Le capitalisme russe de nouveau dans l’impasse

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Comment la Russie en est-elle arrivée à attaquer un pays frère ? Si l’impérialisme ou la folie revancharde de Poutine sont souvent évoqués, les dynamiques de l’économie russe depuis la chute de l’URSS le sont beaucoup moins. Or, ces évolutions permettent de comprendre l’impasse dans laquelle se trouve le régime de Vladimir Poutine depuis environ une décennie. Si celui-ci a su rebâtir une économie forte, mais très inégalitaire, durant les années 2000, faisant oublier le désastre des années 1990, l’économie russe stagne depuis la crise de 2008. Dans un contexte d’insatisfaction croissante de la population, la fuite en avant nationaliste s’est avéré le seul moyen de maintenir le régime oligarchique en place. Texte de l’économiste Cédric Durand, auteur de Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique (Zones, 2020), édité par William Bouchardon.

Le dernier film de Kirill Serebrennikov (cinéaste critique du régime de Poutine, ndlr), « La fièvre de Petrov », débute dans un bus de banlieue bondé. A l’arrière du bus, un homme pose une question rhétorique : « Avant (sous l’ère soviétique, ndlr), on avait un billet gratuit pour le sanitorium chaque année. C’était bon pour le peuple. Mais depuis Gorby nous a vendus, Eltsine a tout dépensé, puis Berezovsky s’est débarrassé de lui, a nommé ces types. Et maintenant quoi ? ». Petrov, sous l’emprise de la fièvre s’imagine alors faire partie d’un peloton d’exécution éliminant des oligarques.

L’atmosphère sombre et violente, mais témoigne de l’exaspération de nombreux Russes. « Ces types » désignent ouvertement Poutine et sa clique. Quant au « quoi ? », il pose la question du type de société qu’est la Russie contemporaine. Quelles sont les dynamiques de son économie politique ? Comment a-t-elle pu en arriver à entrer en guerre avec un pays voisin avec lequel elle est si étroitement imbriquée ?

Durant trois décennies, une paix froide a régné dans la région, alors que la Russie et le reste de l’Europe se jetaient corps et âmes dans la mondialisation néolibérale. Désormais, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions économiques et financières prises par les pays occidentaux marquent le début d’une nouvelle ère. Les illusions d’une transition réussie de la Russie vers l’économie de marché sont en train de se dissiper définitivement.

Bien sûr, le récit d’un développement heureux depuis la fin de l’URSS a toujours été une fable. En 2014, Branco Milanovic (économiste serbo-américain, spécialiste de la pauvreté et des inégalités, ndlr) dressait un bilan de la transition vers le capitalisme des pays de l’ancien bloc de l’Est : « Seuls trois pays, et tout au plus cinq ou six pays, peuvent être considérés comme faisant partie du monde capitaliste riche et (relativement) stable. Beaucoup sont à la traîne, et certains sont tellement à la traîne que pendant plusieurs décennies, ils ne peuvent même pas aspirer au point où ils en étaient lorsque le mur est tombé ».

Les promesses de démocratie et de prospérité ne se sont jamais matérialisées pour la plupart des citoyens de l’ancienne Union soviétique.

En effet, les promesses de démocratie et de prospérité ne se sont jamais matérialisées pour la plupart des citoyens de l’ancienne Union soviétique. De par sa taille et sa centralité politico-culturelle dans la région, la Russie est le nœud gordien de ce processus historique. Or, si la Russie, en tant que grande puissance, est marquée par un tropisme militaire et impérialiste, les dynamiques économiques sont toutes aussi importantes pour comprendre la situation actuelle et la fuite en avant des élites russes vers la guerre.

Les années 1990 : plus jamais ça

L’agression de la Russie fait partie d’une tentative désespérée et tragiquement mal calculée de faire face à ce que Trotsky appelait « le fouet de la nécessité extérieure », c’est-à-dire l’obligation de suivre les autres États pour préserver une certaine autonomie politique. C’est ce même mécanisme qui a conduit les dirigeants chinois à adopter une libéralisation économique contrôlée au début des années quatre-vingt, alimentant 40 ans d’une insertion globalement réussie dans l’économie mondiale et permettant au régime de se reconstruire et de consolider sa légitimité.

Dans le cas de la Russie soviétique, le fouet a brisé l’État. Comme l’a montré Janine Wedel dans son ouvrage Collision and Collusion. The Strange Case of Western Aid to Eastern Europe (2000), la disparition de l’Union soviétique a profondément affaibli les élites nationales, discréditées. Durant les premières années de réformes, l’autonomie politique de l’Etat russe était si faible que les décisions politiques majeures étaient prises par une clique de conseillers américains dirigés par Jeffrey Sachs (économiste américain et ardant défenseur du consensus de Wahsington, ndlr) et un petit groupe de jeunes réformateurs russes, parmi lesquels Yegor Gaidar – le Premier ministre qui a lancé la libéralisation des prix, aux conséquences décisives – et Anatoli Chubais – le tsar de la privatisation qui, jusqu’à l’invasion, était un proche allié de Poutine.

La « thérapie de choc » a entraîné une désindustrialisation drastique et une explosion de la pauvreté. Ce désastre économique est à l’origine d’un sentiment d’humiliation nationale, qui a suscité une méfiance durable vis-à-vis de l’Occident.

Cette « thérapie de choc » a entraîné une désindustrialisation drastique et une explosion de la pauvreté. Ce désastre économique est à l’origine d’un sentiment d’humiliation nationale, qui a suscité une méfiance durable vis-à-vis de l’Occident. Etant donné le traumatisme de cette période, la devise la plus populaire en Russie reste « les années 90 : plus jamais ça ».

Vladimir Poutine a construit son régime sur cette devise. Un rapide coup d’œil à l’évolution du PIB par habitant permet de comprendre pourquoi (voir ci-dessous). Les premières années de la transition ont été marquées par une profonde dépression (période I) qui s’est terminée par le crack financier d’août 1998. Loin de l’effondrement décrit par Anders Åslund dans Foreign Affairs, ce moment fut en fait le début d’un renouveau. Le rouble a alors perdu 80% de sa valeur nominale en dollars, mais dès 1999, lorsque Poutine est arrivé au pouvoir grâce à la seconde guerre de Tchétchénie, l’économie a commencé à se redresser.

PIB russe pas habitant (1990-2020) en parité de pouvoir d’achat. Données : Banque Mondiale

Avant le krach, les prescriptions macroéconomiques issues du « consensus de Washington » nourrissaient une dépression sans fin, les politiques anti-inflationnistes et la défense obtuse du taux de change vidant l’économie des moyens nécessaires à la circulation monétaire. La montée en flèche des taux d’intérêt et la fait que l’État russe ne soit même plus capable de payer les salaires et les pensions de retraites entraînèrent la généralisation du troc (qui représentait plus de 50 % des échanges inter-entreprises en 1998), des arriérés de salaires endémiques et l’exode des firmes industrielles russes, qui tentèrent leur chance sur les marchés étrangers.

Dans les zones les plus reculés, l’usage de l’argent avait presque complètement disparu de la vie ordinaire. Au cours de l’été 1997, j’ai passé quelques jours dans le petit village de Chernorud, sur la rive occidentale du lac Baïkal : les villageois récoltaient des pignons et les utilisaient – un verre plein de pignons étant l’unité de compte – pour payer un trajet en bus jusqu’à l’île voisine d’Olkhon, pour leur logement ou pour acheter du poisson séché. La situation sociale, sanitaire et criminelle était désastreuse, nourrissant un sentiment général de désespoir, palpable dans le taux de mortalité.

1999-2008 : la reprise prolongée

Comparée à la catastrophe que le pays venait de traverser, la période suivante a été une fête. De 1999 à la crise financière mondiale de 2008, les principaux indicateurs macroéconomiques ont été assez impressionnants : le troc a rapidement reculé et le PIB a progressé à un taux annuel moyen de 7 %. Après avoir été pratiquement divisé par deux entre 1991 et 1998, il a pleinement retrouvé son niveau de 1991 en 2007, ce que l’Ukraine n’a jamais réussi à faire. Les investissements ont rebondi, de même que les salaires réels, avec des augmentations annuelles de 10 % ou plus. À première vue, un miracle économique russe semblait alors plausible.

Bien sûr, les performances économiques enviables du début de l’ère Poutine ont été rendues possibles par la montée en flèche des prix des matières premières. Toutefois, si ce facteur est important, il n’est pas le seul. Ainsi, l’industrie russe a bénéficié des effets stimulants de la dévaluation du rouble en 2008. Cette perte de valeur a rendu compétitifs les produits fabriqués localement, induisant une importante substitution aux importations. Les entreprises industrielles étant par ailleurs totalement déconnectées du secteur financier, elles n’ont pas souffert du krach de 1998.

De plus, en raison de l’héritage de l’intégration corporatiste soviétique, les grandes entreprises ont généralement préféré retarder le paiement des salaires dans les années 90 plutôt que de licencier leur personnel. En conséquence, elles ont ensuite été en mesure d’augmenter très rapidement leur production pour accompagner la relance de l’économie. Le taux d’utilisation des capacités est passé d’environ 50% avant 1998 à près de 70% deux ans plus tard. Des taux plus élevés d’utilisation des capacités ont contribué, à leur tour, à la croissance de la productivité, créant ainsi un « cercle vertueux ».

Le régime de Poutine a profité de la manne des exportations de matières premières pour enclencher un retour de l’intervention de l’État dans l’économie.

En outre, le régime de Poutine a profité de la manne des exportations de matières premières pour enclencher un retour de l’intervention de l’État dans l’économie. A cet égard, les années 2004 et 2005 ont constitué un tournant. Si le processus de privatisation s’est poursuivi, ce fut à un rythme beaucoup plus lent. Sur le plan idéologique, le consensus est même allé dans l’autre sens, en mettant l’accent sur la propriété publique. Un décret présidentiel du 4 août 2004 a établi une liste de 1 064 entreprises ne peuvant être privatisées et de sociétés par actions dans lesquelles la part de l’État ne peut être réduite.

Entre-temps, une extension significative de l’activité publique a eu lieu, grâce à une combinaison pragmatique de méthodes administratives et de mécanismes de marché. La cible principale était le secteur de l’énergie, l’objectif étant de rétablir une mainmise publique ferme sur la rente énergétique et, accessoirement, d’éliminer des rivaux potentiels tels que le magnat libéral du pétrole Mikhail Khodorkovsky.

Au-delà du secteur des combustibles fossiles, divers instruments de politique industrielle et un encouragement actif aux investissements russes à l’étranger traduisent une volonté de soutenir l’émergence d’entreprises capables d’affronter la concurrence mondiale dans des domaines tels que la métallurgie, l’aéronautique, l’automobile, les nanotechnologies, l’énergie nucléaire et, bien sûr, les équipements militaires. L’objectif affiché était d’utiliser la rente provenant de l’exportation de ressources naturelles pour moderniser et diversifier une base industrielle largement obsolète, afin de préserver l’autonomie de l’économie russe.

Cette tentative de restructuration des actifs productifs laissait entrevoir une vision de développement. Toutefois, certaines erreurs stratégiques en matière d’insertion dans le capitalisme mondial et les tensions entre dirigeants politiques et capitalistes nationaux ont empêché l’émergence d’une articulation réussie de l’économie russe.

2008-2022 : la stagnation

Les répercussions sur l’économie russe de la crise financière de 2008 et l’agonie de la croissance au cours de la décennie suivante (période III) sont les symptômes d’un échec du développement. Il se manifeste d’abord par la dépendance permanente à l’égard des exportations de matières premières, principalement des hydrocarbures, mais aussi des métaux et, plus récemment, des céréales. Cette dépendance a conduit à deux problèmes. D’abord, sur le plan extérieur, cette spécialisation rend la Russie vulnérable aux cycles économiques mondiaux, via les fluctuations des cours des matières premières. En Russie même, cela a signifié que la stabilité politique dépendait de la redistribution de la rente de certaines industries.

L’échec du développement est également lié à son niveau élevé d’intégration financière avec les marchés mondiaux. Dès 2006, le compte de capital a été entièrement libéralisé, c’est-à-dire les capitaux sont autorisés à entrer ou sortir du pays sans aucune restriction. Cette décision, ainsi que l’entrée de la Russie à l’OMC en 2012, ont articulé une double allégeance : d’une part au projet américain de capitalisme global dont la pierre angulaire est précisément la capacité des capitaux à circuler librement et, d’autre part, à l’élite économique nationale, dont le train de vie fastueux et la défiance à l’égard du régime exigeaient de pouvoir disposer de leur fortune et leurs entreprises pour les placer à l’étranger.

Au niveau macroéconomique, ces politiques d’intégration à l’économie de marche internationale ont favorisé l’entrée d’investisseurs étrangers, ainsi que les investissements russes à l’étranger. Cette augmentation spectaculaire du bilan international du pays était évidemment une source de vulnérabilité qui, associée à la dépendance des exportations de matières premières, explique pourquoi l’économie russe a été très touchée par la crise financière mondiale, avec une contraction de 7,8 % en 2009.

Durant la décennie précédant la guerre en Ukraine, l’économie russe s’est donc caractérisée par la stagnation, le maintien d’une répartition extrêmement inégale des revenus et des richesses héritée des années 90 et un déclin économique relatif vis-à-vis des pays riches et de la Chine.

Pour faire face à l’instabilité résultant de cette insertion subordonnée dans l’économie mondiale, les autorités ont opté pour une coûteuse accumulation de devises, mais dont le rendement est faible. En conséquence, malgré le fait que la Russie reçoive plus d’investissements étrangers qu’elle n’en exporte, l’économie russe a dû consacrer entre 3 et 4 % de son PIB aux paiements financiers destinés au reste du monde au cours des années 2010.

Durant la décennie précédant la guerre en Ukraine, l’économie russe s’est donc caractérisée par la stagnation, le maintien d’une répartition extrêmement inégale des revenus et des richesses héritée des années 90 et un déclin économique relatif vis-à-vis des pays riches et de la Chine. Certes, certains secteurs ont connu des développements plus positifs. À la suite des sanctions et contre-sanctions adoptées après l’annexion de la Crimée en 2014, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire ont par exemple bénéficié d’une dynamique de substitution des importations. En parallèle, un secteur technologique dynamique a permis le développement d’un riche écosystème numérique national ayant de fortes ramifications mondiales. Mais ces évolutions positives n’ont pas suffi à contrebalancer les déficiences globales de l’économie russe.

En 2018, des manifestations de masse contre une réforme néolibérale des retraites ont contraint le gouvernement à reculer partiellement. Surtout, elles ont révélé la vulnérabilité croissante du régime, en raison de son incapacité à tenir ses promesses de modernisation de l’économie et de protection de l’Etat-providence. Ainsi, cette stagnation a largement sapé la légitimité de Poutine, qui n’a eu d’autres options que jouer de plus en plus la carte du nationalisme, y compris par des opérations militaires.

Vers des jours sombres

Confrontée à des difficultés économiques importantes et à un isolement politique après son aventure en Ukraine, les perspectives pour la Russie sont sombres. À moins de remporter une victoire rapide, le gouvernement vacillera à mesure que les Russes ordinaires vont ressentir le coût économique de la guerre. Face à cela, la réponse du pouvoir sera très probablement l’intensification de la répression. Pour l’instant, l’opposition est fragmentée et différents courants de la gauche, y compris le Parti communiste, se sont ralliées derrière le drapeau (mais certains dissidents de gauche, comme le socialiste Alexei Sakhnin, s’opposent à la guerre, ndlr) – ce qui signifie qu’à court terme, Poutine n’aura aucun mal à réprimer la dissidence. Mais au-delà, le régime est menacé sur de multiples fronts.

D’abord, les entreprises sont terrifiées par les pertes qu’elles vont subir, et les journalistes financiers russes tirent ouvertement la sonnette d’alarme. Bien sûr, il n’est pas facile de prédire l’issue des sanctions – qui ne sont pas encore pleinement appliquées – sur les fortunes des oligarques individuels. Il faut noter que la Banque centrale russe a habilement stabilisé le rouble après qu’il ait perdu un tiers de sa valeur immédiatement après l’invasion. Mais pour les capitalistes russes le danger est réel.

Deux exemples illustrent les défis auxquels ils seront confrontés. Le premier est le cas d’Alexei Mordashov – l’homme le plus riche de Russie selon Forbes – qui a récemment été ajouté à la liste noire des sanctions de l’UE pour ses liens présumés avec le Kremlin. À la suite de cette décision, Severstal, le géant de l’acier qu’il possède, a interrompu toutes ses livraisons en Europe, qui représentaient environ un tiers des ventes totales de l’entreprise, soit quelque 2,5 millions de tonnes d’acier par an. L’entreprise doit maintenant chercher d’autres marchés en Asie, mais avec des conditions moins favorables qui nuiront à sa rentabilité. De tels effets en cascade sur les entreprises des oligarques auront des répercussions sur l’ensemble de l’économie.

La combinaison d’un appauvrissement généralisé et d’une frustration nationaliste constitue une vraie nitroglycérine politique.

Deuxièmement, les restrictions sur les importations posent de graves difficultés pour des secteurs tels que la production automobile et le transport aérien. Un « vide technologique » pourrait s’ouvrir, étant donné le retrait du marché russe de sociétés de logiciels d’entreprise telles que SAP et Oracle. Leurs produits sont utilisés par les grandes entreprises russes – Gazprom, Lukoil, la Corporation nationale de l’énergie atomique, les chemins de fer russes… – et il sera coûteux de les remplacer par des services locaux. Pour tenter de limiter l’impact de cette pénurie, les autorités ont légalisé l’utilisation de logiciels pirates, étendu les exonérations fiscales pour les entreprises technologiques et annoncé que les travailleurs du secteur informatique seraient libérés des obligations militaires. Mais ces mesures ne sont qu’un palliatif temporaire. L’importance cruciale des logiciels et des infrastructures de données pour l’économie russe met en évidence le danger des systèmes d’information monopolisés, dominés par une poignée d’entreprises occidentales, dont le retrait peut s’avérer catastrophique.

Dès lors, il ne fait aucun doute que la guerre en Ukraine sera délétère pour de nombreuses entreprises russes, mettant à l’épreuve la loyauté de la classe dirigeante envers le régime. Mais le consentement de la population au sens large est également en danger. Alors que les conditions socio-économiques continuent de se détériorer pour l’ensemble de la population, la devise qui a si bien servi Poutine contre son opposition libérale (« les années 90 : plus jamais ça ») pourrait bientôt se retourner contre le Kremlin. La combinaison d’un appauvrissement généralisé et d’une frustration nationaliste constitue une vraie nitroglycérine politique. Son explosion n’épargnerait ni le régime oligarchique de Poutine, ni le modèle économique sur lequel il repose.

Electricité : « C’est le marché qui a fait exploser les prix » – Entretien avec Anne Debrégeas

Centrale nucléaire EDF et éoliennes. © Bastien Mazouyer pour LVSL

Explosion du prix de l’électricité, difficultés en série de la filière nucléaire, potentielle privatisation des barrages hydroélectriques, absence de filière industrielle dans le solaire ou l’éolien… Le système électrique français est plus fragile que jamais. Pour Anne Debrégeas, porte-parole du syndicat SUD Energie et chercheuse en économie au sein d’EDF, tous ces maux ont une même cause : l’obsession du marché imposé par l’Union européenne. Dans cette interview fleuve, elle nous explique comment l’ouverture à la concurrence fait exploser nos factures et mine la transition énergétique et nous propose des pistes pour rebâtir une grande entreprise de service public. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Alors que les élections présidentielles se profilent, les prix de l’électricité risquent d’augmenter fortement. Pour limiter cette hausse, le gouvernement a décidé courant janvier d’augmenter de 20% les volumes d’électricité qu’EDF est contrainte de vendre très bon marché à ses concurrents dans le cadre de l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique, ndlr). En réaction, le 26 janvier dernier, plus de 40% des employés d’EDF ont fait grève pour dénoncer cette décision qui va coûter plus de huit milliards d’euros à l’entreprise. Pourquoi EDF est-elle obligée de vendre de l’électricité à ses concurrents et comment analysez-vous cette décision du gouvernement ?

Anne Debrégeas : EDF est obligée de vendre à ses concurrents depuis 2011. Le volume concerné est de 100 térawatts-heure (TWh), ce qui correspondait à l’époque à un quart de sa production nucléaire. Cette décision a été prise suite à l’ouverture des marchés de l’électricité à la concurrence. Personne ne voulant mettre en concurrence les centrales les unes par rapport aux autres, EDF a continué à exploiter presque l’intégralité du parc français de production, dont tout le nucléaire. Les concurrents ont vite compris qu’ils n’auraient pas accès à la ressource nucléaire, moins chère à la production que toutes les autres énergies. Sauf à rogner sur leurs marges, ils risquaient de ne pas être concurrentiels sur le marché. Ils ont commencé à râler auprès de la Commission européenne. Cédant à la pression de cette dernière, la France a mis en place ce système d’accès régulé.

Celui-ci est totalement aberrant : EDF est obligée de mettre à la disposition de ses concurrents ces 100 TWh pour qu’ils puissent les revendre à leurs clients ! On fait mine de mettre en concurrence quelque chose qu’il n’était pas possible de mettre en concurrence puisqu’on se refusait à privatiser la majorité des centrales. Pour concurrencer EDF, on a créé une activité qui n’existait pas auparavant et qu’on pourrait appeler une activité de fourniture à coût forcé. Parler des concurrents d’EDF est un terme impropre : ce sont principalement des fournisseurs qui ne produisent rien et dont l’activité consiste à acheter à un prix cassé de l’électricité grâce à l’Arenh (complété par des achats sur les marchés de gros, ncldr) pour la revendre en engrangeant des bénéfices. En fait, ces prétendus concurrents ne font rien. Ils ne produisent pas, ils ne stockent pas et ils ne choisissent même pas l’électricité qu’ils vendent puisque le courant arrivant chez le client est le même pour tout le monde et, par exemple, n’est absolument pas plus “vert” que celui de son voisin. Ils ne livrent même pas l’électricité puisque l’alimentation se fait par le réseau géré par RTE et Enedis, qui contrôle 95 % de la distribution d’électricité. Ces “concurrents”, entre guillemets donc, font seulement du trading, voire de la spéculation. Ils mettent leur logo sur la facture ! Je cite souvent cette phrase d’un fournisseur, le groupe Equateur, qui est assez emblématique : « Nous ne sommes pas plus énergéticiens qu’Amazon n’est libraire »…

« Les concurrents d’EDF ne produisent pas, ne stockent pas, ne choisissent même pas l’électricité. Ils ne la livrent pas… Ils font seulement du trading, voire de la spéculation, et ils mettent leur logo sur la facture. »

Nous sommes donc en présence d’un système de concurrence aberrant entre environ 80 fournisseurs qui vivent sous perfusion. Comme consommateurs, nous savons tous ce dont il s’agit : nous avons tous été démarchés par ces fournisseurs qui nous vendent une électricité moins chère, plus verte etc., alors que c’est la même pour tout le monde ! Les associations de consommateurs disent que ces démarchages sont souvent très agressifs, parfois frauduleux. Il ne peut pas en être autrement. Si on veut créer de la concurrence, il faut de toute façon faire un système aberrant. En dehors de ces 100 TWh, les fournisseurs achètent sur les marchés de l’électricité dont le fonctionnement est assez délirant. Le prix y est fixé par ce qu’on appelle le “coût marginal”, à savoir un coût variable dépendant de la quantité de courant produite par la centrale électrique la plus chère en production à un instant donné. Ce qu’ils ne se procurent pas dans le cadre de l’Arenh, les revendeurs l’achètent à un prix très volatile, complètement décorrélé des vrais coûts de production et très dépendant du prix du gaz, qui alimente souvent ces centrales.

Que s’est-il passé en 2021 ? Bien que les coûts de production n’aient bougé que de 4% dans l’ensemble des centrales, par le jeu du “coût marginal”, les prix du gaz se sont envolés et les prix de l’électricité ont suivi. Mis en difficulté, les fournisseurs ont répercuté la hausse sur certains clients dont les tarifs étaient indexés à ces prix marchés. Ces derniers ont vu leur facture exploser, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises plus ou moins grandes. Les industries dites « électro-intensives », c’est-à-dire pour lesquelles l’électricité représente une grande partie des coûts, par exemple la métallurgie, étaient vraiment menacées. L’État a donc dû intervenir en pompier afin d’éviter les hausses infernales pour les particuliers et de limiter les risques économiques pour les industriels.

« EDF va devoir racheter 20 TWh de sa propre électricité à 257€/MWh sur le marché et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! »

Résumons. Pour les particuliers, l’Etat a plafonné la hausse du tarif réglementé de vente à 4%. Nous reviendrons sur le sujet. Pour ceux qui sont partis chez des fournisseurs alternatifs sans tarif réglementé, l’Etat a donc imaginé de donner aux fournisseurs un accès à une quantité supplémentaire de courant fourni par EDF à prix coûtant (ARENH) afin qu’ils puissent reporter cette baisse sur la facture de leurs clients. On aurait pu faire plus simple en versant une subvention aux clients. Hélas, nos dirigeant ont souhaité repasser par un mécanisme de marché en disant à EDF : “Dorénavant, ce ne sera plus 100 TWh mais 120 qu’il faudra vendre à la concurrence”. Problème, cela a été fait très tardivement : pour 2022, EDF avait déjà soit réservé son nucléaire pour ses propres clients, soit vendu cette électricité à l’avance sur le marché pour se protéger des fluctuations des cours. Les 20 TWh, EDF n’en disposait pas !

Demander en 2022 à EDF de vendre 20 TWh de plus à ses concurrents revient donc, ni plus ni moins, à lui demander de payer la différence entre les prix de marché et le coût de production. EDF va devoir racheter ces 20 TWh – de sa propre électricité ! – au prix de marché de décembre 2021, soit 257€/MWh et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! La commission de régulation a bien annoncé qu’elle allait surveiller le comportement des fournisseurs privés. Les experts pensent qu’il sera difficile de mettre en place cette surveillance.

En résumé, le prix de l’électricité a complètement explosé alors que les coûts de production sont très stables simplement parce qu’on a créé un mécanisme complètement absurde de concurrence. Cette pseudo-concurrence a donné naissance à une armée de fournisseurs qui ne font que du trading. Les prix ayant flambé dans un épisode spéculatif, l’État, une nouvelle fois, est intervenu en pompier sans régler le problème, via un mécanisme ultra compliqué qui subventionne les fournisseurs en pillant EDF.

« D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer. »

Oui. Malgré ce manque à gagner de huit milliards, personne ne va laisser couler EDF (depuis l’interview, le gouvernement a annoncé une recapitalisation de 2,1 milliards d’euros, ndlr). Antérieurement, EDF était en grande difficulté car les prix de marché étaient trop bas, et donc inférieurs à ses coûts de production. La conjoncture s’est inversée ces derniers temps et l’entreprise se portait bien grâce à des prix plus hauts. Alors qu’elle avait l’opportunité de remplir ses caisses, on lui demande de donner une partie de ces profits à ses concurrents ! Oui, c’est un problème. D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer.

LVSL : Revenons sur les prix de l’électricité. Vous avez expliqué qu’ils sont largement indexés sur le prix du gaz puisque, pour produire un MWh supplémentaire, le plus simple est d’allumer une centrale au gaz, d’où cette corrélation et la flambée récente. Pour la France, dont l’électricité est produite à environ 70% par le nucléaire, le reste étant essentiellement de l’hydraulique, cette indexation sur le prix du gaz est particulièrement aberrante : comme vous l’avez rappelé, les coûts de production d’EDF ont augmenté de 4%, ce qui est très faible par rapport à la hausse des prix de marché. A l’automne dernier, la France avait demandé à l’Union européenne de définir un nouveau mécanisme de fixation des prix. Elle s’est heurtée à un refus. Êtes vous dans l’espoir qu’une réforme de ces prix de l’énergie puisse être trouvée ?

A.D. : Non, c’est impossible tant qu’on reste dans le marché. Le 21 septembre 2021, sur le plateau de Public Sénat, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, lui-même, expliquait que le marché européen de l’électricité était « aberrant » et « obsolète ». Mais début novembre, devant l’Eurogroupe, il est revenu sur ses propos en disant que le problème n’était pas le marché de gros, mais le marché de détail, c’est-à-dire les contrats qui lient les fournisseurs à leurs clients. On va bricoler des rustines, comme un système de stabilisateur de prix pour les clients individuels, où le producteur reverse aux fournisseurs, qui reversent à leurs clients l’écart entre le prix de marché et un prix fixe. Des contrats à long terme pour certains clients ont également été évoqués, mais uniquement sur le renouvelable. Troisième rustine possible, on va mettre en place un mécanisme pour garantir la viabilité des fournisseurs… En fait, le ministre ne propose que des mécanismes ultra compliqués. Depuis vingt ans, on n’a cessé d’agir de la sorte. Cette logique a donné naissance à l’Arenh.

« Tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix.»

Ces rustines ne cherchent qu’à contourner le problème du marché de l’électricité. Pourtant, quand on y réfléchit, une telle politique n’a aucun sens ! D’une part, les producteurs disent qu’il leur faut obligatoirement une visibilité sur leurs revenus car autrement ils ne peuvent pas investir sur des dizaines d’années : une centrale à énergie renouvelable est amortie sur 25-30 ans, le nucléaire sur 60 ans. D’autre part, les consommateurs ont eux aussi besoin de visibilité : les ménages pour maîtriser leur budget, les entreprises pour assurer la viabilité de leur activité. Donc tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix ! Dans le secteur de l’énergie électrique, Il n’y a logiquement pas de place pour la concurrence. En créant un marché pour rien avec cette activité délirante de fourniture imposée à EDF, on a juste créé un immense bazar, des coûts supplémentaires et de la gêne pour les consommateurs. En outre, un tel système n’aide en aucun cas la transition énergétique.

LVSL : Il y a vingt ans, les associations de consommateurs étaient pourtant plutôt en faveur de la création de ce marché, en disant que la concurrence allait faire baisser les prix… Aujourd’hui, ils en reviennent parce qu’ils voient bien que cela génère tout un tas de coûts supplémentaires comme les activités comptables, le démarchage et, bien sûr, la rémunération des actionnaires…

A.D. : Absolument. Par exemple, la CLCV, Consommation logement cadre de vie, la plus grosse association de consommateurs après UFC-Que Choisir, a carrément écrit un plaidoyer pour un retour au monopole de l’électricité. Les membres de cette association sont vent debout contre l’ouverture du marché : ils expliquent que cela ne peut pas fonctionner et que le problème du démarchage agressif est lié au fait que les fournisseurs n’ont aucun autre moyen de se démarquer. L’UFC-Que Choisir a une position plus ambiguë. Au début, ses dirigeants se sont dit : « puisque les marchés sont ouverts, essayons de faire des achats groupés avec nos clients ». De manière générale, ils deviennent de plus en plus critiques.

On assiste à la même évolution chez les industriels. Fort logiquement : avec l’ouverture de marché, les tarifs ont explosé. Entre 2007 et 2020, le prix de l’électricité pour les ménages a augmenté de 50% hors taxes, alors que les coûts ont augmenté d’environ 1% par an en moyenne. Durant la seule année 2021, si rien n’avait été fait, l’augmentation aurait été de 45% hors taxes sur nos factures ! Or, en 2021, les coûts de production n’ont augmenté que de 4 à 5%. Cette flambée est lié à la volatilité des marchés spéculatifs, qui ne reflètent pas les coûts.

Par ailleurs, sur le long terme, cette mise en concurrence génère des surcoûts du fait de la naissance d’activités qui n’existaient pas : le réseau commercial et publicitaire, le trading, la négociation des marchés et la rédaction des contrats, la multiplication des systèmes d’information puisque chaque opérateur a désormais son système de facturation… Tous les fournisseurs ont aussi été contraints de dupliquer certaines fonctions d’ingénierie comme la prévision de consommation. Des coûts juridiques peuvent s’ajouter à tout cela lorsqu’il y a des différends. Ces coûts de transaction finissent par se retrouver sur la facture. Pour l’opérateur historique, EDF, ce sont aussi des surcoûts nets. Enfin, la rémunération du capital est de loin le surcoût plus important. 

Nous n’avons parlé jusqu’à maintenant que des concurrents d’EDF qui ne produisent rien. Parallèlement, des délégations de services publics sur certains moyens de production, principalement ceux relatifs au développement des renouvelables, se font beaucoup par l’appel aux capitaux privés via des appels d’offres. L’investisseur qui l’emporte se voit garantir par l’Etat un prix d’achat sur toute la durée de vie de la centrale. C’est une forme de rente. Certains se diront que les choses ne seraient pas différentes si le projet restait public. Ce n’est pas le cas. Dans le coût de production de l’électricité, le coût d’investissement sur le long terme pèse plus que tout. Donc le taux de rémunération de l’apporteur de capitaux, la banque ou les actionnaires, pèse énormément dans le coût total. Quand vous achetez une maison à crédit, vous en payez deux fois le prix en comptant les intérêts car le taux de l’emprunt n’est pas nul. Il en sera de même pour l’Etat quand il fait appel aux capitaux privés pour construire une centrale.

Anne Debrégeas. © Anne Debrégeas

RTE a récemment proposé des scénarios pour 2050, appelés « Futurs Énergétiques 2050 » (avec plusieurs variations selon la part de nucléaire, ndlr). Pour évaluer l’impact de ce taux de rémunération des apporteurs de capitaux – appelé « coût moyen pondéré du capital » -, ils ont pris en compte deux niveaux de rémunération du capital à 4% ou à 7%, mis en regard du taux à 1% auquel l’Etat peut s’endetter ou auquel on rémunère les livrets A. Les résultats sont clairs : lorsqu’on passe de 1 à 4%, les coûts du système électrique (production+réseau) augmentent d’environ 30% (29% pour le scénario renouvelable, 38% pour le scénario nucléaire). Or, 4%, c’est vraiment le minimum de ce que demandent les investisseurs privés ; Total, par exemple, a récemment annoncé qu’il refuserait tout investissement dont le taux de rentabilité du capital serait inférieur à 10%. En passant de 1% à 7%, le coût total gonfle de 70% pour le scénario renouvelable et de 93% pour le scénario nucléaire !

Lorsqu’on paie sa facture d’électricité, on paie donc en très grande partie le capital apporté par les investisseurs. Il est essentiel de faire en sorte que la rémunération du capital soit la plus faible possible. Pour cela d’abord, il faut supprimer un maximum le risque et s’adresser à des structures solides et la plus solide, c’est l’État. Deux options s’offrent à nous. Soit l’Etat finance les investissements, en empruntant à faible taux ou en utilisant l’épargne des Français – tel que le livret A rémunéré 1%/an – et les tarifs de l’électricité seront largement indexés sur ces coûts. Soit l’Etat s’adresse au privé et les consommateurs vont payer largement plus cher leur courant, peut-être de 50% , juste pour rémunérer les investisseurs…

LVSL : Parlons du mix électrique de la France, et notamment du nucléaire, qui fait à nouveau débat dans la campagne présidentielle. Emmanuel Macron a récemment annoncé vouloir construire six réacteurs EPR, voire huit supplémentaires . En parallèle, un certain nombre de réacteurs sont à l’arrêt cet hiver, à tel point que nous avons dû remettre en activité des centrales à charbon. Le fameux EPR de Flamanville a déjà dix ans de retard, ce qui engendre des surcoûts très importants. Quoi que l’on pense du nucléaire, la filière nucléaire française est-elle encore capable de construire et de faire fonctionner ces réacteurs EPR ?

A.D. : On peut effectivement se le demander. L’EPR est un fiasco. Le retard est absolument incroyable. Pour le construire, trois milliards d’euros avaient été budgétés. On avoisine les dix-neuf milliards, dont déjà sept milliards de ce qu’on appelle les intérêts intercalaires, c’est à dire les frais financiers portant sur la phase de construction. Jadis, la France a su construire l’essentiel de son parc au rythme de cinq réacteurs mis en service chaque année ! Peut-être avons-nous perdu des compétences parce que nous n’avons pas assez développé le parc. Mais depuis longtemps, Sud Energie souligne d’autres problèmes nés d’une hiérarchie confisquée par des financiers et des gestionnaires, peu encline à s’intéresser à la technique. Les collègues qui travaillent dans le nucléaire nous disent que maintenant les chefs sont trois ans dans un endroit, trois ans dans un autre. Ils n’ont pas les compétences suffisantes. De plus, comme ils ne souhaitent pas faire de vague, quand il y a un problème, ils sont souvent tentés de le masquer plutôt que de chercher à le régler collectivement.

N’oublions pas la question de la sous-traitance : 80% de l’activité de maintenance du parc existant est sous-traitée. Or, les sous-traitants sont moins bien formés que les gens en interne, ont de moins bonnes conditions de travail et débarquent dans la centrale sans connaître vraiment les installations. De plus, par peur de payer des pénalités et en raison de leur statut précaire, il est encore plus difficile pour un sous-traitant de dire quand il y a un problème. Par exemple, sur le chantier de l’EPR de Flamanville, on trouve pas moins de 600 sous-traitants, s’exprimant en 25 langues différentes. On imagine bien que cela ne facilite pas l’organisation ou la transparence lorsqu’il y a des problèmes à reconnaître ! Pour EDF, les nouvelles difficultés résultent aussi de l’évolution constatée dans la gestion des ressources humaines, donc des carrières. Elle a conduit à une rupture entre le monde de ceux qui exécutent et celui de ceux qui encadrent. Jadis, les premiers progressaient en interne et se retrouvaient dans l’encadrement. Cette désorganisation est renforcée par un management calé sur le dogme libéral : chacun regarde ses indicateurs, puis change de boulot régulièrement…

« Par peur de payer des pénalités et en raison de leur statut précaire, il est encore plus difficile pour un sous-traitant de dire quand il y a un problème. »

Concernant le parc nucléaire actuel, qui assure 70% de la production, celui-ci est fragile et de plus en plus souvent à l’arrêt. Cette très faible disponibilité est liée à trois choses. D’abord à un défaut générique de corrosion sur les circuits primaires, constaté sur la centrale de Civaux puis sur d’autres installations comme celle de Chooz ou Penly. On craint que ce problème ne soit assez répandu, en particulier sur le palier de 1350-1400 MWh, le plus général sur le parc nucléaire. Outre ces problèmes techniques, on était déjà en situation tendue car le COVID a désorganisé les plannings de maintenance, prévus très longtemps à l’avance. Enfin, nous avons un parc vieillissant, donc les problèmes se cumulent. Tout cela entraîne un niveau de production très bas pour le nucléaire : on prévoit entre 280 et 300 TWh pour 2022, alors qu’on pouvait jadis tourner jusqu’à 400 !

Que se passe-t-il quand on manque d’électricité et que le nucléaire et les renouvelables ne peuvent pas produire plus ? Généralement on se tourne vers le gaz, l’énergie la plus rapide à mobiliser . Hélas, le gaz devient très cher. Le charbon lui est préféré. Le problème, évidemment, c’est que le charbon est beaucoup plus polluant que le gaz. Certains nous disent que l’on paie plus cher parce qu’on est connecté au marché européen. Ce serait le prix à payer pour avoir une sécurité qui permet de mutualiser les productions de pointe. Cette théorie est complètement fausse : il est certain que le réseau interconnecté est une sécurité et que la France doit rester connectée au reste de l’Europe, mais cette interconnection a été créée bien avant les marchés. Certes, les autres pays européens utilisent plus de gaz que nous, mais pas au point d’expliquer les envolées des prix du marché. Le recours au charbon est donc lié à ce mécanisme de tarification au coût marginal qui fixe les prix sur les marchés.

LVSL : Le nucléaire français est donc plutôt mal en point. Préconiseriez-vous d’en construire davantage ou plutôt de se tourner vers le renouvelable ?

A. D. : Pour définir une trajectoire vers la neutralité carbone, la seule démarche possible est de partir des scénarios de long terme. C’est ce que propose notamment RTE, à horizon 2050, voire 2060. Quel que soit le scénario retenu, des investissements majeurs doivent être faits sur le parc de production et le réseau. Vu le temps que va prendre la construction des centrales nucléaires ou la création des filières pour l’éolien offshore, il faut s’y mettre maintenant. RTE a vérifié la faisabilité technique des différents scénarios, en a étudié le coût mais aussi les impacts écologiques, les risques industriels, les enjeux d’acceptabilité sociale etc. D’après son analyse, la différence de coût avec ou sans nucléaire est de l’ordre de 15% en 2050. Quand on voit les incertitudes dans lesquelles on est, j’estime que ça s’appelle l’épaisseur du trait. La question n’est donc pas économique, mais politique, écologique et sociale. Il y a aussi d’autres associations ou organismes publics qui font ce type de scénarios notamment l’ADEME et NégaWatt. Bref, nous avons tous les éléments pour faire notre choix.

« Dans tous les cas, il va falloir accepter des éoliennes ou du nucléaire et faire des efforts pour réduire la consommation. Pour moi, tout cela est une question démocratique majeure, qui doit faire l’objet d’un vrai débat citoyen, suivi d’un référendum. »

Maintenant, un choix politique doit être fait : préfère-t-on les risques intrinsèques au nucléaire avec les déchets qu’il produit ou l’impact sur les paysages et les paris industriels que comporterait un développement massif des énergies renouvelables et des moyens d’équilibrage comme l’hydrogène ? Dans tous les cas, il va falloir accepter des formes de nuisance et faire des efforts pour réduire la consommation, comme tous les scénarios le prévoient. Pour moi, tout cela est une question démocratique majeure, qui doit faire l’objet d’un vrai débat citoyen, suivi d’un référendum. Or, que s’est-il passé ? Dix jours après la sortie des scénarios RTE à l’automne, Emmanuel Macron annonçait qu’il relançait le nucléaire ! D’un point de vue démocratique c’est presque insultant… EDF avait aussi fait ses propres scénarios mais ne les a jamais sortis, préférant sans doute les utiliser pour du lobbying loin des regards. Le président de la République a pris sa décision de manière unilatérale, dans l’ombre, sous l’influence des lobbys. C’est tout sauf démocratique.

Un autre problème s’est rajouté, celui de la taxonomie verte européenne (classification des différentes sources d’énergie, qui a reconnu le gaz et le nucléaire comme énergies vertes, ndlr). Tout le monde discute pour savoir ce qui doit être considéré comme énergie verte, mais personne ne se demande ce qu’est ce mécanisme. En fait, cette labellisation des énergies vertes incitera les investisseurs privés à investir plutôt dans telle ou telle technologie. Donc au lieu de choisir un scénario, de planifier et d’investir via le secteur public, on abandonne la décision aux investisseurs ! La « main invisible du marché » incitera à aller plutôt vers le nucléaire ou pas. C’est d’autant plus scandaleux que les choix énergétiques ne relèvent pas de l’Europe. D’où le fait que les autorités bruxelloises créent des mécanismes ultra-compliqués que personne ne comprend pour noyer le poisson. RTE nous dit qu’il faut investir entre 20 et 25 milliards d’euros par an dans le système électrique, aujourd’hui on en est à 12 ou 13 milliards. Ce n’est pas avec ce genre de mécanismes incitatifs tordus, qui ont largement fait la preuve de leur inefficacité, qu’on va arriver à quelque chose. Nous allons nous retrouver, comme chaque année, à rater nos objectifs et même pire puisque le charbon remonte…

LVSL : Puisque vous parlez de rater nos objectifs, la France, avait comme tous les autres pays de l’Union européenne, des objectifs de développement du renouvelable. Nous sommes le seul pays européen qui les a ratés : on visait 23% de renouvelable dans le mix énergétique en 2020, on dépasse à peine les 19%. Comment expliquez-vous ce retard ?

A.D. : Nous sommes dans une situation un peu différente des autres en raison de notre parc nucléaire et, jusqu’à récemment, nous étions largement surproducteurs. Il ne faut pas non plus idéaliser les performances des autres pays. Les Allemands, par exemple, sont ultra-dépendants des énergies fossiles : ils “crament” énormément de charbon et ont besoin de Nord Stream 2 pour le gaz. Grâce au nucléaire, l’électricité française est très décarbonée et nous avons donc un peu moins le couteau sous la gorge que les autres. 

Le problème de la France, c’est le manque de volonté politique, alors qu’il faut faire des choix maintenant. Le système est dans un tel état de désorganisation que nos gouvernements passent plus de temps à essayer de remettre sur pied le marché, plutôt que d’atteindre nos objectifs. Par ailleurs, non seulement les objectifs de renouvelables ne sont pas atteints, mais c’est la même chose pour l’isolation des bâtiments, absolument essentielle pour baisser la consommation. Pour les énergies renouvelables, les projets sont soumis à des mécanismes de marché, à des appels d’offres très compliqués : comme le secteur évolue très vite, il est difficile de définir la réglementation et de rédiger des cahiers des charges qui prévoient tout. Donc on perd un temps fou et à l’arrivée, cela coûte beaucoup plus cher.

LVSL : Par conséquent, on se retrouve sans aucun parc éolien offshore en France alors qu’au Royaume-Uni, en Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas, il y en a déjà beaucoup…

A.D. : Oui. Par ailleurs, le fait de recourir au privé n’aide pas à résoudre les problèmes d’acceptabilité. On le voit sur les éoliennes offshore dans la baie de Saint-Brieuc, où la polémique dure depuis 2012 : bien sûr il y a une opposition citoyenne au projet en général, mais je pense aussi que les habitants ont le sentiment que ce projet ne va pas leur apporter grand chose. Une entreprise locale candidatait. Le marché a été donné à Iberdrola, une grosse entreprise espagnole. Je rappelle que l’été dernier, celle-ci a osé faire turbiner l’eau de ses barrages pour produire de l’électricité parce que les prix étaient très hauts alors même que l’Espagne était en pleine sécheresse. Obnubilés par le marché, nous n’avons pas protégé nos filières françaises dans l’éolien. Cela vaut aussi pour le solaire ; on importe tout massivement d’Asie alors qu’on a du silicium chez nous ! C’est totalement absurde : le seul critère, c’est le prix et la rentabilité à court terme. Cela a détruit nos filières industrielles, pourtant indispensables.

LVSL : Avant de revenir sur ces filières, restons sur le renouvelable dont nous disposons, c’est-à-dire principalement les barrages hydroélectriques. Ayant été construits depuis un certain temps déjà, ils sont largement amortis aujourd’hui. Il s’agit donc de rentes pour EDF ou pour les autres opérateurs comme la CNR ou la Shem (qui appartiennent en partie au groupe Engie, ndlr). Or, dans ce cas également, l’Union Européenne est revenue à la charge en demandant que les concessions soient ouvertes à la concurrence. La position de la France a évolué plusieurs fois sous le quinquennat : au début, le gouvernement semblait vraiment vouloir privatiser des barrages, puis on a eu le projet Hercule (projet de restructuration du groupe EDF, ndlr) où le secteur hydroélectrique était sanctuarisé et restait public, mais Hercule a été suspendu suite à la mobilisation des syndicats. Où en est-on aujourd’hui ? De nouvelles concessions de barrages vont-elles être confiées, au moins en partie, au privé ?

A.D. : On est toujours en standby, mais à vrai dire, nous avons gagné une bataille idéologique. Nous avons développé tout un argumentaire, repris par certains députés, notamment Marie-Noëlle Battistel (PS) et Delphine Batho (anciennement PS, désormais non-inscrite). Nous avons fait un gros rapport qui détaille cette aberration à la fois sur le plan de la sûreté – ce sont des ouvrages ultra-sensibles – et sur le problème de la gestion de la ressource en eau. En effet, l’eau des barrages sert essentiellement à l’électricité, mais elle répond aussi à d’autres usages comme l’irrigation, le tourisme, le maintien de l’écosystème en aval etc. La ressource en eau est appelée à se raréfier avec le réchauffement climatique ; la situation est déjà tendue et l’eau va devenir une ressource très rare donc ultra-stratégique. Enfin, le réseau de barrages est la pierre angulaire de notre système électrique. Il représente pratiquement l’unique moyen de stockage, il est donc vraiment crucial de l’utiliser au mieux.

NDLR : Lire à ce sujet l’article de Pierre Gilbert sur LVSL (2018) : « Scandale de la privatisation des barrages : une retenue sur le bon sens »

Je pense que c’est grâce à cette action syndicale que, dans Hercule, il était prévu de mettre les barrages à l’abri de la concurrence en les mettant dans une filiale 100% publique. En effet, le droit européen impose une mise en concurrence quand il s’agit de concessions, sauf dans le cas où tout le secteur est géré par une entité à 100% publique ou en régie c’est à dire par l’État. Hercule a capoté. On ne va pas s’en plaindre. Même s’il y avait des choses positives, comme la nationalisation des filières de production historiques, il y avait aussi des choses très négatives.

Notre colère n’est pas retombée. Une proposition de loi sénatoriale des écologistes, visait à garder ce petit bout d’Hercule, c’est-à-dire à placer l’hydroélectricité dans une entité 100% publique, ce qui aurait définitivement écarté le risque de concurrence. En plus, ce projet incluait tous les barrages de France, c’est-à-dire à la fois ceux gérés par EDF mais aussi ceux gérés par la CNR et par la Shem, les filiales d’Engie. Comment pouvait-on s’opposer à cette proposition ? De manière invraisemblable, toutes les organisations syndicales autres que la nôtre (Sud Energie, ndlr) s’y sont opposées sur des arguments assez hallucinants. Nos détracteurs ont, par exemple, dit qu’il fallait sortir tout le système public de la concurrence, sinon rien, ou qu’inclure la CNR et la Shem signifierait dissoudre ces entreprises ou qu’EDF risquerait d’éclater. Dans Hercule, la Commission européenne utilisait la sanctuarisation de l’hydroélectricité comme monnaie d’échange pour augmenter l’ARENH et éclater véritablement EDF. Dans le contexte de la proposition de loi sénatoriale, les barrages auraient effectivement été séparés du reste d’EDF mais dans une entité 100% publique. Une coordination aurait été obligatoire. Les syndicats s’étant prononcés contre ce projet, les parlementaires se sont appuyés sur leurs avis pour le rejeter. Je pense qu’il y a aussi eu des calculs politiciens derrière ces choix. Toujours est-il que le projet n’est pas passé alors que nous avions une occasion de mettre nos barrages hors concurrence dans un système public.

LVSL : Revenons sur les filières. Sous pression de l’Etat, qui possède 84% des parts d’EDF, l’établissement a dû absorber au cours des dernières années un certain nombre d’entreprises. On pense notamment à Areva en 2017, qui était très fragilisée par le scandale Uramin. Sur le solaire, où nous importons presque tout de Chine, EDF est propriétaire de l’entreprise Photowatt mais ne lui passe pas de commandes. Plus récemment, ce sont les turbines Arabelle, vendues à Général-Electric, qui ont été rachetées par EDF pour plus d’un milliard d’euros. On pourrait se dire qu’EDF se retrouve désormais en capacité d’avoir une filière complète couvrant l’ensemble des moyens de production énergétique. Pourtant ces acquisitions ont été beaucoup critiquées, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

A.D. : S’agissant du rachat d’Areva, il est certain que l’entreprise a quelques casseroles. Il faut un contrôle citoyen et un peu plus de transparence sur cette filière, donc instaurer des garde-fous. Photowatt était une entreprise française indépendante. Sarkozy avait demandé à EDF de la racheter. Elle a développé une technologie de couche mince un peu avant-gardiste, donc ses panneaux photovoltaïques sont plus chers (mais sont moins polluants à fabriquer, ndlr). Les prix s’étant complètement effondrés sur la technologie dite classique, dans une logique de marché, les filières plus chères ont été abandonnées.

EDF se comporte comme un acteur privé. D’abord, ses dirigeants investissent très peu en France, l’essentiel de leurs investissements sont à l’international. Parmi ces projets internationaux, il y a parfois des choses très discutables comme la mise en danger de la communauté autochtone d’Union Hidalgo au Mexique. En fait, ils vont là où ça rapporte et participent à la privatisation du système électrique des autres pays. Au contraire, dans tous les pays qui n’ont pas encore un accès suffisant à l’électricité, EDF devrait avoir une politique de coopération, pas une politique expansionniste guidée par la recherche de profit. Je pense aussi que l’Etat a demandé à EDF de ne pas trop investir en France afin de faire de la place à la concurrence, l’établissement assurant déjà 80 % de la production d’électricité . C’est pour cela qu’il faut une vraie volonté publique, une vraie planification, une vraie politique industrielle pour faire en sorte que le dernier mot ne reviennent pas toujours au moins-disant. Avec le moins-disant, c’est simple, ce sont les Chinois qui gagnent. Ils subventionnent leurs productions, leur main-d’œuvre est moins chère, leurs normes environnementales et de sécurité sont plus laxistes 

« On fait d’EDF un oligopole privé comme un autre au lieu d’une entreprise chargée d’une mission de service public. »

Tout cela ressort en partie de la responsabilité d’EDF, mais principalement de la puissance publique qui n’a aucune stratégie industrielle pour le pays. Ce constat va bien au-delà de l’énergie. Je conseille à tous de regarder La guerre fantôme, un documentaire très bien fait, qui revient sur la vente scandaleuse d’Alstom à Général Electric et de ses turbines hydrauliques. Sous la menace, nous avons bradé nos turbines, alors qu’elles sont la garantie de notre avenir (ndlr : les turbines ont été rachetées, mais pour un coût deux fois supérieur à celui de leur vente). Au lieu d’avoir une optique de service public de long terme et de développer une politique industrielle en matière énergétique en support au scénario qu’on a choisi, on laisse tout au marché. On fait des coups financiers, on vend, on rachète à l’étranger, bref on fait d’EDF un oligopole privé comme un autre au lieu de la concevoir comme une entreprise chargée d’une mission de service public.

LVSL : En effet, EDF est en train de devenir un groupe dont on ne comprend plus vraiment l’objectif si ce n’est qu’il agit comme un acteur privé. Si on voulait revenir à une grande entreprise publique, à un monopole qui produit de l’électricité avant tout pour la France, comment faudrait-il s’y prendre ? Ne faudrait-il pas se confronter aux traités européens ?

A.D. : Clairement oui. Sur la question des traités européens, lorsque nous avons interrogé les représentants des différentes commissions parlementaires, ils nous ont certes dit qu’il était possible de sortir l’hydroélectricité de la concurrence en créant une entité publique, mais ils nous ont clairement indiqué qu’il n’était pas possible de sortir du marché tout le secteur électrique. Donc pour moi, il n’y a qu’une solution possible, nous devons renationaliser le secteur électrique, et même énergétique (plusieurs candidats à la présidentielle proposent, tel que Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot, proposent de renationaliser EDF et Engie, le gouvernement a également indiqué ne pas exclure l’hypothèse étant donné les difficultés de l’entreprise, ndlr), en sachant que nationaliser n’est pas forcément tout étatiser. 

Cela signifie qu’il faut sortir de la sphère marchande et de la concurrence le secteur énergétique. La propriété doit être publique et le seul objectif de gestion doit être l’intérêt général et non la rentabilité à court terme. Clairement, cela implique qu’on désobéisse aux traités européens. Nous devons refuser de les appliquer et essayer de les renégocier. Si ce n’est pas possible, l’Europe nous donnera des pénalités, et bien nous ne les paierons pas. Je ne pense pas qu’on nous envoie des chars pour cela. D’ailleurs, d’autres pays sont dans une situation similaire. J’en veux pour preuve ce qui s’est passé en Espagne cet été quand les consommateurs ont vu leurs factures s’envoler. Ce sont plutôt les pays du Nord qui ne veulent apparemment pas toucher au marché. Très bien pour eux, mais nous, nous nous y opposons. Quant au niveau international, il faut s’en tenir à de la coopération, notamment aider les pays qui n’en ont pas les moyens à avoir accès à l’électricité sans passer par la case charbon. L’objectif ne doit pas être lucratif. Par ailleurs, s’opposer aux thèses de l’Union européenne ne veut pas dire se déconnecter du réseau européen.

Rien ne justifie de créer le bazar que l’on a sous les yeux, tout ça pour le compte d’intérêts privés. Les résultats de Total font froid dans le dos : ils sont là à se congratuler sur leurs excellents résultats avec un taux de distribution de dividendes très élevé et prévoient que ce sera encore mieux en 2022 car les prix du gaz ont explosé. Et cela ne les empêche pas de profiter des aides d’État sur l’électricité ! Ils disent même que la volatilité des prix est une bonne chose pour eux parce qu’elle leur donne une marge de spéculation pour se faire de l’argent ! Alors évidemment ils se verdissent. Par exemple avec un méga-projet solaire au Qatar grâce auquel les investisseurs sont invités à la Coupe du monde. Les dirigeants de ces groupes sont vraiment sans foi ni loi. Ils n’en ont rien à faire de l’intérêt général, ils se gavent et c’est tout. Voilà ce qu’on est en train de faire du secteur public.

Note : Anne Debréagéas a développé ses propositions dans plusieurs textes tels que la note du think tank Intérêt général « Planifier l’avenir de notre système électrique », une contribution pour The Other Economy et le syndicat Sud-Energie.

La longue agonie du fret ferroviaire

© Ale3xanderD, Pixabay

Le 22 octobre dernier, le premier ministre inaugurait en grande pompe la reprise du train des primeurs : le Perpignan-Rungis. Après deux ans de suspension, ce retour fait écho aux mesures annoncées le 27 juillet pour relancer le fret ferroviaire. Cette initiative semble pourtant déjà s’inscrire dans une longue liste de plans de relance qui n’ont pas donné les effets escomptés. Alors, comment expliquer ce déclin du fret ferroviaire ?

En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transportait pas des voyageurs mais des marchandises. Avec seulement 18 kilomètres de voies, la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, tractée par des chevaux, servait à transporter de la houille depuis le port fluvial. Le transport de marchandises par train s’est ensuite développé de manière exponentielle au travers de compagnies privées. En 1882, la France possède alors la plus forte densité de chemin de fer au monde avec 26 000 km de voies. Les marchandises sont échangées dans des halles adjacentes aux gares, avant que le trafic ne soit peu à peu séparé des voyageurs.

En 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail.

En 1938, la création de la SNCF unifie le réseau. Il y a alors 6 500 embranchements jusqu’aux entreprises (les ITE) et plus de 42 500 km de voies. Cette situation continue dans l’après-guerre : en 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail et c’est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. Alors que les frontières entre cheminots du service voyageur et du service fret ne sont pas établies, on estime que 200 000 d’entre eux travaillent directement ou indirectement dans le transport de marchandises. Pourtant, la concurrence avec la route a déjà commencé. Les camions se multiplient et, en 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30% du transport de marchandises1. La baisse est brutale : ce chiffre passe à 20% en 1990, puis 17% en 2000 et 9% en 2010. Aujourd’hui, il reste moins de 5 000 cheminots au service de SNCF Fret et seulement 32 milliards de tonnes-kilomètres2 sont transportées sur les voies ferroviaires contre 317,3 milliards de tonnes-kilomètres sur les routes.

Le fonctionnement du fret ferroviaire

Pour expliquer cette baisse, il faut d’abord comprendre comment fonctionne le fret ferroviaire. En France, les trains de marchandises circulent le plus souvent sur le même réseau que les trains de voyageurs. Ils occupent donc des sillons horaires de la même manière que les autres trains. Ces sillons sont des laps de temps durant lesquels les trains utilisent une infrastructure donnée (aiguillage, gare, voie ferrée). Ils sont gérés par un gestionnaire de réseau qui les facture au travers de péages ferroviaires.

Pour le transport de marchandises, il existe deux types de trains. Le premier est le train massif qui transporte d’un point à un autre des marchandises sans réorganisation du convoi. Il peut s’agir par exemple d’un train au départ d’une usine agro-alimentaire qui va directement à une autre de transformation. Le second est le train de lotissement. Il est composé de wagons isolés qui doivent être réorganisés dans une gare de triage pour aller dans des directions différentes. Ce serait par exemple le cas d’une usine de voiture en Bretagne qui doit envoyer la moitié de ses wagons dans le Nord et l’autre moitié en Alsace. Le train s’arrête alors dans une gare de triage où les wagons sont remaniés avec d’autres wagons qui vont dans la même direction afin de former un train complet.

Réalisation personnelle

Pour les marchandises ne faisant qu’une partie de leur trajet en train, le reste étant effectué par voie maritime ou routière, il existe des terminaux de transport combiné. Il peut s’agir de conteneurs récupérés dans un port et qui sont ensuite déposés sur des wagons. Le transport combiné peut également avoir lieu entre le rail et la route avec la prise en charge de la remorque du camion ou du camion entier avec sa cabine (dans ce cas, il s’agit de ferroutage).

Réalisation personnelle

Enfin, si les trains sont chargés dans des terminaux gérés par la SNCF, certaines voies desservent directement des entreprises, usines ou entrepôts particuliers, on parle alors d’installation terminale embranchée (ITE) ou d’embranchement particulier. Il existe une autre spécificité : les Opérateurs Ferroviaires de Proximité (OFP). Ces entreprises gèrent une petite partie du réseau ferroviaire avec leurs propres matériels. Au port de La Rochelle par exemple, un OFP se charge des activités ferroviaires sur le port. Ces OFP peuvent soit gérer de manière étanche un réseau entre différents terminaux soit le gérer jusqu’au réseau SNCF où un autre opérateur ferroviaire prend le relais pour des plus longues distances.

Réalisation personnelle

Un déclin plus marqué que chez nos voisins

Le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres en 1984, contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. Cette diminution est également visible dans le mix modal du transport de marchandises : en 34 ans, la part du ferroviaire dans le transport de marchandises a diminué de 70%.

Évolution du mode de transport des marchandises depuis 1984 en France, INSEE. Réalisation personnelle

Si la situation est assez inquiétante dans toute l’Europe, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50% entre 2003 et 20183. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, subi une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux depuis 2003), seule la France connaît une chute aussi importante. Ainsi, alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois moindre que celui de l’autre côté du Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandise en Europe est de 18%, cette même valeur se situe en France dix points en deçà, à 9%.

Évolution du trafic du fret ferroviaire européen en tonne-kilomètre, base 100 = valeur en 2003, EUROSTAT. Réalisation personnelle

Qui a tué le fret ?

Témoignage de la diminution du fret, la gare de triage de Sotteville est devenue un cimetière ferroviaire. © Frédéric Bisson

On peut trouver trois explications au déclin du fret ferroviaire. 

Tout d’abord, il faut prendre en compte la situation industrielle et portuaire. La désindustrialisation a diminué de manière importante les marchandises à transporter sur de longues distances à l’intérieur du pays avec, par exemple, la fin des exploitations minières.

D’autre part, la France n’arrive pas à capter une part importante du trafic maritime international sur ses ports. Le tonnage de l’ensemble des ports français équivaut aujourd’hui au seul port de Rotterdam aux Pays-Bas. Anvers en Belgique est parfois même qualifiée de premier port français, une particularité surprenante vue la taille de la façade maritime de l’Hexagone, son positionnement stratégique et le nombre de ports prêts à accueillir des marchandises comme Marseille, Le Havre ou Saint-Nazaire. À cette situation s’ajoute une mauvaise liaison entre les ports français et les voies ferrées. Alors qu’à Hambourg près d’un tiers des marchandises transitent par le rail, seules 10% des marchandises dans les ports français font de même.

La concurrence de la route met aussi à mal le fret ferroviaire. Le transport routier présente pour les entreprises de nombreux avantages : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transports routiers d’autres États membres de l’UE permet aux transporteurs d’utiliser de la main-d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindre que ceux attendus normalement en France.

Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans des pays comme l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et maintenir une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire demeure moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20 euro en 2007 contre 0,51 euro pour un train de 1 800 tonnes ramené au même poids4.

La violente libéralisation et mise en concurrence voulue par Bruxelles est également responsable de ce déclin. En 1991, l’Union européenne impose une première réforme ferroviaire exigeant la séparation entre l’exploitation des lignes (pour le transport voyageur et fret) et la gestion de celles-ci. Cette réforme donne lieu à la création, en 1997, de Réseau Ferré de France (RFF), le gestionnaire des infrastructures ferroviaires. Pour se financer, RFF dispose des revenus des péages ferroviaires, ce qui représente en parallèle un nouveau coût pour les exploitants (même s’ils en payaient déjà indirectement une partie). Au cours des années 2000, sous la pression des gouvernements et de l’UE, la séparation entre les activités fret et voyageurs à la SNCF est renforcée. L’objectif ? Que l’État et les collectivités territoriales évitent de financer le fret avec des subventions à destination des services voyageurs (comme les TER).

L’ouverture à la concurrence du « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF.

Cette évolution entraîne un dédoublement des postes auparavant mutualisés, ce qui augmente les coûts d’exploitation. Dans la même période, l’Union européenne, qui ne jure que par le culte du « marché libre et non faussé », interdit aux États de financer leurs activités de fret, une situation d’autant plus compliquée en France que le service fret de la SNCF n’est plus équilibré budgétairement depuis 1998. En 2004, face à la dette du fret ferroviaire, l’État obtient la permission de l’Union européenne de le recapitaliser à hauteur de 800 millions d’euros (qui s’ajoutent aux 700 millions apportés par la SNCF), en contrepartie de quoi, la France ne doit plus refinancer le fret pendant 10 ans et doit ouvrir cette activité à la concurrence (2005 pour les lignes avec l’étranger puis 2006 sur les lignes intérieures). L’ouverture à la concurrence de ce « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF. Si celle-ci garde la majorité des parts du marché ferroviaire, les opérateurs étrangers vont prendre en charge les trains massifs plus rentables et laisser les wagons isolés, plus coûteux, à la SNCF.

Face à un tel déséquilibre, la crise du fret s’accentue et, deux plans de relance se succèdent en 2004 et en 2007 (plans Véron et Marembaud), tentant de limiter les pertes en abandonnant les dessertes de wagons isolés les moins rentables, menant à une baisse directe du volume transporté et des effectifs cheminots. En 2008, alors qu’il reste moins de 10 000 cheminots dans le fret, la SNCF achète GEODIS, un transporteur routier, et instaure de facto la concurrence au sein même de l’entreprise. La même année, la crise économique frappe de plein fouet le fret ferroviaire. Les plans s’enchaînent sans enrayer la crise. Les liaisons avec des wagons isolés sont restreintes et les ITE fermées (4 535 en 2002, 1 400 en 2015). En 2012, alors qu’un tiers du fret est assuré par des opérateurs extérieurs, la SNCF assure encore 400 trains de wagons isolés par semaine. Malgré cette saignée, la Cour des comptes demande en 2017 une nouvelle réduction du nombre de wagons isolés et la cession d’une partie de la flotte de locomotives. Un an plus tard, le rapport Spinetta demande la recapitalisation et la filialisation du fret ferroviaire. Cette même année, Fret SNCF supprime 754 postes et se fixe comme objectif de restreindre à 4 724 les effectifs en 2021. Enfin en 2020, à la suite de la réforme du ferroviaire, FRET SNCF devient une Société par Action Simplifiée, prélude à une cession du capital, c’est-à-dire une privatisation.

Le plan Castex, une nouvelle tentative de sauvetage du fret

Le 27 juillet dernier, un énième plan en faveur du fret ferroviaire a été présenté par le Premier ministre, qui a annoncé vouloir s’appuyer sur le développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et a garanti la gratuité des péages ferroviaires pour 2020 et la division par deux de leurs prix pour le fret en 2021. A ces annonces s’ajoute une recapitalisation de 150 millions d’euros.

Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va toutefois permettre à Fret SNCF de repasser dans le vert temporairement. Les syndicats de cheminots s’amusent à dire que cette même subvention, en 2000, aurait permis, au fret, qui transportait alors 17% du trafic de marchandise avec 10 000 cheminots, d’être excédentaire. Désormais, cet argent va uniquement permettre à Fret SNCF de maintenir son trafic actuel, et non d’investir dans les infrastructures.

Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales !

Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot

Une autre annonce concerne les autoroutes ferroviaires. Il nous faut ici expliquer ce terme. On le sait, le transport combiné est composé d’une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné. L’autoroute ferroviaire allie le transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les plans de relance Véron, Marambaud et Nadal, a pourtant de sérieuses limites. Comme son nom l’indique, il ne relie que peu de points de dessertes et montre donc assez peu de flexibilité. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : on met un camion sur un wagon. Une technique bien moins économique que le remplissage d’un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »

Un intérêt écologique, mais des entreprises sceptiques

Si les plans de sauvetage ou de relance du fret ferroviaire ont pour l’instant tous échoué, la demande citoyenne d’une relance est très présente, notamment pour des raisons écologiques. Le transport routier, aujourd’hui largement majoritaire en France, est à l’origine d’une forte pollution atmosphérique. En 2018, il génère à lui seul 28,6% des gaz à effet de serre (en équivalent CO2), contre 21,3% en 1990. Au sein des transports routiers, les poids lourds représentent en 2018 un quart des émissions (41,3% si on y inclut les véhicules utilitaires). L’ensemble du transport ferroviaire ne représente quant à lui que 0,1% des gaz à effet de serre.

Selon le rapport Bain, le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre (g/t-km) contre huit g/t-km pour le ferroviaire. Pour l’Agence européenne de l’environnement, ce chiffre serait plutôt de 20,97 g/t-km, à l’échelle européenne, contre 75,33 g/t-km pour le routier. Quoi qu’il en soit, le constat est sans appel : le fret ferroviaire émet quatre à dix fois moins de CO2 que la route. En outre, la forte électrification du réseau ferré français et notre important recours à l’énergie nucléaire garantissent une pollution très faible. En 2010, un rapport du Sénat, chiffrait ainsi le bilan écologique du transport de marchandises : 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes et 982 grammes/km pour un utilitaire léger. Par ailleurs, au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire participe à l’équilibre du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.

Toutefois, malgré ces divers avantages, les clients de Fret SNCF ne manifestent pas un grand attachement pour le ferroviaire. Plus de quatre clients sur dix s’en disent peu ou pas satisfaits et la moitié déçus du rapport qualité-prix. La ponctualité est également mise en cause : le rapport du Sénat de 2008 pointait ainsi une ponctualité dans la journée de seulement 70% pour les wagons isolés contre 80% dans l’heure pour les trains massifs. Les clients du fret ferroviaire réclament donc une fiabilité plus importante et un meilleur rapport qualité-prix, deux éléments qui les font pencher en faveur du transport routier.

Les solutions pour relancer l’activité

Pour aller au-delà des annonces, plusieurs projets existent. En 2008, le projet EuroCarex a ainsi essayé de créer un TGV fret de nuit. Après un essai en 2012 entre Lyon et Londres, le projet est aujourd’hui au point mort à cause de sa rentabilité à court terme. En 2014, le projet Marathon a mis sur pied le plus long train de fret d’Europe. Long de 1,5 km, il a transporté 70 wagons, contre 35 habituellement. En 2015, dans le prolongement de ce projet, le train le plus lourd du réseau ferroviaire, long de 947 mètres et avec une masse de 5 410 tonnes a relié Somain dans le Nord à Uckange en Moselle. Ces deux projets sont aujourd’hui au point mort. Depuis 2017, c’est le projet de train autonome qui est sur les rails. L’objectif est de développer divers niveaux d’autonomie pour un train (conduite assistée, conduite à distance, voire absence de conducteur) à horizon 2023. Si les conséquences sociales de ce projet ne sont pas encore connues, celui-ci devrait permettre d’améliorer la ponctualité des trains grâce au calcul informatique.

Le TGV Postal proposait entre 1984 et 2015 un service de transport de courrier à grande vitesse, il a été arrêté à la suite de la diminution du volume de courrier et l’envoi à J+2 à J+3 par La Poste. Aucun projet de train fret à grande vitesse n’a pour l’instant repris. © Florian Fèvre

Ces différentes innovations nous amènent à regarder de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, les trains de fret impressionnent par leurs dimensions, avec deux étages de conteneurs sur un seul wagon et une longueur pouvant atteindre plus de trois kilomètres. Des chiffres d’autant plus spectaculaires quand on les comparent aux 750 mètres des trains français. Comment expliquer ces différences qui pourraient largement augmenter la compétitivité du fret SNCF ? Le problème réside dans le réseau. Le réseau américain a été adapté au niveau des ponts et des tunnels pour que les trains puissent mesurer plus de 6 mètres de haut contre 4,28 mètres en France. Pour prétendre à ces dimensions en France, il faudrait adapter un nombre très important d’ouvrages. Pour la longueur, le problème vient également des infrastructures. Le réseau français a été construit historiquement pour des trains de 500 mètres de long puis de 750 mètres. Cela signifie que l’ensemble du réseau a été adapté sur ces distances avec des voies de garage et des triages à ces tailles. Aux États-Unis, le réseau est extrêmement long et permet de doubler des trains de plusieurs kilomètres de long. Pour obtenir les mêmes performances que le réseau américain, c’est tout le réseau ferroviaire, les wagons et les infrastructures qui devraient être adaptés en conséquence, ce qui demanderait d’importants investissements.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est plus compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est davantage compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère. Outre la pollution, les ballets de camions ont aussi un impact fort sur l’usure des infrastructures routières, sur les nuisances sonores, les embouteillages et les accidents de la route. Autant de facteurs qui plaident pour l’augmentation des impôts et droits de péages sur le fret routier.

Depuis le début du déclin du fret ferroviaire, ce sont 1,8 million de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Mais pour ce faire, trois éléments seront nécessaires : des investissement massifs dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), la remise en cause de la libéralisation du fret ferroviaire et une nouvelle façon de prendre en compte l’ensemble des conséquences négatives du transport routier.

Notes :

1 : Transport intérieur terrestre de marchandise par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE
2 : Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.
3 : Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT
4 : Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009

Chèque de 100 euros : la triple arnaque

© Zakaria Zayane

Face à l’envolée des prix de l’énergie, le Premier ministre a annoncé la mise en place prochaine d’une « indemnité inflation » de 100 euros pour 38 millions de Français. Ce petit geste électoraliste est cependant critiquable, tant il est peu ciblé et ne répond pas aux racines du problème. Surtout, ce chèque cherche à dissimuler l’ampleur des attaques sociales depuis 2017 et la privatisation du système énergétique.

Et si les gilets jaunes revenaient ? A six mois de l’élection présidentielle, les macronistes s’inquiètent des mobilisations sociales que pourrait susciter la forte hausse des prix de l’énergie : +20,1% sur un an, selon l’INSEE. L’enjeu est en effet très sensible : le pouvoir d’achat est de loin la préoccupation principale des Français pour la présidentielle et 57% considèrent qu’il a baissé depuis 2017. Après avoir gelé temporairement les prix du gaz jusqu’à la fin de l’année prochaine, le gouvernement a annoncé le versement d’une « indemnité inflation » de 100 euros pour tous ceux qui touchent moins de 2000 euros net par mois. Un chiffre rond, un versement automatique, visible sur la feuille de paie ou de retraite d’ici la fin de l’année : la mesure est conçue pour être palpable, juste avant les élections. Il faut dire qu’à part la suppression de la taxe d’habitation, la majorité manquait d’arguments pour défendre son bilan sur le pouvoir d’achat.

Un pansement sur une jambe de bois

Mais ce chèque est à l’image de la Macronie : derrière la façade de la communication, la politique est incohérente et ne résout jamais les vrais problèmes. Quand on regarde dans le détail, les faiblesses sont criantes. D’abord le montant : en apparence conséquent, il paiera en réalité moins de deux pleins d’essence ou représente seulement 8,33 euros par mois. Autant dire qu’il risque de ne pas peser lourd si les prix à la pompe continuent de monter. Ensuite le faible ciblage de cette mesure pose question, puisqu’elle est versée indépendamment de la possession et de l’utilisation d’un véhicule. Pour un gouvernement qui redouble d’ingéniosité pour traquer la fameuse « fraude sociale », on aurait pu imaginer que cette indemnité ne soit distribuée qu’aux détenteurs d’une carte grise. Certes, les automobilistes ne sont pas les seuls à payer l’énergie plus chère, mais ils sont particulièrement concernés.

Une taxe « flottante » sur les produits pétroliers – c’est-à-dire que le prix à la pompe ne varie pas, mais que la proportion entre taxes et prix du carburant fluctue en fonction des cours du baril – aurait sans doute été plus appropriée. Seulement voilà : ça ne serait pas vu directement sur la fiche de paie. Le gouvernement aurait également pu faire pression sur les distributeurs et producteurs d’énergie pour qu’ils baissent leurs marges, voire directement taxer leurs surprofits, comme l’a décidé le gouvernement espagnol. Le bénéfice exceptionnel du groupe Total, 4,6 milliards d’euros au troisième semestre – en hausse de 2200% par rapport à l’an dernier ! -, est ainsi à comparer aux 3,8 milliards que représente l’indemnité inflation.

Une aumône dans un océan d’austérité

Ces milliards distribués à l’approche des élections ne manqueront pas d’être récupérés par l’Etat via une augmentation de la fiscalité ou une baisse des dépenses publiques si Emmanuel Macron est réélu, en vertu de la trajectoire de « retour à l’équilibre budgétaire » qui prévoit un déficit de 2,8% en 2027. Ce chèque rappelle d’ailleurs la hausse de la prime d’activité annoncée suite au mouvement des gilets jaunes : plutôt que de relever le SMIC et d’engager des discussions avec les syndicats pour augmenter les salaires, comme cela avait été le cas en mai 1968, le pouvoir a préféré octroyer un petit chèque… aux frais du contribuable. Avec près de 120% de dette par rapport au PIB, nul doute que les technocrates de Bercy et de Bruxelles exigeront de nouvelles « réformes structurelles » une fois l’élection passée, en commençant par la réforme des retraites. Or, les réformes mises en place depuis 2017, de l’assurance chômage à la baisse des APL en passant par la hausse de la CSG, ont toutes conduit à une perte de pouvoir d’achat de la majorité de la population.

Si ces 100 euros apporteront un peu d’air à de nombreux Français, une hausse des petits salaires aurait été bien plus efficace. D’abord, elle aurait permis de répondre à l’inflation, qui, en raison de la forte reprise de la demande au niveau mondial et de la désorganisation des chaînes logistique suite aux mesures sanitaires, risque de durer. D’autre part, une revalorisation des faibles salaires aurait injecté directement de l’argent dans l’économie réelle. Au contraire, la politique fiscale du gouvernement se fonde toujours sur le principe du fameux « ruissellement », qui consiste à baisser la pression sur les plus riches (fin de l’ISF et de l’exit tax, flat tax…) ou à espérer vainement que l’épargne COVID des couches aisées finisse par être dépensée.

Le règne du marché reste intact

Outre la poursuite de l’austérité et du gel des salaires, les macronistes n’entendent pas non plus revenir sur les causes de la flambée des prix de l’énergie. En ce qui concerne le gaz, si son prix sera gelé toute l’année prochaine, le gouvernement prévoit toujours la fin des tarifs réglementés en 2023. Les factures risquent alors de fluctuer brutalement au gré des cours mondiaux, dont les évolutions dépendent certes de la conjoncture (température, situation économique…) mais surtout de la spéculation sur les marchés financiers. Les contrats de fourniture de long terme à prix fixe, qui permettaient d’éviter cet écueil, ont eux progressivement disparu depuis la libéralisation du secteur par Bruxelles au début des années 2000

Quant à l’électricité, elle ne pourra redevenir abordable qu’à condition de sortir du marché absurde imposé par l’Union européenne. Cette dernière oblige en effet EDF à vendre 25% de sa production à ses concurrents, qui ne l’achètent que si elle est moins chère que celle qu’ils peuvent produire, c’est-à-dire… si EDF vend à perte. D’autre part, afin de créer un marché commun à l’échelle européenne, le prix unique est fixé sur le coût marginal de l’électricité, c’est-à-dire le coût de production d’un MWh supplémentaire. Or, les centrales à gaz sont souvent les plus efficaces pour assurer ce surplus momentané de production, ce qui revient à aligner le tarif de l’électricité sur les cours du gaz. Pour la France, dépendante à 70% du nucléaire et souvent exportatrice net, ce système est clairement défavorable. Si Paris a récemment demandé une réforme de ce mécanisme, elle a été rejetée.

Ainsi, tant que la privatisation du secteur se poursuit, la hausse des prix de l’énergie risque de perdurer. Le chèque de 100 euros consenti par le gouvernement passera alors pour ce qu’il est vraiment : une aumône insuffisante pour se chauffer, se déplacer et s’éclairer correctement. Mais qu’importe puisque les élections seront passées…

Comment la baisse tendancielle du taux de profit explique le capitalisme d’aujourd’hui

© Aitana Perez pour LVSL

Alors que l’eau devient une marchandise comme une autre au Chili, les employeurs européens ne fournissent plus de vélos aux livreurs des plateformes. Tandis que Jeff Bezos s’envole dans l’espace, la planète brûle de l’Australie à la Californie… Le point commun entre ces faits ? La quête du profit. Si cette obsession pour l’appât du gain est critiquée pour ses abus, beaucoup n’y voient que la marque d’une cupidité excessive de certains entrepreneurs. Or, cette quête du profit maximum est intrinsèque au mode de production capitaliste. C’est du moins le postulat fondamental de la notion marxiste de baisse tendancielle du taux de profit. Elle permet de penser des phénomènes en apparence aussi divers que la concurrence oligopolistique, la plateformisation de l’économie, la financiarisation, ou encore la prédation exercée sur l’environnement, comme l’émanation d’un même mécanisme fondamental.

Comment expliquer la valeur que prennent les biens dans la société ? Pour Karl Marx, la valeur d’un bien est constituée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire la valeur procurée par son utilisation, et sa valeur d’échange, qui correspond à la quantité de travail moyen nécessaire à sa fabrication. Si toute la richesse est produite par les travailleurs, elle ne leur revient pas entièrement, loin s’en faut : les détenteurs des moyens de production s’accaparent une part de la valeur produite par les travailleurs via les revenus du capital. Le taux de profit est défini comme étant le rapport de la survaleur (l’excédent récupéré après les ventes de marchandises et le paiement des salaires) sur la somme du capital constant (les machines et matières premières) et du capital variable (la masse salariale ). Ainsi, en vue de maintenir ou d’augmenter son profit, les détenteurs de capital ont trois options :

1 – Augmenter la survaleur ;

2 – Diminuer la part de capital constant ;

3 – Diminuer la part de travail rémunéré.

Une des clés pour augmenter les taux de profit est l’innovation technique, qui permet de produire avec plus de machines – que Marx identifie comme étant une accumulation de travail vivant passé – et moins de force de travail vivante. En réduisant la part de la rémunération du travail vivant dans la production, les détenteurs de capital espèrent ainsi soit conquérir de nouvelles parts de marché en diminuant les prix de vente, soit, à prix de vente constants, augmenter leurs marges. Ce mode de production repose cependant sur une contradiction inhérente : c’est en cherchant à diminuer la part de ce qui permet pourtant leur plus-value (le travail vivant de leurs employés, seuls producteurs) que les employeurs entendent augmenter leur profit.

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental.

En effet, les entreprises rivales sur un même marché ne tardent jamais à s’imiter mutuellement et l’avantage compétitif obtenu grâce aux innovations techniques devient caduc. C’est bien cette dynamique que l’on identifie comme étant la baisse tendancielle du taux de profit : celle qui pousse les employeurs à recourir à moins de travail vivant pour bénéficier d’un avantage sur leurs concurrents… alors même que cet avantage n’est que temporaire puisqu’ils seront bien vite imités. Ce nivellement par le bas de l’usage de la force de travail est une contradiction interne du système capitaliste qui le rend instable, puisque c’est sur l’exploitation de cette force de travail que les employeurs fondent leur pouvoir économique.

Si le concept de baisse tendancielle du taux de profit fait l’objet de nombreuses controverses, il demeure pertinent pour comprendre certaines dynamiques actuelles du capitalisme. D’une part, cette grille de lecture permet de comprendre l’extension permanente des sphères lucratives, la déresponsabilisation des entrepreneurs vis-à-vis de l’appareil productif, et le suicide environnemental dans une même logique. D’autre part, elle permet de saisir la nécessité d’adopter un mode de production alternatif pour contrevenir à ce futur.

Comment les accumulateurs de capital s’y prennent-ils pour enrayer cette pente spontanée vers la diminution de leur taux de profit ? Bien des phénomènes qui caractérisent l’économie contemporaine – la concurrence entre groupes oligopolistiques pour la conquête de nouveaux marchés, le développement des plateformes, la financiarisation, la marchandisation des biens naturels, etc. – peuvent être lus à l’aune de cet objectif.

L’État au service de l’accumulation de capital

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental. L’idée selon laquelle les politiques néolibérales conduisent à moins d’État, souvent entendue chez une partie de la gauche, est partiellement incorrecte. Les grandes entreprises ont en réalité un besoin éperdu d’État afin de maintenir leur domination sur l’économie et, par ce biais, leur taux de profit. La création de nouveaux marchés par l’État s’effectue par le biais de sa puissance de coercition, ainsi que par l’instauration d’un cadre juridique qui leur est propice – comme le suggérait Marx et l’analysait de manière détaillée Karl Polanyi.

NDLR : Pour une analyse de l’État comme cadre instituant du libéralisme, lire sur LVSL l’article de Marin Lagny : « Polanyi, La grande transformation : de l’économie à la société (néo)libérale »

À mesure que l’autonomie de l’État décroît par rapport aux détenteurs de capital, celui-ci devient une machine à accroître leurs marges. Au sein des dépenses dédiées au service public, une part croissante tend à rémunérer les prestataires des délégations de services publics – ces derniers perdant alors leur caractère socialisé. Les partenariats public-privé, dans lesquels les entrepreneurs financent les infrastructures pour ensuite exiger des loyers exorbitants à l’État et aux collectivités s’inscrivent dans la même logique. La part croissante que l’État consacre aux aides aux entreprises, en particulier aux grands groupes, s’inscrit dans cette logique. Récemment, le travail d’information d’Allô Bercy détaillait la manière dont des milliards d’euros ont été versés aux multinationales sans contrepartie pendant la crise sanitaire, permettant le versement de dividendes indécents aux actionnaires. Cet épisode est loin de relever de l’exception. D’après la Cour des comptes, près de 140 milliards d’euros y sont dédiées chaque année, soit autant que les salaires versés aux fonctionnaires.

Le capitalisme de plateforme au secours de la classe dominante

De la même manière, la plateformisation de l’économie peut être lue à l’aune de cette volonté de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit.

NDLR : Pour une analyse marxiste du capitalisme de plateformes, lire sur LVSL l’article d’Evgeny Morozov : « « Extraction des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation »

Il rejoint l’enjeu du travail effectué de façon invisible – et gratuite. La question du travail domestique, encore très largement effectué par les femmes, est un exemple bien connu. Quand une employée de maison exerce les tâches domestiques chez un particulier qui l’emploie, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un travail dans tous les aspects qu’on lui donne. Dès que cette même femme effectue les mêmes tâches effectuées chez elle, celles-ci ne sont plus qualifiées de travail.

Une dynamique semblable peut être observée dans les domaines où l’économie est numérisée – par d’ingénieux artifices, les travaux salariés disparaissent et sont confiés à des travailleurs non payés. Il n’est que de considérer l’exemple de la bascule des démarches administratives vers la numérisation – à l’image de la déclaration des revenus en ligne – pour s’en convaincre. Par le passé, cet exercice était accompli par les agents des impôts et représentait un travail considérable de saisie informatique. Ce travail a subi une forme de privatisation à l’échelle individuelle : l’exécution de la tâche de saisie informatique est directement effectuée par le contribuable derrière son écran. Bien qu’il y ait des vertus à exempter les agents publics d’une telle tâche pénible et répétitive, son élimination a surtout été stimulée par la suppression de postes et l’accroissement de la charge de travail dans ces services. Comme l’analyse avec brio Frédéric Lordon, la délégation à l’individu du tri des déchets s’inscrit dans la même logique : déléguer un travail auparavant effectué par des salariés qualifiés à des citoyens-usagers, non qualifiés, qui le font gratuitement.

Analyser l’ubérisation au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production.

Si la classe dirigeante, attachée à la propriété lucrative source de ses profits, cherche donc à investir de nouvelles sphères d’activité pour étendre ses profits, elle semble en parallèle se lancer dans une large dynamique de désinvestissement de l’appareil productif. Il s’agit ici d’une évolution importante. Historiquement, les classes dominantes utilisaient en effet leur propriété de l’outil de travail des travailleurs comme légitimation de la ponction qu’elles réalisaient sur la valeur créée par le travail de ces derniers. Le capitalisme de plateforme rebat les cartes de cet état de fait et offre désormais la possibilité aux possédants de ne même plus avoir à investir dans l’appareil productif : ils peuvent s’en déresponsabiliser en laissant aux travailleurs eux-mêmes le soin d’acquérir leur propre outil de travail. Ainsi, le chauffeur Uber conduit sa propre voiture, le livreur Deliveroo achète lui-même son vélo, etc. Dans cette perspective, « l’apport » du propriétaire lucratif se retrouve réduit à peau de chagrin : il se contente de proposer une intermédiation entre offreurs et demandeurs, sans assumer aucune autre responsabilité, mais continue de ponctionner une part très importante de la valeur économique créée par les travailleurs de plateforme.

NDLR : Pour une analyse des implications sociales et juridiques de l’ubérisation, à lire sur LVSL : « auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance »

Si l’on sait combien cette intermédiation par le capitalisme de plateforme est à la fois mauvaise pour les travailleurs et évitable, l’analyser au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production. En définitive, non seulement le capitalisme de plateforme contourne le droit du travail, endette les travailleurs et les rémunère mal, mais il est aussi un moyen pour les possédants de ne plus avoir à s’encombrer de l’appareil productif dans certains secteurs d’activité, tout en continuant à y exercer une ponction. Le fort développement du télétravail à la faveur de la crise sanitaire peut aussi être lu à l’aune de cette dynamique d’abandon, par la classe possédante, de certains coûts intrinsèquement liés à l’activité réelle. Concrètement, généraliser le télétravail est l’opportunité, pour l’employeur, non seulement de casser la cohésion entre salariés, mais aussi de se débarrasser de certains frais inhérents à l’entretien de l’outil de travail : bureaux, matériel informatique, etc.

La financiarisation comme compensation de la baisse des taux de profit

Un autre secteur d’activité permet de générer beaucoup des profits en supportant un faible coût de production : la finance. Si les détenteurs de capitaux jugent encore insuffisante la ponction qu’ils réalisent sur le travail vivant effectué dans l’économie réelle, ils peut choisir d’utiliser leur patrimoine financier comme un levier de profitabilité démultiplié ou, pour reprendre une expression courante (mais passablement erronée), « faire travailler son argent ». Historiquement, la finance passe principalement par les prêts bancaires, qui permettent de recevoir des intérêts pour avoir mis à disposition des fonds servant aux prêts. Dans le capitalisme contemporain, cette logique s’étend aujourd’hui à des entreprises au départ bien éloignées des métiers de la banque. Il est désormais très courant de pouvoir acheter un produit à crédit sans passer par sa banque.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique.

Ainsi, les activités bancaires elles-mêmes sont aujourd’hui dépassées en termes de taux de profit par les activités dites « de marchés », c’est-à-dire les paris en Bourse. Rien de plus simple, en effet, que de spéculer sur la hausse ou la baisse d’une valeur, qu’il s’agisse d’une part d’entreprise (action), d’une dette (obligation), du prix des matières premières, d’une monnaie, d’un indice boursier etc. Les plus-values à la clé peuvent être considérables, tandis que les coûts de production sont ridicules, les traders étant d’ailleurs de plus en plus remplacés par des algorithmes.

La finance, monstre froid déconnecté de l’économie réelle ? Les crises financières révèlent au contraire à quel point elle est imbriquée dans celle-ci. Lorsque les détenteurs de capitaux entrent au capital d’une entreprise, c’est parfois pour spéculer, mais aussi pour acquérir un pouvoir décisionnaire sur les orientations de la production et toucher des dividendes. Généralement indifférents à ce que produit l’entreprise et aux conditions environnementales et sociales dans lesquelles s’exercent cette production, les actionnaires sont en revanche particulièrement attentifs à la rente qu’ils vont pouvoir en obtenir. En exacerbant l’obsession du profit déjà présente dans une entreprise indépendante des marchés financiers, en l’indexant sur une logique de spéculation financière, la finance bouleverse donc le régime d’accumulation capitaliste traditionnel, et porte à un degré supérieur l’obsession de maximisation du taux de profit.

Un capitalisme prédateur

L’impact de la rapacité des détenteurs du capitaux sur les travailleurs, mais aussi sur l’environnement, est un leitmotiv majeur de la théorie marxiste. « Le capital épuise deux choses : le travailleur et la nature », écrivait Karl Marx. Dans la théorie marxiste, le capitalisme élimine toutes les restrictions à l’appropriation de la nature – appropriation, car ce processus conduit à tirer des bénéfices du « travail impayé » extra-humain (accumulation géologique, biodiversité…) en les sortant des bilans des entreprises [5]. Les lentes évolutions géologiques et physiques, étalées sur des millions d’années, ayant permis de constituer les réserves d’hydrocarbures, sont ainsi gratuitement accaparées – on peut en dire autant de la surpêche ou de l’utilisation abusive des sols par l’agriculture intensive, qui détruit la biodiversité sans payer un centime, alors que tout le système de production alimentaire repose sur cette ressource si fragile.

La théorie libérale a bien pris en compte le caractère problématique de cette course vers l’accaparement des ressources, pour le recoder dans la grammaire de la théorie coûts / bénéfices [6]. Il s’agit de mettre en balance l’avantage à polluer obtenu par une entreprise, avec les désavantages pour le reste de la société, traduites en langage libéral comme des « externalités négatives ». Bien évidemment, réussir à évaluer précisément les impacts d’un acte polluant, que cela soit par des études statistiques d’augmentation de risques de cancer ou des effets cumulatifs des multiples dégâts environnementaux, se révèle impossible. Sans compter que cette approche ne prend aucunement en compte la disparition progressive des ressources qui n’ont pas une valeur marchande immédiate – autrement dit, tant que le coût de la disparition d’une ressource naturelle n’a pas été comptabilisé et chiffré, il n’existe tout simplement pas.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique. Il profit permet en effet de comprendre pourquoi le productivisme est inhérent au mode de production capitaliste : puisque le taux de profit baisse sur chaque unité produite, il faut produire plus en quantité – ce qui est écologiquement préjudiciable. De même, elle permet de comprendre la cause de la frénésie à l’innovation technique de la part des détenteurs de capital : confrontés à une pression de tous les instants pour améliorer le rendement de leur capital fixe, ils se lancent dans une course sans le luxe de se soucier de son impact environnemental.

Lutte pour l’accaparement de nouveaux marchés, plateformisation, financiarisation, prédation sur les ressources naturelles : ces phénomènes peuvent être compris comme une manière de répondre à la baisse tendancielle du taux de profit. Se pose alors la question du dépassement du système économique dominant à l’ère néolibérale. Il est courant d’opposer, dans les cercles hétérodoxes, un capitalisme fordiste-keynésien à un capitalisme néolibéral et financiarisé – pour vanter les vertus du premier et critiquer les effets néfastes du second. Une analyse en termes marxistes conduirait pourtant à considérer que le second est le produit logique du premier : la transition de l’ère fordiste-keynésienne à l’ère néolibérale peut en effet être lue comme une manière parfaitement rationnelle d’enrayer la baisse tendancielle du taux de profit. Est-ce à dire que la critique du néolibéralisme demeure superficielle, tant qu’elle ne prend pas en compte le mécanisme fondamental qui a conduit à l’apparition du néolibéralisme ?

Notes :

[1] Concernant les niches fiscales, les comptes du budget de l’État en 2020 par la Cour des comptes, page 162. Consultable ici.

[2] Concernant les exonérations de cotisations sociales, Les Comptes de la Sécurité Sociale, Résultats 2019 et prévisions 2020, page 58. Consultable ici.

[3] Par-delà Nature et Culture, Philippe Descola.

[4] Manières d’être vivant, Baptiste Morizot.

[5] La Nature dans les limites du Capital, Jason Moore.

[6] La société ingouvernable, Grégoire Chamayou.

[7] En outre, produire en régime capitaliste implique des coûts mathématiquement plus élevés puisqu’il est nécessaire, en plus des dépenses publicitaires et de marketing, de dégager une marge pour le profit, alors même que la production en est exemptée.

Loi ASAP : un coup fatal pour l’Office Nationale des Forêts ?

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Forêt d’Ogden aux Etats-Unis © Sharon McCutcheon

Le projet de loi d’Accélération et simplification de l’action publique (ASAP) a été adopté le 28 octobre dernier par l’Assemblée nationale et le Sénat. Le texte contient de nombreux articles aux contenus flous et prévoit notamment de simplifier les démarches d’implantation de sites industriels, de réduire la participation citoyenne ainsi que de progressivement privatiser les effectifs de l’Office national des forêts (ONF). Pourtant, dans un contexte de réchauffement climatique et d’érosion de la biodiversité, l’ONF pourrait avoir un rôle important dans la protection des forêts domaniales et communales françaises.


Un nouveau pas vers la privatisation de l’ONF

Le 3 novembre dernier, 78 députés ont déposé un recours devant le Conseil constitutionnel afin d’invalider plusieurs dispositions du projet de loi ASAP. L’article 33 de cette loi est un de ceux posant problème car il prévoit d’autoriser le gouvernement français à légiférer par voie d’ordonnance pendant 18 mois afin de modifier le fonctionnement de l’ONF. Le pouvoir pourra alors « modifier les dispositions du code forestier relatives à l’Office national des forêts afin d’élargir les possibilités de recrutement d’agents contractuels de droit privé et de leur permettre de concourir à l’exercice de l’ensemble des missions confiées à l’office, y compris la constatation de certaines infractions ». Des salariés d’une structure privée pourraient donc se voir attribuer des pouvoirs de police.

« En transformant l’ONF en entreprise, l’État va-t-il pouvoir mettre en place des politiques environnementales novatrices et ambitieuses par le biais d’une organisation qui est encouragée à améliorer sa rentabilité de ces activités concurrentielles ? » Raphaël Lachello

L’institution comprend déjà 43% de salariés sous statut privé et le taux de remplacement des fonctionnaires n’est que de 64%, c’est à dire que seuls 2 départs sur 3 sont remplacés. A cela s’ajoute la baisse globale des effectifs qui sont passés de 15 000 travailleurs en 1985 à moins de 9000 aujourd’hui. Les territoires les moins « rentables », à comprendre comme ceux qui ne produisent pas beaucoup de bois à l’instar des régions montagneuses, ont le plus souffert de ce manque de moyens.

L’ONF : retour sur plus d’un demi-siècle d’histoire

L’ONF a été créée en 1964 par Edgard Pisani, alors ministre de l’Agriculture, et succède à l’Administration des eaux et forêts, la plus vieille administration française. Ce changement de statut est un premier pas vers la lente privatisation de l’institution : cette dernière doit dorénavant s’autofinancer par sa principale source de revenus, la vente du bois, et reçoit des subventions de l’État pour s’occuper des forêts domaniales et communales. La baisse des cours du bois depuis 10 ans n’a fait que creuser le déficit de l’institution. Sa dette totale est évaluée à plus de 450 millions d’euros et son déficit structurel à plus de 55 millions d’euros. Dans les années 1970, le chiffre d’affaires généré par la vente de bois des forêts gérées par l’ONF était d’environ 476 millions d’euros et a aujourd’hui été divisé par deux. Parallèlement à ce phénomène, l’État subventionne de moins en moins l’organisme. Contacté, Raphaël Lachello, historien de l’environnement, nous confirme ainsi que « la contribution compensatoire de l’État pour la gestion des forêts des collectivités diminue. Elle était de 144 millions d’euros sur le contrat 2012-2016 tandis que sur celui de 2016-2020 elle était de 140,4 millions ».

Le contrat d’objectifs et de performance 2016-2020 de l’ONF stipule que, « conformément aux recommandations de la Cour des comptes (rapport de juin 2014) et aux engagements pris par le Gouvernement, l’ONF maîtrisera son endettement ». Cette pression financière contraint l’ONF à réduire drastiquement ses coûts et à réajuster le nombre de ses employés. Condamnée par son manque de deniers, l’organisation a mené à plusieurs reprises des opérations financières douteuses et fait souvent appel à des fonds privés. L’institution reçoit ainsi plus de 1,5 million d’euros de dons par an. Même si ce chiffre ne représente pas une énorme part du budget global de l’ONF, il va être amené à prendre de plus en plus d’importance au fil du temps. La quarantaine de mécènes de l’organisation, souvent de grosses multinationales comme HSBC ou Total pour n’en citer que deux, s’offrent ainsi une communication « green-washing » à bas prix.

Ce manque de moyens est également source de mal-être pour les employés de l’ONF. Plus de 50 travailleurs de l’organisation se sont ainsi suicidés depuis 2002. Au sein de l’organisme, beaucoup dénoncent l’impossibilité de répondre aux différentes missions confiées à l’ONF, telles que la protection des sols ou de l’environnement. Le manque d’effectifs et de moyens recentre en effet principalement l’ONF vers la coupe du bois. Plusieurs manifestations ont ainsi éclaté dans toute la France depuis plusieurs années. En 2017, l’intersyndicale représentant les personnels de l’ONF avait décidé de démissionner de plusieurs instances de décisions de l’institution afin de protester contre la dégradation de leurs conditions de travail.

Le rôle que pourrait jouer l’ONF contre le changement climatique

Le réchauffement climatique est une menace durable et réelle pour les forêts françaises. La multiplication des sécheresses depuis plusieurs années est un véritable défi pour les forestiers. En effet, en période de raréfaction de l’or bleu, les arbres deviennent de plus en plus fragiles et des bulles d’air peuvent apparaître dans leur colonne d’eau, conduisant à leur mort.  Ces végétaux, du fait de leur fragilité accrue, deviennent moins résistants aux prédateurs. Il existe de plus en plus d’exemple de « forêts mortes » à cause de parasites. La forêt de Compiègne a ainsi été à plusieurs reprises en partie détruite du fait d’invasions de hannetons. Ces multiples phénomènes, dont la liste n’est ici pas exhaustive, conduisent à une instabilité accrue des arbres et des êtres vivants dépendants de ces derniers (champignons, insectes…). La biodiversité française risque ainsi d’être grandement impactée par les crises climatiques que nous traversons. Autre phénomène préoccupant : les arbres ont tendance à fermer leurs stomates (pores) en période de sécheresse, et jouent alors moins leur rôle de séquestreurs et de stockeurs de carbone. Ces phénomènes risquent de se reproduire et de s’aggraver dans un futur proche : le mois de juillet a été le plus sec depuis 1959 et le plus chaud de l’histoire.

L’ONF aurait pourtant un énorme rôle à jouer pour pallier certains effets du changement climatique. L’organisme a une longue tradition d’étude des sols et mène de plus en plus d’expériences afin de tester la résistance des arbres à certains aléas climatiques. Des forestiers ont, par exemple, planté des espèces d’arbres provenant de Turquie et du Sud de la France en Bourgogne-Franche-Comté afin d’anticiper les hausses de température à venir dans la région. L’ONF pratique en outre des coupes de bois plus respectueuses de l’environnement que celles opérées dans les forêts gérées par le privé. En effet, contrairement à l’ONF qui peut se permettre d’avoir une vision sur le long-terme, les acteurs privés font souvent pousser des forêts en monocultures, où les arbres poussent en moins de 30 ans et dont la parcelle entière subit une coupe-rase afin de maximiser les rendements. Cette pratique pose pourtant de nombreux problèmes environnementaux. Une récente étude dans la Science of the total environnement montre ainsi que les forêts aux contenus homogènes résistent moins bien aux différents aléas causés par le réchauffement climatique. La préservation de l’environnement dans les forêts est une des prérogatives de l’organisme. Pourtant, Raphaël Lachello interroge : « en transformant l’ONF en entreprise, l’État va-t-il pouvoir mettre en place des politiques environnementales novatrices et ambitieuses par le biais d’une organisation qui est encouragée à améliorer sa rentabilité de ces activités concurrentielles ? ».

Une remise en cause de la convention citoyenne pour le climat

Après l’utilisation de multiples jokers pour bloquer trois propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) et son refus d’organiser un moratoire sur le déploiement de la 5G, Emmanuel Macron est en passe de trahir une nouvelle fois ses promesses. Le compte rendu de la CCC indique clairement qu’il est « impératif de pérenniser l’existence de l’Office national des forêts et d’en augmenter ses effectifs ». Le document insiste également sur le fait que l’organisme doive « rester public pour en garantir une gestion nationale et indépendante de tout intérêt financier privé ». Le projet de loi d’Accélération et Simplification de l’Action Publique (dont on relève l’indécence de l’acronyme ASAP) est une évidente duperie du pouvoir politique qui fragilise non seulement l’ONF, mais également l’État français. Raphaël Lachello fait ainsi remarquer « qu’une fois [ce] type d’institutions privatisées, l’État perd ses connaissances et son savoir-faire, réduisant ainsi son pouvoir d’action ». L’idéologie néolibérale guidant les politiques publiques depuis plusieurs décennies nous prive une fois de plus d’un utile levier pour préserver nos biens communs.

La privatisation du système carcéral : l’économie libérale du temps suspendu

journalistsresource.org

Les détenus ont-ils une valeur marchande ? La privatisation du milieu carcéral dans de nombreux pays a enrichi une kyrielle de multinationales. Force de travail à moindre frais, consommateur enchaîné, la politique d’incarcération de masse a été soutenue par de puissants lobbys. De la prison ferme à l’immigration, en passant par la liberté conditionnelle, la privatisation s’attaque à l’ensemble du système correctionnel pour en tirer profit, au détriment de l’intérêt sociétal. Par Arthur Deveaux-Moncel et Florian Mattern.


Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault date l’apparition du phénomène carcéral massif à la Révolution française, et plus précisément à la Constituante de 1791. « Entre le crime et le retour au droit et à la vertu, la prison constituera un espace entre deux mondes, un lieu pour les transformations individuelles qui restitueront à l’État les sujets qu’il avait perdus », écrit Jonas Hanway en 1775 dans The Defects of Police. Auparavant, la prison occupait une place résiduelle dans la hiérarchie des peines : l’ordonnance criminelle de 1670 limite son rôle aux lettres de cachet et à l’incarcération de mauvais débiteurs. Le changement faisant suite à la Révolution française est soudain et foudroyant, comme en témoigne le projet de Code criminel présenté à la Constituante par Le Peletier, qui proposait encore une diversité des châtiments : un « théâtre des peines ». En quelques années, la détention devient la forme essentielle du châtiment, transformation consacrée par le Code pénal de 1810. À cette époque, on assiste à une « colonisation de la pénalité par la prison » en Europe, écrit Foucault. Cette mutation touche en effet tant le Saint-Empire de Joseph II que la Russie de Catherine II, qu’elle dote d’un « nouveau code des lois ». À partir de la Restauration, 40 à 43 000 détenus peuplent les prisons françaises, soit un prisonnier pour 600 habitants.

Cette solution uniforme prête le flanc à de nombreuses critiques : « De manière que si j’ai trahi mon pays on m’enferme ; si j’ai tué mon père, on m’enferme ; tous les délits imaginables sont punis de la manière la plus uniforme. Il me semble voir un médecin qui pour tous les maux a le même remède », écrivait par exemple le parlementaire Charles Chabroud[1].

Les besoins issus de cette révolution pénale sont immenses et l’État s’en remet donc à des entreprises privées, « les renfermées ». En échange d’un prix de journée payé par l’État, l’entrepreneur pourvoit à tout : le système de « l’entreprise générale » est mis en place, bien que violemment critiqué. De Tocqueville à Jaillant, on s’émeut de l’insalubrité de lieux qui permettent à certains de s’enrichir : « Le détenu devient l’homme… ou plutôt la chose de l’entrepreneur… l’affaire de l’entrepreneur est de gagner de l’argent ; et le gouvernement, en traitant avec lui, a nécessairement soumis plus ou moins l’intérêt public à l’intérêt privé ». « Jusqu’à présent le service des maisons centrales a été organisé principalement du point de vue financier », dénonce Jaillant en 1873 à l’occasion d’une  commission d’enquête parlementaire. La Troisième République, et plus généralement la première moitié du XXe siècle, seront l’occasion d’une prise en main de la gestion des prisons par le pouvoir public.

La Troisième République, et la première moitié du XXe siècle seront l’occasion d’une prise en main de la gestion des prisons par le pouvoir public.

Néanmoins, cette dynamique s’inverse à partir de la seconde moitié du XXème siècle. Les systèmes carcéraux de nombreux pays subissent le déferlement de privatisations des années 1980, en premier lieu les États-Unis, victimes du durcissement des politiques pénales amorcé par Nixon dès 1969. Ce changement de ton de la politique américaine en matière de criminalité va faire exploser le nombre de prisonniers et mettre à mal les prisons gérées par les États et le gouvernement fédéral. Face à cette incessante War on Drugs des autorités américaines en pleine explosion néolibérale reaganienne, la solution privée s’impose : la cession de certaines prérogatives d’État en matière carcérale à des entreprises privées. S’établit alors rapidement une industrie carcérale privée dont la survie économique s’appuie sur le nombre de détenus pris en charge dans ses établissements. Ce sont au total 7 millions d’individus qui vivent sous le joug correctionnel dont plus de 2,3 millions de détenus et de prisonniers, et ce sur le seul territoire américain. Le modèle étasunien est un cas à part entière : les  États-Unis détiennent à eux-seuls ¼ de la population carcérale mondiale, alors qu’ils représentent moins d’1% de la population globale.

Déléguer pour économiser, la stratégie des États

Le modèle carcéral privé est très différent en fonction du pays dans lequel il s’exerce. Environ 11 pays, essentiellement anglo-saxons, sont concernés par un certain niveau de privatisation, dans une proportion plus ou moins notable. On compte aussi parmi eux le Japon, l’Allemagne, la France, mais aussi le Chili, qui devient le premier pays d’Amérique du Sud à signer un contrat complet avec des compagnies pénitentiaires, ou encore le Pérou en 2010. Si le phénomène de privatisation carcérale affecte les États-Unis plus que tout autre pays dans le monde, celui-ci s’est bien propagé en particulier en Angleterre, en Écosse ou encore en Australie. En 2011, ces deux derniers détenaient respectivement 17 et 19% de leurs prisonniers dans des établissements privés. En Australie, ce pourcentage est le résultat d’une augmentation de 95% de la population carcérale privée entre 1998 et 2011[2].

Les partenariats public-privé fleurissent depuis 2008, date à laquelle Rachida Dati signe avec Bouygues un contrat concernant la construction, la gestion et l’entretien de trois nouvelles prisons.

La France n’est pas non plus épargnée par le mouvement de privatisations. Ainsi, les partenariats public-privé fleurissent en particulier depuis le 19 février 2008, date à laquelle Rachida Dati, alors ministre de la Justice, signe avec Bouygues un contrat concernant la construction, la gestion et l’entretien de trois nouvelles prisons. La chancellerie plaide pour une diminution des coûts, idée largement critiquée par la Cour des comptes dans un rapport paru en 2010 qui pointe du doigt d’une part les généreuses marges réalisées par les prestataires au détriment de l’intérêt des détenus, d’autre part un coût de la formation professionnelle des détenus inefficient (7,28€ en gestion publique, contre 17,23€ en gestion déléguée).

Aux États-Unis, la première prison privée est créée en 1984 au Texas. Aujourd’hui, un dixième des quelques 2,3 millions de prisonniers étasuniens le sont dans un établissement entièrement géré par le privé. Une moyenne fédérale qui cache d’importantes disparités puisqu’une vingtaine d’États interdit l’existence de prisons privées, tandis que le record est détenu par le Nouveau-Mexique, qui en compte 43,1%. En échange de la construction et de la gestion des prisons, le gouvernement s’engage par des « clauses d’occupation » à ce que les lits soient occupés entre 80 et 100%, sous peine de pénalités. GEO group et Core Civic (anciennement Corrections Corporation of America ou CCA) se partagent les 3,5 milliards de revenus annuels issus de ce marché.

Le gouvernement s’engage par des « clauses d’occupation » à ce que les lits soient occupés entre 80 et 100%.

Au Royaume-Uni, le marché est tenu par deux grandes multinationales : d’un côté G4S, entreprise active dans 125 pays, employant 657 000 personnes et dont le chiffre d’affaires en 2014 culminait à 6,8 milliards de livres sterling. Toutefois, en 2018, le ministère de la Justice a repris la gestion de la prison de Birmingham à l’opérateur privé G4S, après qu’une inspection des services pénitentiaires ait révélé un état “épouvantable” de l’établissement qui accueille plus de 1 200 détenus. De l’autre côté se trouve Serco, surnommée “la plus grosse entreprise dont vous n’avez jamais entendu parler[3]“.

Le tableau général est esquissé : la prison est devenue un marché à conquérir dans de nombreux pays, bien que certains, en particulier l’Allemagne, aient décidé de faire marche arrière. De plus, cette privatisation s’accompagne de politiques d’exploitation, et prône une désastreuse politique d’incarcération de masse.

Les politiques de profit, les stratégies des entreprises

Le prisonnier, un travailleur exploité aux États-Unis

La notion de travail est intrinsèque à l’idée de rédemption du prisonnier. La prison Rasphuis à Amsterdam, ouverte en 1596 et destinée aux mendiants et jeunes malfaiteurs, rend le travail obligatoire contre un salaire. L’objectif de la prison étant la réinsertion, l’oisiveté, mère de tous les vices, doit être combattue, et il faut apprendre aux jeunes personnes de nouvelles compétences. Néanmoins, des failles juridiques ont permis de faire des prisonniers une main d’œuvre quasiment gratuite.

Aux  États-Unis, le 13e amendement de la Constitution adopté par le Congrès le 6 octobre 1865 abolit l’esclavage. Il laisse cependant un vide juridique dans lequel vont s’engouffrer les intérêts privés. Il dispose en effet : « Ni esclavage ni servitude involontaire, si ce n’est en punition d’un crime dont le coupable aura été dûment condamné, n’existeront aux États-Unis ni dans aucun des lieux soumis à leur juridiction ». Cette subtilité juridique sert de base constitutionnelle à l’exploitation en milieu carcéral. Ainsi, le salaire moyen horaire en prison aux États-Unis est de 0,63$ par heure. Une moyenne qui cache de fortes disparités puisque dans les États du Texas, de Géorgie ou d’Alabama les prisonniers ne sont pas payés du tout, et sont même obligés de travailler sous menace de sanctions disciplinaires. L’esclavage ne se définit pas autrement.

Et pour quel travail ? La majorité des détenus sert à entretenir la prison, ce qui permet aux entreprises gestionnaires de diminuer leurs coûts puisque l’impact du facteur travail est négligeable. Toutefois, il ne s’agit pas toujours de travaux d’entretien. Ainsi, en Californie, 11,65% des pompiers de l’État sont des prisonniers, travaillant pour un salaire de 3 à 4$ par jour[4]. Ironie du sort, ces aptitudes seront inutiles sur le marché du travail puisque la loi californienne interdit de recruter des pompiers ayant un casier judiciaire. Phénomène résiduel mais néanmoins révélateur, certains détenus, endettés, rejoignent l’industrie du spectacle, servant de distraction dans des corridas. En effet, environ 90% des prisonniers aux États-Unis ne sont pas passés devant un juge[5], puisque tout le monde ne peut pas s’offrir un avocat et que le procureur enquête uniquement à charge ; ceux-ci ont donc fait l’objet d’un accord à l’amiable avec le procureur : pas de procès contre une demande de peine réduite.

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En Louisiane, des jeux de poker de prisonniers au milieu d’une corrida sont désormais la meilleure source de revenus pour certains détenus. © “Prison Labor”, Last Week Tonight with John Oliver (HBO, 5 août 2019)

Par ailleurs, de nombreuses entreprises privées les utilisent comme main d’œuvre à faible coût. Ainsi, l’entreprise d’élevage de volaille Kock Foods a fait l’objet d’une enquête sur l’utilisation du travail de prisonniers dans l’industrie de la volaille d’Alabama par le Southern Poverty Law Center (SPLC) qui estime que, dans au moins sept États, « des dizaines d’entreprises de la volaille » tirent avantage de la main d’œuvre carcérale. Les conditions dans l’industrie sont brutales pour tous les travailleurs du secteur de la volaille. Selon des données fédérales, les usines de transformation des volailles comme celles d’Ashland ont des taux de blessés parmi la main d’œuvre qui atteignent presque le double de la moyenne nationale. Les maladies liées au lieu de travail sont environ six fois plus élevées que la moyenne nationale : traumatismes liés à un stress répétitif, problèmes respiratoires en raison de l’exposition à des produits chimiques, etc. Depuis 2015, 167 cas d’accidents, comprenant huit morts et plusieurs amputations, ont officiellement fait l’objet d’une enquête par les autorités fédérales. Dans les données produites par les États de Géorgie et de Caroline du Nord, le SPLC a découvert qu’au «moins deux dizaines de détenus ont été blessés depuis 2015 dans leur emploi au sein du secteur de la volaille».

Plus connus du grand public, de grandes enseignes comme McDonald’s, Walmart ou encore Victoria’s Secret, par l’intermédiaire de son sous-traitant Third Generation, embauchaient des détenus avant que le scandale n’éclabousse la célèbre marque de lingerie. Le secteur carcéral produit approximativement 1,5 millions de dollars de valeur marchande dans le textile. Pour dénoncer cette exploitation, les prisons étasuniennes ont subi une grève largement suivie du 21 août au 9 septembre 2018, les prisonniers n’ayant plus de syndicats pour les défendre depuis une décision de la Cour suprême de 1977[6].

Enfermement et consommation, les chaînes du prisonnier privé

Si la stratégie initiale de privatisation du système carcéral semble être un reflet des politiques budgétaires en vigueur, celui-ci a ouvert un véritable marché, pléthore d’opportunités économiques que les investisseurs n’ont pas ignorées. Dès l’ouverture de la première prison privée américaine en 1984, les entreprises ont commencé à développer un modèle économique spécifique, propre au système judiciaire et carcéral en place. Plus de 4 000 entreprises américaines ont donc conquis ce nouveau marché, infiltrant chaque branche du secteur carcéral pour y remplacer l’État. S’il est évident que les nouvelles entreprises privées ont d’abord assumé la direction, la construction, et l’entretien d’établissements carcéraux classiques et privatisé l’aspect sécuritaire, le secteur privé s’est aussi accaparé les secteurs médicaux, des télécommunications, de surveillance mais surtout des libertés surveillées et conditionnelles[7].

Si la couverture santé publique américaine était loin d’être performante auparavant, la stratégie des coûts réduits pratiquée par le secteur privé pousse des entreprises – comme Corizon et Wexford – à réduire le personnel présent mais surtout à faire payer l’accès à la santé encore plus cher que ne le fait déjà l’État américain. Les témoignages d’abus de la part des médecins et infirmiers engagés dans ces contrats sont innombrables, en plus de la difficulté d’accès aux onéreux premiers soins et aux premières nécessités pour les détenus. C’est le cas notamment de l’accès aux protections hygiéniques féminines, payantes pour toute détenue sauf en cas d’ordonnance de la part du médecin de la prison. Le hic ? La consultation du médecin de garde de l’établissement est elle aussi payante.

Le secteur des télécommunications, et plus particulièrement de la téléphonie, a été investi par des entreprises comme JPay et Securus afin de rentabiliser les appels passés par et pour les détenus. Bien qu’il soit impossible d’établir un coût moyen des appels passés tant les entreprises impliquées dans ce secteur sont nombreuses, il n’est pas rare de voir le prix dépasser le dollar par minute. Ces frais téléphoniques faramineux pénalisent en particulier des familles souvent très précaires, qui doivent ainsi lutter chaque mois pour se payer un appel téléphonique régulier afin de ne pas perdre le contact avec un membre de la famille en prison ou en maison d’arrêt.

Si le terme  « prison » évoque avant tout une image de cellule avec des barreaux aux fenêtres, l’essentiel du système carcéral – plus des deux tiers aux États-Unis – ne coïncide pas avec cet imaginaire collectif de la geôle. En effet, l’immense majorité du système correctionnel consiste en une forme de liberté partielle, qu’elle soit surveillée ou conditionnelle. Puisqu’il est impossible de garder 2% de la population américaine derrière les barreaux, les entreprises privées ont largement augmenté l’utilisation des libertés conditionnelles – et ce depuis 1976 -, sans oublier d’en faire un secteur économiquement rentable. L’opportunité de sortir de prison plus tôt ou d’éviter une incarcération – que de nombreux procureurs proposent pour éviter un procès ou lorsque la caution est trop élevée, tout particulièrement dans le cas de délits mineurs -, devient alors un fardeau économique pour les détenus. Les entreprises sont alors dans la capacité d’imposer de nombreux frais obligatoires aux condamnés, que ce soit des frais de supervision, d’éthylotests, de tests de drogue, etc. Et en cas d’impayés, le détenu en liberté conditionnelle risque de retourner en prison, ce qui le pousse à tout faire pour payer l’entreprise en question, qui peut, dès lors, fixer les prix souhaités.

Mais le « succès économique » de la liberté conditionnelle pour les acteurs du carcéral privé s’explique aussi par l’explosion des méthodes de surveillance des détenus, comme la pose de bracelets de chevilles électroniques afin de géolocaliser en permanence les détenus. Si cette méthode a été initiée dans les années 1960, la privatisation carcérale en a fait un élément majeur de son modèle de fonctionnement, augmentant ainsi de plus de 65% entre 1998 et 2014 son utilisation, ce qui génère par ailleurs plus de 300 millions de dollars par an aux entreprises pratiquant cette méthode. Et depuis 2009, 49 États américains (à l’exception de Hawaï) autorisent les entreprises à facturer le port de ces bracelets de cheville à leurs porteurs. Mais si l’idée des dispositifs GPS pour lutter contre la surpopulation carcérale ou simplement comme alternative pour des délits mineurs est intéressante, ses résultats, hormis les logiques financières plus que contestables, sont très mitigés. Un très grand nombre d’alertes déclarées par ces appareils – plus de 70% dans une étude de 2007 faite en Arizona – se révèlent être erronées, simplement provoquées par des zones blanches, et poussent ainsi une forme de laxisme de la part des agents chargés de cette surveillance. Ces appareils de surveillance ont de surcroît fait l’objet de très nombreuses plaintes de douleurs physiques quotidiennes (brûlures, abrasions, infections, enflures, céphalées, etc.), et créent une réelle stigmatisation sociale – tant l’image du criminel est forte au vu de la taille du bracelet.  En ce sens, Erving Goffman, définit le « stigmate » par la possession d’un attribut susceptible de jeter le discrédit sur celui qui le porte[8].

Le détenu se retrouve alors prisonnier d’un modèle de consommation extrêmement sournois qui lutte contre toute velléité de réinsertion.

L’ensemble de ces stratégies entrepreneuriales a notamment été qualifié de « McDonaldization »[9] des prisons privées, une recherche perpétuelle du bas coût et de la rentabilité immédiate au détriment de la juste supervision des détenus et des conditions de travail du personnel. Le détenu se retrouve alors prisonnier d’un modèle de consommation extrêmement sournois qui lutte contre toute velléité de réinsertion et qui pousse à la récidive et donc à l’augmentation globale de la criminalité.

Le secteur carcéral privé, un marché d’influences politiques

Immigration et privatisation, le marché de l’enfermement des étrangers

Lorsque l’on parle du secteur carcéral privé, on a souvent tendance à oublier que la pénalisation de l’immigration rend nécessaire la construction de centres de détention. Ici encore, un intérêt privé émerge, avec un incroyable potentiel de croissance dont s’emparent les multinationales de la prison.

D’après la sociologue Louise Tassin, l’Europe développe une tendance à un “marché de l’enfermement des étrangers”[10]. En effet, concernant l’incarcération de migrants en Italie, c’est l’entreprise française GEPSA (qui gère 16 prisons et vend ses services à 10 centres de rétention administrative en France), filiale de Cofely appartenant au groupe GDF Suez, qui investit dans les Centres d’identification et d’expulsion (CIE), en échange d’un loyer versé par l’État. Pour gagner plus de parts de marché, GEPSA met en place une politique de concurrence par les prix, au détriment des demandeurs d’asile.

© Lethbridge, Jane “Privatisation des services aux migrants et aux réfugiés et autres formes de désengagement de l’État, (2017), Public Services International & European Public Service Union.

Au Royaume-Uni, le marché est dominé par une poignée de multinationales de sécurité, se répartissant 73% des migrants détenus par le Service de Contrôle de l’Immigration et des Douanes, et la quasi-totalité des centres. La privatisation du secteur est amorcée dans les années 1970 sous le gouvernement conservateur d’Edward Heath et, en 2015, sur la totalité de ces établissements, seuls 2 IRC (Immigration Removal Centres, dans lesquels les migrants peuvent être enfermés indéfiniment) sont gérés par l’organisation gouvernementale Her Majesty’s Prison Service. Le reste est réparti entre G4S, GEO Group, Serco, Mitie et Tascor. Le coût annuel de détention est en moyenne de £94,56 par personne et par jour. Très critiqué, le dispositif de détention des migrants britanniques est connu pour être l’un des plus irrespectueux des droits des personnes détenues « Detained fast track » (DFT). Au total, le Home Office a passé plus de 780 millions de livres de contrats pour la détention et l’expulsion de migrants entre 2004 et 2022.

Les pays nordiques (en particulier le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède) ont la réputation d’être plus généreux envers les demandeurs d’asile, mais ont eux aussi privatisé un grand nombre de services. Si, en 1990, 12 % des centres d’accueil de demandeurs d’asile en Norvège étaient privés, c’était le cas de 77 % d’entre eux en 2013. Toutefois, les prestataires de services – notamment le groupe norvégien Adolfsen – fournissaient à l’origine des services de santé et d’aide sociale et non des services pénitentiaires. Ce qui conduit à une prise en charge bien plus respectueuse des migrants.

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Le Christmas Island Immigration Detention Centre en Australie © Wikimedia Commons

En Australie, le système de détention de migrants est entièrement géré par des compagnies privées, qui privilégient une gestion délocalisée. Le scandale du camp de l’île Christmas, à 1500 km des côtes australiennes (dirigé par le contractant Transfield Services et Wilson Security), est particulièrement médiatisé puisqu’en août 2016, une série de documents contenant des plaintes et des récits de mauvais traitements infligés au sein du centre a été publiée par le quotidien The Guardian. Elle contient des preuves de violences sexuelles faites aux enfants, de traumatismes, d’automutilations et de conditions de vie inacceptables. Suite à de multiples enquêtes et rapports parlementaires, le centre est fermé en 2018, mais rouvert en 2019, suite à une défaite historique de l’exécutif, ce qui témoigne d’une volonté de durcissement de la politique migratoire, sujet particulièrement politique en Australie.

Aux États-Unis, Marie Gottschalk, professeure de sciences politiques à l’université de Pennsylvanie, dénonce une “crimmigration”, c’est-à-dire l’inflation des politiques pénales répressives contre les migrants, enfermés désormais dans des “centres de rétentions”. Ainsi, 30 jours de détention sont désormais prévus pour les migrants soupçonnés d’immigration illégale. Core Civic – qui a délaissé le nom CCA en 2016 pour se détacher des scandales qui le concernaient – gère plus de 60 complexes dans 19 États, avec un volume de « vente » de centres de rétention gonflé de 500% en 20 ans. L’entreprise a gagné d’importantes parts de marché depuis le passage de la loi SB 1070 dans l’Arizona, qui crée un nouveau délit : celui de ne pas avoir sur soi ses documents d’immigration. Si la loi prévoyait à l’origine la possibilité d’arrêter sans mandat tout individu soupçonné d’être clandestin, la Cour suprême a limité son application. Un policier peut désormais contrôler l’identité et le statut d’une personne arrêtée pour une infraction, s’il a des « soupçons raisonnables » que cette personne pourrait demeurer aux États-Unis illégalement. Cette loi, rédigée par le lobby ALEC (dont CCA était alors un membre éminent), a permis de remplir les centres de détention. De plus, en Arizona, CCA exerce un monopole dans la détention des migrants. Un marché qui représente tout de même plus de 11 millions de dollars par mois.

Lobbying et politiques d’incarcération de masse

Si la lutte contre la criminalité a pris un tournant majeur dans les années 1970 avec Richard Nixon, ardent défenseur d’une politique dure sur ce sujet, plus connue sous le nom de doctrine Law & Order, celle-ci s’est intensifiée jusqu’aux années Obama. D’abord poussée par des raisons politiques et électorales – le 37e président des États-Unis ayant notamment besoin du vote des populations blanches traditionnellement démocrates – cette doctrine s’est progressivement affinée pour devenir un pilier du système politico-judiciaire américain. La présidence de Ronald Reagan (1980-1988) a vu l’apogée du durcissement des politiques pénales en matière de trafic de drogue, ce qui a largement contribué à l’apparition du carcéral privé pour soutenir l’État. L’Anti-Drug Abuse Act, adopté en 1986, a par exemple consacré les peines minimales pour une grande partie du système judiciaire. Ces peines ont donc rapidement fait augmenter le nombre de condamnations, servant ainsi les intérêts économiques des acteurs émergents. Cependant, si la présidence démocrate de Jimmy Carter (1976-1980) avait quelque peu interrompu la tendance, Bill Clinton (1992-2000) brise le clivage démocrate/républicain en étant le premier démocrate à défendre lui aussi une fermeté sur le sujet de la criminalité. Cela culmine en 1994 avec l’Anti-Violence Strategy qui vise à lutter contre la récidive en instaurant la règle des Three Strikes, une règle qui ordonne une condamnation à perpétuité en cas de troisième condamnation avec au moins un crime majeur. Soutenues par la privatisation à marche forcée du système carcéral, les politiques pénales américaines prennent alors définitivement le chemin de la tolérance zéro et de l’incarcération de masse.

ALEC propose une moyenne de 1 000 textes législatifs par an, dont environ 20% deviennent lois.

En revanche, pour comprendre l’ampleur de la privatisation carcérale américaine, il est crucial de prendre en compte le rôle joué par les lobbyistes de ces entreprises pour orienter la législation dans un sens qui leur est favorable. À ce jeu-là, le plus grand acteur est l’American Legislative Exchange Council (ALEC), une organisation conservatrice très influente qui rédige et propose des textes de lois aux élus américains.

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L’American Legislative Exchange Council, groupe de lobbying conservateur très puissant et très influent dans le domaine pénal © Wikimedia Commons

En effet, celle-ci propose une moyenne de 1 000 textes législatifs par an, dont environ 20% deviennent lois. Fondée en 1973, cette organisation de lobbying politique prend rapidement de l’importance dans les domaines judiciaire et carcéral, au point d’être à l’origine des Three Strikes susmentionnées, ainsi que des peines minimales, mais aussi la SB-1070, les Stand Your Ground Laws (qui élargissent grandement le concept d’auto-défense en autorisant la simple suspicion de menace comme justification) et plus de 30 modèles de législation au niveau étatique et fédéral. Nombre des membres d’ALEC entretiennent des liens étroits avec le milieu carcéral, comme ce fut le cas dans les années 1990 lorsque le président de la Criminal Justice Task Force – de l’organisation chargée de rédiger des propositions de loi fermes en matière pénale – n’était autre qu’un cadre supérieur de CCA, la plus grande entreprise américaine de gestion privée de prisons.

Si les membres d’ALEC démentent continuellement toute collusion avec les géants du privé carcéral comme CCA ou GEO Group, les preuves de cette coopération ne font pas défaut. Un rapport des actionnaires de CCA de 2012 recommande par exemple de lutter contre tout laxisme et indulgence dans le cas des condamnations, des libertés conditionnelles et contre la décriminalisation de certaines activités. Par ailleurs, les entreprises comme CCA s’emploient à un lobbying extrêmement puissant et tentaculaire, dépassant l’échelle d’ALEC pour financer directement de très nombreuses institutions fédérales. CCA finance notamment le département de Justice, le US Marshall Service, le Bureau fédéral des prisons, le département pour la Sécurité nationale, l’immigration et la douane ou encore le Sénat, le département du Travail, le Bureau des affaires indiennes et l’administration pour les enfants et les familles. Pour ces institutions, les dépenses en lobbying atteignent certaines années jusqu’à quatre millions de dollars. Cependant, CCA et GEO Group font également pression sur les politiques judiciaires servant leurs intérêts en finançant directement des campagnes politiques ou des membres hauts placés de l’administration fédérale. En 2014, CCA a versé de l’argent à 23 sénateurs et 25 congressmen, et GEO Group à dix sénateurs et 28 congressmen. Ces entreprises, ainsi que Community Education Centers, Corizon Correctional Healthcare ou encore Global Tel Link, embauchent chaque année une centaine de lobbyistes dans divers États, un certain nombre d’entre eux étant même d’anciens membres du Congrès. Ce lobbying ne se limite pas à l’échelle fédérale puisque les campagnes des gouverneurs sont aussi très prisées. La campagne d’Arnold Schwarzenegger de 2003 est une des innombrables campagnes financées en partie par le carcéral privé, celui-ci ayant reçu 21 200$ pour rouvrir la prison de McFarland au nord de Los Angeles.

S’il est évident que les lobbyistes d’ALEC, de CCA et des autres entreprises s’intéressent à la rédaction de lois servant leurs intérêts, ces derniers s’attachent aussi à lutter contre toute « contre-réforme » et empêchent toute loi de passer l’épreuve camérale, comme le Private Prison Information Act de 2015,  qui aurait forcé les prisons privées à rendre publiques les informations sur la violence au sein de leurs établissements. La même année, le Justice Is Not For Sale Act du Sénateur indépendant Bernie Sanders – qui aurait aboli la privatisation carcérale dans sa totalité et à toutes les échelles, pour rendre la gestion de la criminalité et de la justice « à ceux qui répondent des électeurs et non des investisseurs » – a subi la pression des lobbyistes et n’a donc pu devenir loi.

Tout comme ALEC, CCA et GEO Group démentent régulièrement les accusations de lobbying et affirment, comme ici en 2013, « ne pas prendre position ou parti pour ou contre une réforme législative spécifique en matière d’immigration ». Toutes les dépenses de ces entreprises prouvent pourtant le contraire, leur survie économique étant largement dépendante des politiques judiciaires et migratoires.

Les échecs du carcéral privé

De la condamnation à la réinsertion, en passant par les secteurs de l’immigration, de la surveillance, de la santé, de la consommation, du travail, de l’exploitation, le système carcéral privé s’empare de concepts juridiques et sécuritaires pour en faire un modèle économique inhumain dont la première commodité est l’humain. Mêlé aux considérations politiques et idéologiques, aux lobbys et aux intérêts financiers des entreprises, ce système a substitué la réhabilitation des prisonniers à l’enrichissement privé et l’incarcération de masse. En plus de considérations morales, le carcéral privé montre constamment ses lacunes face au modèle public tant ses résultats sont pauvres. Le nombre de violences (entre détenus et entre détenus et gardes) y est une à deux fois supérieur, les plaintes des détenus ne se dirigent plus contre la gestion disciplinaire ou procédurale mais contre l’accès aux soins et la violence des gardes, les familles s’endettent lourdement pour maintenir le lien avec un détenu qui n’a bien souvent même pas eu le droit à un juste procès. Si les failles juridiques du 13e amendement ne sont pas l’apanage des entreprises carcérales, celles-ci sont exploitées sans vergogne, tournant ainsi en dérision les droits constitutionnels si chers aux Américains.

Ce système a substitué la réhabilitation des prisonniers à l’enrichissement privé et l’incarcération de masse.

La privatisation carcérale à outrance dans le paysage américain – mais aussi à l’international – a notamment perverti tout un équilibre de la société qui aspire pourtant à faire baisser le niveau de criminalité. Et sur ce point, la prison s’avère inefficace et inefficiente. Si certains médias se gargarisent de faits divers macabres pour justifier une violente répression carcérale, le taux de récidive, échelle de Richter de l’efficacité du système carcéral, devrait faire entendre raison aux responsables politiques – 63% de re-condamnation en France après une première incarcération. Les errances de la privatisation du système carcéral nous amènent à soulever la question du rôle que l’État doit jouer dans la réhabilitation et la réinsertion de ses citoyens qui enfreignent la loi, et plus largement interroger le fonctionnement de la prison en elle-même.

Cependant, ce n’est visiblement pas le chemin pris par la plupart des États que nous avons cités. Entre 1987 et 2007, les États-Unis ont augmenté les dépenses pour le milieu carcéral de 127% sans que les dépenses pour l’éducation n’ait augmenté de plus 21%. La préconisation de Victor Hugo, « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons », s’éloigne de plus en plus.


[1] Ch. Chabroud, Archives parlementaires, t. XXVI p.618

[2] Cody Mason, « International growth trends in prison privatization », August 2013

[3] Migreurop, La détention des migrants dans l’Union européenne : un business florissant, juillet 2016

[4] « Prison Labor », Last Week Tonight with John Oliver (HBO, 5 août 2019)

[5] The 13th, documentaire réalisé par Ava DuVernay en 2016

[6] « Jones v. North Carolina Prisoners’ Labor Union (NCPLU) ». Contre le directeur du département des services correctionnels de cet État, David Jones.

[7] La liberté surveillée correspond ici au terme « probation », qui indique que le condamné purge sa peine à l’extérieur d’une prison suite à un accord lors du procès. La liberté conditionnelle correspond ici au terme « parole », qui indique une réduction de peine après avoir été en prison.

[8] Erving Goffman, Stigmates, (1963)

[9] Terme utilisé en 2011 par Gerry Gaes, ancien Directeur des Recherches à l’Office Fédéral des Prisons

[10] Louise Tassin « Quand une association gère un centre de rétention, le cas de Lampedusa (Italie) », Ve Congrès de l’association française de sociologie, 04/09/2014

La nationalisation des compagnies aériennes : une fenêtre d’opportunité pour la gauche

Un avion de la compagnie américaine Delta Airlines à l’aéroport de Chicago. © maswdl95

Alors que la pandémie du Covid-19 a mis à terre nos économies, les États capitalistes s’engagent de plus en plus dans la planification. Pour l’économiste britannique Grace Blakeley, autrice d’un livre contre la financiarisation, la période qui s’ouvre offre une fenêtre d’opportunité inédite pour exiger des transformations économiques radicales. Article de notre partenaire Novara Media, traduit par Lauréana Thévenet et édité par William Bouchardon.


Entre les banques centrales qui injectent des milliers de milliards de dollars sur les marchés financiers et dans le secteur privé et les États qui nationalisent des entreprises en difficulté, la frontière entre “l’État” et le “marché” construite par l’économie politique libérale est plus mince que jamais. Mais une plus forte intervention de l’État dans l’économie n’est pas synonyme d’avènement du socialisme. Ce n’est pas en se contentant de quelques nationalisations stratégiques que les États capitalistes deviendront socialistes.

Dans le meilleur des scénarios, nous pourrions assister à une renaissance de certaines pratiques sociales-démocrates de gestion économique courantes dans l’après-guerre. Il est toutefois beaucoup plus probable de voir émerger un modèle de gestion économique nationaliste-corporatiste qui associe quelques aides de l’État en faveur des sections les plus politiques de l’électorat et une aide financière à destination des riches et des puissants.

Les transformations de nos systèmes politico-économiques suite aux crises génèrent inévitablement de nouvelles lignes de fracture et contradictions, dont les socialistes (au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire la gauche radicale, nldr) peuvent tirer profit à condition d’être suffisamment organisés. Une de ces lignes de fracture concerne la politisation croissante de questions jusqu’ici cantonnées à la sphère économique.

Vers la nationalisation totale du secteur aérien ?

Avec le confinement, la circulation des capitaux, des individus et des marchandises a été drastiquement réduite. Pour protéger leurs entreprises nationales des conséquences de ce ralentissement, les États capitalistes ont prêté des milliards d’euros aux entreprises, et parfois pris des participations dans leur capital. L’industrie aérienne a été l’un des secteurs les plus touchés par la pandémie. C’est aussi un secteur d’une importance stratégique pour les États qui souhaitent garder des liens avec les marchés internationaux pour échanger travail, biens et services et capitaux. Ainsi, les compagnies aériennes – dont la plupart ont été créées par les États lors de la période d’après-guerre et ont été privatisées dans les années 80 et 90 – sont parmi les premières firmes à être complètement nationalisées suite à la pandémie.

En Allemagne, après avoir entamé des négociations avec la compagnie nationale Lufthansa, le gouvernement a affirmé sa volonté de nationalisation de Lufthansa et de Condor (autre compagnie aérienne allemande, ndlr). Le gouvernement français, qui est déjà un actionnaire d’Air France-KLM, est actuellement en pourparlers avec Air France pour une éventuelle nationalisation totale de cette dernière. Quand à l’Italie, elle a pris le plein contrôle d’Alitalia. Quand on sait que des compagnies comme British Airways, Singapore Airlines et Cathay Pacific ont toutes été forcées d’immobiliser plus de 90% de leur flotte, on peut s’attendre à davantage de nationalisations dans les mois qui viennent.

En entreprenant ces nationalisations, les États cherchent à protéger les emplois et les entreprises nationales afin que l’accumulation de capital puisse repartir rapidement lorsque la pandémie se terminera, ce qui permettra alors de privatiser à nouveau ces compagnies. Mais ce processus de nationalisation pourrait s’avérer plus compliqué que ce que les décideurs imaginent.

La propagande libérale ne tient plus

Les entreprises qui ont reçu un soutien de l’État pendant la pandémie vivront un cauchemar dans leurs relations publiques et leur communication si elles décident de poursuivre des pratiques courantes pour maximiser leurs bénéfices comme l’évasion fiscale, le sabotage de l’action syndicale ou les licenciements de masse. De nombreux militants demandent déjà aux États d’imposer de rigoureuses normes environnementales aux compagnies aériennes nationalisées. Ces entreprises peuvent se trouver bien plus contraintes à la fin de la pandémie, du fait de la législation et de l’opinion publique.

Mais le plus important est que cette action de l’État ayant pour but de protéger les entreprises nationales fragilise l’idéologie au coeur du capitalisme libéral : l’idée qu’il y a une séparation stricte entre “l’économie” et la politique. Cette théorie affirmant que certains problèmes appartiennent au domaine de “l’économie” et d’autres à celui de la “politique” est une fiction, purement idéologique, qui a été utilisée pour masquer les tensions entre capitalisme et démocratie qui existent depuis l’avènement du suffrage universel. 

Pour un certain nombre d’intellectuels libéraux, certains sujets ne devraient pas faire l’objet du débat public et devraient plutôt être réservés aux soi-disant experts économiques. En réalité, ces intellectuels sont surtout préoccupés par l’idée que les gens revendiquent des mesures radicales pour faire combattre les inégalités, socialiser l’économie et rendre les institutions de l’État plus démocratiques. En prétendant que l’économie est séparée de la politique, et en confinant la prise de décision économique à des espaces technocratiques extérieurs au contrôle populaire, les classes dirigeantes ont largement empêché la formulation de revendications économiques radicales par les travailleurs.

Mais cette séparation entre l’économie et la politique sera difficile à maintenir au vu des interventions de l’État durant la pandémie. Les gens commencent à demander à l’État d’utiliser son contrôle sur des entreprises clés pour développer l’emploi, réduire les inégalités et promouvoir la résilience environnementale. Si ses demandes réussissent et aboutissent, la pression populaire pour des mesures beaucoup plus radicales ne fera que s’intensifier.

Un nouveau monde adviendra, mais lequel ?

Dans la plupart des économies capitalistes marquées par un fort contrôle de l’industrie par l’État, le système politique tend à être autoritaire, ou, au mieux, illibéral. L’autoritarisme est souvent nécessaire pour maintenir le fragile équilibre du pouvoir entre le travail et le capital dans un contexte d’une forte intervention étatique. Cette dérive autoritaire est une conséquence probable de la pandémie et est clairement en cours dans des pays comme les Etats-Unis ou la France.

Cependant, la reconstruction qui suivra la pandémie pourrait aussi être un temps de transformation politico-économique radicale et d’autonomisation de la classe ouvrière, à condition que les socialistes s’organisent mieux qu’ils ne l’ont fait après la crise financière de 2008. De plus, un mouvement socialiste qui parviendrait à prendre le pouvoir étatique serait dans une position bien plus avantageuse après la série de nationalisations en cours, qu’un gouvernement entrant après une décennie de privatisation. Les États capitalistes sont contraints de s’adapter à la plus importante crise économique mondiale depuis des siècles, et ils le font rapidement. Les socialistes doivent s’adapter plus vite.

Hôtel-Dieu, ou comment transformer un hôpital en hôtel de luxe

Hôtel-Dieu de Marseille © Margarita Lukjanska

La crise sanitaire que nous traversons a révélé des hôpitaux au bord de l’effondrement, laminés par des cures d’austérité budgétaire à répétition. Après des décennies de délabrement au service de l’enrichissement privé, et au-delà de quelques mesures de façade et autres distribution de médailles en signe de récompense, il semble essentiel de repenser les services publics. Les services de santé doivent notamment faire l’objet d’une attention particulière, car leur capacité à répondre à des crises comme celle du Covid 19 a été fortement amoindrie. Ils constituent autant d’organes vitaux indispensables au bon fonctionnement d’une société équitable et respectueuse de l’humain. 


Les hôpitaux publics souffrent régulièrement de coupes budgétaires au profit de cliniques privées concurrentielles, jusqu’à parfois disparaître complètement. L’Hôtel-Dieu en est un exemple emblématique. Le terme générique « Hôtel-Dieu » s’est imposé à partir de la fin du Moyen Âge pour désigner l’hôpital principal des grandes villes, établissement charitable placé en général près de la cathédrale, fondé et géré par l’évêque pour accueillir tous les indigents, les infortunés, les vieillards impotents et les malades. S’il fût un temps où l’Hôtel-Dieu était là pour soigner, de nos jours son bâtiment sert d’hôtel de luxe, voire de galerie marchande.

L’Hôtel-Dieu converti en complexe hôtelier de luxe à Lyon et Marseille

Dans les deuxième et troisième ville de France, Lyon et Marseille, l’Hôtel-Dieu a été reconverti en complexe hôtelier de luxe pour le groupe InterContinental Hotels. À Marseille, le bâtiment construit à la fin du XVIIIe siècle a été acheté par la ville en 2007, avant d’être loué pour 99 ans au géant français de l’immobilier AXA Real Estate Investment Managers, qui a investi 120 millions d’euros pour la réhabilitation. Axa REIM a ensuite confié la gestion de l’hôtel, personnel compris, au groupe InterContinental Hotels Group. Après trois ans de travaux, l’ancien Hôpital-Dieu classé monument historique a cédé la place en juin 2013 à un Hôtel Intercontinental cinq étoiles flambant neuf, avec une vue imprenable sur le Vieux-Port.

Fût un temps, l’Hôtel-Dieu était là pour soigner. De nos jours son bâtiment sert d’hôtel de luxe, voire de galerie marchande.

À Lyon, le prestigieux Hôtel-Dieu, fondé au XIIe siècle en bordure du Rhône, est agrandi au XIXe siècle pour abriter près d’un millier de malades. Le premier hôpital lyonnais va connaître lui aussi une profonde transformation, bien éloignée de ses aspirations premières. En septembre 2009, le maire de Lyon Gérard Collomb présente la feuille de route du projet de réhabilitation. Celui-ci « doit permettre l’accueil d’un hôtel de classe internationale (4 ou 5 étoiles) et des services associés (restaurants, centres de remise en forme et de séminaires), l’installation d’activités commerciales (axées sur le design et la décoration), la prise en compte de surfaces dédiées aux activités tertiaires (avocats, banques, assurances…) »[1]. Définitivement fermé, le bâtiment reste désaffecté de 2010 à 2015, avant d’être complètement réhabilité. À la fin des travaux, cet ensemble ouvre enfin ses portes en juin 2019 et le site du flambant neuf Grand Hôtel Dieu de Lyon, invite alors à la flânerie : « Hier hospice, hôpital ou maternité, il brillait par ses techniques médicales à la pointe. Aujourd’hui, c’est un lieu aux multiples facettes, mais toujours tourné vers l’hospitalité. C’est un Hôtel 5 étoiles, un espace de shopping tendance, un parcours imaginé autour de 4 univers traversant dômes, cours et jardins historiques. »

Hôtel-Dieu de Lyon en 1901 © E. de Rolland & D. Clouzet

La disparition programmée du plus ancien hôpital de France à Paris

Situé au cœur de l’île de la Cité, bordant le parvis de Notre-Dame-de-Paris, l’Hôtel-Dieu fondé en 651 par l’évêque parisien Saint Landry, est le plus ancien hôpital encore en activité dans le monde. En mai 2019, un mois à peine après l’incendie de Notre-Dame, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) annonce par la voix de son directeur général Martin Hirsch céder plus d’un tiers de la surface du patrimoine exceptionnel de l’Hôtel-Dieu au privé. Le promoteur immobilier Novaxia récupère ainsi près de 20 000 m² donnant sur le parvis de Notre-Dame, pour un bail de quatre-vingts ans moyennant 241 millions d’euros[2] – un montant qui semble bien faible au regard du prix du mètre carré dans le quartier – pour y installer des commerces, cafés et restaurants, ainsi qu’un incubateur d’entreprises de santé et, sans doute pour faire bonne figure, une maison du handicap et une crèche[3].  « Nous sommes fous de joie, c’est un lieu mythique, le berceau de Paris » s’enthousiasme le président de Novaxia, Joachim Azan, dans le journal Le Monde.

Plusieurs soignants réclament la réquisition de l’espace encore chauffé et vide pour y installer des lits afin de prendre en charge les patients atteints du Covid-19.

Pour sa part, l’hôpital, qui comptait près de 400 lits il y a une dizaine d’années, en est désormais dépourvu. Plusieurs soignants, dont l’urgentiste Christophe Prudhomme, réclament la réquisition de l’espace encore chauffé et vide (puisque les travaux n’ont pas encore démarré) pour y installer des lits afin de prendre en charge les patients atteints du Covid-19. Pendant ce temps, le service des Urgences vient de fermer ses portes le 15 mars dernier pour ouvrir un centre de dépistage Covid-19, alors qu’il existe d’autres espaces hospitaliers pour cela à Paris. Les malades doivent dorénavant s’orienter vers le service des urgences de l’hôpital Cochin.

La Maire de Paris Anne Hidalgo – pourtant membre du jury avalisant le projet de transformation de l’hôpital – semblait avoir entendu l’appel de l’urgentiste Patrick Peilloux, rejoint par plusieurs personnalités politiques, lorsqu’il lançait un cri d’alarme début avril face à la crise sanitaire en cours : « il faudrait ouvrir immédiatement 500 lits de réanimation et soins continus, soit en ouvrant de nouveau l’hôpital des armées du Val de Grace [lui aussi fermé], soit l’Hôtel-Dieu de Paris ». Elle répondait alors : « Des projets sont à l’étude, je les soutiendrai en intégrant si besoin Hôtel-Dieu et le Val de grâce. »[4] Des projets qui tardent pourtant à se concrétiser en pleine crise sanitaire où le personnel soignant mal équipé s’épuise dans des infrastructures souvent saturées.

 

[1]« Quel avenir pour l’Hôtel-Dieu de Lyon ? », 23 décembre 2010. http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.pointsdactu.org%2Farticle.php3%3Fid_article%3D1448%23chapitre1

[2]Point d’étape sur le projet Hôtel-Dieu, AP-HP, 16 décembre 2019. https://www.aphp.fr/actualite/point-detape-sur-le-projet-hotel-dieu

[3]Les travaux de rénovation étaient censés démarrer en 2020, pour s’achever en 2025. http://novaxia-dev.fr/realisations/hotel-dieu-espace-parvis/

[4]Voir sur le compte Twitter d’Anne Hidalgo : https://twitter.com/Anne_Hidalgo/status/1245372906877652993

Brader la culture pour soutenir les hôpitaux ? La vente du mobilier national est un faux choix

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Brigitte Macron et Emmanuel Macron en 2018

Le mobilier national, un service du ministère de la Culture, a annoncé jeudi une vente aux enchères exceptionnelle de meubles de sa collection afin de « contribuer à l’effort de la Nation pour soutenir les hôpitaux ». Il s’agit d’une partie de ses collections qui sera cédée lors des Journées du Patrimoine, les 20 et 21 septembre, dont tous les bénéfices seront reversés à la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France, présidée par Brigitte Macron.


Selon le Figaro, une commission composée de conservateurs est en train de formuler une liste d’une centaine d’objets, majoritairement des meubles Louis-Philippe et du XIXe siècle, dont Hervé Lemoine, directeur du Mobilier, assure qu’ils n’auront « ni valeur patrimoniale, ni valeur d’usage ». En plus, dit-il cette liste sera établie à l’unanimité des conservateurs, afin d’éviter le procès en «dilapidation des bijoux de famille».

Jusque-là, le Mobilier national, dont les origines remontent au Garde-Meuble de la Couronne, fondée au XVIIe siècle par Colbert, ministre de Louis XIV, vendait régulièrement quelques objets déclassés, sans en faire de grande publicité. Cette fois-ci, il s’agit d’un coup de comm’ qui devrait inquiéter tous les amateurs de la culture. En effet, si cette vente a lieu, elle pourrait faire jurisprudence non seulement pour la vente d’autres éléments du patrimoine et donc conduire à un morcellement progressif des collections publiques et la privatisation du monde culturel au nom de la solidarité nationale, mais aussi entraîner des détournements de biens publics ou une prise illégale d’intérêts.

L’inaliénabilité des collections publiques

Alors qu’outre leur appartenance à un style et une époque, les objets destinés à la vente n’ont pas été précisés, les collections nationales sont en théorie « inaliénables, insaisissables et imprescriptibles », comme le précise même le site du ministère de la Culture. Cet inaliénabilité des biens de l’État, une «personne publique» juridiquement parlant, remonte à l’Édit de Moulin de 1566 qui prévoyait l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du domaine de la couronne. Jugée comme la loi fondamentale du Royaume, elle était prononcée lors du serment du sacre et avait pour but de protéger les biens de la couronne contre les ventes excessives du pouvoir royal. Un roi ne pouvait pas, par exemple, vendre son héritage pour payer les dettes du Royaume. La métaphore de M. Lemoine quant à la dilapidation des bijoux de famille est donc d’une grande justesse historique. Mais cette règle était violée lorsque les biens étaient aliénés pour nécessité de guerre, comme ce fut le cas pour le célèbre mobilier d’argent de Louis XIV, fondu pour payer la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La Révolution a donc conduit à son abrogation ; les biens de la Nation ont ainsi pu être aliénés lorsque le Royaume est devenu la Nation. Mais le principe d’inaliénabilité a connu une résurgence au XIXe siècle, notamment sous la plume de Pierre-Joseph Proudhon, qui estime que la personne publique n’est pas propriétaire du domaine public, mais simplement gardienne. Elle ne peut donc pas vendre ces biens.[1] 

Plus d’un siècle et demi plus tard, dans son rapport de février 2008, l’ancien directeur de cabinet du ministre des Affaires culturelles, Jacques Rigaud, fait écho à Proudhon en rappelant que l’État ne  devrait être considéré comme collectionneur, mais qu’au contraire il doit gérer et préserver le patrimoine légué par les générations précédentes pour les générations futures. Il n’est que le dépositaire de ce patrimoine qu’il doit transmettre intact et enrichi aux générations qui suivent. C’est une idée importante qui constitue la toile de fond de la notion même de patrimoine depuis la Révolution : les biens de la Nation, «trésors nationaux» et «monuments historiques» appartiennent à tous les citoyens.

Il existe pourtant une procédure de déclassement des objets des collections nationales et biens classés mise en place par la loi Musées de France du 4 janvier 2002. Le texte soumet la possibilité de déclassement d’objets des collections d’un musée de France à l’autorisation d’une commission scientifique dont la composition et le fonctionnement sont fixés par décret et exclut de cette possibilité les objets provenant de dons et de legs, ainsi que ceux acquis avec l’aide de l’État. Dans le rapport susmentionné de M. Rigaud, ce dernier regrette pourtant que les dispositions de cette loi “n’ont […] fait l’objet jusqu’ici d’aucune application pratique”.[2]

Les déclassements exceptionnels et stratégiques

L’histoire nous indique que la récente possibilité de déclasser et donc d’aliéner des objets de collections publiques a surtout servi d’outil diplomatique. Par exemple, l’année où la loi est entrée en vigueur, l’État a finalement répondu aux demandes de l’Afrique du Sud de restituer la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, une femme khoïsan réduite en esclavage et exhibée en Europe pour son large postérieur où elle était surnommée « Vénus hottentote ». Les demandes de restitution de cette dépouille remontent aux années 1940 et ont fait l’objet d’une demande personnelle de Nelson Mandela en 1994. Avant 2002, les autorités du monde scientifique français avaient refusé ces demandes au nom de l’inaliénabilité du patrimoine de l’État. 

Ce n’est pourtant qu’en octobre 2009 que la première «véritable» procédure de déclassement fut déclenchée. À cette occasion, le Louvre a déclassé par obligation cinq fragments des fresques d’un tombeau égyptien datant de la VIIIe dynastie. Dispersés en 1922, le Louvre revendique les avoir « acquis de bonne foi ». Après la révélation de leur sortie illégale du territoire égyptien, l’Égypte avait fait pression sur le musée, promettant de suspendre toute collaboration archéologique avec le Louvre en attendant la restitution de ces pièces « volées ».

Une représentation de Saartjie Baartman, surnommée “Vénus hottentote,” sur une estampe intitulée ‘Les Curieux en extase ou les Cordons de souliers,’ 1815, gravure à l’eau-forte, coloriée; 18,4 x 27 cm, © BNF, Paris / DR

Depuis ce « premier » déclassement et cette restitution, la procédure continue à s’appliquer, surtout aux œuvres dont la provenance s’avère douteuse, notamment sur le plan moral – comme cela a été le cas pour les têtes Maori du Musée de Rouen puis du Musée du Quai Branly, déclassées et restituées aux descendants maoris de la Nouvelle Zélande.[3]  Plus récemment, Emmanuel Macron a proposé la restitution des œuvres africaines aux anciennes colonies françaises, une promesse nébuleuse, aux arrière-goûts stratégiques sur un plan géopolitique et qui a quand même réussi à susciter la colère des professionnels des musées pour la transgression qu’elle représente de l’inaliénabilité des collections publiques.

Donc, bien que l’inaliénabilité des collections publiques ne soit pas inébranlable, celle-ci est, au mieux, une manière d’assurer la fonction de service public des musées et au pire, elle fait office de dernier rempart contre les demandes légitimes de restitution de biens pillés d’anciennes colonies françaises. 

Vendre la culture pour payer les dettes publiques

Dans leur rapport très controversé, Valoriser le patrimoine culturel de la France, les économistes Françoise Benhamou et David Thesmar évoquent le « danger de malthusianisme dans la gestion des collections nationales ». Ils ajoutent que « dans un contexte de finances publiques très contraintes, les collections nationales ont du mal à s’étoffer, car les financements pour acquérir de nouvelles œuvres, pour compléter, mettre en cohérence ou enrichir certaines collections, font défaut ».[4] Alors que leur argument vise à ce que les lois concernant l’inaliénabilité des collections s’assouplissent davantage, ils sont on ne peut plus clair quant à la destination des éventuels fonds accrus par la vente des objets : « Le revenu de la vente devrait exclusivement être affecté à des acquisitions nouvelles».[5] 

L’un des moyens défendus par Benhamou et Thesmar pour «valoriser le patrimoine» est l’adoption d’un processus tel que le deaccessioning à l’américaine. Cette pratique permet à un musée d’art américain de céder un objet qu’il possède à une autre institution. Les objets peuvent être vendus ou échangés, mais le deaccessioning permet aussi à un musée de se débarrasser d’un objet en raison de son mauvais état. La procédure est encadrée par l’Association of Art Museum Directors (AAMD) qui contraint les établissements membres à obéir à des règles strictes. Par exemple, la ville de Detroit, en faillite avec un dette de plus de $18 millards, envisageait en 2013 de vendre un partie des collections du musée municipal Detroit Institute of Art, sur proposition d’un fonds d’investissement pour $3 milliards. Cette vente a été freinée à la dernière minute, en partie grâce au AAMD, qui dans une lettre ouverte adressée à Rick Snyder, gouverneur de l’état du Michigan, a menacé de retirer l’accréditation du musée, ajoutant :

«Une telle vente – même contre la volonté du personnel et de la direction du musée – ne serait pas en conformité avec les principes professionnels acceptés dans ce pays. Si une telle démarche s’effectue, ce serait une violation des lignes directrices d’administration des collections définies dans les Pratiques Professionnelles des Musées d’art de l’AAMD. Ce serait, par ailleurs, représenter une rupture de responsabilité de la ville de Detroit d’entretenir et protéger une ressource culturelle inestimable qui lui a été confiée pour le bénéfice du public ».

La collection fut épargnée, mais la ville a dû céder la gestion du musée à un organisme privé à but non lucratif, qui a privatisé la gestion de la collection municipale et a restreint davantage le budget du musée. 

Des parallèles inquiétants

Tandis que la situation de la vente exceptionnelle d’objets de la collection du Mobilier national ne reflète pas encore la gravité de la situation à laquelle a été confrontée la ville de Detroit, elle laisse poindre certains parallèles qui indiquent un précédent potentiel inquiétant pour le futur des collections françaises. 

D’abord, comme à Detroit, la vente d’une partie de la collection est proposée pour combler un déficit budgétaire longtemps présenté par les pouvoirs publics comme la faute des dépenses publiques irresponsables car trop généreuses. Dans la ville américaine où est né le fordisme, ce sont les retraites payées à une population vieillissante d’anciens syndicalistes et servants publiques qui sont devenues la cible de Wall Street. Ces derniers ont encouragé les pouvoirs locaux à accepter des prestations aux conditions abusives, réclamant la privatisation des écoles, des transports et même des services de traitement de l’eau.

Le site du Mobilier national dans le 13e arrondissement de Paris © Roberto Casati.

En France, bien avant que nous ayons été submergés par la crise actuelle du Covid-19, les hôpitaux publics ont été déjà systématiquement affaiblis, devenus objets d’une conquête financière d’une grande ampleur. L’introduction en 2004 de la tarification à l’activité (T2A) pour aider à financer le système de santé qui représentait désormais 10% du produit intérieur brut (PIB) alors qu’il en représentait seulement 6% trente ans plus tôt, a eu pour effet la mise en concurrence des hôpitaux publics et des cliniques commerciales. Incités à gagner des parts de marché en augmentant l’activité financièrement rentable plutôt qu’en répondant à des besoins, les établissements ont dû réduire les coûts de production, à la fois augmenter les séjours et réduire leur durée, fermer des lits (70 000 en dix ans) et contenir la masse salariale, bloquer les salaires et comprimer les effectifs. 

La toile de contradictions qu’a tissée cette conception néolibérale de la santé a réduit l’hôpital public à une chaîne de production, créé des déserts médicaux dans les territoires ruraux et en ville, et  a permis la résurgence de maladies chroniques. Tandis que le nombre des passages aux urgences a explosé, nous avons observé le retour des épidémies infectieuses malgré plusieurs alertes ces dernières années, à l’instar de la crise de l’épidémie de bronchiolite à l’automne 2019.  

Un conflit d’intérêts

Maintenant que la catastrophe annoncée du Covid-19 est arrivée, le système de santé mis en danger par l’austérité est davantage estropié. Dans ce contexte, la vente des meubles du Mobilier national est présentée comme un secours, une sacrifice charitable sinon un mal nécessaire. La culture joue son rôle dans l’effort de la « Guerre » qu’Emmanuel Macron a déclarée lors de son allocution télévisée du 16 mars 2020 – mais les décisions politiques des dernières deux décennies dans une perspective de « start-up nation » du Président montrent qu’elle est tout le contraire. 

D’ailleurs, le fait que Brigitte Macron soit la présidente de la Fondation hôpitaux de France pose des problèmes sur le plan juridique. En tant que présidente de cet organisme privé, madame Macron est ce qu’on appelle une « personne privée ». Or les époux Macron ont pris cette initiative en tant que « personnes publiques » et auraient dû théoriquement le faire pour des motifs d’intérêt général. Porter la double casquette des genres public-privé est interdit par l’article 434–12 du code pénal qui sanctionne la « prise illégale d’intérêts ». Monsieur et madame Macron, en tant que personnes publiques, sont censés surveiller et administrer la décision de la vente. En tant que « personne privée », madame Macron, destinataire des sommes a un intérêt personnel privé, monsieur Macron en tant qu’époux de celle-ci, un intérêt personnel indirect également privé. La jurisprudence concernant cette infraction est de ce point de vue inflexible.[6]

Une fausse générosité

L’affaire sent l’opportunisme: le Mobilier national, qui avait été épinglé en début 2019 par un rapport de la Cour des comptes pour mauvaise gestion des fonds publics (5 millions d’euros alloués par an) aura l’occasion de faire bonne figure, en donnant l’impression de se sacrifier pour la Nation. 

En effet, afin de policer une décision de toute évidence sujette à caution, le Mobilier national a souligné son intention de soutenir les artisans d’art qui travaillent à la fabrication, la restauration et l’entretien du mobilier, avec une enveloppe de 450 000 euros. Mais l’argent que la vente des objets pourrait apporter aux finances publiques des hôpitaux voire même à l’enrichissement des collections est bien modeste en comparaison des 38,5 milliards d’euros payés en dividendes aux actionnaires des banques et assurances, des 171,5 milliards d’euros de dividendes placées par d’autres sociétés en France en 2018 ou bien des 30 à 80 milliards d’euros annuels estimés que représente l’évasion fiscale. De plus, entre 1992 et 2018, les exonérations de cotisations patronales ont représenté 570 milliards d’euros. Nous pouvons citer encore les 84,4 milliards des crédits d’impôt sans contrepartie donnés aux entreprises par le CICE entre 2013 et 2018.

Le capitalisme néolibéral avec sa doctrine d’austérité n’est peut-être pas directement responsable de la crise du Covid-19, pourtant ses effets néfastes sur les services publics et sur l’État social ont mis en relief de façon brutale l’inaptitude dangereuse de cette politique. Après le coronavirus, comment va-t-on préparer la prochaine crise ? Va-t-on continuer à éroder d’autres secteurs comme la culture ou l’éducation plutôt que de revendiquer un changement systémique ? Combien de trésors nationaux sommes nous prêts à déclassifier, à qualifier exceptionnellement « sans valeur patrimoniale, ni valeur d’usage » et à vendre avant de pointer du doigt celles et ceux dont le pouvoir ne cesse de prendre le pas sur l’intérêt collectif ?

 


  1. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou la philosophie de la misère, Paris : A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1867, p. VIII.
  2.  Jacques Rigaud, Réflexions sur la possibilité pour les opérateurs publics d’aliéner des œuvres de leurs collection, Rapport remis à Christine Albanel Ministre de la Culture et de la Communication, 20 février 2008, p. 34
  3. Jean-Marie Pontier, « Une restituions, d’autres suivront, Des têtes maories aux manuscrits Uigwe », AJDA, 19 juillet 2010, pp. 1419-1422
  4. Françoise Benhamou et David Thesmar, Valoriser le patrimoine culturel de la France, Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2011, p. 99.
  5. Ibid., p. 79.
  6. Cette analyse repose sur le décryptage offert par Régis de Castelnau, « Privtisation et vente de la France à la découpe : Le Mobilier national maintenant », Vu du Droit, un regard juridique sur l’actualité avec Régis de Castelnau, 1 mai 2020, [en ligne] URL: https://www.vududroit.com/2020/05/privatisation-et-vente-de-la-france-a-la-decoupe-le-mobilier-national-maintenant; consulté le 2 mai 2020.