En France et dans le monde, le droit à l’IVG est toujours aussi menacé

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Affiches, lors d’une manifestation féministe en 2016.

 Si l’avortement est légal en France depuis 1975, rappelons que c’est loin d’être le cas dans de nombreux pays et que ce droit ne cesse d’être remis en cause. Retour sur les victoires et les revers de cette lutte au cœur de l’émancipation des femmes.


 

Droit à l’IVG : des victoires et des défaites

De nombreux pays interdisent encore strictement cette pratique, comme les Philippines, le Sénégal, le Nicaragua, le Gabon ou encore Malte pour ne citer qu’eux. D’autres pays, comme la Côte d’Ivoire, la Somalie ou le Soudan ont adopté des législations plus souples qui l’autorise aux personnes dont la vie serait mise en danger par la grossesse. D’autres pays, comme Chypre, donnent accès à l’avortement en cas de problèmes médicaux graves, de viol ou de malformations du fœtus.

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Manifestation pro-choice en Irlande

En 2016, le gouvernement polonais a souhaité restreindre ce droit, mais les nombreuses manifestations ont contraint le gouvernement à abandonner le projet. Parallèlement, en mai de cette année, l’Irlande a été le théâtre d’une de ses plus belles victoires, puisque les électeurs ont massivement répondu « oui » à l’abrogation du 8ème amendement de la Constitution, qui interdisait jusqu’alors tout avortement. Ainsi, la loi devrait maintenant permettre que l’IVG soit pratiquée sans justification pendant les douze premières semaines de grossesses et jusqu’à vingt semaines en cas de risque grave pour la santé de la mère.

Le mois suivant, c’est en Argentine que le débat a repris une place importante. La Chambre des députés a adopté un projet de loi visant à légaliser l’avortement dans les mêmes conditions. Malheureusement, les sénateurs l’ont rejeté en août, ne laissant la possibilité d’avorter qu’aux femmes ayant des problèmes médicaux ou ayant été victimes de viol. Un choix incompréhensible, étant donné les situations terribles dans lesquelles se retrouvent souvent les patientes qui souhaitent avorter. Notons qu’en Argentine, une cinquantaine de femmes meurent chaque années à la suite d’un avortement clandestin ayant entraîné des complications.**

En France : un droit remis en cause

Face à ces pays où l’avortement reste une question épineuse, on pourrait penser que la situation en France est beaucoup plus avantageuse. Pourtant, bien que notre législation autorise un accès libre et gratuit à l’IVG, ce droit n’est toujours pas inscrit dans la Constitution, restant donc fragile, et est d’ailleurs régulièrement remis en question par des discours conservateurs. De plus, il n’est pas rare que les personnes souhaitant avorter soient confrontées à des paroles culpabilisantes et autres comportements sexistes ou transphobes.

“Il y a une véritable régression en France depuis quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds.”

Aussi, le remplacement du Ministère du droit des femmes par un simple secrétariat d’État, sous le gouvernement Philippe, et la baisse importante du budget qui lui est consacré, ne peut en aucun cas soutenir l’application de la législation. D’ailleurs, des plannings familiaux sont menacés de fermeture. Ils subissent une baisse de subventions, de telle sorte que le planning familial de Toulouse a dû réduire ses permanences, n’en tenant plus que deux par semaines, faute de moyens.

Ce 28 septembre, Place de la Bastille, devant l’Opéra, une poignée de manifestantes étaient venues manifester. Rachel, 61 ans, souligne : « Il y a une véritable régression en France depuis déjà quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds. On se fait grignoter depuis des années et certaines femmes peuvent difficilement avorter en France en 2018 ! Il ne suffit pas de dire “je suis pour l’avortement”, il faut le financer ! »

On pourrait également imaginer qu’en France, l’accès à la contraception ne fasse plus débat. Néanmoins, l’Autre JT démontrait dans un reportage de 2016 que certains pharmaciens refusaient encore de délivrer des pilules du lendemain ou parfois même des préservatifs, invoquant une « clause de conscience » qui n’existe pourtant dans aucun texte de loi. L’Ordre National des pharmaciens avait bien essayé, la même année, de proposer un texte leur en permettant une, qui avait rapidement été abandonné. Il est donc nécessaire de rappeler que lorsqu’ils refusent de délivrer un moyen de contraception, ils le font en toute illégalité.

La “clause de conscience” en question

Dernièrement, le Dr de Rochambeau, gynécologue et Président du Syngof (Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France) a tenu devant les caméras de Quotidien un discours qui a suscité l’indignation de nombreuses associations féministes. Ce dernier, se fondant sur la « clause de conscience » établie par l’article R4127-18 du code de la santé publique, explique qu’il refuse de pratiquer des avortements car il n’est « pas là pour retirer des vies ». Après avoir affirmé que l’avortement était un homicide, il finit par déclarer, non sans fierté, que la loi le protège.

Béatrice, 64 ans, présente au rassemblement à Paris, s’indigne : « C’est un droit menacé en permanence, même en France actuellement, mais de façon vicieuse ! Comment peut-on représenter les gynécologues et déclarer que l’avortement est un homicide ? » Pour ces vétérantes de la lutte pour le droit à l’IVG, les propos du Dr de Rochambeau sont “une insulte aux combats passés”.

S’il s’agit d’un médecin qui exerce de façon libérale, on peut tout de même s’interroger sur le Syngof qui a choisi comme président quelqu’un d’aussi réactionnaire. Ironiquement, cette clause est régulièrement invoquée par certains gynécologues qui refusent de pratiquer des stérilisations définitives. Ainsi, non seulement ils privent leurs patientes de la contraception qu’elles ont demandé, mais leur refusent également l’accès à l’IVG.

“À l’hôpital, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG”

Cette « clause de conscience » dispose que les praticiens sont autorisés à ne pas pratiquer une IVG si cela est contraire à leurs convictions personnelles, mais qu’ils doivent rediriger leurs patientes vers des gynécologues qui la pratiquent. Cependant, l’article L.2212-1 du Code de la Santé publique précise que toute femme enceinte, peu importe son âge, peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse.

De multiples impacts sur les patientes

De prime abord, la clause de conscience et la loi relative à l’IVG libre et gratuite ressemblent plus à une forme de compromis qu’à un obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Mais quels sont les enjeux d’une telle clause et comment impacte-t-elle la vie des femmes concernées ?
A l’hôpital du Bailleul, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG. Évidemment, l’accès aux soins étant considérablement réduit, les patientes sont redirigées vers les hôpitaux du Mans ou d’Angers.

D’autres hôpitaux, comme celui de Fougères où Olonne-sur-Mer connaissent ou on connu récemment des situations similaires. L’accès à l’avortement est donc incontestablement entravé. On peut facilement imaginer, dans le cas d’une adolescente ne souhaitant pas en parler à ses parents, d’une personne en situation de précarité, ou n’ayant pas le permis, ou de n’importe quelle femme voulant garder secret son IVG – pour des raisons qui lui appartiennent – que devoir se déplacer jusque dans une autre ville puisse être une difficulté importante. 

Le bien-fondé de cette clause de conscience reste à interroger. Si un médecin peut juger qu’il est contre ses convictions de pratiquer une IVG, alors pourquoi ne pourrait-il pas également refuser de pratiquer des soins à des personnes noires, homosexuelles, transgenres, invoquant encore une divergence d’opinion ? L’avortement n’est pas une pratique indépendante des autres, mais un acte médical. Il ne s’agit pas alors d’opinion, mais d’accès aux soins.

La législation avait déjà fait quelques efforts dernièrement, en pénalisant les sites de fausses informations ou en supprimant le délai de réflexion de sept jours. Mais d’après Marlène Schiappa, aucune remise en question de la clause de conscience concernant les IVG n’est prévue à ce jour. Pourtant, il s’agit bien d’une menace pour les femmes. Les médecins préfèrent valoriser leur droit à ne pratiquer des actes médicaux que lorsqu’ils sont en accord avec leur conviction, plutôt que de garantir aux femmes un accès aux soins et une possibilité de disposer de leur corps, comme le prévoit la loi.

En 2018, même en France, les femmes n’ont donc toujours pas le droit de disposer de leur corps comme elles l’entendent, puisque leur propre décision dépend toujours du consentement de médecins, protégés par la loi en cas de refus. Le combat pour le droit à l’IVG reste donc toujours d’actualité.

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Faim dans le monde : quand les Nations Unies s’arrangent avec les méthodes de calcul

Crédits : Mohamed Hassan, Pixabay

A en croire les statistiques des institutions internationales comme la FAO ou la Banque Mondiale, la famine et l’extrême pauvreté sont en recul dans le monde. Preuve, supposée, du bien-fondé du système économique actuel. Pourtant, quand on observe les chiffres de plus près, on constate que la méthode de calcul choisie peut changer la donne et masquer une réalité bien moins favorable : l’augmentation, en valeur absolue, du nombre d’affamés sur le globe.


Selon Jean Ziegler, l’un des rares marxistes à avoir investi l’Organisation des Nations-Unies, notre monde est divisé en deux univers. Le premier est celui des « archipels du bonheur », reliés entre eux et connectés. C’est le monde des classes moyennes et supérieures des pays développés, et des pays en développement les plus riches : peu préoccupés par la nécessité matérielle, généralement heureux, mais pouvant expérimenter le malheur immatériel (chagrin d’amour, solitude, dépression, etc…). Le second est celui de la misère : celui d’une partie importante, bien que variable, de la population des pays en développement, mais aussi de gens extrêmement pauvres au sein même des pays développés (comme les SDF). Ce monde souffrant est clos, invisible, non connecté. Il se préoccupe avant tout de la survie matérielle, dans une lutte quotidienne marquée par le risque de mort.

En effet, chaque jour, 25 000 personnes meurent de faim dans le monde. La FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation) estime même qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim toutes les six secondes. Si ces chiffres frappent, c’est bien parce que nos “archipels” sont totalement déconnectés des vastes mondes invisibles de la misère. Aucune personne humaniste, animée par la conviction que tout être humain a fondamentalement droit à une vie digne et à l’abri du besoin, ne peut accepter ce monde. Certains souhaiteront même consacrer leur vie à l’amélioration de cette situation. Mais, à partir de là, les interprétations divergent fortement.

Les institutions internationales, les leaders du “monde libre”, les organisations en charge du développement mondial, affirment que les principaux fléaux de l’humanité (pauvreté, faim) s’affaiblissent avec le temps. Leur argument ? Contrairement à la croyance populaire, les taux de pauvreté et de sous-alimentation diminuent constamment au niveau mondial (et ce depuis plusieurs décennies). Ainsi, selon la Banque Mondiale, le taux d’extrême pauvreté dans le monde est passé de 37% en 1990 à moins de 10% en 2015 . Et selon le World Poverty Clock, un peu plus de 630 millions de personnes vivent actuellement dans l’extrême pauvreté ; contre 1.9 milliard en 1990. De plus, les derniers chiffres de la FAO (1) estimaient en 2015 que 777 millions de personnes souffraient de sous-alimentation (contre 980 millions en moyenne entre 1990 et 1992).

Que nous disent donc ces chiffres ? A première vue, si un tel progrès a lieu depuis au moins 30 ans, la marche du monde va dans le bon sens. La globalisation libérale et l’aide au développement permettraient bientôt d’amener l’humanité vers des jours meilleurs, et rendraient progressivement concrets les idéaux proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Adoptés en 2015, les Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations-Unies cherchent ainsi à continuer ce travail, et visent à l’éradication de la faim et de la pauvreté mondiale d’ici 2030. Les ODD prenaient ainsi le relais des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), adoptés en l’an 2000 par la communauté internationale, sous l’égide de l’ONU, et pour quinze ans . Cependant, il y a un loup…

Intéressons-nous d’abord aux chiffres sur la faim dans le monde. En creusant un peu, on se rend compte que, trois ans avant l’expiration des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), en 2012, la FAO a modifié sa méthode de calcul de la faim dans le monde (qui datait de 1971). En effet, de nouvelles données ont permis de ré-estimer la structure démographique des pays dans le temps long, et les besoins en calories minimum de leurs habitants. La FAO a également trouvé le moyen d’estimer le niveau de pertes alimentaires dans chaque pays, au niveau de la distribution des aliments. Etrangement, tous ces apports n’ont pas changé le niveau de sous-alimentation actuel, mais ont mené à une augmentation considérable de celui des années précédentes. Ainsi, les graphiques de la FAO réalisés avant 2012 ont démontré une augmentation constante du nombre des affamés sur la planète depuis 1995 (2). Tandis que les nouveaux chiffres témoignent désormais d’une diminution constante depuis 1990. Tout cela sans en changer le niveau actuel, fixé à 852 millions en moyenne entre 2008 et 2012 (en utilisant donc les deux méthodes de calcul différentes). Magie, quand tu nous tiens…

« Entre janvier 2006 et juin 2008, le prix du riz a triplé, le prix du maïs et du soja a augmenté de plus de 150% et le prix du blé a doublé »

Il est ainsi étrange que les nouvelles données de la FAO ne reflètent pas l’augmentation de la faim mondiale qui a eu lieu de façon certaine après la crise de 2008. Immédiatement après avoir provoqué la crise financière mondiale à travers la spéculation sur les subprimes, les spéculateurs mondiaux ont investi massivement le marché des matières premières agricoles. Rappelons que le riz, le blé et le maïs représentent à eux trois près de 75 % de la consommation mondiale alimentaire. Selon l’ONG Food and Water Watch, entre janvier 2006 et juin 2008, le prix du riz a triplé, le prix du maïs et du soja a augmenté de plus de 150% et le prix du blé a doublé (3). Cela a projeté dans l’extrême pauvreté (alors calculée à moins de 1,25$ par jour) et dans la pauvreté (alors calculée à moins de 2$ par jour) respectivement 89 et 120 millions de personnes, selon la Banque Mondiale. En 2011, il y a encore eu une montée fulgurante de la spéculation sur les biens alimentaires de base (ce qui a d’ailleurs eu un lien avec l’avènement des printemps arabes). Par quel miracle cela n’aurait-il pas eu d’impact sur la faim mondiale à cette période ?

Mais ce n’est pas tout. Depuis 2012, donc, la méthode de calcul de la FAO mesure la faim dans le monde selon trois niveaux possibles de besoin des populations en calories : « modéré », « normal », et « intense ».  En creusant toujours dans cette annexe 2 du rapport 2012 sur l’insécurité alimentaire mondiale, on peut se rendre compte que les données publicisées par la FAO et reprises partout (autres institutions onusiennes, médias internationaux…) ne sont en fait que la fourchette basse, très peu probable, de ces estimations à trois niveaux de la faim mondiale. Ils prennent en effet pour hypothèse sous-jacente que les populations concernées ont une activité physique dite « modérée », et ont par conséquent des besoins réduits en calories.
Or, l’un des grands paradoxes de notre système alimentaire mondial est que les personnes souffrant le plus de la faim sont celles qui sont chargées de la production agricole. Ce sont les populations paysannes africaines, asiatiques, latino-américaines, qui travaillent avec des outils rudimentaires (très peu de mécanisation et d’animaux de traits, surtout en Afrique), et dans des conditions climatiques parfois très difficiles, qui subissent le plus la faim. Bref, leur niveau d’activité est très certainement à situer plutôt entre le niveau physique « normal » et « intense », également calculés par la FAO.

En prenant l’hypothèse de populations ayant des besoins en calories normaux plutôt que modérés, la FAO calcule que le niveau d’affamés au niveau planétaire stagne depuis les années 1990 autour de 1,520 milliard de personnes, au lieu de diminuer. Même si là non plus, la tendance ne note pas d’augmentation de la faim mondiale en 2008 ou 2011. Mais en prenant l’hypothèse d’un niveau d’activité physique « intense », les chiffres atteignent une proportion astronomique. Depuis 1990, il y aurait ainsi 300 millions d’affamés supplémentaires à l’échelle mondiale, dont le niveau atteindrait 2,566 milliards en 2012, soit environ 45 % de la population des pays en développement. Et la FAO l’avoue elle-même : « les nouveaux indicateurs [c’est-à-dire les indicateurs « normaux » et « intenses », qui n’existaient pas avant 2012] donnent des mesures de l’insuffisance alimentaire plus proches de la réalité ».

La FAO, créée en 1946 avec pour mandat d’informer le monde sur l’état de la faim et de lutter pour son éradication, aurait-elle donc trahi ses engagements du fait de pressions politiques lui intimant de montrer que nous avons atteint « la fin de l’histoire » ? Suffirait-il simplement de continuer à consommer dans cette société mondiale qui s’améliore toute seule grâce à la libéralisation des marchés, pour voir arriver bientôt un monde meilleur ? La tension contradictoire entre le mandat de l’organisation et ces pressions politiques se ressent partout dans son travail. Par exemple, même avant 2012 et la modification de sa méthode de calcul (lorsque ses chiffres montraient encore une augmentation progressive en valeur absolue de la faim mondiale), la FAO a pu affirmer dans le résumé de son dossier 2010 que « le nombre et la proportion de personnes sous-alimentées sont en baisse », alors qu’une dizaine de pages plus loin, ses propres graphiques montraient une augmentation du nombre de personnes sous-alimentées depuis 1995, et même une légère augmentation de la proportion de personnes sous-alimentées depuis 2005. Rappelons que, du fait de la croissance démographique mondiale, une stagnation ou une croissance de la faim dans le monde en valeur absolue peut se traduire par une baisse de sa proportion relative.

« Doubler le seuil de 1,90 à 3,80 dollars par jour multiplie le nombre de pauvres par trois, le portant à plus de 2 milliards en 2015, et divise par deux son rythme de décroissance »

Si vous pensiez que nous avions atteint le fond, et que, finalement, Georges Orwell ne s’était retourné qu’une seule fois dans sa tombe entre 2000 et 2015, détrompez-vous ! L’un des principaux OMD adoptés en 2000 par la communauté internationale était le suivant : réduire de 50% la proportion de personnes vivant dans la pauvreté en 1990, d’ici 2015. Les institutions onusiennes affirment que cet objectif a été atteint avec quatre années d’avance. Mais comment aurait-il pu y avoir une réduction de 50% des personnes pauvres si le nombre d’affamés n’a probablement même pas baissé en valeur absolue au niveau mondial pendant la même période ?

La réponse est peut-être la plus simple et la plus absurde : le niveau de pauvreté calculé par les institutions onusiennes n’a aucun rapport avec le niveau d’alimentation. Cela pour trois raisons. En premier lieu, ce n’est pas vraiment le taux de pauvreté qui a baissé, mais bien celui d’extrême pauvreté, dont la mesure est fixée plutôt artificiellement par la Banque Mondiale. Car pour connaître le nombre de ces “extrêmement pauvres”, la Banque n’additionne pas le nombre de personnes vivant sous les seuils de pauvreté (qui existent pourtant dans tous les pays). La fixation de ces seuils est en effet jugée « politique » , ou bien ils seraient inadéquats pour calculer un seuil unique de pauvreté international. Ils utilisent plutôt un seuil monétaire très faible, qui est une moyenne approximative du seuil de pauvreté des 6 pays les plus pauvres du tiers monde en 1990 : un revenu journalier fixé à 1.90 dollar. Soulignons que ce seuil est exprimé en parité de pouvoir d’achat : il ne correspond pas à ce qu’une personne pourrait acheter dans un pays du Sud avec 1.90 dollars, mais au panier de biens qu’un Américain pourrait acheter avec 1.90 dollar. Ainsi, si vous êtes Français ou Congolais, à la rue, gravement malade et endetté, mais que vous pouvez vous acheter 8 malabars par jour ou l’équivalent en riz : arrêtez de vous plaindre, vous n’êtes même pas extrêmement pauvre ! François Bourguignon, qui a été l’économiste en chef et premier vice-président de la Banque Mondiale entre 2003 et 2007, l’avoue lui-même : « doubler le seuil de 1,90 à 3,80 dollars par jour multiplie le nombre de pauvres par trois, le portant à plus de 2 milliards en 2015, et divise par deux son rythme de décroissance » (4). Continuons de raisonner par l’absurde : combien de personnes ont six euros, soit un kebab par jour, avec une chaussette en rab, en dormant par terre ?

Mais pour la Banque Mondiale, en 2013 et dans tous les pays, il n’y avait plus que 763 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté. Victoire… ?


Notes:

(1) http://www.fao.org/state-of-food-security-nutrition/fr/
(2) la FAO décrit elle-même cette révision à la page 62 de son rapport annuel L’Etat de l’Insécurité Alimentaire dans le Monde, 2012: http://www.fao.org/docrep/017/i3027f/i3027f.pdf
(3) Food and Water Watch, « Cargill, a threat to food and farming », 2009
(4) https://www.lesechos.fr/15/10/2015/LesEchos/22045-042-ECH_la-pauvrete-mondiale–un-phenomene-tres-sous-estime.htm

Ce qui a manqué à l’Europe – sur la conférence de Patrick Boucheron à l’ENS

Patrick Boucheron a clôturé le cycle de conférence « Une certaine idée de l’Europe » organisé par le Groupe d’Études Géopolitiques de l’ENS par un propos des plus « incertains ». Des bouts de réflexions raccrochés, chacun, à des chemins trop essentiels, et la conviction que la force de l’Europe viendrait de « ce qui lui manque ».

« Ce que peut l’histoire »

Pour comprendre Patrick Boucheron dans la recherche de ce qui a manqué à l’Europe, il faut d’abord se rappeler ses propos sur le pouvoir de l’histoire lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience – non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s’y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l’expérience et méprise l’enfance. “Étonner la catastrophe”, disait Victor Hugo ou, avec Walter Benjamin, se mettre à corps perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture ». Boucheron n’oublie jamais son amour de l’image. Tantôt amère ou consolante, comme celle de « l’Europe des cafés », invoqué dans l’appel nostalgique de George Steiner. Cette image qui vient soulager notre chagrin secret, celui du souvenir des guerres fratricides. Cette image qui peut, comme l’histoire, nous tourner vers l’avenir.

“Nous oublierions notre violence constitutive. Comment ne pas la voir aujourd’hui, cette violence, revenir par d’autres moyens que la guerre, lorsque des journaux outre-Rhin vilipendent les choix démocratiques de leurs « frères » transalpins  ?”

La conscience historique qui a enfanté l’Europe au sortir de la guerre est précisément celle qui manque aujourd’hui. Nous oublierions notre violence constitutive. Comment ne pas la voir aujourd’hui, cette violence, revenir par d’autres moyens que la guerre, et lorsque des journaux outre-Rhin vilipendent les choix démocratiques de leur « frères » transalpins  ? Dans deux décennies, dans deux siècles, que diront de nous les historiens ? Patrick Boucheron soutient d’avance que la raison sera pour ceux qui dateront la fin de l’idée d’Europe au moment où nous sommes, à ce moment de vérité et de toutes les crises : migratoire, des dettes souveraines, de la démocratie.

L’histoire nous est d’autant plus utile que l‘Europe est une dynamique permanente d’instabilité, une « frénésie du présent ». L’histoire n’est pas seulement la chronique de ce qui a eu lieu, elle est aussi celle de tous les possibles. Elle est l’art de se souvenir de ce dont les hommes et les femmes sont capables. Or, nous revenons de loin. Pour Jacques Le Goff, l’Europe est née au Moyen-Age, par le réseau communicant bâti à travers le continent par les moines cisterciens. Boucheron, en grand spécialiste des villes, soutient que ces moines forgèrent une « pensée archipélagique » de l’Europe à travers elles, en référence à Glissant (Poétique de la relation, 1990). Comme son nom l’indique, la pensée archipélagique est une pensée des îles. C’est une pensée au milieu du désert, mais une pensée de la relation. Une pensée qui relie le particulier et le « petit », à un universel.

“L’histoire nous est d’autant plus utile que l‘Europe est une dynamique permanente d’instabilité, une « frénésie du présent »”

A regarder l’histoire, préservons nous cependant de la pensée du « retour ». Patrick Boucheron invite à se méfier du « spectre », de « ce qui hante ». L’idée d’Europe a cette « étrange familiarité » car c’est une revenante. Les migrants qui échouent aux portes de l’Europe le sont aussi car, pour paraphraser Georges Didi-Huberman, « nous sommes tous des enfants de migrants et les migrants sont nos parents revenants ». Une mélancolie demeure attachée à l’idée d’Europe, alors même que celle-ci a pris corps dans des institutions. Ces dernières n’ont pas vraiment réalisé l’idée, sans doute, mais l’on s’interroge : de quoi devrait nous consoler « l’idée d’Europe » ? Serait-ce pour la puissance, ou pour la paix ? La mélancolie européenne pourrait encore s’aggraver avec l’impression de déclin et de « sortie de l’histoire », liée à la « provincialisation » de l’Europe par rapport aux autres grandes puissances mondiales.

La force du manque

Au fil des propos de Patrick Boucheron, on ne comprend pas encore très bien ce qui a manqué à l’Europe. On entrevoit, tout au plus, qu’il y a eu un manque, et ce qui l’a traduit. C’est, pour Boucheron, une in-tranquillité au sens de Pessoa (Le livre de l’in-tranquillité), la marche en avant, l’incapacité de « rester en place », l’esprit de conquête – jamais innocent. « Nous sommes les barbares du monde » affirme l’historien. L’histoire de l’Europe est in-quiète, biface. Et c’est précisément cette inquiétude, lorsqu’elle est sœur de la curiosité, qui met l’Europe en mouvement pour conquérir et pour prétendre à l’universalisme.

Ce serait donc parce que quelque chose « nous » manque que « nous », en Europe, pourrions faire de grandes choses. Patrick Boucheron est convaincu qu’il nous manque aujourd’hui une capacité d’incarnation. Il y eut des « moments » de l’histoire où l’Europe fut plus fantasque et inventive, productrice de contenus et de contenants politiques, prompte à se « mesurer à l’immensité du monde ». La renaissance et plus particulièrement le 15ème siècle italien sont un de ces « moments ». Ils virent naitre des figures européennes parmi les plus illustres, Martin Luther, Léonard de Vinci ou Christophe Collomb, qui continuent de marquer l’esprit du continent. Ils inventèrent surtout la forme nationale-étatique, à partir de l’Italie, et « l’équilibre des puissances » qui en découle.

“Il nous manque aujourd’hui une capacité d’incarnation”

Aujourd’hui, la « marque » la plus tangible de l’idée d’Europe est l’euro, la monnaie manipulée par 340 millions d’européens. Cette monnaie produit autant d’union que de désunion, car elle recrée du conflit entre les États qui la partagent, forcés de s’astreindre aux mêmes règles et de les graver dans le marbre alors que leurs démocraties se confrontent et s’opposent. L’euro est davantage un instrument de régulation que de politisation : plus qu’elle ne crée du commun, elle « maintient ». D’ailleurs, Patrick Boucheron remarque que la logique du « plus petit dénominateur » commun et du « neutre » a prévalu pour le choix des images qui figureraient sur les pièces et les billets. Des ponts, des portes, vers une histoire orientée. Des objets consensuels au contenu normatif faible. Conjurer ce vide, ce « neutre », est ce qu’il nous faudrait entreprendre. Patrick Boucheron est bien placé pour croire que le thème du « laboratoire italien » du 15ème siècle est toujours d’actualité, et il le fait savoir, non sans malice. Les peuples européens vont-il faire sécession d’avec les institutions chargées de les unir ? Vont-ils céder à la critique, cet « art » foucaldien de « n’être pas tellement gouverné »[1] ? L’heure est à faire gronder la fiction politique.

Vers une République européenne

Si l’on comprend bien Patrick Boucheron, l’histoire et la fiction sont les deux mamelles de l’audace politique. En faisant l’histoire de l’idée d’Europe, on comprend l’incertitude et la dynamique de crise perpétuelle qui l’anime. Mais on n’abdique pas, pour autant, ni sa raison ni son espérance, grâce à la fiction qui pousse le politique à agir. En conjuguant histoire et fiction, Patrick Boucheron conclut que l’on peut comprendre ce qui a manqué à l’Europe à partir du 15ème siècle et de l’histoire du 15ème siècle. Ce qui a manqué à l’Europe, ce n’est pas la forme impériale, dominante au 15ème siècle, c’est un projet républicain. Qu’est ce que pourrait être une république européenne ? La définition qu’en donne Patrick Boucheron nous démontre à quel point nous en sommes loin, s’il le fallait encore. La république est à ses yeux une « aptitude sociale à l’imagination politique, au clivage ». Elle est un espace politique qui fait droit à l’adversité, au discontinu et à l’hétérogène, en offrant l’assurance d’avoir « le même langage politique, sans s’entendre ». La res publica, la « chose » publique, est ainsi la « forme variée » de la dissension civique.

“L’histoire et la fiction sont les deux mamelles de l’audace politique”

On peut imaginer que l’Europe soit, en puissance, une République. C’est d’ailleurs ce que le vocable « Unis dans la diversité » pouvait chercher à fictionner : il existe en Europe la possibilité d’un même langage politique et la vertu de l’hétérogénéité. Voilà pour la puissance. En fait, le projet politique de l’Union européenne paraît être tout autre chose qu’une République. Plutôt que « la forme variée » de la dissension civique, c’est le neutre qui émerge du marché commun et de ses tendances à uniformiser par la dérégulation. C’est « l’absence de démocratie » déclarée contre les traités européens. Patrick Boucheron avertit que l’on se trompe en cherchant à écrire un récit européen qui soit aussi homogène que ne le furent jadis les récits nationaux. On ne peut plus calquer sur l’Europe des 27 l’idée d’Europe construite au temps de l’Europe des 6, autour de la démocratie et de l’économie de marché. De même, on ne peut pas définir l’Europe a partir de l’histoire de ses élargissements : « la construction européenne n’est en rien la continuation d’une même idée qui s’élargirait mais deviendrait toujours identique à elle même ». Le retour de bâton est une dissension politique européenne qui va croissante et qui pourrait devenir incontrôlable, avec la réapparition d’un rideau de fer idéologique entre l’est et l’ouest de l’Union européenne, mais aussi entre le nord et le sud.

“Le projet politique de l’Union européenne paraît être tout autre chose qu’une République. Plutôt que « la forme variée » de la dissension civique, c’est le neutre qui émerge du marché commun et de ses tendances à uniformiser par la dérégulation”

Organiser et permettre la discorde entre les peuples européens, leur préserver le droit de « n’être pas tellement gouvernés », voilà ce que pourrait être une tâche pour l’Europe aujourd’hui si elle entend sauver son « idée ». Ce qui manque à l’Europe, conclut Patrick Boucheron, c’est une politique. Autrement dit, le souvenir de sa violence constitutive et une force de disenssus, même si cela la rend encore plus imprécise, et incertaine.

 

[1] « Qu’est-ce que la critique ? » – Conférence prononcée par Michel Foucault le 27 mai 1978, devant la Société Française de Philosophie.

« De l’inégalité en Europe » – Conférence de Thomas Piketty à l’ENS

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©Sue Gardner / Wikimédia Commons

Comment faire de l’Europe un espace d’égalité ? La question posée par Thomas Piketty lors de la troisième conférence du cycle “Une certaine idée de l’Europe” à l’ENS est immédiatement nuancée, par lui-même : parler d’inégalités en Europe a quelque chose de paradoxal dès lors qu’elle apparaît comme l’une des régions les moins inégalitaires au monde. L’égalité, entendue ici au sens « d’équité », reste pourtant l’un des grands défis de notre temps, qui voit se creuser les écarts de revenus au sein des sociétés européennes et entre elles, et nourrit – entre autres – un sentiment de déclassement chez ceux qu’on désigne comme les classes moyennes. Thomas Piketty ne renverse pas la table, devant ce qu’il juge comme une incapacité de l’Union européenne à sortir de la « pensée magique » et de la crise des dettes souveraines, mais espère une révolution de velours, de l’intérieur : réformer l’équilibre institutionnel européen pour en changer le cap.


L’égalité impensée

A s’en tenir au miroir des chiffres, notre reflet est plus rutilant qu’ailleurs. Le rapport sur les inégalités mondiales 2018, cosigné par Thomas Piketty, montre que si les inégalités progressent partout dans le monde, leur augmentation est moindre en Europe : 37% du revenu y est capté par les 10% les plus aisés. Ce chiffre grimpe à 47% aux Etats-Unis, 55% au Brésil et jusqu’à 61% au Moyen-Orient, qui se range comme la région la plus inégalitaire du monde. Mais, pas plus que la comparaison de l’Europe avec la Chine qu’avec le Brésil ne fait sens, tant l’exercice est alors un pur amusement statistique déconnecté de toute réalité historique et politique, les sentiments quant à la dynamique de répartition des revenus et son évolution ne doivent être balayés. Depuis les années 70, le ralentissement de la croissance et la libéralisation de l’économie ont conduit à un reflux des inégalités par la concentration accrue de la richesse. Thomas Piketty en appelle au sens commun, à cette réalité inégalitaire que « tout le monde peut percevoir », prenant l’exemple du badaud qui s’amuse de lire le classement des grandes fortunes  dans les hebdomadaires.

Si l’Europe n’a pas su préserver son modèle social du morcellement, ni ses sociétés de la montée des inégalités c’est, affirme Thomas Piketty, qu’elle n’a jamais pensé la manière de garantir une répartition durablement équitable des revenus. Après la Révolution française, pourtant, de grands esprits avaient réfléchi aux moyens de transposer l’idéal des déclarations en actes. Il n’est pas ici question des courants utopistes mais de Condorcet, qui comptait que l’égalité d’accès aux différentes professions conduirait à la réduction des inégalités, ou de Durkheim, pour qui l’avènement du suffrage universel mènerait à l’abolition de l’héritage. Aujourd’hui comme hier, la France, pays de la « passion de l’égalité », doit être placée face à ses contradictions. La dispersion des revenus avant-guerre y est très élevée et la propriété aussi concentrée qu’au Royaume-Uni. En 1914, la création de l’impôt sur le revenu est portée par l’effort de guerre et est tardive, là où la plupart des Etats d’Europe occidentale et les Etats-Unis ont déjà adopté un système fiscal incluant un impôt individuel sur le modèle de l’income tax britannique. Le « modèle » social qu’elle développe après-guerre n’en serait pas vraiment un. Apparu à la faveur d’un « grand compromis », les Etats-providence d’Europe occidentale ont encouragé la reconstruction par l’universalisation de l’accès à la santé et à l’éducation. S’ils ne surent résister à la vague des dérégulations progressives qui, à partir des années 1970, permirent aux patrimoines reconstitués de s’épanouir en plaçant et déplaçant leur capital, c’est faute d’avoir muri et sanctifié les grands principes d’une répartition équitable des revenus.

 

L’échec d’un « internationalisme » européen

 

L’Union européenne a beau être la tentative (consentie) de dépassement de la nation la plus aboutie, elle n’a pas développé un véritable « internationalisme », soit un projet politique organisant la solidarité entre les peuples. L’édification préalable d’un grand marché et l’intégration « négative » (par la dérégulation et l’abattement des frontières nationales, entendues comme les réglementations faisant « barrière » aux échanges) achoppe sur la construction « positive » d’un socle social commun et d’une solidarité naturelle. L’Europe est, aux dires de Thomas Piketty, la « matrice de tout ce qui ne va pas dans la mondialisation ». Elle a une part de responsabilité dans la « dérive inégalitaire » qui la ronge, car c’est en son sein que des pays ont commencé à se livrer une concurrence fiscale qui s’est transformée en une « course vers le bas » pour s’accaparer des parts du marché commun. De 38% en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017, en cela inférieur à la moyenne mondiale (24%). Au cœur de l’Europe, des pays comme l’Irlande et le Luxembourg affichent des taux d’impôts sur les sociétés proches du néant. Aussi, lorsque Donald Trump décide de ramener le taux de l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis de 35% à 20%, il ne fait que répondre, dénonce Piketty, à un premier mouvement initié par l’Europe. Cette course anti-coopérative n’a pas de fin car l’imagination n’en a guère.

“L’Europe est la matrice de tout ce qui ne va pas dans la mondialisation”

Une pensée « magique » s’est diffusée à la faveur d’une sacralisation de la concurrence libre et non faussée, gravée dans le marbre des traités européens. Sans contester le marché, Thomas Piketty interroge la préséance donnée à celui-ci, qui fait croire que chaque prix qu’il forme est le bon, et que les estimations des agences de notation quant à la soutenabilité de la dette d’un pays, exercice ô combien hasardeux, sont intangibles – voire transcendantes. Le marché doit être repensé dans ses limites : si les Etats veulent s’extirper de la crise des dettes souveraines qui les menace, ils doivent s’émanciper de l’épée de Damoclès que représente la dégradation de leur notation souveraine sur les marchés et l’augmentation subséquente du coût de leurs emprunts. Le récit de l’auteur du Capital au XXIème siècle (2013) est bien connu : au sortir de la seconde guerre mondiale, les dettes françaises et allemandes dépassaient 200% du PIB. 5 ans plus tard, ce taux était retombé à 30%. Cette fonte impressionnante n’est pas le fruit d’une austérité budgétaire qui aurait généré des excédents gigantesques, mais résulte de l’inflation galopante et de la répudiation pure et simple des dettes. Par conséquent, nous devrions « rééchelonner » le remboursement de nos dettes, le reporter à des temps meilleurs, ou simplement l’abandonner. La charge morale de la dette est renversée : il serait bien plus « coupable » vis-à-vis de la jeunesse de ne pas investir massivement dans la rénovation des universités, l’éducation ou la culture plutôt que de sacrifier ces dépenses d’avenir, au nom du poids que ferait alors peser la dette sur cette même jeunesse.

Le monopole de la « pensée magique » évoqué par Thomas Piketty fait écho à l’absence de « dehors » pointé du doigt par Toni Negri lors de la première conférence du cycle « Une certaine idée de l’Europe ». Unique, la pensée le devient à force de se déployer dans un cadre – de régulation et de droit – de plus en plus étriqué et complexe. Elle devient l’apanage de ceux qu’elle sert et qui sont capables de s’y frayer un chemin.

 

De l’inégalité entre les assemblées

 

Comment retrouver le sens d’un projet solidaire en Europe, tourné vers la recherche d’une répartition équitable des revenus entre et au sein des Etats ? Pour Thomas Piketty, la « bataille des récits » (sur la dette, le rôle des marchés financiers, sur les causes de la crise) est un front essentiel mais doit être complémentaire de réformes institutionnelles qui replaceraient le « politique » au centre du jeu européen. Pour cause : l’économiste constate que les institutions européennes, établies pour « gérer le grand marché », sont incapables de « produire de l’égalité » et de formuler un éventuel intérêt général européen. Le Conseil des ministres de l’Union européenne est décrit comme une réminiscence du congrès de Vienne, une « machine à fabriquer du conflit identitaire ». Point de vraie discussion au sein du Conseil, où chaque ministre arrive avec les instructions de sa capitale, défend les intérêts de sa nation, et participe à la construction de « compromis ». On retrouve ici quelques-unes des charges portées par Yanis Varoufakis (Adults in the room, 2017) contre les « conversations entre adultes » conduites à Bruxelles, dans des salles aveugles : comme si la lumière n’éclairait pas seulement les visages mais aussi les esprits.

“Les institutions européennes, établies pour « gérer le grand marché », sont incapables de produire de l’égalité”

Pour contrebalancer la domination du Conseil et, voudrait-il croire, renforcer la légitimation démocratique des décisions prises par l’Union européenne, le projet de réforme exposé par Thomas Piketty est celui de la Proposition de traité de démocratisation du gouvernement de la zone euro (T-Dem), qui vise à constituer un « assemblée parlementaire de la zone euro » composée aux quatre cinquièmes de députés nationaux et pour un cinquième de membres de Parlement européen. Cette assemblée exercerait le contrôle politique de l’Eurogroupe[1] et la fonction « législative » conjointement avec lui.

Cette proposition, qui acte les limites de la représentation démocratique exercée par le Parlement européen, est intéressante bien qu’elle ne formule rien de novateur : jusqu’en 1979, « l’assemblée parlementaire européenne » puis le « parlement européen » étaient composés de parlementaires nationaux. Faire que des députés nationaux exercent en parallèle un mandat européen leur permettrait de disposer d’un double pouvoir de contrôle, en amont et en aval, des décisions prises par leur gouvernement au sein du Conseil des ministres de l’Union européenne – en l’occurrence, de l’Eurogroupe. Il y a également fort à parier que les parlementaires nationaux interagiraient entre eux différemment des ministres au sein du Conseil, et que leur rencontre favoriserait la circulation et la trans-nationalité des débats européens.

“En prétendant régler un conflit de légitimité entre le Parlement européen et les parlements nationaux, la proposition de Thomas Piketty le renforce au contraire, en octroyant à l’un et aux autres des pouvoirs législatifs concurrents”

La proposition du T-Dem souffre cependant d’une ambiguïté, confinant au « en-même-temps-tisme » dévoyé. C’est à raison qu’elle parait s’opposer au « tout-fédéral » version Jean Monnet et Robert Schuman, tout autant qu’au « tout inter-gouvernemental » version plan Fouchet, mais elle forme un compromis hybride qui risquerait d’affaiblir le rôle et la puissance symbolique des parlements nationaux auxquels les peuples demeurent attachés, plus qu’ils ne le sont au Parlement européen malgré ses 40 ans d’élections au suffrage universel. En prétendant régler un conflit de légitimité entre le Parlement européen et les parlements nationaux, la proposition de Thomas Piketty le renforce au contraire, en octroyant à l’un et aux autres des pouvoirs législatifs concurrents. Mais surtout, la proposition déshabille les assemblées nationales, dont certains des députés obtiendraient de participer directement aux décisions de l’Union européenne tout en faisant perdre au parlement dont ils sont issus son pouvoir de « veto » en dernier ressort sur ces mêmes décisions. Une telle chose pourrait permettre d’éviter des situations de blocage qui basculent dans le rapport de force lorsque les parlements nationaux s’opposent entre eux – à l’image du Bundestag et la Vouli lors de la crise grecque – elle est cependant incompatible avec un principe de souveraineté nationale qui demeure, même symboliquement. Elle serait dûment rejetée.

“S’il est bon de chercher à placer les parlementaires nationaux au cœur des décisions européennes, la proposition – très française – du T-dem semble oublier que, dans les démocraties parlementaires de notre péninsule, ils le sont déjà”

Par ailleurs, s’il est bon de chercher à placer les parlementaires nationaux au cœur des décisions européennes la proposition – très française – du T-dem semble oublier que, dans les démocraties parlementaires de notre péninsule, ils le sont déjà : les parlementaires allemands, néerlandais ou encore autrichiens donnent expressément mandat aux ministres des finances de leur pays avant les réunions de l’Eurogroupe, comme ils valident les décisions prises par ces mêmes ministres au sein du Mécanisme Européen de Stabilité (MES), l’organisation intergouvernementale créée en 2012.

Enfin, pourquoi y aurait-il un « conflit » à régler entre le Parlement européen et les parlements nationaux ? Chacun possède une légitimité qui, sans être équivalente, doit être libre de s’épanouir. La capacité de l’un et des autres à incarner une expression démocratique n’est pas transférable et doit être préservée des manœuvres. Comme les arrangements institutionnels et l’officialité sont impuissants face à l’ineffable, la légitimité ne se décrète pas. Le Parlement européen devra continuer de remplir un rôle circonscrit. Mais pour que joue la politique en Europe et que les décisions prises par l’Union se rapprochent des citoyens, les parlements nationaux doivent conserver ou retrouver, peut être au détriment de l’efficacité, le pouvoir de décider en dernier ressort et celui de connaître et légiférer sur les questions qui encadrent ensuite les politiques nationales.

 

[1] Émanation informelle du conseil des ministres de l’Union européenne, où siègent les ministres des finances de la zone euro.

Crédit photo : ©Sue Gardner / Wikimédia Commons

Bruno Le Maire, un ultra-libéral décomplexé à l’économie

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Bruno le Maire © Aron Urb (EU2017EE). Estonian Presidency. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Bruno Le Maire, député LR de l’Eure et candidat déçu de la primaire de la droite et du centre en 2016, a été nommé ce mercredi 17 Mai au ministère de l’économie par Emmanuel Macron. Si les tweets contre le Mariage pour Tous de Gérald Darmanin, nouveau ministre de l’Action et des Comptes publics, et la nomination d’une ancienne DRH proche des milieux patronaux au Ministère du Travail ont beaucoup fait réagir et à raison, la nomination de Bruno Le Maire à Bercy est restée peu ou pas commentée. Plus que le symbole de la véritable ligne politique et économique de droite d’Emmanuel Macron, la vision qu’à Bruno Le Maire de l’économie et du monde du travail a de quoi nous inquiéter.

Cap sur le modèle antisocial allemand

En 2011 dans un entretien accordé aux Inrocks, alors qu’il était Ministre de l’Agriculture de François Fillon, Bruno Le Maire s’insurgeait contre l’idée que la France puisse prendre le tournant du fameux « modèle allemand ». Il répondait alors aux attaques du Parti Socialiste qui accusait le gouvernement dont il faisait partie d’en prendre la voie. Bruno Le Maire pointait alors lui-même les incohérences et les conséquences du modèle allemand : « [Cela] ne veut pas dire adopter le modèle allemand, qui a de gros défauts : une population active avec beaucoup de travailleurs pauvres ; l’absence de salaire minimal. Tout cela n’est pas acceptable pour nous. ». Chose rare, puisque de Nicolas Sarkozy en 2012 à François Fillon en 2017, cette droite patronale a eu à cœur d’ériger le modèle allemand en solution pour sauver le pays du marasme économique.

Même s’il a pu réfuter cet engagement sur la voie du modèle allemand, la famille politique de laquelle il est issu, mais aussi et surtout le programme qu’il a dévoilé dans le cadre de la primaire de la droite et du centre fin 2016 ne laissent aucun doute. En plus de dire sans le moindre complexe qu’il « rigole » quand on lui parle du modèle social français, il a aussi avancé des mesures qui rappellent à s’y méprendre le « modèle » qui sévit outre-Rhin : il proposait des mini-jobs pour une maxi-précarisation . Bruno Le Maire mettait ainsi en avant les mal nommés « emplois-rebonds », des contrats précaires d’un an non-renouvelables, rémunérés 5€ nets de l’heure, pour une durée de travail maximale de 20h par semaine soit une rémunération de 433€ nets par mois.

Si on ajoute aux propositions de Bruno Le Maire la démarche de Macron qui prône l’ubérisation de la société, c’est-à-dire la rémunération à la tâche, sans protection ni droits sociaux, en bref un retour au monde du travail du XIXè siècle : oui, on peut l’affirmer, le nouveau gouvernement a mis le cap sur un modèle profondément antisocial.

Céder aux demandes du grand patronat

Non content de vouloir créer de nouvelles formes de contrats précaires, Bruno Le Maire est aussi le candidat parfait pour répondre aux exigences du grand patronat, il n’est donc pas très étonnant de le retrouver dans le gouvernement d’un nouveau président adoubé par le MEDEF.

En effet il s’était déjà prononcé en faveur d’un dialogue social à sens unique. Dans son programme de candidat à la primaire de la droite et du centre Bruno Le Maire dénonçait les « blocages par les syndicats », citant les grèves à la FNAC contre la mise en place du travail le dimanche, ou le passage aux 39h payées 37 chez Smart, pourtant obtenues d’une courte majorité par la direction de Smart au prix d’un odieux chantage à l’emploi. C’est donc ce modèle de dialogue social que promeuvent non seulement Bruno Le Maire, mais aussi Emmanuel Macron et le MEDEF. La loi travail prévoyait déjà ce genre de consultations d’entreprise sur le temps de travail, court-circuitant ainsi les syndicats et instaurant un rapport de force inégal entre patronat et salariés. Avec la nouvelle loi travail que le nouveau gouvernement espère faire passer par ordonnance cet été, il y a fort à parier que ce genre de dispositifs seront étendues.

Autre point d’accroche entre Bruno Le Maire et les attentes patronales : la baisse des charges des entreprises. Bruno Le Maire annonçait déjà dans son programme de candidat vouloir baisser l’impôt sur les sociétés pour un manque à gagner pour l’État de 5 milliards d’euros, mesure qu’il partage avec le programme défendu par Emmanuel Macron pendant la présidentielle. Mais plus important Bruno Le Maire s’était annoncé favorable tout comme le nouveau président à une pérennisation du CICE en une baisse des charges des entreprises. À toutes fins utiles rappelons que le CICE, mis en place pendant le quinquennat de François Hollande, a coûté 48 milliards à l’État en faveur des entreprises, sans avoir pourtant permis la création d’emplois qui étaient annoncées.

Enfin, dernier point de convergence et non des moindres entre Bruno Le Maire et Emmanuel Macron : baisser la fiscalité sur la finance en baissant la taxation sur les plus-values et les dividendes. Cette mesure qui figurait aux programmes de Bruno Le Maire et d’Emmanuel Macron va dans le sens d’une baisse de la fiscalité pour les actionnaires, en dépit de la bonne santé de la bourse. Pas étonnant donc que le CAC 40 se soit envolé après l’arrivée d’Emmanuel Macron en tête au premier tour de l’élection présidentielle !

Avec Emmanuel Macron, le socialiste de Schröedinger, à la tête de l’État nous assistons aujourd’hui à une recomposition presque consensuelle autour de lui de tous les néolibéraux du Parti Socialiste et de la droite conservatrice traditionnelle. Une recomposition hors du clivage gauche/droite traditionnel et qui est dangereuse sur le plan social avec l’offensive programmée contre les droits sociaux, ainsi que sur le plan politique avec une stratégie assumée de faire de Marine Le Pen la principale adversaire et peut-être la future cheffe de l’opposition.

Crédits : Bruno le Maire © Aron Urb (EU2017EE). Estonian Presidency. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

 

Malraux : la légende du siècle

©Roger Pic. Licence : l’image est dans le domaine public.

Bien que nous commémorions les quarante ans de sa mort en novembre dernier, André Malraux (1901-1976) demeure une figure fascinante que l’on convoque autant en littérature qu’en politique. Gaulliste, résistant, aventurier, ministre de la culture, romancier, André Malraux est un personnage français incontournable du XXème siècle. « Entre ici, André Malraux, avec ton terrible cortège ! »

 

La naissance d’un héros-romancier

On sait peu de choses de l’enfance d’André Malraux qu’il ne confia presque pas à ses proches. Sa biographie connue, et racontée par des témoignages, commence, pour ainsi dire, en 1923 au Cambodge. Il est condamné pour vol et trafic de statues khmers qu’il vole dans les temples, mais est finalement relaxé. Puis il décide de monter L’Indochine, un journal anticolonialiste qui critique les injustices de l’empire français. De retour à Paris, il entre à la Nouvelle Revue Française (NRF) qui dicte la vie intellectuelle française de son temps où il se distingue aux cotés de Paul Valéry, André Gide et Pierre Drieu La Rochelle – lequel deviendra son ami. En 1928, il publie son premier roman, Les Conquérants, qui connaitt un grand succès de librairie. Son engagement politique se poursuit puisqu’il part à Berlin avec André Gide pour demander la libération du camarade Dimitrov aux Nazis, ce qu’ils n’obtiennent pas.

Bien qu’André Malraux, dans ses années-là, anime des réunions antifascistes à Paris et est une figure importante du parti communiste, son adhésion intellectuelle au marxisme reste floue et peu convaincante. Après l’intellectuel, c’est le chef de guerre. Depuis ses exploits militaires en Espagne où il organise une escadrille aérienne pour aider les Républicains, l’opinion publique voit en Malraux le personnage-narrateur des Conquérants qui participa aux révolutions chinoises, cadre du Guomindang, ce que les biographes contestent pourtant aujourd’hui mais que Malraux, de son vivant, n’avait jamais démenti.

« J’ai vu les démocraties intervenir contre à peu près tout, sauf contre les fascismes. » (L’Espoir)

En 1933, c’est la consécration littéraire du natif de Paris qui reçoit, pour la Condition humaine, le prix Goncourt. Livre qui narre la ferveur révolutionnaire des années 30, et plus particulièrement la révolution de Shanghai de 1927, le génie romanesque de Malraux se déploie tranquillement dans un tumulte inhumain de meurtres, de souffrances, de mensonges, mais aussi d’amour. Le triple cadre du roman — politique, métaphysique et éthique — donne une des plus grandes œuvres de la littérature mondiale. Cette tragédie historique, renforcée par l’écho de la Seconde Guerre mondiale et par celui des révolutions postérieures, parle d’une voix plus vive encore au XXIème siècle qu’à ses contemporains. Quatre années plus tard, Malraux publie L’Espoir (1937) qui raconte les commencements tumultueux de la guerre d’Espagne et la naissance d’une armée révolutionnaire. Plus que le paradoxe de l’illusion lyrique d’une révolution à réfréner et son désir d’apocalypse à maîtriser, ce livre met aussi en lumière les différents antifascismes que Malraux désire unir. Bien qu’il soit plus proche des communistes, il oublie quelque peu les trotskistes et méprise les anarchistes. Dans sa postérité, ce roman se pose comme le livre du « sang de gauche », comme l’ont qualifié les spécialistes de Malraux. 

Le ministre gaulliste et la politique culturelle

L’indiscernable frontière entre la réalité et la fiction se retrouvera dans toute l’œuvre d’André Malraux. Bien que dans les Noyers de l’Altenburg (1943) et dans ses Antimémoires (1967), il s’auréole de bravoure durant la débâcle de 1940, des témoignages externes euphémisent l’héroïsme dont il aurait fait preuve. En réalité, il s’était retiré dans le Midi de 1940 à 1944, protégés par les services spéciaux anglais ; il ne s’engage dans la Résistance qu’en mars 1944 seulement, sous le nom de colonel Berger.

En 1945, il rompt définitivement avec les communistes et entre dans le gouvernement du général de Gaulle en tant que Ministre de l’Information, avant de le quitter à nouveau en 1946 pour fonder le RPF avec le général. En 1958, de Gaulle revient au pouvoir et nomme André Malraux ministre-délégué et porte-parole. Charles de Gaulle l’envoie en voyage pour rencontrer les grands chefs d’État (Mao Zedong, Nehru, …). Du fait de la révolte de mai 68, et de la renonciation du général à ses fonctions un an plus tard, Malraux décide de partir. Il ne sera resté qu’un second rôle dans le film politique du gaullisme.

Également théoricien de l’art, sa conception guidera sa politique. Pour Malraux, la culture est surtout la rencontre vivante avec l’art et remplit une fonction métaphysique : celle de relier les hommes et les civilisations. Elle doit également orienter les politiques. Comme il considère que l’art délivre de l’histoire et qu’il se présente comme une réponse à la mort, il souhaite en faire bénéficier tout le monde : c’est la naissance de la démocratisation culturelle.

« L’œuvre d’art n’est pas seulement un objet mais une rencontre avec le temps »

Pour mieux comprendre comment Malraux conçoit la démocratisation culturelle, il faut se pencher sur sa conception kantienne de l’art. En fait, elle est définie comme la jouissance éprouvée devant l’œuvre par la subjectivité du jugement de goût. L’œuvre établit une communication qui a un pouvoir sur le psychisme du récepteur. L’art a la possibilité, par la conjugaison d’un regard et d’une sensibilité subjectifs, de transformer en conscience une expérience. C’est cette notion de « rencontre » qui rend possible la convergence des langages de l’éphémère et de la vérité, ce qui permet « le partage de l’héritage » : telle est la mission culturelle. En effet, le ministre chargé aux affaires culturelles devait rendre possible cette « rencontre » ; il espérait même que la culture ait ce pouvoir de fonder un sentiment d’appartenance commune, de donner l’envie d’un vivre-ensemble, et de partager les mêmes valeurs et les mêmes croyances.

La démocratisation culturelle se donnait l’objectif de toucher le plus grand nombre de Français possible. Mais, lorsqu’elle fut développée dans les années 1960, elle demeura indépendante des modalités de l’organisation sociale et politique de la société dans laquelle cette démocratisation devait s’inscrire. Effectivement, elle remplit un objectif sur deux. La démocratisation culturelle parvint à contrer, par la diffusion massive d’œuvres culturelles, l’inégalité géographique d’accès à l’art et mit fin au « désert culturel » de la province. Mais l’inégalité sociologique demeure.

Malraux faisait confiance à l’universalité de l’art, mais il rencontra des difficultés à abattre le mur sociologique. Si Malraux a échoué — et où le ministère de la culture échoue toujours — c’est parce que leur politique de diffusion se fonde sur une mauvaise stratégie. Cette stratégie parie sur le choc que produit l’œuvre d’art sur son récepteur, choc loin d’être immédiat si l’attention n’est pas cultivée par une contemplation de l’objet-art relativement longue. Le choc, donc la contemplation artistique, s’éduque : il faut éduquer les conditions pour que la « rencontre » ait lieu. Or, les politiques culturelles ne se sont développées qu’à travers un prisme normatif qui a classé et hiérarchisé les pratiques culturelles — et donné, de surcroît, du crédit à l’existence d’une culture dominante comme instrument de domination. Si les politiques culturelles, depuis la mort d’André Malraux, ont subi des modifications importantes, les principes fondateurs se sont pourtant cristallisés et n’ont, pour l’instant, jamais été remis en question.

« L’héritage culturel n’est pas l’ensemble des œuvres que les hommes doivent respecter mais de celles qui peuvent les aider à vivre. […] Tout le destin de l’art, tout le destin de ce que les hommes ont mis sous le mot culture, tient en une seule idée : transformer le destin en conscience » (Discours de 1936)

 

La renaissance partielle de Malraux 

Malraux n’aura jamais écrit que trois romans — Les Conquérants, La Condition humaine, et L’Espoir — qui sont rapidement compilés dans la collection de La Pléiade, il devient donc le premier romancier à être publié de son vivant dans cette prestigieuse collection. Après la guerre, il décide de se consacrer à la théorie de l’art et à ses mémoires (sic).

Très absent de la scène médiatique entre 1957 et 1969, ses soutiens de gauche le délaissent, il sera désormais un paria, vu comme un Chateaubriand qui se serait trompé de siècle. Il se relance dans l’écriture avec obsession et désespoir. La mort de sa femme, Louise de Vilmorin, le plonge dans la dépression et l’alcool : il est pris en charge à la Salpêtrière en 1972 où il écrit Lazare.

La sortie de ses Antimémoires est un réel évènement politico-littéraire puisqu’il mêle, dans un style plus libre, fleuri, une chronologie non-linéaire et les souvenirs avec la fiction. Les dialogues avec Nehru, de Gaulle et Mao sont sublimés et n’ont pas la vocation de réalité. Ses Antimémoires sont suivies d’un autre ouvrage, La Corde et les souris, et le tout augmenté d’Oraisons funèbres. Cette œuvre, compilée sous le nom Le Miroir des Limbes, réinvente les genre romanesque et autobiographique et les questionne dans une œuvre où mémorialiste et romancier se confondent. Son ami Pierre Drieu La Rochelle dira : « ce n’est pas Malraux, c’est la figuration mythique du soi ». On entendra souvent dire que Malraux fut mythomane ; en fait, s’il ne voulait pas exposer sa réelle biographie par question de pudeur, il était tout de même très attentif à l’image qu’il renvoyait de lui-même.

« […] il entrait dans un monde où la vérité n’existait plus. Ce n’était ni vrai ni faux, mais vécu » (La Condition humaine)

Quant à ses théories sur l’art, elles inventent un nouveau concept du livre d’art. En effet, l’histoire de l’art malrucienne ne tombe jamais dans le spirituel, dans le sacré religieux, mais pose enfin l’inexistence divine, l’agnosticisme artistique, par la reproduction photographique de l’art universel — qui n’avait jamais été questionnée avant Walter Benjamin — : en somme, une histoire de l’art ultra-moderne, non pas, justement, du point de vue de la création, mais de la réception de l’art. Selon Malraux, notre époque ayant écarté la notion de sacré, ce que Weber appelle le « désenchantement du monde », l’art permet de prendre conscience de son sens intrinsèque, créé un monde irréductible à celui du réel et devient un « anti-destin », une réponse donnée à la mort.

« Nos dieux sont morts et nos démons bien vivants. La culture ne peut évidemment pas remplacer les dieux, mais elle peut apporter l’héritage de la noblesse du monde » (Antimémoires)

Il se fait définitivement connaître du grand public en 1972 lors de son passage à la radio, émission de neuf heures consécutives intitulée La légende du siècle où Malraux joue un rôle quasi hugolien de maîtrise des nouveaux médias. On observe d’ailleurs un parallèle avec de Gaulle et son utilisation des médias avec la publication des derniers livres de Malraux (L’Intemporel et L’Homme précaire) dans lesquels il propose une réflexion complète sur les pouvoirs de l’audiovisuel et les mutations que les médias entrainent. Aussi, en 1971, lorsque de Gaulle décède, Malraux décide de lui consacrer un hommage par la publication des Chênes qu’on abat, qui recueille des dialogues avec le général et s’impose comme le réel testament du gaullisme : la décolonisation, l’impulsion donnée au Tiers-monde, l’indépendance nationale, la tradition jacobine et le sens de l’universel.

L’année de sa mort, il publie le dernier volume de La Métamorphose des dieux et La Corde et les souris qui vient clôturer Le Miroir des limbes, il retouche sans cesse ses œuvres et n’aura jamais été aussi productif. En 1976, il est hospitalisé d’urgence pour cancer de la peau et décède le 23 novembre. Ses cendres seront transférées au Panthéon sous l’impulsion de Pierre Messmer en 1996.

André Malraux fait partie de ces rares intellectuels qui, si nous ne les avions pas eus, nous manqueraient : on ressentirait un vide sans pouvoir le nommer, que ce soit dans l’espace littéraire, politique ou théoricien. La meilleure des manières de lui rendre hommage politiquement serait de reprendre, enfin, le grand chantier culturel qu’il avait entrepris et de faire tomber le mur sociologique. Et la meilleure des manières de lui rendre hommage culturellement serait de continuer d’aller chercher l’art, non pas seulement dans les musées et les bibliothèques, mais au plus profond de soi-même, pour aller à sa « rencontre » et sceller enfin l’union de l’homme d’avec sa civilisation.


Sources : 

Images : ©Roger Pic. Licence : l’image est dans le domaine public.

 

Poursuivre la bataille culturelle

Le second tour de l’élection présidentielle verra s’affronter Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Les résultats définitifs du premier tour étant désormais connus, il convient de tirer les premiers enseignements de ce scrutin : un mouvement de fond est en cours à gauche. Il s’agit désormais d’amplifier et de poursuivre la bataille culturelle qui a été engagée.

Les acquis de la campagne

Pour justifier le résultat désastreux, mais tout à fait logique, de leur candidat, un certain nombre de responsables socialistes ont mis en avant une campagne où l’on aurait pas parlé du fond, où les affaires auraient primé sur le reste et sur les questions cruciales pour le peuple français. S’il est certain que les affaires ont occupé une partie du débat, il n’en reste pas moins que d’autres thèmes ont été abordés, et que cette campagne a permis de poser, à gauche, des enjeux nouveaux et structurants pour l’avenir.

D’une part, les affaires sont un thème de campagne aussi important que les autres, dans la mesure où elles ont permis de mettre dans le débat public un sentiment partagé depuis longtemps par un certain nombre de Français : la classe dirigeante est corrompue, milieux d’affaires et élites politiques s’entendant systématiquement sur le dos d’un peuple qui voit ses conditions de vie se dégrader peu à peu. L’affaire Fillon, mais aussi les nombreuses sorties indignes de Macron ainsi que les agissements frauduleux du Front National au Parlement Européen ont permis de montrer ce que chacun savait depuis un moment : de gauche ou de droite, les hommes politiques qui nous gouvernent sont avant tout mus par l’appât du gain.

D’autre part, cela a pleinement justifié le tournant populiste opéré par Jean-Luc Mélenchon et son mouvement, la France Insoumise. Toute sa communication reposait sur le fait d’opposer un « nous », le peuple qui trime, à un « eux », une caste corrompue qui s’accroche désespérément au pouvoir. Loin de renier les marqueurs historiques de la gauche, il s’agissait de les adapter à un contexte de nouveau, où les marqueurs sociaux sont de plus en plus flous et où la classe moyenne disparaît. De ce point de vue, le tournant populiste est une réussite au moins partielle : en manque de repères depuis l’affaiblissement du PCF, une partie des classes populaires a pu s’approprier une grille de lecture nouvelle pour penser les antagonismes qui traversent notre société. Le score élevé de Jean-Luc Mélenchon en témoigne, ainsi que celui de Marine Le Pen, mais pour d’autres raisons.

Mais l’autre enjeu structurant qui a émergé au cours de la campagne est celui de la souveraineté nationale et populaire, à travers la question européenne. Les médias dominants, dans leur bienveillance habituelle à l’égard des candidats qui leur déplaisent, ont vivement critiqué l’émergence d’un pôle « europhobe » constitué par Mélenchon, Le Pen, Dupont-Aignan et Asselineau. Outre le fait que rassembler ces candidats sous une même étiquette n’a aucun sens puisqu’ils développent des visions bien différentes de la souveraineté et de la Nation (civique pour la France Insoumise, plus ethnique et essentialiste pour la droite et l’extrême-droite), ce prétendu pôle rassemble, d’après les résultats du premier tour, près d’un électeur sur deux. Si le rejet de l’UE prôné par le Front National n’est pas une nouveauté, l’aspect qui nous intéresse ici est la vision européenne portée par la gauche radicale. En effet, on a vu réémerger au cours de la campagne un euroscepticisme de gauche, porté par la France Insoumise, là où là nécessaire reconquête de la souveraineté nationale pour mener une politique de progrès social était devenue, depuis les années 90, un véritable tabou pour une grande partie des mouvements à gauche du PS. Avec le Plan B pour une sortie de l’UE, la parole s’est libérée à gauche, et les idées de souveraineté recommencent à y émerger : c’est le point de départ essentiel d’une lutte efficace pour enrayer la montée de l’extrême-droite.

Quelles perspectives au second tour ?

Pour les électeurs de la gauche dite radicale, les résultats du premier tour ont fait émerger des sentiments contradictoires. D’abord une certaine joie, dans la mesure où Mélenchon a réalisé un score très élevé et semble en passe de réussir à précipiter le PS dans l’abîme. Mais aussi, dans un second temps, une certaine amertume : portés par les sondages, un certain nombre de militants espéraient voir leur candidat et surtout leurs idées au second tour de l’élection présidentielle. Il n’en fut rien. Dès lors, que faire dans un second tour où deux candidats obsédés par l’argent, l’un ultra-libéral et l’autre ultra-réactionnaire, se disputent la première place ?

La réaction de Mélenchon et de la France Insoumise semble saine et juste. En effet, ils n’ont pas cédé aux sirènes usées du front républicain, conscients qu’un appel à voter Macron serait un reniement total de tous leurs engagements passés. Mais ils n’ont pas non plus renvoyé dos à dos Macron et Le Pen : il s’agissait seulement d’affirmer que soutenir le premier favorisait la victoire de la seconde en 2022. Dès lors, les électeurs de Mélenchon sont libres, et seront appelés à se prononcer sur le site internet du mouvement. Toutefois, au-delà des consignes de vote éventuelles que le mouvement pourra donner, un sentiment domine chez ces électeurs : la volonté de ne pas voter Macron, ni Le Pen, afin que le candidat d’En Marche dispose de la légitimité populaire la plus faible possible. Il s’agit donc, par l’abstention ou le vote blanc, d’entamer la lutte et de poser des jalons pour l’après-présidentielle, a fortiori dans la perspective d’élections législatives qui s’annoncent très incertaines.

Les élections législatives seront en effet l’enjeu central des prochaines semaines : de ce point de vue, il s’agira pour la gauche radicale de transformer l’essai, ce qui s’annonce difficile entre un PS en décomposition, un FN en pleine ascension, une droite aux abois et des partisans de Macron qui seront présents partout et portés par le bon score de leur candidat. Sans agiter la vieille marotte de l’unité à tout prix, il faudra toutefois que les diverses forces en présence discutent et parviennent à s’entendre : candidats portés par la France Insoumise, militants communistes, socialistes en rupture avec le PS, sans rien renier des particularités de chacun. C’est à cette condition, en conciliant la dynamique de la France Insoumise et l’ancrage territorial encore fort des communistes, que l’Assemblée Nationale pourra se doter d’un pôle radicalement de gauche, qui pourra faire face aux projets funestes de Macron.

A plus long terme, la nécessité de poursuivre la bataille culturelle

On l’a vu, le logiciel d’une partie de la gauche radicale s’est profondément renouvelé à l’occasion de l’élection, et cela a permis une clarification nette : le Parti Socialiste n’est plus l’élément central de la gauche française, et il va désormais falloir amplifier la bataille pour que les idées de souveraineté, d’anticapitalisme et d’écologie s’imposent définitivement dans l’espace laissé vacant. L’existence d’une gauche forte, sûre d’elle tant sur le plan programmatique que militant sera indispensable dans la nouvelle période politique qui s’ouvre. En effet, la géographie électorale du premier tour montre que la percée de Jean-Luc Mélenchon se fait surtout dans les territoires urbanisés et partiellement dans les quartiers populaires. En parallèle, le FN confirme son ancrage dans les zones périurbaines, plus rurales, et progresse dans une partie des quartiers populaires. Pour reprendre la grille d’analyse proposée par le géographe Christophe Guilluy, on peut dire que la France périphérique reste en partie acquise au Front national, même si Mélenchon semble y avoir progressé.

Il s’agira donc de mettre fin à l’hégémonie idéologique et culturelle du FN dans ces territoires. Pour ce faire, la campagne du premier tour a tracé des pistes qu’il faudra continuer à explorer et à approfondir pour renouer avec tous ceux d’en bas face à la classe dirigeante, y compris dans les territoires ruraux. Il s’agira de continuer à développer une vision de gauche de la République, de l’universalisme, de la laïcité, de poursuivre le travail d’argumentation pour une sortie de l’UE par la gauche, mais aussi de poursuivre les analyses et les propositions en faveur de la ruralité et de l’agriculture. Des chantiers vastes, nombreux, complexes, pour une bataille au sein de laquelle lvsl.fr entend modestement contribuer. C’est à ce prix que l’on fera chuter le libéralisme et l’extrême-droite, pas en allant voter Macron dans deux semaines.

Crédit photo:

https://fr.news.yahoo.com/carte-election-pr%C3%A9sidentielle-d%C3%A9couvrez-r%C3%A9sultats-premier-tour-commune-200402455.html

Election présidentielle : Quel candidat pour les droits des femmes ?

Le premier tour des élections présidentielles arrivant à grand pas, un point sur les propositions des principaux candidats dans le domaine du droit des femmes s’impose. Alors qui propose quoi ?

Ceux qui régressent :

Marine Le Pen – Candidate FN

La citation qui fait mal : « Je n’ai jamais changé de discours sur la question du voile. J’ai dit et je redis que le voile n’a pas sa place dans la sphère publique en France. »

Depuis quelques mois, Marine Lepen ne cesse de prôner un intérêt particulier pour les droits des femmes. Prendrait-elle les féministes à ce point pour des idiotes ? Zoom sur les propositions et les petites manies du FN :

Le FN a pour habitude de ne pas prendre trop au sérieux les violences contre les femmes, ou l’égalité femmes-hommes de façon générale : vote contre les lois sur le harcèlement sexuel, contre la loi proposant des mesures assurant la bonne santé sexuelle des adolescents et adultes, vote contre la loi sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui, entre autre, incitait les pères à prendre des congés parentaux… Rappelons-nous ensuite du rejet du parti face au droit à l’avortement ; Marion Maréchal Le Pen qui souhaite couper les subventions des plannings familiaux, sa tante qui insiste sur un déremboursement des frais d’IVG, etc. Ainsi, les femmes ayant les moyens pourraient avorter mais les plus précaires seraient condamnées à subir une grossesse qu’elles ne souhaitent pas. La candidate et sa nièce parlent « d’avortement de confort » ; expression abjecte laissant entendre que les femmes seraient des irresponsables qui prennent l’avortement pour une simple contraception. Aymeric Chauperade, ayant quitté le FN depuis, est même allé jusqu’à parler de l’avortement comme d’une « arme de destruction massive contre la démographie européenne ».

Dernièrement, Marine Le Pen tentait de modérer ses propos sur le sujet, mais nous n’avons pas la mémoire courte. En 2015, le FN votait contre le projet de modernisation du système de santé, qui consistait à renforcer le droit à l’avortement et supprimer le délai de réflexion de sept jours précédant l’IVG.

Qu’en est-il du programme du FN pour 2017 ?
La « grande proposition » de ce programme concernant le sujet, est celle du salaire maternel. Il s’agirait là d’un revenu que l’on accorderait aux femmes qui restent au foyer pour s’occuper de leurs enfants. Ainsi, le message est clair : dans un pays qui connaît un fort taux de chômage, un retour des femmes dans leurs maisons libérerait de l’emploi. Après tout, leur place n’est-elle pas auprès de leurs enfants, à s’occuper des tâches ménagères et de la cuisine ?

Le programme du Front National s’oppose aussi fortement à la parité, considérée comme une forme de « discrimination inversée ». Le parti et sa candidate assènent régulièrement que la principale menace pour les droits des femmes est la présence de musulmans radicaux en France. Ainsi, on peut facilement deviner que derrière un soudain intérêt pour l’égalité femmes-hommes, en incohérence totale avec les propositions du programme et les habitudes du parti, se cache en réalité une volonté de réprimer le port du voile et, de manière plus générale – ce qui se rapporte à la religion musulmane.

Pour finir, remarquons que beaucoup de sujets ne sont ni abordés ni développés ; c’est le cas, pour ne citer qu’eux, du harcèlement sexuel, des violences conjugales, des possibilités d’hébergements pour les femmes qui en sont victimes, de l’éducation des enfants à l’égalité des genres… Mais qui cela étonne-t-il vraiment ?

François Fillon – candidat Les Républicains

La citation qui fait mal : « […] la France n’est pas un pays à prendre comme une femme ».

Les droits des femmes englobent bon nombre de sujets, mais l’un des premiers qui vient à l’esprit est le droit à disposer de son corps. Quand François Fillon s’exprime sur l’avortement, il est bien difficile d’en dégager une position claire et affirmée. D’abord, il avait dit être « choqué » du terme « droit fondamental » en parlant du droit à l’avortement, puis avait déclaré qu’il ne reviendrait pas dessus, en ajoutant cependant que sa foi et ses convictions personnelles le poussaient à désapprouver un tel droit. Il affirme ne pas vouloir remettre en question le droit avortement mais – à titre personnel – en condamne le recours. Une position ambiguë.
Comme si ça ne suffisait pas, Madeleine de Jessey, secrétaire nationale de LR, et membre de son équipe de campagne, exprime un soutien clair à la Marche Pour la Vie (manifestation qui porte mal son nom quand on connaît le nombre de décès qui suivent un avortement illégal)…

Tweet de François Fillon après les diverses agressions sexuelles de Cologne

Marine Le Pen n’est pas la seule a instrumentaliser les droits des femmes pour mieux attaquer les musulmans. En effet, l’été dernier, Fillon s’était placé en fervent défenseur des droits des femmes pour pouvoir prôner l’interdiction du burkini, vêtement qui a plus été aperçu dans les journaux que sur les plages.
Depuis quand la libération des femmes se fait elle par l’interdiction ? Que l’on puisse considérer que le voile est un outil d’asservissement des femmes est compréhensible – et que l’on lutte pour empêcher l’obligation de le porter dans les pays où elles n’ont pas leur mot à dire est juste – mais nous n’avons encore jamais vu François Fillon lutter contre le port de la minijupe, l’épilation, ou le maquillage, qui sont pourtant aussi des formes de contrôle du corps et d’asservissement des femmes.

Le programme de Fillon pour 2017 comporte la mention d’un « renforcement des dispositifs de signalement du harcèlement sexuel dans les entreprises », qui n’est cependant détaillé nulle part. Si le candidat de Les Républicains semble accorder un minimum d’importances aux violences contre les femmes, il reste difficile de croire en un homme qui promettait, lorsqu’il était encore premier ministre, plus de structures d’accueils pour les femmes victimes de violences… lesquelles n’ont jamais vu le jour.

Celui qui parle pour ne rien dire :

Emmanuel Macron – candidat En Marche

La citation qui fait mal : « Il y a dans cette société [en parlant des abattoirs Gad] une majorité de femmes. Il y en a qui sont, pour beaucoup, illettrées. »

Macron reste particulièrement énigmatique dans l’ensemble de son programme. Mais entre les fillonistes dégoûtés du Penelope-Gate, et les sympathisants de Valls – qui ne voteront pas Hamon – il est déjà bien placé dans la course. Alors pourquoi parler de programme quand on peut si bien profiter d’un concours de circonstances ?
Cela dit, depuis le début de sa campagne le candidat ne cesse de parler de féminisme, d’égalité, et surtout de parité : il énonce par exemple l’importance d’un gouvernement qui respecterait la parité et songe même à donner la place de Premier Ministre à une femme. Néanmoins, on remarquera que les femmes ne se bousculent pas autour de Macron… à part Brigitte Trogneux – son épouse – il n’est entouré presque uniquement que par des hommes. Tout cela ressemble surtout à un « coup de com’ ». Par ailleurs, l’idée de parité existe déjà depuis 1999. Macron voudrait-il donc qu’on l’applaudisse parce qu’il propose de respecter la loi ? Enfin, il ne présente aucune analyse des raisons pour lesquelles la parité puisse être difficile à respecter (éducation des enfants, difficulté pour les femmes d’accéder à des études ou métiers considérés comme techniques, mauvaise répartition des tâches ménagères au sein du couple – qui laisse plus de temps libres aux hommes qu’aux femmes…).

Le 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, il a dit dans son discours : « je crois en l’altérité », cherchant ainsi à glorifier les femmes pour leurs différences, selon l’idée qui veut qu’hommes et femmes soient des êtres qui se complètent. Macron devait être trop occupé à crier au monde son amour pour le féminisme pour effectuer quelques recherches sur la question et s’apercevoir que la différenciation est le premier pas vers la discrimination (qui n’a jamais entendu que, les femmes et les hommes étant différents, il était normal qu’ils aient des droits différents ?). Alors, à son histoire d’altérité et de complétude, répondons lui que les femmes ne veulent compléter personne. Nous ne sommes pas là pour mettre en avant les hommes et rester dans l’ombre !
Gardons aussi en mémoire que la loi Macron, promulguée en août 2015, s’attaque – entre autre – au travail du dimanche, faisant ainsi des femmes (qui occupent majoritairement les emplois concernés) les premières victimes de sa politique. Ainsi, quand Macron nous parle de parité à tort et à travers et s’autoproclame féministe, on a le droit d’être un peu sceptique. 

Ceux qui veulent avancer :

Benoît Hamon – candidat PS

La citation qui fait du bien : « Si une femme décide de porter le voile librement, et bien au nom de la Loi 1905, elle est libre de le faire ».

Avant tout, notons que le bilan du PS en matière de droit des femmes est assez maigre.
Malgré quelques tentatives d’amélioration (les victimes de violences conjugales peuvent conserver le logement même s’il n’est pas à leur nom, l’allongement de l’ordonnance de protection…), le parti a plutôt laissé à l’abandon ce domaine. On peut légitimement se demander comment faire confiance à un homme politique qui porte l’étiquette d’un parti qui a montré peu d’intérêt pour les droits des femmes.

Cependant, Hamon réussi à se démarquer – aussi bien par son attitude que par son programme. On se retrouve enfin face à un candidat qui ne surfe pas sur le féminisme pour légitimer des idéologies anti-musulmanes. L’intérêt de Benoit Hamon pour les droits des femmes s’est noté, par exemple, lorsqu’il s’est prononcé en faveur de la libération de Jacqueline Sauvage.

Son programme, clair et cohérent, prend très au sérieux les violences contre les femmes. En effet, il suggère la création de 4 500 places d’hébergements spécialisés pour les victimes de violences, souhaite que les poursuites soient systématiques, les jugements plus rapides, et veut augmenter le délai de prescription du viol. Pour ce faire, il compte « doubler le budget du ministère des Droits des femmes », annonce-t-il sur Twitter.
Face aux difficultés d’accès à la contraception, Hamon veut multiplier les plannings familiaux sur l’ensemble du territoire. Ainsi, le programme semble vouloir répondre aux revendications féministes. En revanche, notons que Benoît Hamon, le 27 juin dernier, était absent lors du vote concernant l’amendement permettant de rendre inéligibles les députés accusés de violences contre les femmes. Il a expliqué cette absence en disant qu’il n’était pas au courant et en accusant les associations féministes de ne pas l’avoir prévenu… N’était-il pas censé se tenir au courant lui-même ?

Enfin, bien qu’il y’ait une volonté de redonner de l’importance aux questions qui concernent les femmes, certaines propositions économiques pourraient – même si ce n’est pas le but recherché – s’attaquer aux femmes. Loin du salaire maternel que propose le FN, le revenu universel pourrait tout de même précariser les femmes et les maintenir dans un rôle de mère au foyer.

Jean-Luc Mélenchon – candidat France Insoumise

La citation qui fait du bien : « il faut que chacun sache qu’il y’a des héros – ça on connaît – mais aussi des héroïnes, auxquelles on peut s’identifier. Vous les garçons, vous pouvez tous vous identifier mais mettez vous dans la tête d’une fille. Elle s’identifie à qui ? Blanche-neige ? »

Les positions de Jean-luc Mélenchon sur le féminisme ne manquent pas de précision ! Lors de son dernier meeting à Rennes, le candidat de la France Insoumise parlait de la représentation des femmes dans la littérature et du manque de personnages féminins. En tant que député européen, il a voté pour un grand nombre de propositions visant à réduire les inégalités entre hommes et femmes (dont, entre autre, le plan d’action sur l’émancipation des jeunes filles par l’éducation dans l’Union Européenne, la résolution sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes)… Son engagement féministe ne date visiblement pas d’hier, mais qu’en dit le programme de la France Insoumise ?

Avant toute chose, Mélenchon insiste sur la nécessité, face aux régulières remises en question du droit à l’avortement, de l’inscrire dans la Constitution. En réalité, c’est même un peu plus que ça. Il s’agit de constitutionnaliser le droit de disposer de son corps, ainsi que sa non-marchandisation. De cette façon, il réaffirme en plus l’interdiction de la GPA. Aussi, en réponse aux problèmes d’inégalités salariales, il propose d’augmenter les sanctions pour les entreprises qui n’appliquent pas l’égalité salariale. Mais Mélenchon ne s’arrête pas là. Il aborde aussi des thèmes nouveaux – en tout cas, en comparaison avec les autres programmes – comme sa volonté de diffuser de manière égale à la télévision les sports féminins et masculins, ou de réaffirmer les droits des femmes qui accouchent sous X à garder le secret de leur identité (ce qui est fréquemment remis en question). Enfin, le candidat souligne l’importance d’un changement d’état civil libre et gratuit. En effet, ce droit est revendiqué principalement par les femmes transgenres, trop souvent oubliées dans les luttes féministes.

Cependant on peut lui reprocher certains propos, comme lorsqu’il affirmait à la télévision qu’il savait lire dans les cerveaux des hommes alors que ceux des femmes sont inaccessibles. Cette idée perpétue l’éternel cliché de la femme qui ne sait pas ce qu’elle veut, qui a une attitude en incohérence avec ses propos. Un cliché très dangereux puisqu’il laisse entendre que les femmes ont besoin que d’autres prennent les décisions pour elles, ou que leur comportement déclenche des choses qu’elles ne veulent pas.

Il est indéniable que Mélenchon cherche à réserver une place importante aux droits des femmes, et son programme novateur le démontre.

Seuls deux candidats parmi les cinq principaux ont tenté d’accorder de la valeur au féminisme. Si le programme de Hamon et de Mélenchon semblent présenter de grandes similitudes dans ce domaine précis, on peut noter que celui de La France Insoumise ne se contente pas de mesures immédiates mais s’intéresse également à la façon dont les mentalités pourraient évoluer – notamment d’un point de vue social et culturel.

Crédits photo :

François Fillon: alnas.fr

L’extrême droite allemande (AFD) enlève son masque

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© Robin Krahl 

Lors d’une conférence donnée le jeudi 9 mars à Berlin, le nouveau parti d’extrême droite a dévoilé son programme politique. Les leaders de l’AfD ont annoncé les mesures dont le parti sera le porte-parole lors des prochaines élections qui auront lieu en septembre prochain. Sans grande surprise, celles-ci ne sont pas sans rappeler les propositions du Front National. Pour l’AFD, c’est un revirement par rapport aux propositions présentées lors du lancement du parti en 2013.

La sortie de l’Union Européenne 

La conférence a démarré sur ce postulat : « l’Allemagne n’est pas une démocratie ». L’idée majeure de l’AFD est de proposer la sortie de l’UE votée par les Allemands à l’aide d´un référendum afin que l’Allemagne « retrouve sa souveraineté ». A ses débuts, le parti s’était tout de même prétendu favorable à une intégration européenne dans le cadre des nations en se déclarant uniquement opposé à l’euro… tout en souhaitant conserver un marché commun. Le parti propose aussi d’introduire plus de référendums populaires sur le modèle suisse, ainsi qu’une regrettable réforme des institutions, ouvrant la porte aux interrogations : l’élection du Bundespräsident au suffrage direct par les citoyens, ainsi que la réduction des prérogatives des députés et du Chancelier. Actuellement, le Bundespräsident est élu par le Parlement et son rôle est celui d’un garant de la stabilité et de la continuité de l’Etat. Le système politique allemand a été décidé ainsi après la seconde guerre mondiale afin de prévenir toute nouvelle dérive d’un pouvoir trop personnel. La loi fondamentale (Grundgesetz) limite les pouvoirs du Président et les pouvoirs des députés du Bundestag et du Bundesrat. Que recherche réellement l’AFD en proposant cette réforme ? Il s’agit certainement d’une composante invariable de ce que les Allemands nomment le Rechtpopulismus, le populisme de droite qui revendique l’idée d’une personnalité forte à la tête de l’Etat.

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Frauke Petry, leader de l’AFP © Harald Bischoff

L’exclusion comme moteur politique et idéologique

De même que les frontistes français, les réactionnaires allemands prônent une politique dure et injuste envers les immigrés, et se font les chantres de la fermeture des frontières comme moyen de « protéger le pays » et d’« empêcher une invasion massive du système social ». La fermeture des frontières figure en tête de la liste du programme, le but de l’AfD étant de passer en dessous des 200.000 migrants par an (et une immigration basée sur des critères sélectifs), ainsi que d’interdire les regroupements familiaux pour les réfugiés. Alors que l’Allemagne a accueilli 890 000 réfugiés en 2015 et 280 000 en 2016, l’AfD propose de mettre fin à cette politique et souhaite diminuer l’accès au droit d’asile. En tant que proposition phare, figure aussi la reconduction à la frontière des criminels étrangers qui devront ainsi être emprisonnés dans le pays d’origine. Une dernière mesure phare concerne la déchéance de nationalité pour les immigrés binationaux coupables de crime. De plus, le parti songe à l’étendre aux Allemands ayant « des origines étrangères » sans apporter plus de précisions.

La question de l’Islam a aussi été longuement évoquée, l’AfD souhaitant interdire les cursus d’études universitaires sur l’Islam ou la théologie islamique (à l’instar des Gender Studies), ainsi que le port du voile dans les lieux publics, à l’école et à l’université. Marine Le Pen avait, elle aussi, fait part d’intentions allant dans le même sens. Selon l’AfD, l’intégration consiste à « plus qu’apprendre l’allemand », l’apprentissage et la promotion de la langue allemande occupant tout de même une grande place dans le programme politique, celle-ci étant définie comme le « centre de l’identité [allemande] ». Depuis ses débuts, le parti s’oppose radicalement au multiculturalisme et donne à la Leitkultur (voir l’article paru à ce sujet sur LVSLhttp://lvsl.fr/allemands-a-recherche-dune-identite-perdue) une définition se rapprochant du nationalisme exclusif. Il se positionne ainsi sur la même ligne que certains universitaires proches de la CSU et de la branche conservatrice de la CDU. Pour rappel, l’ex-CDU Friedrich Merz  avait expliqué que la culture de référence allemande (Leitkultur) devait “représenter un contre-poids” à la société multiculturelle. Position qui semble avoir été reprise par l’AfD. La communication du parti utilise aussi les même codes simplifiés et grossiers que le FN en France, en affublant certaines personnalités d’une burqa (représentation préférée des partis populistes de droite du “totalitarisme de l’Islam”) ou bien en éditant des tracts relatant des chiffres gonflés et établissant des parallèles douteux avec l’immigration et le chômage ou bien le terrorisme.

Et que vive l’armée !

En matière de défense, la restauration du service militaire pour « la protection et la puissance de la patrie » est proposée. D’une façon assez surprenante, l’AfD souhaite que les Etats-Unis restent un allié important et que l’OTAN reste une alliance de défense effective tout en refusant que les soldats allemands soient envoyés en mission pour les intérêts des « pays amis ». Ils doivent cependant pouvoir être mobilisés sous mandat de l’ONU. À ce méli-mélo incohérent s’ajoute la volonté dun « meilleur comportement » envers la Russie. L’AfD espère ainsi s’assurer la protection de l’Allemagne par des forces alliées étrangères, étant consciente de la faiblesse relative de la Bundeswehr qu’elle souhaite d’ailleurs « renforcer ». L’armée allemande est en effet peu dotée en effectifs et le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale reste un obstacle à toute tentative d’intervention militaire majeure (l’armée est totalement contrôlée par le Bundestag). Les récents exercices d’entraînement entre la police fédérale allemande et la Bundeswehr en cas d’attaque terroriste sont d’ailleurs largement relatés dans les journaux nationaux. Précisons aussi que l’AfD s’oppose à la construction d’une Europe de la Défense.

«L’Allemagne doit être fière de son passé»

Et si le pire était pour la fin ? Alors que le Front National – et la droite française en général – se plaisent à évoquer les « aspects positifs du colonialisme », l’AfD déclare, sans crainte, vouloir en finir avec la politique actuelle de mémoire du national-socialisme et « ouvrir l’histoire à de nouvelles possibilités » qui permettraient d’évoquer… les « aspects positifs de l’histoire allemande ». Il est assez douteux, de la part du parti d’extrême droite, de regrouper sous un même thème la critique de la mémoire du national-socialisme et la volonté de parler des points positifs de l’histoire allemande. Surtout lorsque cela figure sur un programme électoral. Mais encore récemment, il est possible d’entendre certaines personnes parler d’un ton naïf des « progrès en matière de transports sous Hitler, notamment pour les autoroutes ». Gruselig (effrayant), comme on dit en allemand. L’AfD n’est pas un parti “nazi” en tant que tel, mais parmi ses soutiens, certains le sont. Intervient alors le conflit entre la mémoire d’un fait ou d’une période historique, et de son utilisation dans la politique.

Une critique du monde post-idéologique ? 

La fin des idéologies – voire celle de l’Histoire – semble belle et bien n’être qu’une chimère. Car l’AfD, à l’instar du Front National, manœuvre et porte aussi un discours destinant à casser le clivage gauche-droite pour définir une nouvelle opposition entre les nationalistes et les pro-UE. La crise des réfugiés est à ce titre un motif concret prêtant à la construction d’une ligne idéologique correspondant à celle qui vient d’être détaillée est qui constitue le programme électoral de l’AfD. Merkel, en prétendant vouloir uniquement décider des mesures en ne faisant usage que du sacro-saint pragmatisme, donne en fait un sens idéologique à l’ouverture des frontières et du contenant à ce qu’est aujourd’hui l'”européisme” dont l’extrême-droite se sert pour se donner un contenu politique en “contre”. Et pour en terminer avec les idées reçues, l’AfD n’est ni un parti social, ni un parti qui se situerait “ni à droite, ni à gauche” de l’échiquier politique : ses idées sont réellement celles d’un renouveau du nationalisme allemand sur le modèle des autres partis nationalistes européens.

Pour retrouver le programme complet de l´’AfD : https://www.alternativefuer.de/programm/

Pour en savoir plus sur le système politique allemand : http://elections-en-europe.net/institutions/systeme-politique-allemand/

Crédits :

© Robin Krahl https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2015-01-17_3545_Landesparteitag_AfD_Baden-Württemberg.jpg

© Harald Bischoff https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Frauke_Petry_5187.jpg

Le retour de l’homme au couteau entre les dents

Les caricatures du sans-culotte assoiffé de sang et de l’homme au couteau entre les dents ont encore de beaux jours devant elles. A l’heure de la société médiatique, ces vieux procédés propagandistes ont été adaptés et remis au goût du jour, et servent toujours le même intérêt : discréditer la gauche de transformation sociale. Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Jean-Luc Mélenchon, trois personnalités politiques dont les tempéraments, les parcours et les projets de société sont pourtant bien différents, n’y échappent pas.

La bestialité de l’homme de « gauche radicale »

Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders sont les cibles régulières d’accusations plus ou moins voilées d’agressivité, de hargne, voire d’un penchant pour la violence, de la part de leurs adversaires politiques et médiatiques. C’est ainsi que les cadres du Parti Démocrate du Nevada s’étaient plaints de la violence des partisans de Bernie Sanders lors d’une convention démocrate et en avaient, à mots à peine couverts,  attribué la responsabilité à Bernie Sanders qui conduirait, selon eux, une campagne ayant un « penchant pour la violence » dans le cadre des primaires démocrates. Démenti catégorique de Sanders. S’ensuit un rétro-pédalage de la direction locale du Parti Démocrate… Plus tôt, c’était l’équipe de campagne de sa rivale, Hillary Clinton, qui déclarait s’attendre à un Bernie Sanders « agressif » à la veille d’un des débats télévisés entre les deux rivaux démocrates. Le soupçon ne se dissipera pas autour du sénateur Sanders… La fâcheuse habitude de la presse dominante d’illustrer ses articles de photos qui montrent les impétrants avec le regard hargneux, la bouche grande ouverte et le doigt rageur ou encore avec le cheveu hirsute, concourent à renforcer le soupçon de violence et véhiculent, dans l’opinion publique, une image proprement caricaturale des trois hommes de gauche.

Affiche d'un syndicat de petits et moyens patrons (1919)
Affiche d’un syndicat de petits et moyens patrons (1919)

L’image médiatico-politique qui se construit à leurs dépens nous renvoie inlassablement à l’image d’Épinal de l’homme au couteau entre les dents, la caricature diffamante dont les communistes faisaient l’objet pendant l’entre-deux-guerres. Les clichés ont la vie dure et, malgré la chute du bloc de l’Est, les médias dominants continuent de surfer sur la peur du communisme… Une étude conduite par des chercheurs de la London School of Economics, a, par exemple, montré que pendant les deux dernières semaines de campagne pour le leadership du parti Travailliste en 2015, Jeremy Corbyn avait été assimilé de manière péjorative à un communiste dans 42% des articles des 8 journaux de référence considérés. Jeremy Corbyn s’est pourtant toujours déclaré socialiste.

Affiche du British Conservative Party (1909)
Affiche du British Conservative Party (1909)

L’agressivité, la violence et la hargne sont autant de traits que l’on attribue à la bête sauvage dans l’imaginaire collectif. La bestialisation dont ils font l’objet permet à leurs adversaires de décrédibiliser de manière pernicieuse le courant politique tout entier qu’ils incarnent dans leurs pays respectifs. La colère populaire face aux injustices, dont ils entendent être les porte-parole, est alors présentée et traitée non pas tant comme l’expression politique d’un sentiment humain d’indignation, mais plutôt comme l’expression d’un bas instinct animal qu’il convient de réprimer. Ainsi, les positions anti-impérialistes et anti-OTAN de Jean-Luc Mélenchon et de Jeremy Corbyn leur valent des accusations persistantes d’accointance avec Vladimir Poutine pour le premier et avec le Hamas pour le second de la part du camp atlantiste. Par quel tour de force rhétorique leurs adversaires politiques et médiatiques arrivent-ils à insinuer une proximité idéologique entre ces deux partisans convaincus de la pertinence d’une société multiculturelle, de l’égalité homme-femme et des droits LGBT avec deux partis politiques aussi réactionnaires que Russie Unie et le Hamas ? L’explication est toute trouvée : leur penchant commun pour la violence et son utilisation en politique.

L’image du révolutionnaire sanguinaire associée à la « gauche de la gauche » en France

Au pays de la Grande Révolution de 1789, un imaginaire révolutionnaire sanguinaire s’est forgé depuis la restauration thermidorienne, et perdure encore aujourd’hui. La réduction de la Révolution Française à sa violence ne date pas d’hier et est typique de la pensée libérale comme le rappelle la journaliste Mathilde Larrère d’Arrêt sur images dans une leçon d’histoire à Thierry Ardisson et Karine Le Marchand.

Gravure de l'exécution de Louis XVI
Gravure de l’exécution de Louis XVI

Cet imaginaire fait de têtes sur des piques, de guillotines et de sang dans la Seine sert toujours à discréditer et écorner l’image des Montagnards d’hier et d’aujourd’hui. On peut citer en exemple le bien-nommé magazine “Capital” qui a publié, il y a quelques jours, un article intitulé “Impôt : la “révolution fiscale de Mélenchon s’annonce sanglante pour les plus aisés”. On se souvient également de Laurence Parisot qui, lors de la campagne présidentielle de 2012, n’a pas hésité à dépeindre Jean-Luc Mélenchon en « héritier de la Terreur ». En 2017, c’est au tour de Benoit Hamon de reprendre la vieille rengaine de l’ancienne patronne du MEDEF. En effet, suite à la demande de clarification de la part de Jean-Luc Mélenchon dans l’éventualité d’une alliance, le candidat socialiste a répondu en déclarant qu’il était contre « l’idée d’offrir des têtes » et alimente, par cette allusion, les clichés du révolutionnaire violent qui collent à la peau de Jean-Luc Mélenchon. Tout en faisant mine de continuer à tendre la main au candidat de la France Insoumise, le candidat socialiste marque symboliquement une distinction nette entre la tradition politique dont il est issu et celle dont se réclame Jean-Luc Mélenchon. De manière paradoxale, il avalise inconsciemment la théorie des deux gauches irréconciliables de Manuel Valls par l’image à laquelle il a recours, alors même qu’il n’avait eu de cesse de la pourfendre tout au long de la campagne des primaires du PS.

L’argument ultime de la folie

"Le Labour a choisi Corbyn car c'était le plus fou dans la salle" - Bill Clinton (The Guardian)
“Le Labour a choisi Corbyn car c’était le plus fou dans la salle” – Bill Clinton (The Guardian)

Ces hommes sont régulièrement taxés d’hystérie, de mégalomanie, de paranoïa, de folie des grandeurs, d’égocentrisme… Ce sont autant de termes plus ou moins médicaux qui renvoient à différentes pathologies mentales. C’est l’argument ultime de la folie. Selon des informations Wikileaks abondamment reprises par la presse internationale, Bill Clinton s’est moqué de Jeremy Corbyn, à l’occasion d’un discours privé, en expliquant que s’il avait été élu à la tête du Labour en 2015, c’est parce que les travaillistes avaient choisi « la personne la plus folle dans la salle ».  Si leurs idées paraissent si saugrenues, c’est bien parce que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de ces gens-là! Ces gens-là sont fous ! Ce sont des aliénés ! Étymologiquement, l’aliéné est celui qui est autre que ce qu’il paraît. Sous l’apparence de l’homme de gauche, se cache une bête. Le procès en bestialité, on y revient toujours …

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