« La crise climatique sera inflationniste » – Entretien avec Ano Kuhanathan

© Igor Kolomoïsky

Le spectre de l’inflation, qui semblait conjuré depuis des décennies, revient en force. Face à lui, les Banques centrales oscillent entre une politique de hausse des taux destinée à la combattre, et une politique expansionniste visant à maintenir la stabilité du système financier. La nature de l’inflation a longtemps divisée les opposants au néolibéralisme, tantôt vue comme un « impôt sur les pauvres », tantôt comme un levier pour « euthanasier les rentiers ». Dans Les nouveaux pauvres (éd. Cerf), l’économiste Ano Kuhanathan, membre du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau, analyse la résurgence de ce phénomène et les moyens de le contrecarrer – ou de le tourner à l’avantage de la majorité. Entretien réalisé par Zoé Miaoulis.

LVSL – Nous subissons une vague inflationniste depuis la fin du Covid. Excès de dépenses budgétaires, planche à billet, désorganisation des chaînes de valeurs mondiales, guerre en Ukraine et crise de l’énergie… Les observateurs ne semblent pas d’accord sur les causes de l’inflation. Qu’en est-il réellement ?

Ano Kuhanathan – Il ne me semble pas pertinent de vouloir chercher une unique cause à l’inflation conjoncturelle que nous subissons depuis 2021. Chacun des facteurs que vous avez énuméré y ont contribué. Durant le Covid, les gouvernements ont soutenu les entreprises et les ménages avec des subventions et des crédits. Cela a permis notamment un rebond important de la consommation après le pic de la pandémie puisque les ménages avaient accumulé un excédent d’épargne. Les entreprises ont investi et fait des stocks importants pour éviter de rater des opportunités de marché. Tout cela dans un contexte où l’argent était « peu cher » grâce aux taux d’intérêt bas, donc les banques centrales ont aussi leur part de responsabilité.

En face, l’offre de biens restait en berne, principalement parce que la Chine n’opérait pas « à plein régime ». En effet, sa politique « zéro-Covid » menait à des interruptions intempestives de l’appareil productif chinois dont le monde entier est fortement dépendant. Avec tout cela, vous aviez déjà les ingrédients pour avoir une certaine inflation sur certains services et sur nombre de biens manufacturés. Enfin, le « coup de grâce » est venu de la guerre en Ukraine et de la « militarisation » du gaz par la Russie qui ont plongé l’Europe dans une crise de l’énergie sans précédent. Les denrées alimentaires et l’énergie allaient voir leurs prix grimper en flèche. En somme, c’est la conjonction simultanée de chocs multiples et globaux dans un contexte d’excédents d’épargne et de liquidité qui expliquent l’inflation actuelle.

LVSL – On dit parfois que ce sont les créanciers qui paient l’inflation, au profit des acteurs endettés. D’autres considèrent que l’inflation frappe avant tout les pauvres. Qu’en est-il ?

AK – Les plus précaires ont toujours souffert de l’inflation, hier comme aujourd’hui. En effet, lorsque l’essentiel de vos dépenses sont liées à des biens et services de subsistance, toute hausse de prix est insupportable et peut mener à des situations dramatiques. Maintenant, si on regarde au-delà de la problématique de la pauvreté, historiquement, l’inflation a été toujours été considérée comme un impôt sur les rentes et favorable dans une certaine mesure aux travailleurs. En effet, l’inflation abaisse le coût de la dette pour ceux qui sont endettés et les revenus du travail suivent au moins en partie l’inflation, alors que les rentiers eux voient eux leurs revenus grignotés par l’inflation.

Sauf que depuis les années 1980, les salaires en France ne sont plus indexés sur l’inflation et surtout, le partage de la valeur ajoutée se fait de plus en plus en faveur du capital, au détriment du travail. Cela veut dire que pour 1€ de profit généré, la part qui revient aux actionnaires est de plus en plus importante alors que celle qui revient aux salariés, elle, diminue. C’est d’ailleurs pour cela que mon ouvrage est intitulé Les nouveaux pauvres, précisément parce qu’une nouvelle catégorie de la population (les classes moyennes, la petite bourgeoisie) va davantage souffrir de l’inflation que lors des épisodes passés.

LVSL – Les entreprises souffrent-elles de l’inflation actuelle ?

AK – Selon l’INSEE, le taux des marges des entreprises françaises s’est maintenu à un niveau relativement élevé en 2022 (près de 32% au troisième trimestre), proche des niveaux de 2018. La baisse des impôts de production et la capacité des entreprises à répercuter les hausses de prix auprès des consommateurs dans un contexte où l’activité économique, malgré la guerre en Russie, est restée dynamique. D’ailleurs selon des estimations récentes, les marges des entreprises auraient contribué pour près d’un tiers à l’inflation en France.

Toutefois, pour les entreprises aussi, il convient de faire quelques distinctions. Les grandes entreprises, qui ont une surface financière plus large et un pouvoir de négociation plus important, s’en sortent mieux dans le contexte actuel alors que les PME sont davantage sous pression. Enfin, il faut aussi noter des différences sectorielles, les secteurs « intenses » en énergie étant plus vulnérables que les autres. Mais dans l’ensemble, les entreprises ont plutôt réussi à tirer parti de l’inflation actuelle. Toutefois, l’année 2023 s’annonce compliquée avec un ralentissement économique à venir et la hausse des taux d’intérêt.

LVSL – Les banques centrales ont décidé de remonter leurs taux directeurs et de ralentir leurs programmes de rachats d’actifs pour lutter contre l’inflation. Est-ce efficace ?

AK – En remontant les taux d’intérêt, les banques centrales vont agir sur la demande. En effet, avec des taux plus hauts, on s’endette moins et on épargne davantage. Toutefois, de nombreux économistes sont sceptiques non seulement sur le succès d’une telle politique mais également inquiet de son « coût ». En effet, « casser » la demande va créer une baisse de la consommation mais également du chômage. Or comme vous l’aurez compris, l’inflation actuelle est en partie liée à la demande mais aussi liée à l’offre – sur laquelle la politique monétaire n’a toujours de prise. En effet, les banquiers centraux ne peuvent pas miraculeusement ajouter du blé, du pétrole et du gaz naturel sur les marchés internationaux, tout comme ils n’ont aucune prise sur ce qu’il se passe en matière de politique sanitaire en Chine.

De même, s’il y a un problème d’offre sur certains biens et services, remonter les taux pourraient empêcher les entreprises concernées d’investir pour augmenter leurs capacités de production et résoudre le déficit d’offre. On peut donc légitimement se demander si ralentir l’économie en augmentant les taux d’intérêt sera efficace pour lutter contre l’inflation alors que l’on peut être certain que cela va créer du chômage. Notons toutefois que les développement récents avec des faillites bancaires aux États-Unis et le rachat de Crédit Suisse par UBS vont contraindre les banques centrales à garder un œil sur la stabilité financière peut-être en mettant la lutte contre l’inflation au second plan…

LVSL – Quels outils devrions-nous mobiliser pour lutter contre l’inflation ? Faut-il bloquer certains prix ?

AK – Il y a, pour schématiser, trois façons d’agir sur l’inflation : en agissant sur l’offre, en agissant sur la demande et en administrant les prix. Si l’inflation est liée à la demande, alors la politique monétaire peut y « mettre un terme ». Si elle est liée à un déficit d’offre, il faut mettre en œuvre des politiques pour augmenter directement l’offre ou à minima inciter les entreprises concernées à le faire. La dernière possibilité est d’administrer les prix.

Personnellement, je ne suis pas favorable au contrôle des prix. D’abord pour des raisons sociales : tout le monde n’a pas besoin de prix bloqués. On l’a vu avec la remise à la pompe, elle a surtout bénéficié aux ménages les plus aisées. Ensuite pour des raisons opérationnelles : définir des normes, des prix, les faire contrôler relève d’un casse-tête que nous ne pouvons pas gérer actuellement car les effectifs de la fonction publique (notamment à la DGCCRF qui serait en charge des contrôles) et les moyens techniques de l’État ne sont pas à la hauteur. Enfin, la réglementation serait contournée par les entreprises ou les consommateurs eux-mêmes. Les entreprises pourraient altérer la qualité des produits en restant dans le cadre des normes ou alors baisser leurs productions, dans ce cas, les particuliers pourraient se mettre à stocker ou spéculer sur ces biens en organisant un marché parallèle.

D’ailleurs, la Hongrie a mis en place par exemple un blocage des prix sur les denrées alimentaires courant 2022, l’inflation alimentaire a pourtant atteint près de 50% en fin d’année et les magasins ont dû introduire des quotas pour que les gens ne dévalisent pas les rayons… Je suis personnellement favorable à des politiques de redistribution ciblées pour permettre aux plus modestes de ne pas souffrir de la situation. On pourrait d’ailleurs remplir un deuxième objectif au-delà de la redistribution en mettant en place les bonnes modalités. Par exemple des chèques alimentaires qui ne pourraient être utilisés que pour acheter des produits frais ou dans des commerces locaux pourraient favoriser une meilleure nutrition ou l’économie locale.

LVSL – La transition écologique pourrait conduire à changer radicalement nos choix collectifs au détriment du critère prix, ce qui pourrait engendrer une inflation structurelle plus élevée. Faut-il abandonner la cible des 2% d’inflation ?

AK – Effectivement, comme je le souligne dans mon ouvrage, la crise climatique sera inflationniste – que l’on agisse ou pas contre le réchauffement climatique. En tant que membre de l’Institut Rousseau, je suis personnellement attaché à la transition écologique et je préfère « l’inflation verte », celle liée à une transition forte et rapide, plutôt que l’inflation climatique, celle qui serait le fruit de notre inaction. En plus du climat, d’autres facteurs comme la démographie ou encore la démondialisation pourraient conduire à une inflation structurellement plus forte.

Il faut rappeler que fameux objectif de 2%, en vigueur aux États-Unis et dans la zone euro, est en réalité une convention assez arbitraire. En 2017, un collectif d’économistes avait écrit à la Réserve fédérale américaine pour l’inciter à relever l’objectif plus haut, et en 2016, lorsque l’inflation était très basse en zone euro, certains s’interrogeaient sur son abaissement. Ce qui est certain, c’est que les banquiers centraux devront eux-aussi s’adapter dans un monde qui est traversé par de nombreuses tendances qui laissent penser que demain ne ressemblera pas à hier.

La « classe de loisir » de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes

Thorstein Veblen (1857–1929) était un économiste et sociologue américain. Dans son œuvre majeure, Théorie de la classe de loisir (1899), il analyse le capitalisme non pas par le prisme de la production, comme a pu le faire Marx, mais par celui de la consommation. Si son œuvre reste encore très peu lue aujourd’hui, les textes de Veblen permettent d’appréhender les dérives de notre système financier, notamment la destruction systématique de notre environnement.  


Thorstein Veblen est issu d’une famille d’origine norvégienne qui a migré aux États-Unis une dizaine d’années avant sa naissance. Il naît en 1857 dans le Wisconsin, juste avant la guerre de sécession. Il ne pourra s’échapper de ce grand foyer de 12 enfants que pour suivre ses études, qui le mèneront au doctorat. Veblen enseigne aux écoles de Chicago, Stanford et New-York, même si ses idées anticonformistes feront de lui un professeur marginal. Dans son premier ouvrage Théorie de la classe de loisir, Veblen propose une critique de ce qu’il appelle « l’économie néoclassique » car il pense, contrairement à cette pensée, que le marché n’est pas une entité isolée de la société et de ses citoyens. Son parcours universitaire l’amène à observer les sociétés bourgeoises du début du XXème siècle et à constater leur propension à se répandre dans des dépenses inutiles et ostentatoires. Il meurt en 1929 après avoir assisté au décollage de l’économie américaine et à la multiplication des spéculations inhérentes au capitalisme financier.

La classe dominante cherche à se démarquer des autres

Veblen analyse et détaille dès son premier livre les mœurs et habitudes de la classe dominante, qu’il nomme « classe de loisir ». Les membres de cette classe sont aisés et à l’abri des besoins matériels primaires. Ils sont pourtant mus par une constante recherche d’honneurs à travers des actes socialement valorisés afin de se distinguer des autres classes. Pour l’auteur, « ce concept de dignité, de valeur, d’honneur, appliqué aux personnes ou à la conduite est d’une grande conséquence pour l’évolution des classes et des distinctions de classes ». La classe de loisir cherche constamment à montrer qu’elle peut utiliser son temps pour réaliser un travail non-productif et non vital par le prisme des loisirs. Le terme loisir est ici à comprendre comme « l’ensemble des pratiques différenciées de mise en valeur des richesses accumulées qui s’incarnent dans des modèles culturels de dépenses » (Lafortune, 2004).

La classe de loisir va également chercher à exhiber sa capacité à dépenser son argent sans compter, par de la consommation ostentatoire. L’émergence de cette classe est selon Veblen à mettre en parallèle avec celle de la propriété individuelle, qui permet la distinction entre plusieurs groupes sociaux. Le théoricien évoque les mariages forcés et va même jusqu’à désigner les femmes comme le premier bien approprié par les hommes. Avec l’avènement de la société industrielle, la propriété privée devient un critère de distinction majeur qu’il convient d’accumuler indéfiniment. La recherche d’honneurs et de distinctions est la réelle motivation derrière cette épargne grotesque, et la classe de loisir cherche à tout prix à empêcher une quelconque entrave à cette rétention monétaire. Analyser le capitalisme moderne au prisme de la théorie de Veblen permet ainsi de pointer du doigt les nombreuses contradictions inhérentes à notre système économique.

Notre modèle polluant est promu par la classe de loisir

L’héritage de Veblen est premièrement utile pour comprendre et critiquer la responsabilité du capitalisme dans la destruction de notre environnement. Notre système pourrait sans grande difficulté subvenir aux besoins vitaux de la population, sous la mince réserve de faire précisément l’inverse des politiques menées depuis la révolution industrielle. Mais, comme le fait remarquer le théoricien, la classe de loisir ne cherche pas seulement à palier ses besoins primaires mais à se répandre dans des dépenses ostentatoires. Ces achats coûteux et bien souvent inutiles sont assimilés à un capital honorifique qui permet aux membres de cette classe de se démarquer des autres. Seulement, nous oublions trop souvent d’associer la production de ces marchandises et de ces services à la destruction de notre écosystème. La classe de loisir pousse à la production de biens honorifiques qui ne sont pas primordiaux pour sa survie. Difficile ici de ne pas prendre pour exemple le développement massif du tourisme. La classe dominante valorise ainsi fortement l’utilisation régulière de l’avion afin de voyager à l’autre bout du monde. Ces excursions servent de marqueurs sociaux et permettent aux classes les plus aisées de montrer qu’elles sont capables de dépenser, voire d’accumuler des voyages aux destinations socialement valorisées.

Il convient cependant de déconstruire le modèle touristique vendu par les classes dominantes. Ces voyages réguliers ont premièrement un fort impact sur notre environnement. Outre l’évidente consommation énergétique de l’aviation, le développement des infrastructures touristiques cause d’énormes problèmes environnementaux : pollution des sols et des océans, bétonisation massive… Le développement du tourisme profite par ailleurs très peu aux populations locales. Le secteur touristique est en effet contrôlé par un nombre restreint de multinationales. La conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement estime ainsi que 80% des recettes du tourisme générées dans les Caraïbes retournent vers les pays où sont localisés ces multinationales. Le chiffre monte à 85% pour « les pays les moins avancés » d’Afrique. Il faut en outre remarquer que, ce que beaucoup appellent la « démocratisation du tourisme », est un leurre. Les cadres supérieurs et autres professions libérales ont en effet une large capacité financière à voyager, tandis que les classes populaires sont souvent limitées dans leurs choix. Deux tiers des français, majoritairement issus des classes populaires, ont ainsi été contraints de renoncer à partir en vacances d’été pour des raisons financières durant les cinq dernières années. Le modèle touristique de la classe de loisir ne semble alors pas seulement être nocif pour l’environnement, mais apparaît également comme source de frustration pour la majorité de la population qui ne peut en profiter.

La classe de loisir, par l’imaginaire consumériste qu’elle véhicule, entraîne également un effet d’imitation en cascade avec les classes « inférieures ». « Toute classe, explique Veblen, est mue par l’envie de rivaliser avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Ainsi, le modèle d’accumulation et de consommation de la classe dominante a un effet majeur sur la perception et les habitudes des classes moyennes et inférieures. La classe de loisir fixe et décide de notre modèle de consommation, si bien que « les usages, les gestes et opinions de la classe riche et oisive prennent le caractère d’un code établi ». Il est ainsi facile de comprendre la difficulté de promouvoir des technologies low-tech en opposition au high-tech. Ces technologies, volontairement moins performantes mais répondant à des besoins concrets et utiles n’intègrent pas ou peu de capital honorifique. La possession d’un outil low-tech n’est ainsi pas publicisée car elle est contraire au modèle consumériste promu par la classe de loisir.

Dans son livre Comment les riches détruisent la planète, Hervé Kempf montre que ce modèle d’imitation veblenien s’applique aux États. Les pays que l’on qualifie « du Sud » tentent de rattraper les pays riches, souvent au prix de la destruction de réseaux de solidarité ou de la planète. Cependant, qui doit-on blâmer ? Devons-nous nous alarmer de la situation dans les pays « du Sud », qui bien souvent subissent la pollution liée à la délocalisation de la production des pays « du Nord » ? Ou devons-nous directement remettre en cause notre système de production propagé par les pays les plus riches ? La première option est non seulement injuste, les pays riches ayant eux-mêmes utilisé pendant des décennies des énergies fossiles pour se développer et continuant de le faire, mais également contreproductive.

En effet, tant que les pays du Nord, sorte de classe de loisir mondiale, continueront de promouvoir la productivité à outrance et le consumérisme de masse – les deux étant intimement liés -, toute tentative visant à réduire l’impact humain sur l’écosystème sera vaine. Il faut donc attaquer frontalement la manière de consommer des classes dominantes et le système économique des pays riches pour permettre une réelle démarche écologique. Cette tâche sera ardue car, comme l’a remarqué Veblen, la classe de loisir est réputée conservatrice : tout changement structurel reviendrait à réduire voire anéantir ses avantages. Ainsi, « grâce à sa position d’avatar du bon genre, la classe fortunée en arrive à retarder l’évolution sociale ; elle le doit à un ascendant tout à fait disproportionné à sa puissance numérique ». De par sa posture dominante dans nombre d’institutions – économiques, médiatiques, politiques… – la classe de loisir marginalise toute critique de son modèle. Il n’y a qu’à regarder les propos de Macron contre les anti-5G, accusés de vouloir revenir aux temps anciens ou à « la lampe à huile ». Puisque la classe dominante rejette tout changement, voue aux gémonies toute critique constructive de notre système, il semble primordial de mener une « guerre de position » pour renverser le modèle économique vendu par cette dernière. Ce terme gramsciste décrit la remise en cause du pouvoir d’attraction culturelle de la classe bourgeoise sur les classes dominées. Un bloc populaire et écologiste ne pourra prendre le pouvoir que lorsque le modèle de société qu’il promouvra deviendra hégémonique. Il convient de ne pas sous-estimer la toute puissance de l’hégémonie du bloc bourgeois, sans quoi la classe de loisir moderne ne pourra jamais véritablement être renversée.

De l’impossibilité d’avoir une société inégale heureuse

Les textes de Veblen permettent également d’analyser notre rapport au Travail. Premièrement, l’auteur montre que la classe de loisir instaure de fait une distinction entre des tâches valorisées par la société et d’autres qui ne le sont pas. Cette discrimination veut que soient « nobles les fonctions qui appartiennent de droit à la classe de loisir : le gouvernement, la guerre, la chasse, l’entretien des armes et accoutrements, et ce qui s’ensuit – bref, tout ce qui relève ostensiblement de la fonction prédatrice. En revanche, sont ignobles toutes les occupations qui appartiennent en propre à la classe industrieuse : le travail manuel et les autres labeurs productifs, les besognes serviles, et ce qui s’ensuit. » Cette affirmation est frappante dans le contexte actuel, où la crise du coronavirus nous a fait, plus que jamais, remarquer comme certaines professions précaires étaient méprisées alors qu’elles sont primordiales pour notre société.

Ensuite, le mécanisme veblenien d’imitation permet de montrer comment une société inégalitaire rend ses membres malheureux. En effet, plus la classe de loisir sera éloignée du reste de la société, plus l’imaginaire qu’elle véhicule sera hors de la portée de tout le monde, ce qui ne peut générer que des frustrations. Une étude de Bowles et Park montre ainsi que le temps de travail moyen dans une société augmente en fonction de son degré d’inégalité. La disparité dans la répartition des richesses pousse les membres d’une société à travailler plus pour atteindre l’idée de réussite transmise par la classe de loisir. Les mêmes chercheurs montrent alors qu’une politique de taxation massive des groupes dominants « serait doublement attractive : elle augmenterait le bien être des moins bien lotis en limitant l’effet d’imitation en cascade de Veblen et fournirait des fonds à des projets sociaux utiles ».

L’étude des textes de Veblen nous fait ainsi comprendre pourquoi les groupes sociaux dominés par un modèle qu’ils n’ont pas choisi ne se rebellent pas contre ce dernier. L’effet d’imitation est très puissant et il convient de ne pas en ignorer les effets. Un nouveau modèle hégémonique doit être capable de renverser la classe dominante en faisant bien attention à ce qu’une nouvelle classe de loisir ne répande pas un énième paradigme aliénant.

 

Quels vœux pour 2017 ? Entrer en Décroissance

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Chroniques de l’urgence écologique

         L’an 2017 est là. C’est l’occasion de présenter mes vœux à ceux qui me lisent. Mais aussi d’engager le dialogue sur la Décroissance, en réponse à un précédent article publié sur Le Vent se Lève.

Décroissance : un mot choc pour lutter

         J’aime répéter que l’urgence écologique qui met en péril notre écosystème et notre humanité est le plus grand défi auquel nous devrons faire face. Attentats à répétition, écocides, exploitation des ressources au détriment des peuples autochtones, licenciements, suicides, croissance exponentielle des dividendes et des revenus du capital, réchauffement climatique… Autant d’indicateurs qui appellent à bouleverser notre vision du monde et à changer nos référentiels. S’il est une solution à nos problèmes, celle-ci ne peut être que politique. Mais on ne changera pas la politique sans concevoir une nouvelle éthique qu’Hans Jonas nomme « éthique du futur ». C’est-à-dire une éthique qui veut préserver la possibilité d’un avenir pour l’être humain. Réalisons que « la terre n’est pas menacée par des gens qui veulent tuer les hommes, mais par des gens qui risquent de le faire en ne pensant que techniquement et […] économiquement. »1 Admettons que la sortie de crise n’est possible qu’à condition de penser une alternative concrète et radicale à un système cancéreux. La convergence des crises nous plonge dans un état d’urgence écologique. Et si la réponse à cet état d’urgence était la Décroissance ? Ce mot « Décroissance » suscite beaucoup d’effroi chez les novices. Certains ont pris l’habitude de développer un argumentaire d’opposition considérant que puisque le mot est absurde, nul besoin de s’intéresser aux idées qu’il contient. Ce terme « décroissance » est-il pertinent ? Puisqu’il faut prendre parti, je rejoins ceux qui l’envisagent comme un slogan provocateur qui suscite les passions, plutôt qu’un mot-écran qui empêche le débat. Véritable « mot-obus », « poil à gratter idéologique », il affirme un projet politique à part entière, un mouvement politique. Il s’agit concrètement de s’opposer frontalement au culte de la Croissance et à la religion de l’économie. Il s’agit « de ne pas revenir en arrière vers un pseudo paradis perdu, il s’agit de collectivement bifurquer »2 , de faire un “pas de côté”. Mais comment ?

Décoloniser les imaginaires, changer de logiciel

         Pour les décroissants, le dogme du tout-croissance est à l’origine de la crise multi-dimensionnelle qui nous atteint. Cette crise écologique englobe ainsi un effondrement environnemental (dérèglement climatique, crise de la biodiversité, exploitation des ressources, altération des milieux), une crise sociale (montée des inégalités, crise de la dette et du système financier), une crise politique et démocratique (désaffection et dérive de la démocratie) ainsi qu’une crise atteignant la personne humaine (perte de sens, délitement des liens sociaux). Entrer en décroissance serait donc prendre conscience des ramifications de cette crise écologique et de ses conséquences. C’est opérer une « décolonisation de nos imaginaires » qui aboutirait à la remise en cause du système capitaliste, financier et techno-scientiste. Entrer en décroissance c’est changer de logiciel, se défaire de nos référentiels poussiéreux. La décroissance réside ainsi dans l’élaboration d’un projet politique profondément optimiste : celui d’une vie humaine indissociable de la préservation des écosystèmes. C’est reconnaître une valeur intrinsèque à la nature, lutter contre toute glorification anthropocentriste. A ce titre, notre développement passerait par un réencastrement du social et de l’économie dans une vision écologique globale. La seule voie plausible résiderait ainsi dans la définition de besoins sociaux cohérents avec les limites de la planète, une « auto-limitation » collective au sens de Gorz. La tâche n’est point aisée, rétorquerez-vous. Une première pierre ne serait-elle pas celle d’une profonde transformation de notre système économique et démocratique ? En d’autres termes, prôner une « relocalisation ouverte », une décentralisation radicale qui ancre la dynamique sociale et environnementale au cœur des territoires. La décroissance nous permettrait ainsi de donner un cade conceptuel cohérent à toutes les initiatives de transition. Transports collectifs ou doux (vélo, marche à pied), réorganisation du système alimentaire (permaculture, réduction de l’alimentation carnée). Mais aussi redéfinition de nos besoins énergétiques et abandon des énergies fossiles, monnaies locales, biens communs, etc. En somme, mettre en branle une évolution de nos modes de consommation et de production qui s’inscrirait dans une démondialisation maîtrisée et voulue, une réorganisation à toutes les échelles de notre schéma sociétal.

Quelle transition ? Une responsabilité collective

         Nombre de politiques déclarent aujourd’hui ne plus compter sur la croissance. J’ose espérer que cette apparente prise de conscience ne soit pas pure stratégie électorale. De Benoît Hamon à Yannick Jadot en passant par Jean-Luc Mélenchon, des propositions émergent.3 Mais gare aux leurres ! La décroissance est là pour rappeler qu’il ne s’agit pas de procéder à des ajustements, mais de renverser la table, de construire un nouveau projet. La transition ne peut être qu’écologique, mais tout investissement écologique n’est pas forcément une transition radicale. Ainsi, force est de constater que consommation d’énergie et hausse du PIB sont encore étroitement corrélées à l’échelle mondiale. Ainsi, comme le souligne Fabrice Flipo, « la forte croissance du secteur des énergies renouvelables pourrait bien n’être à ce titre qu’une fausse bonne nouvelle. Cela tient à ce que certains appellent le « cannibalisme énergétique ». La fabrication de renouvelables nécessite de l’énergie. Au-delà d’un certain taux de croissance de ces technologies, celles-ci en consomment plus qu’elles n’en produisent. Dans ces conditions, le déploiement des renouvelables tend donc à entraîner une augmentation de la production de gaz à effet de serre. » 4 En d’autres termes, un virage technologique ne résout pas la question de la surconsommation. La question qui se pose réellement est de savoir comment subvenir à nos besoins sans utiliser davantage de ressources. Cette réponse passe obligatoirement par une réflexion et une redéfinition collectives de notre projet de société. Cet exemple est à l’image de la logique décroissante. Il convient de s’éloigner d’une simple logique de « destruction créatrice » schumpéterienne qui n’est qu’une supplantation linéaire des technologies : du milliard de voitures diesel au milliard de voitures électriques, quel changement ? Il s’agit en conscience de faire un pas de côté, d’envisager la croissance de l’être par la décroissance de l’avoir. En temps d’élections présidentielles et législatives, il revient à chacun de bien peser le poids de ces mots.

        Loin d’être une vision pessimiste, terne et dépassée du monde, la décroissance s’oppose à tout conservatisme aveugle d’un système cancéreux et cancérigène. La décroissance comme mouvement politique et projet sociétal est une écologie politique radicale. Écologique car elle envisage les symptômes et les solutions comme interdépendantes. Politique car elle propose de refonder les bases d’un nouveau monde, de bâtir des référentiels neufs avec enthousiasme. Radicale car nul ne saurait l’accuser de petits arrangements avec le Capitalisme. « Le monde n’est pas complètement asservi. Nous ne sommes pas encore vaincus. Il reste un intervalle, et, depuis cet intervalle, tout est possible. » 5 Que vous souhaiter de mieux pour 2017 que d’entrer en décroissance ? Quel meilleur vœux que celui de refuser toute résignation face à l’état d’urgence ?

Crédit photo : ©kamiel79. L’image est libre de droit. 

1La violence, oui ou non : une discussion nécessaire, Günther Anders, 2014.

2Paul Ariès, La décroissance, un mot-obus, La Décroissance, n°26, avril 2005

3Manon Drv, Quelle transition écologique ? L’écologie entre en campagne, 19 décembre 2016, LVSL.

4Fabrice Flipo, l’urgence de la décroissance, Le Monde, 9 décembre 2015.

5Yannick Haenel, Les renards pâles, 2013.