Le grand procès économique et politique de l’après-Covid19

Allégorie de la Justice.

Après plus d’un mois de confinement, un nombre croissant de voix se font entendre qui exigent un retour le plus rapide possible au vieux monde, celui du monde mondialisé, de la croissance comme horizon de vie et de l’effacement des frontières. Les arguments sont toujours les mêmes : on affecte, d’abord, une empathie envers ceux que la dépression de l’économie frappe durement, sans oublier les familles du peuple en souffrance dans leur enfermement, pour ensuite faire remarquer qu’il serait « irrationnel » de céder à une « psychose » qui s’est développée à partir de 100 000 à 200 000 morts seulement, pourcentage infime de la population mondiale. La conclusion s’impose : assumons de faire jouer à plein l’immunité de groupe, et que les affaires reprennent au plus vite pour le plus grand bonheur du plus grand nombre possible. Par Jérôme Maucourant, maître de conférences en économie à l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne.


La psychiatrisation des adversaires rappelle certes de bien mauvais souvenirs : l’esprit du totalitarisme à l’ancienne reprend du service, paré des beaux atours de l’utile, du rationnel et du nécessaire. Il s’agira donc de remettre à sa place ce point de vue instillé de plus en plus efficacement par les intérêts établis et leurs serviteurs. Mais, démonter ces raisonnements fallacieux n’est pas suffisant. Il convient aussi de réfléchir aux conditions politiques d’un monde réellement nouveau qui est attendu par beaucoup : seule une bonne politique pourra réparer les mauvaises qui nous accablent depuis des décennies. Enfin, la meilleur des politiques ne pourra rien si elle néglige l’économie, c’est-à-dire les contraintes matérielles permettant la perpétuation de la société. Là encore, contre les idées dominantes qui préparent le retour au statu quo ante, il apparaîtra que la mondialisation n’exprime aucune nécessité propre à quelconque loi économique et cette crise sanitaire oblige à repenser le sens même du mot économie.

On aura reconnu derrière le masque compatissant décrit plus haut, l’argumentaire utilitariste des milieux économiques et d’un certain nombre de politiques, serviteurs zélés de ce milieu. On comprend leur dépit. Que sert maintenant d’avoir financé l’idéologie de la mondialisation et tous ces économistes à gage ? D’avoir tant œuvré à briser les organisations du monde du travail en lui substituant les luttes racialistes et en promouvant des demi-intellectuels vecteurs de haine ? D’avoir organisé ce dérèglement du monde, certes profitable, mais menacés à ce jour du retour du refoulé ? Voici de retour ces archaïsmes peu favorables au business as usual : protectionnisme économique et social et mise en valeur de ces gens dont l’actuel président (de l’ancienne république de France) nous assurait, pourtant, qu’ils n’étaient rien. Horresco referens. Et Quatremer, Le Boucher, ainsi que toute la petite armée des intérêts établis, de crier : immunité collective !

Pourtant, ces biologistes d’un jour, ces Lyssenko du capital global, ne savent rien. Les véritables savants, en effet, sont partagés quant à la nature et la portée de l’immunité que suscite ce virus. Même les taux que l’on avance pour assurer telle ou telle thèse sont sujet à caution car les bases fiables d’une évaluation manquent encore. On se dispute même, à la mi-avril, quant aux modalités de la transmission … sans compter l’ampleur de la variabilité de ce virus. Nous éprouvons la dureté d’une incertitude radicale. Dans ces conditions, seule l’aptitude de notre organisation sociale à traiter l’épidémie doit être prise en considération. L’exemple des Britanniques est intéressant : d’abord englués dans leurs a priori utilitaristes conduisant au glorieux sacrifice d’un petite minorité (vieillie, « improductive »), ils reculèrent devant le bilan du demi-million de victimes qui se dessinait et l’effondrement du système sanitaire.

À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé Qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Il est d’ailleurs curieux que les avocats de la reprise la plus rapide possible des activités économiques fassent comme si le confinement décrié n’était justement pas ce qui a empêché une tragédie. Que les paralogismes de ces mauvais journalistes et vrais idéologues aient pu circuler à l’envie en dit long sur notre dérive collective. Le grotesque de cette mauvaise foi et le scandaleux de ces mercenaires du productivisme peuvent toutefois contribuer à faire sortir notre raison du sommeil et nous conduire à mettre leur vieux monde en procès, ce vieux monde qui ne peut plus raisonnablement faire face à la réalité. Car le réel est ce qui fait retour, ce qui ne peut plus être ajourné en fonction de nos fantaisies. À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Voilà les faits : quarante ans de politiques visant à soumettre la France à la logique de la mondialisation l’ont désarmé au niveau industriel et sanitaire. La Corée du Sud, exemple de « nouveau pays industriel », il y a quarante ans, fait en terme de production de masques, de respirateurs, tests, etc. des choses que nous sommes incapables de faire maintenant. Livrés aux sirènes du mondialisme économique, nous avons abandonné ou négligé les productions et services indispensables à la simple reproduction matérielle de notre société. Il n’y a pas manqué de rapports ou d’alertes sur notre vulnérabilité, mais prendre au sérieux cet état de chose aurait été trop coûteux du point de l’élite dirigeante.

C’est la raison d’être du premier procès de ce vieux monde : l’échec de quatre décennies d’une politique adoptée au moment de la célèbre « pause » de Jacques Delors durant l’été 1982, dont la finalité fut la fuite en avant dans la désintégration européenne, véritable laboratoire de la mondialisation. Ce procès intellectuel doit s’accompagner d’un procès politique : on pense à Pasolini1 mettant la démocratie chrétienne en procès pour une série de fautes et de crimes qui, à bien les considérer, n’ont pas la même ampleur que le désastre actuel. On évitera donc soigneusement de crier à la guillotine, invoquer « les heures les plus sombres de notre histoire », etc., dès lors qu’est évoquée la responsabilité politique, voire pénale, des membres des équipes dirigeantes successives. Ils sont au gouvernement, certes, mais ils ne sont pas l’État et doivent se soumettre à l’État. Tous les dires et les actes ayant contribué à exposer, par négligence ou calcul, la vie des gouvernés, implique un règlement de la question, en terme moral et de politique bien sûr, mais aussi judiciaire.

Faute de quoi, le contrat social se délitera et l’aventure est possible. Qui osera nier que la justice est le ciment de la société ? Sauf pour préserver des intérêts acquis au sein du système de pouvoir et d’influence. Que cette crise soit le moment de comprendre qu’on n’aspire pas impunément au pouvoir, que seul le souci du bien public et non les arrangements avec l’argent-roi doivent guider les dirigeants. Orwell, l’antitotalitaire par excellence, insistait sur le fait qu’une bonne société doit renvoyer à ses affaires privées, le travail accompli, tout leader. Chose d’autant plus évidente dès lors que le travail ne fut pas très bien accompli. Ajoutons qu’on ne peut invoquer le fait que les pratiques dangereuses de certains membres de l’élite régnante ne font que refléter le « système », dit-on souvent de façon à diluer les responsabilités. Le délinquant ordinaire ou le gilet jaune éborgné n’a évidemment pas droit à une telle mansuétude. Enfin, personne n’a contraint ces gouvernants, si soucieux pour les autres de l’éthique de la responsabilité individuelle, à vouloir gouverner et jouir des privilèges que notre quasi-défunte république octroie si généreusement. De qui se moque-t-on ?

Un gouvernement d’union nationale s’impose comme la solution : il le faut composé de femmes ou d’hommes de tempérament démocratique, de toutes tendances, exempts de conflits d’intérêts, et ayant montré une distance critique vis-à-vis de la mondialisation et de la destruction de l’État social. On objectera que cela affaiblirait la République. Or, nos maîtres en l’affaire, les Romains, avait précisément compris que les situations inédites imposent des pratiques exceptionnelles, faute de quoi l’État se disloque et la société se défait. L’article 16 de notre constitution est l’écho de cette vieille nécessité remise au jour par les jacobins2. Cette forme extrême de la légalité n’est pas évidemment souhaitable à ce jour, sauf si une forte légitimité n’investit le pouvoir souverain.

Que ceux qui s’accrochent à leurs privilèges, ne s’imaginent donc pas que leurs faux fuyants feront oublier les enseignements élémentaires de la logique et de l’histoire. Ils se souviendront alors que les « administrés » de la vie courante sont, avant tout, en démocratie, des cosouverains3 qui ont, pour un temps seulement et sous certaines conditions, délégué leur puissance. Le président Macron, élu prétendument pour sauver la République, n’a jamais cessé en réalité de mettre en œuvre des mesures partisanes : il s’honorera à constituer enfin ce gouvernement.

Nos mondialisateurs en tous genres ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen.

Mais, si un procès politique est la condition du sursaut, il reste à préciser les conditions économiques de son action. Les partisans de la mondialisation ont fréquemment allégués que celle-ci accroissait le bien-être des consommateurs des pays autrefois développés, comme la France, et que les seules difficultés étaient d’ordre interne : de par notre culture et nos institutions, nous n’aurions pas su nous adapter à la nécessité historique du monde global. Et de citer toujours le même exemple, l’Allemagne.

Il n’est pas possible, néanmoins, de citer comme preuve appuyant une telle démonstration un pays pratiquant une politique mercantiliste affichée, loin des dogmes libéraux, et qui a démontré, durant la présente crise, sa propension au « repli nationaliste »4… Nos mondialisateurs en toute genre ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen. C’est d’ailleurs à cela que l’on peut reconnaître leur statut de serviteur ou de conformiste. Mais, il y a plus grave. Les gains apparents produits par le libre-échange reposent sur l’occultation de coûts sociaux et écologiques dus au fonctionnement du système industriel mondialisé. La chose était un argument connue des partisans de la démondialisation5 : elle prend à ce jour une dimension essentielle. Ce fait est d’autant plus à remarquer que les gains du libre-échange, qui ont certes contribué à un rattrapage de certains États, ont été captés à l’Ouest par un frange très mince de la population.

La crise de 2008 fut une crise de l’endettement qui s’est généralisée à des couches insolvables, rappelons-le. Mais, cet endettement fut le seul moyen inventé par l’élite pour ne pas remettre en cause la répartition inégalitaire que leur offrait la nouvelle économie des années 1990. La croissance s’est heurtée au mur de la dette. Ainsi, au dérèglement des rapports des hommes entre eux, traduction de cette crise financière, on a rajouté un dérèglement du rapport entre l’homme et la nature, ce qui ne fait qu’exprimer une fuite en avant de l’hybris du capital. Les néolibéraux mettent en cause le régime chinois, mais, auparavant, ils étaient d’un silence assourdissant dans l’écrasement des règles écologiques impliqué par le libre-échange. Ils étaient même d’un mépris étonnant envers le seul système d’échange international viable, le juste-échange, qui inclut la nécessité d’un protectionnisme raisonné pour éviter toute compétition sur les règles.

Il est donc acquis qu’il n’est nulle loi économique ou nécessité historique impliquant un retour au monde d’avant. Toutefois, on doit bien noter ici un fait marquant : la volonté de la caste dirigeante d’en revenir à l’état précédent des choses par le biais de la liquidation des avantages sociaux. Il s’agit, pour elle, de se libérer des entraves réglementaires qui empêcheraient une surcroissance de la production permettant de compenser les pertes présentes. Cela nous conduit à faire retour sur les sens multiples du mot économie et du refus de l’interventionnisme dans les faits.

En effet, comme toujours dans ce quinquennat, les choses ne cessent de faire violence aux mots. On parle de d’indépendance, de souveraineté etc., alors que, dès que se pose la question de nationaliser une seule entreprise stratégique en temps d’épidémie – la production de masque laissée en déshérence par la financiarisation et la mondialisation –, rien ne se fait. Sauf de préparer le renflouement de fleuron du transport aérien en danger… Pour le redonner totalement au privé dès que possible ! C’est qu’il s’agit pour le pouvoir de ne pas habituer le public à l’idée que l’interventionnisme est possible voire nécessaire et efficace : il ne faut pas constituer un précédent qui permettrait de remettre en cause le dogme du marché comme fondement absolu de l’économie. À la faute morale de mettre en danger la vie d’autrui par une telle inaction, s’ajoute donc un inquiétant fanatisme du marché, pourtant incroyable depuis 2008. Or, le recours au marché n’est pas une modalité possible de satisfaction des besoins sociaux, ce n’est pas une fin en soi en dépit de ce que répètent ad nauseam les prêtres européistes de la fameuse « concurrence libre et non faussée ».

La nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production.

C’est ici que se pose la question du sens du mot économie. Selon l’économiste-historien Karl Polanyi6, le sens « formel » de ce mot peut se référer à la question du meilleur choix possible dans des conditions données. Ceci renvoie au fait courant de la solution « économique » que pose nombre de problèmes de la vie courante. La majorité des économistes ont d’ailleurs fait ce choix de l’économie comme « science des choix », précisant, de facto, que l’institution moderne la plus à même de mettre en œuvre des choix rationnels guidant l’activité de production et d’échange n’est autre que le système de marché. Les prix de marchés indiquent en effet aux agents économiques ce qu’il en coûte de toute décision économique. Or, si Polanyi pense que ce type de théorie est utile, il manque un élément évident : il n’est pas vrai qu’on puisse toujours choisir, surtout ce qui est le plus important.

Cela nous conduit au sens matériel du mot économie : pour satisfaire les simples exigences de la survie matérielle du groupe et aussi de sa culture, il n’y a pas forcément des choix possibles mais des nécessités dues à l’urgence ou à la tradition (ou les mœurs, disons). Le sens du mot économie se réfère ici à l’organisation sociale de l’activité de production et d’échange, à l’économie humaine en fait : l’homme veut (sur)vivre et exister symboliquement. Lorsque l’on parle de l’économie nationale, l’on se réfère ainsi à des productions et des institutions empiriquement repérables dans un espace concret. Les marchés constituent une pièce de ce complexe social. Ils ne sont pas une fin en soi, ils constituent des moyens concrets d’organiser la vie bonne, rien de plus. En certains cas, les logiques de rivalité et d’exclusion qu’ils impliquent imposent même de leur substituer d’autres mécanismes.

Il n’y donc pas de « souveraineté » du consommateur que tenterait d’illustrer la « science des choix » de bien des économistes : il faut s’extraire de cette mentalité infantile de l’insatisfaction permanente et réfléchir collectivement à ce qui précisément ne relève pas de nos désirs matériels changeants. Il en résulte que la nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production. Tout ne peut plus être produit et surtout pas à n’importe quel prix. Dès lors que les injonctions du capital et de la recherche du profit ne guident plus la société, nous entrons dans un post-capitalisme. Fasse qu’il soit socialiste, car une économie dirigée peut bien évidemment se faire au profit d’une caste : c’est une définition du fascisme. Rien n’est écrit.

Réduits que nous sommes à l’état de termites par le dérèglement du monde que nous avons suscité, par l’obéissance aveugle à une couches de dirigeants économiques et politiques dont nous avons pas eu le courage de contester les mythes, il nous reste à penser l’après-Covid. Conscients que cette crise peut permettre à cette même couche sociale de nous asservir encore plus par un usage monstrueux de la technique. Si nous ne sortons pas maintenant de ce singulier sommeil dogmatique, si nous n’organisons pas le grand procès pour établir les conditions du monde d’après, si nous ne pensons pas à mettre en place une économie humaine et durable, nous n’aurons aucune excuse pour les retour des drames humains et de l’insignifiance qui accablera périodiquement nos vies futures.

Mais rien n’est écrit…

Notes :

1 Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes : petit traité pédagogique, Seuil, 2002.

2 Fabrizio Tribuzio, « Tous sauf l’Etat », Le cercle des patriotes disparus, le lundi 20 avril. Lire ici.

3 Claude Nicolet, Histoire, nation et république, Odile Jacob, 2000. 

4 Edouard Husson, « Allemagne: les nôtres avant les autres – Merkel: tellement efficace dans la lutte contre le Covid-19, mais tellement peu européenne », Causeur.fr, lire ici.

5 Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011 et Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation !, Flammarion, 2011

6 Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2008. Lire ici.


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