassemble principalement les comptes rendus écrits, ainsi que les photos et vidéos prises par les 24 observateurs, après 1 800 heures de présence sur le terrain. Ils se donnent pour mission d’observer, d’écouter et de recueillir les témoignages. « Dans l’idéal, nos analyses finales doivent pouvoir être reprises par l’ensemble des personnes qui se réclament de valeurs démocratiques. Policers et gendarmes compris. »

Description des forces de l’ordre

La première partie du rapport, concernant les forces de police, évoque factuellement leur fonctionnement, leurs équipements et les différentes unités présentes dans les manifestations. Une des premières observations de l’OPP, avant même les mobilisations des gilets jaunes, est la disposition des forces de police par service et par rôle dans les manifestations. Avec deux types de dispositifs, le fixe et le mobile. Ces dispositifs sont respectivement pris en charge par les CRS et gendarmes mobiles d’un côté et par les CDI et les BAC de l’autre. Nous reviendrons plus loin sur les différences entre ces unités. Le rôle du dispositif fixe est de bloquer l’accès aux rues qui jouxtent le parcours des manifestations, tandis que l’objectif du dispositif mobile est de bloquer les ruelles permettant l’accès au centre-ville, simultanément au déplacement des manifestants. Ces deux dispositifs se complètent avec un objectif commun : empêcher l’accès au centre-ville, conformément aux volontés de la mairie, comme dans beaucoup d’autres villes.

En deux ans, l’Observatoire a fait un recensement précis des différentes armes et équipement des forces de police. En terme de dotation et de matériel, les forces de l’ordre françaises se distinguent en Europe. Dans d’autres pays, la gestion des foules est assurée avec des moyens bien plus restreints, en comparaison avec les équipements français, qui vont de la simple matraque au canon à eau. Nous citerons également les lanceurs Cougar de grenades lacrymogènes (avec différents niveaux de concentration selon les grenades employés : CM3, CM6). Les grenades assourdissantes GLI F4, qui peuvent mutiler ou blesser mortellement en raison de la charge explosive qu’elles contiennent.

Reste dune grenade de désencerclement ramassée dans les rues de Toulouse © Photographes OPP

Sans oublier les grenades explosives (de désencerclement), qui projettent 18 plots de caoutchouc, à plus de 120 km/h, et qui sont souvent confondues avec la GLI F4, car elles sont régulièrement responsables de blessures. Enfin, le LBD 40, probablement l’arme la plus dangereuse, au cœur de la critique portée notamment par le Défenseur des droits. Tout cela combiné à du matériel roulant et volant pour maîtriser l’espace : véhicules blindés, hélicoptère, motos avec deux policiers, souvent équipés de LBD 40.

« 9 février 2019 – 19h30 : Nous observons la BAC boulevard Lazare Carnot. Des BAC à moto arrivent. Plusieurs gilets jaunes courent, il y a des cris. Puis une femme s’échappe du groupe de BAC. Elle sera percutée, sur le trottoir, par l’une des motos. »

Il est également important pour l’Observatoire de comprendre l’organisation des différentes forces de police présentes au sein des manifestations. Les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) sont des unités mobiles spécialisées dans le maintien de l’ordre. Elles interviennent principalement lors de conflits sociaux. Les Escadrons de gendarmerie mobile (EGM) sont spécialisés dans le maintien ou le rétablissement de l’ordre.

Les Compagnies départementales d’intervention et de sécurisation (CDI, CSI), créées en 2003 par Nicolas Sarkozy, dépendent de la Police nationale et ont pour mission de maintenir ou de rétablir l’ordre public en complémentarité avec les CRS et les EGM. Ces policiers portent un uniforme similaire à celui des CRS. Cependant, ils affichent généralement une double bande bleue sur leur casque, alors que celle des CRS est jaune.

Deux policiers et un LBD © Photographes OPP

Enfin, la Brigade anti-criminalité (BAC) est une unité de la Police nationale spécialisée dans la petite et la moyenne délinquance, pouvant participer au maintien et au rétablissement de l’ordre public. Sa priorité reste la recherche des flagrants délits.

Il y a ainsi quatre unités différentes sur le terrain, plus où moins bien formées au maintien de l’ordre, ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes, nous le verrons plus loin.

D’autres observations plus marginales sont énoncées, comme le port régulier de cagoules ou le manque de caméras allant avec les LBD 40, promesse récente du ministre de l’Intérieur. Fait plus marquant, la présence d’écussons sur les uniformes des forces de l’ordre, reprenant un même type de dessin : un casque avec deux glaives croisés et, parfois, une devise, « Molon labe » (« Viens  prendre » en grec ancien), signe de ralliement des suprémacistes blancs.

Observation des manifestations

Après les forces de l’ordre, l’OPP se concentre sur l’observation des manifestants, particulièrement depuis le début du mouvement des gilets jaunes. Dans les cortèges syndicaux, la banderole est le lieu symbolique de la mise en scène du mouvement, de sa représentation. En revanche, avec les mouvements plus radicaux elle devient un espace de conflictualité. Un officier de police témoigne : « On sait très bien que les casseurs se servent des banderoles pour se cacher et lancer leurs projectiles contre nous… » Ainsi, dans les cortèges de gilets jaunes, la banderole est le repaire qui sert à diriger la manifestation, mais aussi à se protéger lors des charges de la police. Pour les forces de l’ordre également, la banderole est un enjeu symbolique. Les observateurs, de même que des témoignages concordants, affirment que les heurts démarrent souvent au moment où les policiers tentent de se saisir des banderoles.

Les forces de l’ordre reprochent régulièrement aux observateurs de ne jamais faire état de la violence des manifestants. L’OPP a donc fait le choix de recenser les armes utilisées par ces derniers. La première étant très largement l’humour ; celui des slogans, des banderoles, des pancartes et des clowns tentant d’arracher un sourire aux policiers. Les œufs et poches de peinture sont aussi très présents, marquant boucliers et casques par l’odeur et la couleur.  Et ce sont les pétards, feux d’artifice et autres fumigènes qui impressionnent le plus visuellement.

« 9 février 2019 – Alors que le risque judiciaire d’être contrôlé avec de tels outils (pétards, feux d’artifice etc.) est important, leur utilisation croissante interroge. Ne serait-ce pas un signe visible de résistance face à l’armement de la police considéré comme démesuré ? Une manière de dire : nous aussi on est équipés ? Une contribution à la “fête” voulu par les GJ qui ont écrit sur les murs : Le nouvel an, c’est tous les samedis… ? »

D’autres armes plus violentes ont été observées comme des boulons, des pavés, des cocktails Molotov, ou l’utilisation de mobilier urbain. Le rapport dénonce vigoureusement la « totale asymétrie entre les moyens utilisés par les forces de l’ordre et ceux de certains manifestants », mais reconnaît aussi la violence subie par les policiers. Ces derniers reçoivent parfois de violents projectiles, doivent cacher leurs visages par peur d’être reconnus et n’ont souvent que peu accès à leurs droits syndicaux. Néanmoins, les observateurs n’ont jamais vu d’utilisation d’acide ou de hache à leur encontre, comme cela a pu être sous-entendu dans les médias. L’acide est une rumeur qui n’a jamais pu être prouvée. Et la hache fut en fait trouvée dans une voiture lors d’un contrôle préventif : « Quand des personnes qui habitent la campagne viennent manifester, est-ce que tous les outils trouvés dans leur voiture sont des armes par destination dans la manifestation ? »

Une des motivations centrales de l’OPP, qui permettra de sortir des éléments factuels évoqués jusqu’à présent, est celle de la compréhension de l’origine des « affrontements » et des violences, tant décriées dans les médias. Qui y participe ? Quels sont leurs points de départ ? Comment réagissent les forces de l’ordre ?

Une caractérisation des affrontements en trois phases

Trois phases temporelles sont identifiées au cours de la période d’observation couvrant, rappelons-le, près de 50 manifestations. Après les mouvements sociaux de 2016 contre la loi travail, et avant le début du mouvement des gilets jaunes, l’existence même du collectif d’observateurs fut remis en cause par le calme relatif des événements. Dans la métropole toulousaine, les cortèges, principalement syndicaux, respectaient les tracés déclarés et l’interdiction constante d’accès au centre-ville. Malgré l’attitude bien souvent « hostile et menaçante » des officiers de la BAC, les LBD 40 n’étaient jamais visibles et les forces de l’ordre respectaient les consignes de leur hiérarchie. Pendant cette première période d’observation : « La police faisait la preuve qu’elle pouvait réguler des manifestations de manière citoyenne en respectant le droit de manifester. »

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Les blindés dans les rues de Toulouse © Aurélien Adoue

Les choses se dégradent dès le mois de novembre 2018, et le début du mouvement des gilets jaunes. L’OPP identifie alors une seconde phase, couvrant les mois de novembre-décembre, correspondant à une très nette augmentation des dispositifs policiers. L’objectif de la préfecture semble alors « d’utiliser massivement les forces de police avec la manière forte […] pour faire peur en espérant dissuader les gilets jaunes de manifester ». Mais des différences de comportements sont notables entre les unités, faisant dire à l’OPP que le déclenchement des hostilités semble corrélé à la nature des forces déployées. D’autant que ces forces manquent bien souvent de coordination entre elles. Le comportement des unités CDI et BAC « mêlant fébrilité et agressivité », pose question. Alors que les CRS « encaissent » des jets de projectiles sans broncher ou en se repliant si l’ordre de dispersion n’est pas encore arrivé, les CDI et BAC ont tendance à répondre directement aux agressions. Et cela avec l’utilisation massive de l’arsenal à disposition, notamment des gaz lacrymogènes utilisés parfois dès le début des manifestations. Mais aussi avec des LBD, provoquant de nombreuses blessures. Cette réponse, souvent disproportionnée, conduit la plupart du temps à la dislocation des cortèges et à la multiplication des zones d’affrontements, plutôt qu’au maintien de l’ordre. Le mot d’ordre de cette seconde phase correspond donc à une réponse répressive, rapide et violente. Une politique de la peur, qui « sous-estime la rage profonde des manifestants » et qui se traduit par « l’échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière ».

La troisième phase, du début du mois de janvier jusqu’au mois de mars, correspond à un changement dans l’organisation des forces de police, suivant la stratégie de l’heure fatidique. « 16h30 semble, en janvier, la limite horaire imposée par la préfecture pour laisser les policiers réagir au moindre incident ». Les conditions générales ne changent pas, notamment en termes de déploiement policier. Seulement ces derniers se montrent beaucoup plus discrets en début de manifestation, pour se déployer massivement à partir de 16h30. « En fait la préfecture met en scène une période calme, une manifestation ordinaire, puis décide quand elle doit s’arrêter… Et décide que ceux et celles qui restent sont des casseurs ». Des variations sont bien sur notables, mais les observations de l’OPP convergent vers ce constat. Les manifestants récalcitrants ne quittant pas le cortège après l’heure décidée par la préfecture sont considérés comme « casseurs ». C’est pourtant l’une des principales caractéristiques des gilets jaunes observée par l’OPP : ils refusent de se disperser.

L’habitus du manifestant et le casseur

Certains bravent les premiers tirs de lacrymogènes, car ils ne veulent plus rentrer dans les cadres d’une manifestation « classique », d’autres parce qu’ils viennent de loin et qu’ils souhaitent en profiter. « On a pas de fric, mais on a du temps », dit l’un d’eux. Des habitudes collectives se sont construites au fur et à mesure des semaines, et de ce temps. La régularité des samedis a permis l’émergence d’un « habitus du manifestant ». En premier lieu, ce fut l’étonnement face à la violence, notamment des lacrymogènes, qu’une majorité n’avait jamais connue par le passé. « Cette sidération a provoqué une colère spécifique qui elle-même a abouti à ce que de nombreux gilets jaunes rejoignent les affrontements. »

« Nous, on n’est pas violents du tout. Mais quand on a vu tout cela, les gaz, les grenades, les balles de flash-ball, avec ma femme on s’est retrouvés avec les casseurs … On ne s’est même pas consultés, c’est venu tout seul… Alors que la veille encore, avec des amis, on gueulait nous-mêmes contre les casseurs… », raconte un couple de manifestants quinquagénaire, habitants du centre-ville de Toulouse.

Les manifestants « ont pris acte des formes de régulation policière et se sont adaptés », ils ont commencé à venir avec des masques, des lunettes, etc. Cette pratique passe maintenant pour habituelle, mais n’a rien d’anodin, et joue sur « la perception politique des affrontements avec la police. […] Cela a laissé aux personnes impliquées une impression de guerre civile ». La constitution de cet habitus conforte l’idée de l’échec des politiques répressives puisqu’elles « radicalisent » les manifestants en leur donnant l’impression d’être réprimés injustement, puis méprisés politiquement. C’est ce qui conduit l’OPP à observer chez les manifestants une large solidarité avec les « casseurs ».

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Acte 22 à Toulouse – Les manifestants apprennent à se protéger © Thierry Moigne

Trois profils de casseurs sont observés : les « groupes autonomes » d’activistes radicaux qui sont très politisés et qui s’attaquent à des cibles, principalement des banques. Les « révoltés peu politisés », des manifestants au discours politique peu construit qui « craquent ». L’un d’eux affirme aux observateurs : « Face à la violence des flics on a réagi… » Enfin un troisième groupe, celui des « profiteurs » qui viennent essentiellement pour piller. Ces derniers ont déjà été observés par l’OPP par le passé, mais sont extrêmement peu représentés dans les manifestations des gilets jaunes à Toulouse. Cette typologie permet de sortir de l’image du casseur apolitique et violent, souvent véhiculée par les médias. Mais l’OPP insiste aussi sur la surestimation importante du nombre de casseurs en expliquant que « le comptage laisse supposer que toute personne qui ne fuit pas devant le gazage massif est un casseur ou un “profil violent” ». C’est ainsi que la préfecture arrive à chiffrer cette population. Pour l’Acte 9 par exemple, ce sont pas moins de 1000 casseurs annoncés par la préfecture dans la ville rose, contre seulement 80 à 100 comptés par l’OPP.

BAC, arrestations et blessures

Au cours de ces affrontements entre forces de l’ordre et casseurs, les blessures se comptent par centaines, alors que les BAC « prennent des distances avec les codes et les lois ». Les témoignages pleuvent à l’encontre de ces policiers en civils, accoutumés aux arrestations violentes, aux « chasses aux manifestants » et aux dérogations à leur code de déontologie. Ce dernier stipule en effet que : « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée. » (Livre IV, titre 3, chapitre 4)

« 12 janvier 2019 – 17h33 : la personne interpellée […] est prise de convulsions alors qu’elle est maintenue au sol et menottée. Les personnes présentes commencent à demander l’intervention des médics, qui arrivent et sont dans un premier temps refoulés par les policiers, qui leur disent que l’interpellé fait semblant. […] Les policiers finissent donc par laisser intervenir les médics pour calmer les personnes présentes. »

Le constat est clair : « ce sont les policiers en civil qui dégoupillent en premier. » Si c’est bien souvent le seuil de tolérance et le professionnalisme des agents du maintien de l’ordre qui « décide quand vont avoir lieu les affrontements », la BAC porte une lourde part de responsabilité dans ces derniers. Prises de banderoles, provocations, tirs sans sommations… En dérogeant aux règles et en procédant à des arrestations arbitraires, inutiles et violentes, cette unité aggrave les risques d’escalade de la violence et de blessures.

« 2 février – 18h21, notre groupe est positionné juste à côté d’un groupe de BAC. A la radio nous entendons : “On va pistonner vers Arnaud B, et ensuite on les poursuivra dans les petites rues.” »

Les différents décomptes de blessés sont loin d’être exhaustifs, mais celui des autorités sous-estime de manière grotesque les violences. La préfecture annonce, entre le 1er décembre 2018 et le 2 mars 2019, 60 manifestants blessés, pour 169 chez les forces de l’ordre. « Selon J. responsable des secouristes volontaires dans cette journée [du 15 décembre], il y a eu une quarantaine de blessés, dont 13 graves. » En dehors de leur indécence, ces chiffres officiels permettent d’établir un constat : « les blessés sont devenus une caractéristique majeure de ce mouvement social. » En effet, entre novembre 2014 et novembre 2018 cette même préfecture ne comptait que 2 blessés lors de manifestations. Tout cela confirmant la disproportion des moyens utilisés par les forces de l’ordre.

D’autant que les casseurs ne sont pas les seules victimes de ces blessures. Un membre de l’OPP « a reçu […] une dizaine de points de suture à la tête et il aura une cicatrice à vie », suite à un tir des forces de l’ordre lors de l’Acte 12. Certains journalistes, street medic ou passants « qui ne sauraient être suspectés d’avoir eu un comportement justifiant un usage “nécessaire” de la force », font également partie de la longue liste des blessés.

Finalement, ce rapport corrobore parfois des observations évidentes, rappelle des faits, clarifie des situations connues ou en analyse d’autres plus obscures. Mais il paraît utile et nécessaire puisque, par son sérieux et par la qualité de ses observations, il permet d’éviter de tomber dans des jugements hâtifs et dans des appréciations sommaires du réel. Les violences policières sont une réalité hebdomadaire qu’il convient d’analyser avec méthode.

Repenser le maintien de l’ordre

C’est bien la stratégie de la peur qui est ici dénoncée, stratégie qui est tout simplement « attentatoire aux libertés publiques ». Stratégie également de la disqualification du discours politique des gilets jaunes, par l’argumentaire de la violence. « Les chiffres et analyses de la préfecture sur les centaines de casseurs qui écumeraient le centre-ville de Toulouse sont soit erronés, soit malveillants envers les gilets jaunes », affirment-ils. Cette violence, si elle existe, est bien souvent, selon les observations de l’OPP, attisée par les forces de l’ordre. Ces derniers ne sont pas « seulement violents, ils sont brutaux ». L’utilisation des armes de « défense » dont ils disposent se fait de plus en plus de manière offensive. Les unités les plus présentes sur le terrain, notamment les BAC, sont les moins formées au maintien de l’ordre et prennent des libertés dangereuses. C’est pourquoi les observateurs en arrivent à demander leur retrait des manifestations.

Brigade Anti-Criminalité © Photographes OPP

Les observateurs s’inquiètent principalement de cette prise partielle d’autonomie, chose théoriquement impensable dans une démocratie. « À laisser la police s’autonomiser du pouvoir, exercer sa violence sans retenue et sans déontologie, on court le risque de changer subrepticement de régime ; et de glisser vers des formes totalitaires de maintien de l’ordre. »

Ils affirment finalement la nécessaire refonte de cette doctrine du maintien de l’ordre. La situation conduit les forces policières à devenir des « garants de l’ordre social », plutôt que de l’ordre public. Une confiance s’est brisée. Confiance qu’il sera nécessaire de reconstruire sur de nouvelles bases. Mais le chemin pris par le pouvoir, en institutionnalisant des dérives autoritaires à travers la loi anti-casseur, ne semble pas être celui de l’apaisement.

« En créant la peur, peur de manifester, peur de protester, peur d’être blessé ou mutilé, le gouvernement participe à refonder une théorie du maintien de l’ordre qui constitue une nouvelle restriction de nos libertés démocratiques », conclut le rapport de l’OPP.

Le rapport complet : http://universitepopulairetoulouse.fr/spip.php?article1680&fbclid=IwAR3t-cZh2PahNKIAXVDuGG10VCHsX8QN1eUBk8kWfA1s5IbAnnWcAerrIho

« Ces armes sont des armes de guerre » – Entretien avec l’Observatoire toulousain des pratiques policières

Manifestation des gilets jaunes à Toulouse, Place du Capitole @Wikipedia

Les violences policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes ont atteint des proportions aussi inimaginables qu’intolérables. Alors que le Conseil d’État vient de rejeter le recours en urgence de la Ligue des droits de l’Homme pour l’interdiction du LBD, le bilan des blessés graves ne cesse de s’alourdir. Dans ce climat de violence perpétuelle, brouillé par l’usage abusif des tirs lacrymogènes, la dérive autoritaire du gouvernement se confirme de semaine en semaine. Pourtant, ce tournant dans les méthodes de maintien de l’ordre s’inscrit dans un durcissement plus global, comme nous l’expliquent Gilles Da-Ré et Pascal Gassiot, membres actifs et bénévoles de l’Observatoire des pratiques policières (OPP). Ce collectif, né à Toulouse en 2017, à l’initiative de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Fondation Copernic est présent dans toutes les manifestations. L’observation sur le terrain, associée à une analyse pointue des données, se donne pour mission de rendre compte des pratiques des forces de l’ordre et de leur évolution. 


LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur l’émergence de l’Observatoire des pratiques policières ? Comment ce collectif s’est-il créé ?

Gilles Da-Ré et Pascal Gassiot – L’observatoire des pratiques policières est né suite aux mouvements sociaux de ces dernières années, en particulier en lien avec le mouvement contre la loi Travail de 2016 et les manifestations autour de la mort de Rémi Fraisse à Sivens. L’Université populaire de Toulouse et la Fondation Copernic ont alors décidé d’organiser une conférence-débat sur La criminalisation du mouvement social. Diverses organisations étaient présentes, notamment l’ACAT, qui a pu y présenter un rapport sur les violences policières et les défaillances des enquêtes judiciaires à ce sujet. Alors que nous pensions en être pleinement conscients, la présentation de leur inventaire des violences policières nous a littéralement scandalisés. C’est de là qu’est venue l’idée de mettre en place une initiative à Toulouse. L’idée de l’observatoire a germé très rapidement, à mesure que les déploiements policiers se faisaient de plus en plus impressionnants, notamment lors de la manifestation contre le projet de centre commercial Val Tolosa dans l’ouest toulousain le 17 décembre 2016, puis lors de celle Contre le racisme, les violences policières, pour Théo, Adama et les autres victimes du 25 février 2017. Ainsi, le 4 mars 2017, la Fondation Copernic et la LDH ont officialisé le lancement de l’Observatoire toulousain des pratiques policières (OPP). Nous avons un peu plus tard été rejoints par le Syndicat des avocats de France.

LVSL – Vous insistez sur le terme « pratique » lorsque d’autres usent explicitement du terme de « violence » pour décrire les agissements des forces de l’ordre. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

GDR et PG Nous avons choisi de ne pas nous focaliser uniquement sur les violences policières, qui existent bien évidemment en tant que telles, mais qui se révèlent être des conséquences du déploiement de masse des différentes forces de police, de leur occupation de l’espace, de la coordination des tâches entre les différents corps et de leurs méthodes d’action. Pour l’usage du terme « pratique », nous avons choisi en tant qu’observateurs de ne pas nous focaliser sur l’incident final, qui peut être plus ou moins dramatique, mais d’essayer de saisir les logiques des acteurs et leurs modes d’action à chaque instant.

LVSL – Dès lors, comment cet observatoire a-t-il été accueilli par les forces de l’ordre ? Avez-vous dû faire face à des réactions hostiles ?

GDR et PG Il y a eu très rapidement des réactions, notamment des communiqués de leurs syndicats, ce qui peut se comprendre. Il y a aussi eu quelques tentatives d’intimidation verbale puis physique de la part de certains policiers lors des manifestations. Le gazage ciblé d’un observateur par des policiers de la BAC le 22 mars 2018 lors de la dispersion un peu lente d’une manifestation a été l’une d’entre elle. Suite à cette agression nous avons demandé un rendez-vous avec la préfecture et un courrier a été adressé aussi à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Nous avons été reçus par le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) en personne, auquel nous avons présenté notre collectif et ce que nous désirions faire. Suite à cet entretien, nous nous sommes engagés à déclarer systématiquement la veille des manifestations notre présence à la préfecture. Depuis l’acte VI de la mobilisation des gilets jaunes, nous rajoutons dans cette déclaration une demande pour que notre matériel de protection personnel, c’est-à-dire les casques, lunettes et sérum physiologique, ne nous soient pas confisqués avant, pendant et après les manifestations. Jusqu’ici, à part quelques incidents mineurs de temps à autre avec certains agents, nous sommes désormais bien identifiés par les policiers et nous arrivons à mener correctement notre travail.

« Tous les éléments étaient déjà réunis pour assister aux erreurs accidentelles comme aux brutalités intentionnelles que l’on voit aujourd’hui »

LVSL – Venons-en alors au cœur de votre travail justement. Quelles sont vos observations quant aux pratiques policières qui ont été adoptées pour encadrer le mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

GDR et PG Notre première observation à l’OPP remonte à la manifestation du 1er mai 2017. Notre premier constat a été le déploiement policier disproportionné : jamais moins de 100 policiers et quelques fois plus de 150, une présence de grilles anti-émeutes et de canons à eau, des policiers à l’époque non équipés de LBD, mais plutôt de gazeuses à main. Un autre constat a été le fonctionnement du dispositif policier lui-même. Nous avons pu observer la pratique du glissement le long des grands boulevards, qui consiste à suivre la manifestation en bloquant les ruelles permettant d’accéder au centre-ville, pratiqué par des dispositifs regroupant des policiers des CDI (Compagnie départementale d’intervention) et des BAC (Brigades anti-criminalité). L’origine de cette interdiction d’accéder au cœur de ville est due à une demande du maire de Toulouse lors du premier trimestre 2015 suite aux manifestations liées à la contestation contre le barrage de Sivens fin 2014. Notre constat sur les violences policières actuelles est donc le suivant : tous les éléments étaient déjà réunis pour assister aux erreurs accidentelles comme aux brutalités intentionnelles que l’on voit aujourd’hui. Il y a quatre grands corps de policiers qui interviennent sur les manifestations de nos jours. Il y a des policiers dont c’est le métier : les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les escadrons de gendarmes mobiles, qui relèvent de la police administrative et d’autres, qui ne sont pas ou peu formés au maintien de l’ordre, comme les CDI et les BAC, qui relèvent de la police pénale. L’un des problèmes les plus importants est selon nous celui-ci : certains effectifs de police déployés lors des manifestations ne sont pas à leur place.

LVSL – Quels changements avez-vous pu observer depuis le 17 novembre et les manifestations de gilets jaunes dans Toulouse ? Quelles pratiques policières inédites notez-vous autour de ce mouvement singulier ?

GDR et PG Certains distinguent deux périodes dans les manifestations du mouvement : l’une du 17 novembre à la fin du mois de décembre et une autre depuis début janvier. Il est vrai que la période des fêtes a marqué un peu le mouvement au niveau du nombre, mais l’évolution générale a montré une montée en puissance constante des dispositifs policiers d’un côté et du niveau d’équipement de protection des manifestants de l’autre. Sur le premier point, le nombre de policiers déployés est considérable : jusqu’à 600 policiers selon la préfecture. Mais voir dans une ville comme Toulouse des blindés, des canons à eau et des hélicoptères avec prise de photo et transmission instantanée au sol pour interpellation, un usage massif de tout l’arsenal militaire disponible, gaz lacrymogène, grenades GLI-F4, grenades de désencerclement, lanceurs de balles de défense (flash-balls) : tout cela est éloquent quant à la répression qui est désirée et sommée en haut lieu contre les gilets jaunes. Tout cet arsenal aurait de quoi repousser plus d’un manifestant. Pourtant, sur le deuxième point, à Toulouse, il ne semble pas que la présence policière atteigne la motivation des manifestants, quels qu’ils soient. Il est en effet tout aussi impressionnant de voir l’ampleur des cortèges qui grossissent encore de semaine en semaine, et ce dans une désorganisation relativement grande par rapport aux rassemblements syndicaux plus ordinaires. Les équipements des manifestants ne sont que des équipements de protection et certains d’entre eux prennent ce qu’ils ont sous la main à un instant T pour se défendre en affrontement direct ou bien quelquefois, pour les plus virulents, s’en prendre à trois cibles symboliques : les banques, les promoteurs immobiliers et les compagnies d’assurance.

LVSL – Quelle est l’évolution plus précise que vous constatez depuis le début du mois de janvier ?

GDR et PG Lors des quatre dernières manifestations sur Toulouse, les policiers ont d’abord laissé les manifestants déambuler dans le centre-ville. Les gilets jaunes sont mieux organisés, avec une tête de manifestation avec banderole, ce qui structure mieux le cortège. Les policiers sont visibles, encadrent simplement, mais sont peu présents puis arrive une heure fatidique, toujours la même : 16h30. D’ailleurs, les manifestants attendent avec curiosité mais aussi beaucoup d’inquiétude cette heure-là. À 16h30 donc, un hélicoptère arrive et survole le mouvement et alors, sans que rien ne le justifie selon nous, les premiers tirs de grenades lacrymogènes commencent et sont lancés assez loin dans la foule pour disperser les manifestants ou bien faire repartir le cortège en mouvement, surprenant ainsi des familles avec enfants et des personnes âgées.

Si le cortège arrive souvent à repartir, c’est évidemment aussi le lancement des hostilités et des affrontements qui durent ensuite jusque tard dans la soirée à plusieurs endroits de la ville où sont situés les manifestants. En général, ces tirs sont provoqués par quelques jets de peinture ou d’œufs, voire de canettes de bière, mais rien de très violent pour des forces de l’ordre équipées et formées. Là où il convient de pousser un peu plus loin notre dénonciation, c’est sur le mélange de la BAC et des CDI, souvent en première ligne. Parfois même, nous avons vu des agents municipaux équipés pour le maintien de l’ordre. Comment se fait-il que ces corps policiers non formés au maintien de l’ordre se trouvent en première ligne ?

Nous l’avons dit tout à l’heure, certains ne sont pas à leur fonction officielle, ils remplissent un rôle qui est un vrai métier et qui demande un savoir-faire pour ce genre de situations, acquis dans une formation spécifique ; ce que les BAC et les CDI n’ont pas. La répartition des rôles nous paraît anormale dans le cadre du maintien de l’ordre. Or, tout ceci est connu par la direction de la police et par l’exécutif et c’est souvent le comportement indiscipliné et quelque fois provocateur de ces non-formés qui font dégénérer les choses. Dès lors, nous affirmons désormais en toute assurance qu’il y a des ordres donnés en haut lieu pour faire en sorte que les manifestations dégénèrent. Suite à nos observations, nous estimons notamment que le retrait des BAC ramènerait sans aucun doute plus de calme dans les manifestations.

LVSL – Le gouvernement a fait l’achat pour la police de lanceurs multi-coups (PGL-65) qui font polémique. Lors des manifestations toulousaines, est-ce que votre observatoire a pu constater l’utilisation des lanceurs multi-coups que ce soit pour l’utilisation de gaz lacrymogènes ou de flash-ball ?

Oui, nous avons des photos de ces armes (présence de LBD multi-coups et poly-munitions PGL-65) dans les manifestations toulousaines et si nous n’avons pas constaté par nous-même l’utilisation de cette arme, plusieurs témoignages fiables et concordants indiquent leur utilisation lors des deux dernières manifestations. Il n’y a rien à ajouter, si ce n’est que de rappeler que ces armes sont des armes de guerre.

« Nous sommes donc en présence d’un échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière »

LVSL – À la suite de vos observations, est-ce que l’observatoire remarque un tournant majeur dans la doctrine française du maintien de l’ordre comme beaucoup semblent l’évoquer ?

GDR et PG Il y a une volonté de la part du gouvernement de faire des manifestations un lieu dangereux. Le comportement des forces de police a pour objectif de dissuader les gens de participer aux mobilisations. Il est difficile d’en évaluer l’efficacité ; cela doit certainement fonctionner. Nous pouvons affirmer, sans nous tromper, que s’il y avait un maintien de l’ordre plus classique, les manifestations seraient très certainement encore plus massives. L’objectif de la préfecture et du gouvernement, dès le 1er décembre, a été d’utiliser massivement les forces de police avec la manière forte (grenadages massifs de toutes natures, charges, interpellations et chasse aux manifestants) pour faire peur – une stratégie du choc en quelque sorte – en espérant dissuader les gilets jaunes de manifester. C’était sous-estimer la colère profonde des manifestants dont le nombre a doublé à chaque manifestation. Selon les chiffres officiels à Toulouse, on comptait 1 500 manifestants le 1er décembre, 3 000 le 8 décembre, et entre 10 000 et 15 000 aujourd’hui, malgré la montée en intensité de la répression et le matraquage médiatique. Nous sommes donc en présence d’un échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière. Néanmoins, de leur côté, cela ne semble toujours pas acté et la conflictualité risque de continuer à augmenter.

LVSL – Quel regard portez-vous donc sur la police ? Certains considèrent les policiers comme n’importe quels travailleurs et scandent « la police avec nous ! », quand d’autres crient plutôt « tout le monde déteste la police ». Comment vous situez-vous par rapport à tout cela ?

GDR et PG Tous les services de police, qui ne sont pas de même nature, n’ont pas le même comportement. Il faut faire preuve d’une approche complexe au regard des actes. Nous avons déjà expliqué les différences qu’il y a entre ceux dont le métier est le maintien de l’ordre (CRS et gendarmes mobiles) et ceux dont le maintien de l’ordre n’est pas le métier premier (BAC et CDI). Ce que nous avons constaté chez ceux qui ne sont pas directement concernés par le maintien de l’ordre est un manque d’assurance, pour les CDI particulièrement, dont la pratique conduit à mettre les manifestants à distance par des grenadages puissants. S’agissant des BAC, il est tout à fait compréhensible qu’ils provoquent un tel rejet. Les BAC font du flagrant délit dans les manifestations et interpellent. Ils vont chercher violemment, principalement à l’aide de leurs matraques, un manifestant au cœur du cortège en se protégeant avec des LBD et des grenades.

Les agents de la BAC à motos sont probablement les plus dangereux car ils agissent toujours pareillement mais avec plus de vitesse, et donc de violence. Ils sont pour un certain nombre de manifestants ceux qu’ils rêvent de faire tomber. Ils ont inventé un jeu dangereux. Nous n’avons pas de discussions avec les différents corps qui nous permettent de répondre précisément à ces questions. Comme tout le monde, nous avons noté dans la police les suicides, le recours aux congés de maladie, etc. Mais nous n’avons pas noté globalement de la part de ces policiers le moindre geste qui aurait pu signifier simplement de la sympathie pour les gilets jaunes. Le seul indice, mais qui est loin d’être un détail pour nous, se traduit par les quelques tensions que nous avons observées entre services, notamment un certain mépris des CRS et des gendarmes mobiles à l’encontre de la BAC. C’est sur cela qu’il faut appuyer pour revendiquer dans un premier temps la sortie des BAC des manifestations. Des situations où un vrai professionnalisme est demandé, sans quoi des conséquences gravissimes sont possibles.

LVSL – Que comptez-vous faire prochainement ? Hormis la poursuite des observations, comment voyez-vous la suite de l’observatoire inédit que vous avez initié sur Toulouse et l’utilité dont il pourrait faire œuvre ?

GDR et PG L’intérêt est le développement de nos pratiques citoyennes dans un maximum de villes. Il semble qu’il y ait des velléités à Montpellier, Bordeaux et Nantes. Nous avons maintenant une expertise solide que nous pouvons mettre en commun et nous allons entrer en contact avec les différents collectifs qui le voudront bien pour partager notre expérience. Les atteintes aux libertés, au droit de manifester, se développent et il faut selon nous encourager une coopération toujours plus étroite entre les organisations traditionnelles (LDH, SAF, SM) et les citoyens le désirant, pour construire des outils de travail et des formes d’actions unitaires. Le mouvement des gilets jaunes a fait voler en éclat certaines approches classiques du maintien de l’ordre à la française qui s’étaient sédimentées depuis de nombreuses années. Nous travaillons à la rédaction d’un rapport qui englobe toutes nos observations et nous espérons que celui-ci saura avoir l’écho qu’il mérite du point de vue de son efficacité.

Entretien co-réalisé et retranscrit par Simon Berger

Des gilets jaunes aux gilets bleus : à qui profite la répression policière ?

Jérôme Rodrigues, gilet jaune éborgné par un tir de LBD, durant l’acte XI (26 janvier 2019)

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, les dérives répressives des forces de l’ordre sont devenues légion : 1 mort, 17 personnes éborgnées, 4 mains arrachées, d’innombrables blessés, sans oublier les brimades, les provocations sans répit et les tirs intensifs de gaz lacrymogène. L’usage notamment, dans un tel contexte, du lanceur de balles de défense (LBD) fait polémique. La France est le seul pays de l’Union européenne à employer cette arme, et Amnesty International a publié mi-décembre un rapport alarmant sur l’état des violences policières en France. Dans cet affrontement perpétuel entre manifestants et forces de l’ordre on oublie néanmoins bien souvent de questionner la place des fonctionnaires de police. Chair à canon de l’oligarchie, ils sont eux aussi les victimes du durcissement de la politique du gouvernement, qui ne pense qu’à “garder le cap”. Des gilets bleus aux gilets jaunes, il pourrait bien n’y avoir qu’un pas.


Le monopole de la violence illégitime

En démocratie, l’État peut se prévaloir du monopole de la violence légitime afin que nous puissions vivre en société de façon pacifique. Parce que l’État est doté d’une force exceptionnelle, il appartient au gouvernement en place d’user de ce monopole avec mesure. Mais la répression observée depuis le début du mouvement des gilets jaunes semble au contraire totalement débridée, ce qui rend dès lors la légitimité de cette violence tout à fait discutable.

En effet, l’usage de la force par le pouvoir démocratique repose sur le principe de proportionnalité par rapport à la menace. Or le déchaînement de violence observé jusqu’à présent à l’encontre des gilets jaunes pose sérieusement question quant au respect de ce principe. Au 15 janvier, pas moins de 94 blessés graves parmi les gilets jaunes et journalistes avaient ainsi été recensés par le site Checknews.

Une arme en particulier pose question : le LBD 40 (lanceur de balles de défense). Parmi ces 94 blessés, 69 ont été touché par un de ses tirs, occasionnant dans un cas sur cinq la perte d’un oeil. Avec Jérôme Rodrigues, figure du mouvement des gilets jaunes, le nombre de manifestants éborgnés s’élève maintenant à 17. Successeur du fameux Flash-Ball, le LBD 40 dont sont équipées les forces de l’ordre est une arme dite « de force intermédiaire », considérée comme non létale. Étant néanmoins hautement dangereuse, le Défenseur des droits Jacques Toubon demandait déjà son retrait en janvier 2018 de la dotation des forces de sécurité, dans un rapport remis à l’Assemblée nationale. Il estimait en effet que « [ses] caractéristiques techniques et [ses] conditions d’utilisation sont inadaptées à une utilisation dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ».

Malgré sa dangerosité, le LBD 40 est utilisé avec inconséquence par certains policiers, visant régulièrement la tête. Lors de l’acte IX des gilets jaunes, le samedi 12 janvier à Bordeaux, un manifestant est ainsi tombé dans le coma après avoir été touché au dos du crâne par un tir de LBD 40, alors qu’il s’enfuyait et ne présentait aucun danger. Tout comme lui, les 69 blessés graves (au 15 janvier) du fait de cette arme ont été touchés en majorité à la tête.

Au LBD 40 s’ajoute l’usage de la grenade lacrymogène GLI F4 qui, détenant 25 grammes de TNT, peut causer la mort. Elle a jusqu’ici arraché la main d’au moins quatre gilets jaunes. Comme pour le LBD, la France est le seul pays européen à autoriser l’usage de ce genre de grenades dans des opérations de maintien de l’ordre. Bien qu’il soit maintenant interdit à la France de renouveler son stock, les policiers peuvent toujours en faire usage de façon à écouler celles qui restent. D’après Le Figaro, il y en aurait encore plusieurs dizaines de milliers dans les unités de gendarmerie.

« les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements »

Les travaux de David Dufresne, écrivain et documentariste, auteur de Maintien de l’ordre (Fayard, 2013), apportent des précisions à ce sujet par le recensement qu’il fait des violences policières. Il observe que « les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements ».

Le maintien de l’ordre « à la française »

Pays des manifestations par excellence, la doctrine française traditionnelle en terme de maintien de l’ordre « était de montrer sa force pour ne pas s’en servir », explique David Dufresne. Ainsi, à titre d’exemple, il n’y a eu aucune mort directe à déplorer en mai 68 à Paris. Mais les choses ont dérapé dans les années 70, « dont le niveau de violence [était] largement équivalent à aujourd’hui », souligne l’écrivain.

Il semble que la France ait beaucoup à apprendre de sa voisine l’Allemagne, dont les violences dans le cadre du maintien de l’ordre sont devenues extrêmement rares. Comme l’explique Fabien Jobard, chercheur au CNRS et au centre Marc Bloch de Berlin, l’Allemagne se distingue en particulier par sa politique de « désescalade » (Deeskalation), qu’elle applique avec succès depuis une quinzaine d’années. Issue d’un travail social dans le cadre de la confrontation avec des personnes hostiles, cette notion repose sur le fait de considérer la manifestation comme un groupe composé d’individus doués de raison. Ce qui contraste grandement avec ce qui est enseigné dans les écoles françaises de police où « pour les policiers français, la foule est une et indivisible, elle a des pulsions animales et elle n’obéit qu’à son meneur ». La « désescalade » à l’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

La « désescalade » À L’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

Concrètement, il s’agit de communiquer avec les manifestants à tous les stades de l’opération de maintien de l’ordre. Communication qui intervient par exemple après l’arrestation des groupes d’individus susceptibles de faire basculer les manifestations : se forme alors un cordon d’agents de communication, les Anti-Konflikts-Teams, qui viennent expliquer calmement aux protestataires ce qu’il s’est produit. L’arrestation ciblée d’individus considérés comme fauteurs de troubles est aussi une pratique française, mais elle n’est pas secondée par une pratique d’apaisement comme celle-ci.

Des policiers de l’Anti-Konflikt Team durant une manifestation © John-Paul Bader, Flickr

Plus inquiétant encore, ces arrestations lors des manifestations sont souvent effectuées en France par la BAC (Brigade Anti-Criminalité). Les policiers de la BAC, habillés en civils, procèdent généralement à des interpellations, parfois très rudement, dans les cas de flagrant délit. Ces pratiques sont reproduites en manifestations mais ne relèvent pas du maintien de l’ordre. Et pour cause : la BAC n’est aucunement formée au maintien de l’ordre. Elle est de plus réputée hautement violente du fait de son triste palmarès de morts et de blessés graves à son actif. Pour exemple, l’un de ses membres serait à l’origine d’un nouvel éborgnement, celui d’un breton de 27 ans qui ne présentait pourtant aucune menace, à l’aide d’un tir de LBD 40, samedi 19 janvier durant l’Acte X des gilets jaunes, à Rennes. Impliquer une telle unité au sein des manifestations aggrave ainsi considérablement les tensions.

À cette doctrine dépassée en matière de maintien de l’ordre s’ajoutent des décisions gouvernementales peu judicieuses. Bien loin de pratiquer la politique de la désescalade, le gouvernement décide en effet chaque semaine de monter d’un cran dans son dispositif de répression. Le Premier ministre Édouard Philippe annonçait ainsi encore 80 000 policiers mobilisés en France, le samedi 15 janvier, pour l’Acte IX. Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude, et parce que la possession par les forces de l’ordre des armes éminemment dangereuses présentées précédemment ne peut qu’aggraver les conséquences de ces débordements.

Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude.

A tout ceci s’ajoutent les mises en garde de Christophe Castaner, qui a annoncé le 11 janvier 2019 que les gilets jaunes qui participeraient à l’Acte IX se rendraient coupables de complicité avec les violences exercées au cours de la manifestation, inventant au passage un délit qui n’existe pas dans la loi. Loin de calmer les tensions, ces menaces – d’ailleurs pénalement condamnables d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende – viennent en définitive s’ajouter aux autres modalités douteuses de maintien de l’ordre prévues par l’exécutif.

La chair à canon de l’oligarchie

Dans ce climat permanent de tension et d’augmentation de la violence, les fonctionnaires de police sont aussi exposés à une plus grande vulnérabilité psychologique. Déjà neuf suicides seraient à déplorer parmi les forces de l’ordre depuis le début de cette année 2019. A titre de comparaison, 36 policiers se seraient en tout donnés la mort sur toute l’année 2018. Cette vague de suicide suscite encore un peu plus la colère des forces de l’ordre, colère qui ne date pas d’hier.

Déjà en 2016 avaient eu lieu en France des mobilisations de policiers, suite à une attaque aux cocktails Molotov qui avaient blessé quatre d’entre eux à Viry-Châtillon, en Essonne. Un syndiqué à l’Unité-SGP Police FO, contacté par l’Express, résumait alors les choses ainsi : « Les policiers ont l’impression d’être pris entre le marteau et l’enclume, d’un côté la population qui montre de plus en plus une défiance à l’encontre des forces de l’ordre, et de l’autre une justice, une hiérarchie et des politiques qui n’arrangent rien en imposant de plus en plus de choses, en sanctionnant de plus en plus même pour des choses plutôt insignifiantes ».

Dans le contexte d’épuisement engendré par les mobilisations des gilets jaunes, le syndicat de police majoritaire, Alliance Police Nationale, avait appelé le 17 décembre 2018 à fermer les commissariats, au nom de la mobilisation des « gyros bleus ». Réclamant un « Plan Marshall », les gyros bleus avaient demandé aux députés de ne pas voter pour le projet de loi de finances 2019, estimant insuffisant le budget alloué aux forces de l’ordre. Christophe Castaner avait immédiatement répondu le 18 décembre par une prime de 300€ pour les CRS mobilisés face aux gilets jaunes, puis par une hausse de salaire de 40 €. Mais cela n’avait pas été jugé suffisant par les syndicats, qui revendiquent avant tout le paiement des heures supplémentaires (plus de 20 millions d’heures non payées à ce jour) et de meilleures conditions de travail.

« On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale, « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres »

Car, même si la police semble être du bon côté de la matraque pour son intégrité physique, elle a aussi des blessés à déplorer. « On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres ». Face à la violence de certains manifestants, les policiers se sentent vulnérables et parfois délaissés par leur hiérarchie. Lors de l’Acte IV, le 1er décembre 2018, certains seraient ainsi restés près de 20 minutes sans ordres clairs, avec le sentiments d’une « hiérarchie complètement dépassée ».

Gilet jaune, gilet bleu

Loin de mutiler des manifestants, la mission de la police est théoriquement d’assurer le « maintien de l’ordre », pour Eric. Mais de quel ordre s’agit-il ? Celui de l’ordre public ? Car en réprimant les Gilets Jaunes, est-ce vraiment l’ordre public qui est protégé ?

Le président de la République, Emmanuel Macron, mène une politique de complaisance à l’égard des milieux financiers, n’ayant eu de cesse de favoriser les dividendes aux actionnaires ou d’alléger leurs charges (doublement du CICE, suppression de l’ISF, allègement de l’exit tax, etc.). Parallèlement, il s’est attaqué à des personnes souvent déjà précaires telles que les étudiants ou les personnes âgées (baisse des APL, hausse de la CSG, etc.). Tandis qu’en France près de 9 millions de personnes vivent dans un état de pauvreté allant d’une situation très modeste à l’extrême précarité, une poignée de personnes concentrent toutes les richesses. Ainsi, la fortune de Bernard Arnault, patron de LVMH, se montait l’an dernier à 47 milliards d’euros, soit l’équivalent de 2,6 millions d’années de SMIC.

Cette politique en faveur des plus riches se traduit donc par des coupes dans les services publics, principaux remparts contre la pauvreté. Et cette dégradation touche les policiers au même titre que les autres fonctionnaires tels que les professions hospitalières, les juges ou les enseignants. Dans une consultation lancée en novembre 2017, les quelques 17 000 personnes à avoir participé (10 000 agents et 7 000 usagers) pointaient en particulier l’allongement des temps d’attente et la fermeture de certains services, comme par exemple les bureaux de poste. Les mauvaises conditions de travail de la police, dénoncées par les gyros bleus, ne sont finalement qu’un autre exemple de la dégradation des services publics, dont les conséquences logiques sont la baisse des effectifs, une pénurie de matériel adapté et, comme présenté précédemment, un système de maintien de l’ordre désuet et inefficace à de nombreux égards.

Les mauvaises conditions de travail de la police dénoncées par les gyros bleus sont un bon exemple de la dégradation des services publics.

La politique néolibérale dénoncée par les gilets jaunes impacte donc aussi les policiers : « On pense comme les gilets jaunes ; à la fin du mois, on n’est pas riche », confie Eric. Coexistent ainsi deux idées antagonistes chez probablement l’essentiel des policiers. D’une part, la sympathie éprouvée pour les Gilets Jaunes et leurs revendications. D’autre part, la nécessité d’obéir aux ordres – mêmes violents – par illusion de protéger l’ordre public et par crainte d’être révoqués.

Un gilet jaune s’adresse à des gendarmes durant l’Acte IX, à Rennes © Vincent Dain, LVSL

Le paradoxe de la situation est qu’en réprimant les gilets jaunes, la police s’en prend à un mouvement qui lutte aussi dans son intérêt à elle. Ayant pour mission de protéger l’ordre public, les policiers protègent en somme surtout l’ordre de l’oligarchie.

Les forces de l’ordre au service de l’oligarchie ?

« Les policiers ne font qu’obéir aux ordres » est un argument souvent avancé pour déresponsabiliser les forces de l’ordre. Il est vrai qu’ils risquent d’être révoqués en cas d’insubordination et que, comme beaucoup de monde, ils sont soucieux à l’approche des fins de mois. Néanmoins, il ne faut pas pour autant balayer d’un revers de main leur prise de responsabilité dans l’avenir politique de notre pays. Car déresponsabiliser les forces de l’ordre amène à les considérer comme des êtres incapables de faire preuve d’esprit critique et de compassion. Or, ne pas reconnaître aux policiers ces qualités ne jouera aucunement en faveur des manifestants, qui ont davantage intérêt à voir face à eux des êtres humains plutôt que des machines de répression. D’autre part, jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des gilets jaunes peut participer à la réussite du mouvement. Pour cette raison, il faut impérativement cesser de les considérer comme des personnes incapables de raisonner.

Jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des Gilets Jaunes peut participer à la réussite du mouvement.

Il ne s’agit pas ici d’être naïf, mais de mettre les policiers face à leurs responsabilités. Car ils doivent questionner sérieusement le rôle qui est le leur dans ce moment politique fondamental de l’histoire de notre pays. Réprimer des individus dangereux est une chose, battre à mort des manifestants en est une autre. L’usage disproportionné de la violence a des conséquences graves ; pour l’intégrité physique des gilets jaunes d’une part, pour la continuation du mouvement d’autre part. Car à qui profitent les coups de matraque gratuits et les tirs de LBD 40 à bout portant ? Ni aux manifestants, ni à la police ; mais bien à l’oligarchie, qui a tout intérêt à voir les gilets jaunes se démobiliser face à la répression.

L’opposition, si opposition il y a, n’est donc pas à faire entre, d’un côté, des fainéants et des agitateurs professionnels, et les bons citoyens travailleurs de l’autre. Le véritable antagonisme, fondamental, est celui du peuple contre l’oligarchie. La question est donc de savoir dans quel camp la police choisira de s’inscrire – car oui, elle doit choisir. S’il y a eu des prises de conscience, sans doute ont-elles une inertie car, pour le moment, les policiers sont davantage au service de l’oligarchie que de l’ordre républicain.

Violences policières : à Aulnay, l’Etat ségrégue

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Gare d’Aulnay sous bois ©Clicsouris

Le 2 février dernier, Théo, jeune homme d’Aulnay-sous-Bois (93) est passé à tabac et violé par quatre policiers au cours d’une interpellation. Si l’affaire s’ajoute à une longue liste de “bavures” qui en disent long sur la manière dont l’Etat français s’intéresse aux banlieues, elle ouvre également la porte à des perspectives de mobilisation réelles.

Théo, Adama, Malik et les autres

Reprenons donc : si Théo est toujours hospitalisé dix jours après les faits, il aura au moins échappé au destin funeste d’un certain nombre de jeunes ayant eu maille à partir avec la police nationale. Le cas le plus célèbre est celui de Malik Oussekine, tué en 1986 par deux policiers en service à la suite d’une manifestation. Les deux meurtriers seront condamnés à une peine de prison avec sursis. En 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents qui fuyaient un contrôle de police et se sont cachés dans un transformateur électrique, entraîne les plus importantes émeutes urbaines que la France ait connu depuis la fin de la guerre d’Algérie.

Plus proche de nous, la mort en juillet 2016 d’Adama Traoré lors d’un contrôle de gendarmerie avait entraîné une vaste mobilisation d’habitants des banlieues, relayée par des artistes ainsi que la famille Traoré. L’affaire est d’autant plus détestable que les deux frères d’Adama ont été condamnés à des peines de prison ferme pour outrage à agent. Pendant ce temps, l’enquête principale piétine.

“Entre le bitume et la brousse”

Le profil de ces incidents ne doit pas nous étonner tant ils se ressemblent, pas plus que les réactions des syndicats policiers réactionnaires. Dans chaque cas, on retrouve les mêmes éléments : des victimes majoritairement jeunes, issues de l’immigration, des banlieues et des classes populaires. Les bavures ont toujours lieu à la suite de contrôles de police musclés. Les vérifications d’identité sont un procédé policier inconnu dans certains quartiers mais pourtant omniprésent dans les grands ensembles. Elles ont pour objectif d’instaurer un contrôle social de l’Etat sur des populations perçues comme dangereuses. Le seul mot d’ordre donné à cette masse d’ouvriers, de femmes de ménages, de petits commerçants, de chômeurs, de balayeurs peut se résumer en une injonction : ne pas bouger. La société a besoin d’une réserve de main-d’œuvre bon marché pour occuper un certain nombre d’emplois dévalorisés, notamment dans les métropoles.. Pour la police, la sécurité passe après l’ordre social.

Ces pratiques policières, nombreuses a dégénérer en incidents violents ne s’abattent pas sur les banlieusards par hasard. Si les cas cités plus hauts concernent tous des jeunes d’origine subsaharienne ou maghrébine c’est bien que la fonction de maintien de l’ordre social attribuée à la police est héritée de la colonisation, période toujours d’actualité pour certains territoires. “Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat.” Remplaçons “colonies” par “banlieues” et constatons que ces mots de Frantz Fanon dans Les damnés de la terre n’ont pris aucune ride un demi-siècle après avoir été écrits. Qu’un officier de police qualifie le terme de “bamboula” de “convenable” en dit long sur l’entreprise politique à laquelle appartient l’institution policière.

Et maintenant ?

Depuis des semaines, des manifestations de soutien à Théo se multiplient. Alors que les proches de la victime appellent au calme, de nombreux incidents sont à constater. Ces manifestations sont pour l’instant essentiellement le fait d’habitants des banlieues, premiers concernés par les violences policières, et de militants d’extrême-gauche.  Ou encore, des lycéens, notamment parisiens, qui se sont mobilisés en soldarité avec Théo. Problème : si les premiers restent localisés dans les espaces périphériques dans lesquels l’Etat souhaite les confiner, les seconds mobilisent essentiellement les classes moyennes blanches dans les centre-villes. Aux discours moralisateurs n’ayant jamais connu l’expérience de la violence policière et souhaitant condamner la forme des manifestations, invoquons une fois de plus Fanon : “Le souci de sécurité [du colon] l’amène à rappeler à haute voix au colonisé que “Le maitre ici, c’est moi”. Le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie.” Cependant, la perspective de construction d’un mouvement politique crédible reste limitée.

En 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, abusivement renommée “Marche des beurs” avait permis de rendre visible dans l’espace public une nouvelle génération de jeunes de quartiers populaires derrière des revendications de dignité, de justice et de fin des violences policières. Ce mouvement unitaire s’était vu confisquer sa lutte par un anti-racisme socialiste plus à même de brandir l’argument de la morale que d’appuyer les revendications matérielles des manifestants. La victoire d’un mouvement de lutte en 2017 passe par la mise en relation des forces progressistes avec les manifestants. Il en va du devoir des partis, des syndicats et des associations d’organiser les révoltés dans une dynamique de lutte. Ce travail politique est un travail de longue haleine, contrairement aux rêves délirants d’insurrection spontanée d’une partie de la gauche, mais il est indispensable pour créer l’unité nécessaire à une victoire concrète face aux humiliations policières. Ce n’est qu’en investissant la lutte organisée que les classes populaires vaincront, ce n’est qu’en investissant les quartiers que la gauche survivra.

 

©Clicsouris