Les enfants bâtards de Hayek : le RN à la lueur de l’extrême droite mondiale

Quinn Slobodian mondialisme LVSL
© Hugo Baisez pour LVSL

En Italie, en Pologne ou en Hongrie, elles ont déjà conquis le pouvoir. Au Royaume-Uni ou en Allemagne, elles ont acquis une forte influence électorale. En France, elles se préparent à la prise de pouvoir (comme l’attestent les marques d’allégeance du Rassemblement national à l’égard du MEDEF, après avoir achevé son tournant patronal). Dans la quasi-totalité des pays européens, des forces politiques ont émergé se réclamant d’une droite neuve : nationaliste, populiste, identitaire et xénophobe. Alors que la plupart des médias ont décrit ces mouvements comme une réaction virulente contre le néolibéralisme, et qu’eux-mêmes revendiquent une rupture avec l’establishment, les « populistes » de droite et les néolibéraux partagent en réalité des racines communes. Un article de Quinn Slobodian, auteur de Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (2018), traduit par Keïsha Corantin.

Un récit tenace de ces dernières années identifie le populisme de droite (1) à une réaction sociale contre ce que l’on nomme « néolibéralisme. » Le néolibéralisme est souvent défini comme une forme de fondamentalisme du marché, ou comme une croyance en un ensemble de leitmotivs : tout dans ce monde a un prix, les frontières sont obsolètes, l’économie mondiale devrait remplacer les États-nations, et la vie humaine est réductible au cycle consistant à gagner de l’argent, le dépenser, emprunter et mourir.

Les « populistes de droite », a contrario, prétendent défendre le peuple, la souveraineté nationale et l’enracinement culturel. Aujourd’hui, alors que le soutien aux partis traditionnels décroît, les élites qui ont promu le néolibéralisme récolteraient les fruits de l’inégalité et de l’érosion de la démocratie qu’elles ont semées.

Mais ce récit est faux. Un regard plus attentif suffit à constater que d’importantes factions de ce « populisme de droite » constituent des souches mutantes du néolibéralisme. Après tout, les partis labélisés « populistes de droite », des États-Unis à l’Angleterre et à l’Autriche, n’ont jamais agi comme des anges vengeurs envoyés pour combattre la mondialisation économique. Ils n’ont pas l’intention de soumettre le capital financier, de rétablir les garanties de travail de l’âge d’or (2), ou de mettre fin au commerce mondial.

Friedrich Hayek, icône des deux bords du fossé néolibéral

Dans l’ensemble, les appels des soi-disant populistes à privatiser, déréglementer et réduire les impôts proviennent directement du manuel utilisé par les dirigeants mondiaux au cours des trente dernières années.

Mais plus fondamentalement, concevoir le néolibéralisme comme une volonté de marchandisation apocalyptique du monde est à la fois vague et trompeur.

Comme l’histoire le montre aujourd’hui, loin de mobiliser une vision du capitalisme sans États, les néolibéraux qui se sont rassemblés autour de la Société du Mont-Pèlerin fondée par Friedrich Hayek (qui a utilisé le terme néolibéralisme comme auto-description dans les années 1950) ont réfléchi pendant près d’un siècle sur la façon dont l’État doit être repensé pour restreindre la démocratie sans l’éliminer et comment les institutions nationales et supranationales peuvent être utilisées pour protéger la concurrence et les échanges.

Lorsque nous comprenons le néolibéralisme comme un projet de restructuration de l’État pour sauver le capitalisme, sa prétendue opposition au populisme de droite commence à se dissoudre.

Tant les néolibéraux que les « populistes de droite » rejettent l’égalitarisme, la justice économique mondiale et toute forme de solidarité qui s’étend au-delà des frontières nationales. Tous deux perçoivent le capitalisme comme inévitable et jugent les citoyens à l’aune de la productivité et de l’efficacité. Le plus frappant est peut-être que tous deux puisent dans le même panthéon de héros. Un exemple en est Hayek lui-même, icône des deux côtés du fossé néolibéral-populiste.

S’exprimant aux côtés de Marine Le Pen lors du congrès du parti du Front national français en 2018, le populiste autoproclamé Steve Bannon a condamné « l’establishment » et les « mondialistes »… mais a structuré son discours autour de la métaphore de la route du servitude (3), chère à Friedrich Hayek – invoquant ensuite l’autorité du maître.

Invité à Zurich la semaine précédente, Bannon avait également invoqué Hayek. Il y était reçu par Roger Köppel, éditeur de presse, membre de l’Union démocratique du centre (parti d’extrême droite) et de la Société Friedrich Hayek. Au cours de l’évènement, Roger Köppel a remis à Bannon le premier numéro de leur journal Wirtschaftswoche, en ajoutant, à demi-voix, qu’il datait de « 1933 » – une époque où ce même journal soutenait la prise du pouvoir par les nazis…

« Laissez-les vous traiter de racistes », a déclaré Bannon dans son discours de campagne. « Qu’ils vous traitent de xénophobes » ; « laissez-les vous appeler nativistes. Portez-le comme une médaille d’honneur. » L’objectif des populistes, a-t-il dit, n’est pas de maximiser la valeur actionnariale mais de « maximiser la valeur citoyenne ». Une perspective qui ressemble moins à un rejet du néolibéralisme qu’à une intensification de la logique économiciste au sein de l’identité collective. Les populistes rejetaient moins l’idée néolibérale de capital humain qu’ils ne la combinaient avec l’identité nationale.

Pendant son séjour en Europe, Bannon a pu également se réunir avec Alice Weidel, ancienne conseillère de Goldman Sachs, leader du parti populiste de droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) et membre de la Société Hayek jusqu’au début 2021. Un autre représentant de l’AfD, Peter Boehringer, est également membre de la Société Hayek, et député au Bundestag (Parlement fédéral allemand) où il préside la commission du budget.

En septembre 2017, Breitbart, un site d’information dont Bannon était le président exécutif, a interviewé Beatrix von Storch, une députée et leader de l’AfD qui est également membre de la Société Hayek. Elle a profité de l’occasion pour dire que Hayek l’avait inspirée dans son engagement pour le « redressement de la famille. » En Autriche voisine, la négociatrice de l’éphémère coalition du Parti de la liberté autrichienne (extrême droite) avec le Parti populaire autrichien (droite), Barbara Kolm, était à la fois présidente de l’Institut Hayek de Vienne, membre de la Société du Mont Pélerin, et partie d’une commission d’experts qui a cherché à créer au Honduras des zones franches spéciales échappant au contrôle de l’État.

Ce n’est donc pas tant à un affrontement entre courants théoriques opposés que l’on assiste : c’est à la manifestation publique d’un différend qui a clivé les classes dominantes de longue date, concernant les moyens nécessaires au maintien du libre marché. Ironiquement, le conflit qui a divisé les dits mondialistes et les populistes a éclaté dans les années 1990, à une époque où beaucoup pensaient que le néolibéralisme avait conquis le monde.

Qu’est-ce que le néolibéralisme ?

Le néolibéralisme est souvent conçu comme un ensemble de solutions, un manuel pour détruire la solidarité sociale et l’État-providence. Naomi Klein l’évoque dans le cadre de sa « stratégie du choc » : intervenir en cas de catastrophe, vider et vendre les services publics et transférer le contrôle des États aux entreprises.

Le consensus de Washington, décrit par l’économiste John Williamson en 1989, est l’exemple le plus célèbre du solutionnisme néolibéral : une liste de dix impératifs pour les pays en développement, allant de la réforme fiscale à la libéralisation du commerce en passant par la privatisation.

Le néolibéralisme ressembler ici à un livre de recettes, qui propose une panacée aux problèmes économiques et sociaux.

Mais les écrits des néolibéraux eux-mêmes offrent une image différente – il faut les lire pour donner un sens aux manifestations politiques apparemment contradictoires auxquelles nous assistons. Nous découvrons alors que la pensée néolibérale n’est pas faite de solutions, mais de problèmes.

Les juges, les dictateurs, les banquiers ou les hommes d’affaires peuvent-ils être des gardiens fiables de l’ordre économique ? De nouvelles institutions doivent-elle être construites ou celles dont on dispose doivent-elles évoluer ? Comment faire accepter à la société une logique de marché souvent cruelle ?

La sociobiologie (…) affirmait que le comportement humain pouvait être compris par les mêmes logiques évolutives à l’oeuvre chez les animaux (…) Le destin des caractéristiques humaines peut être compris de la même manière que celui des caractéristiques animales : la pression induite par la sélection élimine les caractéristiques les moins utiles

La question qui a le plus préoccupé les néolibéraux au cours des soixante-dix dernières années est l’équilibre entre démocratie et capitalisme. Le suffrage universel était synonyme de masses enhardies, toujours prêtes à faire dérailler l’économie de marché en utilisant le vote comme « levier de chantage » auprès des politiciens, afin d’obtenir des faveurs et vidant ainsi les caisses de l’État. De nombreux néolibéraux craignaient que la démocratie n’entraîne de manière inhérente un penchant en faveur du socialisme.

Les désaccords se manifestaient à propos des institutions qui protégeraient le capitalisme de la démocratie. D’aucuns défendaient un retour à l’étalon-or, tandis que d’autres ont soutenaient que les devises devraient fluctuer librement. D’aucuns se battaient pour des politiques anti-trust conséquentes, d’autres acceptaient l’existence de monopoles. D’aucuns pensaient que les idées devaient circuler librement, d’autres plaidaient en faveur de droits de propriété intellectuelle solides. D’aucuns estimaient que la religion était une condition nécessaire à une société libérale, d’autres la considéraient comme superflue.

La plupart considéraient la famille traditionnelle comme l’unité sociale et économique de base ; d’autres exprimaient leurs désaccords. Certains percevaient le néolibéralisme comme un moyen de concevoir la meilleure Constitution possible, tandis que d’autres considéraient une Constitution démocratique comme – dans une métaphore genrée mémorable – « une ceinture de chasteté dont la clé est toujours à portée de main de celui qui la porte. »

Cependant, par rapport à d’autres mouvements politiques et intellectuels, l’absence de sérieuses divisions sectaires au sein du mouvement néolibéral était remarquable. Des années 1940 aux années 1980, le centre de gravité a plus ou moins tenu.

Le seul conflit interne majeur est survenu au début des années 1960 avec la prise de distance de l’un des principaux penseurs du mouvement et soi-disant père intellectuel de l’économie sociale de marché, l’économiste allemand Wilhelm Röpke.

La rupture de Röpke avec les autres néolibéraux, qui s’est produite alors qu’il défendait avec force l’apartheid en Afrique du Sud et qu’il adoptait les théories du racisme biologique – postulant que la culture occidentale et un héritage génétique commun étaient les conditions préalables au bon fonctionnement d’une société capitaliste – était annonciatrice de conflits ultérieurs.

Si la défense revendiquée de la race blanche était une position marginale dans les années 1960, elle reviendrait pour diviser les néolibéraux dans les décennies à venir.

S’il peut sembler à première vue contradictoire d’associer la xénophobie et le sentiment anti-migrants au néolibéralisme – philosophie supposée de l’ouverture des frontières – ce n’était pas le cas dans l’un des premiers lieux de la percée néolibérale : la Grande-Bretagne de Thatcher.

En 1978, Hayek, qui avait obtenu la citoyenneté britannique en tant qu’émigré de l’Autriche fasciste, a écrit une série d’éditoriaux soutenant l’appel de Thatcher à « mettre fin à l’immigration » avant son élection au poste de Premier ministre.

Pour faire valoir son point de vue, Hayek s’est remémoré sa Vienne natale, où il est né en 1899, se rappelant les difficultés engendrées par l’arrivée d’« un grand nombre de Juifs galiciens et polonais » avant la Première Guerre mondiale, qui n’avaient pas réussi à s’intégrer.

Il est triste mais vrai, écrit Hayek, que « quelle que soit la mesure dans laquelle l’homme moderne accepte en principe l’idéal selon lequel les mêmes règles doivent s’appliquer à tous les hommes, il ne le concède en fait qu’à ceux qu’il considère comme semblables à lui, et n’apprend que lentement à étendre l’éventail de ceux qu’il accepte comme ses semblables. »

Bien que loin d’être absolue, la suggestion de Hayek, dans les années 1970, selon laquelle une culture ou une identité de groupe partagée était nécessaire au bon fonctionnement du marché, marquait un écart par rapport à ce qui avait été considéré jusque-là comme la feuille de route d’une société néolibérale – plutôt fondée sur une notion universaliste selon laquelle les mêmes lois devraient s’appliquer à tous les êtres humains.

Cette nouvelle attitude restrictive trouva un certain écho, notamment chez les néolibéraux britanniques qui, contrairement aux tendances libérales des Américains, ont toujours penché du côté des conservateurs. Rappelons que l’opposant à l’immigration non blanche Enoch Powell était membre de la Société du Mont Pelerin et a pris la parole à plusieurs de ses réunions.

L’une des nouveautés des années 1970 fut la combinaison des valeurs conservatrices de Hayek avec les influences d’une nouvelle philosophie – la sociobiologie. La sociobiologie est née en 1975 du titre d’un livre du biologiste de Harvard, E. O. Wilson. Il affirmait que le comportement humain pouvait être compris par les mêmes logiques évolutives à l’oeuvre chez les animaux. Nous cherchons tous à maximiser la reproduction de notre propre matériel génétique. Le destin des caractéristiques humaines pouvait être compris de la même manière que celui des caractéristiques animales : la pression induite par la sélection élimine les caractéristiques les moins utiles tandis que les plus utiles se multiplient.

La sociobiologie séduisit Hayek, mais l’Autrichien ne manqua pas de remettre en question l’importance accordée aux gènes dans cette discipline. Il soutint que les changements au niveau humain s’expliquaient mieux à travers les processus de ce qu’il appelait « l’évolution culturelle. » Alors que les conservateurs américains avaient promu une union fusionnelle entre le libéralisme de marché et le conservatisme culturel dans les années 1950 et 1960 – autour du magazine de William F. Buckley, National Review -, l’ouverture de Hayek à la science allait accoucher d’une nouvelle doctrine, qui offrirait un espace conceptuel pour des emprunts épars à la psychologie évolutionniste et à l’anthropologie culturelle. Au cours des décennies suivantes, néolibéralisme et néonaturalisme se combinèrent à maintes reprises.

Le principal ennemi des néolibéraux depuis les années 1930 n’était pas l’Union soviétique mais la social-démocratie occidentale (…) Le président de la Société du Mont-Pèlerin, James M. Buchanan, déclarait en 1990 : « le socialisme est mort mais le Léviathan vit. »

Au début des années 1980, Hayek commença à évoquer la tradition comme un ingrédient nécessaire à la « bonne société. » En 1982, devant un auditoire de la Heritage Foundation, il affirmait que « notre héritage moral » était le fondement de sociétés de marché saines. En 1984, il plaida pour le retour à « un monde dans lequel non seulement la raison, mais la raison et la morale, en tant que partenaires égaux, doivent gouverner nos vies ; où la vérité de la morale est simplement une tradition morale spécifique, celle de l’Occident chrétien, qui accoucha la morale de la civilisation moderne. »

La conclusion était évidente. Certaines sociétés avaient développé des traits culturels caractéristiques tels que la responsabilité personnelle, l’ingéniosité, l’action rationnelle et une préférence pour le temps court, tandis que d’autres ne l’avaient pas fait.

Ces caractéristiques n’étant pas faciles à acquérir ou à transplanter, ces sociétés culturellement moins évoluées – en d’autres termes, le monde « en développement » – devraient, selon Hayek, faire face à une longue période de diffusion avant de rattraper l’Occident (sans garantie de succès toutefois).

Ethnie et nation

En 1989, l’Histoire s’invita et le mur de Berlin tomba. Dans le sillage de cet événement imprévu, la question de savoir si les cultures du capitalisme pouvaient être transplantées ou devaient se développer de manière organique prit toute son importance. L’art de la transition devint un nouveau domaine dans lequel les chercheurs en sciences sociales s’attelèrent au problème de la conversion des pays ex-communistes au capitalisme.

En 1991, George H. W. Bush décerna à Hayek la médaille présidentielle de la liberté, le qualifiant de « visionnaire » dont les idées furent « validées aux yeux du monde. » On aurait pu penser que les néolibéraux passeraient le reste des années 1990 à se complaire, à polir les bustes de Mises (4) pour les exposer dans les universités et les bibliothèques d’Europe de l’Est.

Pourtant, ce fut exactement le contraire. Rappelons que le principal ennemi des néolibéraux depuis les années 1930 n’était pas l’Union soviétique mais la social-démocratie occidentale. La chute du communisme signifiait que le véritable ennemi disposait de nouveaux champs d’expansion potentiels. Comme l’a déclaré le président de la Société du Mont-Pèlerin, James M. Buchanan, en 1990, « le socialisme est mort mais le Léviathan vit. »

Pour les néolibéraux, les années 1990 ont apporté trois sujets d’interrogation majeurs. Premièrement, pouvait-on attendre du bloc communiste nouvellement libéré qu’il se convertisse du jour au lendemain à la doctrine du libre marché ? Deuxièmement, l’intégration européenne allait-elle accoucher d’un néolibéralisme continental ou d’un État-providence géant ? Enfin, que faire de l’évolution démographique – une population européenne vieillissante et une population non européenne croissante ? Était-il possible que certaines cultures – et même certaines ethnies – soient mieux disposées que d’autres à l’égard du marché ?

Les années 1990 ont inauguré un clivage dans le camp néolibéral, entre les partisans des institutions supranationales comme l’UE, l’OMC ou le droit international des investissements – on pourrait les appeler les mondialistes – et ceux qui estimaient que les desseins néolibéraux étaient mieux servis par le retour à la souveraineté nationale – voire par de plus petites unités sécessionnistes. Les populistes et les libertariens qui ont fait campagne en faveur du Brexit, bien des années plus tard, sont les héritiers de cette tradition.

Les crises post-2008 ont porté à leur paroxysme les tensions entre les deux camps néolibéraux. L’arrivée de plus d’un million de réfugiés en Europe au cours de l’année 2015 a créé les conditions d’une nouvelle hybridation politique, combinant xénophobie et libre marché. Mais il est important d’être lucide sur les éléments qui sont nouveaux, et ceux qui sont hérités d’un passé récent.

La campagne de droite pour le Brexit, par exemple, s’est construite sur des fondations posées par Margaret Thatcher elle-même. Dans un célèbre discours prononcé à Bruges en 1988, Thatcher protesta : « Nous n’avons pas fait reculer les frontières de l’État en Grande-Bretagne pour les voir réapparaître au niveau européen avec un super-État exerçant une nouvelle domination depuis Bruxelles ! »

Inspiré par ce discours (et la femme qui l’avait fait chevalier), l’ancien président de la Société du Mont-Pèlerin, Lord Ralph Harris de l’Institut des affaires économiques, forma le Groupe de Bruges l’année suivante. Aujourd’hui, le site Internet de ce groupe se targue d’avoir « été le fer de lance de la bataille intellectuelle pour remporter un vote de sortie de l’Union européenne ». Les soi-disant populistes, en l’occurrence, sont donc directement issus des rangs des néolibéraux.

Alors que les partisans du Brexit font l’éloge de la nation, la référence à la nature est plus évidente en Allemagne et en Autriche. L’aspect le plus saisissant de ce nouveau paradigme est peut-être la façon dont il combine les théories néolibérales du marché avec une psychologie sociale douteuse.

Le concept de « capital-peuple », implicitement mobilisé par ces néolibéraux, attribue des moyennes de capital humain aux pays, d’une manière qui naturalise ce concept. Leur discours est complété par des allusions aux valeurs et aux traditions, impossibles à saisir en termes statistiques et à travers lesquelles ils recréent un récit autour de l’essence nationale.

À l’inverse de ce que laisse entendre l’agitation médiatique autour du « populisme de droite », nous n’avons pas affaire à une grammaire foncièrement nouvelle. Exagérer la rupture, c’est passer à côté de cette continuité fondamentale.

Cette nouvelle fusion entre néolibéralisme et néo-naturalisme rejette l’universalisme pan-humaniste du marché au profit d’une vision du monde segmentée sur la base de la culture, voire de la biologie.

Les conséquences de cette nouvelle vision de la nature humaine s’étendent, au-delà des partis populistes, aux mouvements séparatistes, à l’identitarisme et au nationalisme blanc de l’alt-right.

Moins une rupture qu’une continuité

Tous les néolibéraux n’ont pas adhéré à ce tournant vers ces concepts culturalistes ou ethnicistes. Certains se mobilisent contre ce qu’ils perçoivent comme une instrumentalisation de l’héritage cosmopolite de Hayek et von Mises. La véhémence de leurs protestations n’occulterait-elle pas le fait que ces barbares populistes, massés aux portes, ont nourris à l’intérieur même de la forteresse ?

Un exemple frappant est celui de Václav Klaus, favori du mouvement néolibéral dans les années 1990 en raison des politiques qu’il a menées en tant que ministre des Finances, Premier ministre et président de la République tchèque postcommuniste. Klaus était un fervent défenseur de la thérapie de choc pendant la transition, un membre de la Société du Mont Pèlerin et un habitué de ses séminaires. Il a toujours considéré Hayek comme son maître à penser. En 2013, Klaus est devenu chercheur émérite au Cato Institute, un bastion du libéralisme libertarien et cosmopolite.

Mais considérons le parcours de Klaus. Il commença les années 1990 en combinant la demande d’un État fort au moment de la transition vers une économie libérale, avec une profession de foi hayékienne sur le caractère inconnaissable du marché. À la fin de la décennie, il se mit à cibler de plus en plus violemment les politiques environnementales de l’Union européenne. Au début des années 2000, il était devenu un climatosceptique accompli, écrivant en 2008 un livre intitulé Planète bleue en péril vert – Qu’est-ce qui est en danger aujourd’hui : le climat ou la liberté ?

Dans les années 2010, Klaus s’éprit du mouvement populiste et commença à réclamer la fin de l’Union européenne, le retour de l’État-nation et la fermeture des frontières à l’immigration. Mais son virage bancal à droite ne l’a pas conduit à rompre avec le mouvement néolibéral organisé.

Alors même que la Société Mont-Pèlerin organisait une conférence sur « La menace populiste pour la bonne société », elle invitait en parallèle Klaus, qui soutenait que l’immigration extra-européenne menaçait « de détruire la société européenne et de créer une nouvelle Europe, très différente de l’ancienne et des idées de la Société Mont-Pèlerin. » Avec les partis d’extrême droite avec lesquels il travaille au Parlement européen, Klaus épouse les théories du libre-échange et de la libre circulation des capitaux.

En résumé, les idéologues comme Klaus sont moins des populistes que des libertariens xénophobes. Ils sont moins les ennemis du néolibéralisme que ses propres enfants, nourris de décennies de débats sur le thème de la survie et de l’expansion du capitalisme.

Ainsi, cette nouvelle doctrine fondée sur l’ethnie et la culture est la souche la plus récente du courant néolibéral : une philosophie favorable au libre marché, qui ne repose pas sur l’idée universaliste que nous sommes tous similaires, mais que nous sommes tous, par essence, différents. À l’inverse de ce que laisse entendre l’agitation médiatique autour du « populisme de droite », nous n’avons pas affaire à une grammaire foncièrement nouvelle. Exagérer la rupture, c’est passer à côté de cette continuité fondamentale.

Notes :

[1] Note de la rédaction : Notion aux contours flous, le populisme est devenu dernièrement une catégorie élastique et stigmatisante dans laquelle journalistes, éditorialistes et politiciens tendent à ranger pêle-mêle toute opposition au libéralisme – quelle que soit ses origines, ses motifs et ses orientations.

[2] On désigne par « âge d’or » les deux décennies de prospérité économique mondiale au sortir de la Seconde Guerre, période s’étant traduite par des conditions favorables pour les travailleurs : sécurité de l’emploi, salaires décents, soins de santé et pension de retraite…

[3] Dans La Route de la Servitude (titre original : The Road to Serfdom) paru en 1944, l’économiste et philosophe Friedrich Hayek soutient que l’interventionnisme de l’État a tendance à toujours empiéter davantage sur les libertés individuelles et qu’il peut progressivement conduire au totalitarisme, c’est-à-dire, à la servitude des peuples.

[4] Ludwig von Mises (1881 – 1973), économiste austro-américain, est un auteur majeur de l’école autrichienne d’économie qui défend le capitalisme et le libéralisme classique. Son nom est également attaché à la critique du socialisme, que Mises considère voué irrémédiablement à l’échec en raison de l’absence des mécanismes de fixation des prix par le marché. Friedrich Hayek compte parmi ses élèves les plus influents.

Rassemblement national, impasse populaire

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Fishermen at Sea © William Turner

Après avoir conquis une partie des classes populaires grâce à un discours portant sur l’immigration et la sécurité, Marine Le Pen et le Rassemblement national (RN) tentent désormais d’accéder à l’Élysée en séduisant un nouveau public : les milieux aisés de droite classique. Dans cette optique, le programme du RN a connu d’importants changements ces dernières années, en particulier sur les questions économiques et européennes. De l’abandon de la sortie de l’Union européenne et de l’euro, à un programme libéral en faveur des entreprises et des plus riches, le RN constitue plus que jamais un faux parti populaire.

Le Front national (FN), renommé Rassemblement national (RN) en 2018, est actuellement le principal parti français d’extrême-droite. Il a été fondé en 1972 à l’initiative du groupuscule d’extrême-droite Ordre nouveau, lui-même dissous en 1973 par le gouvernement de l’époque suite à des actions violentes. L’objectif principal du FN dès sa fondation était de rassembler, lors des moments électoraux, toutes les tendances diverses de l’extrême-droite (nationalistes, nationaux, royalistes …) [1].

Le parti a connu des débuts électoraux difficiles. En 1974, il ne rassemble, avec la candidature de Jean-Marie Le Pen (JMLP), que 0,75 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle tandis qu’en 1981 il ne présente aucun candidat à cette élection. Toutefois, à partir de l’élection présidentielle de 1988, conjointement à l’affaiblissement du parti communiste français, le FN réalise des scores d’environ 15 %, exception faite de l’élection de 2007. Il faut noter, cependant, qu’entre les élections de 1988 et les élections de 1995, le FN, en la personne de JMLP, change grandement sur le plan idéologique. Alors que, dans le contexte de la guerre froide des années 80, JMLP se disait atlantiste, s’identifiant à une version française de Reagan, et que le FN était soutenu par le Club de l’Horloge (un laboratoire d’idées néolibéral et ethniciste), il opère un revirement dans les années 90 en adoucissant sa position atlantiste (il prend notamment ses distances avec Israël) et en s’opposant de plus en plus fortement au libre-échange et à la mondialisation. À partir de 2012, le FN connaît une forte dynamique montante : près de 18 % des voix récoltées au premier tour de l’élection présidentielle en 2012 et, en 2017, 21,3 % des suffrages au premier tour soit plus de 7,6 millions de voix.

Le RN, pour les pauvres, par les riches

Cette progression du vote Front national est essentiellement associée à un soutien plus important des classes populaires : à la fois de la part des électeurs au niveau de diplôme le plus faible, et de manière corrélée, des électeurs disposant des plus bas revenus. En effet, entre 1988 et 2017, au premier tour de l’élection présidentielle, le parti a constamment progressé parmi les électeurs qui ont un niveau de diplôme inférieur au bac, passant de 16 % à 31 %, ainsi que chez les électeurs disposant d’un diplôme de niveau bac, passant de 13 % à 25 %. Sur la même période, la proportion d’employés votant pour le FN est passée de 14 % à 30 % et celle des ouvriers de 17 % à 39 %.

Cependant, de l’autre côté du spectre éducatif et économique, le Front national continue de repousser. En effet, le niveau de vote FN auprès des électeurs ayant un niveau de diplôme supérieur à bac +2 n’a jamais dépassé les 9 % sur la période 1988-2017. Le même phénomène se retrouve chez les plus aisés, où il n’a jamais dépassé les 14% parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures [2].

L’écrasante majorité de ces élus [du FN] vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste.

Toutefois, cette caractéristique populaire du vote FN se distingue des caractéristiques socio-économiques des élus du parti. En effet, lorsque l’on s’intéresse au patrimoine et aux revenus des députés nationaux et européens frontistes, il apparaît que l’écrasante majorité de ces élus vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste. Les députés n’ayant accédé que récemment à des conditions de vie aisées, dont l’exemple typique est Jordan Bardella, sont peu nombreux face aux députés originaires de milieux aisés ou très aisés, à l’image de Jean-Lin Lacapelle (ex-directeur commercial de L’Oréal), Gilbert Collard (avocat renommé, issu de la bourgeoisie, dont la famille possède un château), Hélène Laporte (analyste bancaire et conseillère en gestion de patrimoine) ou encore Marine Le Pen (dont la famille possède l’hôtel Montretout doté d’un jardin de 4800 mètres carrés dans les Hauts-de-Seine). Pire, il semblerait que le RN remplisse un rôle d’entretien financier de personnes vivant dans des conditions aisées. En effet, alors que le salaire moyen mensuel pour les salariés à temps plein du RN s’élevait à 2 721 euros net en 2017, Jean-Lin Lacapelle touchait, en tant que délégué national, 6 000 euros net par mois ; son confrère Alain Vizier, directeur du service presse, gagnait 5 000 euros net par mois et Yann Le Pen, la sœur de Marine Le Pen, était rémunérée 4 170 euros net par mois en tant que grande organisatrice des manifestations du RN. Cette tension entre représentés et représentants due à la différence de condition sociale se retrouve notamment dans l’évolution récente du programme économique et européen du RN.

Le revirement économique de Marine Le Pen en 2022, ou l’abandon des classes populaires 

Historiquement, le programme économique du Front national n’a jamais été au cœur des problématiques chères au parti et intéressait peu ses électeurs, à l’image des revirements de Jean-Marie Le Pen, tantôt admirateur de Reagan, tantôt dénonciateur du « mondialisme ultralibéral ». Dans sa stratégie de polarisation de la société entre d’un côté le peuple français et de l’autre les élites mondialisées, Marine Le Pen avait ensuite davantage opté pour une posture économique en faveur des classes populaires : retraite à 60 ans, valorisation du minimum vieillesse, baisse des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité notamment. Ses propositions économiques servaient également un certain opportunisme politique : concernant par exemple sa position sur la taxation des carburants, elle souhaitait vouloir la diminuer en 2012, puis avait supprimé cette mesure de son programme en 2017 avant de la réintégrer pour tenter de suivre les revendications des gilets jaunes. Les déséquilibres budgétaires qu’engendraient de telles propositions compensées par de faibles rentrées d’argent n’apparaissaient pas comme un problème : la sortie de la France de l’Union européenne devait l’absoudre des contraintes budgétaires européennes. Mais plus encore, selon l’historienne Valérie Igounet, Marine Le Pen avançait des propositions pour séduire les électeurs tout en sachant certainement une partie d’entre elles irréalisables.

Cependant, avec l’hypothèse d’une possible accession à l’Élysée, le RN a revu sa position économique, sous l’influence en particulier des « Horaces », un groupe de hauts fonctionnaires anonymes : il fallait en effet adopter un programme économique donnant des garanties au milieu des affaires que Marine Le Pen espère désormais séduire. Elle a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite. Dans Mediapart, François Ruffin a ainsi comparé l’évolution des programmes et note la disparition de nombreuses mesures sociales depuis 2012 (la revalorisation de 250 € de tous les salaires inférieurs à 1500 €, la défense des petits commerces contre la grande distribution, le relèvement du taux d’imposition sur les sociétés ou encore l’élargissement de l’assiette des retraites aux revenus du capital). Malgré l’absence dans le programme de 2012, déjà, de concepts importants comme « inégalités », « dividendes » ou « pauvres », Marine Le Pen a donc aligné son programme politique sur les politiques libérales en vigueur, influencée notamment par des membres du parti tel que Louis Aliot, Gilbert Collard ou Hervé Juvin.

Marine Le Pen a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite.

Le programme économique en vue de la présidentielle apparaît ainsi beaucoup plus favorable aux classes aisées qu’aux classes populaires. Dans un « plan pour la jeunesse » présenté à l’occasion de l’allocution rituelle du 1er mai, Marine Le Pen annonce qu’elle compte stimuler le niveau d’activité des jeunes en soutenant les créations d’entreprise : un jeune qui créerait son entreprise recevrait une dotation égale à son propre apport, soit l’inverse d’une mesure de redistribution puisqu’elle aiderait davantage les plus riches des jeunes entrepreneurs qui peuvent apporter un capital plus élevé. Dans la suite de ce « plan pour la jeunesse », elle indiquait vouloir faire évoluer « la fiscalité des donations et successions pour permettre une plus grande mobilité du capital entre les générations », soit la même mesure que proposait Bruno Le Maire au printemps et qui apparaît particulièrement injuste et favorable aux plus riches : un couple avec deux enfants peut déjà transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt, alléger la fiscalité des successions ne bénéficierait donc qu’aux jeunes venant des familles particulièrement riches.

La politique de redressement de la natalité proposée par Marine Le Pen passerait ensuite par des « prêts publics à taux zéro aux jeunes couples », soit la même mesure que proposait un autre membre d’En Marche !, Stanislas Guerini, une mesure peu optimale quand on sait qu’en 2018, 45 % des ménages français avaient déjà un emprunt à rembourser d’un montant moyen de près de 80 000 €. De même, elle reprend la politique du gouvernement actuel en matière de formation en promettant un « chèque formation aux entreprises qui prennent en formation un jeune ». Ce plan pour la jeunesse relève donc bien d’un programme libéral centré sur l’entrepreneuriat et favorisant les riches.

Lors d’une interview sur TF1, le dimanche 12 septembre 2021, Marine Le Pen a confirmé ce revirement libéral en expliquant refuser une augmentation des petits salaires, au bénéfice des entreprises dont elle ne veut pas voir les charges augmenter. La seule voie qu’elle avance pour « redonner du pouvoir d’achat aux Français » consiste à supprimer la redevance télévisuelle, soit 138 € par an, une bien maigre amélioration pour quelqu’un qui prétend défendre les classes populaires ! Cette dynamique était également visible dans les programmes économiques des candidats RN aux élections régionales de 2021. Ils défendaient davantage de soutien aux entreprises, à l’image de Thierry Mariani promettant de doubler le budget régional des aides aux entreprises, ou la réduction des dépenses de fonctionnement, comme Nicolas Bay qui souhaitait ne pas remplacer 200 agents régionaux partant à la retraite. Dans cette perspective d’alignement libéral, Marine Le Pen a par exemple proposé début septembre la « privatisation de l’audiovisuel public », arguant qu’une « grande démocratie » n’aurait pas besoin d’un audiovisuel public de cette taille, dans ce qui pourrait s’apparenter à un cadeau à l’audiovisuel privé dirigé par des milliardaires. Même si le service public de l’audiovisuel n’est pas parfait, et devrait être réformé pour permettre une véritable démocratisation de l’information, il permet pour l’heure, dans une certaine mesure, de contrebalancer l’influence de médias privés inféodés à de puissants intérêts privés. La réforme que propose Marine Le Pen aurait pour conséquence néfaste de renforcer le pouvoir d’influence des milliardaires français sur l’opinion publique, fragilisant d’autant plus l’un des piliers fondamentaux de la démocratie.

Le nouvel objectif du RN : rassurer les élites au pouvoir en conservant les dogmes libéraux

Il y a quelques années, une accession au pouvoir du RN aurait inquiété les milieux d’affaires et financiers du fait des chamboulements qu’elle aurait pu provoquer dans l’ordre économique. Pour séduire une partie de la droite plus classique, Marine Le Pen a voulu améliorer son image auprès des élites dominantes, en donnant des gages de confiance, notamment sur la question européenne et le respect des traités qui en découlent.

Lors des élections présidentielles de 2012 et de 2017, le RN avait adopté une position anti-Union européenne, en proposant notamment la sortie de l’euro et de l’espace Schengen par référendums. Désormais, la position du RN a radicalement changé : Marine Le Pen se veut « pragmatique » et estime que sortir de l’euro ne constitue « plus la priorité [du] combat politique ». Il n’est plus question de sortir ni de l’euro, ni de l’Union, ni de l’espace Schengen, seulement de « discuter avec nos partenaires européens » selon le désormais président du RN, Jordan Bardella. Il justifie ce changement de position par une adhésion moins forte des Français à une sortie de l’euro, ce qui est douteux. Les milieux financiers et économiques à qui profite l’Europe de la libre circulation des capitaux n’ont donc pas à s’inquiéter d’une éventuelle prise des institutions nationales par le RN. Par ailleurs, si le RN tient à appliquer concrètement son discours « localiste », visant à donner la priorité à la consommation et à la production locales, cela nécessitera de désobéir aux traités de libre-échange appliquées dans l’Union, et qui ont une valeur juridique supérieure à la Constitution française [3]. Ainsi, les propositions économiques de relocalisation nationale avancées par le RN semblent incompatibles avec leur nouvelle voie respectueuse des traités européens.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires.

Le RN annonce tout de même souhaiter opérer quelques changements au niveau de la gouvernance européenne, notamment par rapport au mandat de la Banque centrale européenne (BCE) : selon le parti, un de ses objectifs devrait être la lutte contre le chômage, à l’instar de ce que pratique la Banque centrale des États-Unis, la Fed. Outre les difficultés politiques que susciterait une telle réforme européenne, la rendant pratiquement inenvisageable, des confusions apparaissent rapidement dans l’image que se fait le RN de la BCE, critiquant la création monétaire qui se « perd dans l’économie virtuelle » au lieu de financer directement les États, ou dans le rôle primordial de l’État pour lutter contre le chômage sans le déléguer à une instance non-démocratique comme la BCE. Les fortes inégalités et la pauvreté aux États-Unis suffisent à démontrer que la délégation de cette mission (dont Marine Le Pen refuse désormais de s’occuper) s’avère insuffisante.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires. Marine Le Pen a d’ailleurs tenté, dans une tribune dans le journal libéral l’Opinion, de rassurer les milieux financiers sur cet aspect : « une dette doit être remboursée ». Un État souverain devrait ainsi « rembourser sa dette contre vents et marées », sans que les moyens qu’elle souhaite mobiliser soient identifiés. Elle prône l’usage d’une « bonne dette et de vrais fonds propres », « le contraire d’une politique d’austérité mais avec une réelle maîtrise budgétaire dans la durée » : l’usage de ces concepts flous a pour objectif d’envoyer un message rassurant aux créanciers du pays, aux investisseurs et aux milieux d’affaires : les règles seront respectées, les volontés réformistes annulées si besoin, et par-dessus tout, leurs intérêts ne seront pas menacés par l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen. François Ruffin a ainsi remarqué que la candidate frontiste avait cessé de s’offusquer des scandales touchant les ultra-riches, notamment dans les affaires « Paradise papers » et « OpenLux ».

Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

Malgré ce revirement libéral orthodoxe du programme économique et le respect annoncé des règles budgétaires, la plupart des dépenses proposées par la candidate frontiste ne seraient pas compensées par de nouveaux revenus pour les caisses de l’État. Le parti a souvent été jugé peu crédible sur ces questions économiques, notamment parce qu’il est le parti le plus endetté de France avec près de 25 millions d’euros à rembourser et pourrait même être au bord de la faillite en raison de la gestion catastrophique de ses finances, seulement sauvé par des prêts d’origine russe ou émirati. Auparavant, la sortie de l’euro et des traités européens devait permettre une plus grande liberté budgétaire, mais dans le cadre des limites fixées par Bruxelles, les nombreuses dépenses de ce programme, par exemple les investissements dans la réindustrialisation ou la nationalisation des autoroutes, apparaissent aujourd’hui peu crédibles. Dans la même idée, pour maintenir l’âge de la retraite à 60 ans, Marine Le Pen propose d’être « imaginatifs » et « volontaires » sans proposer de mesures concrètes pour autant. Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

La cohérence du repositionnement de Marine Le Pen sur le plan économique et européen apparaît alors de plus en plus clairement : après avoir conquis une certaine frange de la population principalement grâce aux thématiques liées à l’immigration et la sécurité, elle espère séduire l’électorat de droite plus classique par un programme économique libéral, tout en pariant sur un soutien continu des classes populaires malgré ce virage en faveur des plus riches. Au final, ce repositionnement permet d’éclairer la nature profonde du populisme de droite de Marine Le Pen [4] et rappelle les mots que tenait Jaurès en 1888 à propos du mouvement boulangiste : « Or, que fait [la démocratie] ? Elle s’attroupe autour d’un nom propre, elle acclame un soldat qui ne dit même pas le fond de sa pensée. Un grand mouvement était nécessaire : il pouvait se faire par le peuple et pour le peuple, il se fait par un homme et pour un homme. Le paysan, qui cherche l’ordre, la stabilité, la probité, la paix et la justice, verra sortir une fois de plus de l’urne plébiscitaire, avec le nom du général à qui il se livre, la guerre civile et la guerre étrangère, la corruption systématique et l’iniquité. » [5]

Cet article est dédié à la mémoire de Léonard Trevisan.

[1] Pour plus d’informations sur l’origine du Front national, voir LEBOURG, N., PREDA, J., BEAUREGARD, J., « Aux racines du FN L’histoire du mouvement Ordre nouveau », Fondation Jean Jaurès, 2014. Disponible ici :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01709289/document

[2] FOURQUET, J., « 1988-2021 : trente ans de métamorphose de l’électorat frontiste », Fondation Jean Jaurès, 28/04/2021. Disponible ici :

https://www.jean-jaures.org/publication/1988-2021-trente-ans-de-metamorphose-de-lelectorat-frontiste/

[3] Sur ce sujet, on pourra aussi lire NARAYCH, L., « Le « made in France » et ses obstacles », Le vent se lève, 07/12/2020. Disponible ici :

https://lvsl.fr/made-in-france-le-marche-au-secours-du-protectionnisme-economique/

[4] Sur ce sujet, on pourra aussi lire SLOBODIAN, Q., traduction par CORANTIN, K., « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek : les origines néolibérales du « populisme de droite » », Le vent se lève, 05/09/2021. Disponible ici :

https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

[5] JAURÈS, J., « La foi en soi-même », La Dépêche de Toulouse, 18/11/1888.