« Il y a un intérêt collectif à poursuivre la NUPES » – Entretien avec Laura Chazel

Discours de Jean-Luc Mélenchon lors de la Convention de la NUPES le 7 mai 2022. © Hugo Rota

Un an après son entrée en force à l’Assemblée nationale, la NUPES semble déjà appartenir au passé. A l’exception de la France insoumise, qui souhaite reconduire l’alliance pour les élections à venir, tous les partis entendent proposer leur propre liste aux européennes de 2024. Si chaque parti entend se distinguer de ses alliés, les divergences stratégiques sur la question européenne sont également souvent mises en avant comme raison du retour à une gauche divisée. Qu’en est-il vraiment ? Dans une note pour la fondation Rosa Luxembourg, la politiste Laura Chazel étudie l’évolution des programmes des quatre partis et leurs votes au Parlement européen. Selon elle, la théorie des « deux gauches irréconciliables » est désormais dépassée, la proximité idéologique étant de plus en plus forte. La chercheuse plaide donc pour la poursuite de la NUPES, qui serait dans l’intérêt de chaque parti et leur permettrait de peser face aux blocs libéral et d’extrême-droite. Entretien.

LVSL : Votre note débute par le fait qu’une nouvelle phase politique aurait été ouverte à partir de 2020, avec la crise sanitaire, puis la crise énergétique causée par la guerre en Ukraine. Selon vous, ces deux événements ont conduit à des réformes importantes de l’UE, par exemple sur les questions environnementales ou le fédéralisme budgétaire qui vont dans le sens des demandes portées depuis longtemps par la gauche. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Laura Chazel : Je n’irai pas jusqu’à parler de réformes majeures, mais trois événements pourraient être à l’origine d’un nouveau cycle politique au niveau européen : l’accélération du changement climatique et la prise de conscience de ses effets, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Pour faire face à ces crises, l’UE et ses États-membres ont pris des mesures inédites. On peut notamment citer le Pacte vert pour l’Europe, le retour de l’État-providence durant la crise sanitaire, le plan de relance « NextGenerationEU », la suspension du pacte de stabilité et de croissance (traité d’austérité, ndlr), des interventions nationales et européennes sur le prix de l’énergie ou encore la taxe sur les superprofits.

« Ce que j’essaie de dire, c’est que ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité. »

Bien sûr, de nombreuses critiques peuvent et doivent être apportées à toutes ces mesures qui ne sont pas à la hauteur des crises que nous traversons. Par exemple, le Pacte vert ne rompt pas avec les logiques du libre-échange, ou encore des contreparties néolibérales, sous forme de réformes structurelles, sont demandées aux États-membres dans le cadre du plan de relance. On a aussi vu des multinationales polluantes profiter de subventions européennes. De même, le retour de la rigueur est prévu pour 2024. La gauche ne peut donc pas encore crier victoire. Ce que j’essaie de dire, c’est que, malgré la domination de la droite au Parlement européen, ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité.

LVSL : En effet, ces réformes restent cependant très mineures pour l’instant et pas du tout à la hauteur des crises que nous traversons. Peut-on néanmoins espérer qu’elles ouvrent une fenêtre d’opportunité pour la gauche ?

L. C. : Effectivement, il n’y a pas eu de changement drastique au niveau européen. Je ne suis pas naïve : toutes ces mesures ne signifient pas la fin du dogme néolibéral, de l’austérité ou de la logique de marché. Mais des principes défendus par la gauche jugés irréalistes il y a encore peu de temps entrent désormais dans le sens commun. Cela ne signifie pas que la bataille culturelle est gagnée, mais plutôt qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour la gauche, et qu’elle doit être saisie rapidement. Si nos adversaires politiques reprennent nos idées ou notre lexique politique – comme le « Green New Deal » promu par Alexandria Ocasio-Cortez –  on peut, bien sûr, crier à la récupération politique, mais dans la note, j’envisage plutôt cela comme un moment clé pour la  réarticulation de l’hégémonie culturelle autour de nouveaux principes et comme une occasion pour la gauche d’imposer son récit dans l’espace public.

LVSL : À l’aide d’une vaste base de données, vous analysez les évolutions des programmes nationaux du PS, du PCF, d’EELV et de LFI depuis le milieu des années 2000. Selon vous, il y a eu deux moments de rupture importants : le référendum de 2005 et le quinquennat de François Hollande. A chaque fois, une fracture entre « deux gauches irréconciliables », l’une radicale et l’autre néolibérale, apparaît. Est-on toujours dans cette phase, ou les choses ont-elles changé, du moins dans les programmes électoraux ?

L. C. : La donne a un peu changé. Il y a une première phase, au moins de 2005 à 2017, durant laquelle la gauche s’est fortement divisée, sur toutes les dimensions (européenne, économique, sociale, culturelle, environnementale, internationale). On avait alors, d’un côté, EELV et le PS et, de l’autre, LFI et le PCF, qui se sont opposés sur la construction européenne – notamment sur le TCE – et sur le quinquennat du socialiste François Hollande, qui a été analysé comme un « virage à droite » de la social-démocratie et a renforcé l’idée de « deux gauches irréconciliables ».

La politiste Laura Chazel.

Mais l’analyse quantitative et qualitative des programmes des quatre partis en question montre qu’à partir de 2014, les divergences commencent à diminuer. Par exemple, LFI et le PCF deviennent plus favorables à l’intégration européenne, tandis qu’EELV devient plus critique des politiques néolibérales de l’UE et que le PS commence à se diviser en interne. Les programmes pour l’élection présidentielle de 2022 confirment ces résultats et surtout le programme partagé de la NUPES montre cette trajectoire convergente entre ces partis. La Sixième République, le SMIC à 1500€ net, la retraite à 60 ans, le gel des prix des produits de première nécessité, la planification écologique forment désormais un socle commun. Le rapprochement se fait sur toutes les dimensions : l’ambition de « radicaliser » la démocratie libérale, pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe ; l’écologie, avec le « verdissement » de la gauche radicale ; ou encore un programme plus social de la part d’EELV et du PS. Bref, la parenthèse ouverte en 2005 s’est refermée en 2022. 

Il faut aussi ajouter que cette convergence s’est faite notamment autour de LFI, qui est devenue hégémonique à gauche en 2017 puis en 2022, tandis que la social-démocratie a été balayée avec le mandat de François Hollande. On voit que le programme de la NUPES reprend largement celui de LFI, car c’est celui que les électeurs de gauche ont plébiscité.

LVSL : Vous effectuez aussi une comparaison des votes au Parlement européen lors du dernier mandat, débuté en 2019. L’analyse de ces votes, bien que le PCF ne soit pas représenté car il n’a plus d’élus européens, fait apparaître une forte convergence sur de nombreux points (questions de genre, respect de l’Etat de droit, et dans une moindre mesure, sur les questions économiques et environnementales). Finalement, quels sont les enjeux sur lesquels les différences restent les plus fortes ?

L.C. : Déjà, il était important de regarder ces votes pour savoir ce qui se passait concrètement dans l’arène politique européenne, au-delà des programmes et des divergences qui sont souvent mises en avant par les uns et les autres pour se différencier. Je me suis appuyée sur près de 15.000 votes, répartis en 21 catégories. Le résultat est celui d’une assez forte cohésion : 76% entre LFI et le PS, 91% entre LFI et EELV et 86% entre le PS et EELV. Cette convergence s’observe sur à peu près tous les sujets, y compris les questions liées aux institutions européennes. L’opposition un peu réductrice entre le PS et EELV, qui seraient très pro-européens, et LFI qui serait anti-européen est donc à nuancer, car, dans les faits, ils votent de manière similaire.

Analyse des votes des partis de gauche français au Parlement européen depuis 2019. © Fondation Rosa Luxembourg

En matière de politiques internationales, les divergences restent importantes, par exemple sur la question des rapports de l’UE avec les États-Unis. Malgré tout, l’analyse montre tout de même des taux de votes identiques non négligeables : 58% entre LFI et le PS, 64% entre LFI et EELV et 83% entre EELV et le PS. Sur la guerre en Ukraine, contrairement à ce qui a été fortement mis en avant, la convergence est forte. Les trois partis ont ainsi tous voté en faveur de 29 rapports concernant la guerre. La différence se voit surtout entre le soutien militaire demandé par EELV et le PS, par rapport à la nécessité de faire pression pour une sortie diplomatique de la guerre, soutenue par LFI.

LVSL : Concernant ces points de divergence, vous évoquez de possibles compromis, telle que la création d’une défense européenne autonome de l’OTAN, un élargissement de l’UE conditionné à une convergence fiscale et sociale, la démocratisation de l’UE etc. Si ces positions semblent possibles, voire souhaitables sur le papier, n’est-il pas un peu naïf de penser qu’elles pourront être appliquées ?

L. C. : Ces possibles compromis ne seront certes sans doute pas directement appliqués. Mais les divergences souvent mises en avant par les médias de masse et les politiques eux-mêmes se résument souvent à de simples stratégies de différenciation. Compte tenu de la forte convergence programmatique entre les quatre partis et de ces compromis possibles, la division entre « pro » et « anti » UE est en réalité assez artificielle, ou du moins très réductrice. De même pour l’opposition entre « gauche  viandarde » représentée par Fabien Roussel et une « gauche soja » qui serait incarnée par EELV.

Les quatre partis ont mené des stratégies de campagne identitaires (c’est-à-dire faisant appel à l’identité propre de chaque parti, ndlr) afin de se distinguer de ses concurrents, alors qu’ils votent globalement la même chose au Parlement européen, et que l’on trouve de fortes similarités dans leurs programmes nationaux. Même si ces divergences seront sans doute difficiles à dépasser, je pense que ces forces ont une responsabilité à travailler ensemble, étant donné leur cohésion générale et la nécessité de faire bloc pour battre les libéraux et endiguer la montée de l’extrême-droite.

LVSL : En effet, chaque parti cherche à se distinguer des autres et met en avant sa singularité sur les points de désaccord. On le voit bien en ce moment : la FI souhaite la poursuite de la NUPES, les Verts veulent partir seuls aux européennes, le PCF de Fabien Roussel est assez critique de l’alliance et le PS est divisé. La désunion et le retour à ces stratégies de différenciation ne sont-ils pas inéluctable ?

L. C. : Au-delà du programme commun et des compromis dont nous parlions, la poursuite de l’alliance est aussi dans l’intérêt individuel de chaque parti. Bien sûr, il est légitime que le PS, le PCF et EELV ne souhaitent pas voir leur identité diluée dans celle de la NUPES, dominée par LFI. Mais la survie de leur identité ne nécessite pas forcément de candidatures individuelles. Par exemple, les quatre partis pourraient siéger dans leur propre groupe européen, tout en formant, comme à l’échelle nationale, un intergroupe qui leur permet de mener des batailles communes. On peut aussi repenser un peu l’équilibre des forces au sein de la NUPES : LFI a ainsi proposé la tête de liste aux européennes aux Verts.

« Les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. »

Par ailleurs, à moyen terme, les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. Par exemple, la social-démocratie ne pourra renaître de ses cendres que par un rapprochement avec la gauche radicale. Les cas grec et français montrent qu’une social-démocratie qui persévère dans le néolibéralisme est condamnée, alors que le PSOE espagnol de Pedro Sánchez, qui a opéré une certaine rupture avec le libéralisme de Zapatero et a tendu la main à Podemos, obtient depuis de très bons résultats électoraux et a réussi à conquérir le pouvoir.

En ce qui concerne les Verts, il faut d’abord noter que LFI a déjà un programme très écologique et qu’EELV n’est pas propriétaire des électeurs préoccupés par ces questions. En quittant la NUPES, EELV prendrait donc le risque de prendre ses distances avec son électorat marqué à gauche et d’adopter une posture plus centriste. C’est ce qui s’est passé au début du mandat de François Hollande et les Verts y ont perdu beaucoup d’électeurs. On voit aussi ça en Allemagne depuis 2021, où l’entrée dans la coalition « en feu tricolore » des Grünen avec le SPD et les libéraux (FDP), en 2021, les a forcés à des concessions importantes sur les questions énergétiques, d’où une déception des militants et sympathisants.

Enfin, concernant les communistes, le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2012 et de 2017 et les points de désaccords historiques portaient moins sur le programme que sur la structure organisationnelle et la survie du parti politique. Le succès de la stratégie de différenciation poursuivie par Fabien Roussel peut être questionné compte tenu de son score d’à peine plus de 2%.

LVSL : On parle pour l’instant beaucoup des élections européennes car ce sont les prochaines qui arrivent, mais en réalité, elles sont assez secondaires dans le système politique français par rapport à la présidentielle, notamment car la participation y est plutôt faible. En outre, les européennes se jouent paradoxalement beaucoup sur des enjeux nationaux. Finalement, le véritable enjeu d’une potentielle union en 2024 n’est-il pas d’arriver devant Renaissance et le RN et donc de se présenter comme une alliance solide, capable de gouverner pour 2027 ?

L. C. : Oui. Il y a à la fois un intérêt collectif pour 2024 et un intérêt de plus long terme. Sur ce sujet, je m’appuie notamment sur les travaux du politiste Pierre Martin, qui a montré, qu’à partir de 2015, trois blocs émergent dans les systèmes politiques européens : une gauche « démocrate-écosocialiste », un centre « néolibéral- mondialisateur » et une droite « conservatrice- identitaire ». Le premier intérêt de la consolidation de la NUPES réside dans le fait qu’à moyen et long terme, une stratégie d’alliance peut permettre une consolidation du bloc progressiste de gauche aux niveaux national et européen et ainsi favoriser l’opposition aux forces libérales et réactionnaires.

« La NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle. »

D’après les sondages, la NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle, sachant qu’il n’y a que deux places pour le second tour. Par ailleurs, durant toute la séquence autour de la réforme des retraites, la NUPES a été unie, à l’Assemblée et dans la rue, contre le centre libéral de Macron et la droite radicale de Le Pen. Si différentes listes de gauche se présentaient, cela brouillerait ce message d’unité et entraînerait sans doute de l’incompréhension chez les électeurs, notamment les moins politisés. Cela pourrait aussi donner l’impression que les enjeux partisans priment sur l’adoption de politiques publiques démocratiques, sociales et écologiques, c’est-à-dire ce que réclament les électeurs de gauche. 

Enfin, le contexte plaide pour une alliance. D’une part, parce que le bloc libéral s’érode et que l’extrême-droite est pour l’instant bien placée pour prendre le pouvoir. D’autre part, car la fenêtre d’opportunité dont nous parlions précédemment doit être saisie rapidement.

Lula favori au Brésil : victoire ou mort de la gauche ?

L’ex-président et candidat Lula a récemment effectué des déclarations radicales en matière de politique étrangère. Il a notamment promis d’oeuvrer à la création d’une devise latino-américaine alternative au dollar s’il est réélu. Les signaux qu’il envoie en matière de politique intérieure sont tout autres. Pour sécuriser son ticket présidentiel, Lula n’a pas hésité à tendre une main chaleureuse aux secteurs les plus conservateurs, jetant le doute la nature d’un futur mandat. Il a notamment avalisé un rapprochement avec le néolibéral Geraldo Alckmin, ancien opposant qui se présente désormais comme candidat à la vice-présidence auprès de Lula. Renoncement ? Le jeu politique brésilien est historiquement un jeu d’alliances, aujourd’hui plus décisives qu’hier. Bolsonaro, donné perdant, n’a eu de cesse de remettre en cause la légitimité des élections à venir, tandis que les élites brésiliennes risquent fort peu d’accepter l’élection d’un candidat radical en matière de redistribution sociale…

Jusque-là, tout annonce un duel entre le président Jair Bolsonaro et l’ex-président Lula. Alors que le président sortant pâtit dans l’opinion publique de sa gestion catastrophique de la crise du Covid-19 et de l’aggravation de la pauvreté, l’ex-président Lula, du Parti des travailleurs (PT) pourrait bien l’emporter.

Le bilan Bolsonaro : triomphe néolibéral et catastrophe sanitaire

Le bilan de Bolsonaro est plus qu’une liste de déclarations polémiques. Au ministère de l’Économie, l’ultra-néolibéral Paulo Guedes, « Chicago Boy » et disciple de Milton Friedman, a fait la fierté de ses pairs. Flexibilisation du marché du travail, réduction des droits à la retraite, dérégulation de l’économie et grand plan de privatisations, le ministre est allé jusqu’à créer un « secrétariat de la Désétatisation et du Désinvestissement ». À l’international, le chef d’État brésilien a été décrié pour son laisser-faire en Amazonie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à la mi-2020 le ministère de l’Environnement n’avait utilisé que 0,4 % de son budget et en 2021 la déforestation a augmenté de 22 % par rapport à l’année précédente.

Mais c’est surtout un bilan social catastrophique qui mérite d’être souligné. La pandémie de Covid-19 fût dévastatrice et très mal gérée par le gouvernement. L’inaction et le négationnisme du président face à ce qu’il a qualifié de « petite grippe », alors même que le Brésil totalise la moitié des morts du Covid en Amérique latine – tandis que le pays ne représente qu’un tiers de la population du sous-continent –, ont été fortement critiqués. Contre la ligne présidentielle, les premières mesures sanitaires (fermeture des écoles, de certains commerces, port du masque…) furent impulsées aux niveaux local et fédéral par des maires et des gouverneurs dès mars 2020. De son côté, Bolsonaro s’octroyait le droit de ne pas porter de masque, multipliait les bains de foule et diffusait des fake news sur la pandémie. Il a démis de leurs fonctions plusieurs ministres de la Santé avant de nommer un militaire sans aucune expérience dans le domaine. Face à ce fiasco, la Commission d’Enquête Parlementaire (CPI) sur la gestion de la pandémie a incriminé le président pour plus d’une dizaine de chefs d’accusation concernant ses mensonges et sa négligence, tous pointant sa responsabilité dans le lourd bilan humain de la crise, s’élevant à 630 000 morts.

Amputation des salaires de 20%, 5 millions de personnes supplémentaires tombées sous le seuil de pauvreté entre 2019 et 2020, et 20 millions de personnes souffrant d’insécurité alimentaire… la situation des plus pauvres au Brésil s’est encore aggravée. Aujourd’hui, alors que la réduction des aides sociales mises en place pendant la pandémie s’associe à l’inflation, l’horizon n’est pas plus optimiste.

En un peu plus de trois ans de mandat, Jair Bolsonaro compte à son actif 143 demandes d’impeachment – la procédure de destitution pour fautes graves. Un chiffre record face aux 68 qu’avait connues Dilma Roussef avant le succès de la dernière, aboutissant au coup d’état parlementaire de 2016, ou aux 37 contre Lula lorsqu’il était à la tête du pays. L’échec de chacune de ces procédures témoigne du fait que le président peut toujours compter sur le soutien d’une majorité au Parlement.

Le retour de Lula, favori des intentions de votes

Victime d’une persécution judiciaire aujourd’hui révélée, Lula a vu ses droits politiques rétablis en mars 2021. Il avait été incarcéré en avril 2018 sur décision du juge Sergio Moro dans le cadre de l’enquête « Lava Jato » – ce même Sergio Moro qui deviendra quelques mois plus tard le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro. Les coulisses de cette grande opération ont dévoilé que l’objectif des juges et procureurs était moins de lutter contre la corruption que d’inculper l’ancien président Lula.

Son arrestation à quelques mois des présidentielles de 2018 l’a empêché de concourir et a entériné chez les électeurs un sentiment de lassitude envers le PT, alors noyé par les affaires de corruption depuis le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff. En avril 2021, la Cour suprême a confirmé l’annulation des condamnations de Lula – en liberté depuis 2019 – et a acté la « partialité » du juge Sergio Moro dans l’affaire, confirmant les motivations politiques de la procédure. Loin d’être arrêté par cette perte de crédibilité, le juge Moro se présente à l’élection présidentielle à venir, cherchant à s’affirmer comme troisième voie face aux deux favoris.

Allier la droite conservatrice à la gauche

Alors que le PT est largement en tête des intentions de vote (48 % au premier tour), la victoire de Lula s’inscrirait-elle dans un nouveau « virage à gauche » du sous-continent ? L’analogie avec la situation politique des années 2000 a ses limites. Les gouvernements récemment élus en Amérique latine attestent d’une gauche moins radicale et moins ambitieuse en termes de transformations sociales que ne l’étaient le Venezuela de Chávez, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. L’élection de Gabriel Boric, fruit d’une alliance large allant de la social-démocratie à la gauche radicale, témoigne de cet alanguissement.

Le Brésil n’échappe pas à la règle. Pour assurer sa victoire, Lula doit se rapprocher du centre afin d’obtenir une majorité. Clé de voute de la scène politique au Brésil, le « centrão » rassemble divers petits partis politiques du centre et de la droite. Qualifiés de « supra-partisans », d’aucuns diront qu’il s’agit d’opportunistes sans idéologie négociant des faveurs avec les gouvernements en place. Incontournable et disposant aujourd’hui de 182 députés (sur 513), le centrão a le pouvoir de modifier l’équilibre des pouvoirs au Parlement. Tout prétendant à la fonction présidentielle doit tenir compte de cette force dans sa stratégie de gouvernement.

C’est alors un ticket présidentiel controversé qui s’est confirmé le mois dernier. Depuis quelques mois, Lula avait entamé un rapprochement avec l’ancien gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, candidat de droite aux présidentielles de 2006 et de 2018. Fin mars, Alckmin officialisa son affiliation au Parti socialiste brésilien (PSB) et fut désigné, début avril, pré-candidat à la vice-présidence de la République dans le cadre d’une coalition entre le PT et le PSB pour faire front à Bolsonaro dès le premier tour. Si Lula est élu, Alckmin sera donc son deuxième homme. Néolibéral sur les questions économiques, lié à l’Opus Dei – institution catholique et anti-avortement – Geraldo Alckmin est un opposant historique du PT. Il avait participé à la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Pour le PT, on imagine mal plus grand numéro de contorsionnisme. Cette alliance fut très critiquée par une fraction du parti, une opposition sans conséquence.

Par ailleurs, outre les oppositions idéologiques flagrantes, la stratégie interroge l’avenir du parti. En faisant d’Alckmin le n°2 de l’exécutif, le PT se prive d’une place de choix pour former un successeur. S’il était élu, Lula entamerait son nouveau mandat à 77 ans alors que le parti ne dispose pas de figure s’imposant comme héritier naturel. Après Lula, la survie de la gauche brésilienne est incertaine.

À plusieurs reprises, Lula a déclaré ne pas vouloir être le candidat du PT ou de la gauche uniquement, mais d’un « mouvement » de plus grande portée. « L’union nationale » est devenue le leitmotiv du candidat, qui cherche à s’imposer comme le seul capable d’unir de la gauche à la droite non bolsonariste faisant front commun contre le président actuel. Sur les plans économiques et sociaux, rien n’opposent la droite néolibérale d’Alckmin de celle des partisans de Bolsonaro. La première est en revanche dépourvue des teintes ouvertement racistes et militaristes de la seconde. Comme jamais auparavant, le mandat Bolsonaro fût marqué par l’infiltration des militaires au sein des institutions publiques et de l’économie, nommés à des postes de hauts fonctionnaires ou de chefs d’entreprises. Le binôme Lula-Alckmin est alors une main tendue aux élites conservatrices du pays qui souhaitent reprendre à l’armée ses nouveaux galons.

Pour ceux qui la défendent à gauche, cette alliance est une affaire de nécessité. La destitution de Dilma Roussef, l’emprisonnement de Lula et le mandat Bolsonaro qui n’a cessé de saper les institutions démocratiques, sont des précédents qui font craindre au PT la confiscation du pouvoir par leurs adversaires politiques. Mais la politique de conciliation permanente n’est pas neuve. Déjà suivie sous Lula et dans une moindre mesure sous Dilma Roussef, elle n’a pas empêché les persécutions politiques contre les leaders du PT ni leur écartement du pouvoir. L’aile gauche du PT accuse alors la stratégie. En 2016 déjà, évoquant les méandres politiques brésiliens, le journaliste Renaud Lambert s’interrogeait : « Du compromis à la compromission, pas de frontière bien nette mais un camaïeu, dont chacun perçoit les nuances différemment selon qu’il œuvre au sein du gouvernement ou des mouvements sociaux. Or, quand cesse-t-on de gouverner avec la droite et quand commence-t-on à gouverner pour elle ? ».

Le PT au pouvoir, à quoi doit s’attendre le Brésil ?

Les Brésiliens et les gauches latino-américaines restent marqués par la présidence de Lula (2003-2011). Profitant d’une conjoncture économique favorable portée par la croissance de la Chine, le Brésil s’était imposé comme une puissance économique mondiale. Les politiques sociales portées par le PT – revalorisation du salaire minimum, aides sociales, politique du logement, etc. – ont contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté.

Jusque-là, Lula est resté flou sur les mesures qu’il porterait une fois au pouvoir. S’il fait de la réduction des inégalités, la création d’emplois et la question climatique les trois axes de son projet, le passage des orientations générales à la formulation et au chiffrage des politiques publiques n’a pas encore été réalisé. Le boom des matières premières n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir et force à repenser les sources de financement des politiques sociales. Le candidat avance avec prudence. Le binôme qu’il forme avec Alckmin empêche d’envisager une éventuelle réforme fiscale de grande envergure qui augmenterait la part de contribution des hauts revenus.

En matière de dépenses publiques, un agenda social affronterait un obstacle de taille, dont l’architecte n’est autre qu’un allié de la première heure. Henrique Mereilles, désigné par Lula président de la Banque centrale durant ses deux mandats, fut nommé ministre de l’Économie par Michel Temer après la destitution de Dilma Roussef. En 2016, il fit inscrire dans la Constitution une disposition interdisant l’augmentation (hors inflation) des dépenses publiques jusqu’en 2036. La pandémie de Covid-19 a certes forcé l’adoption d’un régime exceptionnel dérogatoire, mais la dette accumulée fait craindre le retour des politiques d’austérité.

Lors des précédents mandats de Lula, les rentes élevées tirées de l’exportation des matières primaires avaient permis de maintenir le statu quo du libéralisme tout en finançant des politiques de redistribution. Aujourd’hui, l’alliance avec les forces conservatrices est effective mais on peine à voir d’où viendra la dimension sociale de la recette réformiste pétiste. Finalement, dans une situation de crise historique – l’inflation atteint ses taux records depuis 2003 –, le compromis entre la gauche de Lula et la droite d’Alckmin tient à l’urgence d’une sortie de crise. Les deux souhaitent une relance de l’économie et la reprise d’une diplomatie active afin de renforcer des liens commerciaux, et Lula table sur cette relance pour améliorer les conditions de vie des brésiliens.

Si elle fait naître peu d’espérances sur le plan interne, une victoire de Lula serait en revanche significative au plan international. En pleine campagne électorale, sa tournée européenne d’automne dernier a été l’occasion de rencontrer différentes personnalités politiques du continent et de renouer de vieux liens diplomatiques. Un contraste fort avec l’isolement géopolitique actuel de Bolsonaro. Lula joue la figure de la conciliation, affichant sa volonté de mettre fin à un Brésil isolé et retranché derrière les États-Unis.

NDLR : Lire l’article de Nicolas Souza : « Bolsonaro : Le grand tournant pro-américain du Brésil ? »

Cependant, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les positionnements récents de Lula et sa proximité avec Poutine laisse entrevoir un avenir non aligné sur les desseins des puissances occidentales. Première puissance économique régionale, la couleur politique du géant brésilien sera déterminante dans le rééquilibrage géopolitique latinoaméricain.

En cas de victoire, la menace d’un coup d’État ?

Depuis la montée de Lula dans les sondages, Bolsonaro multiplie les déclarations contestant la légitimité de son éventuelle victoire. Il met en doute la fiabilité du système de vote et multiplie les accusations de corruption à l’égard de Lula, alors même que de nombreux scandales pèsent sur chacun des membres de son propre clan. Son fils aîné Flávio Bolsonaro est notamment soupçonné d’être à la tête d’une organisation criminelle liée à l’assassinat, en 2018, de la conseillère municipale de Rio de Janeiro Marielle Franco.

Les magistrats du tribunal suprême fédéral, enquêtant sur Bolsonaro pour corruption, en prennent également pour leur grade. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. L’opération visait à supprimer certaines institutions, notamment le tribunal suprême, et a fait craindre pour la démocratie au Brésil. Ce 7 septembre, de nombreux militaires et policiers étaient présents à Brasilia pour soutenir Bolsonaro et les forces de l’ordre craignaient qu’ils ne soient venus armés. Cependant, Bolsonaro a rétropédalé et aucun appel à l’insurrection n’a été formulé.

Après cette tentative avortée, certains craignent une nouvelle offensive en cas de victoire de Lula. S’assurant le soutien de ses forces, Bolsonaro a déjà annoncé une augmentation du salaire des policiers. Lors d’un entretien avec le média Carta Maior, le philosophe Vladimir Safatle évoquait ainsi la possibilité d’un « scénario à la Trump, avec les forces armées, ce qui impliquerait un degré de conflit encore jamais vu. ». Cependant, alors que les militaires ont désormais infiltrés dans les administrations et les entreprises, il y a fort à parier pour que l’opposition menée par Bolsonaro se traduise par un blocage des réformes et des institutions, plus que par un coup d’éclat militaire.

Bien que la dynamique soit en faveur de Lula, « l’après » des élections d’octobre est incertain. Un bloc conservateur et réactionnaire, avec un pied dans l’armée et l’autre dans la police, reste attaché à Bolsonaro. De l’autre côté, les alliances opérées par Lula conduisent à ne pas se faire d’illusion sur la mise en place d’un programme de gauche avec l’arrivée au pouvoir du PT. Tout finalement se jouera à l’international, scène sur laquelle Lula et son art de la négociation pourraient être déterminants dans le rassemblement des forces progressistes du continent.

2% pour 2° : Entretien avec l’institut Rousseau autour du financement de la transition écologique

2% pour 2°. C’est le nom qu’a choisi le laboratoire d’idées l’Institut Rousseau pour sa dernière contribution au débat sur la transition écologique et climatique. Dans ce rapport, les experts de l’Institut Rousseau ont livré la première estimation globale du niveau des investissements publics et privés supplémentaires à consentir pour atteindre la neutralité carbone en 2050 et atteindre nos objectifs intermédiaires. Nous avons rencontré Nicolas Dufrêne, directeur de l’Institut Rousseau, ainsi que Guillaume Kerlero de Rosbo et Christian Nicol, coordinateurs de l’étude, pour décrypter les principaux enseignements de leur travail ainsi que leurs implications économiques, politiques et sociales. Entretien réalisé par Etienne Cassel.

LVSL – Alors que le dernier rapport du GIEC, publié la semaine dernière, nous rappelle l’urgence d’investir de manière massive et immédiate dans l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, l’Institut Rousseau, think tank dont vous assurez la direction, vient de publier mercredi dernier un rapport d’une ampleur inédite sur les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050. Pourriez-vous nous parler succinctement de la méthodologie et des principaux enseignements de ce rapport, que ce soit en matière de coûts ou de principales actions identifiées ?

Nicolas Dufrêne – Nous sommes partis du constat qu’il n’existe à l’heure actuelle ni de recensement, ni de chiffrage global des investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone. Cela fait défaut aux stratégies officielles comme la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) ou la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) mais aussi à la plupart des rapports des travaux produits par des associations comme le Shift Project ou negaWatt qui se concentrent sur la question du comment plutôt que du combien. Nous avons voulu remédier à cela en chiffrant le besoin d’investissement nécessaire à la transition. Le premier enseignement central de notre rapport c’est que l’atteinte de la neutralité carbone nécessitera d’investir environ 2% du PIB en plus  chaque année, en dehors des dépenses déjà existantes et qui seront réorientées vers des investissements moins carbonés. Concrètement, cela représente à peu près 57 Mds€ par an, répartis entre 36 Mds€ pour la puissance publique et 21 Mds€ pour le privé. Cette somme n’est pas démesurée et est tout à fait atteignable et abordable. Pour comparaison, cela représente moins que ce que paie chaque année l’État aux banques en matière d’intérêts privés (38 Mds€), moins que le budget de la défense (41 Mds€) ou encore que ce que l’on verse chaque année en dividendes aux actionnaires (49 Mds€ en 2019).

« L’atteinte de la neutralité carbone nécessitera d’investir environ 2% du PIB en plus chaque année. »

Le deuxième enseignement de notre étude est que l’on a une idée assez précise de ce qu’il faut faire. Quelques incertitudes subsistent, notamment en matière énergétique et concernant certaines innovations. Il ne manque réellement plus que la volonté de mener et financer la transition, de conduire ces investissements. Il faut trouver cette volonté politique et arrêter de fixer, de manière quelque peu schizophrène, de grands objectifs très lointains sans jamais mettre les moyens qui vont avec, et ensuite d’augmenter encore ces objectifs sans être sûr de pouvoir les tenir. C’est exactement ce qui se passe avec la stratégie européenne du Fit for 55. Notre rapport propose donc une approche globale complète du point de vue des financements, à même d’éclairer réellement le débat public.

Guillaume Kerlero de Rosbo – Nous avons développé une méthode relativement simple sur le papier pour répondre aux différentes questions que nous nous posions. Tout d’abord, comment décarbone-t-on la France d’ici 2050 ? Pour cela, nous nous sommes placés dans la lignée d’autres études comme le plan de transformation de l’économie française proposé par le Shift project ou le scénario Negawatt. A partir de ces études, nous avons identifié plus de 30 leviers de décarbonation, tous secteurs confondus. Ces leviers sont d’ordre divers : conversion des véhicules thermiques vers des véhicules bas carbone, rénovation des bâtiments, etc. Pour chacun, nous avons défini quel devait être le bon niveau d’ambition et le bon rythme de mise en œuvre pour atteindre la  neutralité d’ici 2050. A quelle vitesse faut-il changer notre flotte de véhicules, combien de personnes cela concerne-t-il, quel rythme de rénovation faudrait-il atteindre d’ici 2050 ? Ensuite, et c’est la principale valeur ajoutée de notre étude, nous avons calculé le coût de mise en œuvre de chacun de ces leviers et répondu aux deux questions suivantes : Combien faut-il investir pour que cette transition se fasse ? Quel effort d’investissement supplémentaire cela représente-t-il par rapport à ce que l’on va de toute façon investir si l’on poursuit la tendance actuelle ?. Enfin, nous nous sommes interrogés sur le rôle de la puissance publique, que ce soit l’État ou les collectivités, pour que la transition ait lieu au bon rythme. Pour chacun des 33 leviers, nous avons donc listé, dimensionné et chiffré les mesures de soutien public qui pouvaient être mises en place. Certaines existent déjà à l’image de la prime à la conversion des véhicules ou des aides à la rénovation, d’autres n’existaient pas et nous avons pu les proposer. Au total, ce sont donc plus de 70 mesures, pour la plupart d’ordre budgétaire et fiscal, pour d’autres d’ordre réglementaire et normatif, qui sont étudiées et chiffrées dans notre rapport. 

Figure 1 – Surcoût lié à la décarbonation, Institut Rousseau

LVSL – L’investissement pour atteindre nos objectifs climatiques est conséquent. Pourtant, votre rapport démontre qu’une telle politique d’investissements aurait des impacts macro-économiques très positifs que ce soit en matière d’emploi, de balance commerciale ou de relocalisation d’activités stratégiques. Pourriez-vous nous détailler ce cercle vertueux ?

Christian Nicol – Le premier cercle vertueux que nous identifions consiste à faire, grâce à la transition énergétique, une économie colossale sur les importations de combustibles fossiles. Ces importations d’énergies fossiles représentent entre 45 et 50 Mds€/an (2019). La transition écologique permettrait donc de redresser la balance commerciale de plusieurs dizaines de milliards d’euros chaque année en sortant des énergies fossiles, somme à laquelle des avantages complémentaires permettent d’ajouter de l’ordre de 7 à 8 Mds€ supplémentaires. Le cabinet de conseil McKinsey prévoit que les exportations de l’Union européenne vont augmenter car en effectuant en premier sa transition, elle aura des avantages compétitifs sur des technologies et expertises nécessaires à la transition.

L’autre bénéfice majeur de la transition, ce sont les créations massives d’emplois, démontrées par plusieurs études. La transition va créer de 300 000, pour l’estimation la plus prudente, à 900 000 emplois (ADEME). Il est ici question de création d’emploi net, incluant 1,1 million d’emplois créés et 800 000 détruits. Nos estimations prennent aussi en compte le coût actuel du chômage. La sortie du statut de chômeur de centaines de milliers de personnes peut permettre jusqu’à 10 Mds€ d’économies chaque année grâce aux cotisations supplémentaires et aux prestations sociales évitées.

« La transition va créer de 300 000, pour l’estimation la plus prudente, à 900 000 emplois. »

Enfin, la transition écologique aura des impacts positifs forts sur la santé de la population. Par exemple, la pollution de l’air est un des grands enjeux de notre temps et engendre chaque année plusieurs dizaines de milliards de dégâts d’un point de vue financier à la Sécurité Sociale. La sortie des énergies fossiles permet de s’attaquer à ce fléau. Certains rapports prudents estiment les économies directes pour la Sécurité sociale à 3 Mds€ par an. Notre plan de transition aborde aussi d’autres thèmes comme celui du mal logement, dont un rapport de l’Assemblée nationale estime le coût à 660 M€ pour la sécurité sociale. Des bénéfices, que nous n’avons ici pas pris en compte, sont aussi escomptés du côté de l’alimentation.

Enfin, les ménages sortent aussi, en moyenne, largement gagnants de cette transition. L’action sur la transition du parc automobile et la rénovation des logements leur est bénéfique et permet une économie moyenne cumulée de 1700 € sur une année.

LVSL – Votre rapport prévoit une répartition de l’effort entre financement public (36 Mds€) et financement privé (21 Mds€) afin de financer la transition écologique. Tout d’abord, sur quoi repose ce choix de répartition ? Ensuite, quels sont les leviers prévus pour inciter les acteurs privés à investir à hauteur de ce qui est nécessaire ? Sont-ils seulement incitatifs ou sont-ils aussi parfois contraignants ?

Guillaume Kerlero de Rosbo – La répartition de l’effort entre public et privé que nous affichons n’est pas un choix a priori de notre part, elle est le résultat d’une méthode consistant à analyser au cas par cas les besoins. Pour chaque levier de décarbonation de notre plan, nous avons défini et dimensionné l’ensemble des mesures de soutien public qui nous semblaient nécessaires pour obtenir les résultats attendus. On en déduit la part des investissements pris en charge par l’État. 

Notre plan de transition repose principalement sur un modèle incitatif, mais des incitations qui reposent sur des aides financières bien réelles. De nombreuses mesures permettent de compenser l’éventuel écart de coût ou de prix entre les solutions vertueuses et celles qui ne le sont pas. Par exemple, le développement de l’agriculture biologique et agroécologique implique de rendre les produits qui en sont issus accessibles à tous. Pour cela, nous proposons une baisse de la TVA sur ces produits pour les rendre plus abordables. En ce qui concerne les véhicules, le prix d’achat actuel des voitures électriques est globalement plus élevé que celui des véhicules à essence ou diesel, raison pour laquelle nous proposons une prime à la conversion venant compenser à hauteur de 80 à 100% la différence de prix pour l’acheteur. Ainsi, le choix devient plus facile et réalisable pour le consommateur, même modeste. La réduction des freins d’ordre économique encourage et facilite le changement de comportement et d’achats.

Dans un certain nombre de cas plus limités, nous proposons de faire appel à des réglementations plus contraignantes, comme sur la rénovation des bâtiments. Pour toute une série de raisons, l’incitation n’est pas toujours suffisante en la matière. On le voit bien aujourd’hui, l’argent public ne suffit pas à déclencher les bons gestes et les bonnes pratiques à un rythme suffisant. Dans ce genre de cas, il faut obliger à ce que la rénovation se fasse, à un moment adéquat du cycle de vie du logement : au prochain changement de locataire, de propriétaire, au prochain ravalement de façade. L’introduction de l’obligation permet de s’assurer que la transition ait lieu face à l’ampleur de l’enjeu. Précisons que dans notre plan, toute mesure contraignante est systématiquement doublée des outils d’accompagnement et de financement permettant de s’assurer que les acteurs ont la possibilité et les moyens de la respecter.

LVSL – Vous estimez le besoin global d’investissements supplémentaires annuels pour atteindre la neutralité carbone à hauteur de 57 milliards d’euros par an, dont 36 milliards d’euros via un financement public. Quels seront les outils de financement que vous préconisez ? Aurez-vous recours à un endettement supplémentaire ? Est-ce soutenable selon vous ? 

Nicolas Dufrêne – D’une part, la dépense prévue est parfaitement soutenable, parce que la somme est relativement limitée. En effet, elle représente moins de 10% du budget de l’État hors sécurité sociale. D’autre part, parmi les leviers que nous identifions, nous recommandons aussi de supprimer un certain nombre de niches fiscales. Nous proposons aussi quelques taxes supplémentaires, par exemple sur la viande de bœuf non biologique et non issue de l’agroécologie, celle sur le gasoil routier, qui  représente aujourd’hui plus de 1 Mds€, ou la dépense fiscale relative au kérosène qui représente près de 3 Mds€. Le Réseau d’Action Climat a chiffré entre 15 et 20 Mds€ les économies possibles sur les dépenses fiscales. Par ailleurs, comme l’a dit Guillaume, à chaque fois qu’une dépense fiscale est supprimée, le rapport propose l’accompagnement à mettre en face. C’est le cas par exemple sur le carburant agricole, on supprime la niche fiscale mais on s’assure que les agriculteurs bénéficient d’aides suffisantes pour acheter des tracteurs propres et limiter le surcoût. 

L’endettement est aussi un outil tout à fait utilisable. Les taux demeurent encore très faibles. Par exemple, l’État a emprunté 24 Mds€ sur des échéances jusqu’à 30 ans à un taux inférieur à 1% rien que sur les deux premières semaines du mois de février 2022. Donc en fait c’est très facile, d’autant plus qu’à chacune des demandes de financement de l’État, il y a 3 fois plus d’offre de la part des investisseurs que de demande de l’État. Le financement sera d’autant plus facile si l’on s’autorise l’utilisation de leviers un peu moins orthodoxes comme celui de la politique monétaire. On voit que dans la période récente, à chaque crise, qu’elle soit sanitaire ou financière, la BCE neutralise complètement le coût de financement de l’État en rachetant massivement de la dette publique sur les marchés ce qui conduit à écraser les taux d’intérêts à un niveau proche de 0% tout en maximisant la liquidité de la dette publique. . Ce qui a été fait pour la crise sanitaire et pour la crise financière, il faut aussi le faire pour la crise écologique. L’enjeu pour la survie de notre société est aussi important même s’il est plus éloigné. En outre, les investisseurs vont avoir de plus en plus besoin de véritables green bonds, qui ne soient pas du green washing

On pourrait par ailleurs, si l’endettement était vraiment un problème, imaginer des mécanismes d’injection monétaire directe, par exemple en finançant les banques publiques d’investissement via la banque centrale ou en finançant des fonds ad hoc

Enfin, il y a deux autres leviers de financement qu’il me semble important d’évoquer : un qui est dans le rapport et un autre qui n’y est pas. Celui qui est dans le rapport, c’est la commande publique : elle représente plus de 200 Mds€ chaque année, sauf qu’aujourd’hui l’Observatoire de la Commande Publique Responsable montre que moins de 13% des marchés publics ont de réelles clauses environnementales. Ce problème est lié au fait que, dans les marchés publics, le critère prix écrase tous les autres. Il faut donc contraindre par la loi les acheteurs publics à ce que les critères écologiques et sociaux représentent une part au moins aussi importante, voire plus que le critère prix, pour changer les comportements. S’il faut aider les collectivités pour faire ça, on les aidera via un Fonds d’aide à la commande publique verte qui aujourd’hui n’existe pas mais qu’il serait possible de créer.

Un dernier mot sur le levier non abordé dans notre rapport. Ce levier regroupe les mécanismes d’incitation et de mobilisation de l’épargne financière des Français vers les investissements écologiques. On s’occupe un peu moins des financements privés mais on aurait tout intérêt à développer des mécanismes de mobilisation de l’épargne privée vers du financement de la transition via des livrets dédiés. Cela existe déjà un peu, mais il faudrait le faire via des mesures davantage contraignantes. 

Figure 2 – Financement de la transition, un investissement somme toute raisonnable, Institut Rousseau

LVSL – L’atteinte de la neutralité carbone est aussi une question de changements de modes de vie. Dans ce contexte, est-ce que le plan part du principe que la société fonctionne toujours à peu près de la même manière en 2050 ou un pari est-il fait en matière de réglementations et de sobriété de la part de la population qui, par exemple, feraient que les gens se déplacent ou consomment moins ?

Christian Nicol – Les hypothèses qu’on a faites restent des hypothèses prudentes, nous nous sommes principalement basés sur celles d’autres scénarios comme la stratégie nationale bas carbone. De fait, nous intégrons un peu de sobriété, par exemple au niveau de la diminution du nombre de voitures particulières, de camions. Mais en parallèle nous proposons un plan d’investissement massif dans les transports en commun et pour le redéveloppement du rail. Ainsi, certaines mobilité auront changé dans le France de 2050 mais il n’y en aura pas forcément moins. Dans notre scénario, il faudra changer des habitudes de vie, mais pas de manière aussi radicale que chez Négawatt par exemple. 

Guillaume Kerlero de Rosbo – D’un point de vue méthodologique, notre objectif n’était pas forcément de choisir un unique scénario qui trancherait clairement dans le champ des possibles, notamment en termes de modes de vie. Je pense notamment au rapport de l’ADEME 2050 qui est sorti récemment et qui décrit différents modes de vie possibles suivant les choix de société faits pour décarboner la société. Notre travail n’avait pas vocation à choisir strictement un camp mais plutôt à évaluer l’ampleur économique de ces transitions, à travers des ordres de grandeurs qui ne soient pas trop restrictifs. Dans tous les cas, la population française de 2050 se déplacera moins, quel que soit le degré, elle prendra moins l’avion et plus le train, moins la voiture et plus le vélo. Elle mangera mieux, moins de viande, mais de meilleure qualité. Elle vivra dans des logements plus confortables car mieux isolés thermiquement et phoniquement. Elle aura moins besoin de se déplacer au quotidien pour avoir accès aux différents services publics, à ses magasins de proximité. Concrètement, c’est le schéma général “lotissement-voiture-centres commerciaux” et “1h de voiture pour aller au travail” qui va nécessairement être remis en cause. Cette transition peut s’accompagner d’une réelle hausse de qualité de vie et en cela aussi, elle est désirable. Le niveau exact de changement culturel et de bousculement des pratiques et modes de vie dépendra du scénario spécifique que nous choisirons collectivement d’adopter. 

Figure 3 – Les leviers de décarbonation proposés par le rapport, Institut Roussea

LVSL – À la suite de la pandémie, un certain nombre de plans de relance avec une part d’investissements dits “verts”, relativement faible au regard de l’enjeu, ont émergé. Or, comme vous le soulignez, l’application d’un plan comme celui de l’Institut Rousseau tenant réellement compte des enjeux de décarbonation possèderait un certain nombre d’impacts positifs. Ainsi, qu’est-ce qui explique l’insuffisance complète des politiques climatiques sous les deux derniers quinquennats alors qu’on aurait tout intérêt à agir ?

Nicolas Dufrêne – C’est toujours la même question qui se pose dès lors qu’on veut se fixer des objectifs ambitieux : la reconstruction écologique se heurte au mur de l’argent. C’est pour ça que nous avons voulu produire ce rapport. Je l’ai dit de manière un peu provocante : les questions de moyens financiers, ce sont des questions “Dracula” parce qu’on craint de les mettre en lumière. C’est toujours un problème parce qu’on peut adopter des objectifs ambitieux, même passer des lois, mais s’il n’y a pas les moyens derrière, les choses ne changeront pas ou pas assez vite. Par exemple, la loi économie circulaire qui a été faite sans quasiment ajouter un euro d’argent public, fait quasi exclusivement reposer les enjeux sur les filières à responsabilité élargie du producteur (REP). Les politiques publiques préfèrent systématiquement inciter les acteurs privés à agir plutôt qu’à les contraindre. Pourquoi pas, mais au bout d’un moment ce n’est plus suffisant pour agir vite et de manière radicale. 

« Les politiques publiques préfèrent systématiquement inciter les acteurs privés à agir plutôt qu’à les contraindre. Ce n’est plus suffisant pour agir vite et de manière radicale. »

C’est d’ailleurs pour répondre à cet enjeu que la part du financement public dans le plan est à ce niveau. Dans un certain nombre de domaines, il n’y a que la puissance publique qui a la surface financière et la capacité d’impulser un véritable changement, qui soit rapide et efficace. Les acteurs privés ne l’ont pas ou essaient parfois même dans le pire des cas de retarder les changements le plus possible. Je pense par exemple aux banques qui ont dans leur stocks un certain nombre d’actifs financiers liés aux énergies fossiles, de valeur supérieure à leurs fonds propres. Si demain le rythme de perte de valeur de ces actifs s’accélérait, ces banques se retrouveraient vite en faillite, comme nous l’avions mis en évidence dans un précédent rapport de l’Institut . Ainsi, à chaque fois, nos objectifs se heurtent au mur de l’argent et à une idéologie de la moindre dépense publique, à la conviction idéologique que le marché devrait rester le seul vecteur de transformation et que ce n’est pas à l’État de donner des plans ou de fixer un cap. Or on comprend bien aujourd’hui que sans un minimum de planification, de programmation à long terme, la transition bas carbone et plus encore la transition écologique globale de nos modes de vie ne se fera pas. A partir d’un moment, il faut associer une volonté, des moyens et la mise en œuvre sur le terrain de tout cela. 

Pour nous c’est vraiment un non sens, quelque chose d’absurde que ces investissements ne se fassent pas, parce que comme vous le soulignez dans votre question, le secteur privé aurait tout à y gagner. Il ne s’agit pas de faire uniquement des plans descendants de l’État qui n’impliquent pas les acteurs privés. Au contraire ! Toute cette commande publique supplémentaire, cette réallocation d’argent, ces incitations à rénover le bâti vont profiter aux entreprises ! De plus, les emplois induits sont non délocalisables et vont conduire à du fonctionnement économique, des salaires, tous les avantages que Christian a rappelé tout à l’heure. Je pense qu’aujourd’hui on est dans une forme d’aveuglement face aux questions budgétaires, monétaires et face aux outils publics de financement qui nous conduisent dans le mur et cela sans aucune raison valable.

Christian Nicol – Les avantages que les différents acteurs pourraient en retirer ne sont pas suffisamment connus et pas suffisamment chiffrés. C’est quelque chose qu’il faudrait bien plus mettre en avant. Le financement est souvent le premier blocage. Les acteurs ne savent pas quels avantages ça leur apporterait mis à part qu’on arrêterait de polluer (et pour certain ce n’est même pas une raison suffisante).

Guillaume Kerlero de Rosbo – La puissance publique est d’accord pour rester dans les schémas de rentabilité court terme du privé sans voir plus loin que le bout de son nez, sans voir que, ne serait-ce qu’à court-moyen terme, des bénéfices sont engrangeables si on fait ce qu’il faut, au delà du fait que c’est nécessaire de la faire.

Nicolas Dufrêne – Oui, c’est toute la difficulté de vouloir diriger l’Etat comme s’il s’agissait d’une entreprise. J’ajoute qu’au sein de l’Etat il y a beaucoup de gens qui sont conscients de la transition à mener et que le principal blocage se situe en fait à Bercy. C’est quelque chose qu’il faut rappeler, comme il faut rappeler que malgré les grands discours écologistes, près de 6 000 postes ont été supprimés au Ministère de la transition écologique et dans ses opérateurs au cours des 5 dernières années. Plus de 20 000 postes si on remonte jusqu’à  2007 : c’est autant de personnel en moins pour les DREAL (Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement), l’ONF (Office National des Forêts), l’OFB (office français de la biodiversité), pour Météo France, qui jouent tous un rôle fondamental sur la question de l’adaptation au changement climatique et des évolutions climat. Non seulement l’argent nécessaire pour faire la transition bas carbone n’est pas investi, mais en plus de cela, on se prive d’année en année d’un certain nombre de compétences qu’il va falloir reconstruire sans trop attendre si on veut avoir des résultats.

LVSL – Pour finir, une question en lien avec le contexte de la présidentielle. Le climat ne concerne que 2,7% des temps médiatiques à la télévision et il n’en est pas assez souvent question dans le débat politique. Pourtant, plusieurs candidats ont dévoilé des projets relativement complets sur l’enjeu climatique, à l’image des comparatifs établis par I4CE ou le Shift Project. Selon vous, les candidats ont-ils bien mesuré l’effort à consentir et les programmes permettent-ils de répondre à l’urgence climatique ? Par rapport à 2017, diriez-vous que la situation politique sur ces sujets s’est améliorée ou dégradée ?

Guillaume Kerlero de Rosbo – C’est très hétérogène, c’est le moins qu’on puisse dire. Vous avez mentionné le Shift et I4CE, l’Affaire du Siècle évalue aussi les candidats là-dessus. Sans donner de noms puisqu’on n’est pas là pour promouvoir qui que ce soit, quelques programmes sont relativement complets et vont dans la bonne direction, en posant les bonnes premières pierres. D’autres programmes sont complètement à côté de la plaque, pour qui ce n’est même pas un sujet ou qui choisissent volontairement d’en faire un non-sujet. 

Christian Nicol – Certains ont pris en main le sujet et ont fait de vrais plans chiffrés, et en général qui arrivent à 20-30 Mds€ d’investissements par an, tandis que d’autres proposent entre 5 et 8 Mds€. Je parle de chiffres parce que notre rapport est très chiffré mais ça donne un premier indicateur. Ceux qui sont contents parce qu’ils mettent 5-8 milliards pour l’environnement sont complètement à côté de la plaque. Alors même que les plans qui vont dans le bon sens dépassent les 20 Mds€ et ne sont même pas à la hauteur, même s’ils vont vraiment dans le bon sens. 

« Certains ont pris en main le sujet et ont fait de vrais plans chiffrés, et en général qui arrivent à 20-30 Mds€ d’investissements par an. »

Guillaume Kerlero de Rosbo – Le montant des enveloppes décrites est en effet un bon indicateur de la volonté de faire même si ce n’est pas engageant à ce stade, surtout pour des candidats qui ne sont pas forcément en position de gagner. Pour autant, on voit vraiment une différence entre d’un côté des plans chiffrés assez détaillés et de l’autre, ce qu’on décriait en introduction : un double discours où on s’en tient encore et toujours à des objectifs qualitatifs un peu flous du type “il faudrait faire ceci, ou cela” sans jamais entrer dans les détails de la manière ni des moyens à mettre en œuvre pour y arriver.

Nicolas Dufrêne – Je rajouterai à cela qu’aujourd’hui aucun parti ne semble être en capacité d’accomplir un travail comme celui qu’on a fait, ce qui est quand même inquiétant parce que ça veut dire qu’au niveau des partis politiques, l’expertise nécessaire pour construire des plans semble ne plus exister, ou en tout cas être trop limitée pour conduire à des évaluations vraiment sérieuses alors qu’ils ont le temps, les moyens et l’argent nécessaire. Ce manque-là n’est pas un bon signe pour juger de la vitalité des partis politiques et du débat démocratique. Par ailleurs, il faut bien avouer que par rapport à 2017, une nouvelle fois les enjeux climatiques ne sont pas vraiment au cœur de la campagne, même si quelques candidats peu nombreux essaient d’en parler sérieusement. Alors il y a, bien sûr, une actualité brûlante avec l’Ukraine, mais quand même, avant la guerre en Ukraine on passait un temps énorme sur l’immigration, la sécurité, et tous les épouvantails agités par l’extrême-droite. Finalement, le débat sur les questions écologiques, donc économiques et sociales puisque les trois enjeux sont connectés d’une manière vraiment étroite, est passé à la trappe. Il y a une pétition qui est en train de circuler qui appelle à fixer un minimum sur le temps consacré au changement climatique dans les médias. C’est une solution contraignante vis à vis de ce qu’on pourrait initialement penser comme étant la liberté de la presse, mais on en est à un tel degré (et c’est pas le seul sujet d’ailleurs) d’irresponsabilité, il faut le dire, dans le débat public, qu’il faut peut-être en passer par ce genre de mesures contraignantes.

LVSL – Un mot de conclusion ?

Nicolas Dufrêne – Je reprendrai la citation de Clémenceau en début du rapport : « Il faut d’abord savoir ce que l’on veut, il faut ensuite le courage de le dire, il faut ensuite l’énergie de le faire ! »

Guillaume Kerlero de Rosbo – Ta citation me fait penser à une autre de Churchill : « Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne par la gorge. » C’est très vrai sur les questions d’environnement. Est-ce qu’on préfère choisir et piloter maintenant le changement de société que l’on veut, ou est-ce qu’on préfère le subir plus tard, dans l’urgence et, probablement, la violence ? Il n’y a pour le moment pas de fatalisme, bien que plus pour longtemps et bien que les conséquences de l’inaction passée se fassent déjà sentir et ne s’arrêteront pas là. Les solutions existent, elles sont connues, et nous venons de démontrer qu’elles sont abordables et finançables, même dans le système actuel (qui peut être questionné par ailleurs). Il faut lever la tête du guidon et s’y mettre maintenant, pas demain, et à fond, pas à moitié. Nous avons toujours en nous la capacité d’initier un pas de côté et d’opérer les changements nécessaires.

Le rapport complet est disponible ici.

Présidentielle : vers un clivage liberté / sécurité sanitaire ?

À l’automne dernier, on pensait la crise sanitaire enfin terminée grâce à la vaccination quasi-générale. Mais voilà que le sujet est une nouvelle fois revenu sur le devant de la scène à la suite des déclarations du chef de l’État et des débats autour du passe vaccinal. En choisissant de cliver autour du vaccin, Emmanuel Macron espère serrer les rangs derrière lui et affaiblir ses adversaires politiques, quitte à faire monter encore le niveau de tension. Si cette stratégie peut fonctionner, elle n’en demeure pas moins fragile, à condition pour les opposants de proposer un plan alternatif face au virus.

Après plus d’un an de confinements et de couvre-feux à répétition, puis six mois de vie contrainte au passe sanitaire, la patience des Français n’a pas cessé d’être mise à l’épreuve. Mais, bon an, mal an, la crise sanitaire semblait progressivement s’éloigner il y a encore un mois. En témoignait la campagne présidentielle, centrée autour d’enjeux plus traditionnels : identité, pouvoir d’achat, environnement, sécurité… Jusqu’à ce que le variant Omicron ne se propage et que le gouvernement ne décide de renforcer encore la pression sur ceux qui refusent les injections régulières de vaccin.

Dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite.

Sur fond de records de contaminations, la tension politique est fortement montée à partir de l’annonce, au début des vacances de Noël, de la transformation du passe sanitaire en passe vaccinal et de la réduction de la durée entre les doses de vaccin. À la rentrée, les débats houleux à l’Assemblée nationale et les déclarations du président de la République, annonçant vouloir « emmerder » les non-vaccinés « jusqu’au bout » et considérer que « les irresponsables ne sont plus des citoyens », ont achevé de polariser le débat politique autour des questions sanitaires. Désormais, il est vraisemblable que l’élection présidentielle doive en grande partie se jouer sur cet enjeu.

Le « camp de la raison » contre les complotistes ?

Comme cela a été remarqué par la plupart des observateurs de la vie politique, les propos du chef de l’État ont été mûrement réfléchis. En effet, dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite. Une bonne partie de l’électorat, principalement les plus âgés, les voient en effet comme les responsables des contaminations et de la surcharge des hôpitaux. En focalisant l’attention sur cette minorité de citoyens, le gouvernement réalise d’ailleurs un autre coup politique : éviter d’aborder la question de la destruction de l’hôpital, du caractère liberticide des mesures prises au nom de la santé et des nombreux ratés et mensonges qui ont caractérisé sa « stratégie » depuis deux ans.

Sur le fond, l’opprobre quotidienne des non-vaccinés n’a pourtant pas lieu d’être. D’abord, en ce qui concerne les contaminations, les vaccinés propagent tout autant le virus que les non-vaccinés, d’autant plus que ces derniers sont déjà largement exclus de la vie sociale. Par ailleurs, si des centaines de milliers de personnes sont testées positives chaque jour, les formes graves sont beaucoup moins fréquentes qu’auparavant, à la fois en raison du vaccin et de la dangerosité bien plus faible du variant Omicron. Comme le soulignait par exemple récemment le journaliste David Pujadas, alors même qu’Omicron se diffuse tous azimuts, les décès et les réanimations augmentent peu, tandis que la durée d’hospitalisation chute. Enfin, comme l’expliquent de nombreux soignants, la surcharge des services de santé était antérieure au Covid et s’explique surtout par les politiques d’austérité et le manque de personnel, phénomène qui s’est singulièrement aggravé ces derniers mois. Dès lors, si les non-vaccinés sont évidemment plus susceptibles de finir à l’hôpital, il s’agit là d’un risque personnel et les accuser d’être les seuls responsables de l’engorgement des hôpitaux est tout à fait mensonger.

Ces éléments permettent d’ailleurs de comprendre la position du gouvernement sur l’obligation vaccinale. Après tout, si les non-vaccinés sont si dangereux, pourquoi ne pas rendre le vaccin obligatoire ? À cette question, les macronistes rétorquent que les sanctions seraient trop compliquées à mettre en œuvre, ce qui rendrait la mesure inopérante en pratique. Or, au regard de la grande créativité en matière de mesures répressives durant ce quinquennat, des appels odieux à refuser de soigner les non-vaccinés ou encore des amendes bientôt en vigueur pour ces derniers en Grèce (100 euros/mois) et en Autriche (600 euros tous les trois mois), cette réponse paraît peu convaincante.

Le pouvoir a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle.

Ainsi, tout porte à croire que le pouvoir en place a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle. La stratégie mise en place actuellement rappelle d’ailleurs celle observée durant le mouvement des gilets jaunes, où Emmanuel Macron avait focalisé l’attention sur les violences d’une infime minorité de casseurs pour justifier la répression et éviter de répondre aux demandes de justice fiscale et de démocratie directe, populaires dans l’opinion. Comme il y a trois ans, l’usage d’un vocabulaire très violent et l’instauration de mesures qui accroissent la colère (répression policière à l’époque, passe vaccinal aujourd’hui) permet d’envenimer la situation afin que des violences décrédibilisent les contestations et permettent au Président de se poser en chef du parti de l’ordre. Et qu’importe si cela conduit à des menaces de mort sur des parlementaires ou à des attaques contre des pharmacies ou des centres de vaccination…

Des oppositions désemparées ?

En plus de servir d’écran de fumée pour cacher l’état de l’hôpital, le passe vaccinal vise également à fracturer les oppositions. En effet, étant donné que son socle électoral est faible, Emmanuel Macron a besoin d’affaiblir autant que possible ses concurrents pour la présidentielle. Or, si les électeurs macronistes soutiennent à une large majorité le passe vaccinal (89% selon un sondage IFOP conduit les 4 et 5 janvier), ce n’est guère le cas chez les autres formations politiques. De manière générale, deux groupes émergent : celui des électeurs socialistes et républicains, plutôt en accord avec la politique actuelle (respectivement 71% et 72% pour le passe vaccinal), et celui des électorats de la France Insoumise (opposé à 72%) et du Rassemblement National (contre à 58%), qui rejettent majoritairement le passe. Quant à EELV, les enquêtes d’opinion indiquent une très forte division sur le sujet, avec environ 50% des sympathisants de Yannick Jadot dans chaque camp.

En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat que lui.

À ce titre, les débats enflammés à l’Assemblée nationale ont permis d’observer la difficulté dans laquelle se trouvent les oppositions. Ainsi, le groupe socialiste, qui défend depuis plusieurs mois l’obligation vaccinale, s’est retrouvé très fracturé lors du vote : 7 de ses députés ont voté pour, 10 ont voté contre et 3 se sont abstenus. De même, alors que Valérie Pécresse avait déclaré que son parti « ne s’opposerait pas au passe », les votes des députés LR se sont dispersés en trois blocs quasi-équivalents : 28 pour, 24 contre et 22 abstentions. Des divisions internes qui promettent de durer avec l’examen de la loi au Sénat, qui s’ouvre lundi 10 janvier, où la droite est majoritaire, et suite à la proposition du député LR Sébastien Huyghe d’instaurer une « franchise médicale particulière pour les non-vaccinés ». En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble donc avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat, plutôt âgé et aisé, que lui.

Si cette opération de déstabilisation a bien fonctionné auprès des deux partis historiques, la France Insoumise et le Rassemblement National ont eux clairement choisi l’opposition au passe. Toutefois, alors que les députés insoumis se sont illustrés par des propositions alternatives en matière sanitaire (grand plan pour l’hôpital public, gratuité du masque FFP2, installation de purificateurs d’air et de capteurs CO2 dans les écoles…), le parti de Marine Le Pen s’est contenté de dénoncer la politique gouvernementale sans proposer une autre voie. Des nuances complètement ignorées par la majorité LREM, qui a immédiatement accusé les deux partis d’irresponsabilité et de sympathie à l’égard des antivax, sans preuves à l’appui. Le discours du gouvernement est donc désormais bien rodé : selon eux, La République en Marche représente le camp de la raison scientifique, tandis que ses adversaires sont soit trop divisés pour pouvoir prétendre gouverner le pays, soit caractérisés par un complotisme qui les décrédibilise quasi-immédiatement.

Une stratégie payante ?

Cette tactique sera-t-elle efficace pour remporter l’élection ? Il est encore trop tôt pour le dire. Selon les sondages, le passe vaccinal partage aujourd’hui la population française en deux moitiés égales, l’une opposée, l’autre favorable. Si des différences apparaissent suivant le secteur d’activité (les commerçants et artisans étant largement opposés au passe) ou le niveau d’éducation (les diplômés du supérieur y étant plus favorables que les autres), la position des Français sur le passe, et plus généralement les mesures « sanitaires », dépend surtout de l’âge. Ainsi, d’après un sondage de IFOP, seuls un tiers (33%) des 18-24 ans sont favorables au passe vaccinal, contre 69% des 65 ans et plus, avec une hausse corrélée à l’âge pour les tranches intermédiaires. Cet impact déterminant de l’âge, également visible dans une enquête sur la réaction des Français aux propos du Président à l’égard des non-vaccinés, s’explique assez facilement : les plus âgés, plus menacés par le virus, ont tendance à approuver une mesure présentée comme protectrice, alors que les jeunes, qui courent moins de risques et ont une vie sociale plus intense, se considèrent plus facilement « emmerdés ».

Or, malgré de multiples tentatives de communication pour séduire les jeunes (vidéo avec McFly et Carlito, compte TikTok, affiches à la Netflix…), Emmanuel Macron mise avant tout sur le vote des retraités, chez qui l’abstention est faible et la demande de stabilité et d’ordre élevée. Dès lors, la stratégie du gouvernement semble très bien calibrée pour attaquer Valérie Pécresse, dont l’électorat est en grande partie composé de personnes âgées. À l’inverse, la position de la France insoumise, outre qu’elle s’articule autour du primat de la liberté sur la sécurité, peut aussi se lire comme une tentative de séduction des jeunes, chez qui Jean-Luc Mélenchon réalise généralement ses meilleurs scores. Pour les autres candidats, la gêne que suscite ce clivage liberté/sécurité sanitaire les conduit à changer de thématique, en espérant mettre leurs enjeux favoris au centre du débat. C’est notamment le cas d’Éric Zemmour, qui, bien qu’opposé aux mesures actuelles, reste très silencieux sur le sujet, préférant parler d’islam, d’immigration ou d’identité. Comme il l’a récemment déclaré à des militants, le candidat d’extrême-droite y voit en effet « un piège d’Emmanuel Macron » afin de « voler l’élection ».

Étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement.

Plus généralement, s’il est maintenant certain que l’enjeu sanitaire sera au cœur de cette campagne présidentielle, la perception des Français sur la crise sanitaire devrait encore évoluer fortement dans les trois prochains mois. Les records de contamination finiront-ils par démontrer l’inefficacité du passe à ceux qui le voyaient comme un bon outil ? Le fait qu’une grande partie de la population aura été touchée par le virus sans formes graves conduira-t-elle à relativiser sa dangerosité ? Quel pourcentage de vaccinés refuseront la troisième dose ? La stratégie du tout-vaccin sera-t-elle remise en cause au profit d’une panoplie de mesures, mobilisant notamment les récents traitements développés contre le Covid ? Autant de questions qui se poseront inévitablement et dessineront d’autres clivages que celui que le gouvernement cherche à instaurer en fonction du statut vaccinal.

Ainsi, il est possible que le calcul du gouvernement se retourne contre lui d’ici les élections d’avril, si les électeurs réalisent que les mesures mises en place, et en particulier le passe vaccinal, n’ont qu’une très faible plus-value sanitaire. Et s’il est encore trop tôt pour dire quel candidat bénéficierait le plus d’un tel retournement de situation, il est certain que, pour rassembler une majorité, les différents partis en compétition devront éviter toute action ou parole qui puisse les faire passer pour des antivax, faute de finir avec un score similaire à celui de Florian Philippot. Par ailleurs, étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement. Avec 70% des Français estimant que le Ségur de la santé n’a pas été suffisant (contre seulement 17% qui pensent l’inverse), la question de l’avenir du service public hospitalier constitue par exemple un angle d’attaque pour la gauche face aux tenants de l’austérité et de l’immigration zéro. Voilà peut-être la ligne politique permettant de réunir enfin la protection des libertés fondamentales et l’impératif de santé publique.

Comment les sondages sont devenus nos maîtres à penser

© Gilly

Omniprésents dans nos sociétés, les sondages semblent faire la pluie et le beau temps dans notre monde politique. À tel point qu’il paraît aujourd’hui indispensable de s’interroger sur leur dangerosité pour nos démocraties représentatives.

En période électorale, les sondages sont partout. Les journaux, les radios, les chaînes d’informations nous abreuvent à longueur de journée de chiffres. « Les élections présidentielles de 2002, 2007 et 2012 avaient donné lieu respectivement à 193, 293 et 409 sondages » indiquait un rapport de la commission des sondages il y a cinq ans. En 2017, on avait une nouvelle fois pulvérisé le record avec 560 études en rapport avec le scrutin. Et tout porte à croire, qu’une fois encore, 2022 pourrait repousser ce seuil.

Pourtant, la pertinence de ces enquêtes, en tant qu’outil démocratique, pose de plus en plus questions. D’autant que leur fiabilité est régulièrement discutée. Depuis toujours, les erreurs commises par les instituts ont été nombreuses, aussi bien en France qu’à l’étranger. On se souvient, par exemple, des présidentielles américaines en 2016. L’immense majorité des établissements états-uniens donnaient alors comme acquis le succès d’Hillary Clinton sur Donald Trump, parfois même avec plus de dix points d’avance. Pourtant, c’est bien l’ancien présentateur de télé-réalité qui a pris la tête du gouvernement. Un autre exemple célèbre est celui du Brexit au Royaume-Uni. La veille du scrutin, les instituts prédisaient encore la victoire du « non » à la sortie des Britanniques de l’Union Européenne. Mais le lendemain matin, c’est bien le Brexit qui a triomphé.

Ce genre de déconvenues n’a pas non plus épargné la France. En 2002, par exemple, pour les présidentielles, tout le monde annonçait le couronnement de Lionel Jospin. Pourtant, au bout du compte, le candidat du PS n’avait même pas franchi le premier tour, surpris par Jean-Marie Le Pen. Scénario semblable aux présidentielles de 2017 lorsqu’Alain Juppé devait facilement emporter les élections nationales. Mais celui-ci n’avait finalement pas réussi à surmonter l’étape des primaires de la droite. En 2020, les sondeurs ont d’ailleurs encore fait fausse route lors des élections régionales en surestimant largement les scores du Rassemblement National qui n’a, en définitive, décroché aucune région. Enfin, tout récemment, Valérie Pécresse a remporté les primaires des Républicains alors que tous les instituts désignaient Xavier Bertrand comme favori. Au terme du processus, ce dernier a pourtant terminé à la quatrième place.

Ces échecs, de plus en plus réguliers, interrogent sur la méthode des sondeurs. Ils posent la question fondamentale de la fiabilité des instituts. Les systèmes utilisés par les professionnels de l’opinion ont parfois de quoi laisser songeur. 

La rentabilité avant la fiabilité

L’élaboration des fameux « panels » revient régulièrement comme le premier sujet de controverse. Les sondages reposent, en effet, le plus souvent, sur un échantillon d’environ 1000 personnes dites représentatives de la population globale. Seulement, comme l’explique une enquête du Monde, la composition de ces ensembles de potentiels électeurs suscite les débats à plusieurs égards. La plupart des sondages se réalisent aujourd’hui sur internet. Bien que ce procédé s’avère plus commode et plus économique, il a le défaut de rendre invisible la partie de l’électorat qui ne dispose pas du web. Et il ne s’agit pas d’un détail, puisque 13 millions de Français utilisent peu ou pas l’outil numérique. 

Si cette pratique s’est malgré tout généralisée, c’est avant tout pour sa forte rentabilité. Aujourd’hui, presque tout est automatisé, quand il fallait hier mobiliser des employés pour téléphoner aux Français ou même aller les rencontrer à leur domicile. Ces anciennes méthodes avaient pourtant l’avantage de contrôler l’identité et les informations concernant les interrogés. Luc Bronner, journaliste du Monde, auteur de l’enquête citée précédemment, a pu ainsi participer à des sondages sous plus de 200 identités différentes. Rien n’empêche donc, par exemple, un jeune cadre de se faire passer pour un ouvrier de classe populaire. Si un seul journaliste a pu prendre 200 identités différentes à lui tout seul, il est aisé d’imaginer ce que pourraient accomplir quelques centaines de militants motivés et bien organisés.

Il faut également noter qu’avec ce système, ce sont les internautes eux-mêmes qui décident de s’inscrire pour répondre aux sondages. Par l’intermédiaire de jeux-concours, ils sont même fidélisés. Ainsi, il paraît clair que des panels constitués de volontaires représentent un biais évident pour une étude par rapport à des groupes composés de personnes démarchées au hasard. Il n’existe en effet aucun moyen pour les instituts de se prémunir contre les faussaires, pas plus que contre les « sondés professionnels » qu’ils soient mal intentionnés ou non.

Des résultats bruts corrigés

Une autre facette méthodologique des instituts de sondages a déjà plusieurs fois déclenché la polémique : il s’agit des « redressements ». Les conclusions des enquêtes ne sont en effet jamais publiées telles quelles. Les employés corrigent d’abord les résultats en fonction de plusieurs critères. Ils peuvent, par exemple, être amenés à réajuster les chiffres si jamais l’échantillon n’est pas assez représentatif de la population française. Ainsi, si le groupe ne contient pas assez de jeunes, alors les réponses des moins âgés seront légèrement amplifiées. On parle ici d’un redressement dit «  sociodémographique ». 

Mais il existe également d’autres types de redressements beaucoup plus subjectifs. Les sondeurs tiennent notamment compte des scrutins précédents pour ajuster les chiffres. C’est ainsi qu’en 2017, certains sondages surévaluaient largement le score de Benoît Hamon en se basant sur les résultats des présidentielles de 2012 de… François Hollande. Les observateurs de l’époque n’avaient d’ailleurs pas manqué de critiquer l’absence de caractère scientifique de cette méthode, d’autant que chaque institut reste libre d’appliquer les coefficients de son choix. Dans ce cas précis, cette prise en compte semblait incohérente tant la crédibilité du PS s’était dégradée dans l’opinion publique entre 2012 et 2017. 

Un système au service des plus forts

L’autre incertitude qui pèse de plus en plus lourd dans les résultats des sondages tient à la difficulté des instituts à jauger l’abstention. En juillet 2021, la France Insoumise accusait notamment les sondeurs de surévaluer l’abstention pour les présidentielles de 2022. Le député européen, Manuel Bompard, relevait dans des enquêtes récentes que des instituts comme IPSOS demandaient à tous leurs sondés d’évaluer leur certitude de voter sur une échelle de 1 à 10. Tous ceux qui ne répondaient pas 10 étaient alors automatiquement retirés du panel et comptabilisés comme abstentionnistes.

Avec cette méthode, ces instituts fournissent des estimations avec un taux d’abstention proche de 50%. Un chiffre jamais vu pour des présidentielles et qui semble hautement improbable. Rappelons par exemple qu’en France sous la cinquième république, l’abstention pour des présidentielles n’a jamais franchi la barre des 29% au premier tour. La base sur laquelle travaillent de nombreux sondeurs en ce moment paraît donc assez peu réaliste. Ce biais aurait, par ailleurs, pour conséquence de « gommer le vote populaire » selon le député insoumis. Et pour cause, la certitude de vote s’avère bien souvent plus forte dans l’électorat aisé et d’âge mûr que chez les jeunes et les classes populaires. 

Les sondages ont en effet la particularité de figer les situations entre les plus forts et les plus faibles, qu’il s’agisse des électorats ou des candidats. En 2017, certaines émissions de télévision n’avaient pas hésité à organiser des débats seulement en présence des candidats les plus hauts dans les sondages. Les temps de parole entre les différents participants étaient également en partie calculés en fonction des enquêtes d’opinion. Le cercle est vicieux puisque les bons sondages permettent d’avoir la parole plus souvent et donc de se faire mieux connaître et d’exposer plus facilement ses propositions. Au contraire, les candidats avec une faible notoriété ont rarement l’occasion de s’exprimer dans les médias et donc de lancer leurs campagnes. Des idées peu populaires et peu répandues dans la société ont ainsi très peu de chances de se mettre en lumière. Dans ces conditions, le système sondagier apparaît comme un verrou qui conforte le modèle en place et les idées dominantes.

Les sondeurs en plein conflit d’intérêts ?

Pour certains, le caractère arbitraire de la méthodologie des sondeurs donne à réfléchir sur leurs intentions. En effet,  il ne faut pas oublier que les instituts restent avant tout au service de clients qu’ils doivent satisfaire. Lorsque l’on parle de sondages politiques, leurs commanditaires sont pour la plupart du temps de grands médias. Or, ces grands médias sont souvent accolés à l’idéologie politique dominante et défendent régulièrement les intérêts de leurs principaux actionnaires tandis que les instituts de sondages majeurs gravitent également dans ces mêmes sphères d’influence.

BVA, par exemple, appartient ainsi au géant de la finance Naxitis, derrière lequel se cachent la Banque Populaire et la Caisse d’Épargne. Elabe, de son côté, est dirigé par Bernard Sananès, un riche entrepreneur, qui n’a jamais dissimulé ses idées libérales. Ancien proche de l’UDF, il a même été, dans les années 90, lobbyiste pour favoriser le travail le week-end. Pareillement, l’institut CSA est une filiale de Havas, groupe publicitaire étroitement lié à la famille Bolloré. Problème, la préférence de Vincent Bolloré pour Éric Zemmour et la droite dure n’est plus à démontrer. L’IFOP, longtemps propriété de la famille Parisot qui fut également à la tête du MEDEF, est aujourd’hui détenu par la famille Dentressangle, 56ème fortune de France. Dès 2007, OpinionWay était, lui aussi, accusé d’une proximité avec la droite notamment pour sa proche collaboration avec le Figaro. Il faut aussi signaler que son directeur, Hugues Cazenave a flirté avec le milieu politique. Dans les années 80, il a ainsi travaillé pour Hugues Longuet, ministre UDF.

Enfin, de 1981 à 2007 IPSOS a été le prestataire officiel de la présidence française. Dirigé par le multimillionnaire Didier Truchot, l’institut a encore signé récemment un nouvel accord avec le gouvernement à hauteur de 4.2 millions d’euros. IPSOS n’a d’ailleurs pas été le seul à parapher de juteux contrats, puisque l’IFOP, BVA, Harris Interactive et Opinion Way se sont également partagés la bagatelle de 11.7 millions d’euros de marché avec l’État français. Si ces liens ne suffisent pas à prouver une influence concrète dans le résultat des sondages politiques, ils n’en éveillent pas moins naturellement les suspicions, dès lors que l’on sait que les méthodes d’ajustement des enquêtes sont laissées à la discrétion des enquêteurs. 

Des élections faussées

Au-delà de ces problématiques, l’influence qu’exercent les sondages sur les électeurs souligne les véritables limites de notre système électif dit « représentatif ». Le mécanisme du vote utile en est d’ailleurs le meilleur exemple. Les candidats en tête des études bénéficient, en effet, d’un appel d’air des électeurs proches de leurs idées. C’est ainsi qu’en 2017, Jean-Luc Mélenchon avait attiré à lui une bonne partie des électeurs de gauche grâce à sa pole position dans les sondages lors des derniers mois. Ce phénomène pourrait d’ailleurs bien se reproduire en 2022. De la même manière, de nombreux électeurs sensibles aux propositions de Jean-Luc Mélenchon s’étaient tournés vers Emmanuel Macron par peur d’un second tour entre François Fillon et Marine Le Pen. 

Cette année encore, les médias rejouent la même partition. Une étude de la fondation Jean Jaurès datée d’octobre 2021, explique que les électeurs de gauche sont tentés de voter Emmanuel Macron pour éviter un deuxième tour entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. Les primaires elles-mêmes n’échappent pas à la règle. Ainsi, certains adhérents aux partis concernés choisissent leur champion non plus seulement en fonction de leurs idées, mais également par rapport aux sondages à l’échelle de la France. Lors des primaires des verts de 2021, Yannick Jadot a sans doute, lui aussi, pu bénéficier de ce processus face à Sandrine Rousseau, moins bien placée dans les sondages d’envergure nationale.

Les électeurs ne sont d’ailleurs pas les seuls à prendre très au sérieux les sondages. Même si la plupart des candidats s’en défendent, ils scrutent néanmoins les études et agissent en conséquence. Cette année, les bons sondages ont ainsi pu décider Éric Zemmour à se présenter. Les mauvais, en revanche, semblent avoir convaincu Anne Hidalgo ou Arnaud Montebourg d’appeler à l’union de la gauche. Les politiciens n’ignorent pas les dynamiques – positives ou négatives – que peut déclencher une simple enquête.

Dans cette spirale stratégique, ce sont donc les idées qui sont mises de côté au profit de calculs qui reposent sur une science loin d’être exacte. Selon une étude Cevipof, le vote pour Emmanuel Macron en 2017 s’était ainsi décidé à plus de 57% par défaut plutôt que par adhésion. Tandis que de plus en plus d’électeurs délaissent leurs convictions pour éviter le pire, il devient de plus en plus logique de voir s’installer un pouvoir impopulaire. Si les Français souhaitent retrouver des dirigeants plus en adéquation avec leurs aspirations, la mise à distance des prophéties politiques des sondages au profit de lecture plus attentives des programmes des candidats pourrait bien être une première étape.

« N’allez plus seulement voter » – Entretien avec Clément Pairot

À plusieurs mois de l’échéance présidentielle, il est encore temps de faire mentir les pronostics. Du moins, c’est ce que propose Clément Pairot dans son manuel de mobilisation électorale N’allez plus seulement voter (Valeur Ajoutée Éditions). Spécialiste de la mobilisation citoyenne et chargé de la mobilisation à la Primaire Populaire, il a notamment participé aux campagnes de Bernie Sanders aux États-Unis et de Jean-Luc Mélenchon en France. Entretien réalisé par Malena Reali.

LVSL – Vous proposez dans votre livre de s’inspirer des techniques de mobilisation politique utilisées notamment aux États-Unis et souvent rassemblées sous le terme de technologie de l’organisation ou « organizing ». Pouvez-vous définir ce dont il s’agit ?

Clément Pairot – La notion d’organizing a été définie par Saul Alinsky, un activiste américain du milieu du XXe siècle. Il avait élaboré une méthode qui lui permettait de trouver, en l’espace de quelques semaines, une cause pouvant fédérer les habitants d’un quartier. Pour cela, il identifiait d’abord un acteur local sur lequel faire pression, puis soutenait les habitants dans la structuration de leurs luttes vis-à-vis de cet acteur en les aidant, notamment, à penser des actions originales pour capter l’attention de la presse et obtenir des victoires concrètes. Pour Alinsky, cela servait un objectif plus large de structuration des classes populaires en vue de mettre fin aux oppressions dont elles étaient victimes.

L’utilisation de l’organizing dans un cadre électoral s’est beaucoup développée, d’abord pendant les campagnes d’Obama puis, plus récemment, pendant celles de Bernie Sanders. Ces techniques s’appuient sur quatre leviers ou principes. Le premier est de maximiser le nombre de conversations bilatérales menées avec de potentiels électeurs. Le deuxième est de cibler les indécis et les personnes qui ont le plus de chance de nous soutenir. Le troisième est de faire passer un maximum de personnes du statut de sympathisants à celui de bénévoles. Enfin, le quatrième est d’effectuer un suivi des actions et de la croissance de la base militante par des outils informatiques appropriés. En résumé, l’organizing est la « science » de l’organisation de mobilisations politiques efficaces.

LVSL – Le développement de l’organizing est lié à la désertification militante que vivent depuis plus de 40 ans les organisations syndicales et politiques. N’est-ce pas une forme de fuite en avant ? Le Parti Communiste Français des années 1950 n’avait pas besoin d’organizing relationnel ni de facilitation. Qu’est-ce qui a changé ?

C. P. – Il y a plusieurs éléments de réponse. Le premier, c’est que le contexte général de la communication a changé. Aujourd’hui, les réseaux sociaux nous permettent de parler à beaucoup de gens, ce qui par certains aspects est une formidable vertu. Cependant, cela comporte également un risque pour la communauté militante : celui de croire que le fait de publier sur les réseaux sociaux ou d’y débattre avec des inconnus équivaut à militer et à convaincre de nouveaux votants. Il est important de produire et de partager des contenus de communication pour faire connaître son candidat ou son mouvement, mais c’est rarement suffisant pour convaincre les individus et les faire passer à l’action. Parler à tout le monde via les réseaux sociaux, cela équivaut très souvent à ne parler à personne. C’est principalement la conversation bilatérale, seul à seul, qui fait cheminer l’avis des gens et qui permet de lutter contre la résignation et la procrastination.

Un deuxième élément est que les réseaux sociaux nous font parfois débattre avec des personnes qui ne sont pas d’accord avec nous, alors que le plus important est d’emporter l’adhésion des indécis et non de faire changer d’avis nos opposants. Sur les réseaux sociaux, ces indécis sont ceux qui lisent la conversation sans y participer, et je suis convaincu qu’il est plus efficace d’aller leur parler directement.

Le troisième élément de réponse est que ce livre n’est pas révolutionnaire. Ce que propose l’organizing n’est pas nouveau. Ces principes sont déjà appliqués, même sans les nommer, dans beaucoup de luttes victorieuses. Par exemple, j’ai récemment échangé avec Rachel Kéké, porte-parole des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles [ndlr : en mai dernier, après vingt-deux mois de mobilisation face au groupe Accor et son sous-traitant du nettoyage, ces dernières ont obtenu des revalorisations salariales et de meilleures conditions de travail]. Je lui ai demandé de me raconter comment elles avaient fait pour gagner et je me suis rendu compte que c’était, à peu de choses près, la même méthode : outre des actions originales pour attirer l’attention des médias et de la direction d’Ibis, elles ont appelé les gens, un par un, tandis que leurs opposants faisaient exactement la même chose. Les « casseurs de grève » appelaient individuellement chaque employé, contactaient les maris des femmes de ménage… Tout cela montre qu’il faut ré-ancrer dans notre pratique militante l’utilité de la conversation interpersonnelle, de la discussion où l’on interroge son interlocuteur sur ses aspirations et où on l’invite à passer à l’action avec nous. C’est à la fois quelque chose de neuf par rapport à ce que l’on fait en France et à la fois simplement un retour aux sources.

C’est pour cela que je ne me retrouve pas dans le terme de « fuite en avant ». Pour employer ces méthodes à très grande échelle, nous avons effectivement besoin d’un outil digital qui implique une technologisation, mais celle-ci ne change pas la nature de la mobilisation, juste son potentiel d’ampleur. Sur le terrain, la méthode consiste à interpeller les passants, leur demander s’ils souhaitent changer de président et ce qu’ils veulent voir changer l’an prochain.

LVSL – Votre titre, volontairement provocateur, interpelle le lecteur à la fois sur la tentation abstentionniste et sur l’utilité de son vote pour faire gagner l’écologie populaire en 2022. Voter sert-il encore à quelque chose ? Pensez-vous qu’il y a suffisamment d’électeurs capables de se mobiliser pour un candidat de gauche en France ? 

C. P. – Si le taux d’abstention est extrêmement élevé, c’est cette méthode qui peut y remédier. Ce serait une erreur de prendre l’abstention comme une donnée acquise et d’essayer de convaincre uniquement les personnes qui sont déjà mobilisées. Ma conviction est l’inverse total du propos de Raphaël Enthoven, qui pense que les personnes qui s’abstiennent aux élections sont stupides ou irresponsables. Personnellement, je continue à aller voter. Mais si je veux que les personnes qui ont arrêté de voter retournent aux urnes, si je veux que ces gens-là fassent plus que ce qu’ils ne font actuellement, je dois moi-même faire plus que ce que je ne fais déjà. D’où le titre du livre : n’allez plus seulement voter. J’interpelle les personnes qui restent mobilisées en leur disant que, dans une période d’abstention forte, il ne suffit plus de voter. Il faut aller convaincre toutes les personnes de son entourage et de son quartier qui sont démobilisées ou peu politisées, pour faire changer les paramètres de l’électorat.

Pour ce qui est du nombre de voix que peut rassembler la gauche, je pense que les personnes peu politisées et les personnes abstentionnistes ne se définissent pas forcément sur un axe droite-gauche. La question est surtout de savoir si le programme que l’on propose leur parle. Concrètement, avec la Primaire Populaire nous interpellons les passants dans la rue et nous leur demandons : « Voulez-vous changer de président ? » Puis, s’ils nous répondent par l’affirmative, la question suivante est : « Que voulez-vous voir changer ? » Lorsque l’on renoue avec leurs aspirations, la plupart d’entre-eux nous parlent de social, de démocratie et d’écologie. Cette réponse est manifestement dans l’air du temps. À ce moment-là, on leur présente la solution de la Primaire Populaire.

Le programme de la Primaire Populaire n’est pas dogmatique ou idéologique : il répond simplement à des faits qui sont insupportables. 11 millions de pauvres en France, cela veut dire 11 millions de personnes forcées de choisir entre se chauffer et se nourrir, dans le sixième pays le plus riche du monde. Cela, couplé à l’urgence climatique et au déni de démocratie que nous avons vécu durant ces dernières années, amène les gens à parler de ces sujets sans forcément se définir comme étant de droite ou de gauche. C’est à nous, ensuite, de les faire cheminer et de leur faire comprendre que ces idées sont défendues par des candidats qui sont à gauche. 

LVSL – À vous lire, il semblerait que la victoire de n’importe quel candidat identifié à gauche aujourd’hui serait immédiatement une victoire pour l’écologie populaire. Ce présupposé n’écarte-t-il pas les différences de fond qui existent entre les programmes des candidats ? Se focaliser sur des méthodes et des techniques d’organisation militante ne dépolitise-t-il pas le débat ?

C. P. – Mon rôle avec ce livre était d’apporter ce sur quoi je suis pertinent et, j’espère, singulier. J’ai lu la plupart des livres d’organizing traduits en français avant d’écrire celui-ci et j’ai essayé de trouver ce que je pouvais apporter de nouveau, sans répéter ce qui s’était dit ailleurs. C’est pour cela que je n’ai pas écrit un énième livre de commentaire politique. Cela ne m’empêche pas d’avoir fait campagne pour Bernie Sanders et pour Jean-Luc Mélenchon, qui sont des gens qui ont des idées radicales très claires. Ces campagnes m’ont énormément inspiré et structuré politiquement. Je continue à soutenir leurs idées et je l’assume dès la première page.

Reste que dans le contexte du scrutin présidentiel, dont le format même est biaisé, avoir un programme parfait n’est pas suffisant. C’est frustrant, mais la politique ne passe pas uniquement par du fond, mais aussi par du souffle. C’est malheureusement Emmanuel Macron qui a eu ce souffle en 2017, comme François Hollande l’avait eu en 2012, notamment parce qu’ils avaient utilisé tous deux des techniques inspirées des campagnes d’Obama. Mon ambition est de permettre à la gauche d’avoir ce souffle en 2022. Enfin, il est important de rappeler que le niveau de radicalité du programme et du candidat n’est qu’un paramètre, l’autre enjeu est le niveau de radicalité du peuple organisé prêt à se mobiliser pour faire pression. Le Front Populaire en 1936 n’accorde les congés payés que parce qu’il fait face à un mouvement syndical fort qui se déclenche juste après l’élection. Avant cela, Léon Blum n’était pas favorable aux congés payés.

Reste que je suis convaincu que si des candidats porteurs d’idées radicales utilisent ces méthodes, il est encore possible de gagner. À la Primaire Populaire, avec des milliers de bénévoles, on expérimente avec ces méthodes-là sur la base d’un socle commun qui propose des ruptures claires sur l’agriculture, la fiscalité, le temps de travail, la justice sociale et l’écologie. Ma conviction est que l’on peut décrocher la victoire à la présidentielle sur la base de ce programme et avec ces méthodes si l’on diminue le nombre de candidatures de gauche au premier tour. En effet, le mode de scrutin uninominal à deux tours désavantage par nature le camp qui est divisé.

LVSL – Une question reste peu abordée dans votre ouvrage et dans votre propos : celle du leader et de la représentation. Vous semblez occulter l’importance de ces figures inspirantes et charismatiques pour mettre en branle les énergies individuelles et collectives…

C. P. – J’ai écrit ce livre d’après mon expérience chez Bernie Sanders, où la campagne était certes incarnée mais où les militants venaient principalement pour les idées. La Primaire Populaire constitue en quelque sorte une expérimentation à ce sujet : est-ce que l’on peut rassembler suffisamment sur la base d’un programme avec dix idées-phares et d’une proposition de processus, sans avoir de candidat désigné pour le moment ? Nous sommes aujourd’hui à 174 000 soutiens [ndlr : 300 000 en décembre 2021] rassemblés par notre seule force de mobilisation. Un tiers des personnes qui visitent le site deviennent signataires, c’est un ratio impressionnant ! 

À titre de comparaison, dans le camp d’en face, la primaire de la droite rassemble 150 000 votants. Au sein du camp de la justice sociale et environnementale, la primaire du pôle écologiste a rassemblé 120 000 votants et Jean-Luc Mélenchon a, pour sa part, obtenu 260 000 signatures sur son site de campagne. Tous partaient d’une forte visibilité médiatique et, pour Jean-Luc Mélenchon, d’une base mail bien plus importante. L’idée n’est pas de faire une compétition – nous cherchons justement à les faire coopérer ! – mais de montrer que l’on joue dans la même cour. Tout cela me fait penser que nous sommes en train de montrer que la figure du candidat n’est pas aussi indispensable qu’on ne le pense.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’un mouvement d’organizing est fondamentalement là pour « encapaciter » les citoyens et leur redonner du pouvoir d’action. Les personnes qui décident de s’impliquer viennent pour les idées, mais elles restent parce qu’elles développent un sentiment de fierté dans l’action et d’appartenance dans les liens humains tissés. Un tel mouvement gagne à relativiser la posture du candidat providentiel. C’est en cela que le slogan de Bernie Sanders en 2020, « Not me, Us », était extrêmement puissant, car il insistait sur l’importance de faire émerger une force citoyenne large. Bernie Sanders disait souvent qu’il ne voulait pas être le « commander in chief », le chef des armées, mais plutôt le « organizer in chief », soit celui qui impulse une dynamique, ensuite portée par des millions de personnes. Pendant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon développait un narratif similaire. Je me souviens de certains discours où il disait en substance que seul, il ne serait pas suffisant et qu’après l’élection, il aurait encore besoin de nous et de notre soutien.

Pour revenir à la Primaire Populaire, entre le socle commun, le processus innovant qui redonne du pouvoir aux citoyens, les méthodes de mobilisation, et la pertinence du mode de scrutin utilisé (le vote à jugement majoritaire), je sens que nous avons suffisamment d’atouts pour inspirer les gens. Après, j’ai hâte que l’on désigne la candidature de rassemblement. Je suis convaincu que la personne qui sera désignée par ce processus aura les ressources d’une force potentiellement inarrêtable. Elle bénéficiera d’un mouvement transpartisan large, qui aura ramené vers l’implication militante des personnes qui soit s’en étaient détournées soit n’y avaient jamais goûté.

La victoire du transformisme et la défaite des classes populaires

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© Création/Édition LHB pour LVSL (2017)

François Hollande fera donc un second mandat. Son « fils », Emmanuel Macron, est en tête du premier tour, et le FN est beaucoup trop bas pour pouvoir espérer enclencher une dynamique suffisamment puissante pour prendre le pouvoir. Il est donc vraisemblable – sauf accident majeur – qu’Emmanuel Macron soit élu le soir du second tour des élections présidentielles. Cette victoire est celle d’un opportunisme politique très à la mode en Italie, qu’on appelle gentiment « transformisme » dans le pays de Dante.

« Tout changer pour que rien ne change »

Les amateurs de cinéma italien connaissent la fameuse formule du Guépard, réalisé par Luchino Visconti, qui met en scène le processus d’unification de l’Italie par le haut. Ce processus a conduit à un grand toilettage des élites italiennes, sans pour autant remettre en cause leurs privilèges. Nous assistons exactement au même phénomène. Les élites libérales du pays ont fait le constat d’un discrédit insurmontable sur le PS et LR. Elles opèrent donc un vaste mouvement de recomposition et de « renouvellement », incarné par Emmanuel Macron.

Les deux partis qui ont structuré la vie de la Vème République sont entrés dans un mouvement de destruction partielle et de recomposition, tout en se délestant de leurs éléments contestataires. Si le PS est d’ores et déjà une coquille vide et que beaucoup de ses élus sont passés chez Macron, le mouvement s’est aussi initié chez LR, ainsi que le montrent les multiples appels d’hier soir à « construire une majorité avec Emmanuel Macron ». La majeure partie du PS et l’aile centriste des Républicains commencent une opération de rapprochement, sur le modèle des « grandes coalitions » qu’on connaît dans le reste de l’Europe. Plus aucune barrière idéologique ne s’oppose à une telle fusion tant nous avons assisté à un phénomène de convergence politique autour du consensus néolibéral. L’orthodoxie comptable est donc en marche, et va conduire à une recomposition politique.

Quand les sociaux-libéraux sauvent leur peau

Il faut avouer que le coup était difficile à réaliser. Malgré leur grande impopularité, les restes du pouvoir socialiste vont pouvoir se recycler chez Emmanuel Macron, et un certain nombre de députés vont pouvoir sauver leur siège grâce au changement d’étiquette, celle du PS étant devenue un boulet. Quant à François Hollande, il a probablement gagné un poste européen majeur – vraisemblablement la présidence du conseil européen -, ce qui lui permettra de sortir par le haut, alors que son quinquennat a été une catastrophe de bout en bout.

Il aura néanmoins fallu un matraquage médiatique considérable pour mettre en scène Macron comme incarnant une forme de renouveau, et surtout, la mise à mort politique de Fillon par un feuilleton politico-médiatique interminable. Mais c’est un « one shot », un coup à un tir, car il ne sera plus possible de sortir la carte de la jeunesse et de la carrière hors des partis.

Le chant du cygne d’une époque

Le programme d’Emmanuel Macron est, dans l’esprit, exactement le même que celui de François Hollande. Il faut « réformer », pour « détruire les rigidités », afin de « libérer la croissance ». Entendez flexibilisation du rapport salarial, marchandisation généralisée et intensification du degré de concurrence dans l’économie. Tout ceci sera probablement saupoudré d’une nouvelle baisse de « charges » inefficace, sur le modèle du CICE, afin de « libérer les entreprises » pour qu’elles « créent des emplois ». Bref, tout ce qui ne marche pas depuis 30 ans. Les mêmes politiques, dans le contexte français, produiront les mêmes effets. Cela sera d’autant plus le cas que le projet de réorientation de l’Europe d’Emmanuel Macron est aussi crédible que celui de François Hollande, alors que les déséquilibres s’accroissent et que la construction européenne bénéficie toujours plus à l’Allemagne au détriment des pays du Sud.

Il ne faudra alors pas s’étonner que les fractures françaises s’approfondissent, que la précarisation des salariés s’approfondisse toujours plus, et qu’inévitablement, la contestation du système en place s’amplifie, qu’elle prenne une forme de gauche avec Jean-Luc Mélenchon (et, dans une moindre mesure, Benoît Hamon), ou une forme d’extrême-droite avec le Front National. Car, en effet, ce qui n’a pas été relevé, c’est que les partis en place ont fait un score historiquement bas.

La montée des radicalités

S’il y a un enseignement à retenir de ce scrutin, c’est que les partis « de gouvernement » totalisent un score très bas, seulement 44% si l’on prend le score de Macron et celui de Fillon, 50% si l’on y ajoute celui de Benoît Hamon, le candidat du PS. Il n’y a donc pas de quoi pavoiser, c’est un sauvetage in extremis qui a eu lieu, et non une réelle conquête électorale.

Il y a par ailleurs un fait nouveau, le FN n’est plus hégémonique dans la contestation, même s’il reste devant. Le très haut score de Jean-Luc Mélenchon, loin devant le candidat du PS, est peut-être le signe annonciateur d’un puissant bloc populiste de gauche, tout comme l’est Podemos en Espagne. Le vote des jeunes et des chômeurs (respectivement 30% et 31%) qui, dans un contexte de chômage de masse, ont beaucoup de difficultés à obtenir un emploi, est impressionnant, tout autant que l’est le faible score du tribun chez les retraités, notamment ceux qui ont eu le temps d’accumuler du patrimoine (12%). De même, le candidat de La France Insoumise a vraisembablement fait concurrence au FN chez les ouvriers, qui ont voté à 23% pour lui, et à 37% pour Marine Le Pen, alors que celle-ci était annoncée à des niveaux bien supérieurs. Bref, Jean-Luc Mélenchon a réussi a s’implanter de nouveau dans les classes populaires, alors que la gauche reculait systématiquement ces dernières années en leur sein.

Néanmoins, les élections législatives seront cruciales et risquées pour La France Insoumise, car la campagne tribunicienne de Jean-Luc Mélenchon implique une forte déperdition des voix entre les deux élections, étant donnée la prime accordée au gagnant de la présidentielle. Cependant, si le mouvement obtient des députés et se structure, on pourrait alors voir le paysage à gauche être profondément remodelé, avec l’émergence d’une puissante force post-marxiste, mais non pour autant social-démocrate.

La collusion entre les forces libérales pourrait ainsi conduire à une augmentation de la polarisation politique, qui s’opérerait à terme au détriment du bloc centriste, et aux bénéfices combinés du FN et du mouvement en gestation à gauche. L’intensité de la recomposition à venir dépendra donc du nombre de députés de ces mouvements contestataires. De leur nombre dépendra leur structuration et leur capacité à produire des cadres crédibles. La présidentielle n’est plus un enjeu, tout se jouera aux législatives.

“Le FN n’est pas en mesure de l’emporter en 2017, sauf si…” – Entretien avec Nicolas Lebourg

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Le sociologue et politologue Nicolas Lebourg.

Nicolas Lebourg est chercheur à l’Université de Montpellier. Membre de la Fondation Jean Jaurès et de l’Observatoire des radicalités politiques, il est l’auteur de nombreux travaux sur l’extrême-droite. Sa dernière parution en date, Lettres aux français qui croient que 5 ans d’extrême-droite remettraient la France debout, sorti en 2016 aux éditions Les Échappés, donne à voir 10 électeurs frontistes, leur parcours, et les raisons qui motivent leur vote.

La présence du FN au second tour semble acquise dans les consciences, malgré quelques reculs récents dans les sondages. Pensez-vous que le FN soit en mesure de l’emporter ?

Il ne faut jamais faire de prophéties. Aux dernières élections, le FN n’est pas parvenu à capter des reports supérieurs à 40% au second tour. Dans les enquêtes d’opinion, Marine Le Pen se voit reconnaître son énergie mais est vécue comme quelqu’un de sectaire, de négatif pour la paix civile. Dans ce pays de culture unitariste qu’est la France depuis cinq siècles, le 11 janvier 2015 nous disait bien qu’il y avait un désir de rassemblement. L’autoritarisme peut en paraître une voie, mais uniquement si le problème de la structure électorale et de l’image sont balayés par un événement prodigieux, tel qu’un massacre extraordinaire avant le vote – en Espagne celui d’Atocha juste avant le scrutin avait bougé les rapports de force. C’est un souci de l’extrême droite française : elle dépend plus des évènements contextuels que d’elle même, Marine Le Pen a essayé de pallier cela en cherchant à faire basculer le FN d’un parti de la demande à une offre politique, mais, en l’état présent, il ne me semble pas être « en mesure », pour reprendre votre formule. Le plus étonnant avec le storytelling autour de la “montée du FN” c’est que si demain le parti battait son record historique de voix sans être pour autant au second tour ce serait un “séÏsme” et ce serait vu comme une défaite tant on aura prévendu le score et le résultat.

On vous a parfois reproché d’être complaisant à l’égard des électeurs frontistes à cause de votre ambition de ne pas traiter moralement le vote FN. Votre dernier essai répond à la même logique. Loin des discours culpabilisateurs et moralisants, vous faites une analyse fine de ce que sont les nouveaux électeurs frontistes, de leurs inquiétudes, et de ce qui les attire dans le FN. Pour autant, vous ne reniez pas vos opinions de gauche. Qu’est-ce que signifie étudier l’extrême-droite de façon objective ? Qui sont les électeurs du FN ?

A l’ère des réseaux sociaux je sais que c’est osé mais je ne vois aucun intérêt particulier à exprimer une opinion personnelle. Ce qui m’intéresse c’est comment les choses fonctionnent. J’ai rassemblé des milliers de documents internes des extrêmes droites, des services de police et renseignements à leur sujet, et j’essaye ensuite de faire une histoire sociale du phénomène. Avec ce matériau c’est la responsabilité du lecteur de se faire un avis, vouloir lui en imposer un c’est trahir la mission des sciences sociales pour tenter d’accaparer du capital social et symbolique en sa faveur. C’est à la fois inapproprié, inélégant et inintéressant. En outre, l’extrémisme représente souvent une sorte de laboratoire de la société : il se passe des choses dans cette marge qui permettent de comprendre le reste, et en avance, c’est autrement pertinent comme perspective. En ce qui concerne l’extrême droite électorale et en particulier le FN, la richesse du phénomène est aujourd’hui trop réduite à des petites cases préétablies. Cet essai tente justement de faire saisir qu’il n’y a pas un « ouvrier du nord qui vote FN », une « France périphérique », mais des individus multidimensionnels, composites, qu’un certain nombre de facteurs sociaux et culturels agglomèrent dans le vote frontiste. Pour tenter de le faire saisir, je leur parle, et l’honnêteté quand on parle à quelqu’un c’est de lui donner un peu de soi, d’avouer sa part de subjectivité, d’où le fait que, pour le coup, j’y assume ce coup-ci mes opinions propres. Mais ce n’est pas pour dire que j’ai raison : c’est permettre aux autres d’avoir un instrument pour critiquer cette part subjective de mon discours.

On parle beaucoup de la vague « populiste » qui traverserait le monde occidental. De Trump au FN, en passant par le FPÖ autrichien, le PVV néerlandais et l’AfD en Allemagne, quelle est la matrice de cette « vague » ? Peut-on mettre tous ces partis dans le même sac ?

Il faut se méfier des sacs. Après, depuis plusieurs années je défends pour ma part l’idée que la droitisation est un phénomène transatlantique que l’on peut symboliquement ouvrir avec le premier choc pétrolier en 1973 signifiant que la globalisation n’était plus l’occidentalisation du monde. Cette droitisation est un démantèlement de l’État social et de l’humanisme égalitaire, au profit d’un accroissement de l’État pénal et d’une ethnicisation des questions et représentations sociales.  Ce processus porte une demande sociale autoritaire qui est une réaction à la transformation des modes de vie dans un univers économique globalisé, financiarisé, dont l’Occident n’est plus le centre. Ce que l’on nomme la vague populiste, avec Trump aux Etats-Unis, l’AfD en Allemagne etc., me paraît s’inscrire dans ce schéma, de même que les démocraties que l’on nomme désormais « illibérales » telles que la Hongrie d’Orban ou la Pologne du PiS.

Vous expliquez souvent le vote d’extrême-droite comme une demande d’autorité. Celle-ci serait motivée par le sentiment que « tout fout le camp », que nos sociétés sont devenues « liquides », que les identités sont instables, changeantes, bref, qu’on serait entrés dans la « postmodernité ». Néanmoins, on voit se dessiner tout doucement l’existence d’une extrême-droite postmoderne depuis les attentats terroristes. Par exemple, il n’est pas rare de voir le FN, notamment lorsqu’il s’agit de Florian Philippot, tenir des discours sociétalement « de gauche », en opposition à la « barbarie islamiste ». On pense notamment aux réactions que l’attaque d’Orlando a suscitées. Assiste-t-on a une nouvelle mutation de l’extrême-droite ? Ce discours est-il compatible avec la demande d’autorité ?

L’extrême droite aujourd’hui, elle aussi, fonctionne avec un comportement post-moderne. Les gens de gauche parfois ne comprennent pas comment on peut être aujourd’hui gay et frontiste, juif et frontiste etc. : mais les identités idéologiques et individuelles monolothiques cela allait avec la société industrielle. Car on pense culturellement d’une manière liée aux formes économiques. C’est d’ailleurs pour cela que les références dites « totalitaires » ne marchent plus. Dans la société globalisée et postmoderne on peut donc adhérer à l’extrême droite en y faisant son marché, son bricolage individualisé, comme pour le reste de ses activités. Après, historiquement, quand vous changez de régime géopolitique, vous changez les extrêmes droites. La défaite de 1870 amène la naissance du national-populisme, 14-18 donne le fascisme, la Seconde guerre mondiale donne le néo-fascisme (comme phénomène plus européiste et socialisant avec l’européanisation de la Waffen SS et le congrès de Vérone en Italie en 1943). Le 11 septembre 2001 nous a donné le néo-populisme. A chaque nouveau changement géopolitique dans la globalisation, l’extrême droite se renouvelle pour proposer une solution organiciste d’enclosure. Aujourd’hui l’idée que les masses arabo-musulmanes sont ce qui fragmentent culturellement, socialement, économiquement la société est très efficace, et vous pouvez rentrer par bien des fenêtres dans ce schéma analytique qui appelle en solution l’autorité réunificatrice : donc oui la postmodernité et l’autoritarisme fonctionnent bien ensemble.

Revenons à notre demande d’autorité. Le sentiment que « tout fout le camp » se diffuse notamment par les réseaux sociaux, où ce qu’on qualifie de « fachosphère », est très efficace. Alain Soral et son site Égalité et Réconciliation font figure de « vaisseau amiral » de cette fachosphère. Comment analysez-vous la réussite de ce type de sites ? L’extrême-droite a-t-elle gagné la bataille culturelle ?

La demande autoritaire a l’hégémonie culturelle, ce qui est bénéfique pour l’extrême droite. Dès la défaite de l’Algérie française acquise, les documents internes de la Fédération des étudiants nationalistes menée par Dominique Venner disent que la première tâche c’est la subversion du langage, la fameuse bataille des mots dont parlait tant Bruno Mégret dans les années 1990, et que réussit souvent pas mal ce que vous nommez la fachosphère. En Autriche et en Allemagne c’étaient d’anciens partisans du Reich qui dans les années 1950 constatèrent que la voie politique était bouchée et qui investirent le domaine culturel. Mais on se paye de mots : quand Nicolas Sarkozy citait Gramsci sur la bataille culturelle vous croyez sérieusement qu’il l’avait lu ? Bon, on appelle souvent « bataille culturelle » l’entretien de l’entre-soi et tout simplement le marché de biens culturels. Or, ce qui est important c’est bien de subvertir le sens commun : il y a de braves électeurs de droite qui s’avouent leur rejet de la société multi-ethnique en lisant fdesouche : ça marche. En Espagne, la façon dont Podemos a utilisé la popculture plutôt que les références au mouvement ouvrier du XIXè siècle, ça marche. La bataille culturelle ne fonctionne pas globalement en France car la plupart du temps elle est une excuse, un suivisme de la société plutôt qu’une avant-garde.

Qu’est-ce qui, pour vous, ferait reculer décisivement l’extrême-droite ? La gauche doit-elle se réapproprier des thèmes qu’elle a délaissés : la critique du néolibéralisme, la notion de patrie, la défense de la souveraineté populaire ?

Question délicate. Dans un système électoral à deux tours, on ne peut pas dire qu’on ne répond pas aux questions « de droite » car on serait « de gauche », ou alors on est Lutte ouvrière (pourquoi pas certes). Il faut donc y répondre, mais non par le reniement idéologique, en voulant transformer la gauche en syndicat des petits blancs de la classe moyenne paupérisée, mais pour amener les électeurs à son credo idéologique. C’est ça la mécanique politique, quelle que soit votre orientation. En outre, il y a ce que j’appelle la règle de l’autonomie de l’offre politique. En observant les élections à l’échelle européenne depuis plusieurs décennies ce que je vois c’est que quand vous habitez le créneau d’une autre offre politique vous lui transférez vos électeurs – la triangulation faite par Mitterrand en 1988 n’étant pas du tout simplement cela malgré ce qu’en dit la légende médiatique. Il ne s’agit donc pas juste de « reprendre les thèmes au FN », il s’agirait de réexpliquer comment sur ces questions-là il y a des voies qui permettent l’émancipation de la personne humaine tout autant que celle des classes sociales écartées jusque-là des capitaux économiques et de leur propre direction politique.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit Photo : Manuel Braun

Faillite des sondages, crise du PS, phénomènes Macron et Mélenchon : Entretien avec Jérôme Sainte-Marie

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Jérôme Sainte-Marie est politologue, et préside la société d’études et de conseil PollingVox. Il a récemment écrit Le nouvel ordre démocratique aux Editions du moment où il analyse la crise de confiance généralisée envers le système représentatif en France. Il a accepté de répondre à nos questions alors que les commentateurs traditionnels de la vie politique, dont les analyses ont été régulièrement démenties ces dernières années, font face à une remise en cause croissante de leur légitimité.


LVSL – Impossible de commencer sans évoquer la crise de légitimité que traverse actuellement le milieu du sondage politique. Que ce soit dans le cas du Brexit, des élections aux États-Unis ou de la primaire de la droite en France, les pronostics se sont presque toujours avérés faux. Vous dirigez vous-même un institut de sondage, comment analysez-vous cette situation ?

Jérôme Sainte-Marie – A l’évidence, et bien que les trois cas soient très différents, ce ne sont pas des performances remarquables pour les instituts de sondage ! Je ne parlerai que de ce que je connais bien, les études d’opinion faites en France. Même si j’avais pu écrire dans le Figaro peu avant le scrutin que la nature même de la primaire rendait les intentions très volatiles, je ne m’attendais pas à un tel écart entre les derniers sondages réalisés et le résultat final. La remontée de François Fillon avait été perçue, et commentée, mais son ampleur a étonné.

Le problème n’a pas été la taille de l’échantillon et la fameuse « marge d’erreur » qui en résulte, car les sociétés de sondage avaient fait l’effort d’interroger de 10 à 15 000 personnes à chaque fois pour en extraire ceux se disant certains de participer à la primaire. De ce fait, avec des échantillons d’environs 800 électeurs, on pouvait attendre des résultats fiables. Tout le problème fut, et l’on retrouve cela pour la primaire de la « belle alliance », que l’opinion ne se cristallise pas vraiment dans ce genre de campagne. Avec une offre politique assez semblable, il était vraiment très facile pour un électeur de droite d’aller de Sarkozy à Fillon en passant par Juppé, ou l’inverse. Les quatre millions d’électeurs étaient eux-mêmes, sociologiquement assez semblables, et d’une culture politique homogène. De plus, il est évidemment impossible pour une primaire d’utiliser les controversés mais bien utiles « redressements politiques », fondés sur les votes antérieurs déclarés.

J’insiste sur le fait que l’on retrouve exactement les mêmes fragilités pour la prochaine primaire. Or, vous l’aurez remarqué, les sondages dits d’intentions de vote, intitulé très abusif lorsque l’opinion n’est pas encore formée, exercent toujours la même fascination. J’ai bien noté la décision du Parisien (qui ne commandera plus d’enquêtes d’opinion jusqu’à l’élection présidentielle), et je la trouve assez étrange. Ce journal passe d’une consommation frénétique de micro-sondages à l’emporte-pièce, destinés selon toute apparence à faire parler du titre quelques heures, à une abstinence intégrale. C’est regrettable, car il existe de précieuses informations à tirer d’une étude d’opinion, lorsqu’elle est menée de manière rigoureuse.

LVSL – Ces derniers temps, Emmanuel Macron semble s’être installé dans le champ médiatique comme la nouvelle coqueluche. Il n’est pas le premier à jouir d’une telle exposition médiatique et de « bons sondages ». Pensez-vous qu’il s’agisse d’une bulle ou d’un phénomène plus profond ?  

JSM – Distinguons les deux éléments de votre question. Tout d’abord, qu’Emmanuel Macron soit devenu l’enfant chéri des médias dominants n’a rien que de très logique. C’est un schéma constant. Dans les années 50 il y eu Pierre Mendès-France, puis dans la décennie suivante Valéry Giscard d’Estaing ministre, Jean Lecanuet un temps, et puis Michel Rocard dans les années 70. Dans le quinquennat qui s’achève, on a connu le même engouement avec Manuel Valls et, chacun veut l’oublier, Jérôme Cahuzac. C’est la figure classique du poulain politique dont s’entiche la superstructure – Karl Marx, toujours très clair, disait, dans les Luttes de classes en France, la Banque. Le produit politique de l’année, si l’on veut. Il faut qu’il parle bouleversement, et pourquoi pas révolution, terme chéri des banquiers d’affaires si l’on en juge par le titre du dernier ouvrage d’Emmanuel Macron, semblable au singulier près à celui de Matthieu Pigasse.  Et bien sûr, derrière ce tumulte,  il faut qu’il y ait une pensée parfaitement conforme aux intérêts dominants. Comme le Capital ne vote pas, il faut bien qu’il fasse voter. L’idée de l’alternance unique, pour reprendre le mot de Michéa, est pour lui la meilleure. Mais cette formule, le va-et-vient entre gauche libérale et droite libérale, est un peu épuisée. Alors il faut mimer une démarche antisystème…

Pour Emmanuel Macron le moment décisif sera selon moi courant février, lorsque les gens qui ne s’intéressent au jeu électoral que par intermittence, notamment parmi les catégories populaires, commenceront à faire leur choix. Il est tout à fait possible qu’alors Emmanuel Macron voit son niveau annoncé se rapprocher de son socle réel, les libéraux de gauche, soit moins de 10% du corps électoral. Après, les capacités d’auto-destruction du Parti socialiste sont telles qu’il pourrait devenir par défaut le candidat de la gauche de gouvernement. Ce serait assez ironique, mais pas totalement immérité.

LVSL – Une autre personnalité semble jouir d’un regain de popularité. Il s’agit de Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci s’appuie notamment sur une forte visibilité sur les réseaux sociaux, il connait d’ailleurs un succès inédit sur Youtube. Dans quelle mesure pensez-vous qu’il soit possible de matérialiser cette popularité en réussite électorale ?

JSM – La configuration est là très différente. Il y a un électorat passé de Jean-Luc Mélenchon, puisqu’il a rassemblé 11,1% des suffrages exprimés en 2012. C’était un score important, d’autant que la tentation du vote utile à gauche en faveur de François Hollande était très forte. Cela donne à penser sur la notion de vote utile, d’ailleurs. La radicalisation du discours politique libéral à droite lui donne une chance : comme les électeurs anticipent l’élimination de la gauche dès le premier tour, ils pourraient être tentés par un vote d’opposition, un vote qui prépare l’éventuel conflit social que provoquerait l’application du programme de François Fillon. Cela permet à Jean-Luc Mélenchon d’étendre son influence à gauche. Tout la question est de savoir s’il pourra aller au-delà, c’est à dire concilier ce signifiant épuisé, la gauche, avec le peuple, la multitude et, car la vie politique se joue dans un espace fini, la nation. Il le tente, et c’est cela pour moi l’originalité fondamentale. Les moyens d’expression qu’il s’est choisis – mélange de traditions et d’innovations, d’émissions classiques et de vidéos, etc – fonctionnent aussi parce qu’ils illustrent ce pari idéologique.

LVSL – La primaire du PS va bientôt avoir lieu. Dans un contexte de division de la gauche on constate de fortes disparités idéologiques entre les candidats et un affaiblissement historique de la social-démocratie. Croyez-vous que les élections de 2017 seront l’occasion de l’éclatement du PS et d’une recomposition de la gauche maintes fois annoncée ?

JSM – Je ne vois pas la même chose que vous. Où sont les disparités idéologiques ? L’espace politique de cette primaire est des plus réduits. Au fond, c’est ce qui reste quand on a soustrait Jean-Luc Mélenchon d’un côté, Emmanuel Macron de l’autre. Un peu comme si le Parti socialiste dans les années 1970 avait été amputé du CERES et de la nouvelle gauche. Alors, évidemment, puisqu’il s’agit d’une compétition politique, on essaie de donner l’impression de clivages, on transforme les fissures en crevasses et les crevasses en abîmes. Chacun y trouve son compte, les candidats comme les médias. La réalité est que s’affrontent pour l’essentiel des gens ayant gouverné ensemble, et qui sont peu ou prou solidaires du bilan du quinquennat écoulé.

Pour parler d’avenir, si le candidat socialiste devait être battu dès le premier tour de la présidentielle, ce qui est à l’heure actuelle l’hypothèse la plus vraisemblable, il y aura sans doute un phénomène très intéressant. Admettons que ce soit François Filon contre Marine Le Pen. En ce cas, je suis persuadé qu’une bonne partie des cadres éminents du Parti Socialiste seront tentés par une formule droito-compatible. Face à une candidate stigmatisée, il sera aisé d’habiller son arrivisme d’oripeaux républicains. D’ailleurs, et le second tour des élections régionales l’ont montré, les réflexes conditionnés fonctionnent encore dans l’électorat. Evidemment, tous n’iront pas, et l’on aura alors une possibilité réelle d’éclatement du Parti Socialiste, d’autant que celui-ci est fragilisé par ses déroutes électorales aux scrutins locaux, notamment les municipales.

Il se pourrait qu’il y ait un schéma trinitaire renouvelé par rapport à aujourd’hui. Non plus un duel gauche-droite avec un FN en tiers exclu, mais une opposition entre la droite (élargie aux réformateurs libéraux de tous bords) et le FN (sous une appelation renouvelée probablement, tenant l’union des souverainistes), avec une gauche recomposée, un peu comme Podemos ou le Labour actuel, occupant la position dominée mais irréductible qui est depuis trente ans celle du parti lepéniste. La campagne électorale est précisément l’occasion d’éviter ce schéma, ou, s’il se réalise, de faire en sorte qu’il existe encore un débouché politique pour ce que l’on appellera par habitude le mouvement ouvrier, ou le mouvement social. Il vaudrait mieux en ce cas, si je puis m’avancer sur ce point, éviter de s’enfermer dans ce signifiant « gauche ».