Contre les féodalités du médicament, nationalisons Sanofi !

© Joseph Edouard pour LVSL

Obsédé par sa performance en bourse, Sanofi va vendre sa filiale Opella, qui produit notamment le Doliprane, à un fonds d’investissement américain. Une opération financière qui s’ajoute à une longue liste de fermetures de sites de production et de recherche en France, ainsi que d’abandon de certains médicaments pour favoriser d’autres traitements plus rentables. Alors que l’entreprise bénéficie pleinement de l’argent public via la Sécurité sociale et le Crédit impôt recherche et a un rôle stratégique pour la souveraineté sanitaire française, le gouvernement laisse faire. Le député France insoumise – NFP Hadrien Clouet propose au contraire de nationaliser Sanofi, afin de créer un pôle public du médicament répondant aux besoins des Français. Tribune.

Avant de devenir cette société de chimie financiarisée que nous connaissons, Sanofi est une véritable entreprise de production et de recherche. Créée en 1973 par la société nationale publique d’extraction pétrolière ELF sous le nom d’Omnium Financier Aquitaine pour l’Hygiène et la Santé, Sanofi est le résultat de décennies d’investissement public et de profits pétroliers, désormais orientés vers une diversification en direction du pharmaceutique. Si elle ne compte alors qu’une poignée de salariés, la filiale Sanofi consiste en une « structure d’accueil à fins de concentration » [1] qui rachète tous azimuts, du laboratoire Michel Robilliart ou Choay, jusqu’à Roger & Gallet et Ceva, en passant par Clin-Midy Industries ou un tiers de l’Institut Pasteur [2]. Pas moins de 120 sociétés sont ainsi regroupées en 1980. Il s’agit alors de concevoir un pôle public industriel puissant, notamment autour des vaccins produits par l’Institut Pasteur, financé par des subventions, des donations et des souscriptions publiques, où un pôle lucratif finance les activités non-lucratives. Le chiffre d’affaires passe d’1,5 milliard de francs à 16 milliards en une décennie, de 1976 à 1986. Cette accumulation primitive a reposé sur la création de nombreux emplois, passant de 10 postes à 16.000, et une dynamique de recherche atteignant 20% des ventes pharmaceutiques.

Depuis la privatisation, des activités abandonnées pour gonfler les profits

Lors de la privatisation de 1994, la logique de recherche est abandonnée au profit d’une triple dynamique de croissance, d’acquisitions financières et d’internationalisation de l’activité. Dans les années suivantes, Sanofi disloque ses départements de recherche et développement précoce (consacré aux molécules innovantes) en ciblant successivement le diabète, le cardiovasculaire et l’oncologie. Bilan : 3000 emplois supprimés depuis 2006. Et ce, au seul profit des études cliniques en phase avancée et des maladies lucratives, seule préoccupation sérieuse de « Sanofi Pasteur ». Conséquence professionnelle : une chercheuse spécialisée dans les maladies infectieuses sera transférée vers le département… chargé de compiler les événements indésirables dans les cas de cancer. Les qualifications constituent la variable d’ajustement.

D’où le délaissement de certaines percées internes au profit de l’association avec un laboratoire concurrent visant le marché mondial, à l’instar du vaccin contre les infections à pneumocoque (pneumonie, méningite…) conduit avec le laboratoire sud-coréen SK Chemicals. Quoiqu’il en soit, on arrive alors à une contradiction insurmontable : si l’on abandonne l’étape de la recherche précoce, on sacrifie la diversité des molécules à placer sur le marché, d’où la seule option viable de la financiarisation et des opérations d’achat-vente. Dès lors, les financiers remplacent les entrepreneurs dans le conseil d’administration.

Lors de la privatisation de 1994, la logique de recherche est abandonnée au profit d’une triple dynamique de croissance, d’acquisitions financières et d’internationalisation de l’activité.

En conséquence, comme la plupart des industries pharmaceutiques, Sanofi a entamé la grande transhumance actionnariale, en abandonnant les génériques et les médicaments sans ordonnance pour ne plus se consacrer qu’aux spécialités ultra-lucratives sous brevet pendant plusieurs décennies. Ils tiennent les manettes de l’inflation pharmaceutique, sauf quand un gouvernement leur tient tête et mobilise la licence d’office, au risque de rétorsions vigoureuses devant les tribunaux ou d’embargo informel sur le marché national. Car dans le marché actuel, les laboratoires « d’innovation » déclarent 10% d’excédent brut d’exploitation, contre moitié moins chez les génériqueurs. Opella, filiale produisant notamment le Doliprane, est la queue de comète de ce processus, et la preuve que l’égalisation des taux de profit (ceux qui placent du capital vont là où la rentabilité est élevée, ce qui la fait baisser par la demande excessive, conduisant à rendre un concurrent plus attractif) est incapable d’assurer la fabrication rationnelle des molécules les plus demandées par la pharmacopée et se solde par des pénuries chroniques.

Sanofi fait désormais partie des 10 plus grands laboratoires pharmaceutiques du monde. Avec un bénéfice net important de 5,4 milliards d’euros en 2023… dont 80% sont redistribués (ou plutôt gaspillés) auprès des actionnaires. Le dividende a doublé depuis 2007 (avec 4 milliards d’euros versés en plein Covid-19 !), tandis que le PDG perçoit 112 fois le salaire moyen du personnel. Cette explosion du revenu des actionnaires et des dirigeants choque même l’ex-PDG Jean-François Dehecq, en témoigne son intervention dans l’émission Cash Investigation diffusée le 3 mars 2015 sur France 2. Les producteurs de médicaments rêvent aujourd’hui de faire côter l’entreprise à la bourse de New York.

Une société sous perfusion d’argent français mais tournée vers les Etats-Unis

Or, ce fonctionnement nous coûte désormais très cher. Cette entreprise a bénéficié durant de nombreuses années du financement initial de l’Etat. Ensuite, l’absence de transparence dans les prix des médicaments lui permet de dissimuler le coût réel de la production et de la R&D : les prix sont gonflés, mais l’assurance maladie rembourse… Ces deux coûts peuvent en outre être très largement surestimés par les sociétés. Dans une première hypothèse, le coût de production est artificiellement relevé. Par exemple, un principe actif conçu en France et livré pour conditionnement à une usine en France… peut être acheté à la branche suisse de Sanofi pour un prix élevé, donc refacturé à la Sécurité sociale en l’intégrant au coût de développement déclaré du produit, en plus de déclarer fiscalement sur place [3]. Dans une seconde hypothèse, la recherche et le développement sur le principe actif ont été effectués par des entreprises publiques (à l’instar de l’Inserm), mais sans intégrer ces aides au prix de vente. Non content de ces bénéfices records à moindre coût, le géant pharmaceutique a été récemment condamné pour avoir mis en place des mécanismes visant à discréditer le générique de leur médicament phare, le Plavix.

S’y ajoutent les subventions opaques et discrétionnaires. Prenons le Crédit impôt recherche (CIR), inventé en 1983, stabilisé en 2004 et étendu en dépit de la dénonciation régulière des abus auquel il donne prise. Concrètement, le CIR autorise les entreprises à déduire fiscalement une partie de leurs dépenses de R&D (30% sous la barre des 100 millions d’euros, 5% au-dessus). Mais les rapports se suivent et se ressemblent : cette dépense de 6 milliards d’euros par an est totalement indépendante de l’investissement des entreprises bénéficiaires dans la recherche [4]. Elle s’apparente à un pur effet d’aubaine, dans la mesure où les bénéficiaires auraient de toute façon investi dans la recherche et n’accroissent pas leur investissement en rapport avec ce versement. Sanofi est un cas d’école, puisque le CIR lui octroie 150 millions d’euros par an, soit 7% de prise en charge publique de sa R&D totale… qui est pourtant démantelée ! Outre les 3000 postes supprimés déjà mentionnés, on peut se rappeler de cette pantalonnade du vaccin contre la Covid-19 : incapable de produire son propre vaccin en interne, ou d’identifier des partenaires solides dans l’écosystème des start-ups, Sanofi avait même le projet de réserver la primeur du vaccin aux Etats-Unis… qui avaient financé les essais précliniques avec de l’argent public.

Cette société présentée comme française est devenue anglo-saxonne dans ses marchés et son territoire d’activité, en particulier depuis septembre 2019, avec l’accession à sa tête du PDG britannique Paul Hudson, dont le recrutement était justifié par sa connaissance du marché étasunien.

Car cette société présentée comme française est devenue anglo-saxonne dans ses marchés et son territoire d’activité, en particulier depuis septembre 2019, avec l’accession à sa tête du PDG britannique Paul Hudson, dont le recrutement était seulement justifié par sa connaissance du marché étasunien (son CV comprend notamment les groupes AstraZeneca ou Novartis), témoignant d’une stratégie d’extraversion accentuée. Un mois plus tard, Sanofi inaugure sa première usine digitale… à Boston. Un choix consistant à s’inscrire dans un écosystème de recherche étasunien sous l’ombre de son acquisition Genzyme et à deux pas du MIT ou d’Harvard. Mais, surtout, Sanofi se détourne de la conception et de l’alimentation d’un tel écosystème en France, traditionnellement plutôt inscrit à Lyon et Paris au milieu des pôles universitaires [5]. Au lieu d’amplifier les dépenses publiques en R&D, elle s’en détourne. L’inverse de ce que pratiquent les pays à fort investissement dans le domaine, comme l’Autriche ou les pays scandinaves.

Un tel tournant culmine avec le passage d’Opella sous pavillon étasunien, avec la bénédiction du conseil d’administration et au terme d’arrangements douteux avec le fonds capitalistique CD&R – qui verse 200 millions de dollars à la directrice sabordant sa société et s’est adjoint les services d’un membre du CA de Sanofi pour conduire l’opération. Loin de relever d’une lubie immédiate, la séparation d’Opella est un vieux projet, qui remonte à 2019 – toujours l’arrivée de Paul Hudson – lorsque la maison-mère Sanofi lance une restructuration interne de la filiale. Elle est séparée de la maison-mère et perd la moitié des sites de production, pour se concentrer exclusivement en France, au Japon, au Brésil, en Hongrie et aux Etats-Unis. Afin d’accroître la valeur strictement boursière, le groupe achète et lui adjoint Qunol, une société étasunienne positionnée sur le marché qui connaît la plus vive croissance aux Etats-Unis, soit la gamme des vitamines, minéraux et suppléments.

La liquidation d’Opella, après EuroAPI, vise ainsi à éliminer toute la chimie de synthèse, soit 95% de la production médicamenteuse. Bien sûr que ces sites sont rentables, mais ils empêchent d’atteindre la cible de 30% de rentabilité ! Les gagnants principaux, en dehors des actionnaires d’Opella ? Les banques d’affaires, qui sont 29 à prendre leur part aux opérations, certaines dans le conseil, d’autres pour financer le plus gros LBO (rachat par effet de levier, opération de rachat reposant principalement sur l’emprunt, ndlr) de l’année en France.

La nécessité d’une nationalisation

En somme, on ne peut pas continuer à dilapider l’argent public et tolérer des décisions irrationnelles et coûteuses pour le plus grand nombre. Puisque la direction se moque des contreparties au nom d’une gestion court-termiste de ses actifs rivée sur les cours boursiers, prendre le contrôle n’est qu’un retour sur investissement – on le sait bien chez moi, à Toulouse, où le centre de recherche a été sabordé et liquidé par la direction. Des licenciements aux regroupements, des restructurations aux fermetures, des ventes de fleurons aux investissements dictés par la rentabilité, il est clair que seule la puissance publique est en capacité d’imposer une planification sérieuse de la production de médicaments, en partant des besoins.

Seule la puissance publique est en capacité d’imposer une planification sérieuse de la production de médicaments, en partant des besoins.

Car les collectifs de travailleurs à Sanofi ont des capacités immenses, actuellement freinées ou sabotées par la direction. D’où l’importance de leur donner une voix directe sur les grands choix de l’entreprise. Ils savent produire, connaissent les délais réels des projets et leurs syndicats travaillent en lien étroit avec les associations et les collectifs de malades. Ne sont-ils pas mieux placés pour hiérarchiser les priorités et allouer les moyens, qu’un PDG qui est prêt à sacrifier la production de dizaines de médicaments efficaces, des milliers de postes et des branches entières de sa filiale pour quelques milliards de dollars ? Bien sûr, ce PDG est doué pour gonfler la valeur actionnariale. Mais les malades doivent passer avant les actionnaires – et beaucoup d’actionnaires tomberont un jour malade, donc ils pourraient soutenir la nationalisation par strict égoïsme glacé !

Hadrien Clouet, député France insoumise -NFP de la 1ère circonscription de Haute-Garonne. © Gérald Garitan

Dès lors, appuyée sur la puissance publique, Sanofi sera en capacité de retrouver le temps long. Aujourd’hui, pour trancher entre deux projets, le board de Sanofi se contente du taux de profit prévisionnel du produit et de sa durée avant commercialisation. Exemple : avec son projet baptisé “Play to win”, Sanofi a abandonné la recherche et la production de médicaments contre certaines pathologies cardiovasculaires, neurologiques (dont la maladie d’Alzheimer qui touche près d’un million de personnes en France) mais aussi les anti-infectieux pour des raisons de rentabilité financière. La puissance publique, elle, est en capacité de raisonner sur les coûts à l’échelle d’un pays entier, réalisant que les superprofits de Sanofi sont les déficits de la Sécurité sociale, ce qui la débarrasse de l’obsession de la marge nette de l’entreprise.

Le marché est ainsi en échec total sur le sujet du médicament. En juin 2023, Emmanuel Macron avait annoncé un plan de relocalisation de 450 médicaments, suite aux ruptures d’approvisionnement de l’hiver précédent. Celles-ci ont-elles disparu ? Pas le moins du monde. Le Praluent, médicament de Sanofi contre les problèmes de cholestérol, est en tension et l’Icatibant contre les oedèmes de Quinck vient juste de passer en rupture de stock. Pourtant, à chaque fois que l’opportunité advient de constituer un pôle public du médicament, le gouvernement fait des sauts périlleux arrière pour empêcher cette solution immédiate. Il préfère se livrer au marché… alors que le marché n’en veut pas. Car le bilan de ces relocalisations de médicaments est nul et non avenu. Sur les 531 projets de relocalisation, seuls 15 concernent des principes actifs de santé (pilule contraceptive, actifs naturels…) et moins de 10 des médicaments [6]. Il a même fallu passer outre les notations négatives de BPIFrance pour donner suite ! Seuls les dispositifs médicaux attirent du capital privé (pour des aiguilles chirurgicales, des aérosols ou des filtres à poche de transfusion). Allons-nous rester les bras ballants, à brûler des cierges en espérant qu’un capitaliste relocalise accidentellement nos boîtes de médicaments ?

La propriété publique de la production médicamenteuse sonnerait la fin du racket généralisé.

En outre, la propriété publique de la production de médicaments résout l’hostilité farouche du secteur à toute transparence. La chaîne de valeur sera enfin connue ! Avantage de taille, qui permettra de négocier chiffres à la main les prix publics des médicaments à partir des coûts réels de ces lignes de production. C’est la fin du racket généralisé. Prenons le cas du Lantus, un produit essentiel de Sanofi, qui lui a rapporté plus de 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires depuis 2004, pour un stylo injectable à 5 cartouches vendu 38€. A quel titre ? Combien a investi Sanofi en recherche ou en frais de production ? On n’en saura rien… mais on sait que le stylo est une découverte de la recherche publique étasunienne, et que l’insuline des cartouches a été payée 1€ symbolique à ses découvreurs qui l’ont offerte à l’humanité. Où vont donc les 38€ ? La propriété publique nous le dira.

On entend déjà hurler certains fondés de pouvoir des conseils d’administration (aussi appelés « députés macronistes ») quant au prix de l’opération. Bien sûr, on peut discuter des modalités précises du contrôle… tout cela est de la tuyauterie terminale. L’enjeu est la prise de pouvoir collectif sur le producteur pharmaceutique principal du pays. La capitalisation boursière de la société dépasse effectivement les 100 milliards d’euros. Mais ce prix fictif est largement modulable au cours des débats parlementaires, en fonction de l’ampleur de la montée au capital, du périmètre finalement conservé, du rythme des acquisitions (veut-on construire autour d’une ou deux entités pour ensuite monter sur le reste ?). Mais quoiqu’il en soit, la rentabilité de l’entreprise jointe aux dépenses publiques économisées rembourserait en quelques années le prix même de la nationalisation ! Si nous en arrivons à ce niveau de discussion, c’est que nous avons déjà gagné les consciences.

Notes :

[1] François Chesnais, « L’industrie pharmaceutique dans la crise », Revue d’économie industrielle, 1985, vol. 31, p. 95.

[2] L’affaire Labaz, Courrier hebdomadaire du CRISP, 21/12/1979.

[3] Olivier Gros, « Médicaments, trou de la sécu et loi du marché ». Revue Projet, 2016/2 N° 351, 2016. p.83-89.

[4] « Évaluation du crédit d’impôt recherche », avis de la Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation, France Stratégie, Paris, juin 2021.

[5] Jacques Bonnet, “De Rhône-Poulenc à Sanofi-Aventis : intérêts régionaux et logiques mondiales”, L’Information Géographique, 69-2, 2005, p. 117-131.

[6] Cour des comptes, Le dispositif de relocalisations sectorielles du plan de relance, S-2023-1160.

Inflation tirée par les profits : quand les rapports de force s’invitent dans la hausse des prix

Inflation-profits- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Depuis quelques mois, les principales institutions internationales, BCE et FMI en tête, sont forcées de reconnaître que l’inflation est en partie tirée par une hausse des taux de profits des entreprises en situation de force. Cette augmentation des prix se fait au détriment du pouvoir d’achat des salariés, auxquels nombre d’acteurs gouvernementaux et médiatiques répondent que l’augmentation des salaires constituerait le principal risque de maintien d’une inflation forte. Sous couvert de pragmatisme, ce discours masque un énième déplacement du partage de la valeur ajoutée au bénéfice du capital, ainsi que la perte de pouvoir de négociation salariales pour les travailleurs entamée depuis plusieurs décennies – signe que la « courbe de Phillips » s’est aplatie. Une évolution que reconnaissent la plupart des institutions internationales… sans changer pour autant d’orientation politique.

Le 5 juin, dans une célèbre émission en prime time, le ministre de l’économie affirmait : « avant la fin du mois de juin, je publierai la liste de tous les industriels de l’agroalimentaire qui ont joué le jeu et (de ceux …) qui n’ont pas voulu faire baisser les prix de détail alors que les prix de gros baissent ». Chacun sera libre d’évaluer le degré d’exécution de cette mesure. Relevons tout de même qu’elle faisait indirectement référence à un élément d’actualité habituellement très peu mis en avant par le gouvernement : une part non négligeable de l’importance de l’augmentation des prix est purement imputable à celle des profits, une fois les causes « externes » prises en compte – reprise post-Covid, conflit ukrainien, ou encore phénomènes géologiques.

En effet, la BCE, suivie du FMI, a récemment reconnu que l’inflation était en partie tirée par une augmentation des taux de marge des entreprises, non justifiée par la « part incompressible » liée à l’augmentation des coûts de production. Cette observation détonne avec une crainte mise en avant par nombre d’acteurs politiques et médiatiques : l’inflation risquerait d’être prolongée par les revalorisation des salaires exigée par nombre de salariés et de syndicats, pour faire face à l’augmentation des prix. Face à ces demandes, les entreprises n’auraient en effet pas d’autre choix que d’augmenter les prix, provoquant donc une spirale prix-salaire. Le constat d’un mécanisme inverse, une inflation tirée par les profits, doit éclairer les nouvelles formes que prend le conflit autour du partage des richesses créées.

La mise en route des mécanismes inflationnistes

L’inflation est, à tort, souvent réduite au résultat d’une utilisation excessive de la « planche à billet ». Pour comprendre l’inflation présente, il faut examiner – cela paraît évident – le comportement des entreprises et ses causes dans cette hausse des prix. En général, une entreprise cherche a minima à couvrir ses coûts de production1. Elle y ajoute ensuite un markup, autrement dit une marge bénéficiaire, le profit, qui sert à financer les investissements internes, à accumuler une trésorerie de sécurité, mais également à rémunérer les propriétaires du capital (dividendes). C’est d’ailleurs le cœur de l’affectio societatis, la raison juridique de constitution d’une entreprise par des associés dans le Code civil : partager les bénéfices. On peut donc réduire la hausse des prix à trois causes au sein de l’entreprise : faire face à une hausse des coûts de production, produire moins que la demande, et augmenter la marge bénéficiaire, donc la profitabilité.

les salaires réels ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires.

Qu’en est-il de l’ inflation qui touche depuis deux ans les pays développés ? Dans un premier temps, l’on trouve un ensemble de contraintes géophysiques sur la production, dépassant le seul conflit russo-ukrainien. En effet, le retour de l’inflation, et notamment celle de l’énergie, a commencé avant même le début du conflit, comme l’illustre l’augmentation des coûts des intrants, en particulier les matières premières et l’énergie. La hausse du prix de l’énergie a été de 56 % entre fin 2019 et février 2022. Concernant le pétrole brut, son prix mondial a doublé entre juin 2020 et février 2022. Le prix mondial du charbon, lui, a triplé entre juin 2020 et septembre 2021. Mais le plus flagrant réside dans la situation du gaz : en Europe, il a été multiplié par 12 entre mai 2020 et décembre 2021, contre 2,6 pour le gaz américain. Cette hausse n’est pas liée comme en 2009 à la spéculation financière, comme elle n’est pas uniquement liée à la guerre en Ukraine et à la gestion du gazoduc Nord Stream 2.

Elle est d’abord le produit du phénomène qu’est l’effondrement tendanciel des taux de retour sur l’investissement énergétique (EROI, pour Energy Return Over Investment)2 : pour dire la chose simplement, il faut désormais de plus en plus d’énergie pour extraire la même quantité de ressources fossiles, les rendant de moins en moins rentables3. Ajoutons à ces contraintes géologiques différents incidents majeurs tels que le blocage du canal du Suez en mars 2021, l’incendie dans une usine gazière en Sibérie à l’été 2021, l’ouragan Ida dans les régions productrices de pétrole du golfe du Mexique à la fin de l’été 2021, aux côtés de la reprise économique post-Covid. Tout cela parallèlement à des goulets d’étranglement suite à la sortie du Covid et des confinements, les chaînes d’approvisionnement internationales étant alors encore bien déstabilisées. Bien sûr, le conflit russo-ukrainien a largement amplifié cet état de fait.

Il faut noter que l’inflation n’a pas touché de manière uniforme les différentes catégories de la population. En cela, sa mesure par l’IPC (indice des prix à la consommation), soit le prix d’un panier de biens et de services censé être représentatif d’une consommation moyenne, est foncièrement réductrice. Cet indicateur ne permet pas d’étudier les inégalités que l’inflation génère entre les individus, produits de structures de consommation différentes : on notera notamment que les ménages les plus pauvres, pour lesquels l’énergie et l’alimentation représentent une proportion plus conséquente du budget, ont été relativement plus touchés4, une inflation moyenne de 5 % pouvant cacher une inflation alimentaire et énergétique de 13 %.

Face à cette baisse du pouvoir d’achat, nombre d’organisations syndicales réclament le retour de « l’échelle mobile », c’est-à-dire de l’indexation des salaires sur l’inflation. Quid, alors, de l’évolution des salaires dans le contexte inflationniste 5?

La spirale prix-salaire : spectre ou épouvantail ?

Depuis le début de la période inflationniste, une musique récurrente se fait entendre : alléger le poids de l’inflation en indexant les salaires sur la hausse des prix provoquerait un cercle vicieux, une spirale inflationniste nommée « spirale prix-salaire »6. Autrement dit, l’augmentation des salaires induirait aussi une hausse des coûts de production, ce qui forcerait mécaniquement les entreprises à augmenter du même montant leurs prix, provoquant un nouveau cycle de négociation. Selon l’expression du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en mai 2022, le supplément de salaire est alors « bouffé dans les mois qui suivent ».

Et d’ajouter que les augmentations généralisées de salaires avaient « toujours provoqué des spirales prix-salaires », notamment dans les années 1970. L’inflation due jusqu’ici à des causes exogènes et importées deviendrait alors « sous-jacente », inhérente aux comportements des agents (core inflation, en anglais). Résister à la tentation de l’indexation des salaires serait donc nécessaire afin d’empêcher l’amplification d’une inflation devenue hors de contrôle. Selon ses détracteurs, l’indexation, en plus d’être déstabilisatrice d’un point de vue macroéconomique, en deviendrait presque une mesure indubitablement antisociale. Certains, comme le gouverneur de la Banque d’Angleterre ou le ministre allemand des finances sont même allés jusqu’à appeler à « une restriction dans les négociations salariales ».

C’est donc cette musique, souvent mobilisée pour justifier des politiques de modération salariale7, qui est reprise par le gouvernement dans le cadre actuel et souvent accompagnée d’un discours sur la compétitivité des entreprises françaises. Bruno Le Maire expliquait ainsi en novembre 2022, à l’ouverture des débats au Sénat sur la loi de programmation budgétaire, qu’il était primordial d’« éviter la spirale inflationniste qui avait été provoquée dans les années 1970 par une augmentation générale et automatique des salaires totalement découplée de la productivité du travail ». Paroles surprenantes, quand on connaît le décrochage que la rémunération du facteur travail par rapport à l’augmentation de sa productivité a connu depuis les années 1980. En l’espèce, le gouvernement n’a pas choisi d’aller dans le sens du rattrapage des salaires.

Evolution de la productivité moyenne, du SMIC et du salaire moyen, en base 100 en France de 1980 à 2010 (Sources : Insee et OCDE, graphique par Factsory)

Que se passe-t-il donc au niveau des salaires français ? Il est vrai que les négociations salariales sont effectivement de retour depuis 2021. Les revalorisations du SMIC, ayant eu lieu 10 fois depuis 2021 avec un taux de croissance sur 2022 de 6,6 %, ont donné l’illusion d’un rattrapage des salaires sur l’inflation, pourtant sans répercussion sur le reste des salaires et provoquant même un tassement par le bas des faibles salaires (même ces revalorisations sont remises en cause car elles risqueraient de pousser à rediscuter les minima de branches au détriment de la productivité…).

l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations (…) ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »

Pourtant, même si les salaires nominaux ont augmenté, ce sont des hausses seulement d’1,5 % en 2021, 3,2 % en 2022 et 2,4 % aux deux premiers trimestres de 2023. S’il y a donc bien eu une réaction des salaires, celle-ci n’a pas été suffisante pour faire face à l’inflation, et cette hausse est par ailleurs gonflée par la sortie massive du chômage partiel. Or, en moyenne annuelle, l’inflation a atteint 5,2 % en 2022 et reste relativement stable les deux premiers trimestres, avec une légère baisse en juin. Le résultat est que les salaires réels, qui représentent le pouvoir d’achat, ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires. Ainsi, même si les négociations salariales prennent plus de temps que l’ajustement des prix des entreprises, la spirale prix-salaire tant évoquée semble pour l’instant inexistante – des mécanismes comme le versement de la « Prime de partage de la valeur » (PPV), en moyenne de 900€/an, ayant par ailleurs réduit ce risque.

Plus largement, et cela hormis pour les États-Unis qui sont concernés par des tensions très fortes sur le marché du travail, le risque de spirale prix-salaire est très modéré dans les économies développées comme le montrent deux études de la Banque des règlements internationaux (BRI)8 du fait d’un réel changement de régime dans les capacités de négociation salariale ces dernières décennies9. En effet, la théorie néo-classique et plus généralement l’économie mainstream postulent l’existence d’une capacité de négociation salariale forte pour les travailleurs, liée aux tensions sur le marché du travail et aux anticipations d’inflation. C’est la courbe dite de « Phillips ».

Sommairement, si le chômage est faible et/ou les travailleurs anticipent une baisse de leur pouvoir d’achat, ces derniers peuvent négocier de meilleurs salaires. Si cette relation était plus ou moins vérifiée empiriquement dans une grande partie du XXème siècle, l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations et la mise en concurrence des travailleurs dans la mondialisation des chaînes de valeur, le détricotage des Codes du travail et des protections de l’emploi10, la flexibilisation du marché du travail, le développement des contrats à durée déterminée, des mi-temps anglais ou des « jobs à 1 euro » allemands depuis la fin des années 1970 ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie » dans la plupart des pays développés11, comme le montre une récente étude de la Réserve Fédérale américaine, justement intitulée « Who Killed the Phillips Curve? A Murder Mystery ».

La stagnation des salaires réels suite à la crise de 2008 en parallèle d’une hausse des profits conforte cette tendance. Et ce, alors même que le chômage est aujourd’hui relativement faible et pourrait justifier des pressions salariales vers le haut12. Plus largement, le discours autour de la prévalence historique des spirales prix-salaire semble davantage constituer un épouvantail qu’autre chose.

Une étude du FMI de 2022 n’a identifié au niveau mondial que 79 épisodes depuis 1960, dont une minorité dépassant deux ans. Il s’agit donc d’un phénomène économique très rare. Plus spécifiquement, les discours invoquant la spirale prix-salaire font souvent référence à la période 1970 de « stagflation » (stagnation économique couplée à inflation) faisant suite aux chocs pétroliers, où les travailleurs auraient maintenu et renforcé l’inflation issue de ce choc d’offre par la négociation continue de meilleurs salaires. Cela alors même que l’inflation était de 23 % au Royaume-Uni, 14 % aux USA, 13,5 % en France, situation incomparable avec celle qui prévaut aujourd’hui. Or, cette étude infirme même cet épisode.

Par exemple, l’épisode américain de 1973 suite au premier embargo pétrolier de l’OPEP a vu l’inflation des prix s’envoler pendant cinq trimestres supplémentaires avant de commencer à diminuer en 1975. Cependant, la croissance des salaires nominaux n’a pas augmenté, ce qui a entraîné une baisse de la croissance des salaires réels. Il n’y a pas eu d’effet de rattrapage.

Pourtant, c’est cette théorie qui a servi de fondement au Volcker’s shock, la politique de remontée drastique des taux d’intérêts par la Réserve Fédérale américaine sous la présidence de Paul Volcker, qui a bien participé à réduire l’inflation sur la décennie 1980 aux côtés d’autres facteurs, au prix de la destruction partielle de l’économie américaine et d’une multiplication par deux du taux de chômage. C’est un remède à la façon de Molière : tuez le malade, au moins il meurt en bonne santé.

Néanmoins, rien ne dit que si l’on indexait les salaires, la spirale serait ne déclencherait pas. Mais si elle se déclenchait, ce ne serait pas forcément parce que les entreprises monteraient leurs prix pour ne pas couler, mais aussi parce qu’elles voudraient conserver leurs taux de marge, donc in fine leurs profits.

Le silence autour du rôle des taux de profit

La question de la capacité de négociation salariale des travailleurs invisibilise la capacité des entreprises à gonfler leurs marges en augmentant les prix. Si ce sont elles qui sont en position de force, elles peuvent imposer une augmentation des prix, sans que les travailleurs ne réussissent à imposer une augmentation des salaires en réponse.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix.

Face à la situation inflationniste, les entreprises sont elles aussi incitées à protéger leurs marges bénéficiaires en augmentant leurs prix, et même à augmenter leurs marges au-delà de l’impact négatif lié au renchérissement des intrants, cela pour plusieurs raisons : tentative de rattrapage des pertes de revenus réels liés aux chocs des trois dernières années (crise sanitaire, confinements, inflation énergétique importée), volonté de renforcer leur trésorerie dans un environnement hautement incertain, ou tout simplement dans une logique de maximisation des profits pour versement en dividendes – ce qui impliquerait une inflation influencée par les hausses des marges.

Précisons que même le maintien d’un taux de marge constant n’est pas innocent : si des entreprises doivent naturellement augmenter leurs prix pour ne pas faire faillite ou licencier face à ces chocs exogènes, celles qui les augmentent pour maintenir leur taux de marge alors qu’une compression de ce dernier ne les mettrait pas pour autant en danger démontrent leur pouvoir de fixation des prix.

Il s’avère que l’existence d’une inflation tirée par les profits – surnommée greedflation dans le monde anglo-saxon – est devenue aujourd’hui évidente pour un ensemble d’acteurs institutionnels. Des institutions faisant usuellement appel exclusivement à une théorie économique que d’aucuns qualifieraient de mainstream ont opéré un changement de discours concernant les causes actuelles de l’inflation. Ainsi, le chef économiste du FMI ne se disait pas inquiet quant à l’apparition d’une boucle prix-salaire qui impacterait la croissance cette année, et plaidait même pour une augmentation des salaires13.

Les banques centrales ont également été obligées de se rendre à l’évidence : la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déploré lors d’une conférence de presse sur les causes de l’inflation le 16 mars dernier le fait que « beaucoup d’entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l’offre et la résurgence de la demande », et a mis en garde contre le risque de poursuite de l’inflation. On notera enfin que même les travaux menés par nombre d’instituts de recherche du secteur privé financier ont reconnu que l’inflation était désormais alimentée au moins à moitié par une augmentation des profits (à l’instar de Natixis ou d’Unicredit).

En l’espèce, la France est concernée selon l’Insee. Les entreprises ont récemment connu une croissance significative du taux de marge, en plus d’avoir globalement répercuté le renchérissement des intrants sur les prix de vente. Après un record historique mi-2021 avec un taux de 36 % (il faut remonter à 1949 pour une telle valeur) suite à la reprise post-Covid et aux aides publiques, puis une dégradation suite aux problèmes d’accès aux ressources et à la guerre en Ukraine, le taux de marge global a augmenté nettement à partir de fin 2022 et au premier semestre 2023, avec un taux à la fin du deuxième trimestre qui s’établirait à 33,5 %, soit deux points de plus que son niveau moyen de 2018, pré-Covid.

Taux de marge des sociétés non-financières (SNF) en % de la valeur ajoutée (Source : Insee, 2023).

Il y a évidemment de fortes variations selon les secteurs. Plus spécifiquement, pour l’industrie agroalimentaire, après une forte diminution en 2021, son taux de marge a connu un important redressement en particulier au second semestre 2022 dépassant les valeurs moyennes, ainsi qu’au premier semestre 2023, pour atteindre un record de 48 % de marge14.

Ainsi, l’augmentation des taux de marge a bien contribué à l’inflation en 2022 et 2023. En termes de contribution, cette hausse des profits représente 41 % de la hausse des prix de production agro-alimentaires au dernier trimestre 2022, et 61 % pour les produits non-agricoles. Reste à savoir si cela est juste une relation comptable agrégée, ou découle de l’action intentionnelle d’entreprises. Il est vrai que la réduction des impôts de production et le contrecoup de l’arrêt du versement des PPV à la fin 2022 gonflent par eux-mêmes les taux de marge sans aucune action des entreprises.

Mais la hausse est si élevée, de par ces niveaux records, qu’elle ne peut être réduite à cela. Si la compression des taux de marge en 2021 suite au renchérissement des intrants a permis d’atténuer l’inflation et son impact sur les consommateurs, la hausse actuelle des taux n’est pas seulement un effet de rattrapage « entendable » suite à cette compression et à l’impact de la crise sanitaire, mais constitue un réel dépassement par rapport à 2018, laissant supposer que des entreprises profitent abusivement du signal-prix brouillé.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix. Face à cela, ce ne sont pas seulement les ménages qui sont touchés : de plus en plus de petites entreprises, PME comme TPE, font faillite car ne pouvant plus payer les frais fixes et n’étant pas en capacité de rembourser les prêts de relance économique (PRE) du « quoi qu’il en coût », et les autres dettes : jusqu’ici, 2023 enregistre le plus grand nombre de faillites depuis 2016.

Et cette situation semble être généralisée en Europe et dans un grand nombre de secteurs15, dépassant le simple secteur de l’énergie qui voit ses taux de marge exploser. Le FMI a mené en juin dernier un important travail de décomposition des facteurs de l’inflation, montrant qu’au niveau de la zone euro, la hausse des profits est responsable de près de la moitié de l’inflation en 2022 et première moitié de 2023 – comme on l’observe sur le graphique qui suit.

Ces pratiques vont des supermarchés aux concessionnaires automobiles, du transport maritime à l’industrie agroalimentaire, utilisant guerre, sécheresse et résurgence de la demande post-pandémique pour maximiser leurs profits. Les déclarations des entreprises elles-mêmes le confirment. Dans une enquête de mars 2022, 56 % des détaillants américains ont déclaré que l’inflation leur avait permis d’augmenter leurs prix au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser l’augmentation des coûts, et 63 % des grandes entreprises ont indiqué qu’elles utilisaient l’inflation pour augmenter leurs bénéfices. Notons que Michel-Edouard Leclerc, pourtant dirigeant d’une des plus importantes enseignes de grande distribution française, a appelé lors d’une interview donnée le 30 juin 2022 à BFMTV à l’ouverture d’une commission d’enquête sur les origines de l’inflation », car selon lui « la moitié des hausses de prix demandées par les industriels ne sont pas transparentes mais au contraire suspectes ».

D’autres chefs d’entreprises abondent en ce sens, mais en se vantant de leur capacité à récupérer du profit. Dans le Financial Times, le directeur financier de Mercedes-Benz annonçait dès fin 2021 : « nous allons sciemment sous-approvisionner la demande, quand celui de BMW déclarait que la compagnie avait « connu une amélioration significative de son pouvoir de pricing au cours des 24 derniers mois », expliquant qu’ils comptaient « clairement poursuivre … la façon dont nous gérons l’offre pour maintenir notre pouvoir de fixation des prix au niveau d’aujourd’hui ».

Ce phénomène est ainsi visible dans toute la chaîne de production mondiale. Les quatre géants mondiaux de l’agroalimentaire, ABCD (ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus) ont vu leurs bénéfices grimper de 255 % (total de 10,4 milliards de dollars) entre 2019 et 202116. Plus étonnamment, cela s’est produit sur différents types de marchés : dans des monopoles autorisés par l’État, dans des industries dominées par des cartels, mais aussi sur des marchés « concurrentiels », alors même que la théorie néo-classique voudrait que la concurrence empêche cette hausse des marges généralisée, les entreprises qui essaieraient étant balayées par les autres et le mouvement des consommateurs17. Tout cela démontre un problème systémique : ce ne sont pas juste quelques déviations de passagers clandestins, mais une évolution structurelle qui risque de s’installer pour durer.

Inflation is conflict

La focalisation sur la spirale prix-salaire face au rôle des profits n’est pas sans rapport avec l’invisibilisation d’un autre phénomène : la modification progressive du partage de la valeur ajoutée, des salaires vers les profits. S’il est commun dans l’économie orthodoxe de considérer que la part du travail et la part du capital dans la distribution du revenu est historiquement fixe (elle l’était dans la première moitié du XXème siècle, Keynes en parlait comme « a bit of a miracle ») la réalité empirique des dernières décennies est tout autre.

On peut observer trois faits stylisés. Premièrement, une baisse tendancielle et structurelle de la part des salaires, au bénéfice de la part des profits, passant de 66,1 % à 61,7 % en moyenne dans la majorité des pays de l’OCDE entre 1990 et la fin des années 200018. Ces analyses empiriques sont partagées par la Commission européenne19, le FMI20, le BIT21 ou encore la BRI22.

Evolution de la part des salaires dans le PIB, en France, depuis 1975 (données EUROSTAT, coût des facteurs en prix courant).

Néanmoins, malgré ce partage primaire, l’existence de profits n’implique pas nécessairement leur redistribution en dividendes. Ils peuvent (et doivent) également être retenus pour servir à financer les investissements de l’entreprise, et permettre la croissance, et ainsi des embauches, ou une hausse des salaires, selon le fameux « théorème » de l’ancien chancelier allemand Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, le second fait stylisé infirme ce théorème, de par la stagnation des taux d’investissement ces dernières décennies, en France comme en Europe, malgré la hausse généralisée.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de rapports de force

Cela implique que les nouveaux profits sont versés en dividendes23. Cette stratégie court-termiste de satisfaction des actionnaires a pu mettre des entreprises en danger, en ne faisant pas les investissements nécessaires à leur survie. ENGIE en est un exemple, accumulant plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, tandis qu’elle versait à ses actionnaires la somme considérable de 23,6 milliards d’euros au cours de cette période comme le notait Oxfam France24. Une partie des profits a également alimenté un rachat massif d’actions (en 2011 en France, cela représentait 12 % des paiements aux actionnaires et ce chiffre est passé à près d’un tiers en 2021), constituant donc également une forme de rémunération pour les actionnaires. Ainsi, l’argument de la modération salariale de court terme au service des salariés à long terme ne tient pas, les taux de marge augmentant mais pas le taux d’investissement, ni en Europe, ni aux États-Unis (exception faite de nos amis danois).

Ces deux faits convergent en toute logique vers le troisième : une redistribution massive du revenu national, des salaires vers les dividendes versés25. Ainsi, entre 2011 et 2021, dans les 100 premières entreprises françaises cotées, la dépense par salarié n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 %. Or, une des propositions essentielles de la théorie néo-classique et plus largement de l’économie mainstream – encore au coeur des modèles macroéconomiques utilisés à Bercy ou à la Commission européenne – est que la rémunération des facteurs de production (travail et capital) ne dépend que de leur productivité marginale, et donc des propriétés technologiques du système productif.

Si le capital devient plus efficace, alors les gains de productivité augmentent le rendement du capital. Idem pour le travail. Or, cela pose deux problèmes. D’une part, la répartition de la valeur découlerait de facteurs purement techniques, pas des dynamiques socio-politiques ou des rapports de force (ce qui a été de nombreuses fois empiriquement réfuté). D’autre part, si le travail devient plus productif, les salaires devraient absorber ses gains. Pourtant, on l’a vu plus haut, on ne peut que constater un décrochage entre productivité et salaires.

La situation actuelle ne fait que confirmer la prédation du capital au sein du conflit dans la distribution de la valeur, et cela depuis des décennies – désormais reconnue même chez Bloomberg. Il est aujourd’hui en plus doublé d’un conflit sur la répartition du poids de l’inflation entre travail et capital. Il s’agit là d’une actualisation de ce qu’il faut bien appeler lutte des classes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de ces rapports de force – une idée que l’on retrouve au cœur des travaux de l’économiste post-keynésien et marxiste Michał Kalecki, à la fois allié de Keynes et adversaire plus radical que ce dernier26.

L’inflation peut donc être vue comme un produit des rapports de force au sein de l’appareil productif : pour Kalecki, si les salariés sont en situation de rapport de force, ils sont susceptibles d’être à l’origine d’une hausse de salaire provoquant de l’inflation. Si ce sont les « capitalistes » qui le sont, ils peuvent se permettre d’augmenter leur marge, et donc des prix, sans augmentation des salaires. Ainsi, le discours autour du risque d’une spirale prix-salaire apparaît comme un moyen commode de faire oublier que le rapport de force est en défaveur des salariés.

Quelles mesures contre l’inflation face à la nouvelle forme du conflit autour de la valeur ajoutée ?

Quelles politiques publiques sont donc possibles face à cette inflation tirée par les profits ? Tout est ici un arbitrage entre salaire et profit : pour ramener les salaires réels à leur niveau pré-pandémie pour la fin de l’année 2024 tout en faisant décroître l’inflation jusqu’à son taux cible de 2 %, ils devraient croître de 5,5 %, et surtout, la part des bénéfices devrait tomber à son niveau le plus bas depuis le milieu des années 1990 (à productivité constante) – encore une fois une question de répartition. Sans action politique pour mettre fin à cette logique, le retour à la cible de 2 % d’inflation mise en avant par les institutions européennes deviendrait irréalisable en plus de modifier les anticipations des agents.

Au-delà du problème des sources de l’inflation, c’est bien l’obsession pour la stabilisation de l’inflation qui permet de maintenir un discours contre les politiques de hausses de salaires. Obsession qui est au cœur des politiques monétaires, au détriment d’autres enjeux comme l’emploi, et malgré le piège d’une crise déflationniste qu’une trop faible inflation pourrait provoquer.

Volcker, tout juste nommé à la tête de la Réserve fédérale n’avait ainsi pas hésité à déclarer au Congrès que pour se débarrasser de l’inflation, « le niveau de vie de l’Américain moyen [devait] baisser », assumant parfaitement le coût social de la politique monétaire, son fameux « choc », qu’il allait mener. La logique de la montée actuelle des taux par les banques centrales est similaire, malgré leurs digressions sur la promesse d’« une désinflation sans récession »27. Il est d’autant plus cocasse de relever que la hausse des profits ralentit l’impact désinflationniste desdites politiques monétaires, car offrant aux entreprises un airbag de trésorerie pour y résister plus longtemps.

Moins que le contrôle des prix, qui risque en effet d’affaiblir les entreprises réellement touchées par la hausse des coûts de production, notamment les PME, le contrôle des taux de marge semble donc être une possibilité intéressante. Une telle mesure a été mise en place par l’administration Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’établissement de l’Office of Price Administration en 1941, contrôlant prix à la consommation comme loyers.

De la même manière, il y a déjà un mécanisme relativement similaire en France dans les Outre-Mer à travers le Bouclier Qualité Prix, réunissant Préfet, associations de consommateurs et entreprises de manière coopérative. Quelques décennies plus tôt, le ministre des finances Raymond Barre – tout sauf marxiste – avait mis en œuvre un contrôle similaire des prix. Aujourd’hui, un tel dispositif ne permettrait pas de faire disparaître l’inflation incompressible induite par la hausse du coût d’extraction des énergies fossiles, mais au moins d’en limiter significativement les effets, en s’attaquant aux bénéfices des « profiteurs de guerre ».

Enfin, l’usage des profits eux-mêmes pourrait être questionné. Plutôt que d’alimenter des dividendes croissants, ils pourraient être réalloués pour financer des investissements, nécessaires dans le cadre du changement climatique, et qui permettraient de mettre en place une transition énergétique, seule politique permettant de résoudre la part de l’inflation causée par les matières premières et notre dépendance à l’importation de ces dernières28. Cela impliquerait un grand retour de l’instrument fiscal.

Des solutions politiques à disposition de Bercy existent donc, en alternative aux supplications du ministre de l’économie face aux entreprises. Mais une fois les causes de l’inflation comprises, lutter contre implique de s’attaquer à la racine du problème, en s’opposant à un système favorisant la rémunération du capital, au détriment des salariés et des investissements. Au vu de certaines urgences, climatiques par exemple, le « pragmatisme économique » appartient-il vraiment au camp qui s’en revendique ?

Notes :

1 Comprenant les salaires, les consommations intermédiaires comme l’énergie et les matières premières, mais aussi les intérêts des prêts etc.

2 Court, V. and Fizaine, F. (2017). “Long-Term Estimates of the Energy-Return-on-Investment (EROI) of Coal, Oil, and Gas Global Productions”, Ecological Economics 138: 145-159.

3 C’est l’effet « reine rouge », comme dans Alice au pays des merveilles : il faut courir de plus en plus vite pour ne serait-ce que faire du surplace. D’où la distinction fondamentale entre ressources fossiles (l’ensemble des quantités de matières fossiles présentes sur Terre) et réserves (le sous-ensemble des ressources qui est à la fois technologiquement et économiquement exploitable).

4 Insee (2022). “Focus – Depending on their energy and food expenditure, some household categories are exposed to apparent inflation that may differ by more than one point from the average”, in Insee, (2022). Economic outlook – June 2022.

5 L’Institut Rousseau (septembre 2022) et l’Institut La Boétie (décembre 2022), lié à la France Insoumise, font des propositions allant d’une indexation des seuls faibles salaires à une indexation généralisée.

6 Les sources sont nombreuses, mais l’on pourra par exemple la déclaration de Christine Lagarde sur le blog de la BCE en juillet 2022, “Maintenir la stabilité des prix”.

7 Ainsi, en 2007, le gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet expliquait à la Confédération européenne des syndicats à Séville que les accords salariaux générés ne devaient surtout pas générer de hausse l’inflation, alertant sur la baisse du pouvoir d’achat des salariés qui adviendrait, et donc sur le risque de spirale prix salaires.

8 Borio, C., Lombardi, M.J., Yetman, J. and Zakrajsek, E. (2023) “The two-regime view of inflation,” BIS Papers, Bank for International Settlements (Basel), number 133.

9 Boissay, F., De Fiore, F., Igan, D., Pierres-Tejada, A. and Rees, D. (2022). “Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral?”, BIS Bulletin N°53, Bank for International Settlements, Basel.

10 Une analyse de la concentration du marché du travail amène l’OCDE, dans son rapport sur l’emploi de 2022, à conclure qu’au moins un travailleur sur six est employé dans un marché monopsone, dans lequel les employeurs bénéficient d’un pouvoir quasi unilatéral pour fixer les salaires et les conditions de travail. Cela se traduit par des taux d’emploi et des salaires bas, ainsi que par une baisse de la qualité de l’emploi.

OCDE (2022). Employment outlook 2022 : Building Back More Inclusive Labour Markets. OCDE (Paris).

11 Par exemple, pour les USA, voir l’étude de la Réserve fédérale, et pour l’Italie, voir Lombardi et al. (2023).

12 Il est piquant de constater que l’OCDE, institution pourtant souvent qualifiée de néolibérale, appelait déjà les gouvernements de l’OCDE dans son même rapport de 2022 cité supra à renforcer le pouvoir de négociation collective des travailleurs et à soutenir les syndicats (incluant leur extension en taille).

13 Blog du FMI: “Europe’s Inflation Outlook Depends on How Corporate Profits Absorb Wage Gains”, Niels-Jakob Hansen, Frederik Toscani, Jing Zhou, 26 juin 2023.

14 Précisons pour le secteur agro-alimentaire qu’il y a tout de même toujours un effet de décalage, car les intrants sont achetés en amont par contrats à terme, faisant que leur production doit être écoulée au prix fort même en cas de réduction présente des prix des intrants. Enfin, dans les secteurs particulièrement touchés par la hausse du prix des intrants, des firmes ont préféré réduire leur taux de marge, que perdre en compétitivité.

15 Par exemple, dans le cas du pays européen le plus susceptible d’être victime d’une spirale prix-salaire, le Royaume-Uni, le principal syndicat britannique du secteur privé, Unite, a analysé les 350 premières entreprises cotées à la Bourse de Londres (FTSE 350), et identifié que les marges bénéficiaires moyennes sont passées de 5,7 % au premier semestre 2019 à 10,7 % au premier semestre 2022, un taux strictement supérieur à celui pré-crise sanitaire.

16 De même, les dix premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs ont réalisé 55 milliards de dollars sur la période, soit 96 % de plus.

17 De même, la concentration du marché dans certains secteurs (grande distribution, transports…) et l’existence de monopoles permis par l’Etat (énergie, distribution d’électricité…) renforcent le pouvoir de pricing. Enfin, le fait que toutes les entreprises soient théoriquement impactées par l’inflation importée des ressources sans en être responsables leur permet d’augmenter simultanément leur prix par collusion implicite, c’est un effet d’aubaine (la fixation du prix sur un marché même concurrentiel est finalement centralisé en termes de norme « sociale »).

18 OCDE (2012). Employment Outlook, 2012 (Paris).

19 European Commission (2007). “The labour income share in the European Union”, in Employment in Europe 2007, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities (Brussels), pp. 237–72.

20 IMF (2007). “The globalization of labor”, in World Economic Outlook, April 2007: Spillovers and cycles in the world economy (Washington, DC), pp. 161–92.

21 ILO (2012). Global Wage Report 2012/13: Wages and equitable growth (Geneva).

22 Bank for International Settlements (BIS). 2006. 76th Annual Report (Basel).

23 Lié au phénomène de financiarisation, depuis les années 1980: l’un des impacts de la financiarisation a ainsi été une refonte du partage de la valeur ajoutée, au bénéfice des dividendes, au détriment des salaires (ce qui fournit d’ailleurs l’une des explications du décrochage des salaires par rapport à l’augmentation de la productivité), mais aussi des investissements productifs. C’est l’une des conséquences du changement de doctrine d’entreprises durant les années 1970 aux États-Unis, faisant passer d’une doctrine « retain and reinvest » à « downside and distribute », comme expliqué par William Lazonick et Mary O’Sullivan dans “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance” (2000, Economy and Society). Concernant le fait que ce phénomène se fait en effet au détriment de l’investissement, on citera l’étude de Engelbert Stockhammer, “Financialisation and the slowdown of accumulation” (2004, Cambridge Journal of Economics).

24 Oxfam France (2023). Top 100 des Entreprises : L’Inflation des Dividendes, Oxfam France (Paris).

25 On relèvera au passage qu’hormis Eurostat, aucune institution ne publie de tables de données sur la distribution de la valeur entre salaires, investissement et dividendes, mais seulement quelques rapports épars, montrant leur déconnexion des réalités socio-économiques.

26 Position défendue il n’en reste par des économistes également du privé, comme l’économiste en chef de Natixis Patrick Artus.

27 En effet, loin du « ratio de sacrifice » qui renvoie au prix à payer en termes de chômage et de croissance pour réduire l’inflation, les théories macro-monétaires dominantes à la Lucas (Nobel 1995) et Sergent (Nobel 2011) considèrent que, si la banque centrale est crédible, il suffirait pour elle de s’engager à une politique désinflationniste, et la désinflation serait immédiate et sans récession car les agents réduiraient leurs anticipations d’inflation en conséquence au niveau ciblé, la ramenant à ce niveau sans impact sur le reste de l’économie. Les banquiers centraux aimeraient que les politiques monétaires soient si simples à mener…

28 Plusieurs propositions ont été faites à ce sujet. Voir le rapport de l’Institut Rousseau, “2 % pour 2°C ! Les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050”.

Mickaël Correia : « Le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités »

Mickaël Correia ® Charlotte Krebs

Beaucoup estiment aujourd’hui que la crise climatique est imputable à des actions individuelles et que notre salut repose sur une politique de responsabilisation des citoyens. Mickaël Correia, journaliste pour Médiapart, nous invite plutôt à considérer la responsabilité profonde et systémique de certaines entreprises. Dans son dernier ouvrage, Criminels climatiques : Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La découverte, 2022), l’auteur enquête sur les pratiques peu vertueuses des trois groupes les plus polluants au monde : Saudi Aramco, Gazprom et China Energy. La crise climatique serait-elle finalement plus un problème d’offre que de demande ? Entretien.

LVSL : En référence au mouvement de Pierre Rabhi, vous écrivez dans votre introduction que « all collibris are bastards ». La pensée du paysan ardéchois nous conduit-elle dans une impasse ?

Mickaël Correia : Quand il est mort, la première formule de condoléances qui m’est venue à l’esprit a été : « Pierre Rabhi est mort, j’espère que son écologie sans ennemis aussi ». Tout n’est pas à jeter dans sa pensée. Il a eu le mérite d’être une des rares personnes racisées à s’être penché sur la question écologique en France. Il a été conscient du passé colonial français. Il a également eu un discours anticapitaliste, par le prisme de la « sobriété heureuse ». Ses ouvrages ont été une porte d’entrée et de politisation intéressante pour beaucoup de gens comme moi. Le problème de Rabhi, c’est qu’il n’a jamais mis à nu les rapports de domination. C’est quelqu’un qui a eu un discours très vite centré sur les « écogestes » et les « petits pas ». Il a utilisé cette fameuse parabole du colibri alors qu’elle a été détournée.

Comme bien d’autres – cela va de Jacques Attali à Nicolas Hulot-, Pierre Rabhi incarnait une approche environnementale libérale. On pose la question climatique sous un angle de discipline individuelle. Je la mets en perspective avec ce discours qu’on trouve ailleurs sur la racisme ou le sexisme. Beaucoup disent que ce ne sont que des questions de relations individuelles, qui ne sont pas systémiques. Pourtant, elles sont intimement liées à des constructions sociales et historiques très profondément enracinées dans la société. Ce que j’essaie de montrer à travers mon ouvrage, c’est que le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités. Encore une fois, c’est une question d’Histoire. La civilisation industrielle a dès le début reposé sur l’exploitation des énergies fossiles. Je pense que cette politique des petits pas, si elle a pu servir de porte d’entrée de politisation pour certains, nous détourne aujourd’hui des véritables moteurs de l’embrasement du climat. Ces moteurs, ce sont notamment les trois multinationales que j’étudie dans l’ouvrage. Les études sont de plus en plus nombreuses – je cite notamment celle de Carbone 14 qui date de 2019t -, qui montrent que même si l’ensemble des Français se mettaient à pratiquer réellement des écogestes, disons « héroïques », les émissions du pays ne diminueraient que de 25% .  Cela illustre bien l’impasse de cette écologie du colibri.

LVSL : Vous avez mené une enquête sur le long terme : pendant deux ans, vous avez étudié minutieusement trois entreprises ultrapolluantes : Gazprom, China Energy et Aramco. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur ces dernières ?

M.C : Ces entreprises sont assez inconnues du grand public. En 2017, un recueil de données a été édité par le Climate Acountability Institute et le Carbon Disclosure Project.  Depuis il est réactualisé chaque année. Ce jeu de données montre notamment que cent producteurs d’énergies fossiles ont émis à eux-seuls 71% des émissions de gaz à effet de serre cumulées depuis 1988, la date de création du GIEC (un tel calcul est obtenu en calculant les émissions crées par l’utilisation d’un produit vendu par une entreprise, dites émissions SCOP 3, ndlr). Les vingt-cinq entreprises les plus émettrices représentent 51% des émissions cumulées !

« Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs »

Le recueil a depuis été réactualisé pour prendre en compte les données à partir de 1965, date du premier rapport commandé par la Maison blanche à Washington sur la question climatique. On estime que c’est la date à partir de laquelle les grandes industries ont pris conscience que leurs activités étaient néfastes pour le climat. Quand j’ai regardé cette liste pour la première fois, je m’attendais à voir des boites connues du grand public : Shell, Total ou Exxon …  Pourtant, les trois premières étaient Saudi Aramco,China Energy et Gazprom. Les émissions de ces trois entreprises cumulées en feraient, en terme d’équivalence, la troisième nation la plus polluante au monde, juste après la Chine et les Etats-Unis. C’est à ce moment que j’ai compris qu’il y avait un réel sujet d’enquête à mener  : comprendre leurs stratégies et leurs liens avec les États – ce sont des entreprises publiques. Bref, il me fallait déterminer comment elles continuent de nous rendre « accros » aux énergies fossiles. Il y a vraiment un ressort d’addiction.

LVSL : Comme vous venez de le souligner, il est frappant de constater que les trois entreprises que vous avez étudiées sont possédées en majeure partie par leurs États respectifs. De ce fait, l’influence de ces multinationales pèse-t-elle plus lourdement sur la scène internationale ?

M.C : On le voit bien avec Saudi Aramco dans le capital de laquelle l’État Saoudien est majoritaire. Elle possède plus de 10% des réserves mondiales de pétrole ! C’est un outil géopolitique immense. Quand le pays va négocier aux COP, il a ces enjeux en tête. C’était d’ailleurs un des plus gros bloqueurs des négociations climatiques à Glasgow. L’Aramco engendre plus de 50% du PIB du pays. J’avais interrogé une historienne américaine spécialiste de la multinationale – Ellen R Wald – qui m’avait confié que le pétrole est perçu comme un don de Dieu par les Saoudiens.

Autre exemple, Gazprom est contrôlé depuis 2005 par le clan Poutine. C’est une de ses armes politiques majeures. On le voit avec le conflit ukrainien, où la Russie peut menacer de couper l’approvisionnement en gaz. Il faut rappeler que 41 % du gaz consommé en Europe est fourni par Gazprom. Comme je le montre dans l’ouvrage, Gazprom essaie depuis plusieurs dizaines d’années d’ouvrir des exploitations au-delà du cercle polaire, sur la péninsule de Yamal en Russie ou encore sur le site de Stokhman. Une telle zone devrait pourtant être sacralisée la richesse de sa biodiversité est énorme. Hélas, elle recèle des quantités gigantesques de pétrole, jusqu’à 2 % des réserves mondiales. Lorsque Gazprom y a ouvert une plateforme pétrolière, Greenpeace a tenté d’alerter l’opinion mondiale en s’approchant de ces exploitations. Poutine a immédiatement contacté le FSB, les services secrets russes, pour arraisonner le bateau et enfermer une dizaine de militants pendant plusieurs jours. Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs.

« Le capitalisme fossile fonctionne grâce aux États »

Pour autant, Gazprom n’est pas seul dans cette aventure puisqu’il a été aidé par le groupe norvégien Statoil et par la firme française Total (qui s’est retiré du projet en 2015 mais n’exclut pas de réinvestir dans des projets similaires, ndlr). La France soutient d’ailleurs énormément les activités du groupe. Certains articles ont montré que Total investit beaucoup dans des projets d’extraction de gaz en Arctique en partenariat avec des groupes russes, notamment dans le cadre du projet Arctic LNG2. Cela a créé de grosses tensions entre Américains et Français puisque ces derniers refusaient que des sanctions soient émises contre ces projets. Il ne faut pas oublier que le capitalisme fossile fonctionne également grâce aux États.

LVSL : Ces trois entreprises ne sont pas françaises. Paradoxalement, votre enquête débute à Paris. Quels sont les liens qui existent entre ces multinationales et l’Hexagone ?

M.C : Pour chacune des trois parties du livre, j’ai voulu commencer mon enquête en France. Je ne voulais pas qu’on puisse dire : les trois entreprises qui polluent le plus au monde ne sont pas françaises, par conséquent nous n’avons aucune responsabilité. Car ces dernières sont pleinement enracinées en France. L’enquête commence donc avec Gazprom qui a signé dès 1975 un accord de livraison avec Gaz de France (Gazprom est né de la privatisation du ministère soviétique du Gaz en 1989 avec lequel l’accord avait été signé, ndlr). Le contrat a été renouvelé en 2006, lorsque Gazprom a ouvert sa filiale française, et court jusqu’en 2030.  Gazprom fournit jusqu’à un quart du gaz d’Engie (ex Gaz de France, ndlr) et fournit directement plus de 15 000 entreprises. Parmi ces dernières, on retrouve de grands noms comme le géant foncier Foncia, l’université de Strasbourg, la métropole de Nantes. Même le ministère de la Défense ou le Conseil de l’Europe à Strasbourg achètent une partie de leur gaz au géant russe.

« Le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le modèle de la voiture individuelle »

Pour Saudi Aramco, l’histoire est encore plus intrigante. À dix kilomètres de Paris, l’entreprise collabore avec le très discret laboratoire de l’Institut Français du Pétrole et des Energies Nouvelles (IFPEN). C’est une des premières institutions créée par de Gaulle en juin 1944, avant même la libération de Paris. C’est donc une organisation très ancienne et très importante ! Elle travaille à optimiser les moteurs à essence, à les rendre plus performants. L’idée est bien de perpétuer le modèle du moteur à essence. Pour résumer, Saudi Aramco, le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le règne de la voiture individuelle. Le tout à dix kilomètres de Paris, une des capitales européennes où tu meurs le plus de la pollution automobile !

Au-delà de ce laboratoire, l’IFPEN sert également à former l’élite scientifique du carbone, qui est ensuite envoyée en Arabie Saoudite. Ils ont même créé un master spécial pour Saudi Aramco. Le savoir faire industriel français est au service d’Aramco et du royaume saoudien.

Concernant China Energy, l’État chinois est venu signer en 2019 divers contrats avec l’Élysée. Un des plus énormes a été passé avec Électricité De France (EDF) pour permettre au groupe français de construire un parc éolien à Dongtai, près de Shanghai. Il se trouve que depuis 1997, EDF détient 20% des parts d’un consortium de trois gigantesques centrales à charbon. Ces centrales ont une puissance six fois supérieur au futur parc éolien de Dongtai – 3600 mégawatts contre 500 mégawatts. Ces centrales sont classées « sous-critiques », c’est-à-dire qu’elles ont un rendement médiocre et sont donc hyper-polluantes. Depuis la prise de participation d’EDF en 1997, ces centrales ont craché une fois et demie plus de CO² que ce que rejette la France en un an.

LVSL : Il aurait été tentant d’imputer la responsabilité univoque de ces pollutions environnementales à la Chine, l’Arabie Saoudite ou la Russie. Pourtant, vous montrez que ces multinationales pourraient difficilement prospérer comme elles le font aujourd’hui sans les investissements massifs des acteurs financiers internationaux.

M.C : On estime que depuis le début de la signature des accords de Paris les principaux industriels bancaires ont injecté 2 000 milliards dans l’industrie fossile. Le plus gros financeur est JP Morgan Chase qui investit 65 milliards d’euros par an dans des projets polluants. Les six plus grosses banques françaises ne sont pas en reste et investissent énormément dans le secteur fossile. Entre 2016 et 2020, elles ont augmenté chaque année de 19% leurs investissements dans les énergies fossiles – pour un total de 295 milliards de dollars sur la période.

Pour Médiapart, j’ai enquêté sur Amundi, le plus grand actionnaire de Total. C’est un énorme fonds d’investissement qui pèse plus de 2 000 milliards d’euros dont 12 milliards d’euros de participations dans le groupe français. Ce même groupe français vient d’ailleurs d’engranger des bénéfices records. 

« L’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Patrick Pouyanné, PDG de Total

C’est un signe révélateur si on veut mesurer où en est la lutte climatique en France ou dans le monde. En pleine urgence climatique et sociale, l’entreprise française qui fait le plus de bénéfices – bénéfices historiquement élevés par ailleurs – est un pétrolier !

LVSL : Une phrase dans votre ouvrage est particulièrement intrigante : Amin Nasser, PDG de l’ARAMCO déclare que le pétrole est une énergie qui va « jouer un rôle clé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Comment le secteur du pétrole prépare-t-il son avenir ?

M.C : C’est vrai que le cynisme de ces entreprises a de quoi étonner. Beaucoup d’informations présentes dans mon enquête ne sont pas issues de sources secrètes. Il suffit de fouiller dans la presse et de trouver les bilans financiers des groupes. Ils se gargarisent ouvertement de cette expansion pétrolière.

Le gros angle mort de le lutte climatique actuelle – ce n’est pas moi qui le dis mais l’Agence internationale de l’Energie – c’est le secteur pétrochimique. C’est la nouvelle voie de valorisation du pétrole. Il est issu à 99% de composés fossiles. En 2019, la production et l’incinération de plastique a ajouté plus de 850 millions de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, presque autant que les émissions allemandes. D’ici vingt ans, on utilisera plus le pétrole pour produire du plastique que dans les voitures ! Une déclaration de Patrick Pouyanné, PDG de Total, résume assez bien la question : grâce au plastique,  « l’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Amin Nasser a investi énormément dans l’industrie plastique. C’est un message très puissant pour les investisseurs ; il les encourage à investir encore plus dans le pétrole. Cette industrie s’avère d’autant plus rentable qu’il y a actuellement une énorme révolution technologique mise en œuvre par Aramco. Fort de son réseau de 1 300 chercheurs dans le monde, l’entreprise développe actuellement le crude oil-to chemicals (COTC) qui permet de convertir directement jusqu’à 70% d’un baril de brut en dérivés pétrochimiques, alors que les raffineries conventionnelles atteignent difficilement le ratio de 20%. Ça double la rentabilité du pétrole ! C’est assez mortifère.

Bien entendu, cette stratégie s’ancre vite dans le réel. Quand Aramco annonce qu’il va produire beaucoup de plastique, cela implique de construire d’immenses usines de raffineries et de production. En avril 2018, un protocole a été signé entre Aramco et New Dehli pour construire en 2025 un monstrueux site pétrochimique pour plus de 44 milliards de dollars. Tout cela se fera au prix de nombreux accidents du travail et d’une destruction extrême des environnements locaux. Il faut donc bien comprendre que tous ces choix politiques et économiques ne sont pas dématérialisés. Ils sont bien réels.

LVSL : Pour respecter ses engagements climatiques, la Chine a annoncé vouloir limiter le développement de centrales à charbon tout en favorisant le déploiement d’énergies renouvelables. Pourtant, vous montrez que China Energy prépare en toute discrétion un « torrent de charbon » à venir, contre la volonté du gouvernement central.

M.C :  C’est quelque chose qui m’a beaucoup étonné en écrivant l’ouvrage. On pense souvent la Chine comme un État ultra-centralisé qui, après avoir décidé d’une action, serait capable capable de la mettre directement en place. Xi Jinping a donné de nombreux signaux de sa volonté de rendre plus écologique son pays. Il a parlé plusieurs fois dans ses discours d’une « civilisation écologique ». Il y a deux ans, il a annoncé que son pays allait atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. En septembre dernier, il également annoncé que la Chine ne construirait plus de centrales charbon à l’étranger – sans donner de dates précises.

En opposition frontale avec ces discours, China Energy développe en catimini une bombe climatique. Des activistes ont découvert, en analysant des données satellites, que de nombreuses nouvelles centrales étaient en train d’être construites. Ces infrastructures totalisent 259 GW de capacité électrique – l’équivalent de toutes les centrales thermiques des Etats-Unis. On parle souvent de « centrales zombies ». Je montre ainsi dans mon livre que, malgré les décrets mis en place, China Energy a déployé un lobbying intense, notamment au niveau des provinces chinoises. Ce lobbying s’est opéré à travers le Conseil chinois de l’électricité, organisation créée en 1988 qui réunit les seize plus grandes majors énergétiques du pays. Le lobbying au sein de l’État central est tellement puissant qu’il n’y a toujours pas de ministère de l’Energie là-bas. Ce constat rend dérisoires mal d’a priori que l’on pourrait avoir sur la Chine. C’est ce qui me fait dire que, l’annonce de Xi Jinping concernant les centrales à l’étranger ne va avoir que peu d’effets.  

LVSL : Ces trois entreprises sont susceptibles de catalyser un large mécontentement face à leurs attitudes prédatrices. Quelles sont les stratégies déployées par ces dernières pour légitimer leurs pratiques ?

Il y a toute une nouvelle politique de greenwashing mise en place par ces groupes au service du soft power. Gazprom est un véritable champion sur la question, notamment dans le domaine du football. Le géant russe a compris qu’être présent dans le monde sportif était une très bonne façon de redorer son blason, notamment en Europe de l’Est où la Russie a eu mauvaise image. Gazprom a acheté de nombreuses équipes comme le FC Zenith de Saint Petersbourg, sponsorise FC Schalke 04, une grande équipe ouvrière mythique d’Allemagne et la coupe du monde 2018. En mai dernier, ses dirigeants ont signé un nouveau contrat avec l’UEFA Champions League.

« Le greenwashing est aujourd’hui le nouveau déni climatique. »

Laurence Tubiana, une des architectes des accords de Paris sur le climat .

On peut également parler de la nouvelle passion d’Aramco et de China Energy : planter des arbres. Aramco a planté plus de cinq millions de sujets en Arabie Saoudite et se décrit comme un guerrier en première ligne de la question climatique … Pourtant, si on fait les calculs, ces arbres ne vont même pas absorber 1% des émissions du groupe. Total fait la même chose. Depuis quelques mois, le groupe a annoncé des plantations concernant quarante millions d’hectares  sur les plateaux Batéké en République du Congo.

LVSL : Bien qu’ils l’aient fait pendant de nombreuses années, les producteurs de gaz ou de pétrole ne peuvent plus directement nier la crise climatique à laquelle nous faisons face. Ils plaident désormais pour la mise en place de technologies de Carbon capture and storage (CCS). Que pensez-vous de ce discours ? Disposons-nous d’une porte de sortie rapide, facile et économe de la crise environnementale ?

M.C : L’idée est de mettre un dispositif autour des cheminées capable de capter et de stocker le CO² en profondeur. Il n’y a qu’une vingtaine de dispositifs à l’œuvre autour du monde. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’il faudrait augmenter de 4 000% ce type de dispositifs pour viser la neutralité carbone d’ici 2050. C’est le dernier gadget utilisé par les multinationales pour dire qu’elles agissent pour le climat.  

Je suis allé à la COP de Glasgow ; les journalistes et les activistes ont vu un nouveau mot émerger. Dans toutes les discussions, les diplomates parlaient d’unabated carbon. Ce terme désigne tous les projets polluants qui n’ont pas ces fameux dispositifs de stockage de carbone. Par exemple il y a eu un accord de principe signé notamment par la France pour arrêter les financements fossiles à l’étranger excepté ceux dotés d’une technologie de stockage carbone. Exxon développe de tels projets au Mozambique. Alors qu’encore une fois, quand on fait les calculs, ces projets ne stockent qu’un partie infinitésimale des émissions engendrées par l’homme. La meilleure façon de stocker du carbone c’est de le laisser dans les sous-sols. Ce n’est pas avec des arbres ou encore moins avec de fausses solutions techniques. Ces dispositifs permettent encore une fois de retarder l’action climatique.  

Même Laurence Tubiana, qui est l’une des architectes des accords de Paris sur le climat, a critiqué le greenwashing présent dans certains plans de neutralité carbone. Ces technologies permettent de dire que nous avons encore trente ans devant nous, tous les grands scénarios de prospective reposent là-dessus. On le voit dans les courbes de prospective à chaque fois : on a une courbe progressive jusque 2030 et là d’un seul coup ça descends. C’est complètement absurde ! L’échéance ce n’est pas 2050 mais bien 2030 !

Criminels climatiques: Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète.

Mickaël Correia

La découverte, 2022. https://www.editionsladecouverte.fr/criminels_climatiques-9782348046773