« Le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle » – Entretien avec Razmig Keucheyan

Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. Spécialiste d’Antonio Gramsci et penseur de la question environnementale, il est notamment l’auteur de Hémisphère Gauche (2010), Guerre de mouvement et guerre de position (2012) et de La nature est un champ de bataille (2014). Dans cet entretien, nous l’avons interrogé sur l’état actuel de nos démocraties, la manière dont la question écologique doit se poser, l’actualité de la pensée d’Antonio Gramsci, la reconfiguration de l’échiquier politique et l’actualité récente marquée par le mouvement des Gilets Jaunes. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Marie-France Arnal. 


Le Vent se Lève : Dans un appel à propos de la répression des mouvements sociaux en Grèce, vous avez dénoncé le phénomène d’escalade répressive que l’on peut constater aujourd’hui dans plusieurs pays. Qu’en est-il aujourd’hui de l’état de nos démocraties ?

Razmig Keucheyan : Le moment est venu de réfléchir à ce qu’est une démocratie représentative, et à la manière dont s’y organise le pouvoir. La Grèce est en effet aux avant-postes d’une mutation générale que subissent les démocraties à l’heure actuelle.

Selon Gramsci, l’hégémonie dans les sociétés modernes repose sur deux piliers : la force et le consentement. C’est ce qu’il appelle le « centaure de Machiavel ». L’objectif d’une classe dominante doit être, à chaque époque, de trouver la bonne alchimie entre les deux. Lorsque la croissance économique est au rendez-vous, l’adhésion des classes subalternes à l’ordre politique est acquise. Les dominants s’enrichissent, et les conditions d’une (relative) redistribution des ressources matérielles et symboliques sont réunies. Dans l’alchimie entre la force et le consentement, le second prédomine. La force – judiciaire, policière, militaire… – ne disparaît pas, bien sûr, mais elle est présente à l’état virtuel.

Lorsqu’arrive la crise, l’alchimie se dérègle. Le consentement des populations est de plus en plus difficile à obtenir. La « force » du centaure machiavélien monte en puissance, à mesure que la légitimité de l’ordre politique décline aux yeux des subalternes. Les « crises organiques », pour reprendre l’expression de Gramsci, sont le fruit de contradictions non résolues du capitalisme, elles trouvent leur origine dans l’économie. Mais elles contaminent progressivement le champ politique. Ce sont des crises totales.

“L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu.”

Les démocraties représentatives traversent une période de ce genre à l’heure actuelle. Nicos Poulantzas, le plus grand théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci, parle « d’étatisme autoritaire » pour désigner la dérive des démocraties vers des formes de gouvernement autoritaires. Il est important de souligner qu’il s’agit d’un mécanisme endogène aux démocraties. L’étatisme autoritaire, c’est  autre chose qu’une dictature militaire, où l’armée vient suspendre d’un coup les procédures démocratiques. L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu. C’est ce qui se passe notamment en Grèce, en Italie, aux États-Unis, et en France depuis plusieurs années.

Deux possibilités se présentent alors : soit l’autoritarisme continue à se renforcer, et la composante démocratique de nos institutions à s’affaiblir, jusqu’à disparaître, ou alors les mouvements sociaux parviennent à conjurer cette menace par leurs luttes et leur créativité. Il s’agit non de revenir à la situation antérieure, mais de transcender l’étatisme autoritaire en exigeant une démocratisation radicale du système. Comme toujours, les crises sont porteuses de risques mais également d’espoirs nouveaux. Le mouvement des gilets jaunes incarne bien me semble-t-il cette ambivalence…

LVSL : À votre avis, quelle est la signification profonde du mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

RK : Les gilets jaunes sont un objet politique encore non identifié. Il faut par conséquent résister à la tentation de le faire entrer de force dans telle ou telle catégorie. Vouloir comprendre ce qui se passe est bien sûr naturel, et même nécessaire si on veut élaborer une stratégie politique commune. Mais il faut aussi se rendre sensible à la nouveauté, et ne pas vouloir conclure trop vite.

Beaucoup de choses ont été dites à propos des gilets jaunes. J’insiste sur l’un des éléments le plus impressionnants de la séquence à mes yeux : la confusion qui règne au sommet de l’Etat et au sein des élites. Dans les situations de crise, nous disent Gramsci et Poulantzas, les rapports entre dominants et dominés deviennent de plus en plus conflictuels. Mais les rapports entre les différents secteurs des classes dominantes elles-mêmes le deviennent également. Les classes dominantes ne sont pas un « bloc monolithique », des intérêts et des visions du monde social différents s’y expriment. La bourgeoisie industrielle, par exemple, n’a pas toujours les mêmes intérêts que la haute finance, ou la haute fonction publique. En période de croissance économique, ces intérêts coexistent harmonieusement, tout le monde est à peu près satisfait. Mais quand la crise survient, cette coexistence pacifique devient plus compliquée.

“les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet.”

C’est ce qui explique que la réaction des dominants au mouvement des gilets jaunes a été hésitante et discordante. Certains secteurs, ayant beaucoup à perdre économiquement ou politiquement, se sont montrés favorables à des concessions immédiates. D’autres ont privilégié une approche répressive. Ces hésitations se sont manifestées au sein même de l’exécutif.

Le point important est celui-ci : les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet. L’un des objectifs doit être de détacher les classes moyennes (ou certains secteurs de ces dernières) de l’emprise de la bourgeoisie, pour les embarquer dans une alliance progressiste ou révolutionnaire. Toutes les grandes révolutions modernes, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au Printemps arabe, ont donné lieu à des basculements de ce genre. C’est un enjeu stratégique majeur pour les années qui viennent. Mais pour cela, il faut un programme politique à même de convaincre.

“Le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement.”

LVSL : Revenons au fondement du mouvement des gilets jaunes. De nombreux commentateurs ont accusé ce mouvement qualifié de « populiste » né de la contestation de la taxe sur l’essence, de ne tenir aucun compte de la question environnementale. Comment peut-on articuler cette question du populisme avec la question environnementale ?

RK : Le mot d’ordre de « justice environnementale » est l’un des plus prometteurs pour les décennies à venir. Il permet d’articuler les questions de justice sociale, au fondement du mouvement ouvrier et de la gauche depuis le XIXe siècle, avec les enjeux écologiques. À sa manière, ce sont les modalités concrètes de cette articulation qu’a soulevé le mouvement des gilets jaunes. Et l’impact sur les médias mainstream a été immédiat, puisque l’expression de justice environnementale y est désormais fréquente.

La justice environnementale comporte au moins deux dimensions. D’abord, c’est l’idée que le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement – ce qu’a voulu faire Macron avec sa taxe. « Justice environnementale » signifie que doivent payer les coûts de la transition ceux qui en ont les moyens, et qui se trouvent par ailleurs être ceux qui polluent le plus : les riches. La crise environnementale ne suspend pas les logiques de classe, contrairement à ce que pense l’écologie molle défendue par les Verts, elle les aggrave. L’écologie et la lutte des classes, c’est la même chose.

“Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement.”

Ensuite, la justice environnementale, c’est la reconnaissance de l’existence d’inégalités environnementales : les classes sociales ne sont pas affectées de la même manière par l’impact du changement climatique. Les principales victimes des pollutions, de l’effondrement de la biodiversité, des catastrophes naturelles ou de l’épuisement des ressources naturelles, ce sont les classes populaires, dans les pays du Sud comme du Nord. Par conséquent, l’effort en matière de lutte contre le changement climatique et d’adaptation à celui-ci doit prioritairement se porter sur ces populations.

Une transition  écologique juste supposera notamment des investissements financiers massifs dans les secteurs non polluants, par exemple dans celui des énergies dites renouvelables. Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement[1]. Les investissements en question seront pour une part significative à la charge de l’État, même si une place pour le privé peut être envisagée.

Or l’État néolibéral, on le sait, est un État en crise, un État endetté, un État qui a organisé sa propre impuissance. Il faut donc en reprendre le contrôle, le re-démocratiser, afin de lui rendre un pouvoir d’intervention financière permettant de planifier la transition écologique dans la longue durée. « Justice environnementale » et « planification écologique » vont de pair : la transition ne sera juste que si elle est maîtrisée, et elle ne sera maîtrisée que si elle est placée sous contrôle démocratique. Selon quelles modalités ? C’est toute la question. Des formes de démocratie à la base, une démocratie des conseils approfondissant la démocratie représentative, me paraît de mise.

LVSL : Vous avez développé le concept de « racisme environnemental », pouvez-vous revenir sur cette question ? Estimez-vous que la politique écologique d’Emmanuel Macron procède de ce racisme environnemental que vous évoquez ?

RK : Le racisme environnemental est une forme d’inégalité environnementale. Ce concept naît aux États-Unis dans les années 1980. C’est à ce moment que des militants des droits civiques s’aperçoivent qu’en plus d’autres formes de racisme qu’ont à subir les Noirs, ils subissent un racisme environnemental : ils ont statistiquement plus de chances que les Blancs de vivre à proximité de décharges de déchets toxiques ou de rivières polluées par exemple.

Le concept de racisme environnemental a ceci d’intéressant qu’il permet de rapprocher deux types de luttes en apparence éloignées : les luttes antiracistes et les luttes écologistes. Si les minorités ethno-raciales souffrent davantage de la crise environnementale, alors des convergences entre ces deux luttes sont susceptibles de voir le jour. C’est précisément ce que les théoriciens du racisme environnemental – notamment le sociologue Robert Bullard – ont voulu favoriser.

Le racisme environnemental existe aussi en France. Une étude statistique datant de 2012 révèle par exemple que si la population étrangère d’une ville augmente de 1%, il y a 29% de chances en plus pour qu’un incinérateur à déchets, émetteur de différents types de pollutions cancérigènes comme les dioxines, soit installé[2]. Les incinérateurs ont donc tendance à se trouver à proximité de quartiers populaires ou d’immigration récente, car les populations qui s’y trouvent ont une capacité moindre à se défendre face à l’installation par les autorités de ce genre de nuisances environnementales. Ou parce que les autorités préfèrent préserver les catégories aisées ou « blanches » de ces nuisances.

Autre exemple, en matière de pollution de l’air, les pics les plus importants en région parisienne sont enregistrés à Saint-Denis, dans le 93, en contrebas du périphérique et de l’A1. Si les effets du chlordécone, un insecticide toxique employé dans la culture de la banane, sont connus depuis les années 1970, ce produit a continué à être employé dans les Antilles françaises au cours des deux décennies suivantes, donnant lieu à des taux anormalement élevés de cancer de la prostate au sein de cette population.

À ma connaissance, aucun parti politique n’évoque ce sujet en France. Il est vrai que la prise en charge de la question du racisme – dans toutes ses dimensions – par les organisations de gauche dans ce pays est très lacunaire. Le racisme environnemental est une thématique émergente, dont le potentiel politique est très important.

LVSL : Dans plusieurs entretiens, vous évoquez André Gorz qui affirme que le capitalisme saura intégrer la contrainte environnementale. Comment analysez-vous cette prise de position particulière, à la lumière de l’ensemble de vos travaux ?

RK : Un débat fondamental a cours dans l’écologie politique, et en particulier dans ce qu’on appelle le « marxisme écologique ». Certains pensent que la crise environnementale est la crise terminale du capitalisme : le système ne s’en relèvera pas. La raison en est qu’il n’a pu exister jusqu’ici qu’en tirant profit de ressources naturelles qu’il n’a pas eu à produire, un don de Dieu au capital, en somme. Or celles-ci s’épuisent ou sont de plus en plus difficiles à extraire et exploiter. Conclusion : l’accumulation va s’épuiser.

Un autre groupe de marxistes écologiques, auquel appartient André Gorz, soutient que le capitalisme sera en mesure de produire et reproduire la nature artificiellement, comme il le fait depuis qu’il existe. Les ressources naturelles n’ont jamais été vraiment naturelles. Elles ont toujours été liées à des dispositifs technologiques d’extraction et de valorisation. De ce point de vue, la crise environnementale affecte les conditions de l’accumulation du capital, elle peut conduire par exemple à une diminution de la productivité. Mais elle n’est en aucun cas une crise terminale, un « effondrement », pour parler comme les « collapsologues ».

Personnellement je suis d’accord avec ce second point de vue. Le capitalisme est un système incroyablement résilient et créatif. Il a connu de nombreuses crises par le passé et il a toujours été capable de se réinventer, de s’adapter, y compris au besoin en se re-régulant. Le dépassement du capitalisme est possible mais il ne peut être que politique, il n’aura rien d’automatique. Comme disait Walter Benjamin, le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle.

LVSL : Parlons de Gramsci et de la question du populisme. Le populisme a notamment été revendiqué pendant la campagne 2017 par Jean-Luc Mélenchon et s’affirme aujourd’hui avec les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Comment placez-vous cette tendance dans la cartographie que vous avez élaborée dans vos travaux sur la question de la pensée théorique de gauche ?

RK : Pour y voir plus clair, on peut distinguer le populisme du néo-populisme. Le populisme naît au XIXe siècle, on le trouve par exemple en Russie avec les Narodniki ou aux États-Unis avec le People’s party. Il repose sur trois éléments principaux : d’abord, une opposition entre le peuple et les élites, « eux » et « nous », les 1% contre les 99% ; en deuxième lieu, une conception essentiellement morale de la politique, avec la dénonciation de la « corruption » des élites comme leitmotiv ; et enfin une utilisation du passé pour critiquer le présent, le populisme se représentant l’histoire comme un « déclin » par rapport à une situation antérieure jugée préférable.

Le néo-populisme d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe est très différent. Il résulte du croisement de deux contextes. Laclau est argentin, et quand il théorise le populisme, c’est toujours avec le péronisme en tête. Sa conception du populisme est profondément ancrée dans l’histoire de son pays. Les politiques mises en œuvre par Juan Domingo Perón comportaient des aspects progressistes (journée de huit heures, droit de vote des femmes), mais Perón était aussi un typique caudillo latino-américain. Si bien que le transposer à d’autres contextes nationaux, et particulièrement au contexte européen actuel, est assez problématique.

Le second contexte, c’est le poststructuralisme anglo-américain des années 1970 et 1980. Laclau s’installe en Grande-Bretagne à la fin des années 1960, et participe aux débats académiques qui y font rage. Le poststructuralisme – ce qu’on appelle parfois aussi la french theory – développe l’idée que le langage et le discours ont une importance centrale en politique. Il s’agit d’une rupture nette avec le marxisme, pour qui la lutte des classes et les éléments matériels qui l’entourent sont prépondérants. Pour Laclau, le combat politique a pour principal enjeu les « signifiants vides », des symboles dans lesquels des secteurs hétérogènes de la société investissent chacun leurs revendications. Dans le mouvement des gilets jaunes, les drapeaux français prolifèrent, mais renvoient à des revendications diverses, parfois contradictoires, certaines sociales, d’autres nationalistes.

Les populismes européens de gauche actuels, celui de Podemos ou de la France insoumise par exemple, empruntent à la fois au populisme historique et au néo-populisme. Ils remplacent par exemple la perspective de classe marxiste par l’opposition entre le peuple et les élites. Ils accordent aussi une importance très grande à la dimension médiatique (symbolique) de la bataille politique. C’est un secteur intéressant des pensées critiques actuelles, incontestablement l’un de ceux qui ont la plus grande influence sur le champ politique.

LVSL : Quelles critiques formulez-vous à l’égard du populisme ?

RK : La critique porte sur deux points. D’abord, l’opposition entre le peuple et les élites est simpliste. Une représentation du monde social moderne plus sophistiquée, en termes de classes sociales, est requise. Dans les « 99% » évoqués par Occupy Wall Street et par les populistes de gauche européens, on trouve les secteurs les plus divers. Mettre en avant l’opposition entre les « 1% » et les « 99% » permet peut-être de déclencher un mouvement social, mais en aucun cas de l’inscrire dans la durée, précisément parce que les situations que recouvrent la seconde de ces catégories sont extraordinairement hétérogènes. Un cadre supérieur d’une multinationale du numérique et un chômeur vivant dans le péri-urbain appartiennent tous deux au « 99% », or leurs intérêts s’opposent en tous points. Par conséquent, il convient d’examiner de plus près la composition de ces « 99% », et le type d’alliances politiques qu’elle rend possible.

La seconde critique porte sur la surestimation par Laclau et Mouffe de l’importance du langage et du discours en politique. Les mots sont importants, aucun doute, mais ils s’ancrent – de manière complexe – dans des dynamiques de classes. Les gilets jaunes ne sont pas apparus parce qu’une quelconque « bataille culturelle » a été remportée par des éditocrates classés à gauche. Ils ont émergé parce que la situation matérielle de vastes secteurs de la population de ce pays est devenue tout simplement insupportable. Qu’à partir de là le gilet jaune soit devenu un « signifiant vide », comme dirait Laclau, auquel divers secteurs sociaux attribuent un sens différent mais convergeant, d’accord. Mais il ne faut pas inverser l’ordre de la causalité.

LVSL : La bataille culturelle théorisée par Gramsci est souvent réduite à une dimension strictement intellectuelle. Pouvez-vous revenir sur ce concept d’une part et d’autre part sur l’utilisation qui en est faite par ceux qui s’y réfèrent ?

RK : La notion de « bataille culturelle » n’existe pas chez Gramsci. On trouve toutefois dans les Cahiers de prison celle de « front culturel ». Contrairement à ce que certains interprètes lui font dire, Gramsci n’a jamais voulu faire de la « bataille culturelle » le cœur de la lutte des classes. Évoquant l’évolution du marxisme de son temps, il affirme que « la phase la plus récente de son développement consiste justement dans la revendication du moment de l’hégémonie comme élément essentiel de sa conception de l’État et dans la “valorisation” du fait culturel, de l’activité culturelle, de la nécessité d’un front culturel à côté des fronts purement économique et politique  ». Articuler un « front culturel » avec les fronts économique et politique existants : c’est sa grande idée.

“Les dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs.”

Cela ne suppose en aucun cas une prééminence du « front culturel » sur les autres. Ni que ce front devienne la chasse gardée de militants opérant dans la sphère des idées. Pour Gramsci, le syndicaliste se trouve souvent en première ligne sur le « front culturel ». Par les luttes qu’il organise, il fait évoluer les rapports de forces et laisse entrevoir ainsi la possibilité d’un autre monde. Comme Lénine avant lui, Gramsci pense que le « front politique » surdétermine les deux autres, la politique est toujours aux commandes. Pour que l’intervention sur le terrain syndical et sur celui des idées soit efficace, il faut disposer d’un programme politique consistant et cohérent à même de convaincre des secteurs majoritaires de la société.

Aujourd’hui, du fait de l’importance des médias et des réseaux sociaux, la tentation de se représenter le « front culturel » comme séparé des deux autres, comme un lieu d’intervention en soi, est plus grande qu’à l’époque de Gramsci. Comme si la lutte des classes se menait désormais sur Facebook et Twitter. Loin de moi l’idée de négliger ces aspects-là, ils ont leur importance. Il n’est pas même exclu que la modification de l’algorithme de Facebook ait pu exercer une influence sur l’apparition des gilets jaunes[3]. Mais il serait sociologiquement erroné et politiquement désastreux de surestimer ce genre de facteurs. Ne serait-ce que parce que ces dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs : ils favorisent l’expression du sens commun, un sens commun qui aujourd’hui penche sérieusement à droite.

LVSL : Percevez-vous, à gauche de l’échiquier, l’émergence d’un Prince moderne au sens où Gramsci l’entendait ?

RK : Pas encore, mais on progresse. A l’époque de Machiavel, dit Gramsci, le « Prince » peut être une personne. Mais avec la complexification des sociétés, il ne peut être que collectif, le « Prince » devient une organisation. Gramsci a lui-même œuvré à l’émergence d’un « Prince » collectif révolutionnaire : le Parti Communiste Italien, dont il fut en 1921 l’un des fondateurs avec Palmiro Togliatti. La question pour nous aujourd’hui est de déterminer quelle forme un « Prince » adapté aux conditions du 21e siècle pourrait revêtir. La forme-parti est-elle toujours actuelle ? Faut-il la remplacer par d’autres formes : la forme-mouvement, la forme-multitude, la forme-occupation, pour évoquer quelques idées apparues au cours des deux dernières décennies ?

“La gauche est très en retard du point de vue programmatique.”

Les gauches sont sorties très mal en point du 20e siècle, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la défaite. Il est tout à fait normal, dans ces conditions, que la refondation prenne du temps. Le capitalisme lui-même évolue rapidement à l’échelle globale, posant de redoutables problèmes analytiques et de construction d’une nouvelle vision stratégique.

Depuis les années 1990, une série d’expériences politiques aux quatre coins du monde sont venues alimenter la réflexion sur un « autre monde possible ». Mais la gauche est très en retard du point de vue programmatique. Par exemple, tout au long du 20e siècle a prédominé en son sein l’idée que la planification économique sous des formes diverses pouvait constituer une alternative au marché. La plupart des expériences de planification passées – en URSS, en Chine, en Yougoslavie, en Hongrie, à Cuba – se sont soldées par des échecs. Mais il y a certainement des enseignements à tirer de ces expériences. Des enjeux politiques nouveaux, comme la préservation des ressources naturelles ou les nouvelles technologies de l’information, nous invitent à penser la planification à nouveaux frais.

Il faut se mettre au travail et être patients. Daniel Bensaïd disait que le révolutionnaire doit faire preuve d’une « lente impatience » : il doit être impatient parce que les injustices du capitalisme sont insupportables, mais cette impatience doit être réfléchie, réflexive, parce que trouver des alternatives viables à ce système ne va nullement de soi.

 

[1] Voir Robert Pollin, « De-growth versus Green new deal », in New Left Review, 112, juillet-août 2018, disponible à l’adresse : https://newleftreview.org/II/112/robert-pollin-de-growth-vs-a-green-new-deal

[2] Voir Lucie Laurian et Richard Funderberg, « Environmental Justice in France ? A Spatio-Temporal Analysis of Incinerator Location », in Journal of Environmental Planning and Management, vol. 57 (3), 2014.

[3] Voir Michel Szadkowski, « Facebook, réservoir et carburant de la révolte des gilets jaunes », in Le Monde, 7 décembre 2018.

“Il y a une coexistence simultanée de la vérité et du mensonge dans le système médiatique dominant” – Entretien avec Ignacio Ramonet

Nous avons rencontré Ignacio Ramonet, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, co-fondateur d’Attac et du Forum Social Mondial. Ex-professeur à l’Université Paris VII devenu une figure marquante de l’altermondialisme, il s’est spécialisé dans l’étude de l’Amérique latine et du système médiatique. Il revient dans cet entretien sur les mutations qu’a connu le champ médiatique, sur la manière dont les réseaux sociaux contribuent à le modifier, sur l’érosion de l’hégémonie néolibérale, le phénomène populiste, ou encore les phénomènes politiques récents qui ont marqué l’Amérique latine (élection d’AMLO au Mexique, défaite de Gustavo Petro en Colombie, élection de Jair Bolsonaro au Brésil…). Propos recueillis par Vincent Ortiz et Antoine Cargoet. Retranscription réalisée par Marie-France Arnal.


LVSL – La loi anti “fake news”, préparée en concertation avec les grands patrons de presse et avec les firmes qui s’occupent des serveurs Internet et des réseaux sociaux, a été adoptée par l’Assemblée nationale française en novembre 2018. Que vous inspire le vote de cette loi ?

Ignacio Ramonet – Dans le champ médiatique, les fake news [fausses informations] ne constituent pas un élément réellement nouveau. Ce n’est pas parce que l’expression “fake news” est neuve que les contre-vérités et les mensonges dans les médias le sont également. On a connu la désinformation, la manipulation, l’intoxication et les bourrages de crâne depuis l’essor de ce qu’on appelle les “médias de masse” à la fin du XIXe siècle. Est-ce qu’on va enrayer l’actuelle épidémie d’infox par une loi ? L’intention est sans doute louable mais, personnellement, je suis sceptique.

Comme toutes les lois qui cherchent à empêcher les « excès » des médias, celle-ci aura un effet limité. C’est un peu comme si le législateur décidait qu’« il est interdit de mentir dans les médias ». Bien sûr, c’est moralement correct. Mais les lois sur la presse (dont, en France, celle de 1881), les codes de déontologie médiatique (comme la Charte de Munich de 1971) ou l’éthique professionnelle des journalistes l’imposent déjà. Et on en voit bien les limites… La preuve c’est qu’il a fallu inventer plus récemment, au sein des rédactions, la figure du « médiateur », puis les cellules de « fact checking » (vérification des faits)… Je pense que cette loi anti fake news répond surtout à une préoccupation de la société. Et qu’elle est, pour les grands oligarques des médias ainsi que pour bien de journalistes dominants, un simple alibi destiné à apaiser l’inquiétude sociale. Je ne pense pas qu’elle changera grand chose.

Nous sommes installés dans un système médiatique de type « quantique », qui opère aussi bien avec la vérité qu’avec le mensonge. Cette coexistence simultanée de la vérité et du mensonge est la caractéristique principale de la mécanique médiatique actuelle. Et c’est la menace centrale, en matière d’information, que doit affronter le citoyen. Il lui faut vivre désormais avec les infox comme, en matière de santé, il vit avec les menaces que représentent les virus ou les bactéries. Ce qui ne veut pas dire qu’il doit s’y résigner. Au contraire, il lui faut se mobiliser, s’armer pour les combattre et se vacciner contre ses effets nocifs. A cet égard, on pourrait même imaginer – sans être complètement paranoïaque -, que cette loi, en prétendant rassurer, vise d’une certaine manière à démobiliser les citoyens… Et à en faire, paradoxalement, des cibles encore plus faciles pour les fake news…

© Clément Tissot pour LVSL

 

LVSL – D’aucuns estiment que les fake news sont le produit des réseaux sociaux qui fonctionnent au buzz, aux algorithmes… Pensez-vous qu’on a une lecture un peu simpliste du phénomène “fake news” ?

IR – Quelle devrait être la principale préoccupation de tout système médiatique ? Diffuser une information vérifiée, garantie « sans mensonges » comme certains produits alimentaires sont garantis « sans caféine », « sans sucre » ou « sans gluten ». « Zéro infox ». Informer les citoyens, mais en soumettant les infos à un filtrage préalable, une épuration (comme on dit « station d’épuration » pour dépolluer les eaux usées) qui élimine les fausses informations et les « infox » de toutes sortes…

Cependant, à partir du moment où l’accélération médiatique a atteint la vitesse de la lumière, la vérification sérieuse est devenue quasiment impossible. De surcroît, nous sommes tous désormais devenus, via les smartphones et les réseaux sociaux, des producteurs compulsifs d’informations. Le système médiatique et les journalistes ont donc perdu le monopole de la diffusion d’infos. Dans un tel contexte, les médias auraient tout intérêt à garantir la vérification, ne serait-ce que pour nous convaincre que les infos qui nous parviennent par leur intermédiaire sont plus crédibles que celles qui nous arrivent via le système sauvage des réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp, Twitter, Instagram, YouTube, etc.).

Mais ce n’est pas le cas. Le système médiatique n’apporte pas, ou presque pas, de garanties complémentaires aux réseaux sociaux. Et ce n’est pas pour des raisons morales. Il ne peut le faire pour de simples raisons techniques, de concurrence et, en définitive, d’intérêts commerciaux. D’abord parce que, en raison de l’accélération de la circulation des infos, le hiatus entre l’instant où un media reçoit une information et celui où il la diffuse a disparu. Car devant la crainte qu’un media concurrent diffuse une info en premier, les medias ont désormais tendance à diffuser les infos dès qu’ils les reçoivent. Sans prendre le temps de les vérifier… Quitte à démentir ou à corriger plus tard. Ce qui place les citoyens en situation de ce que j’appelle une « insécurité informationnelle » car ils ne savent jamais si une info est vraie ou fausse…

Je compare souvent le journaliste contemporain au commentateur sportif d’un match de foot à la télé. Présent au stade, le commentateur n’en sait pourtant pas plus que le téléspectateur en ce qui concerne l’issue de la partie. Il ignore le score final du match, exactement comme la personne installée chez elle devant son petit écran. Si le téléspectateur – qui connaît les règles du jeu – venait à couper le son, il pourrait parfaitement suivre le match sans l’aide du commentateur…… A quoi sert donc celui-ci? Quelle est, en quelque sorte, sa « valeur ajoutée » ? Se poser ces questions est déjà significatif sur le rôle secondaire, voire négligeable, du commentateur.

Dans le champ de l’information, il se produit le même phénomène : le rôle du journaliste est en passe de devenir celui d’un simple commentateur… Incapables techniquement de vérifier les infos, les médias ne sont plus garants de la qualité de l’information, et enveloppent cette carence dans un surplus de commentaires… Moins ils en savent, plus ils en disent.

LVSL – Vous aviez écrit en 2011 un article intitulé ‟Automates de l’information”, dans lequel vous pointiez du doigt l’automatisation de l’information, chaque jour davantage régie par les algorithmes, destinée à un public de plus en plus ciblé. A l’époque, vous estimiez que ce n’était pas en passe de devenir un modèle dominant. Aujourd’hui, Facebook signe des contrats avec de grands journaux américains et français pour mettre en avant leurs publications et, en échange, ces médias peuvent s’adapter aux algorithmes de Facebook pour maximiser leurs vues. Pensez-vous que, à l’heure où tout le monde utilise Facebook, Twitter, etc. ce modèle d’information régi par les algorithmes est en passe de devenir le modèle dominant ?

IR – C’est déjà le cas. Qu’est-ce qui faisait qu’une info se retrouvait à la « une » des journaux de la presse papier traditionnelle ? C’est le conseil de rédaction ou, en dernière instance, le rédacteur en chef ou le directeur du journal qui décidait souverainement en fonction de l’actualité. Aujourd’hui, qui décide de placer en ouverture d’écran telle ou telle information dans la version web d’un média? C’est le nombre de « clicks », de consultations numériques, qui fait automatiquement « monter » l’information à la « une » et qui la tire parfois des abîmes digitaux où elle était enfouie. La hiérarchie de l’information est désormais déterminée par le nombre de « clicks ».

Mais d’autre part, on sait que Google comme Facebook faussent leurs données. C’est-à-dire qu’on a aujourd’hui la possibilité, moyennant finance, d’acheter les « premières places » pour se retrouver parmi les informations qui apparaissent le mieux situées sur l’écran quand on recherche une donnée sur le web. Les premières propositions de Google ne sont pas celles qui sont le plus consultées mais celles dont les firmes-mères font de la publicité et ont payé pour cela. Si l’internaute ne fait pas attention, il se laisse prendre. En dehors de ces cas, pour tous les médias, c’est le même système : ce sont les réseaux sociaux qui déterminent la hiérarchie de l’information.

Le champ médiatique ne se réduit plus à la seule galaxie médiatique traditionnelle, constituée de la sainte trilogie : presse écrite, radio, télévision. Aujourd’hui, le média dominant ce sont les réseaux sociaux. Rappelons que l’ancien président des Etats-Unis Barack Obama avait déjà gagné sa première campagne électorale, en novembre 2008, sur la base d’un usage novateur des réseaux sociaux. Et c’était pourtant à un stade embryonnaire. Obama allait encore sur les plateaux de télévision donner des entretiens parce que ses conseillers en marketing électoral pensaient que la télévision était encore le média dominant. Tout a changé en 2016. Pour la première fois depuis les années 1940 et l’essor de la télévision, Donald Trump a fait sa campagne électorale victorieuse sans donner un seul entretien à aucune des quatre principales chaînes américaines (ABC, CBS, NBC, Fox). Il faut savoir que l’audience moyenne cumulée des journaux télévisés des quatre principales chaînes des États-Unis est d’à peine 29 millions de téléspectateurs (dans un pays de 325 millions d’habitants…). En revanche, sur les réseaux sociaux, Donald Trump compte environ 30 millions d’ « amis » sur Facebook et quelque 60 millions de followers sur Twitter… A qui il parle directement…

Il faut également mentionner le phénomène nouveau des “moi-médias” et des influencers, c’est-à-dire de personnes qui – pour la première fois depuis l’apparition au XIXe siècle des mass media – ne doivent pas leur notoriété publique aux grands médias traditionnels (presse, radio, télévision) mais exclusivement aux réseaux sociaux. Ces influencers peuvent avoir une audience supérieure à celle, cumulée, de plusieurs grandes chaînes de télévision… C’est le cas, par exemple, de Kim Kardashian, au départ starlette de la téléréalité, qui possède, sur les réseaux sociaux Twitter, Facebook, Snapchat et Instagram, quelque 224 millions de followers cumulés… Rappelons, à titre de comparaison, que l’événement télévisuel qui rassemble la plus formidable audience au monde est le Super Bowl américain et ses 113 millions de téléspectateurs… Kim Kardashian, à elle seule, fait 100 millions de mieux !

Il y a désormais, à travers le monde, des centaines d’influencers très prescripteurs qui peuvent vendre, à leurs millions d‘abonnés fidèles, toutes sortes de produits : de la mode, des vêtements, des objets, du maquillage, des voyages, des hôtels, de la technologie, etc. Et aussi, bien entendu : des idées, des causes et des candidats à des élections… Ces « moi-média » n’existaient pas dans l’écosystème médiatique traditionnel dont parlent encore les facultés de communication ou les écoles de journalisme… Il n’y a donc pas que les automates… On est aujourd’hui dans une mécanique médiatique où les effets perturbateurs des réseaux sociaux vont bien au-delà de cette « explosion du journalisme » dont j’ai parlé.

“Une « démocratie médiatique » dont Jean-Luc Godard, on s’en souvient, avait cruellement démontré l’absurdité en la définissant ainsi: « Une minute pour les nazis, une minute pour les Juifs. »”

LVSL – A propos des réseaux sociaux et des médias dominants qui souvent se conjuguent, quelles stratégies de contournement sont possibles ? Quelles opportunités offre la mise à disposition des réseaux sociaux ?

IR – On sait que, dans les années 1990 ou 2000, quelques intellectuels hors cadre – par exemple, Pierre Bourdieu – ont fait le choix du contournement, en effet. Ne plus se rendre sur les plateaux télé parce qu’ils y étaient inaudibles à cause du cadre rhétorique qu’ils considéraient piégé. Pierre Bourdieu avait raconté, dans son livre Sur la télévision, comment il s’était insurgé contre le dispositif dans lequel on voulait le contraindre à penser. Il avait alors dénoncé la supercherie du « débat télévisé » dont se servent les médias dominants pour mettre en scène leur idée de la “démocratie médiatique”. Une « démocratie médiatique » dont Jean-Luc Godard, on s’en souvient, avait cruellement démontré l’absurdité en la définissant ainsi: « Une minute pour les nazis, une minute pour les Juifs. »

À la même époque, Noam Chomsky démontrait également que, à la télé, le signifiant déterminait le signifié. Parce que la structure médiatique finissait par conditionner ce que vous alliez dire. Il l’expliquait ainsi : « Dans un débat télévisé, si vous dites ce que tout le monde pense, c’est-à-dire si vous répétez la doxa sociale, une minute vous suffit en général pour défendre n’importe quel argument. Mais si vous voulez affirmer le contraire de ce que tout le monde pense, alors une minute ne suffit pas. Parce qu’il vous faut d’abord démentir les idées reçues, déconstruire, puis remonter une démonstration, etc. Il vous faut plus de temps. Mais alors on vous le refuse au prétexte qu’ « à la télévision ça va vite »… Donc, sur un plateau de télévision, vous ne pouvez jamais dire ce que vous pensez, si ce que vous pensez n’est pas ce que pense tout le monde… »

Sur ce même registre, il y a environ trente ans, un mensuel comme Le Monde diplomatique s’est construit également, par choix de sa rédaction, en marge du système médiatique dominant. Il a pris à cet égard deux décisions novatrices : d’une part, faire de la communication un sujet d’information. Créer une sorte de métagenre : informer sur l’information. Développer auprès du grand public un intérêt pour la théorie de la communication et pour la théorie de l’information. C’était nouveau. A part les revues spécialisées, les médias grand public n’en parlaient pas. Le Diplo a été pratiquement le premier à dire, dans ses colonnes, que la communication et l’information étaient des sujets politiques auxquels les citoyens devaient s’intéresser. Parce que les médias jouent un rôle déterminant dans la vie de la cité. L’économie de la presse, la propriété des médias, leur structure industrielle, la rhétorique des discours médiatiques, le dévoilement de manipulations ou la propagande sont des thèmes que des citoyens modernes doivent connaître au même titre que la géopolitique ou la géoéconomie. Cela d’ailleurs s’est imposé et généralisé.

La seconde décision était précisément celle dont vous parlez, du contournement. Nous pensions, au Diplo, qu’on ne pouvait pas conduire une véritable réflexion critique à l’égard des médias dominants tout en étant présents en permanence, en tant que journalistes invités, dans ces mêmes grands médias que nous critiquions. L’un de nos arguments était qu’intervenir dans les médias de masse revenait à se compromettre, à se laisser “récupérer” – pour reprendre un terme soixante-huitard – par les médias dominants dont il ne faut jamais oublier que la fonction première est de domestiquer le peuple. Il fallait donc observer une distance critique et prophylactique.

Je pense que, à l’heure de l’hégémonie des réseaux sociaux, il faudrait poursuivre cette réflexion sur le rapport aux médias dominants. Nous vivons un très grand chambardement technologique. Qui constitue l’un des défis principaux des sociétés contemporaines. Et ce sont les médias qui reflètent le mieux cette formidable mutation. Parce qu’ils se trouvent dans l’œil du cyclone. Ne pas oublier que ce qu’on appelle les « nouvelles technologies » sont avant tout des technologies de la communication et de l’information. Qui concernent, de plein fouet, le journalisme et les médias. Par conséquent il n’est pas possible d’avoir une théorie critique immuable sur les médias. Qui aurait été valable il y a trente ans et qui le serait encore aujourd’hui. Alors que tout a changé… En matière de théorie des médias, il faut donc reprendre l’analyse. Parce que les lois de la mécanique médiatique ne sont pas constantes.

Par exemple, à propos de cette question sur notre présence dans les médias dominants, le contexte a complètement changé. Si les médias dominants sont désormais les réseaux sociaux, la question d’y aller ou pas ne se pose plus. Chacun d’entre nous peut posséder maintenant son propre réseau social. Nul besoin d’aller chez quelqu’un d’autre. C’est vous qui imposez votre cadre. C’est à cela qu’a répondu Donald Trump. Il ne va pas dans les plateaux des grands médias classiques puisqu’il est son propre « moi-media ».

LVSL – Nous voudrions revenir plus en détail sur le regard rétrospectif que vous portez sur le rôle qu’ont assumé « Le Monde diplomatique », mais aussi ATTAC – dont vous êtes l’un des fondateurs – et le Forum Social Mondial dans les années 1990 et 2000, dans une période où régnait l’idée de « la fin de l’histoire » chère à Fukuyama et la résignation de la gauche institutionnelle. Quels rôles ont tenu ce type d’initiatives comme ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne) –, ou « Le Monde diplomatique » dans la refondation en train de s’engager ?

IR – Le moment néolibéral le plus dur, l’apogée de l’hégémonie néolibérale, a eu lieu en 1995, lorsque, en France, Édouard Balladur était premier ministre. Il y avait alors, non pas une croyance, mais une certitude quasi religieuse que la solution aux problèmes du monde était toute trouvée, que l’histoire était terminée. La démocratie libérale s’était imposée et l’économie de marché ainsi que le libre-échange devaient dominer la planète. C’était quelques années après la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et l’implosion de l’Union soviétique en décembre 1991. Les forces de gauche étaient matraquées violemment. Et pas uniquement le Parti communiste, qui avait soutenu jusqu’au bout l’Union soviétique. La gauche dans son ensemble a été déstabilisée par cette pensée néolibérale dominante. Face à cela, nous avons alors proposé, pour nommer cet unanimisme des élites dirigeantes et des médias, le concept de “pensée unique“. Nous avons publié, sous ce titre, en février 1995, un édito qui a eu un certain succès.

C’est à ce moment-là que, au sein de la rédaction du Monde diplomatique, nous avons estimé que le journal devait aller au-delà de l’information, dans le sens de ce que nous réclamaient de nombreux lecteurs. Notre réponse traditionnelle jusque là consistait à dire que nous étions journalistes – intellectuels à la limite -, que nous étions là pour informer, pour analyser, réfléchir, mais pas pour prendre la place des organisations politiques. En d’autres termes, pour paraphraser Marx : interpréter oui, transformer non.

Nous avons décidé de briser cette tradition et, en quelque sorte, de miser sur l’action. Puisque nul ne le faisait, nous avons proposer de créer un instrument social d’intervention dans le débat public, politique, et nous avons lancé cette idée d’ATTAC dans un éditorial intitulé « Désarmer les marchés » en décembre 1997. Le nom de cette association n’était pas anodin bien entendu. Il voulait annoncer la fin de la résignation. Et appelait à passer intellectuellement, socialement, politiquement à l’offensive, « à l’attaque ». Pour transformer le monde et changer la vie. Elle a été crée dans un grand élan d’enthousiasme. Et a apporté une boîte à outils qui a permis de mieux comprendre la globalisation néolibérale pour mieux la dénoncer. Attac a favorisé aussi l’invention de nouvelles formes d’organisation des luttes. Son modèle s’est étendu à l’ensemble de l’Europe et au-delà.

Dans ce même esprit, nous avons conçu le projet du Forum Social Mondial, avec l’idée d’en faire le symétrique inversé du Forum de Davos qui est le rendez-vous international de tous les défenseurs de la globalisation néolibérale. Le premier Forum Social Mondial s’est tenu en 2001 à Porto Alegre au Brésil. Il a été conçu comme un espace d’éducation populaire, un laboratoire d’idées, d’échanges, de propositions mais aussi comme une fabrique de résistances. Beaucoup de phénomènes politiques survenus en Amérique latine dans les années 2000, et notamment les grandes expériences progressistes, ont été conduits par des personnalités (Hugo Chavez, Lula da Silva, Evo Morales, Rafael Correa, Fernando Lugo, etc.) venues aux Forums Sociaux. Ce fut une grande école de riposte sociale. De nombreux intellectuels y ont également apporté leurs points de vue, de Noam Chomsky à Eduardo Galeano, en passant par Arundhati Roy, José Saramago, John Berger, François Houtart…
Je dois préciser que l’essor d’Attac comme celui du Forum Social Mondial se sont faits en marge du Monde diplomatique. Nous avons certes contribué à les créer ou à les impulser. Mais une fois ces organisations lancées, nous pensions que ce n’était pas notre rôle que de nous impliquer directement dans la conduite concrète de mouvements pleinement engagés dans les luttes.

© Clément Tissot pour LVSL

LVSL – On constate que l’hégémonie néolibérale s’écorne légèrement en Europe, sous la forme de plusieurs mouvements notamment d’une nébuleuse qu’on qualifie de “populiste”. Que pensez-vous du populisme ? Est-ce pour vous un mouvement uniquement réactionnaire ou alors peut-on y puiser les germes d’une pensée, d’un mouvement progressiste ?

IR – Je pense que nous sommes en train de vivre une sorte de nouveau millénarisme et cela provoque ou conditionne de nombreux phénomènes politiques. Qu’est-ce que ce millénarisme ? Après trente ans d’hégémonie néolibérale et dix ans de souffrances sociales accrues en raison des conséquences de la crise de 2008, ce millénarisme résulte de la prise de conscience, de plus en plus nette, qu’un monde – celui qui nous est familier – arrive à sa fin. Et que celle-ci est précédée de toutes sortes de menaces et de défis. Pensons, par exemple, à l’alerte écologique devenue quotidienne, qui annonce d’imminents changements climatiques dévastateurs. C’est non seulement un récit apocalyptique mais une réalité de plus en plus palpable. Cela conduit désormais les gouvernements à prendre des mesures – par exemple, en France, la taxation carbone sur les combustibles fossiles – qui bouleversent la vie des gens. Et les poussent, en retour, à protester… On le voit, en France, avec la révolte des « bonnets rouges », en 2013, contre l’écotaxe ou, plus récemment, celle quasi insurrectionnelle des « gilets jaunes » contre l’augmentation du diesel.

Il faut ajouter à cela l’autre grande mutation en cours dont j’ai parlé. Celle que produisent, dans tous les domaines de notre vie quotidienne, les changements technologiques qu’on observe partout: Internet, Big Data, intelligence artificielle, nanotechnologies, imprimantes 3D, objets connectés, biotechnologies, cybersurveillance, génomique, robotique, cyborg, etc. Tout notre environnement technique est chamboulé. Comme il l’avait été au XIXe siècle lorsque l’ère industrielle atteignit son apogée et fit table rase du passé au nom de ce qu’on a alors appelé la “modernité”. Un univers de traditions centenaires s’est brutalement effondré. Et ce phénomène, par le biais des conquêtes coloniales, avait touché le monde entier. Des modes de vies ancestraux avaient rapidement disparu. Rappelons-nous que c’est dans un tel contexte que l’Europe connut les plus violentes secousses politiques de toute son histoire : la naissance du nationalisme et du socialisme, ainsi que cinq grandes révolutions (1789, 1830, 1848, 1870, 1917) et une guerre mondiale…

Aujourd’hui, après quarante ans d’inégalités neolibérales, on vit donc deux grandes mutations simultanées. Et elles produisent à leur tour de formidables désarrois. Aux victimes de la désindustrialisation massive viennent désormais s’ajouter d’autres catégories professionnelles, dans le secteur des services, qui voient à leur tour leurs emplois menacés ou détruits ou dégradés : employés de banque, journalistes, éditeurs, postiers, chauffeurs de taxis, hôteliers, petits commerçants, etc. Cette grande mutation et les diverses « ubérisations » produisent une nouvelle classe de « forçats de la terre » : la masse des salariés précaires, le précariat. C’est ce précariat surexploité qui aura probablement un rôle important dans les luttes sociales à venir. Comme, au XIXe siècle, les ouvriers des usines se sont battus pour améliorer leur condition.

Tous ces perdants et tous ceux qui paniquent devant les mutations en cours sont à la base du populisme contemporain en Europe. Dont les caractéristiques sont le repli sur la nationalité et l’identité, la peur du changement et du déclassement, et la terreur de l’Autre (actuellement le migrant). C’est pour cette raison que le populisme européen diffère du populisme latino-américain. On n’explique pas le populisme hongrois ou italien de la même manière que le populisme au Venezuela ou en Equateur, en Amérique latine. C’est pour cela qu’on peut défendre, en effet, l’idée d’un populisme de gauche.

“S’appuyer sur les corps intermédiaires en Amérique latine, c’est tomber dans les mains de ces oligarchies qui dominent tout : banques, entreprises, gouvernements, parlements, justice, médias…”

LVSL – On effectue souvent le parallèle entre les populismes latino-américains comme vous le disiez et les populismes européens… Cette comparaison est-elle justifiée ? Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer certaines différences ?

IR – En Amérique latine, la domination des élites, des oligarchies est telle que les sociétés luttent encore pour sortir d’une ère disons néo-féodale ou néocoloniale. S’appuyer sur les corps intermédiaires, dans cette région du monde, c’est tomber dans les mains de ces oligarchies qui dominent tout : banques, entreprises, gouvernements, parlements, justice, médias… A la base, ce sont des latifundistes (grands propriétaires terriens) qui possèdent les exploitations agricoles et les mines, c’est-à-dire le sol et le sous-sol, principaux facteurs de richesse dans cette région. Globalement, avec quelques variantes, les Etats latino-américains demeurent des exportateurs de produits du secteur primaire, agriculture et mines. Ils vivent de cela depuis des siècles. Le seul pays d’Amérique à avoir réussi à échapper à cette malédiction coloniale ; qui est passé de l’état de mono-exportateur de coton à celui de grande puissance, ce sont les États-Unis. A la différence du Mexique, du Brésil ou de l’Argentine, les Etats-Unis sont parvenus à développer un système bancaire et financier solide, allié à une politique commerciale protectionniste, qui leur a permis de bâtir une industrie nationale à une vitesse impressionnante. C’est à cette saga, cette success story à laquelle se réfère en permanence le populiste Donald Trump.

En Amérique latine, quand par miracle un candidat ou une candidate progressiste gagne les élections et arrive au pouvoir avec un programme de réformes sociales, il ou elle ne peut pas s’appuyer sur les oligarchies traditionnelles. Parce qu’elles contrôlent tout. Et que tout progrès social en faveur des humbles ne peut se faire qu’à leurs dépens… Il faut donc qu’il ou elle parle directement au peuple : c’est ça le populisme latino-américain. Prenons l’exemple d’Hugo Chavez, arrivé au pouvoir en février 1999. Lorsqu’il a souhaité mettre en oeuvre ses réformes sociales – alphabétisation, santé publique gratuite, éducation, nationalisations, etc. – les ministères eux-mêmes s’y sont opposés. Les cadres ministériels, issus des classes dominantes, bloquaient administrativement les réformes. Chavez a été obligé de créer des « missions » (misiones), des sortes de by-pass, pour contourner ses propres ministères… L’obstacle à ses réformes ne venait pas de l’opposition politique : c’étaient les cadres de l’Etat, les « énarques » vénézuéliens qui faisaient barrage… Chávez a donc dû en appeler au peuple. Voilà le sens du populisme en Amérique latine : s’adresser directement au peuple, passer par-dessus les corps intermédiaires dominés par les oligarchies, pour procéder aux indispensables réformes sociales.

Cela ne ressemble pas à ce que nous voyons surgir un peu partout en Europe. Ici, le populisme est le fait de gens paniqués – c’est le cas des Italiens qui perdent leur emploi à cause des mutations technologiques, ou celui des Hongrois qui craignent l’arrivée de migrants de l’Est ou du Proche-Orient. Le populisme est un « peurisme », le fruit pourri de peurs multiples. Il propose des solutions simples, imposées avec autoritarisme. C’est la différence que je vois entre le populisme latino-américain et européen.

Il faut dire toutefois que l’élection récente de Jaïr Bolsonaro au Brésil modifie la donne. Dans son cas nous avons affaire, je crois, à un populisme de droite de type européen – autoritariste, xénophobe et raciste – qui voudrait répondre, comme un retour de balancier, à une longue expérience politique de gauche conduite au Brésil pendant quatorze ans par le Parti des travailleurs (PT) de Lula da Silva et Dilma Rousseff.

LVSL – Les populismes de gauche en Europe importent un certain nombre de leurs recettes d’Amérique latine – rhétorique patriotique inclusive, place centrale du leader conçu comme à même de faire appel aux affects populaires… Cette importation est-elle justifiée?

IR – Le rôle du dirigeant est important, en Amérique latine comme ailleurs. Nous vivons dans des sociétés où les grands médias de masse ont imposé depuis longtemps une métonymie politique forte : un parti c’est l’homme ou la femme qui le dirige. Tout le système médiatique est structuré autour de cette idée : un parti c’est une personne, celle qui en est à sa tête. A la télévision, c’est le patron ou la patronne du parti qui est naturellement invité. Son point de vue est considéré comme étant celui de sa formation. On finit par associer naturellement son nom à celui du parti. Dans une campagne électorale c’est son visage qui figure sur les affiches, pas son programme.

Cette métonymie, ce sont les médias qui l’ont imposée. La gauche a été très réticente, pendant longtemps, à cela. Elle avait des « leaders » un peu honteux, qui n’étaient pas « présidents » du parti mais plus simplement « secrétaires généraux »… Elle mettait surtout en avant les idées, les programmes, plutôt que le chef. Mais je pense qu’aujourd’hui elle fait bien de repenser le rôle du (ou de la) leader. J’ai expliqué pourquoi en Amérique latine son rôle est important.

“Une période d’opposition ne fait pas de mal à un parti demeuré trop longtemps au pouvoir. En démocratie, nul n’a vocation à rester aux commandes éternellement”

LVSL – Il y a 6-7 ans, l’Amérique latine était en grande partie à gauche, dominée par des gouvernements sociaux-démocrates, voire socialistes. Aujourd’hui, les néolibéraux reviennent en force. On parle souvent de retour aux années 1980-1990, marquées par la mise en place de “plans d’ajustement structurels” dans les pays latino-américains, sous l’égide du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque Mondiale, consistant en la réduction des dépenses publiques, la compression des salaires et la libéralisation de l’économie et du commerce. Pensez-vous que cette comparaison est justifiée ?

IR – On a beaucoup théorisé sur la fin du “cycle progressiste” [ouvert par l’élection d’Hugo Chávez au Venezuela en 1999, suivi par l’élection de Lula au Brésil en 2002, Nestor Kirchner en Argentine en 2003, Evo Morales en Bolivie en 2006, Rafael Correa en Equateur la même année…]. En politique, il existe des cycles dont la durée de vie n’a rien à voir avec la pertinence ou non d’un programme. Les sociétés connaissent des cycles politiques, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. L’expérience historique montre que, en général, au-delà de quinze ans, toute gestion politique conduite par une même personne, même élue démocratiquement, paraît insupportable… Des enfants qui avaient dix ans au moment où est arrivé au pouvoir tel ou tel président ont l’impression, au bout de quinze ans, de l’avoir connu toute leur vie… Ils en éprouvent une forme de lassitude. La politique n’est pas rationnelle. Et les électeurs dans nos « démocraties médiatiques », nos « sociétés du spectacle » sont souvent gagnés par le sentiment de « déjà vu » et de « ras le bol ».

En mai 1968, en France, une génération avait l’impression d’avoir toujours eu pour président le général De Gaulle qui n’était pourtant au pouvoir que depuis 10 ans… En Equateur, par exemple, Rafael Correa a été objectivement un excellent gouvernant démocratique avec des résultats spectaculaires, mais – au bout de dix ans – il a lui aussi fini par lasser une partie importante des citoyens… En Bolivie, Evo Morales, également excellent gouvernant en termes de résultats macroéconomiques, connaît aussi un effet de lassitude et – d’après les sondages actuels – pourrait avoir des difficultés à remporter l’élection présidentielle d’octobre 2019.

Il existe des exceptions, comme le cas de l’Uruguay, toujours solidement ancré à gauche. Et qui n’a pas connu les mêmes problèmes de corruption que d’autres pays progressistes latino-américains. Peut-être également en raison de trois changements de président pour un même parti, en quinze ans. Et sans doute aussi grâce au phénomène José Mujica, leader populiste modeste. Il faut ajouter que, dans certains pays (Paraguay, Honduras, Brésil), des présidents progressistes ont été renversés, parce que les oligarchies locales ont tout simplement décidé que cela suffisait…

D’une manière générale, une période d’opposition ne fait pas de mal à un parti demeuré trop longtemps au pouvoir. En démocratie, nul n’a vocation à rester aux commandes éternellement. C’est normal de perdre des élections, à condition qu’il n’y ait pas fraude. Car l’un des objectifs structurels des mouvements progressistes en Amérique latine, ne l’oublions pas, c’est de garantir dans la durée le fonctionnement de la démocratie. En soi cela constitue une grande avancée pour des sociétés qui ne la connaissent que depuis quelques décennies.

LVSL – “AMLO” (Andrés Manuel López Obrador) au Mexique et Gustavo Petro en Colombie sont deux nouveaux phénomènes en Amérique latine qui donnent l’impression qu’une nouvelle génération néo-progressiste émerge. Elle est assez différente de l’ancienne [Hugo Chávez, Evo Morales, Rafael Correa, Nestor et Cristina Kirchner, Lula…], dans la mesure où on ne note pas de références au “socialisme”, que les attaques contre le néolibéralisme se font plus discrètes, que ses objectifs socio-économiques paraissent modestes, voire contradictoires. Pensez-vous que cette nouvelle génération néo-progressiste a intériorisé certains aspects du néolibéralisme ?

IR – Le Mexique est un cas très particulier. Et celui d’ AMLO également. Le Mexique est un Etat proche de la faillite. Certains États mexicains – le Mexique est un État fédéral – sont des narco-États régionaux. La structure étatique est quasiment affaissée et le pays connait une telle violence depuis si longtemps que ce n’est pas un hasard si López Obrador, à sa énième tentative, a fini par être élu après que les électeurs aient tout essayé.

Le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) a gouverné depuis la fin de la révolution mexicaine en 1921 jusqu’en 2000, soit pendant quelque 80 ans… En raison de cette si longue domination, la société a souhaité changer et a élu, en 2000, Vicente Fox, candidat du principal parti d’opposition, le PAN (Parti Action Nationale), chrétien libéral. C’était déjà une révolution. Mais, après 13 ans au pouvoir, le PAN a également échoué et les Mexicains ont de nouveau élu, en 2013, un candidat du PRI, Enrique Peña Nieto. Lui aussi a échoué. Il ne restait donc qu’à essayer Andrés Manuel López Obrador, du parti Morena (Movimiento Regeneración Nacional)… Devant l’accumulation des désastres, la société mexicaine a choisi d’essayer quelque chose de nouveau. C’est la principale leçon du scrutin, me semble-t-il, au-delà du programme de López Obrador, à la fois nationaliste, progressiste et en effet timidement anti-néolibéral.

Le problème principal que devra régler López Obrador, hormis celui de la violence, c’est celui des inégalités qui restent abyssales. Songeons qu’il y a encore quelque 6% d’analphabètes, 110 ans après la Révolution mexicaine… Autre élément: les relations avec les États-Unis. Le cas López Obrador est donc sui generis, très particulier. Son système de pensée est adapté à la complexité de la situation politique mexicaine. Je ne crois pas que l’on puisse en tirer une leçon générale pour le reste de l’Amérique latine.

Le cas de Gustavo Petro, en Colombie, est différent et fort intéressant. Rappelons que la Colombie est l’un des rares pays d’Amérique latine – avec le Brésil – qui n’a pas fait de réforme agraire, réclamation de base des masses paysannes et cause de la guerre civile qui a duré 60 ans [en 1948, le leader populiste Jorge Eliécer Gaitán, soutenu par des organisations paysannes favorables à une réforme agraire, fut assassiné, déclenchant la guerre civile colombienne]. Petro est un ancien guérillero qui a été maire de Bogota. Il possède une exceptionnelle expérience de la vie politique. En juin 2018, la gauche rassemblée a voté pour lui. Petro a pu ainsi se qualifier pour le second tour. Et a finalement obtenu 42% des suffrages. Il y a là, sans doute, le germe de quelque chose de positif. A la prochaine élection, en 2022, la gauche pourrait arriver au pouvoir. Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie.

Gustavo Petro a su notamment parler aux classes moyennes urbaines fort nombreuses parce que les campagnes ont été vidées en raison des violences de la guerre civile. Il a aussi fait campagne sans omettre de critiquer certaines expériences progressistes latino-américaines dans les termes que je signalais plus haut : le leader est essentiel, mais un leader permanent et éternel n’est pas nécessaire ; un système progressiste est positif, mais un système progressiste corrompu est éminemment critiquable ; un parti doit s’adresser aux classes populaires, mais aussi aux classes moyennes…

Ce dernier enjeu paraît essentiel : un gouvernement progressiste, par définition, si ses réformes ont du succès, fait chuter la pauvreté et renforce statistiquement les rangs des classes moyennes… Au Brésil, Lula et le Parti des travailleurs (PT) ont fait sortir de la pauvreté environ 40 millions de Brésiliens. Ces personnes ont donc intégré les classes moyennes. Mais le PT n’a plus eu de discours à leur égard. Il s’en est désintéressé. Abandonnés à eux-mêmes, ces ex-pauvres ont fini par tourner le dos à la gauche… Et nombre d’entre eux ont même voté pour Bolsonaro…

 

Crédits photo : © Clément Tissot pour LVSL

« Rester connecté au sens commun » – LVSL

Nous republions ici un entretien que nous avions donné à la Revue Ballast à propos de notre projet le 27 novembre 2017. Il nous semble riche et permet d’éclairer la voie que nous suivons.
Dans la galaxie des magazines en ligne, Le Vent se lève a vu le jour à la fin de l’année 2016 — un « média d’opinion combatif », selon l’un de ses fondateurs, désireux de s’engager dans la fameuse « bataille culturelle ». Plus de 300 papiers, à ce jour, s’en sont chargés ; près de 100 bénévoles aux manettes, et tous de revendiquer les formats courts aisément diffusables sur les réseaux sociaux. Ils jurent n’être pas une revue, entendent subvertir « les codes de l’adversaire », conçoivent la politique comme la prise du pouvoir central, louent le populisme comme stratégie et tiennent à « avoir un impact sur le débat » : forme et fond ne sont pas les nôtres, bavards à distance de l’actu que nous sommes, et c’est bien pour cela que nous souhaitions en discuter avec eux. Que peut aujourd’hui « le journalisme intégral » dont Le Vent se lève, élève de Gramsci, se réclame ?

Ballast – Macron est l’une de vos cibles de prédilection : pourquoi le pays a-t-il visé de travers ?

LVSL – Il est évidemment tentant d’affirmer que les Français ont voté à côté, qu’ils ont été, une fois de plus, trompés par un as du marketing électoral et de la manipulation des masses. C’est trop facile. Nous pensons qu’il faut avant tout décrypter la stratégie de l’adversaire, déceler chez lui les ressorts de sa capacité à susciter l’adhésion — afin de mieux la déconstruire. Force est de constater que, dans un contexte de brouillage des frontières idéologiques, lié notamment à la relative indifférenciation des politiques économiques menées par les deux précédents présidents de la République, le clivage gauche/droite a perdu de sa centralité dans les mentalités des Français. D’ailleurs, trois des quatre candidats arrivés en tête à l’élection présidentielle se sont évertués à s’affranchir de cet axe structurant de la vie politique : Marine Le Pen, en opposant les « patriotes » aux « mondialistes » ; Jean-Luc Mélenchon, en instaurant une ligne de fracture entre le « peuple » et l’« oligarchie » ; Emmanuel Macron, en prétendant incarner le rassemblement des « progressistes » contre les « conservateurs » de tous bords.

« Nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. »

La frontière dressée par Emmanuel Macron est habile : elle renvoie dos à dos une droite hostile au changement et une gauche arc-boutée sur la défense d’acquis sociaux jugés d’un autre âge. Pour résumer, tandis que gauche et droite, par leurs querelles artificielles et leur manque d’audace, ont enfoncé la France dans l’immobilisme, Emmanuel Macron se présentait comme le candidat à même de libérer le pays de ses carcans, de lui redonner un « esprit de conquête ». Cette image est fondamentale : celle d’une France qui avance, qui relève de nouveaux défis. Là où les néolibéraux « traditionnels » font de l’austérité un horizon indépassable, fidèles à la formule « There is no alternative » de Margaret Thatcher (que l’on songe un instant à la morosité d’un François Fillon ou d’un Alain Juppé), Emmanuel Macron propose un nouveau récit politique mobilisateur axé sur l’ambition et la modernité. Cette nouvelle frontière, il l’a construite pour maintenir le système et non pour le changer réellement — c’est pourquoi le terme de « transformisme » est plus adéquat pour qualifier son projet. Emmanuel Macron est également parvenu à capter une profonde demande de renouvellement politique en capitalisant sur la désaffection de nombreux citoyens à l’égard des partis traditionnels. En lançant son propre mouvement bâti comme une start-up, en appelant au retour de la société civile et de l’expérience professionnelle en politique, au nom de l’efficacité et par opposition à une élite politique carriériste et sclérosée, il a incontestablement marqué des points. Bref, Emmanuel Macron s’est façonné le costume de la figure iconoclaste, inclassable, brisant les tabous et transgressant les codes pour faire progresser le pays et balayer le « vieux monde ». Un carnet d’adresses bien fourni, une large couverture médiatique, un spectaculaire alignement des planètes (affaire Fillon, victoire de Benoît Hamon à la primaire socialiste) et un épouvantail bien commode (Marine Le Pen) ont fait le reste.

Quant à nous, à LVSL, nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. C’est peut-être une cible de prédilection, mais il faut reconnaître qu’il facilite aujourd’hui la tâche de ses adversaires. Au bout d’un certain temps, les actes finissent immanquablement par prendre le pas sur la puissance du récit politique. Notre rôle consiste donc tout à la fois à défaire le discours et à poser un regard critique sur les actes. Emmanuel Macron ne peut pas scander à la face du monde « Make our planet great again » et en même temps accepter l’application provisoire du CETA ou céder sur les perturbateurs endocriniens. Il ne peut prétendre propulser la France dans la modernité tout en adoptant une réforme du marché du travail qui signe une profonde régression dans le quotidien de millions de salariés. Ajoutez à cela « les gens qui ne sont rien », les « fainéants », les « cyniques » ou ceux qui « foutent le bordel », et le travail de déconstruction de l’entreprise macroniste est déjà bien entamé.

Ballast – Votre ligne défend le « populisme de gauche », porté notamment par Podemos. Dans une tribune publiée cette année par Attac, Pierre Khalfa, syndicaliste et coprésident de la Fondation Copernic, estimait qu’il est un « non-dit » délétère derrière ce populisme : son autoritarisme, son culte de la représentation, sa mythification du leader comme incarnation populaire. Qu’objecter à cela ?

LVSL – Pierre Khalfa fait une mauvaise lecture du populisme. Dans son texte, il oppose la construction du peuple à son autoconstruction. Il perçoit la première comme étant le processus actif et exclusif de construction du sujet politique par le leader, ce qui implique un risque d’autoritarisme, et la seconde comme étant une forme spontanée d’autoconstruction horizontale du peuple. Il y a ici à la fois une incompréhension de ce que les intellectuels populistes nomment « construction du peuple » et une pure incantation sur l’autoconstruction spontanée : on attend toujours l’autoconstruction d’un sujet politique… Bref, l’erreur de Khalfa consiste dans le fait qu’il n’a pas lu, ou mal lu, le fait que le processus de construction du peuple était un processus dialectique, à la fois top-down et bottom-up, et non un processus qui descendait magiquement du leader. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de leader sans sujet à incarner, sans groupe qui fasse un travail discursif et symbolique sur lui-même, et qu’à l’inverse, ce groupe — nécessairement hétérogène — ne peut se maintenir sans des formes d’unification dont l’incarnation par une figure tribunitienne est l’un des principaux vecteurs. À ce jour, personne ne défend l’idée qu’un leader immaculé viendrait créer ex nihilo un sujet politique.

« Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. »

Passées ces caricatures, il convient tout de même de prendre à bras le corps la question de l’autoritarisme et du culte de la représentation. Ce risque est à l’évidence réel, mais il ne faut pas l’exagérer. Pierre Khalfa part du postulat que la nature du lien entre le leader et le mouvement ou le peuple est nécessairement autoritaire et verticale. La question qui se pose est l’existence de contre-pouvoirs qui viennent contrecarrer les tendances à l’autoritarisme qui peuvent émerger. Mais tout d’abord, il est nécessaire de clarifier ce qu’on entend par autorité et autoritarisme. Il ne faudrait pas, par rejet légitime de l’autoritarisme, refuser tout principe d’autorité entendue comme forme légitime et reconnue d’exercice d’une fonction. L’autorité et l’autoritarisme sont deux choses antagoniques : on verse dans l’autoritarisme lorsqu’il n’y a plus d’autorité légitime. Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. Ou encore le traitement infligé par l’Union européenne à la Grèce en 2015 : l’autoritarisme des institutions et leur manque de légitimité étaient bien évidemment liées. Dès lors, si l’approche populiste ne fait pas l’économie de formes d’autorité en politique, elle ne défend aucunement l’autoritarisme, au contraire. C’est l’existence d’un sujet politique conscient qui permet de contrecarrer les phénomènes de capture du politique, de mise à distance de la souveraineté, et de contournement démocratique. Il est plus difficile de prendre des petites décisions scandaleuses dans le secret des conciliabules face à un peuple conscient de lui-même que face à une multitude éparpillée. À moins que l’on considère que c’est le peuple comme sujet qui est autoritaire, mais dans ce cas, on en revient à la logique néolibérale qui consiste à se méfier un peu trop des peuples lorsqu’ils surgissent dans l’Histoire…

Venons-en au culte de la personnalité : c’est une question difficile. Le mouvement ouvrier a toujours oscillé sur ce sujet. Chacun a en tête les paroles de L’Internationale : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni Tribun ». Néanmoins, on connaît aussi la suite : on refuse l’incarnation dans les mots et on la pratique dans les faits, parfois sur un mode incontrôlé et délirant. L’histoire du mouvement ouvrier est parsemée de leaders et de tribuns : Jean Jaurès, Léon Blum, Lénine, Rosa Luxemburg, Léon Trostky, Joseph Staline, Maurice Thorez, Jacques Duclos, Georges Marchais, François Mitterrand, etc. L’hétérogénéité de cette liste, lorsque l’on prend par exemple des figures aussi opposées que Staline et Rosa Luxemburg, ou encore Jaurès, laisse percevoir qu’il y a des modalités différentes d’incarnation. Par ailleurs, il faut aussi voir que des appareils politiques désincarnés ne sont pas pour autant plus démocratiques et moins sujets à des formes de déviation autoritaires. On ne peut maintenir une horizontalité pure qu’en coupant toutes les têtes qui dépassent… La question qui se pose est dès lors : quelle incarnation voulons-nous ? C’est à cela qu’il faut répondre, et non repartir dans des oppositions binaires entre horizontalisme et incarnation. Une piste peut par exemple consister à chercher à articuler des formes d’incarnation verticale avec des contre-pouvoirs populaires importants : référendum d’initiative populaire, autogestion ou cogestion de certaines entreprises, possibilité de révoquer certains élus en établissant des modalités pertinentes, etc. Ce n’est pas contradictoire avec la méthode populiste. L’enjeu est de concilier les exigences d’une compétition politico-électorale qui valorise les individualités fortes — d’autant plus en France sous la Ve République où les institutions concentrent l’essentiel des pouvoirs entre les mains d’un seul homme — et l’indispensable mise à contribution des membres d’un mouvement dans la définition des orientations, du programme, dans le choix des représentants, etc. Prenez Madrid, par exemple : nous avons rencontré Rita Maestre, qui nous a expliqué comment la mairie avait mis en place un système de vote qui permettait aux habitants des différents quartiers de la ville d’arbitrer entre différents investissements publics : une école, un parc, etc. Les gens votent et reprennent la main sur leur vie. Cela se fait aussi par des modalités décisionnelles. Beaucoup de choses restent à inventer.

Ballast – Votre réflexion et le lexique qui la structure sont ouvertement gramscien (« hégémonie », « guerre de position », « journalisme intégral », etc.) : que peut le communiste italien embastillé sous Mussolini en 2017 ?

LVSL – Il peut beaucoup. Gramsci est un théoricien du politique fondamental si l’on veut sortir des impuissances structurelles du mouvement ouvrier, à condition qu’on en fasse une lecture correcte et que l’on n’en retienne pas uniquement la vulgate habituelle sur la « bataille des idées » et sur « l’importance du culturel à côté de l’économique ». Ces interprétations commodes, reprises tant à gauche qu’à droite (souvenez-vous du discours de Nicolas Sarkozy où celui-ci cite Gramsci, ou encore, plus récemment, Marine Le Pen lors de sa rentrée politique) prennent le risque de l’idéalisme et le risque d’affaiblir le potentiel révolutionnaire de cet auteur. La pensée d’Antonio Gramsci est beaucoup plus dialectique que cela. C’est un néomachiavélien, qui perçoit l’autonomie du politique et qui, en ce sens, rejette le déterminisme et l’eschatologie « marxiste » selon lesquels la révolution est inéluctable avec le développement du capitalisme, et selon lesquels la structure idéologique de la société est un pur reflet de la vie matérielle des individus. Pour Gramsci, il y a une interpénétration profonde entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de l’économie. Bien évidemment, la vie matérielle des individus vient modeler leurs perceptions idéologiques, mais la culture joue à son tour le rôle de médiation et de condition des relations économiques. Croit-on réellement qu’il pourrait y avoir des relations économiques sans relations contractuelles implicites ou explicites ? sans le droit ? sans des préférences collectives et individuelles de consommation ? bref, sans production idéologique ? Il est évident que ce n’est pas le cas. Gramsci permet ainsi d’opérer une analyse fine de la façon dont les relations économiques et culturelles s’articulent. Il permet de sortir de cette dichotomie stérile qui consiste à les opposer. Aux « marxistes », il rappelle que les mouvements du politique ne résultent pas de la variation du taux de profit et de l’augmentation du taux de plus-value. Aux idéalistes, il rappelle que les idées sont travaillées par la vie matérielle des individus, par leur insertion sociale et leur quotidien (dont le travail est une composante non-négligeable !).

« Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti. »

Au-delà, Gramsci permet au mouvement ouvrier de sortir de sa négation du rôle de l’intellectuel et de son refus de l’élitisme. Chez le communiste italien, l’intellectuel organique joue un rôle de médiation, de traduction, entre les catégories populaires et la société politique. Les intellectuels doivent à la fois s’extirper du sens commun, des représentations majoritaires et immédiatement accessibles qui structurent le rapport des individus à la réalité, et y replonger en permanence. Leur fonction est profondément dialectique et exigeante, car ils doivent faire des allers-retours continus, et parce qu’ils meurent comme intellectuels organiques dès lors qu’ils se coupent de ce sens commun. C’est à cette condition que le « Prince moderne » (terminologie empruntée à Machiavel pour désigner ce que doit être le Parti) peut être réellement efficace et jouer son rôle révolutionnaire. Il y a une vraie pensée stratégique et politique chez l’auteur des Quaderni del carcere (Cahiers de prison). De même, on entend beaucoup parler de « conquête de l’hégémonie culturelle » comme enjeu fondamental de la politique lorsqu’on évoque Gramsci. Beaucoup de militants et de journalistes pensent qu’il s’agit uniquement de diffuser ses idées dans la société civile. Mais cette conquête est beaucoup plus exigeante. Il s’agit, pour le militant, l’intellectuel et le journaliste, de travailler le sens commun, de l’orienter vers son propre projet politique. Cela implique de ne pas être trop éloigné de ce sens commun. Il faut se situer en permanence à mi-chemin entre les représentations majoritaires et le projet de société que l’on souhaite, et pas uniquement contre le sens commun. Il faut donc admettre qu’il y a une part de vérité chez l’adversaire, parce que celui-ci est souvent bien meilleur que nous pour se faire entendre de la majorité de la population — et l’on doit saisir cette part de vérité pour la retourner et mieux combattre cet adversaire. Lire Gramsci ainsi invite à se remettre en cause en continu : « Suis-je déconnecté du sens commun de l’époque ? Est-ce que je vis et évolue dans un système en vase clos qui me fait diverger des subjectivités des gens ordinaires ? » La pensée gramscienne est alors une invitation au décloisonnement culturel, au fait de partir des demandes politiques et des subjectivités, et non de ses propres idées. Sans cela, on prend le risque de se contenter d’aller évangéliser le reste de la population en lui dévoilant la réalité des mécanismes décrits dans Le Capital et Le Manifeste du Parti communiste.

Venons-en au journalisme intégral. En ce qui nous concerne, et sans que celle-ci soit précisément définie, il s’agit de construire et d’imprimer une vision du monde — Gramsci utilise le terme allemand Weltanschauung, qui renvoie à un ensemble de représentations qui forment une conception, une totalité. Celle-ci doit nécessairement s’articuler avec le sens commun de l’époque. C’est pourquoi nous avons repris l’ensemble des codes des réseaux sociaux pour mieux les détourner. C’est aussi pourquoi nous avons évacué toute la vieille esthétique gauchisante qui était une barrière mentale et symbolique à la réception de nos articles. Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti, et adopter un style percutant. Son rôle est de se construire comme intellectuel organique, de faire le pont entre ses lecteurs et la société politique. Le lecteur ne doit pas être perçu comme un simple réceptacle passif qui reçoit la production idéologique, il doit être actif dans cette relation. D’une certaine façon, le journaliste a une mission d’éducation — et non de pédagogie, terme si cher aux néolibéraux. Il doit aider le lecteur à s’élever et à devenir lui-même journaliste. À Le Vent se lève, cela se traduit par le fait qu’un nombre non-négligeable de nos lecteurs sont devenus des rédacteurs.

Ballast – Vous ne cachez pas votre proximité idéologique avec la France insoumise. Votre média est-il compagnon de route, soutien critique, ou rien de tout ceci ?

LVSL – Il y a méprise, mais nous comprenons qu’elle existe. Cela est probablement lié au fait que quelques articles remarqués assumaient une proximité idéologique avec la France insoumise, et que nous avons réalisé un certain nombre d’entretiens avec des cadres de ce mouvement. En même temps, il aurait été absurde de ne pas le faire, dans la mesure où la FI est à l’évidence devenue la force politique hégémonique dans ce qu’on a coutume d’appeler « la gauche ». Nous ne pouvions passer à côté de ce phénomène. Et, bien entendu, certains membres de LVSL se retrouvent à titre personnel dans la stratégie populiste mise en œuvre par la FI. Pour autant, nous sommes radicalement indépendants, et nous devons le rester, sinon notre projet serait tué dans l’œuf. Notre rôle n’est pas de soutenir tel ou tel mouvement. Le faire serait contre-productif, et vous noterez que nous n’avons jamais donné une seule consigne de vote. Nous prenons nos lecteurs au sérieux, ils sont suffisamment grands pour faire leurs choix politiques en conscience. Par ailleurs, nous sommes plus de 80 dans la rédaction de Le Vent se lève, et celle-ci est hétérogène. Il y a des anciens du PS, des communistes, des Insoumis, quelques chevènementistes, et un nombre important de personnes qui ne se sont jamais encartées nulle part. Nous n’avons pas à parler d’une seule voix. En fait, et c’est peut-être là le plus difficile à comprendre, nous n’avons pas de ligne politique ou idéologique unique. Nous partageons certes un ensemble de principes — par exemple : la justice sociale, l’écologie politique, l’internationalisme, etc. —, mais ce qui fait surtout l’unité et l’originalité de Le Vent se lève, c’est la méthode. On peut la qualifier de populiste, ou de gramscienne, mais cette méthode ne présuppose aucune adhésion partidaire ou programmatique.

Ballast – Vous vous revendiquez du « sens commun ». Olivier Besancenot nous confia un jour être circonspect quant à cette notion, en ce qu’elle peut conduire à épouser, par cynisme ou stratégie, le discours de l’adversaire. Comment tenir le cap du « progrès » que vous revendiquez ?

« Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction. »

LVSL Bien évidemment, le risque d’épouser le sens commun existe, mais cela n’est absolument pas la méthode que nous revendiquons. Il faut être à mi-chemin, c’est-à-dire ni contre, ni avec le sens commun. Cette exigence est une ligne de crête, car il existe tantôt le risque de tomber dans une simple opposition, tantôt le risque d’épouser complètement le sens commun néolibéral. Pour tenir ce cap, il faut que les rédacteurs exercent un travail exigeant de réflexivité et de remise en cause critique des idées qu’ils développent et des formes que celles-ci prennent. Sans ce travail d’articulation de notre vision du monde avec les représentations majoritaires, sans cette éducation à tenir la ligne de crête, notre travail est vain. C’est un effort quotidien si l’on veut tenir le cap du progrès.

Ballast – L’un de vos textes s’est élevé contre les « récupérations douteuses » d’Orwell par des « intellectuels plus ou moins réactionnaires ». Deux écueils guettent tout média critique : la grosse tambouille (on sait l’intérêt grandissant que suscite, dans une frange du camp anticapitaliste, une Natacha Polony) et le sectarisme (on sait la chasse à la virgule prisée par une frange de l’extrême gauche). Comment manœuvrez-vous ?

LVSL – Vous le savez probablement aussi bien que nous, c’est compliqué. Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction et nous devons la protéger si nous désirons maintenir une liberté de ton féconde. C’est pourquoi nous avons publié un article qui critiquait le traitement dont Natacha Polony a fait l’objet. Pour autant, comme vous l’avez noté, cela ne nous a pas empêchés de publier un texte contre les récupérations douteuses d’Orwell. Notre ligne consiste donc à défendre le pluralisme tout en organisant le débat d’idées. Récemment, nous avons réalisé un nombre important d’entretiens dans lesquels des acteurs de la France insoumise comme de Podemos défendaient le populisme de Laclau et Chantal Mouffe. Il nous a paru nécessaire de réaliser un entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie, du PCF, qui critique la stratégie populiste, parce que le débat contradictoire, lorsqu’il est bien organisé, c’est-à-dire lorsqu’il ne ressemble pas aux caricatures qu’on en fait dans les médias dominants, permet de faire avancer les choses. Ainsi, si l’on veut défendre le pluralisme, cela implique de bien préparer les entretiens que nous faisons, et de montrer une certaine distance critique. Cette exigence est d’autant plus forte lorsqu’il s’agit d’intellectuels et de personnalités controversés. Si nous devions réaliser un entretien avec Natacha Polony, par exemple, vous pouvez être sûrs que nous préparerions bien nos questions. Il n’y a donc pas de choix à faire entre le sectarisme et la tambouille. Le tout est de prendre ses lecteurs au sérieux, de les traiter comme des adultes, et non comme des enfants qui épouseront nécessairement les positions développées dans tel ou tel article ou tel ou tel entretien. Cela exige évidemment de mener l’entretien de façon adéquate, et d’exercer en permanence cette distance critique si nécessaire à un débat d’idées bien organisé.

Ballast – Iñigo Errejón, cadre de Podemos, vous disait cet été qu’il aspirait à la victoire du pôle « de droite » du FN, dans la bataille qui fait rage dans ses rangs, afin de mettre à mal, une fois pour toutes, l’idée que le FN serait la voix du peuple. C’est ce qu’il s’est produit, à la rentrée : l’aile « sociale » (Philippot) a été limogée, Marine Le Pen s’est lancée dans une diatribe hallucinée que n’aurait pas reniée son père et Ménard, libéral en chef, se frotte les mains. Le FN « défenseur des sans-grades, des petits, des invisibles » est-il en train de mourir ?

LVSL – Lorsque l’on voit la dernière performance de Marine Le Pen à l’émission politique, ce qui est sûr, c’est que le FN est très affaibli, et qu’il y a donc un espoir de pouvoir désaffilier certaines catégories populaires du vote frontiste. Le FN est plongé dans de profondes contradictions. S’il adopte une ligne d’union des droites, ce qui n’est pas encore fait mais qui est en bonne voie, il doit nécessairement abandonner la sortie de l’euro, qui est un casus belli pour la droite version Wauquiez. Mais en abandonnant ce discours critique, les frontistes devront normaliser certaines positions économiques hétérodoxes qu’ils tenaient jusqu’à ce jour. Cela implique le risque de perdre les catégories populaires conquises ces dernières années. En fait, la crise du FN révèle la crise de la droite post-sarkozyste. L’équation qui a permis à la droite d’arriver au pouvoir et de se maintenir était l’union de la bourgeoisie conservatrice retraitée et des catégories populaires de la France périphérique. Mais en réalité, ces deux électorats ont profondément divergé sous l’effet de l’approfondissement de la crise en zone euro et sous l’effet de la polarisation économique provoquée par la mondialisation. Dès lors, comment reconstituer un bloc historique majoritaire ? Les Républicains rassemblent essentiellement des retraités qui défendent leur épargne aujourd’hui, et ils sont concurrencés par Macron sur ce créneau. Le FN, lui, a fédéré un temps la France des « petits » et des « sans-grades » que vous évoquiez. Pour pratiquer l’union, le parti peut maintenir son discours identitaire, mais doit abandonner son discours économique et social, qui lui a permis de prospérer. En fait, l’extrême droite a aujourd’hui le choix entre le fait de retomber à 15-18 % et d’arriver au pouvoir, ou de faire 25 à 28 % mais de rester confiné dans un ghetto électoral.

« La France insoumise a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. »

Les cadres du FN, notamment les plus récents, veulent exercer des responsabilités et obtenir des postes. Ils ont donc logiquement fait pression pour marginaliser Philippot, qui incarnait d’une certaine façon l’option d’un score élevé, mais sans perspective d’arrivée au pouvoir. Celui-ci a en retour organisé son expulsion pour partir avec les honneurs et renvoyer le FN dans la poubelle de la diabolisation. Marine Le Pen, qui est de notoriété publique idéologiquement philippotiste, doit maintenant appliquer une ligne qui diverge de plus en plus de sa ligne idéologique. Elle est complètement affaiblie et symboliquement déclassée depuis le débat de l’entre-deux tours. Néanmoins, le FN va essayer de limiter la casse auprès des catégories populaires. C’est pourquoi le parti essaie de développer un discours plus « civilisationnel », de défense des « communautés » contre « l’individualisme libéral », de retour des « frontières » contre la société « liquide ». Dans ses discours les plus récents, Marine Le Pen n’a eu de cesse d’opposer à la « France nomade » d’Emmanuel Macron une « France durable » soucieuse de préserver son identité et de protéger ses citoyens des multiples méfaits de la mondialisation. C’est un mélange de la ligne Buisson et de la pensée d’un auteur comme Alain de Benoist. Il s’agit de continuer de prendre en charge le sentiment que « tout fout le camp » dans la France périphérique et de faire passer la pilule de l’abandon progressif de la sortie de l’euro et du verni social du programme. En fait, il n’était tout simplement pas possible de tenir un discours de sortie de l’ordre européen tout en fracturant les classes populaires par un discours identitaire qui oppose les « petits Blancs », les « Français de souche », et les Français dits des « quartiers populaires », terme commode pour parler de la banlieue et de l’immigration post-coloniale. Un tel programme de sortie de l’ordre européen implique de coaliser ces catégories qui souffrent toutes deux de l’ordre économique actuel. Bref, le FN est pris entre le marteau et l’enclume. Le marteau de Wauquiez, Dupont-Aignant et Philippot à droite, et l’enclume de la France insoumise qui a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. Le risque est pour le parti de se faire avaler tout cru des deux côtés, et c’est une très bonne nouvelle.

Ballast – Les questions post-coloniales, décoloniales ou raciales paraissent absentes de votre spectre de réflexion : n’est-ce pas problématique lorsque l’on aspire à « construire un peuple », pour reprendre une formule qui doit vous être chère, et que ce peuple est également modelé par ces questions ?

LVSL – Ce n’est pas tout à fait juste. Nous avons par exemple publié un article de Cyprien Caddeo sur le racisme latent dans le cinéma français, et cet article avait donné lieu à une émission sur France culture. De même, nous avions publié un article lors de l’affaire Théo qui mettait en cause le racisme dont les descendants d’immigrés post-coloniaux font régulièrement l’objet. Ou encore, plus récemment, nous avons publié un article sur Thomas Sankara et l’absence scandaleuse de commission d’enquête parlementaire sur son assassinat, ainsi qu’un entretien avec le biographe de Sankara. Nous traitons donc ces sujets à notre façon. Mais nous n’esquiverons pas votre question. Il y a dans notre rédaction une pluralité d’approches sur la façon dont on doit lutter contre le racisme, et nous sommes de ce point de vue aussi hétérogènes que la gauche. Nous avons donc à cœur de ne pas importer les conflits qui ont miné notre camp à l’intérieur de LVSL. Nous avons tiré les leçons des polémiques qui ont eu lieu après les attentats de Charlie Hebdo et nous refusons aujourd’hui de participer au jeu médiatique qui consiste à racialiser les débats. Nous refusons l’agenda que veulent imposer tant les Indigènes de la République que Manuel Valls, qui n’existent que par ces polémiques. Bien sûr, on peut nous rétorquer que cela invisibilise ces enjeux, mais nous croyons que les dégâts produits par des discours performatifs qui racialisent la société et nos représentations sont aussi très élevés. Nous essayons de traiter ces questions sans fracturer la gauche, de façon pacifiée, sans jamais rien concéder aux discriminations.

Par ailleurs, nous doutons que les questions de racisme structurel puissent être traitées par le simple discours médiatique. Nous avons la conviction que c’est par l’action politique, par la mise en mouvement de ce peuple qu’il faut construire, que nous pourrons faire reculer le fait que les individus se regardent en fonction de leurs identités et non en fonction de ce qu’ils ont de commun : le fait d’être des citoyens français qui doivent récupérer la souveraineté sur leur vie et sur le destin de leur pays. Moins il y a de souveraineté, plus il y a un repli identitaire. Ce qui fait la France, ce n’est pas une couleur de peau, ni une ascendance historique, mais un ensemble de principes citoyens, un horizon politique en commun. C’est une communauté solidaire qui doit se protéger de l’offensive néolibérale en développant ses services publics, en opposant au mépris de ceux d’en haut la dignité de ceux « qui ne sont rien ». Nous adhérons en ce sens à l’idée d’un patriotisme démocratique, progressiste et inclusif défendue par Íñigo Errejón. Et en même temps, il faut avoir une vision sociale à la hauteur des difficultés. La ghettoïsation de notre société ne peut pas continuer. Il faut mettre fin aux ghettos de riches comme aux ghettos de pauvres. Il faut en finir avec cette logique néolibérale qui dresse des murs partout, qui développe des normes explicites comme implicites qui font diverger la société française et qui la fracturent.

Ballast – Vous évoquez les « bastions enclavés » que sont les grands médias alternatifs (Le Monde diplomatique, Fakir, Là-bas si j’y suis, etc.) et le « public restreint » qui reste malgré tout le leur. Vous espérez, comme beaucoup, toucher un public plus large que celui des fameux « déjà convertis » : le support écrit est, nous sommes les premiers à le savoir, un frein ! De quelle façon espérez-vous briser ce cercle « vicieux » ? Les médias indépendants ne manquaient pas. Quel axe inédit Le Vent se lève comptait-il, dans l’esprit de ses créateurs, porter ; quel angle à ses yeux mort souhaitait-il combler ?

« Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique. »

LVSL – Si nous devions nous définir, et quitte à être un peu pompeux, nous pensons le média comme une entreprise culturelle globale. Nous considérons que LVSL est un lieu de formation, de construction de nouveaux journalistes qui assument le fait de faire du média d’opinion. Le fait de prendre la plume n’est pas un acte neutre et, de ce point de vue, nous avons essayé d’insuffler l’esprit suivant à nos rédacteurs : il faut, lorsque l’on écrit un article, penser en permanence à sa réception, au niveau des termes que l’on utilise comme des idées que l’on développe. Cette discipline permet de rester connectés au sens commun. Ensuite, nous avons pour but de faire le lien entre les intellectuels, les militants et les lecteurs par les entretiens que nous faisons, mais aussi par les cercles de réflexion que nous venons de créer et par les événements que nous allons organiser. Nous voyons Le Vent se lève comme un échafaudage, et non comme l’édifice. Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique, même s’ils sont restés engagés ; ils ont arrêté de penser à la traduction de leurs idées dans des termes politiquement pertinents, donc dans des termes connectés au sens commun. De même, les partis, quels qu’ils soient, se sont vidés de leurs ressources intellectuelles depuis 30 ans, et ont de ce fait perdu en qualité d’élaboration stratégique. Nous voulons mettre un terme à ce cloisonnement, et donc être un lieu relativement neutre où les gens peuvent discuter, échanger et éventuellement travailler ensemble. Une discussion entre un lecteur peu politisé et un militant chevronné peut parfois rappeler à ce dernier qu’il constitue une minorité dans la société, et qu’il doit donc penser à la façon de traduire ses idées. C’est important : sans changement culturel des militants, aucune possibilité de prise du pouvoir dans la société civile comme dans la société politique n’est envisageable.

Nous voulons aussi utiliser tous les formats médiatiques, qui sont autant d’outils pour mener notre combat culturel : l’écriture en ligne, les colloques, les photos, les vidéos, les infographies, une éventuelle université d’été, voire une version papier, à terme. De même, nous cherchons à influencer le débat politique, c’est pourquoi nous avons produit des notes stratégiques. D’une certaine façon, nous voulons insuffler une conception machiavélienne de la politique, dans le bon sens du terme. C’est un peu l’identité de ce média. D’ici peu, nous annoncerons de nombreux développements de notre projet. Enfin, ce qui fait la particularité de Le Vent se lève, c’est sa volonté de ne pas laisser le monopole de la modernité et du progrès à ses adversaires, c’est le fait de toujours essayer de subvertir les codes et de réfléchir en permanence au fait de ne pas finir cornerisé. Nous voulons être transversaux, parler à tout le monde, et pas uniquement à notre petite clientèle. Ce qui implique des actes très concrets, beaucoup d’ambition et une remise en question permanente. Nous existons depuis décembre 2016, soit depuis moins d’un an, et nous allons continuer à essayer de nous dépasser.

“Il faut déconstruire le récit du Front national.” Entretien avec Marine Tondelier

Photo transmise par Marine Tondelier

Membre d’Europe-Écologie-Les-Verts (EELV), Marine Tondelier est élue d’opposition depuis mars 2014 au conseil municipal d’Hénin-Beaumont, dirigé par un maire frontiste Steeve Briois, et terre de prédilection de Marine Le Pen. Elle a écrit en 2017 Nouvelles du Front, livre dans lequel elle dénonce la gestion municipale par le Front national. Présente à notre Université d’été pour un débat sur l’état des lieux de l’extrême-droite en France, elle a accepté de répondre à quelques questions plus précises sur son parcours et son expérience d’élue d’opposition dans une ville tenue par l’extrême-droite.


LVSL – Lors des élections municipales de 2014, vous figuriez donc dans la liste d’union soutenue par le PS, EELV, le PRG et le PCF-Front de gauche. Malgré cette large union des forces de gauche, vous n’avez récolté que 32 % des voix, de telle sorte que le FN a été élu dès le premier tour, avec 50,25 %. Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de ces résultats ?

Marine Tondelier – Cette élection a été un coup de massue énorme car nous savions qu’il était probable que l’on perde, mais nous ne nous attendions pas à ce que ça soit dès le premier tour. Il faut d’ailleurs rappeler que lors de ces élections, une liste concurrente à gauche était menée par Gérard Dalongeville, le maire qui avait été condamné en première instance [pour détournement de fonds publics, corruption, faux en écriture privée et usage de faux, favoritisme et recel de favoritisme NDLR], mais qui avait fait appel de cette décision, ce qui lui avait permis d’être de nouveau éligible. Cette liste divers-gauche a fait 10%. Avec un score du FN qui atteint 50,25, le second tour se joue à 35 voix et on se demande toujours si des gens ne sont pas restés chez eux parce que la présence de Gérard Dalongeville les choquait. Et on se refait le film pendant longtemps.

Mais le plus dur, c’était le lendemain matin, quand on marchait dans la rue et qu’on se demandait ce qui allait se passer, alors qu’il ne se passait rien : les gens vont chercher leur pain, emmènent leurs enfants à l’école et la vie suit son cours. Donc ce n’était pas le matin brun, comme on aurait pu le penser. Il y a eu des matins bruns, ça s’est fait assez progressivement, et c’était d’ailleurs assez surréaliste à cet égard.

“Ça va être long six ans …”

Surtout, lorsque le reste du pays suit l’entre-deux-tours, avec des batailles pour gagner des mairies comme c’était le cas pour les copains de Grenoble. Et toi, tu es là, le match est déjà fini, et quand le samedi, tout le monde est à la veille du second tour, tu es en conseil municipal pour élire Steeve Briois maire d’Hénin-Beaumont, avec Marine Le Pen tout sourire au premier rang en train de faire des photos, avec le service d’ordre du FN qui jette les opposants du public. Et tu te dis : ça va être long six ans.

LVSL – A posteriori, quels principaux enseignements tirez-vous de ces élections sur le plan politique ? Comment expliquez-vous cette prise de pouvoir de l’extrême-droite dans votre ville ?

Marine Tondelier – Tout d’abord, je constate que cette histoire de digue ne marchait pas et que ce n’était d’ailleurs pas une raison pour ne pas la faire. Mais que si malgré cette digue, il y a eu un tel score, c’est qu’il n’y avait peut-être pas d’autre solution, que le match était sûrement déjà perdu depuis longtemps. Ce n’est pas pour ça qu’il ne fallait pas se battre, mais c’est bien de l’avoir en tête.

Et puis, ce sentiment de frustration. Il faut à la fois comprendre ces gens, qui ne veulent plus voter pour certaines étiquettes, pour le passé, et veulent autre chose, et je ne peux m’empêcher de penser que j’ai 30 ans, que je n’ai pas participé aux affaires mais que je prends le même tarif, ce qui est assez violent. Je me disais que ce n’était pas grave de ne pas être adjointe, que j’allais me battre au moins pendant six ans, et que quand ta première expérience de la politique, c’est ça, tu as commencé par le plus dur.

Pour autant, c’est un territoire où il n’y a pas de droite, ce qui est d’ailleurs la seule bonne nouvelle. En 2011, aux cantonales, l’UMP avait fait moins de 5%, alors que le président de la République était Nicolas Sarkozy. Les gens étaient profondément de gauche, d’ailleurs je pense qu’ils le sont encore. Mais, déceptions allant, ils s’en sont progressivement détournés. Je tiens d’ailleurs sur ce point à défendre ma ville, car je n’aime pas que l’on me dise : « ta ville de fachos ». Tout simplement parce que ces gens ne sont pas fachos mais « fâchés ».

Ils ont tout donné pour les mines, dans un contexte de paternalisme patronal. Puis on est passés à un paternalisme communiste, et ensuite socialiste. Mais quand votre papa socialiste vole 12 000€ et termine devant le tribunal pour dix-huit chefs d’inculpation, on peut comprendre la déception. À l’époque, les seuls élus d’opposition étaient FN et dénonçaient ces actes. Ce n’est donc pas une victoire qui s’est faite sur le racisme ou sur le rejet des migrants, mais sur la corruption.

Lorsque les premiers articles de La Voix du Nord qui alertaient sur cette affaire sont sortis, les conseillers municipaux ont acheté tous les journaux de la ville sur ordre du maire. Comment les habitants ont-ils été mis au courant ? C’est par l’intermédiaire de Marine Le Pen, qui photocopie l’article et qui le distribue dans les boîtes aux lettres et sur le marché de la ville. Marine Le Pen, c’était la transparence, la fiabilité. L’électorat a donc basculé radicalement d’un vote PC ou PS bien de gauche, à l’extrême-droite, dont ils ne sont pas conscients forcément que c’est de l’extrême-droite. Les anciennes cités minières sont aujourd’hui à 80% Front national.

LVSL – Dans Nouvelles du Front, vous décrivez de l’intérieur ce Front national « dédiabolisé », confronté à l’exercice du pouvoir et à la gestion municipale. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Marine Tondelier – C’est un livre que j’ai écrit parce que je peux personnellement raconter ce que je veux quand je veux, mais dans cette ville, il y a aussi des « sans-voix » ou des personnes qui ont un devoir de réserve parce qu’ils sont employés municipaux ou associatifs, et qu’ils ont besoin de financements municipaux. Cela participe beaucoup à la chape de plomb et à la loi du silence dans cette ville.

Du coup, je me suis dit que le plus intéressant n’était pas de raconter ma vie d’opposante à l’extrême-droite, mais plutôt ce que c’est que de vivre dans une mairie FN, aussi bien quand on est associatif qu’employé municipal, journaliste ou simple administré. Et je me suis dit que comme j’habitais là-bas et que je suivais ces affaires, il y avait quelque chose à raconter.

“C’est un parti qui a beaucoup d’emprise sur les gens. C’est une guerre de nerfs permanente.”

Mais aussi pour l’histoire : je commence le livre par la première séance du conseil municipal, avec Marine Le Pen qui prend ses photos, je raconte tout cela. Et j’ai dû faire appel à de nombreuses personnes pour reconstituer ce moment qui s’était en fait peu à peu effacé de ma mémoire. Quand tu es pris dans une telle scène, tu n’écris pas puisque tu te dis que tu n’oublieras pas, mais trois ans après c’est déjà flou et tes souvenirs sont tellement surréalistes que tu ne sais pas si c’est vrai ou si c’est toi qui l’as construit. Donc le mettre par écrit reste pour la postérité et me sert aussi pour me souvenir.

Et enfin, ce livre a une dimension un peu plus psychanalytique, car c’est un mandat assez dur. Écrire, reprendre les stratégies et les analyser avec un peu de recul m’aide beaucoup. Cela me permet, quand cela se reproduit dans les conseils municipaux, de mieux comprendre ce qui est à l’œuvre, quels mécanismes et quelles stratégies sont mobilisés. Cela limite considérablement l’emprise qu’ils peuvent avoir sur nous. C’est un parti qui a beaucoup d’emprise sur les gens. C’est une guerre de nerfs permanente. Et s’extraire de ce contexte, en écrivant ou pour en parler avec d’autres gens, donne beaucoup d’énergie et de sérénité.

LVSL – Pouvez-vous nous décrire un peu votre lutte au quotidien dans cette ville, et plus précisément les méthodes de gestion de la ville par l’équipe de Steeve Briois ?

Marine Tondelier – D’abord, il faut rappeler que beaucoup de gens sont contents, pas tant d’avoir le Front national, mais que la ville aille mieux, que les finances soient à l’équilibre, que la ville ait repris une étoile aux villes fleuries. Leur récit selon lequel un an plus tôt c’était l’austérité, et que depuis leur victoire tout va mieux, fonctionne très bien. Pourtant, il repose sur un assainissement des finances antérieur, qui leur a permis de baisser les impôts à leur arrivée, et d’avoir les moyens d’organiser de nombreux événements populaires, comme des fêtes et des concerts. En fait, ils mènent une politique populiste pour le coup, qui vise à ce que 90% de la population soit contente.

“La gestion municipale par l’équipe de Steeve Briois repose sur l’intimidation des opposants et sur des séries d’humiliations”

À côté, il reste 5-10% de la population sur laquelle ils tapent à bras raccourcis, car de toute façon ils n’ont pas besoin de ces gens qui ne voteront jamais pour eux. En plus, ce sont des gens qui suscitent la défiance d’une grande partie de la population : à savoir l’opposition, les journalistes de La Voix du Nord, les Roms et les migrants, ce qui les rend encore plus populaires auprès des leurs.

À partir de là, la gestion municipale par l’équipe de Steeve Briois repose sur l’intimidation des opposants et sur des séries d’humiliations qui se manifestent par des plaintes régulières en diffamation, à des insultes sur la page Facebook de la ville ou celle du maire, ou encore à des double-pages dans le journal municipal. Au début, c’est vertigineux, mais à la fin on s’y habitue, et on comprend que ce n’est pas tant nous que ça vise, puisqu’ils peuvent toujours faire ça cinquante fois. Cela ne changera rien à ma motivation, au contraire. C’est surtout un message envoyé aux autres gens, si l’idée leur vient un jour de se mettre dans notre chemin.

Par exemple, j’ai été beaucoup épinglée sur les questions de solidarité aux migrants. Une fois, j’ai fait des repas pour les migrants, et en rentrant chez moi, je vois que Steeve Briois a partagé une de mes photos, en commentant : “Marine Tondelier est une honte pour notre ville. Elle pratique la préférence étrangère systématique.” Un maire qui dit ça de quelqu’un, c’est d’une violence inouïe.

On a donc en face une machine de guerre composée de professionnels de la politique, qui ont sept cents employés municipaux et un budget important pour faire de nombreuses choses. Ils ont des équipes parlementaires, accès aux médias avec Marine Le Pen ou Florian Philippot (quand il était encore au Front national) quand nous ne faisons que du porte-à-porte. C’est donc une guerre déséquilibrée. En plus, les élus d’opposition doivent travailler à plein temps car nous n’avons pas de quoi vivre de notre mandat. Ce n’est pas comme si nous n’avions que ça à faire pendant six ans. Donc dans un tel contexte, lutter contre l’extrême-droite est un combat à armes inégales.

Après, ils ont sous-estimé notre détermination et notre acharnement, ainsi que la solidarité des forces d’opposition, car l’adversité rapproche, y compris avec des journalistes et des gens avec qui on ne serait pas forcément en contact. Mais puisque l’on vit la même chose, se forme une sorte de communauté d’expérience. Vous croisez les regards des gens et vous comprenez qu’ils ont connu la même chose.

Notre devoir, c’est avant tout de déconstruire le récit du Front national, et de raconter la vraie histoire. Ne pas les laisser dérouler leur récit idyllique, où tout est merveilleux. C’est pour cela qu’on parle souvent d’Hénin-Beaumont comme « la vitrine du Front national ». Quand vous visitez un appartement-témoin, tout est toujours parfait. Vous arrivez dans le vôtre et ça sent les égouts, les finitions sont mal faites. Hénin-Beaumont, c’est pareil. C’est bien pour visiter, mais pas pour y vivre au quotidien.

LVSL – Lors d’un débat organisé durant notre Université d’été, vous vous êtes notamment opposée à Ugo Bernalicis, député insoumis du Nord, sur la question du populisme. Comment envisagez-vous ce concept, qui fait justement de la mise en récit un axe majeur ? Est-il selon vous un danger, ou une nouvelle façon inspirante de faire de la politique ?

Marine Tondelier – Sur le constat, je reconnais que le populisme marche, je le vois chaque jour, mais ce n’est pas parce que ça marche que c’est bien pour autant. Je trouve cela même dangereux. Quand Ugo [Bernalicis] décrit qu’il n’y aura plus que trois pôles dans le champ politique français, à savoir un populisme de gauche incarné par la France insoumise, Macron et les libéraux centristes dont il explique qu’ils sont populistes – et je pense qu’il a raison –, et le populisme d’extrême-droite, cela veut dire qu’à terme il n’y a plus que le populisme, que les autres partis n’existeront plus, et je trouve assez déprimant de voir la réalité comme ça. Le populisme reste avant tout de la manipulation, et je préfère que les gens apprennent à penser par eux-mêmes.

“Je ne vais pas changer d’idées car elles ne font pas de voix. D’ailleurs, si j’étais là pour que ce soit facile, je ne serais pas chez les Verts et surtout à Hénin-Beaumont.”

C’est une solution de facilité, et la politique ne peut pas être ça. Il y a des sujets qui ne sont pas vendeurs mais qu’il faut traiter quand même. Il y a des causes qui valent d’être portées même si elles ne rapportent pas de voix et en tant qu’écologiste je sais de quoi je parle. On n’est pas là que pour gagner des voix. C’est d’ailleurs un débat que j’ai de temps en temps avec le FN, quand ils disent : « Quelle est la différence entre Marine Tondelier et une bière ? La bière fait plus de 5% », et ils se marrent comme des baleines au conseil municipal. Et je leur réponds que ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que je ne vais pas changer d’idées car elles ne font pas de voix. D’ailleurs, si j’étais là pour que ce soit facile, je ne serais pas chez les Verts et surtout à Hénin-Beaumont. C’est dit.

Je pense vraiment qu’il y a le fond et la forme. Quand on est au FN, ça ne pose pas de problème selon moi de se revendiquer populiste et démagogue, et de l’assumer, mais quand on porte les valeurs que je porte, ce n’est pas possible, par souci de cohérence. Même si populisme et démagogie ne vont pas nécessairement ensemble, mais c’est un risque, car Ugo avait l’air de dire que « le populisme n’est pas de la démagogie donc c’est bon ». Mais ce n’est pas parce que c’est du populisme qu’il n’y a pas de problème du tout.

LVSL – Dans ce cas, quelle stratégie électorale défendez-vous pour combattre le Front national dans les urnes ?

Marine Tondelier – Je disais dans le débat que ce qui est le plus frustrant, c’est que lorsqu’ils sont affaiblis, ce n’est pas parce que notre stratégie marche mais parce qu’ils prennent eux-mêmes les pieds dans le tapis. Parce qu’ils s’embrouillent entre eux, parce que Le Pen fait un mauvais débat, parce qu’ils sont pris dans tout un tas d’affaires qu’ils ont suscitées tous seuls. Mais ce qui est flagrant en tout cas, c’est notre impuissance à les faire reculer. Ce ne sont pas nous qui les mettons en échec.

Toutefois, je n’ai pas de solution miracle, sinon je ne serais plus élue d’opposition, et je mets un point d’honneur sur mes valeurs à ne pas aller courir après un sujet parce qu’il est populaire. Si vous estimez que c’est l’inverse qui est juste, il faut le faire. À court terme c’est peut-être plus compliqué, mais à long terme, ça se voit.

Et c’est ce qui fait que EELV ne fait pas forcément beaucoup de voix, mais que ça a longtemps été le parti préféré des Français, mais les gens ne se trompent pas et voient le long terme. Ils reconnaissent la stabilité de partis qui sont peut-être des refuges, qui ont moins de paillettes, qui sont moins sur les plateaux télé, mais dont la constance peut rassurer.

“Il faut vraiment communiquer plus simple en langage écolo. Il suffit de comparer un tract écolo et un tract du FN.”

Pendant longtemps, il y avait les mêmes partis qui se succédaient, qui prônaient les mêmes solutions dont on savait d’ailleurs qu’elles ne marchaient pas, et il y avait deux partis anti-système, le Front national et les Verts. Le FN avec des pratiques populistes a rassemblé plus d’électeurs. Les Verts avaient des pratiques qui parlaient plus aux bac+2 et au-delà, ce qui était d’ailleurs un problème, et ce qui montre que les Verts ne sont peut-être pas assez populistes. Il y a un travail à faire sur le langage. Cécile Alduy a étudié les mots du FN et les mots écolos et s’est rendue compte que pour dire les mêmes choses, ils n’utilisent pas le même langage.

Il faut vraiment communiquer plus simple en langage écolo. Il suffit de comparer un tract écolo et un tract du FN. De même pendant les européennes de 2014 : le slogan du FN était « Oui à la France, non à l’Europe », tandis que le nôtre était « Donnons vie à l’Europe ». Quand t’es écolo, c’est super, c’est positif, mais on ne comprend pas si on est pour l’Europe, ce que l’on veut en faire. C’est moins binaire, donc moins clair. Nos idées sont peut-être plus compliquées à expliquer mais tu ne peux pas faire passer un même message à la télé en 12 minutes et dans un tweet de la même façon. Il faut trouver des manières accessibles de présenter nos idées et de façon non-anxiogène.

“Il faut qu’on parte des besoins de la planète, c’est une chose, mais il faut aussi que l’on parte des besoins des gens.”

Longtemps, la transition énergétique a été présentée de façon anxiogène. On disait aux gens : « Ton usine automobile va fermer, mais ne t’inquiète pas car dans dix ans, grâce à un grand programme d’emplois verts, tu pourras fabriquer des éoliennes. Même si tu sais pas faire, tu vas faire une formation, qui n’existe pas encore, mais si tu votes pour moi aux régionales, nous aurons un vice-président à la formation, et ensuite, etc. » Mais la personne veut du travail tout de suite, ce qui est normal d’ailleurs.

C’est pourquoi il ne faut pas se contenter de dire aux gens où on veut aller, mais aussi comment on y va. Il faut qu’on parte des besoins de la planète, c’est une chose, mais il faut aussi que l’on parte des besoins des gens. Comment les y faire s’identifier.

LVSL – Pour en revenir au Rassemblement national, faites-vous comme certains le constat de l’affaiblissement de la formation de Marine Le Pen depuis la dernière séquence électorale, ou pensez-vous au contraire qu’elle peut encore gagner des électeurs, voire briser le fameux « plafond de verre » si cher aux commentateurs ?

Marine Tondelier – Sur cette question de l’affaiblissement, tout est relatif, car même affaibli, le FN reste en meilleure forme que beaucoup de partis, qui sont véritablement en crise. Certes, il y a une crise au FN, mais il y a une crise d’à peu près toutes les formations politiques, car la politique est devenue quelque chose d’un peu plus compliquée qu’elle l’était ces dernières années, et peut-être d’ailleurs à cause de ceux qui l’ont faite durant ce laps de temps, de manière un peu spéciale.

En 2013, quelques mois avant que le FN ne gagne cette ville, on entendait : « ils ne gagneront jamais ». Et puis quand on s’est rendus compte qu’ils allaient gagner, on entendait des personnes comme Daniel Percheron, président de l’ancienne région Nord Pas-de-Calais qui disait : « Il faut sacrifier cette ville, cela va être comme un vaccin ». Résultat en 2015, aux départementales, ils ont gagné les cinq cantons, aux législatives six circonscriptions, et aux régionales, ils ne sont pas passés loin de remporter la région Hauts-de-France. C’est pourquoi je ne crois plus à cette histoire de vaccin.

“Il s’agit d’un parti vautour, qui se sert de tout ce qui va mal, mais aussi d’un parti caméléon, capable de raconter des discours complètement différents selon son électorat.”

Par ailleurs, ce qu’il y a de frustrant lorsque l’on a 31 ans et que l’on est bénévole comme moi, c’est que l’on subit le discours du « tous pourris ». Que l’on se batte pour l’intérêt général ou les lobbys, depuis 40 ou 3 ans, c’est le même tarif. Il y a une seule formation qui échappe à cela, c’est le Front national. Ils peuvent faire des emplois fictifs, être mis en examen pour toutes leurs campagnes depuis 2012, faire des micro-partis ou des emprunts chez Poutine, il n’y a pas de problème, ce ne sont que des complots. Il faut savoir qu’à chaque fois que l’on gagne un procès contre le Front national, c’est grâce aux « juges gauchistes ». Ce qui est dingue, c’est que ça marche ! Et l’on se rend d’autant plus compte des mécanismes à l’œuvre quand on les étudie à l’échelle locale.

J’ai donc du mal à dire : « ils ne gagneront jamais la France ». Franchement, on n’en sait rien, et même trois mois avant, il est difficile de prévoir une élection. Il ne faut jamais oublier les deux caractéristiques du FN liées au fait que c’est un parti populiste : il s’agit d’un parti vautour, qui se sert de tout ce qui va mal, mais aussi d’un parti caméléon, capable de raconter des discours complètement différents selon son électorat, en s’adaptant à la couleur locale. Ils osent par exemple se revendiquer de Jaurès, et un ouvrier peut même penser que sa situation s’améliorera si Marine Le Pen est élue. Sauf que la mamie quasi-fasciste de Nice, qui pense qu’elle paye trop d’impôts pour les étrangers, pense aussi que ça ira mieux avec Marine Le Pen. Le FN est une boule à facette qui renvoie à chacun son rayon de lumière. Ce qui est très fort. Et tant qu’ils réussiront à le faire, ils auront de beaux jours devant eux.

Le populisme et le grand complot rouge-brun

©Olivier Ortelpa

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie[1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes “sociales” et “sociétales”. Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les “ouvriers blancs” ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose.

Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif[6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les “luttes” ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas, ne fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellise ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations.  Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.

Gilets jaunes : la Vème République dans l’impasse

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

L’ambiance politique en France semble souffrir d’un malaise que rien ne réussit à soigner. L’élection d’Emmanuel Macron avait pourtant permis d’envisager un soulagement des antagonismes du pays, par le biais d’un renouvellement du personnel politique réuni autour d’un projet libéral abolissant le clivage toujours plus réduit entre le PS et Les Républicains. Mais après un été qui a signé la fin de son état de grâce, le Président de la République lui-même avouait lors d’une interview qu’il “n’avait pas réussi à réconcilier le peuple Français avec ses dirigeants”. Trois jours plus tard, ce diagnostic lui était confirmé par l’irruption sur la scène politique des gilets jaunes.


Si les gilets jaunes ont été originellement mis en mouvement par l’annonce de la hausse des taxes sur les produits pétroliers, leurs témoignages convergent sur un point : cette hausse de taxe n’est pas tant l’objet de leur contestation qu’une goutte d’eau ayant fait déborder le vase. Le caractère diffus du mouvement fait que les gilets jaunes n’ont pas de mot d’ordre explicitement défini, néanmoins certains discours font nettement consensus. Il s’exprime d’un ras-le-bol d’ordre global à l’encontre d’un système politique qui s’attaque au portefeuille des classes moyennes et populaires sous couvert d’écologie, tout en privilégiant les grandes fortunes et intérêts industriels. Partout, la démission d’Emmanuel Macron est réclamée. Malgré ces revendications incontestablement politiques, les gilets jaunes se définissent comme apolitiques. C’est que le mot “apolitique” est utilisé pour désigner une autre réalité : celle d’un très fort rejet de la représentation politique.

“C’est que le mot “apolitique” est utilisé pour désigner une autre réalité : celle d’un très fort rejet de la représentation politique.”

Il s’agit d’une colère larvée qui, n’ayant pas été résolue précédemment par la démocratie représentative, se met à rejeter la démocratie représentative. On pourrait cyniquement dire qu’il ne s’agit pas tant d’une crise que d’un retour à la normale. La normale d’une Vème République essoufflée, caractérisée non-seulement par un pouvoir exécutif hypertrophié, mais aussi par une incapacité à résoudre les crises qui l’habitent par des voies institutionnelles. Après le désaveu subi par François Hollande, suivi par le “dégagisme” qui a structuré l’élection présidentielle de 2017, la pulsion destituante qui anime une part importante de la société française s’est réveillée avec fracas. Pour comprendre l’origine de l’impasse politique dans laquelle semble s’être enfoncée la France, il est nécessaire de retracer l’évolution de la Vème République jusqu’à nos jours.

UNE VÈME RÉPUBLIQUE EN ÉVOLUTION

Michel Debré, père de la Constitution de la Vème République © Eric Koch / Anefo

Car l’agencement des institutions a significativement évolué depuis le référendum du 28 septembre 1958 qui a approuvé la Constitution écrite par Michel Debré. Dans l’esprit initial du texte, le Président devait jouer le rôle de “clé de voûte de notre régime parlementaire”, selon son auteur. Il s’agissait donc bien initialement d’un régime mené par ses parlements, ayant le Premier Ministre comme chef du gouvernement, celui-ci et ses ministres tirant leur légitimité de l’Assemblée nationale. Le Président, élu par un collège électoral restreint, était conçu comme un arbitre de la vie politique et le représentant de l’État pour les questions diplomatiques. N’ayant pas vocation à s’immiscer dans les affaires courantes, les pouvoirs que lui conférait la Constitution lui permettaient de solliciter d’autres pouvoirs : dissoudre l’Assemblée Nationale, décider d’un référendum, nommer le Premier ministre. Dans le contexte de l’époque, après une IVème République marquée par l’instabilité politique, l’ajout du rôle de Président dans l’organigramme institutionnel avait pour objectif de rationaliser et stabiliser le fonctionnement d’un régime axé autour du parlement.

“L’élection au suffrage universel fit passer le Président du statut de simple arbitre à celui de personnage incontournable de la vie politique.”

Or, la Vème République est aujourd’hui unanimement qualifiée de régime présidentiel, voire présidentialiste. Si le parlementarisme n’est plus d’actualité, c’est que le régime et l’équilibre de ses pouvoirs ont vite évolué. Charles De Gaulle lui-même, de par sa popularité importante, empiétait sur les prérogatives de ses premiers ministres. Si l’Histoire et son rôle dans la Seconde Guerre Mondiale lui donnaient la légitimité nécessaire pour concentrer autant de pouvoirs, il avait néanmoins conscience du caractère exceptionnel de sa situation. Cela le poussera à proposer en 1962, par un référendum, que le Président de la République soit élu au suffrage universel, afin que ses successeurs puissent jouir d’une légitimité équivalente. Cette modification constitutionnelle fit passer le Président du statut de simple arbitre à celui de personnage incontournable de la vie politique : le suffrage universel sur une circonscription nationale fait de lui le récipiendaire de la souveraineté du peuple, jusqu’ici détenue par l’Assemblée nationale.

La Constitution de la Vème République prévoit naturellement qu’au pouvoir exécutif s’oppose un contre-pouvoir. Le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale et peut être renversé par cette dernière. Néanmoins, un phénomène a été observé tout au long de la Vème République, que l’on appelle le fait majoritaire. Toujours, les élections législatives ont fait émerger une majorité nette au sein de l’Assemblée nationale. Cet état des choses était consciemment voulu par les rédacteurs de la Constitution, qui cherchaient à rendre le pouvoir législatif plus stable, et ont pour ce faire décidé que les députés ne seraient pas élus à la proportionnelle mais via un système à deux tours qui incite à la formation d’alliances politiques. La stabilité qui en a découlé avait un prix : dans le cadre du fait majoritaire, il est invraisemblable que l’Assemblée nationale exerce son pouvoir de renversement du gouvernement du fait des liens d’allégeance politique qui lient le gouvernement et la majorité.

Le Président n’est pas pour autant tout puissant. Le pouvoir de l’exécutif sous la Vème République est important, mais l’asynchronicité des élections présidentielles et législatives donna lieu à des cohabitations forçant le couple Président/Premier ministre à trouver des compromis. La première advint en 1986, quand Jacques Chirac devint Premier ministre de François Mitterrand. Plus tard, ce sera Jacques Chirac qui devra cohabiter avec Lionel Jospin. En 2000, Jacques Chirac fit adopter par référendum le passage du septennat au quinquennat. Dés lors, c’est le scénario d’une cohabitation qui tombe dans le domaine de l’invraisemblable : les élections présidentielles et législatives n’étant à chaque fois séparées que de quelques mois, les dynamiques politiques permettent toujours au Président élu d’être soutenu par une majorité à l’Assemblée.

“La Vème République devient problématique du fait de son incapacité à digérer les crises politiques et à faire émerger des solutions positives par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs.”

Depuis 1958, les mécanismes d’équilibre des pouvoirs de la Vème République ont donc significativement évolué vers un renforcement du rôle de l’exécutif, et un alignement de l’Assemblée nationale sur celui-ci. Emmanuel Macron a l’intention de contribuer à cette dynamique, à l’aide de son projet de révision constitutionnelle qui prévoit une réduction du nombre de parlementaires et de leurs marges de manœuvre, dont l’examen a été reporté à janvier 2019.

L’IMPASSE

L’évolution de la Vème République n’est pas un facteur de crise en lui-même. Les crises politiques rencontrées par la France trouvent leurs germes dans la désindustrialisation, le chômage de masse et le développement des inégalités, ainsi que dans l’incapacité des pouvoirs étatiques de s’en protéger du fait des traités internationaux, traités européens en tête, qui fixent comme un cadre indépassable le libre-échange, la libre circulation des capitaux, et la rigueur budgétaire.

La Vème République devient problématique du fait de son incapacité à digérer les crises politiques et à faire émerger des solutions positives par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs. La victoire du “non” au référendum pour une Constitution européenne en 2005 peut, à ce titre, représenter le début de la spirale infernale. Après le coup de semonce qu’a constitué l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002, un véritable divorce entre les dirigeants et une partie de la population qui rejette le projet d’intégration européenne et les conséquences de la mondialisation s’est amorcé.

Résultats par départements du référendum de 2005 sur le TCE

Ce désaveu appelait une réponse institutionnelle. Face à l’inadéquation avérée entre le peuple et ses représentants, des institutions fonctionnelles auraient du être en mesure de soulager le malaise par des voies démocratiques. Le Président de la République est supposé jouer le rôle d’arbitre, et a les moyens de purger les crises, notamment par la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est ce que de Gaulle fit en 1968 après que les manifestations étudiantes et la signature des accords de Grenelle eurent ébranlé son pouvoir.

Cependant, à la différence de 1968, le Président de la République est devenu un acteur à part entière de la vie politique plutôt qu’un simple arbitre. Dissoudre l’Assemblée nationale ne serait plus tant l’exercice d’un contre-pouvoir qu’une balle que le Président se tirerait lui-même dans le pied. Or, l’enseignement de Montesquieu, lorsqu’il théorisa la séparation des pouvoirs, est qu’un pouvoir laissé à lui même est destiné à agir égoïstement, qu’il est vain d’attendre de lui qu’il s’auto-régule, et que pour éviter la tyrannie, il est nécessaire qu’à chaque pouvoir s’oppose un contre-pouvoir en mesure de le neutraliser.

“Entre deux élections présidentielles, aucun processus institutionnel ne peut se mettre en travers de l’action d’un Président qui irait à l’encontre de la volonté du peuple.”

Quels contre-pouvoirs rencontre aujourd’hui l’exécutif Français ? Si l’Assemblée a formellement le pouvoir de renverser le gouvernement, le fait majoritaire implique qu’il est invraisemblable que cela se produise. Le Président, quant à lui, ne peut être menacé que par l’Article 68 de la Constitution, qui nécessite une majorité absolue de la part des deux parlements, tout aussi invraisemblable. Entre deux élections présidentielles, aucun processus institutionnel ne peut se mettre en travers de l’action d’un Président qui irait à l’encontre de la volonté du peuple.

Cette absence de contre-pouvoir a ouvert la voie à la disparition d’un rapport agonistique entre les classes populaires et les classes dirigeantes. N’étant plus institutionnellement contraints pendant la durée de leurs mandats, les membres de l’exécutif sont formellement libres de mettre en place la politique de leur choix sans avoir à prendre en compte les revendications d’une certaine partie de la population qui n’a pas accès aux ficelles du pouvoir autrement que par leur bulletin de vote, et que les techniques modernes de communication et de création du consentement permettent de maîtriser. À ces phénomènes institutionnels s’ajoutent des déterminations sociales : depuis 1988, la part de députés issus des classes populaires n’a jamais dépassé 5%. La victoire du “Non” au référendum de 2005 n’a donc pas donné lieu à une remise en cause introspective des élites politiques sur la façon dont elles représentent le peuple, mais à une simple dénégation de la responsabilité politique des dirigeants envers ceux qu’ils représentent.

“Leur présence sur les ronds points n’est pas une interpellation du pouvoir comparable à celles qu’effectuent les syndicats lors de leurs manifestations. Il s’agit pour les gilets jaunes d’un procédé de dernier recours.”

En tenant compte du fait que les responsables politiques successifs se sont illustrés par leur compromission à des intérêts tiers (grandes entreprises, monarchies pétrolières) et l’application de politiques pour lesquelles ils n’ont pas été élus (Loi Travail, libéralisation de la SNCF, etc.), les classes populaires ne doivent pas seulement être vues comme les “perdants de la mondialisation”, mais aussi comme des laissés pour compte de la démocratie. Les implications sont majeures. Car les processus démocratiques institutionnels ont un objectif social : être les vecteurs des antagonismes qui parcourent la société, de sorte que la violence des rapports sociaux s’exprime verbalement, symboliquement en leur sein plutôt que physiquement entre individus.

C’est sous ce prisme qu’il faut analyser le mouvement des gilets jaunes. Ayant perdu confiance en tous les procédés de représentation au sein des instances politiques institutionnelles, qu’il s’agisse des partis ou des syndicats, la colère politique se donne à voir au grand jour. Une colère qui ne trouve plus sa canalisation symbolique, et qui n’a d’autre choix que de se manifester physiquement. Les témoignages de gilets jaunes font état de l’impasse, non seulement financière mais aussi politique, dans laquelle ils se trouvent. Nombreux sont les citoyens pour qui ce mouvement est la première manifestation politique à laquelle ils participent, ce qui indique que leur présence sur les ronds points n’est pas une interpellation du pouvoir comparable à celles qu’effectuent les syndicats lors de leurs manifestations. Il s’agit pour les gilets jaunes d’un procédé de dernier recours, d’un refus de la politique conventionnelle qui les a trop trahis, les poussant à prendre les choses en main eux-mêmes et à s’organiser hors des institutions existantes.

QUEL AVENIR POLITIQUE POUR LES GILETS JAUNES ?

À certains égards, les analyses de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, théoriciens du populisme de gauche, se voient confirmées : une dynamique destituante domine, par les appels à la démission d’Emmanuel Macron et la confiance brisée en tous les mécanismes de représentation politique. Une dynamique constituante, encore ténue, peut être aperçue. D’une part, les gilets jaunes utilisent des signifiants nationaux tels que le  drapeau, la Marseillaise ou la Révolution de 1789, ce qui illustre que leurs revendications n’ont pas tant à voir avec des thématiques sectorielles comme le prix du carburant, qu’avec une conception de l’État-nation comme étant responsable devant ses citoyens. D’autre part, sur leurs groupes Facebook et lors des rassemblements, les gilets jaunes amorcent des réflexions autour de propositions pour sortir par le haut de la crise politique. Des référendums sont réclamés de manière un peu intransitives, sans qu’on observe un accord tranché sur les termes de la question qui serait posée. On va jusqu’à observer des propositions de nouvelle Constitution pour la France, là encore sous des termes flous. Car ce qui unit les gilets jaunes n’est sans doute pas tant un ensemble de revendications précises, mais un profond sentiment d’abandon et un virulent désir d’exercer une souveraineté politique. Il s’agit pour eux de réaffirmer la place du peuple comme acteur à part entière du processus politique institutionnel quotidien.

“Ce qui unit les gilets jaunes n’est sans doute pas tant un ensemble de revendications précises, mais un profond sentiment d’abandon et un virulent désir d’exercer une souveraineté politique.”

Le mouvement des gilets jaunes n’est pas fini, mais on peut déjà dire que le paysage politique français en sera transformé. De quelle manière ? Si les gilets jaunes ont démontré que leur colère pouvait les pousser à la violence, un scénario insurrectionnel où le gouvernement serait physiquement contraint d’abandonner le pouvoir demeure invraisemblable. Comme le faisait remarquer le démographe Emmanuel Todd, les révolutions ont lieu dans des pays jeunes, c’est-à-dire où l’âge médian de la population se situe aux alentours de 25 ans. Aujourd’hui, la moitié des Français a plus de 40 ans. De plus, la faible expérience des mouvements sociaux du gilet jaune moyen ne permet pas d’affirmer que le mouvement tiendrait bon face à des forces de l’ordre ouvertement hostiles.

Sans insurrection, il est probable que le mouvement trouve, à moyen terme, son prolongement dans les processus électoraux habituels. Dans la mesure où les gilets jaunes confirment le diagnostic du populisme de gauche, doit-on s’attendre à ce que la France Insoumise et ses représentants raflent la mise ? Rien n’est moins sûr tant l’hostilité aux représentants politiques déjà établis semble forte. L’image de la France Insoumise a souffert de la vague de perquisitions d’octobre dernier. Quoi que l’on pense du bien fondé de celles-ci, la séquence politique qui leur a correspondu a fait entrer dans l’opinion l’idée que la France Insoumise était un parti “comme les autres”, comme en atteste la chute de popularité de Jean-Luc Mélenchon qui a suivi.

Si les premiers signes de structuration autour d’une demande politique autorisent à espérer que le mouvement débouche sur des revendications progressistes, les tentatives de récupération par les différents mouvements de droite et d’extrême-droite se multiplient et trouvent leur relai dans les chaînes d’information en continu, de telle sorte que rien n’est garanti. Tout peut arriver avec les gilets jaunes, tant ce mouvement est encore en devenir, extrêmement volatil. Le scénario de l’échec de toute récupération politique n’est pas à exclure car le discours destituant est une composante essentielle de ce mouvement. Doit-on s’attendre à voir émerger, dans le sillage de ces évènements, une formation politique nouvelle caractérisée par une relative absence de structuration idéologique, analogue à certains égards au M5S italien ?

En l’absence d’un mécanisme institutionnel de contre-pouvoir à même de purger la crise, seule une abdication d’Emmanuel Macron pourrait soulager le pays. La volonté répétée de ce dernier de persévérer, ainsi que l’ampleur des intérêts économiques qui le soutiennent, laissent penser qu’une reddition n’arrivera pas. Seulement 18 mois après les dernières élections présidentielles, les divisions du pays se sont réveillées et s’expriment hors de tout cadre institutionnel propre à les canaliser. Les prochains mois et années se profilent sous un jour noir, tant la confiance entre citoyens et personnel politique s’effrite. Les prochaines élections européennes seront l’occasion de mesurer l’étendue de la reconfiguration politique provoquée par le mouvement des gilets jaunes, que celle-ci se traduise par la montée en popularité d’un parti ou un autre, ou par une abstention toujours plus abyssale. Elles ne seront toutefois que l’occasion de prendre la température. Car dans une Vème République où l’élection présidentielle est le seul mécanisme institutionnel qui peut agir sur un pouvoir exécutif surpuissant, il est difficile d’imaginer un scénario de sortie de crise avant 2022.

L’éternel retour de la classe – Jorge Lago

https://ctxt.es/es/20180808/Firmas/21123/Jorge-Lago-España-clase-15M-identidad-politica-izquierda.htm
© LA BOCA DEL LOGO

LVSL publie la tribune du sociologue Jorge Lago, membre de la direction de Podemos, initialement parue dans la revue espagnole CTXT en août dernier. Traduction réalisée par Louise Pommeret-Costa.

Le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités, n’est pas de décréter l’existence d’une classe à laquelle il faudrait subordonner les luttes et les revendications, mais plutôt de penser l’articulation des différences sans les soumettre à une unité préalable.


Il n’aura échappé à personne que les choses ne sont pas comme beaucoup d’entre nous espéraient qu’elles soient. Et que, pour résumer, le changement politique s’est trouvé paralysé ou, tout au plus, transfiguré par une nouvelle et prétendue résurrection de la social-démocratie. Les espoirs déposés dans une transformation profonde du régime politique né de 1978*, ces mêmes espoirs qui se sont exprimés avec force lors du 15M -mouvement des Indignés né le 15 mai 2011- et que Podemos et ses “confluences citoyennes” semblaient être en capacité de transformer en changement institutionnel… Tous ces espoirs sont restés en suspens.

Cela étant, je ne propose pas ici d’examiner la nature de ce changement, ni d’étudier si nous sommes aujourd’hui face à une politique cosmétique de symboles ou bien devant la reconnaissance pragmatique des limites de l’action institutionnelle dans le cadre européen actuel. Je crois qu’il y a tout d’abord une question à clarifier. Une question qui, d’ailleurs, permet d’affronter le risque non négligeable face auquel il me semble que nous nous trouvons : le risque d’une régression (sentimentale, idéologique, intellectuelle et même psychologique) liée à la distance mélancolique qui s’immisce entre ce qui aurait pu être et ce qui est (ou n’est pas) aujourd’hui. Une régression, en d’autres termes, à la situation qui précédait l’éclosion du mouvement des Indignés.

Comme si rien ne s’était passé depuis le 15M, comme si nous n’étions pas arrivés plus loin que jamais. Comme si tout de ce qui avait été entrepris ne valait déjà plus rien et qu’il fallait en revenir au sens que nous fournissaient les vieilles certitudes. Impuissantes, peut-être, à œuvrer au changement politique, mais qui fournissaient un sentiment de sécurité dans un monde incertain, trop ouvert et changeant. C’est comme s’il fallait, donc, en revenir aux vieilles répartitions de positions et aux vieux jeux d’opposition qui organisaient le monde et l’expérience : gauche contre droite, matériel contre discursif, économie contre culture, classe contre identité, unité contre diversité, et ainsi de suite. Ainsi que je le disais, ce risque de régression ou de revival n’est pas des moindres car il peut se muer en une prophétie auto-réalisatrice, comme ce fut si souvent le cas dans l’histoire des luttes pour l’émancipation et le changement social ; et donc, purement et simplement, convertir la paralysie actuelle, ou le recul du changement, en impossibilité.

Cette régression face au constat mélancolique du changement inachevé peut emprunter deux voies : celle du retour à ce que j’appelle le trop petit ou à son prétendu contraire, celle du retour à un ennemi trop grand à affronter. La première voie suppose de célébrer la fragmentation et la diversité des positions, des demandes, des luttes ou des revendications (en)fermées sur elles-mêmes, c’est-à-dire une situation dans laquelle le particulier se transformerait en horizon unique du politique. La deuxième voie emprunte le mouvement inverse, même si, nous le verrons, elle peut déboucher sur des conséquences similaires. Il s’agit d’un retour à l’idéalisation de l’immense, à une situation où, derrière ou en dessous de chaque lutte, de chaque injustice, douleur ou revendication, se trouverait l’ombre géante de la nécessité et de l’Histoire : le système, le capitalisme global qui peut tout – la détermination comme première ou dernière instance à toute action concrète -, l’économie, voire la loi de la valeur décochée telle un joker qui permettrait de tout expliquer et tout analyser.

“Cette régression face au constat mélancolique du changement inachevé peut emprunter deux voies : celle du retour au “trop petit”, ou à son prétendu contraire, celle du retour à un ennemi trop grand à affronter.”

D’un côté, donc, une fragmentation d’identités trop diverses pour se rencontrer et s’articuler politiquement les unes aux autres ; de l’autre, l’existence d’une trame invisible qui les organise et les explique sans que derrière elle, il n’y ait ni acteurs, ni intentions. Dans le premier cas de figure, la politique disparaît en tant qu’action partagée, tandis que dans le deuxième, elle se réduit à une simple dérivation de lois, de logiques et de mouvements que personne n’aurait choisis, ni décidés. Une hétérogénéité sociale irréductible, impossible à articuler et impuissante à générer des horizons de sens collectifs ; ou bien une unité de l’ordre et du sens déjà préétablie, celle de la classe sociale, de l’économie, des conditions matérielles… qui ne demanderaient qu’à être reconnues pour que nous retrouvions du sens.

Mais il s’agit peut-être de deux faces d’une même monnaie : ces deux faces ne se touchent pas, ne se voient pas et ne dialoguent pas l’une et l’autre. Elles ne semblent jamais pouvoir se réconcilier ou se rencontrer, mais elles forment pourtant une partie indissociable du même ensemble. Car ce retour à ce qui est immensément grand finit par construire pour lui-même une identité radicalisée, déconnectée du sens commun ; il finit par se faire le porte-parole d’une vérité qui ne semble cependant partagée que par une minorité. Aussi minoritaire, j’en ai bien peur, que toutes ces identités fragmentées, diverses, atomisées et néolibéralisées qui ne parviennent pas à trouver d’éléments communs pour agir conjointement. À la dépolitisation, on accède toujours par deux voies.

Mon hypothèse de départ est claire : le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités et le risque actuel de sa réaffirmation mélancolique, ne consiste pas à décréter l’existence d’une classe ou d’une réalité matérielle sous-jacente à laquelle il faudrait subordonner les luttes et les revendications ; le plus utile, c’est plutôt de penser l’articulation des différences (de désirs, de demandes, de besoins, de positions et de luttes) sans les soumettre à une unité préalable (qui, du reste, se présente historiquement à nous comme majoritairement masculine et blanche).

“Le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités et le risque actuel de sa réaffirmation mélancolique, ne consiste pas à décréter l’existence d’une classe ou d’une réalité matérielle sous-jacente.”

Afin que l’articulation politique de l’hétérogène puisse être pensée, il est certainement nécessaire de renverser certaines prémisses du marxisme et de la gauche traditionnels (il faudrait d’ailleurs opérer ici une distinction entre les marxismes, mais aussi entre le marxisme et Marx, tout comme il faudrait problématiser et différencier à l’intérieur-même de cette gauche qui est loin de converger en une unification théorique ou programmatique). Pour l’heure, je me limiterai à signaler que la prémisse de l’unité (de classe, du social, du sujet politique ou des identités collectives, et de l’histoire-même) génère de trop nombreux problèmes théoriques et, surtout, pratiques : si l’on adopte cette grille de lecture, il y a toujours quelque chose d’unifié avant de commencer à agir, même si beaucoup de ceux qui portent l’action l’ignorent. De ce point de vue, l’analyse se résume alors à dévoiler cette unité dissimulée du social et, elle en vient à donner pour acquise sa puissance politique, alors même que celle-ci n’advient pas dans les faits, faute d’être mise en œuvre.

Le point de départ de ce revival n’est donc pas celui d’une hétérogénéité ou d’une différence à articuler ou travailler politiquement, mais celui d’une unité dissimulée à dévoiler. La nuance est de taille : ou bien la politique est envisagée comme une construction toujours précaire et contingente, un saut en avant, un pari, voire une hypothèse qui se vérifie uniquement dans les effets qu’elle génère. Ou bien, au contraire, la politique apparaît comme le résultat du dévoilement d’une vérité dissimulée pour les sujets, mais dont les les analystes/intellectuels/journalistes/dirigeants du parti élus auraient quant à eux connaissance.

Ainsi, la fragmentation ou la diversité des luttes peut être pensée comme une déviation d’une unité (pré)existante mais non (re)connue par les sujets de ces mêmes luttes ou – et cela me semble davantage plausible – comme le fruit d’une absence (absence d’un sujet politique capable d’articuler et de travailler cette hétérogénéité) autant que d’un refus. Refus de ces identités diverses et fragmentées à se subordonner ou se soumettre à une unité préalable et imposée qui serait celle de la classe. C’est-à-dire que la fragmentation ou la diversité des luttes peut être lue comme le refus d’un diagnostic et d’une pratique politiques qui pensent et nomment ces combats comme “subalternes” au lieu de les agréger, de les articuler.

Il est donc possible de penser la très post-moderne fragmentation de luttes et d’identités comme une conséquence du néolibéralisme (de l’individualisme sauvage, de l’idéologie du self-made man, de la rupture de tout lien communautaire, de l’absence de sentiments d’appartenance partagés), mais également – et c’est tout aussi important, il ne s’agit pas de substituer une cause à une autre mais bien de comprendre leur interrelation – comme une conséquence de l’immense difficulté qu’ont eue les gauches à penser l’hétérogénéité sociale autrement que par la pulsion immédiate visant à leur imposer une unité préalable à laquelle s’adapter.

“La seule grande révolution menée au nom de la classe ouvrière, la révolution russe, a eu lieu dans une société fondamentalement agraire (…) La classe ouvrière, alors parfaitement minoritaire, a agi comme signifiant capable d’articuler les revendications hétérogènes d’un corps social loin d’être unifié.”

L’énorme force politique de la classe au cours des XIXème et XXèmes siècles s’explique sans doute par sa capacité à avoir bâti autour d’elle une unité constituée de différentes luttes ; mais peut-être faudrait-il accepter qu’elle a agi ainsi en chevauchant une double-contradiction ou tension qu’elle a aujourd’hui perdue, mais que d’autres sujets politiques peuvent garder.

En premier lieu, la tension produite par le fait de constituer une partie qui prétend être le tout avec le risque évident de subordonner tout le reste, et aussi de nier la différence, mais avec une capacité historique indéniable à incarner la référence de beaucoup d’autres luttes, revendications, aspirations… au point de se mêler avec le peuple ou la nation-même. En d’autres termes, de représenter une totalité sans pourtant être – loin de là – le tout. Peut-être faudrait-il rappeler que la seule grande révolution menée au nom de la classe ouvrière, la révolution russe, a eu lieu dans une société fondamentalement agraire ; et que, par conséquent, la classe ouvrière, alors parfaitement minoritaire, a agi comme principe structurant, comme construction discursive, mobilisatrice, agrégative, ou bien, si l’on préfère, comme signifiant capable d’articuler les revendications hétérogènes d’un corps social loin d’être unifié.

En second lieu, est la tension constitutive générée par le fait d’affirmer la position des sujets en lutte (l’identité et la position de classe, leur reconnaissance comme sujet politique et productif) et le désir (révolutionnaire, si l’on veut) d’en finir avec cette même position (le dépassement du travail salarié comme paradigme de la relation sociale). Et donc, une tension qui se définit par la revendication de ce que l’on est dans une lutte pour cesser de l’être. Sans cette tension, sans cette polarité entre l’être et sa négation, la lutte enferme l’identité exploitée ou dominée sur elle-même. La lutte devient une affirmation identitaire sans issue. Et c’est ce qu’exprime, je crois, la crise des mouvements, des syndicats et des partis communistes, dans la fin de cette double-tension et – ce qui en découle – dans le repli identitaire tragique que cela implique.

Développons. La classe perd progressivement de sa composante métonymique universaliste. En d’autres termes, l’opération qui fait de la classe une partie qui représente le tout perd de son efficacité, c’est-à-dire qu’elle cesse de s’articuler au reste des revendications, luttes ou intérêts sociaux en prétendant être son expression unique et directe. Et, en outre, elle le fait de façon hautement symptomatique, au moment où les structures sociales occidentales, loin de s’acheminer vers une polarisation en deux blocs monolithiques et opposés, se différencient et se diversifient de manière accrue. Dans ce contexte, la classe finit par être une partie qui éprouve des difficultés croissantes à parler au tout et à être l’hégémonie du tout.

L’exemple de la chute des gouvernements populaires de part et d’autre du rideau de fer, dans le second après-guerre mondiale, est particulièrement dramatique et exemplaire : c’est celui de gouvernements de coalition entre partis communistes, agraires, républicains, sociaux-démocrates qui se retrouvent liquidés sur ordre de Moscou, qui met ainsi fin à une éphémère, mais cruciale, expérience d’unification de la différence ou – si l’on préfère – d’articulation de l’hétérogénéité sociale. Le Parti comme expression parallèle de la classe et du tout social. Le fait que cette réduction de l’hétérogénéité sociale à l’homogénéité totalisante de la classe équivaille à une négation de la démocratie et du pluralisme, est bien sûr symptomatique : il n’y a pas de besoin démocratique sans reconnaissance de la différence.

“C’est à ce moment-là qu’il faut situer l’incapacité des partis et syndicats communistes à comprendre et à travailler politiquement les différents “68, les féminismes et les nouveaux mouvements sociaux. Leur incapacité à comprendre, en somme, le rejet de la discipline fordiste aussi bien que le refus d’une vie exclusivement rythmée par le travail salarié.”

Pour ce qui est de la tension entre l’affirmation de l’identité de classe et son dépassement ou sa négation – cet horizon révolutionnaire qui impliquait la disparition du travail salarié comme principe structurant de l’ordre social -, on peut dire qu’elle aussi se retrouve en lambeaux : tout un empire (soviétique) s’érigeait au nom du travail comme seul horizon vital, tandis que, de l’autre côté du rideau de fer, la régulation keynésienne ou social-démocrate faisait du couple travail/consommation le seul chemin possible de reconnaissance et d’appartenance citoyennes. Elle semblait lointaine, désormais, la recherche d’un dépassement de l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire le dépassement de la fixation des temps de vie aux espaces productifs (en même temps que se retrouvaient, féminisés et/ou marginalisés les temps consacrés à la reproduction, ou à un temps de loisir et de divertissement non compensatoires du monde du travail).

Je crois que c’est à ce moment-là qu’il faut situer l’incapacité symptomatique des partis et syndicats communistes à comprendre et à travailler politiquement les différents évènements produits en 1968, les féminismes et les nouveaux mouvements sociaux. Leur incapacité à comprendre, en somme, le rejet de la discipline fordiste aussi bien que le refus d’une vie exclusivement rythmée par le travail salarié. Et aussi, évidemment, leur incapacité à prendre en compte le refus d’attendre perpétuellement une révolution (qui n’arrivait jamais, de toute façon) afin de réclamer l’égalité, la reconnaissance, des droits ou, tout simplement, une vie digne d’être vécue.

Avec la pure affirmation de classe et son institutionnalisation, tant comme État-ouvrier (la classe, le Parti et l’État mêlés en une sainte Trinité), tant comme État-providence (qui socialise les gains des travailleurs au prix de leur assujettissement à vie au travail, tout en rendant subalterne et invisible tout autre forme d’appartenance, de reconnaissance et d’activité) ; avec cette affirmation, ainsi disparaissait cette autre dimension constitutive de la lutte des classes : affirmer une identité de classe, certes, mais pour s’en émanciper. Le fait que le néolibéralisme ait su capter et mobiliser le désir ambivalent de s’affirmer et de se nier – dans cette fuite en avant qui se traduit par l’injonction à se construire, à s’inventer, à prendre en main son propre destin – ne devrait pas nous faire oublier que cette dimension du désir a été préalablement abandonnée par une partie substantielle des gauches. Une défaite par forfait ? Peut-être.

“Ainsi disparaissait cette autre dimension constitutive de la lutte des classes : affirmer une identité de classe, certes, mais pour s’en émanciper. Le fait que le néolibéralisme ait su capter et mobiliser ce désir ambivalent (dans cette fuite en avant qui se traduit par l’injonction à se construire, à s’inventer, à prendre en main son propre destin), ne devrait pas nous faire oublier que cette dimension du désir a été abandonnée par une partie substantielle des gauches.”

Je viens d’effectuer la synthèse excessive d’un processus beaucoup plus complexe, afin de signaler qu’avant d’en revenir à un diagnostic et à un point de vue  (la classe, l’économie, le matériel, la vérité) qui a déjà pris l’eau jusqu’à s’en noyer (et je l’ai fait en laissant de côté l’immense littérature académique et militante qui depuis les années 1970 au moins est produite sur le thème), il convient de continuer à réfléchir depuis le prisme de cette double tension contradictoire, ambivalente : d’abord, l’impossibilité et, parallèlement, le besoin d’universel, c’est-à-dire la reconnaissance du fait que le tout, l’unité et l’homogénéité sociale ne sont jamais acquises, et qu’elles sont le résultat d’une articulation politique toujours incomplète et précaire, mais nécessaire ; ensuite, l’affirmation et la négation de l’identité de tout sujet politique émancipateur, c’est-à-dire le fait de pouvoir s’émanciper de sa propre position et identité en lutte tout en s’affirmant au cours de cette lutte.

Cette double tension se maintient et s’actualise uniquement comme résultat de la vertu et de l’action politiques, et non comme la traduction ou le dévoilement d’une vérité matérielle sous-jacente. Articuler politiquement différentes revendications, différents désirs et différents besoins qui émanent de sujets hétérogènes et qui, en outre, sont traversés par un dilemme ou une brèche constitutive : s’affirmer en même temps que l’on se nie. Je crois que c’est là que réside le problème.

Mais pour penser cette articulation politique, il est nécessaire de déconstruire d’autres difficultés théoriques et pratiques qui traversent le revival actuel de la classe et du matériel. À commencer la séparation entre l’économie et la culture. Il y aurait donc des luttes culturelles qui n’affectent pas l’économie et des luttes économiques qui ne s’appuient pas sur des batailles culturelles ? N’y aurait-t-il pas une composante culturelle et économique indissociable de la création de toute identité sociale – de classe, de genre, de race, de quartier ou de bande de copains ? L’économie serait-elle une logique non culturelle qui s’érigerait selon des principes… de quel type, au juste ? Naturels ? Économiques – vive les tautologies – ? Idéologiques ? Quels principes, alors ? Peut-être faudrait-il penser l’économie comme l’objectivation, la cristallisation et la naturalisation de rapports de forces, de batailles culturelles et idéologiques, de victoires hégémoniques de groupes sociaux sur d’autres groupes sociaux. Et ce à partir d’une matrice fondée sur le mode de production, mais en constante mutation et sans une loi structurelle qui viendrait tout expliquer, tout déterminer.

“Les luttes féministes ne sont-elles pas, précisément, en mesure de remettre en cause la répartition des temps productifs et reproductifs, tout en s’articulant avec d’autres revendications, comme celle d’un revenu universel ou encore celle de la réduction du temps de travail ?”

D’autres questions, encore : est-ce que la distinction entre conditions matérielles et conditions culturelles fonctionne réellement ? Est-ce que, par hasard, les inégalités de reconnaissance identitaire ne sont pas aussi douloureuses que les inégalités économiques ? La douleur n’est-elle donc pas également matérielle ? N’est-elle douloureuse que lorsqu’elle affecte le travail ou le salaire, mais pas l’identité sexuelle et raciale, ou le désir, les aspirations ou les projets de vie ? L’aspiration à améliorer ses conditions de vie est-elle de l’ordre du culturel ou de l’économique ? L’aspiration de parents ouvriers, quand ils veulent que leurs enfants aillent à l’université, sachant que ces enfants courent ainsi le risque d’appartenir plus tard à la classe moyenne ; ces parents animés par cette tension entre la dignité d’être ouvriers et le désir de transcender, à travers leurs enfants, cette même condition ouvrière : trahissent-ils pour autant leur classe ? La classe moyenne est-elle une simple invention capitaliste pour désactiver la classe ouvrière ? Vraiment ? Peut-être que la distinction économie/culture ne fonctionne-t-elle pas, ou bien qu’elle distingue moins les choses qu’elle ne les éclaire.

Prenons un autre exemple, celui des luttes féministes : ne sont-elles pas, précisément, en mesure de remettre en cause la répartition des temps productifs et reproductifs, tout en s’articulant avec d’autres revendications, comme celle d’un revenu universel ou encore celle de la réduction du temps de travail ? Les luttes féministes sont-elles culturelles ou matérielles ? C’est peut-être parce que la fragmentation soi-disant causée par les batailles dites “culturelles” n’est pas due au fait qu’elles soient simplement culturelles, mais plutôt au type de culture qu’elles interpellent et au type d’économie qu’elles impliquent. Les mesures du nouveau gouvernement espagnol sont-elles simplement culturelles et, de ce fait, incapables de transformer profondément la structure sociale et son actuelle répartition de positions ? Ou bien le problème réside-t-il dans le fait que ces mesures courent le risque de réduire la force d’une possible articulation entre les luttes féministes et celle des retraités, étudiants, gays et lesbiennes, chauffeurs de taxis ou précaires d’Uber ?

Au-delà de la bataille culturelle, on ne trouve donc pas l’économie pure et dure, mais une bataille politique (c’est-à-dire culturelle et économique) plus ambitieuse, une bataille qui dépasse toujours les revendications isolées et concrètes posées à chaque instant. Je crois qu’il y a là une partie de la leçon hégémonique du féminisme : sa capacité non seulement à imposer son rythme à l’agenda politique et médiatique, à mettre sur la table la nécessité d’une reconnaissance éternellement niée et tout aussi matérielle que toute autre douleur sociale ; sa capacité à montrer que l’égalité, tout comme l’unité, ne se décrète pas par des lois ou des avant-gardes, mais bien qu’elle se construit. Sa force repose aussi, comme je le disais auparavant, dans sa capacité à s’articuler avec d’autres revendications et d’autres luttes, comme celle de la répartition des temps productifs et reproductifs, la remise en question de la centralité du travail salarié dans la création de l’identité ; sa capacité à mettre au centre du lien social les soins et les relations non mercantilisées ; sa capacité à dialoguer et agréger dans ses différentes revendications (symboliques et matérielles) en faveur du revenu universel ou de la réduction du temps de travail. Et donc, sa capacité à dépasser la séparation artificielle, et certainement inopérante, entre le culturel et l’économique.

Et la lutte des retraités, ne renferme-t-elle pas elle aussi une possible remise en question de la centralité du travail salarié dans le calcul du montant des pensions et, au-delà de cet aspect, une volonté de donner sens à un parcours de vie ? Les luttes actuelles n’ont-elles pas la force de penser la retraite indépendamment du travail effectué et du salaire obtenu tout au long d’une vie ? La force, donc, de distinguer les cotisations passées des conditions de vie et des soins dus dans le temps présent ? Si c’est le cas, nous avons les éléments substantiels pour penser de nouveau en commun les luttes des femmes et des retraités, et nous pouvons le faire en dépassant le paradigme social-démocrate de régulation salariale et d’universalisation des services publiques.

Nous pouvons, que dis-je, nous devons raviver la vague de changement politique qui s’est affirmée à partir du 15M. Nous devons surmonter sa paralysie actuelle, sans retours en arrière ou conclusions trop hâtives. Ce ne sera pas facile, mais si nous nous mentons à nous-mêmes, ce sera alors impossible. Comme l’affirmait Judith Butler il y a de cela presque vingt ans : « Les mouvements qui maintiennent la gauche en vie sont aussi ceux que l’on tient pour responsables de sa paralysie ».

Jorge Lago, 8 août 2018, sociologue, professeur, chercheur et éditeur

*NDLR : vote de la Constitution pendant la Transition démocratique espagnole.

Aux origines du roman populiste

Un hôtel sur les rives du Canal Saint Martin, le phrasé d’Arletty, voilà ce que l’histoire a retenu du roman populiste. L’heure de la rentrée littéraire constitue une invitation à prêter attention à des prix à la renommée variable. Au sein de ces prix pléthoriques, le prix Eugène Dabit du roman populiste a su traverser le XXème siècle pour venir à nous. Cette année, neuf romans ont été retenus pour un lauréat. Fidèle à ses origines, ce prix au nom programmatique a perduré au cours du siècle, se faisant dès lors le reflet des évolutions et transformations politiques, sociales et littéraires.


Parmi les courants littéraires qui ont été en partie ou totalement oubliés, celui du “roman populiste” figure en bonne position. Les années 1930 ont été marquées par les œuvres de Louis-Ferdinand Céline, Louis Aragon, Pierre Drieu La Rochelle ou encore André Malraux. Les auteurs populistes sont loin d’avoir eu un impact similaire, au point que certains ont cessé d’être édités après leur mort. Ce courant ne manque pourtant pas d’intérêt, dans la manière dont il interroge l’histoire, repense le roman et conçoit son rapport à la politique. Les querelles qui scindaient le monde littéraire étaient en effet en grande partie une transposition de querelles politiques.

Se référer à la genèse de ce mouvement pose des questions fondamentales tant sur le plan littéraire que sur le plan politique. Le Trésor de la Langue Française définit le populisme comme un « courant pictural et cinématographique qui s’attache à dépeindre la vie des milieux populaires ». Si l’articulation entre les populismes littéraire et politique se pose spontanément, l’écrivain Léon Lemonnier, auteur d’un Manifeste du populisme, conçoit le « populisme » littéraire comme un néologisme plus que comme une appropriation littéraire d’un courant politique. Au populisme russe, conçu de manière très politique, s’oppose un populisme français qui se confine aux sphères littéraires et ne se pense pas comme une littérature engagée.

https://www.youtube.com/watch?v=6DKI0EP-RMA

Dans cette optique, Lemonnier explique qu’il a pour objectif de « peindre les petites gens, les gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames ». Défini de la sorte, le projet ne semble pas inédit et se rapproche du naturalisme qui, dans la continuité du réalisme, entendait présenter la réalité en envisageant des déterminismes conditionnant les comportements des protagonistes, comme par exemple l’origine sociale ou géographique.

Les années 1920 ont cela de nouveau qu’elles sont une période de « débat sur la figuration démocratique » selon les mots de Marie-Anne Paveau. Les auteurs populistes s’opposent en effet au courant de la « littérature prolétarienne », puis aux auteurs d’obédience communiste. Contrairement aux auteurs de la mouvance prolétarienne, l’objectif des auteurs populistes n’est pas d’être, d’incarner le peuple mais de le donner à voir dans les romans. Aussi, c’est dans l’altérité que les auteurs populistes abordent le peuple : ils sont issus du monde universitaire, de la critique littéraire. C’est en réaction à cette perspective que l’école « prolétarienne » est fondée, en janvier 1932. Les écrivains « prolétariens » estiment que pour pouvoir se considérer membre de cette école, un romancier doit être issu d’une famille ouvrière ou paysanne.

Cependant, à cet effort de catégorisation rigoureux s’oppose une porosité des étiquettes ; l’exemple d’Eugène Dabit en témoigne. Ce romancier a d’abord été accepté au sein de l’école prolétarienne pour finalement rejoindre l’Association des Écrivains et des Artistes Révolutionnaires fondée en mars 1932, une association tacitement rattachée au PCF qui réunit des plumes telles que Louis Aragon, Paul Nizan, André Breton ou Charlotte Perriand. Il est cependant marqué du sceau du populisme, suite au « prix du roman populiste » qui lui a été décerné par les membres de cette école.

Le prix du roman populiste rebaptisé en 2012 « prix Eugène-Dabit du roman populiste » récompense en effet une œuvre romanesque qui met en avant le peuple pour l’ériger en personnage central, et qui a pour arrière-plan les milieux populaires. Il s’inspire directement du mouvement populiste russe qui a vu des étudiants abandonner leur parcours universitaire pour aller partager leurs savoirs avec des artisans et des paysans, et puise son origine dans le Manifeste publié dans L’Œuvre le 27 août 1929, écrit par Léon Lemonnier, et Populisme d’André Thérive. Les deux hommes définissent leur école comme un retour du roman « à la peinture de classe, à l’étude des problèmes sociaux ».

En ce sens, ils s’opposent à une littérature perçue comme bourgeoise qui peignait essentiellement les groupes les plus aisés de la société et qui se plaisait à décrire leurs élans psychologiques au détriment des interactions sociales et des existences plus difficiles. C’est un courant exigeant dans le sens où les prolétaires y étaient envisagés d’une manière qui confinait presque à l’ethnologie, sans se rattacher à la littérature engagée.

« Nous en avons assez des personnages chics et de la littérature snob ; nous voulons peindre le peuple. Mais avant tout, ce que nous prétendons faire, c’est étudier attentivement la réalité.

Nous nous opposons, en un certain sens, aux naturalistes. Leur langue est démodée et il convient de n’imiter ni les néologismes bizarres de certains d’entre eux, ni leur façon d’utiliser le vocabulaire et l’argot de tous les métiers. Nous ne voulons point non plus nous embarrasser de ces doctrines sociales qui tendent à déformer les œuvres littéraires.

Il reste deux choses. D’abord de la hardiesse dans le choix des sujets : ne pas fuir un certain cynisme sans apprêt et une certaine trivialité –j’ose le mot– de bon goût. Et, surtout, en finir avec les personnages du beau monde, les pécores qui n’ont d’autre occupation que se mettre du rouge, les oisifs qui cherchent à pratiquer des vices soi-disant élégants. Nous voulons aller aux petites gens, aux gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames. Nous sommes donc quelques-uns bien décidés à nous grouper autour d’André Thérive, sous le nom de “romanciers populistes”.

Le mot, nous l’avons dit, doit être pris dans un sens large. Nous voulons peindre le peuple, mais nous avons surtout l’ambition d’étudier attentivement la réalité. Et nous sommes sûrs de prolonger ainsi la grande tradition du roman français, celle qui dédaigna toujours les acrobaties prétentieuses, pour faire simple et vrai. »

— Léon Lemonnier, L’Œuvre, août 1929.

Comme nous l’avons dit, c’est Eugène Dabit qui reçoit le premier prix du roman populiste avec son roman Hôtel du Nord en mai 1931. Si le prix s’inspire du manifeste de Thérive et Lemonnier, c’est l’écriture même de cet ouvrage qui a motivé la création du prix du roman populiste. Ce roman, qui consiste en une succession de personnages et d’anecdotes, est inspiré de l’expérience familiale de l’auteur, et calqué sur le rythme de son existence dans l’Hôtel du Nord dont ses parents étaient copropriétaires.

Hôtel du Nord de Marcel Carné

Eugène Dabit faisait partie du Groupe des écrivains prolétariens de langue française, un courant littéraire fondé par Henry Poulaille. Pour être considéré comme auteur prolétarien, un auteur devait être issu d’une famille ouvrière ou paysanne, avoir quitté le système scolaire précocement ou avoir fait des études grâce à une bourse et témoigner dans ses écrits des conditions d’existence de sa classe sociale. Cependant, les populistes ne sont pas à cette période les seuls auteurs à se servir du peuple comme principe de légitimation.

Le courant prolétarien se distingue du courant populiste par le Parti Communiste. Si les frontières entre ces mouvements sont poreuses et que les auteurs vont et viennent, les querelles théoriques et politiques n’en demeurent pas moins nombreuses et sont parfois très vives. Comme le souligne Xavier Vigna, le courant de Poulaille rebute notamment du fait de son projet initial, qui postule que les seuls auteurs issus du peuple sont à même d’en parler. À cet égard, Tristan Rémy écrit : « La vie du prolétariat racontée par des auteurs qui sortent de ses rangs, voilà la littérature prolétarienne ». Cette prise de position très dure écarte de facto un certain nombre d’ouvrages.

A contrario, le populisme prend le peuple comme sujet de fiction, s’inscrivant ainsi dans la veine du naturalisme et de Zola qui évoquait de son temps le monde ouvrier ou paysan. Cependant, certains auteurs prolétariens ont reçu et accepté le prix du roman populiste comme Tristan Rémy pour son roman Faubourg Saint-Antoine ou René Fallet.

Si le PCF soutient un temps la littérature prolétarienne, les consignes d’Union Soviétique amènent le parti à prendre ses distances. Il devient dès lors prioritaire que la littérature serve d’agit-prop pour son combat politique. Ainsi, Paul Nizan et Louis Aragon publient des attaques parfois violentes contre Poulaille et adhèrent finalement au réalisme soviétique. Il s’agit de représenter de manière figurative l’existence des classes populaires dans une optique d’éducation et de propagande. Pour le PCF, la priorité n’était pas l’appartenance sociale des auteurs mais l’adhésion au Parti, même si dans le même temps des concours de nouvelles étaient périodiquement organisés et des romans ouvriers publiés aux Editions Sociales Internationales.

Par-delà ces querelles, le roman populiste se donne pour perspective de construire, littérairement, un peuple. Dans son manifeste, Lemonnier multiplie les qualificatifs pour le désigner : les petits, les humbles… Il les oppose au « snobisme » de la littérature des années 1920, 1930 qui se complaît dans l’analyse psychologique de héros issus des couches supérieures de la société. À ce haut de la société qui sert de matériau privilégié au roman, s’oppose un bas de la société que les auteurs désirent mettre en avant. C’est un appel au peuple qui se dresse contre la littérature moderne. Dans les œuvres, cela se traduit par des références récurrentes au monde du travail: dans Hôtel du Nord, la caractérisation des personnages se fait en grande partie par le travail qu’ils occupent. La narration se veut moins psychologisante, et le narrateur prend la place d’un observateur discret.

Léon Lemonnier affirme néanmoins que ce n’est pas le peuple qui constitue son lectorat puisque pour qu’il en soit ainsi, il faudrait totalement le « rééduquer ». Aussi, le peuple est conçu comme un instrument de stratégie de reconquête du champ littéraire mais il n’y a pas pour autant de projet politique, éducateur qui accompagne ce courant. Leur démarche confine au littéraire et la construction d’un peuple est intrinsèque à l’espace romanesque, là où le PCF se sert de la littérature comme un instrument de prise de conscience.

Si la genèse du prix traduit les tensions qui parcouraient le genre du roman, le devenir du prix permet d’envisager le devenir du populisme littéraire. La remise du prix a connu des phases d’interruption : entre 1937 et 1939, 1946 et 1947 puis 1978 et 1983. La transformation du nom du prix en 2012 a été un moyen de se réintégrer dans une filiation qui place le peuple au centre de la création littéraire et également de se démarquer du dévoiement sémantique qui accole au « populisme » un signifiant négatif.

Olivier Adam

Tous les auteurs qui ont reçu ce prix ne jouissent pas de la même notoriété, y compris pour les lauréats les plus récents. Parmi eux, un certain nombre de journalistes et d’universitaires. Certains lauréats sont également militants au PCF, ce qui atteste de l’effacement de la querelle des années 1930, comme André Stil dont les œuvres ont été traduites en URSS. Certaines thématiques sont très présentes dans les œuvres primées ; parmi elles, le monde du travail, le monde rural. La critique sociale en constitue un enjeu majeur.

Aussi, s’il ne s’agit pas d’un prix qui se veut engagé, les romans qui l’obtiennent ont pour toile de fond ou pour objet une France en crise, souvent en marge. En ce sens, l’œuvre d’Olivier Adam trouve souvent place dans les banlieues pavillonnaires de région parisienne, lieu de la marginalité sociale, ferment d’une précarité professionnelle et familiale. Il s’est vu remettre le prix du roman populiste en 2007 pour À l’abri de rien qui met en scène la rencontre entre une mère de famille et des réfugiés kurdes. Cette femme se coupe progressivement de ses proches pour venir en aide à des hommes qui ont tout quitté pour un autre monde.

Le roman d’Olivier Adam peint ainsi une vision de la France contemporaine au moment où la crise des migrants commençait et fait se rencontrer deux groupes sociaux en crise avec pour toile de fond le Nord du territoire (les repères laissent supposer que l’histoire prend place à proximité de Lens). La focalisation interne fait de Marie la narratrice. Ce choix de focalisation est en soi populiste : le « je » est celui du peuple, d’une France populaire et périphérique qui se désespère, s’ennuie et qui voit son existence bouleversée. Cet exemple parmi les plus contemporains permet de comprendre que malgré des mutations qui correspondent aux mutations de la société française, le prix du roman populiste ne s’est que peu éloigné de ce qui constituait son fondement, à savoir faire parler le peuple grâce à la littérature.

Mouvement, parti et pouvoir populaire

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 © teleSUR

Il semble que les partis politiques n’aient jamais eu aussi mauvaise presse. Réputés temples de la corruption et du carriérisme, gangrenés par les querelles intestines, ils se voient progressivement substituer des formes d’organisation que l’on nomme volontiers « mouvements ». Autrefois largement cantonné à la droite, ce refus du parti se répand dangereusement à gauche, sous diverses formes parfois purement nominales mais souvent accompagnées de conséquences pratiques bien réelles et fondées sur des doctrines accordant une place démesurée au rôle politique des affects. A l’heure « d’Aufstehen ! » et de la France Insoumise, revenir sur le rôle de la raison en politique ainsi que sur la fonction historique des partis et sur les mécanismes de dépossession doit nous permettre d’insister sur l’importance fondamentale d’organisations structurées et démocratiques orientées vers la prise de pouvoir des classes populaires. Par Mathis Bernard.


Chacun a en tête des exemples fameux de partis ouvriers et populaires qui ont marqué l’histoire, au premier rang desquels l’énorme Parti Communiste Français, qui compta jusqu’à 700 000 membres revendiqués à la fin des années 70. Ces organisations massives et hiérarchisées ont fasciné les sociologues : quantités de travaux leur sont consacrés, et les premiers ouvrages de sociologie politique étaient dédiés à ces organisations entièrement nouvelles et jugées caractéristiques de la modernité politique. Certaines, comme le PCF, ont acquis une influence sociale telle que leur capacité à modeler les croyances et les comportements, à forger les individus, était comparable à celle de l’Église catholique. A titre d’exemple, certaines communes de la fameuse « ceinture rouge » parisienne ont connu, à quelques époques, des taux d’abstention inférieurs à ceux des quartiers bourgeois, traduisant un rôle d’intégration politique capable de renverser jusqu’aux tendances statistiques les plus lourdes. De même, la SFIO (l’ancêtre du PS) et surtout le PCF ont été en mesure de propulser une masse considérable d’ouvriers et d’employés jusqu’aux plus hautes instances législatives, atteignant un pic de représentation populaire à l’Assemblée nationale en 1946 avec une centaine de députés. Depuis lors, cette proportion a constamment diminué jusqu’à retrouver aujourd’hui un niveau comparable à celui des premiers années de la République.

Défile du 1er Mai 1937 à Paris (Source : Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis)

Toutefois, il ne s’agit pas de s’attacher à un mot: le parti de masse moderne est avant tout, en ce qui nous concerne, un principe de structuration démocratique et, pourrait-on dire, un ensemble de liens sociaux (ou de “sociation”, aurait dit Max Weber) fédérés dans l’objectif de la réalisation d’intérêts et d’objectifs idéologiques à travers la prise du pouvoir. Dès lors, peu importe, même si cela constitue un critère de définition habituel, qu’un parti participe ou non à des élections: un tel critère est tout à fait dispensable dans la mesure où il ne rend pas compte de la diversité historique des organisations partisanes.

Des organisations politiques telles que la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), qui comptait environ 150 000 membres en 1937, ont joué un rôle comparable d’éducation politique de masse, d’identification et d’action collective démocratique, et ne se présentèrent à un scrutin électoral que dans les circonstances exceptionnelles de la guerre civile espagnole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de la photographie qui a été choisie pour illustrer cet article: la Fédération des Jeunesses Libertaires, qui se rattachera au Mouvement libertaire de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la FAI en 1937, constitue bien la jeunesse d’un “parti” au sens large du terme. Si la CNT ne recrute, comme tous les syndicats ouvriers, que sur des bases de classe, et non en se fondant sur une pure adhésion idéologique, sa fusion avec la FAI et son rapport concret à l’exercice du pouvoir font que l’on ne saurait affirmer nettement qu’il s’agit seulement d’une “confédération syndicale” ou d’un “parti”: nous sommes manifestement face à un cas-limite. La forme du congrès symbolise le principe d’unification démocratique: regroupant des délégués venant de toutes les branches de l’organisation, il permet de dégager une ligne politique stable servant de base aux éventuelles instances exécutives. Nous reviendrons plus tard sur ces questions de fonctionnement interne, qui sont au cœur de la distinction entre organisation partisane et mouvement politique, mais au total, qu’il s’agisse du PCF ou du Mouvement libertaire, ces organisations ont eu pour point commun de participer à une socialisation des masses populaires à la politique moderne, c’est à dire une politique aux enjeux nationaux voire internationaux, donc médiatisée, marquée par les questions idéologiques et les clivages de classes.

A contrario, de nombreux partis conservateurs ont longtemps été de lâches regroupements d’élus notables qui, jouant auparavant sur leur prestige personnel pour obtenir des postes électifs, en furent réduits à se coaliser pour faire face à la puissante mutualisation des moyens politiques et économiques que constituaient les partis républicains et socialistes. Ils n’ont pas joué un rôle de développement d’un pouvoir populaire et d’éducation politique mais bien un rôle essentiellement paternaliste et électoraliste.

On ne saurait que trop souligner à quel point le parti politique sur le modèle socialiste fut la forme par excellence d’une politisation de haut niveau des masses ouvrières. Jouant certes un rôle secondaire par rapport à l’immense porte d’entrée vers l’action politique que représentaient les syndicats ouvriers, ceux-ci ont souvent constitué une école et une voie d’accès aux partis politiques. Les partis politiques modernes ont aussi permis de réduire considérablement le rapport notabiliaire à l’exercice du pouvoir : officiers, propriétaires terriens et rentiers ont vu leur nombre diminuer au sein des institutions représentatives à mesure que s’enracinait le suffrage universel, qui imposa la présence de nouvelles élites politiques, davantage issues de la petite bourgeoisie intellectuelle voire de la classe ouvrière, capables d’opposer programmes et doctrines aux relations clientélistes. Et s’il s’agit de tirer toutes les leçons des échecs historiques des organisations social-démocrates, communistes et libertaires, reste à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, en abandonnant le principe d’une structuration formelle capable de poser les bases du pouvoir populaire, ce qu’une organisation déstructurée et peu autonome n’est pas en mesure d’accomplir.

Le mouvementisme : une forme de régression démocratique justifiée par une régression scientifique

En France, la forme mouvementiste de l’organisation politique est essentiellement incarnée par la France Insoumise. Dans son état actuel, celle-ci est manifestement dirigée par les anciens cadres du Parti de Gauche et de quelques autres formations de moindre importance, auxquels se sont greffés plusieurs figures qui se sont d’abord distinguées hors du champ politique, à l’instar du journaliste François Ruffin. Cela a amené, suite à une petite victoire électorale, à la constitution d’un groupe parlementaire relativement virulent, qui a su porter quelques problématiques nouvelles dans le débat parlementaire, ce dont on ne peut que se réjouir. Toutefois, son mode de fonctionnement rend structurellement impossible la constitution d’une organisation populaire jouant un rôle comparable à celui des partis de masse du XXème siècle.

Si on peut voir dans le mouvementisme contemporain une forme d’opportunisme jouant sur la méfiance populaire envers les partis politiques, il faut souligner qu’il peut être soutenu par les théorisations des principaux penseurs du populisme de gauche, au premier rang desquels Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Dans leur perspective postmoderne, inspirée par un remaniement de la philosophie du nazi Carl Schmitt, le “peuple” est essentiellement une construction du discours politique, une agrégation d’intérêts radicalement hétérogènes et a priori en conflits. Le leader, porte-parole et dirigeant, est alors celui qui opère la conversion en discours politique de ces intérêts hétérogènes via un ensemble de métaphores (le fameux « Le Pain et la Paix » de Lénine, souvent évoqué par Pablo Iglesias) plus ou moins douées de sens. Dès lors, difficile d’envisager qu’un peuple aussi métaphorique puisse exprimer une volonté cohérente et concrète susceptible d’être trahie par une direction politique insuffisamment contrôlée par sa base populaire.

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 (Source : teleSUR)

Chantal Mouffe déclare ainsi, dans un entretien à l’Obs:  « Je crois à la nécessité d’un leader. Il n’y a pas de démocratie sans représentation, car c’est elle qui permet la constitution d’un peuple politique. Il n’y a pas d’abord un peuple qui préexisterait, puis quelqu’un qui viendrait le représenter. C’est en se donnant des représentants qu’un peuple se construit. C’est autour du leader que se réalise le “nous” »

S’il ne s’agit pas de contester la nécessité pratique de la représentation dans des sociétés bourgeoises fortement centralisées qui nous imposent à minima une forme de porte-parolat, ce n’est pas ce que Mouffe défend ici. Force est de constater que sa déclaration exprime non une attitude pragmatique prenant acte de l’impossibilité concrète et contingente d’une forte horizontalité mais bien une justification de la représentation qui confine à la métaphysique et rejoint étonnamment les conceptions aristocratiques de la représentation: chez l’abbé Sieyès, acteur important de la Révolution française, la représentation vise précisément à constituer une volonté générale qui ne préexiste pas au sein de la société mais ne se constitue que par le biais des élus.

Dans cette perspective théorique, l’objectivité du social, la force prépondérante de certains principes de découpages de la société, et en particulier la classe sociale, n’ont pas leur place: la classe n’est jamais qu’un principe parmi d’autres, issu non pas d’un ensemble de facteurs déterminant les comportements sociaux, mais bien d’une opération d’unification par le discours opérant sur un terreau hétérogène. Devant toute considération d’ordre proprement sociologique, Chantal Mouffe va davantage mobiliser le concept « d’affect » comme principe explicatif de la vie sociale et de la mobilisation, n’hésitant pas à recourir aux concepts psychanalytiques douteux de « pulsion de vie » et de « pulsion de mort », voire aux théories pour le moins discutables d’un Jacques Lacan, en lieu et place des découpages fondés sur la matérialité des relations sociales et découverts par l’enquête scientifique. On ne saurait que trop voir le potentiel relativiste et nihiliste d’une telle position: en l’absence d’intérêts objectifs produits par la combinaison d’une humanité commune et d’une position sociale donnée, la définition éclairée et rationnelle du désirable politique est impossible.

Et si Mouffe n’est pas avare de critiques envers le “romantisme” (sic) des mouvements tels que Nuit Debout, dont elle fustige à raison le rêve naïf d’horizontalité parfaite et le refus du porte-parolat, sa théorie politique apparaît d’emblée compatible avec le fonctionnement de mouvements de type plébiscitaires tels que la France Insoumise. Car si l’on s’en tient à sa pensée, on ne voit pas en vertu de quel motif nous pourrions critiquer l’évidente absence de démocratie interne au sein de cette organisation, la dimension cooptative de la désignation de ses dirigeants et son caractère presque exclusivement électoraliste. Une fois la volonté populaire décrétée inexistante en elle-même, la raison mise au ban de la politique et les divisions objectives du monde social brouillées et noyées dans la toute-puissance du discours, ni la masse du peuple ni les adhérents d’une organisation politique ne peuvent revendiquer une parole et une action autonomes susceptible d’être opposées à l’action unificatrice du chef. L’usurpation du pouvoir par un dirigeant tyrannique est bien difficilement pensable.

Pour l’autonomie populaire : réinvestir et renouveler la forme du parti

Le militant socialiste, communiste ou anarchiste trouvera dans la sociologie scientifique des outils bien plus adaptés à une compréhension rationnelle des mécanismes sociaux et susceptibles d’être mobilisés pour défendre l’autonomie des classes populaires et leur éventuelle prise de pouvoir. La sociologie politique de Pierre Bourdieu, fondée sur une théorie du capital politique et militant, de ses modalités d’acquisition et de conservation, prend le contre-pied de l’analyse psychologiste de Chantal Mouffe, qui tient plus d’une psychanalyse des foules que de la sociologie scientifique. À rebours de cette tendance, qui affirme le matérialisme métaphysique pour mieux nier le matérialisme historique, Bourdieu établit à travers la théorie des champs une articulation du matériel et du symbolique en mesure de rendre compte de toute la diversité du social.

En effet, l’analyse de la dépossession des masses par les instances dirigeantes est au coeur de la théorie bourdieusienne des partis politiques. Examinant le fonctionnement interne des partis ouvriers historiques, et notamment le PCF, il montre de quelle façon ces énormes appareils structurés et hiérarchisés ont offert une dignité et une influence politique décisive aux masses populaires tout en sélectionnant, parmi les ouvriers ou parmi la petite bourgeoisie intellectuelle une élite dirigeante toujours susceptible d’usurper la parole et les intérêts des représentés. Les classes dominées, toujours définies par leur état de dépossession, sont contraintes par cet état à de tels modes de fonctionnements, qui mutualisent les moyens mais créent une forte dépendance à l’égard de organisation : l’élu du PCF, ouvrier formé dans les écoles de cadres du parti, ne peut quitter l’organisation sans perdre du même coup le capital politique collectif qui lui a permis d’obtenir sa position de pouvoir. Cependant, tant qu’il reste au sein du PCF, il se fait le porte-voix de la classe ouvrière dont il est issu mais ne fait plus tout à fait partie, contribuant autant à la déposséder de son expression autonome qu’à favoriser son pouvoir, sa formation politique et sa représentation au sein des institutions bourgeoises. D’où une formule aussi fameuse que paradoxale : “Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique.” C’est cette tension entre dépossession et conquête d’une dignité de classe qui est au cœur de l’analyse de Bourdieu, dont le continuateurs ont nuancé le pessimisme en montrant les formes institutionnelles susceptibles de contrecarrer les mécanismes d’aliénation.

Walter Crane, The Triumph of Labour, 1891 (Source : British Museum)

Les conséquences d’une telle analyse sur le débat qui oppose mouvement et parti sont patentes : si la forme partisane revêt des risques évidents, elle ne peut être évitée par un groupe politique dont l’objectif serait l’organisation autonome des classes dominées voire leur accession au pouvoir politique. Il faut un appareil puissant, en mesure de bâtir un grand nombre de militants issus de ces classes via la production d’une masse considérable de formation, d’expression et d’action politique, en lien avec les organisations de masse regroupées autour de revendications portant sur une thématique donnée. La production idéologique elle-même ne peut pas être essentiellement importée du monde journalistique ou académique, qui fonctionnent selon leurs logiques propres et nécessairement exogènes à l’organisation populaire : elle doit être le fruit d’intenses discussions démocratiques au sein de l’organisation, mobilisant un maximum de ses membres grâce à son appareil de formations et de communication interne, et menant à proposer une doctrine susceptible de rassembler le parti autour d’une même ligne politique. Ceci étant organisé dans une perspective résolument délibérative tout à fait opposée aux positions théoriques du populisme de gauche, basées sur une conflictualité au statut anthropologique. Une telle délibération interne doit être le moyen d’une véritable « souveraineté de la raison », pour employer la belle expression de Pierre-Joseph Proudhon, ainsi qu’une manière de produire un programme et des modes d’action susceptibles de correspondre aux aspirations populaires qui, n’en déplaise à nos populistes, préexistent à toute mise en forme. Une telle conception du débat interne doit être le support concret d’une vigilance organisée des membres du parti envers toutes les formes de dépossession de la parole: la ligne politique ayant été élaborée d’une façon aussi horizontale que le permet une structure formelle de grande envergure, les instances exécutives de l’organisation n’en sont que les dépositaires temporaires et toujours susceptibles de déviation.

A force de chercher à renouveler la propagande de gauche radicale, ce qui n’a certes pas été mené en vain, les organisations populistes en ont oublié l’impérieuse nécessité de proposer, en leur sein, des ressources (formation politique, outils efficaces de mobilisation sur toutes les questions politiques, liens de solidarité conviviale à échelle locale qui soient enracinés dans les lieux de vie et de travail des classes populaires…) introuvables dans d’autres types de groupes, et nécessaires à la construction dans le long cours d’une solide base militante. En ce sens, elles sont fortement soumises aux fluctuations électorales et n’ont pu porter au pouvoir que des représentants de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont l’actuel groupe parlementaire de la France Insoumise est une illustration patente. La situation contemporaine des classes populaires, frappées de plein fouet par la précarité et l’individualisation des carrières, appelle un renouvellement pratique et théorique sur ce sujet. Et pourtant, la réflexion sur la domination de classe a été largement mise de côté au sein des organisations populistes, au profit de catégories autrefois jugées trop vagues (le peuple contre la caste…) pour produire autre chose qu’un efficace travail de propagande. On en trouve une traduction théorique dans l’éloge des « nouveaux mouvements sociaux » opérés par Chantal Mouffe, catégorie qui abandonne l’idéal d’une intégration effective de ces luttes prétendument nouvelles à un combat populaire général : provenant notamment de la sociologie d’Alain Touraine, ce concept vient appuyer une idéologie anti-syndicale et l’ethnocentrisme des classes moyennes supérieures, qui ont vu abusivement dans leurs formes propres de mobilisation et de préoccupations politiques des effets de génération touchant l’ensemble de la société. Les pratiques populaires, marquée par la dépendance au duo parti-syndicat, s’en trouvent du même coup renvoyées à une époque moins émancipée. Du reste, pour Mouffe et Laclau, la constitution de la classe ouvrière comme sujet historique rationnellement organisé au début du XXème siècle aurait même été une terrible erreur entravant la « construction » du peuple.

Cet abandon de l’analyse de classe vaut tout autant pour les organisations comme Podemos, qui au terme de longs débats a finalement adopté une organisation de type social-démocrate, avec tous les inconvénients que cela suppose en terme de dépossession politique, mais dont on ne voit pas bien en quoi les outils de propagande sont complétés, en interne, par une formation pratique et théorique de haut niveau qui soit susceptible de faire accéder les classes populaires à un haut degré de compétence politique. Les outils de l’analyse scientifique de l’histoire ont été abandonnés en rase campagne au motif qu’ils n’étaient plus compris par les masses. Dès lors, les seuls individus susceptibles d’accéder au pouvoir via les organisations populistes sont ceux-là mêmes qui n’ont aucun besoin, du fait de leurs capitaux culturels et politiques personnels, des moyens d’une organisation populaire et autonome. Ainsi, et alors même qu’il est formellement un parti, Podemos reproduit les errements du mouvementisme populiste autant que de la social-démocratie classique.

Dès lors, dans une organisation aussi autonome et massive qu’un grand parti populaire, la création et l’entretien d’institutions radicalement démocratiques sont absolument nécessaires si l’on souhaite éviter les apories des organisations socialistes historiques. Les moyens de communication modernes doivent être utilisés pour contrôler les institutions centrales et permettre des initiatives venues à tout moment de la base de l’organisation. S’il doit exister des instances exécutives quelconques, celles-ci doivent être clairement identifiées: le pire mal que l’on puisse infliger au projet d’une organisation aussi démocratique que possible est de nier l’existence d’instances dirigeantes là où elles se trouvent pourtant réellement. Elles doivent également être révocables à volonté, en tant qu’elles sont le sommet d’une organisation plus ou moins pyramidale (et il vaudrait mieux qu’elle le soit moins que plus) dont elles émanent. Leur marge de manœuvre doit être enserrée dans des résolutions de congrès précises et contraignantes, tandis que leur mandat doit être précis et faire l’objet d’un compte-rendu sur la base duquel ils seront jugés durant et après l’exercice de leur charge. Quant aux unités de base de l’organisation, elles doivent être tenues de respecter la discipline démocratique mais conserver une marge d’action nécessaire pour s’adapter aux problématiques locales et organiser le débat interne. Autant de règles bien connues qu’il reste surtout à mettre en pratique, en gardant à l’esprit que la désaffection pour la forme du parti que l’on constate en France est davantage une conséquence des échecs du marxisme-léninisme et de la social-démocratie que la marque d’une obsolescence définitive d’un mode d’organisation qu’il s’agit surtout de régénérer par l’action des classes populaires.

Ainsi, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, réinvestir la forme du parti doit nous amener à accorder une importance bien moindre aux ambitions électorales. Car bien avant de devenir une machine à engranger des voix (et si toutefois il s’agit bien d’un objectif, ce dont on peut douter), un vaste parti populaire doit être un moyen pour les classes dominées d’accéder à la parole et à l’action politique de masse. De construire une dignité, une discipline et, en définitive, le moyen méthodique d’une conquête de la liberté.

 

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CNT / Telesur

« Dans les cafés, l’humour est une forme de résistance contre les puissants » – Entretien avec Raoul Hedebouw

Photo: www.solidaire.org – Antonio Gomez Garcia

Raoul Hedebouw est porte-parole du Parti du Travail de Belgique, conseiller communal au sein de la ville de Liège et député fédéral du parlement de Belgique. A l’approche des élections municipales et des élections européennes, il revient sur la stratégie du Parti du Travail de Belgique.


LVSL – Quels sont vos objectifs pour les prochaines élections communales en Belgique ?

Raoul Hedebouw – Notre objectif est de matérialiser, dans la réalité concrète, une sympathie exprimée à travers les sondages. Pour nous, il s’agit de structurer notre mouvement à travers des sections locales. Lorsque nous déposons nos listes, nous avons à l’esprit la nécessité de construire des conseils communaux qui partent des aspirations de la rue, les portent au conseil communal et reviennent dans le quartier pour se confronter à l’opinion de nos concitoyens. A ce titre, le but est de s’implanter dans des villes où nous n’étions pas présents auparavant tels que Verviers, Namur, Bruxelles ou Tournai.

« Il nous faut élargir notre audience hors de nos bastions ouvriers pour quadriller tout le territoire. Namur, par exemple, est une commune avec une sociologie bien différente de nos bastions ouvriers : la ville est peuplée d’employés et de professions intellectuelles. C’est un public qu’il nous faut encore conquérir. »

Il faut s’imaginer que nous sommes passés d’un effectif de 3000 militants à 14 000 militants en quelques années. Il faut donc structurer des groupes en formant des cadres. Par conséquent, au moment de déposer les listes, nous nous sommes concentrés sur les communes moyennes et grandes au sein desquelles nous n’étions pas présents : Gand, Tournai et Bruxelles en particulier. Il nous faut élargir notre audience hors de nos bastions ouvriers (Liège, Anvers et Charleroi) pour quadriller tout le territoire. Namur, par exemple, est une commune avec une sociologie bien différente de nos bastions ouvriers : la ville est peuplée d’employés et de professions intellectuelles. C’est un public qu’il nous faut encore conquérir.

Par ailleurs, j’attire votre attention sur le fait que nous sommes le seul parti national de Belgique. Nous devons nous confronter à des réalités locales parfois différentes. Structurellement, le sud du pays est plus combatif sur le plan syndical, tandis que le nord est plus acquis aux idées conservatrices. A cet égard, Anvers constitue un objectif important car il permettrait d’avoir des élus en Flandres. Pour l’instant, nos deux députés viennent de Wallonie.

Les élections communales s’organisent en fonction d’un suffrage proportionnel à un tour. Par conséquent, la formation de coalitions est rendue nécessaire pour gouverner des villes. Évidemment, il ne saurait être question de former des coalitions avec la droite. Nous dénonçons leur vision des communes : le « city-markéting ». Leur objectif est d’attirer beaucoup de promoteurs immobiliers et de les encourager à investir énormément, ce qui rend les centres-villes difficiles d’accès pour les catégories populaires. Dans la ville de Liège par exemple, le bourgmestre souhaite construire 1250 logements dont 90% seront à destination des publics fortunés, quand les 10% restants seront construits pour les classes moyennes. Nous nous réclamons du « droit à la ville » conceptualisé par Henri Lefebvre. Or, ce que je ne peux que constater, c’est que le parti socialiste ou l’écologie politique ne sont pas du tout en rupture avec cette conception de la ville.

Sur le principe, le PTB n’exclut pas de former des coalitions mais cela ne peut se faire que sur une base programmatique commune.

LVSL – Le succès du PTB tient notamment à la dénonciation féroce que vous faites de la corruption du système politique belge. Ne craignez-vous pas qu’une telle rhétorique dénonciatrice soit un frein à la crédibilisation de votre parti, à long terme ?

Raoul Hedebouw – Il faut rappeler que le succès du PTB tient d’abord aux conséquences de la crise capitaliste. C’est le flan marxiste, alternatif et anticapitaliste de notre succès. Il est notamment le résultat de fermetures d’entreprises et de plan de licenciements tels que ceux que l’on a pu observer à Caterpillar ou à Carrefour. Ce succès intervient donc d’abord dans une logique de latéralisation de la gauche contre la droite.

« Les mécanismes de financement des partis politiques permettent cette soumission de la superstructure politique à l’infrastructure économique. »

Il est vrai qu’à partir du scandale Publifin, une partie importante de notre discours a tourné autour de la dénonciation de la corruption du système politique. Cependant, j’insiste sur le fait que ce ne sont pas des dérives isolées. Il y a une véritable collusion entre le capitalisme et le monde politique. Les mécanismes de financement des partis politiques permettent cette soumission de la superstructure politique à l’infrastructure économique. Nous restons marxistes. Si l’on paie les députés 6000 euros par mois, c’est pour des raisons précises. Cela permet d’éviter que les députés évoluent avec les mêmes conditions de vie que les gens qu’ils représentent.

Notre socialisme 2.0 s’appuie sur l’idée qu’il faut vivre de la même manière que le reste de la population. Être député, c’est un honneur. Ceux qui se plaignent de gagner moins en tant que députés que dans le privé sont libres d’abandonner leurs mandats. S’il y avait 30% d’ouvriers au Parlement, ce qui correspond à la réalité sociologique du pays, je pense que les députés voteraient avec moins de facilité la suppression des retraites anticipées. Quand on vit avec 1400 euros par mois, on ne rigole pas. Notre critique de la corruption a une cohérence. Ce n’est pas une simple dénonciation des élites corrompues.

LVSL – Votre statut de porte-parole a permis à la Belgique de découvrir votre personnage gouailleur. Quelle place accordez-vous à l’humour en politique ? Ne courrez-vous pas le risque d’apparaître comme le « bouffon de l’extrême-gauche » ?

Raoul Hedebouw – Au contraire ! Savoir rigoler, c’est un signe que vous faite partie du peuple. Dans les cafés, l’humour est une forme de résistance contre les puissants. C’est quelque chose de très puissant. Petit, j’écoutais avec un énorme plaisir les histoires de Coluche avant de m’endormir. Je sais que, quand il porte sur le physique, ou sur la couleur de peau, l’humour peut être violent et facteur de division. Ceci dit, il peut aussi être facteur d’union des dominés qui se rient des puissants.

Cela n’empêche pas un travail de fond. Notre bureau d’études accomplit un travail extraordinaire. Cela fait partie de l’ADN du PTB. Que l’on soit d’accord ou pas avec lui, chacun reconnait que les livres de Peter Mertens sont fouillés. Ils apportent une contribution théorique à notre réflexion sur l’Europe ou la concurrence par exemple.

LVSL – La gauche a parfois du mal à accepter un leadership fort à la tête d’un parti. Quel rapport le PTB entretient-t-il avec le rôle du leader en politique ? On vous pose cette question car il est évident que le PTB n’aurait pas eu une telle audience sans votre irruption sur la scène politique, même si vous précisez bien que vous n’êtes que porte-parole…

Raoul Hedebouw – Sans le PTB, et sans la lutte de classes, je n’existe pas. Sans parti ni mouvement social, il n’y a pas de dirigeant. C’est une dialectique. Le leader doit toujours ramener le collectif sur le devant de la scène. Sans les militants, je ne passe pas à la télévision. Or, c’est la télévision qui donne ce pouvoir au leader, par ailleurs problématique d’un point de vue démocratique.

« Une idée ne devient matérielle que quand elle entre dans le crâne de quelqu’un. Si personne ne lit notre tract, les mots écrits n’ont aucune espèce d’existence du point de vue du fait social réel. En 2008, ce qui a changé, c’est que nous nous sommes mis à réfléchir à la façon dont le message que l’on envoie allait pouvoir être reçu. »

Pourtant, je ne suis rien d’autre qu’un membre du bureau politique et j’ai des comptes à rendre aux militants et à la classe ouvrière. Quoi qu’il arrive, le collectif doit toujours garder la main sur la stratégie. J’accorde un rôle important au parti comme intermédiaire entre les militants et les leaders. Je n’occulte pas pour autant l’importance prise par les individus dans la mécanique de l’histoire. Reste que si rôle d’un individu dans l’histoire peut être déterminant, il ne se suffit pas à lui-même. Il repose sur les masses humaines qui font l’histoire.

LVSL – Depuis 2008, on observe une professionnalisation de la communication du PTB. Comment avez-vous opéré ce tournant stratégique ?

Raoul Hedebouw – On fait très peu appel à des professionnels extérieurs au PTB. Nous pouvons nous appuyer sur des militants très qualifiés qui, au sein du PTB, sont des experts dans le domaine de la communication. Cela permet de garder une cohérence entre les techniques de communication et le fond du message.

La gauche que nous incarnons a perdu quelque chose en chemin. Par le passé, elle était avant-gardiste sur le plan de la communication. Il suffit de penser aux peintures de Picasso utilisées pendant la guerre d’Espagne ! Or, un certain romantisme à l’égard de l’artisanat nous a fait ignorer les nouvelles technologies. C’est absurde ! Les technologies ne sont pas capitalistes en tant que telles. Cela dépend de l’usage que l’on en fait. Il faut refuser que notre gauche utilise une communication ringarde.

Marx a écrit qu’une idée ne devient matérielle que quand elle entre dans le crâne de quelqu’un. Si personne ne lit notre tract, les mots écrits n’ont aucune espèce d’existence du point de vue du fait social réel. En 2008, ce qui a changé, c’est que nous nous sommes mis à réfléchir à la façon dont le message que l’on envoie allait pouvoir être reçu.

LVSL – Le PTB se réclame encore du marxisme, ce qui peut paraître comme une anomalie en Europe car même les partis communistes ont presque tous abandonné cette référence explicite. Un débat important anime actuellement la sphère politique alternative au néolibéralisme sur la question du populisme. Quelles sont vos divergences avec ce courant théorique ?

Raoul Hedebouw – Avant de vous répondre, et je crois que c’est très important, je tiens à souligner mes convergences avec la France Insoumise et Chantal Mouffe : le rejet des partis traditionnels, la nécessité de sortir de sa zone de confort pour convaincre, et la critique radicale du système économique et politique.

Cela dit, la question qui oriente notre débat avec Chantal Mouffe, c’est la pertinence de l’analyse marxiste pour agréger des masses humaines. Je la trouve toujours pertinente. J’ajoute que le marxisme a pensé la notion de peuple. Marx ne réduit pas la lutte révolutionnaire à la seule classe ouvrière. Il a beaucoup écrit sur le rôle des paysans dans le processus révolutionnaire. Il a beaucoup écrit sur le rôle de la bourgeoisie nationale pour agréger des masses populaires autour d’un projet national, contribuant ainsi à la marche de la révolution capitaliste, étape nécessaire à toute révolution socialiste.

« Croire que l’antagonisme de classe ne détermine plus le positionnement politique de chacun est une erreur. »

Je crois toujours à l’existence de classes antagonistes dans une société. Je reste convaincu que l’infrastructure, c’est-à-dire l’environnement de travail d’un être humain, influence, en partie, son mode de pensée. J’attire votre attention sur un point : Marx n’a jamais été complètement déterministe. Il sait qu’une frange de la classe ouvrière peut succomber à la réaction et au fascisme.

Reste que croire que l’antagonisme de classe ne détermine plus le positionnement politique de chacun est une erreur. Où retrouve-t-on le sens du combat collectif ? Au sein des grands secteurs industriels. Dans une PME, il est plus difficile de combattre. C’est la raison pour laquelle le PTB investit davantage dans des sections d’entreprises car c’est là que le combat est le plus dur, et ce, pour une raison simple : les droits de l’homme s’arrêtent à l’entrée de l’entreprise. C’est pourquoi nous avons développé une réflexion globale pour assurer un équilibre entre les sections d’entreprise et les sections communales ainsi qu’un équilibre entre les différentes parties du territoire belge.

LVSL – Chantal Mouffe vient de sortir un ouvrage intitulé Pour un Populisme de gauche. Si on en croit les contours qu’elle trace pour définir ce concept, le PTB entrerait dans la catégorie des populismes de gauche. Au fond, ce qui vous distingue n’est-ce pas la croyance théorique que le concept de la « classe en soi » implique nécessairement un passage à la « classe pour soi » et donc que le sujet privilégié de la révolution soit nécessairement un sujet de classe ? Cette idée est contraire à l’autonomie de la politique…

Raoul Hedebouw – Ce qu’il y a de commun à tous les ouvriers, c’est qu’ils n’ont rien à dire sur ce qu’ils produisent. La conscience de classe, c’est autre chose. C’est effectivement à ce moment précis que la politique joue un rôle important. Le fait nommé crée la conscience. Lénine écrivait que le spontanéisme peut, au mieux, nous faire atteindre le trade-unionisme, mais certainement pas la révolution !

Il est évident que la lutte politique fluctue avec les flux et les reflux de la lutte de classes. C’est une affaire entendue. Cependant, l’enjeu de la lutte politique, c’est la conscience. Or, celle-ci n’est pas innée. Elle est fortement liée à la pensée théorique qui, elle-même, ne vient pas spontanément. Ce sont les intellectuels qui l’apportent. Or, ces intellectuels, à l’époque, ne sortaient pas, pour la plupart, de la classe ouvrière. C’est le parti qui permet d’organiser la synergie entre les intellectuels et les ouvriers. Je vois ici une dialectique intéressante.

Nous ne sommes pas dans une période où la conscience de classe est extrêmement développée. Ce que je considère, c’est qu’il faut prendre cela comme un défi plutôt que d’abandonner le référent de classe. Je ne crois pas qu’il faille se résigner à une disparition de la conscience de classe causée par 30 ans d’hégémonie néolibérale. Il faut donc travailler au développement de cette conscience ! Lorsque je critique la chasse aux chômeurs menée par les forces néolibérales, je le fais non seulement parce que cela aura des conséquences sociales désastreuses, mais également car lorsque l’on pointe du doigt un travailleur sans emploi, on lui retire la possibilité d’avoir une conscience de classe.

LVSL – Dans un contexte où les évolutions de l’infrastructure économique sont marquée par le fractionnement des processus de production et par l’individualisation des conditions de travail, ne pensez-vous pas que la mobilisation du référent national, en l’investissant d’un contenu progressiste, permettrait d’accroître la conscience populaire ?

Raoul Hedebouw – Les évolutions de l’infrastructure ont évidemment des effets sur la conscience de classe. Cela dit, de ce point de vue-là, je me permets de vous faire remarquer un certain nombre d’éléments positifs. Il n’y a jamais eu autant d’ouvriers qu’aujourd’hui ! L’urbanisation conduit au fait que la population urbaine dépasse la population rurale. Or, l’urbanisation et l’inclusion d’une masse de plus en plus importante de gens dans le salariat, sont les conditions mêmes qui permettent au capitalisme de continuer sa révolution et au socialisme d’être l’étape suivante des sociétés humaines.

« Au fond, des multinationales comme Walmart réunissent des millions de travailleurs dans le monde en les exploitant de la même manière, ce qui leur donne une identité commune. Les conditions sont donc réunies pour travailler au développement de la conscience de classe. C’est à nous de faire le travail. »

Le capitalisme a englobé, au sein de la sphère marchande, une diversité phénoménale de d’activités. On peut penser à la cuisine pour laquelle des masses de gens usent des plats préparés ou à la coiffure, activité traditionnellement artisanale qui a été uniformisée à l’échelle du monde par l’entreprise Dachkin. Où que vous vous trouviez dans le monde, vous retrouverez les mêmes coupes et les mêmes techniques de coiffure. Sur le plan de l’agriculture aussi, on voit bien que la petite paysannerie est en train d’être avalée par l’agro-business. Vous voyez bien que des tas d’obstacles à la révolution socialiste s’effacent.

Un autre élément central de la révolution capitaliste a connu une phase d’expansion extraordinaire : le développement inégal du capitalisme. Marx en parlait déjà à son époque.

Au fond, des multinationales comme Walmart réunissent des millions de travailleurs dans le monde en les exploitant de la même manière, ce qui leur donne une identité commune.  Les conditions sont donc réunies pour travailler au développement de la conscience de classe. C’est à nous de faire le travail. Il ne faut pas prendre nos faiblesses politiques pour des évolutions défavorables de l’infrastructure économique.

J’ajoute que les éléments dont vous avez parlé dans votre question peuvent également nous être favorables. Pensons à ces masses immenses d’intérimaires qui peuplent le marché du travail. Leur condition de tâcherons nous permet de dépasser le vieux problème du corporatisme qui a pu frapper, dans le passé, la classe ouvrière.

Pour répondre à votre seconde question portant sur la question nationale, je commence par vous faire remarquer que Marx n’a jamais ignoré le fait national. Il développera d’ailleurs une vision progressiste du fait national puisque l’agrégation des activités humaines autour d’une bourgeoisie nationale permet de faire évoluer la production et de se débarrasser du féodalisme.

J’ajoute que, dans la plupart des pays du Tiers-Monde, le fait national a une identité éminemment progressiste. Je soutiendrai toujours des peuples qui se battent pour leur indépendance nationale que ce soit sur le plan économique ou sur le plan politique. Si vous m’interrogez sur le point de savoir s’il est possible d’envisager un patriotisme progressiste au sein de nations impérialistes, je serais plus mitigé. C’est généralement une forme d’unité nationale qui se construit contre d’autres nations.

LVSL – À partir du moment où la question identitaire devient aussi importante dans l’agenda politique, n’avez-vous pas intérêt, pour contrer cette vague, à investir l’identité nationale d’un contenu progressiste ?

Raoul Hedebouw – Sur la question nationale, la Belgique est un cas particulier. Nous sommes le seul parti national de Belgique pour une raison simple : nous récusons le sous-régionalisme des régions riches qui s’exercent contre les régions pauvres.

Une fois cette affirmation faite, vient l’instant de considérer la question du rapport de notre nation avec les autres nations. De ce point de vue-là, je crois que l’échelon national n’est plus forcément le bon. En tout cas, le marché européen qui s’est construit ces dernières années nous permet d’envisager la naissance d’une classe ouvrière européenne. Naturellement, pour cela, la langue reste un défi qu’il faut résoudre de manière progressiste pour parvenir à l’unité de la classe ouvrière. C’est la raison pour laquelle nous nous battons aussi fortement contre les sous-régionalismes : ils empêchent ce mouvement d’unité de la classe ouvrière européenne.

Vous m’interrogez sur le point de savoir si face aux destructions d’acquis sociaux qui sont, pour la plupart, le résultat de l’action de l’Union européenne, il faudrait construire un patriotisme progressisme. Je suis assez sceptique. Naturellement, le référent national n’est pas réactionnaire en soit. Je dis simplement que notre rôle est de créer de la conscience de classe et non de remplacer la conscience de classe par une conscience patriotique.

« Les puissances auxquelles nous faisons face sont très fortes, Les classes dirigeantes européenne sont très imbriquées. Il nous faut donc envisager une alternative au niveau sous-continental. A cet égard, la grève des travailleurs de Ryan Air sème les germes de ce mouvement social européen. »

Si l’on y regarde de très près, aucun pays européen n’est opprimé par un autre. Les peuples européens sont opprimés par une conspiration des multinationales. On pourrait me dire que les pays du sud sont victimes de l’oppression des pays du Nord. Je réponds que les élites nationales de ces pays-là permettent cette course à l’austérité.

LVSL – Les élections européennes approchent à grand pas. Dans ce contexte, quelle sera votre ligne stratégique ? Envisagez-vous des alliances ?

Raoul Hedebouw – Nos propres faiblesses politiques ne doivent pas nous conduire à considérer que l’échelle européenne n’est pas la bonne pour mener la lutte de classes. Je ne crois pas que le retour à l’État-nation résoudra cette faiblesse politique. Eu égard aux adversaires qui sont les nôtres, je crois que nous ne pouvons pas nous permettre de les affronter divisés. Mais la question se pose de savoir ce qu’il faut faire après une prise du pouvoir.

« Si nous gouvernons, nous romprons avec l’Union européenne mais ce sera à nos adversaires d’appuyer sur le bouton. Nous appliquerons notre politique quoi qu’il advienne. »

Je ne justifie nullement ce qu’a fait Syriza. Néanmoins, je me permets de signaler que leurs ambitions, aussi réduites soient elles, ont suscité l’ire de la tour de contrôle européenne. Ils ne parlaient pas de nationaliser les grandes entreprises. Ils envisageaient seulement de rééchelonner leur dette souveraine. Cette demande a eu pour conséquence le blocage de l’économie, la fermeture du robinet à liquidités par la BCE et des rumeurs de coup d’État.

Par conséquent, les puissances auxquelles nous faisons face sont très fortes, Les classes dirigeantes européennes sont très imbriquées. Il nous faut donc envisager une alternative au niveau sous-continental. A cet égard, la grève des travailleurs de Ryan Air sème les germes de ce mouvement social européen.

Sur l’Union européenne elle-même, je ne crois pas qu’elle soit réformable. Je pense qu’il faut s’en débarrasser. Pourquoi est-ce que je refuse une rupture unilatérale nationale ? Parce que je pense que si on conduit cette rupture à plusieurs pays, on n’a plus de chance de gagner le combat. J’ajoute que le mot d’ordre de la rupture nationale unilatérale estompe le clivage entre les travailleurs et les multinationales. Si nous gouvernons, nous romprons avec l’Union européenne mais ce sera à nos adversaires d’appuyer sur le bouton. Nous appliquerons notre politique quoi qu’il advienne.

Enfin, sur la question des alliances, notre objectif est de multiplier les points de contact. C’est la raison pour laquelle j’ai eu un regard très positif sur la réunion des amphis d’été de la France Insoumise à Marseille à laquelle j’ai participé. On veut apprendre de chacun. Pour l’instant, nous n’avons encore pris d’engagement avec aucune coalition européenne. Notre souhait est véritablement de parler avec tous ceux qui refusent l’austérité et de permettre le dialogue entre toutes ces forces.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL.

Crédits photos : Antonio Gomez Garcia