Coronavirus et guerre de position

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René Magritte, Le faux miroir, 1928. Museum of Modern Art, New York. © Gautier Poupeau

La crise sanitaire que traverse le pays depuis plusieurs semaines met en lumière les nombreuses failles du paradigme néolibéral. Il est non seulement l’une des principales causes de la gravité de la situation, mais semble également incapable d’apporter les réponses adaptées. Pour autant, rien n’assure qu’il sera remis en cause quand la crise sera surmontée. Si le camp progressiste sous-estime la capacité de ce dernier à s’adapter, il ne s’engagera pas dans la voie de la guerre de position, pourtant nécessaire pour qu’une alternative sociale, écologique et démocratique devienne majoritaire.


La crise sanitaire valide les thèses du camp progressiste

« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Cette phrase n’a pas été prononcée par un membre de l’opposition politique ou par un universitaire, défenseur de l’État social. Elle est issue de l’allocution du 12 mars d’Emmanuel Macron, dont l’idéologie oscille pourtant entre néolibéralisme et libéralisme plus classique[1]. Il est néanmoins difficile de ne pas lui donner raison tant la crise sanitaire accrédite les thèses du camp progressiste, c’est-à-dire de tous ceux qui, dans le champ politique comme dans la société civile, contestent l’hégémonie néolibérale, sur des bases démocratiques, sociales ou écologiques[2].

Emmanuel Macron semble se rendre compte que la santé n’est pas un service comme un autre. Alors que les soignants n’ont cessé, depuis un an, d’alerter sur la détérioration de leurs conditions de travail et, plus globalement, sur la casse du service public de la santé, la révélation tardive du président de la République a un goût amer. Les gouvernements successifs des vingt-cinq dernières années ont cherché à réformer – autrement dit : à déconstruire – les structures publiques de soin. Ce saccage méthodique saute aux yeux lorsque l’on s’attarde sur les lois qui ont modifié l’organisation et la gestion de l’hôpital public. Tarification à l’activité, indices de performance financière et de rentabilité, rationalisation des effectifs : l’introduction de logiques managériales issues de la doctrine du New Public Management est devenue le leitmotiv des ministres de la santé[3]. De Jacques Barrot à Agnès Buzyn, en passant par Jean-François Mattei, Xavier Bertrand, Roselyne Bachelot ou encore Marisol Touraine, le camp néolibéral n’a eu de cesse de s’attaquer à l’hôpital public.

Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes

Les causes de la gravité de la crise sanitaire que nous traversons en ce moment ne sont pas à chercher ailleurs : l’austérité budgétaire et la privatisation de la santé d’hier ont conduit au manque de matériel, d’effectifs et au délabrement de l’hôpital public d’aujourd’hui. Si la France est capable d’affronter la pandémie liée au Covid-19, c’est grâce à l’abnégation des personnels de santé et à leur sens de l’intérêt général. « La santé n’a pas de prix » disait encore Emmanuel Macron lors de la même allocution. Mais le démantèlement méthodique des structures publiques de soin en a un et ce sont aujourd’hui ceux qui sont atteints du Covid-19 et les soignants à bout de souffle qui le paient.

De la même manière qu’Emmanuel Macron vante les services qu’il a lui-même participé à détricoter, il s’aperçoit également que certaines chaînes de production essentielles – d’équipements sanitaires et en particulier de masques filtrants mais aussi de gels hydroalcooliques et de médicaments – doivent être relocalisées ou reconstruites. Comment, dès lors, ne pas imputer à Emmanuel Macron et à ses prédécesseurs la responsabilité de ces risques de pénurie et de dépendance sanitaire, eux qui ont systématiquement laissé faire et encouragé les délocalisations multiples ainsi que le sacrifice d’usines sur l’autel de la sacro-sainte libre concurrence et de son corollaire, le libre-échange ? Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes.

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L’Hôtel-Dieu de Paris en grève, 2014. © Lionel Allorge

La période que nous vivons entérine également la nécessité d’une lutte massive contre le changement climatique et la mise en place d’une politique ambitieuse de transition agroécologique. C’est bien la prédation de l’homme sur la nature – notamment la déforestation et la perturbation voire la destruction des écosystèmes – qui facilite la transmission de virus présents dans le monde sauvage à l’homme. De même, les engrais utilisés pour la culture et les antibiotiques destinés à l’élevage tendent à diminuer les défenses immunitaires humaines, à rendre les corps vulnérables aux bactéries diverses et, in fine, aux virus.

Enfin, le confinement nous oblige à regarder en face certaines inégalités qui traversent notre société. La question de l’accès au logement – et du type de logement – est ici centrale. Tandis que certains sont confinés dans des appartements étroits, surpeuplés voire insalubres, d’autres vivent dans des appartements spacieux ou se réfugient dans des maisons secondaires à la campagne. La Fondation Abbé Pierre évalue à 2 090 000 le nombre de personnes « vivant dans des conditions de logement très difficiles » en France en 2020[4]. Plus encore, la crise sanitaire a détérioré la situation des personnes sans domicile. Ceux-ci peuvent difficilement se protéger du virus, faire face à la diminution des maraudes et à la fermeture de nombreux centres d’hébergement d’urgence – les bénévoles assurant ces services étant confinés. Les associations d’aide aux sans-abris comme la Fondation Abbé Pierre, Emmaüs Solidarité ou encore le Secours Populaire sont, quant à elles, débordées et appellent au don et à la solidarité nationale. Les chèques-services annoncés par le ministre du Logement le 31 mars et destinés à 60 000 sans-abris constituent une première étape, certes essentielle, mais ne suffiront pas à venir en aide aux 143 000 personnes sans domicile que compte la France.

Ce n’est que lorsque ces inégalités se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent

Les inégalités de logement et de conditions de vie sont, durant le confinement, exacerbées. À celles-ci s’ajoutent des inégalités sociales liées à l’emploi : il y a ceux qui peuvent télétravailler et les autres. La sociologue Anne Lambert, chercheuse à l’INED, s’en émeut en ces termes : « Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale […] tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. »[5] Ce n’est donc que lorsque ces inégalités, dont la dénonciation est solidement ancrée dans le discours progressiste, se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent.

« Il faut s’adapter »

Investissements massifs dans le service public de la santé, dans la transition agroécologique et plus globalement dans la lutte contre le changement climatique, politique volontariste de réduction des inégalités protéiformes, réquisition des logements vacants, réaffirmation de la souveraineté du pays et contestation des règles économiques bruxelloises… Les sujets que le Covid-19 pourrait mettre à l’agenda du gouvernement, à la fin de la crise, sont nombreux. Ils ont pour point commun d’être en complète contradiction avec les thèses néolibérales et avec la politique menée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Or, si Emmanuel Macron a affirmé vouloir « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour » et a appelé à « sortir des sentiers battus, des idéologies et [se] réinventer », rien ne permet de dire que les leçons de la crise seront tirées. Au contraire, tout laisse à penser que rien ne changera fondamentalement.

Dans The Structure of Scientific Revolutions, l’historien et philosophe des sciences Thomas Samuel Kuhn a forgé le concept de paradigme scientifique. Celui-ci renvoie à un ensemble de théories, d’expériences et de méthodes fondamentales partagées par une communauté scientifique à un moment donné. Contestant la vision linéaire et cumulative du progrès scientifique, il a démontré que la science évolue essentiellement sous l’effet de ruptures appelées changements de paradigme. Étudier, même sommairement, la structure des révolutions scientifiques permet d’apercevoir les potentielles réarticulations du discours politique néolibéral quand la crise sera terminée. Les acteurs du néolibéralisme politique pensent en effet ce dernier comme un paradigme scientifique – il suffit de rappeler à quel point ce discours proprement idéologique est régulièrement transfiguré en expertise –, il faut donc l’analyser comme tel.

Le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée

Lorsqu’un paradigme est contesté, il commence par se refermer sur lui-même. Ou plutôt : les tenants de ce dernier refusent toute contestation, écartent sans même en tenir compte les critiques et mettent tout en œuvre pour qu’il reste hégémonique. Ainsi, les propos d’Emmanuel Macron du 12, du 31 mars et du 13 avril ne présagent d’aucune remise en question de la politique menée depuis trois ans par le chef de l’État – et, avant lui, par ses prédécesseurs. Ce n’est peut-être qu’une nouvelle démonstration de cynisme de la part du président de la République, comme semble l’attester la loi « urgence coronavirus », dont les mesures particulièrement antisociales n’ont été assorties d’aucun caractère provisoire. Au fond, ne peut-on trouver dans le refus du Premier ministre d’admettre qu’il y a eu du retard sur les mesures de confinement le symbole même de ce processus ?

Schématiquement, le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses – ici la défense des services publics et la relocalisation de chaînes de production – en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée. En réalité, la chose est plus perverse : le discours néolibéral sait s’adapter. La philosophe Barbara Stiegler explique, dans ses récents travaux, qu’au cœur du néolibéralisme se trouve une injonction à s’adapter, celui-ci ayant recours à un lexique et à des raisonnements tirés de la biologie évolutive[6]. Il apparaît désormais que le discours néolibéral, dans sa version politique du moins, s’applique à lui-même cette injonction.

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Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937. Londres, Tate Modern © Claude Valette

Quand les tenants du paradigme scientifique hégémonique, après avoir violemment refusé toute critique, se trouvent dans une situation intenable – quand le paradigme concurrent se glisse dans les interstices que le premier n’a pas réussi à fermer –, ils bricolent pour essayer, par tous les moyens, de le maintenir à flot. De même, il est probable qu’après avoir qualifié les critiques et les discours alternatifs de déraisonnables ou de populistes, les prêcheurs du néolibéralisme politique tentent, chahutés par la potentielle force que la crise aura permis aux arguments progressistes d’acquérir, de sauver le soldat néolibéral – et donc de se sauver eux-mêmes.

Ils pourront le faire par une stratégie de déviation : la crise sanitaire ne devant pas être vue comme la conséquence des politiques néolibérales ni même aggravée par celles-ci, ils insisteront sur son caractère inattendu et imprévisible. La crise sanitaire deviendra ainsi une erreur historique, une déviation du cours normal de l’histoire qui, une fois dépassée, ne justifie aucun changement dans la ligne politique adoptée. Tout juste pourront-ils admettre, poussés dans leurs retranchements, qu’il s’agit d’une excroissance anormale d’un néolibéralisme mal fixé, d’un dérèglement de la machine que des techniciens ou technocrates – néolibéraux, il s’agit en réalité des mêmes acteurs – sauront réparer. Il s’agit de la deuxième stratégie : l’introduction d’innovations conceptuelles ou techniques qui, bien loin de modifier le paradigme, en assurent la pérennité. La troisième stratégie consiste en l’abandon d’éléments composant le néolibéralisme et qui n’ont qu’une valeur instrumentale pour en préserver le cœur, les éléments ayant une valeur intrinsèque. Il est ainsi possible de justifier le recours à d’autres discours et à d’autres formes de politiques publiques lors des périodes de crise – ce que l’on connaît déjà lors des crises financières ou économiques –, pour répondre à l’urgence, tout en assurant le strict respect de la ligne néolibérale le reste du temps.

« Il faut que tout change pour que rien ne change »

Ces mutations stratégiques pavent également la voie à un discours, lui aussi néolibéral, de retour à l’ordre. Il ne fait aucun doute qu’il émergera, s’attaquant notamment aux finances publiques qui seront altérées au sortir de la crise – les prémices en sont d’ailleurs déjà visibles : « À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays » a récemment déclaré Bruno Le Maire. Endossant à nouveau le rôle du parti de l’ordre, ses adeptes ne se contenteront pas d’un simple réajustement. Ils réclameront bien plus qu’un simple retour à l’état pré-crise. Au fond, les néolibéraux tenteront de profiter de la crise sanitaire qu’aura connu le pays. Ils s’approprieront cette fameuse phrase, traduction maladroite d’une réplique de Tancrède dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »[7] Emmanuel Macron n’a-t-il pas déclaré, à l’issue du Conseil européen du 23 avril : « nous avons une crise, il faut y répondre et on ne pose pas de questions, ça n’enlève rien de ce qu’on a fait avant et on rebâtira sur cette base-là » ?

De la nécessité de la guerre de position

Rien n’indique donc que les leçons seront tirées de l’événement en cours. Et il serait regrettable que le camp progressiste, par un biais de confirmation – étant lui-même convaincu de ses thèses et conscient de la force que pourraient prendre ses arguments au sortir de la crise –, croie inévitable la fin de l’hégémonie néolibérale. Au contraire, bien loin d’un quelconque déterminisme, l’adhésion du plus grand nombre aux thèses progressistes à la suite de la crise du Covid-19 est un phénomène proprement contingent. En réalité, cette crise ne redistribue aucune carte mais change la valeur de certaines d’entre elles. Le camp progressiste a désormais l’opportunité de jouer correctement pour faire la différence, encore faut-il qu’il ne confonde pas guerre de mouvement et guerre de position.

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Antonio Gramsci. Le procureur fasciste dit à son propos : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». Ils n’auront visiblement pas réussi. © eugeniohansenofs

Le penseur et théoricien italien Antonio Gramsci, par le biais de métaphores militaires, distingue la guerre de mouvement, mobilisation politique de court terme qui peut se résumer à un assaut pour prendre le contrôle de l’appareil étatique, et la guerre de position, entreprise multi-sectorielle de longue haleine visant à réarticuler puis unifier le sens commun. Cette dernière se joue à l’intérieur de la société civile, au sens gramscien. Il s’agit de prendre le pouvoir au sein de celle-ci, de conquérir de multiples positions de pouvoir et d’influence dans ses infrastructures – constituant autant de tranchées – afin de rendre majoritaires ses propres conceptions profondes qui structurent le rapport à soi, aux autres et au monde. Gramsci n’oppose pas les deux ni ne dit d’ailleurs que l’une doit succéder à l’autre. Elles s’articulent différemment selon les contextes historiques et sociaux. Mais la guerre de mouvement doit survenir au bon moment et, dans nos sociétés capitalistes complexes, n’être qu’une tactique au sein d’une guerre de position formant une réelle stratégie contre-hégémonique[8].

Les discours sur l’inexorabilité d’un monde d’après, la croyance que plus rien ne sera comme avant négligent la nécessaire guerre de position. Outre l’ignorance des possibles réarticulations du discours néolibéral que nous avons longuement détaillées, ces positions – quand elles ne constituent pas elles-mêmes une part de ces réarticulations – sous-entendent qu’il suffirait de mener une guerre de mouvement pour changer de paradigme. Comme si, au fond, le discours néolibéral était devenu minoritaire au sein de la société civile. Pourtant, rien ne soutient une quelconque véracité de ces spéculations. Au contraire, de récents sondages indiquent que les popularités d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe, en cette période de crise, augmentent. Si elles peuvent être critiquées sur de multiples points et bien que leur analyse nécessiterait de plus longs développements, ces enquêtes permettent cependant de montrer que ces discours ne relèvent, tout au plus, que d’un fantasme.

Le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante

Le discours néolibéral n’est pas devenu minoritaire et ne le sera probablement pas lors de l’élection présidentielle de 2022, qui sera l’occasion d’une nouvelle guerre de mouvement. La guerre de position, pour être remportée, doit être menée avant et après la prise du pouvoir étatique. Prendre le pouvoir en 2022 suppose donc de construire et de mener une guerre de mouvement intelligente et stratégiquement pertinente dans un contexte défavorable mais indépassable de guerre de position inachevée. Mais pour pouvoir transformer ce scénario en éventualité, encore faut-il avoir remporté quelques batailles cruciales et avoir réduit le désavantage afin qu’il puisse être surmonté. Autrement dit, il faut préparer en amont les conditions du succès de la guerre de mouvement.

Le camp progressiste doit donc faire la démonstration implacable et irréfutable de la pertinence de ses thèses et de la déconnexion du discours néolibéral, y compris de ses réarticulations post-crise. Il est dès aujourd’hui possible de qualifier d’impostures les appels des néolibéraux à la refondation et de pointer les contradictions dans leurs discours et leur responsabilité dans la situation actuelle. Le camp progressiste est également tenu de montrer que ses mesures relèvent du bon sens – et ainsi le construire – et que les thèses adverses sont incohérentes. Il a besoin de réorganiser le sens commun afin que l’on pense spontanément en des termes progressistes plutôt que néolibéraux, par exemple en reprenant à l’adversaire la demande sociale d’ordre – en lui opposant la démonstration accablante de la pagaille néolibérale. Il s’agit moins de faire progresser ses idées au sens strict, entreprise nécessaire mais vouée à l’échec sans un travail plus global et minutieux sur le sens commun, que de modifier les perceptions du plus grand nombre. Les idées, sous leur forme idéelle, sont superficielles ; les rendre majoritaires implique de restructurer les perceptions premières et les conceptions fondamentales à l’oeuvre dans le corps social.

Mettre ses thématiques à l’agenda requiert ainsi de subvertir l’idée même de progrès, de contester aux néolibéraux ce signifiant. Ordre, progrès, justice, liberté etc. sont autant de bastions qu’il convient de conquérir, autant de moyens de détricoter et de vider de sa substance le sens commun néolibéral. En somme, le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie – au sens strict du terme – déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante. À ce moment seulement pourra s’envisager une guerre de mouvement potentiellement victorieuse – qui complétera mais ne se substituera pas à la guerre de position. Car comme le rappelle Gramsci : « En politique, la guerre de position, une fois gagnée, est définitivement décisive. »[9]

À nous de transformer cette catastrophe sanitaire en étape clé de la guerre de position et de gagner plusieurs batailles qui pourraient s’avérer déterminantes.

[1] Sur la distinction entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme, voir l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010.

[2] Différentes théories sont ainsi réunies sous un même signifiant : le progrès. L’utilisation de ce terme se veut performative : il s’agit de contester ce signifiant au néolibéralisme qui en a fait un de ses piliers et renvoyer ainsi cette idéologie du côté du statu quo insatisfaisant.

[3] Voir l’ouvrage de Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression : Enquête sur le « nouveau management public », Paris : La Découverte, 2010.

[4] Ces nombres sont extraits du 25e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France (2020).

[5] Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate », Le Huffington Post, 19 mars 2020.

[6] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris : Gallimard, 2019. Nous l’avions interrogée en mars 2019 : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes. Entretien avec Barbara Stiegler ».

[7] La traduction correcte est : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » L’intrigue prend place en Sicile dans le contexte du Risorgimento italien. Par ces propos, Tancrède affirme que l’aristocratie sicilienne doit participer à la révolution garibaldienne pour ne pas perdre sa place, son rang. Le film du même nom de Luchino Visconti, adapté de l’œuvre de di Lampedusa, est également devenu culte.

[8] Pour aller plus loin, voir l’entretien que nous avons réalisé avec Nathan Sperber : « Nathan Sperber : Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut » ainsi que le débat « Gramsci et la question de l’hégémonie » avec Marie Lucas et Nathan Sperber lors de notre première université d’été.

[9] Cahier 6, § 138 des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci. Disponible dans l’anthologie de Keucheyan, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris : La fabrique, 2012.

Pour un patriotisme vert

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Champ de lavande de Provence. ©Leniners

La situation politique en Europe occidentale est en train de muter rapidement sous l’effet d’une sensibilité accrue à l’urgence écologique. Celle-ci se manifeste de plus en plus concrètement, et vient s’installer dans le sens commun comme un phénomène palpable : canicules, sécheresses et pollutions. Si les effets du changement climatique étaient déjà perceptibles, leur visibilité démultipliée et la généralisation du processus viennent bousculer les représentations, de telle sorte que le changement climatique est désormais une menace bien présente dans les esprits, et que celle-ci s’ajoute aux autres menaces générées par la mondialisation. La dégradation accélérée de l’environnement est un élément supplémentaire du tout fout le camp généralisé perçu par les citoyens. L’ampleur du phénomène ouvre la voie pour un patriotisme vert.


Aux yeux des électeurs, l’imaginaire écologique a jusqu’ici toujours été celui du cosmopolitisme et de l’ouverture à la mondialisation. Cette caractéristique se traduisait par une forte pénétration chez les CSP+, les urbains et les diplômés. Que ce soit sur le plan militant ou sur le plan électoral, l’engagement écologiste marquait une nette préférence pour le global et le local, tout en mettant de côté l’échelon national, considéré comme non pertinent au regard de l’échelle des défis du changement climatique. Si cet imaginaire reste extrêmement présent, comme le démontrent les slogans des manifestations telles que « Fridays for Future » et les différentes pancartes qu’on peut apercevoir ici et là dans le mouvement climat, l’accroissement tendanciel de l’urgence climatique vient ouvrir de nouvelles possibilités de discours écologique. En effet, si l’espoir de mettre tout le monde d’accord au niveau international et d’aboutir à des traités juridiquement contraignants reste présent, le besoin d’agir d’urgence pour lutter à la fois contre le changement climatique et se préparer à celui-ci vient réhabiliter l’échelon national comme échelon immédiat au sein duquel il est possible d’agir et comme levier d’une diplomatie écologique prioritaire.

Par ailleurs, la question du changement climatique prenait jusqu’ici l’aspect d’une abstraction, d’un engagement pour une cause lointaine et déconnectée de la vie quotidienne. Lorsque l’écologie s’inscrivait au quotidien, c’était pour prendre l’aspect d’un lifestyle individuel tout à fait compatible avec le fonctionnement de l’économie de marché : produits bio, déplacements à vélo, alimentation non carnée, etc. Bref, l’écologie, c’était le truc des gagnants de la mondialisation, pas tellement des plus fragiles pour qui ce mode de vie était au mieux un luxe, au pire un marqueur de distinction sociale et morale. Cependant, on s’aperçoit progressivement que les premières victimes du changement climatique seront précisément les classes paupérisées, déjà exposées à de nombreuses menaces et incertitudes. Ce sont celles qui ont été les plus affectées par les changements qui se sont manifestés dernièrement.

Le début d’une mutation

Ce fait politiquement nouveau – mais scientifiquement connu depuis longtemps – provoque de plus en plus de débats autour de la nécessaire articulation entre le social et l’écologique. Les slogans qui appellent à une écologie populaire viennent synthétiser cette double exigence : ancrer l’écologie chez les CSP- comme une priorité politique ; répondre aux besoins de ces catégories qui vont être les plus exposées au changement climatique. Au regard de la prégnance du discours individualiste sur les nécessaires changements de comportement de la population, et du caractère parfois punitif du discours écologiste, les obstacles sont encore nombreux avant qu’une écologie populaire puisse devenir hégémonique dans le champ politique. La faible porosité sociologique entre le mouvement des gilets jaunes et le mouvement climat démontre clairement qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Néanmoins, la montée en puissance du discours anti-élites au sein du mouvement climat, ou des personnalités qui incarnent la demande écologique, ouvre des possibilités nouvelles.

La première condition pour construire une écologie de ceux d’en bas est en premier lieu de désigner ceux d’en haut comme les coupables de l’inaction face au changement climatique. Ce déplacement de la frontière antagonique, qui passe de la dénonciation des comportements individuels à la dénonciation de l’absence de changements macro-sociaux mis en œuvre par les gouvernements, est un premier pas vers l’extension de l’écologie en direction des classes populaires. Le risque reste cependant que l’inaction dénoncée soit celle de l’absence de mesures qui modifieraient les simples comportements individuels, comme une taxe carbone par exemple – qui est, on le sait, particulièrement impopulaire. Il faut donc aller beaucoup plus loin. L’enjeu est de faire muter l’écologie pour qu’elle intègre les différentes demandes populaires hostiles à l’égard de la mondialisation.

Répondre aux menaces de la mondialisation

Les demandes les plus fortes chez les classes populaires sont d’une part la demande de protection face aux désordres provoqués par la mondialisation, et, d’autre part, la demande de démocratie et de souveraineté, qui consiste à reprendre le contrôle. La prégnance de ces demandes est le produit d’une longue évolution historique de démantèlement de l’État social et d’entrée dans une ère postdémocratique. En effet, l’intégration européenne et l’ouverture au libre-échange mondialisé ont provoqué une désindustrialisation massive et désertifié de nombreux territoires. Les systèmes nationaux d’État social ont été mis sous pression par la dégradation de l’emploi et la discipline imposée par le financement de la dette sur les marchés financiers. Les services publics ont subi l’imposition du new public management et une privatisation rampante. Quant aux effets de polarisation de la zone euro et du marché unique, ils ont consacré la victoire de l’industrie la plus puissante de la zone, celle de l’Allemagne, et affaibli fortement les autres industries nationales qui n’étaient pas prêtes à évoluer dans la même zone monétaire que celle d’Outre-Rhin. La conséquence en a été une reconversion accélérée vers une économie de service concentrée dans les métropoles et fortement segmentée entre d’une part des services à faible rentabilité et faibles gains de productivité, et d’autre part des activités à haute valeur ajoutée. La congruence de ces causes a conduit à une rupture politique, économique et culturelle de plus en plus nette entre une France reléguée peu mobile et en pleine désaffiliation, et une France des métropoles plus dynamique et connectée, malgré ses banlieues reléguées dont la situation sociale est équivalente à celle des territoires périphériques.

C’est la raison pour laquelle les classes populaires sont particulièrement sensibles aux discours qui leur promettent de les protéger de la mondialisation et de balayer les élites en place. Cette demande s’apparente à une volonté de réencastrer le capitalisme dans l’État-nation et ses mécanismes de solidarité, alors qu’il s’en émancipe chaque jour un peu plus. Cela se traduit notamment par une forte demande de rapatriement de la souveraineté vers l’échelon national et une aversion particulière à l’égard de l’approfondissement de l’intégration européenne. Pour cette France, les menaces extérieures se multiplient. C’est pourquoi le patriotisme anti-élites y rencontre un écho important, qu’il prenne la forme du nationalisme réactionnaire porté par le Front national, ou qu’il prenne la forme d’un patriotisme progressiste porté par exemple par la France insoumise en 2017. Même si l’imaginaire de l’écologie se projette essentiellement au niveau européen jusqu’à présent, la construction d’un patriotisme vert à l’échelle nationale, sans virer à l’europhobie, n’a rien d’inenvisageable et dispose de solides points d’appui.

Vers un patriotisme vert

Les territoires périphériques sont particulièrement exposés aux changements climatiques tels que les épisodes de sécheresse qui détruisent paysages, écosystèmes locaux et dégradent les nappes phréatiques. La distance avec les services publics y complique les interventions de l’État, notamment pendant les séquences de canicule qui se multiplient. De la même façon, les zones de fortes pollutions et d’excès de bétonisation sont localisées dans les banlieues défavorisées. L’urgence écologique se présente donc sous la forme d’une menace qui va se faire toujours plus précise envers les classes populaires.

La construction d’un patriotisme vert pourrait donc avoir une double fonction. D’une part, faire de l’exemplarité en matière de transition écologique et de lutte contre le changement climatique un élément de fierté nationale. C’est un levier pour démondialiser notre économie, rétablir des protections et refaire de la France un pays qui porte un message universel. D’autre part, il permet de poser la question écologique comme un enjeu fondamentalement collectif et ancré dans un destin commun. Cela permettrait de contrecarrer les tendances à réduire les efforts à réaliser aux seuls comportements individuels. C’est un moyen d’éviter la construction d’une écologie élitaire qui se résumerait à un mode de vie individuel, même si celui-ci est un levier esthétique précieux pour faire passer le discours écologique. Il est même stratégiquement important de s’appuyer sur cette dimension désirable et séductrice pour provoquer des changements culturels. Il n’y a donc pas de contradiction entre le fait de faire de l’écologie quelque chose de branché et la construction d’un discours patriotique autour de cet enjeu. Ce dernier doit s’hybrider aux demandes des classes populaires en matière de protection face aux désordres engendrés par la mondialisation.

Par ailleurs, la synthèse entre l’imaginaire cosmopolite et moderne de l’écologie politique et l’imaginaire de la protection du patriotisme est une garantie contre la construction d’un nationalisme régressif tel que le RN cherche à le faire à travers son localisme anti-immigrés. Mais c’est aussi un levier pour un retour de l’État dans l’économie, un programme de démondialisation et une sortie des traités de libre-échange qui ont un impact écologique négatif.

Si cette articulation n’est pas évidente, il est possible de s’appuyer sur des éléments du sens commun écologiste pour les lier au retour d’une communauté nationale qui protège : la préférence pour le local et les circuits-courts ; la protection du patrimoine naturel national ; la valorisation du tourisme non polluant, et donc à courte distance ; etc. Les exemples ne manquent pas pour illustrer la jonction possible de ces imaginaires : la défense d’industries fondamentales pour mener la transition écologique comme Alstom, dont la branche énergie a été cédée de façon scandaleuse à General Electric, ou la protection de services publics comme Aéroports de Paris qui permet à l’État d’avoir un contrôle direct sur l’industrie très polluante du transport aérien.

Le patriotisme vert ne peut être autre chose qu’un discours fondé sur le fait de prendre soin de notre communauté nationale comme de notre environnement. Bien loin d’un nationalisme régressif, il s’agit d’étendre l’élan d’amour des siens et de protection du bien commun qui définissent le patriotisme vers notre environnement. À l’heure de l’atomisation néolibérale, c’est un levier précieux pour reconstruire un lien collectif.

La séquence récente des incendies de l’Amazonie démontre qu’il est possible de s’appuyer sur des instincts de conservation et de protection pour leur donner un sens progressiste. C’est une des manifestations, mondiale cette fois, de l’articulation possible entre un discours de démondialisation et de transition écologique. Cette séquence a obligé Emmanuel Macron à reculer sur l’accord commercial UE-Mercosur, dévastateur sur le plan écologique, et à mettre un veto français. Même si, une fois la séquence médiatique éloignée, l’Élysée a annoncé vouloir améliorer l’accord et non l’abandonner complètement.

Un outil avec et contre l’hégémonie néolibérale

Sur le plan électoral, et à condition d’être incarné, ce patriotisme vert pourrait séduire une large coalition qui va de la France des oubliés à des secteurs de la population qui font partie des gagnants de la mondialisation. Pour le dire plus clairement, cette coalition pourrait réunir le chômeur du Nord et le jeune diplômé urbain Macron-compatible soucieux d’écologie. Même si ce dernier n’est pas forcément un socialiste forcené, l’urgence écologique est un levier pour faire admettre à ce type d’électorat la nécessité d’une forte impulsion de l’État en matière de transition et de reprise en main des grandes entreprises polluantes.

La question écologique est un des maillons faibles de l’hégémonie néolibérale. Son propre socle électoral, celui des gagnants de la mondialisation, émet une forte demande en faveur d’une politique verte. Cependant, toute politique écologique à la hauteur des enjeux devra nécessairement en passer par une confrontation sévère avec les piliers du néolibéralisme : le libre-échange, la croissance indiscriminée sur le plan qualitatif[1], la prédominance des multinationales financiarisées, l’atomisation individualiste, etc. Dès lors, l’enjeu écologique est facteur de contradictions au sein du bloc historique qui maintient en place le système existant.

La tâche d’un patriotisme vert et plébéien doit être d’appuyer au maximum sur ces contradictions lorsqu’elles monteront en puissance[2] afin de détacher une partie du bloc néolibéral et de faire advenir un nouveau bloc historique majoritaire. Une stratégie contre-hégémonique est en effet nécessairement interclassiste. Elle ne repose pas sur une simple opposition au système, mais sur un double mouvement : la désarticulation et la subversion interne de certains de ses éléments constitutifs d’une part, l’attraction vers un nouveau modèle qui rompt avec l’ancien d’autre part. La demande écologique cristallise cet entre-deux et cette ambiguïté à partir de laquelle il est possible d’étirer les pôles internes au régime néolibéral.

Si cette hypothèse devait se matérialiser, le processus de constitution de ce patriotisme vert passerait nécessairement par une incarnation électorale qui dynamitera les identités politiques existantes pour les réordonner.


[1] C’est-à-dire l’absence de choix collectifs autres que les mécanismes marchands pour établir ce que l’on doit produire ou non, alors qu’on sait pertinemment que de nombreuses activités humaines doivent décroître si l’on veut faire face au défi du réchauffement. À l’inverse, d’autres activités doivent croître, mais le marché ne fournit pas les incitations pertinentes pour que ce soit le cas.

[2] Pour l’instant, ces contradictions restent politiquement gérables par le système en place.

Une autre idée du progrès

La Partie de campagne (Deuxième état), Fernand Léger, 1953

En cette période de mobilisation pour le climat, la question de la réduction de la consommation, et son corollaire, la question de la décroissance, reviennent sur le devant de la scène : plus de circuits courts, moins d’intermédiaires, une exploitation raisonnée des ressources. Avec elles resurgit le marronnier, l’éternel débat : croissance et progrès pourront-ils vraiment nous sauver ? Ce débat n’a aucun sens, et l’erreur est partagée. Partisans de l’un ou de l’autre camp se sont longtemps enfermés dans cette opposition qui n’est rien d’autre qu’une impasse.


Considérer comme définitivement liées les notions essentialisées de croissance et d’innovation mérite peut-être quelques nuances. D’abord, parce que l’indicateur de croissance qu’est le PIB est somme toute assez lacunaire, ensuite parce que le fait d’innover se considère selon une direction et une trajectoire. Décroître ne serait finalement peut-être pas renoncer à l’innovation, ce serait innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

La relation historique entre croissance et progrès

En 1974, Robert Solow publie un article The economics of ressources, or the ressources of economics, en réponse au rapport Meadows de 1972. Il ajoute au travail et au capital le progrès technique pour expliquer la croissance du PIB. Pour lui, l’innovation et la substituabilité des ressources naturelles entre elles va permettre de ne pas atteindre l’état stationnaire : la croissance n’aurait donc pas de limite.

Pour R. Solow, dans ce premier modèle, la variable progrès techniqueest exogène et dépend de l’écoulement du temps. Ce modèle est complété dans les années 1980 et le progrès est désormais considéré comme une variable endogène expliquée par la formation et la recherche : l’investissement en capital humain. Les théories de la croissance endogène ont mis peu à peu en avant le progrès technique et l’investissement comme créateur de richesse et moteur croissance. Comme l’écrit Paul Romer (prix Nobel d’économie 2018) en 1986, par définition, cette variable de l’équation qu’est le capital humain ne connait pas de rendements décroissants, au contraire il s’auto-améliore avec la coopération et l’extension de la formation. L’accumulation des richesses serait concomitante avec l’accumulation de connaissances scientifiques.

Une croissance verte difficilement satisfaisante

Les partisans de la décroissance ont donc pris le revers des modèles de croissance, et, pour la plupart, se sont opposés « au mythe du progrès infini ». Ce mythe permettrait de rassurer les consciences, de concilier écologie et société industrielle et de croire à l’essor infini de la civilisation industrielle.

Pour les uns, « Les penseurs de la décroissance ont tort de sous-estimer les bénéfices que peut apporter le progrès technique »[1]. Les penseurs de la décroissance sont alors assimilés à Malthus et à son erreur d’appréciation sur l’amélioration des rendements rendus possibles par le progrès technique. Le 11 janvier dernier, dans une tribune du Monde [2], Guillaume Moukala Same écrivait encore « Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui nous sont disponibles ni de la manière dont ces ressources peuvent être utilisées, ce qui rend impossible de légitimer une restriction du niveau de vie des générations présentes. ».

Ces discours sont irresponsables. Il apparaît bien évident que la réduction de notre consommation d’énergie est une nécessité, et que l’illusion de la pérennité de nos modes de vie ne peut pas être confortée par la supposition de notre inconnaissance, par une découverte qui serait encore à faire mais certainement à venir.

La réponse se situerait pour d’autres, du côté de la croissance verte et de l’innovation. On accroît les richesses, mais différemment. J. P Fitoussi et E. Laurent, dans la Nouvelle écologie politique (2008) proposent un découplage entre croissance physique et croissance économique ; la mobilisation du savoir permettrait justement de maintenir la croissance tout en prélevant et polluant moins. Des exemples existent : l’industrie automobile a produit des voitures plus propres (quoique.), etc.

Décroître ne serait finalement pas renoncer à l’innovation mais innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

Ce dernier exemple permet déjà une avancée : le progrès n’est peut-être pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais de permettre d’optimiser la réduction de notre consommation. Au lieu de partir de la source d’énergie, peut-être faut-il partir du bout de la chaîne : la consommation. Lier cette logique à l’impératif de croissance se heurte à des obstacles très concrets. Une branche économique peut-elle vraiment croître en volume sans inconvénient environnemental majeur, ou alors sans entraîner de facto la croissance d’un autre segment de l’économie impropre dont elle dépend, typiquement le transport ? Tourisme, agriculture, biens d’équipement etc. Peu de branches, voire aucune, ne résiste à cette question.

Malgré l’innovation, la croissance aggrave intrinsèquement notre empreinte environnementale. Jean Marc Jancovici[3] relate sur son site les liens entre croissance et consommation d’énergie : « de 1980 à 2000, chaque point de croissance du PIB en France a engendré quasiment un point de croissance de la consommation d’énergie primaire[4] dans notre pays et un peu plus d’un demi-point de croissance de l’énergie finale : avec un peu plus de 2% de croissance annuelle de l’économie en moyenne sur ces 20 ans, la consommation d’énergie primaire a augmenté de 1,75% par an en moyenne, et la consommation d’énergie finale de 1,3% par an. »

De la pertinence de mesurer l’accroissement du PIB

Si la décroissance est encore un mot qui fait peur, regarder la définition de la croissance et sa réalité tangible permet de tempérer la sortie éventuelle de ce modèle de mesure. La croissance concerne l’accroissement annuel du produit intérieur brut (ou PIB), lequel se définit comme « la valeur totale (qui correspond le plus souvent aux prix de marché) des biens et services produits par des activités résidentes et disponibles pour des emplois finals »[5]. Cette définition comprend aussi la richesse générée hors de l’économie réelle. L’exemple le plus frappant est l’Irlande, pour qui, en 2015, le taux de croissance réelle du PIB a officiellement dépassé les 25 %, grâce à la prise en compte de l’activité des multinationales attirées par une fiscalité avantageuse. Ces distorsions méthodologiques doivent permettre de relativiser la pertinence de certaines mesures.

La croissance ne comprend pas non plus la mesure de la destruction de certaines ressources. Jean-Marc Jancovici montre l’absence de prise en compte des stocks naturels dans l’économie classique : « le PIB est aussi égal à la rémunération totale des acteurs humains qui ont concouru à la production des biens et services « finaux » à partir de ressources naturelles gratuites. Bien sûr, il arrive que l’on paye quelque chose à quelqu’un pour disposer d’une ressource, mais ce quelqu’un n’est jamais celui qui l’a créée, ou qui a le pouvoir de la reconstituer, il en est juste le propriétaire du moment. Personne ne peut créer du calcium ou du minerai de fer ». En d’autres termes, le PIB correspond aux salaires, plus-values, rentes et rémunérations diverses des hommes et des agents économiques : le PIB mesure bien la valeur ajoutée que nous créons, mais pas ce que nous consommons pour y parvenir. Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction. Pour Jean-Marc Jancovici, et le rapport Meadows avant lui, dans ce calcul nous oublions les charges qui tôt ou tard (et plus tôt que tard) gêneront notre croissance : l’utilisation de ressources non renouvelables et la pollution.

Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction.

Dernier élément, les circuits courts et à la désintermédiation, s’ils se généralisent, créent à l’échelle macro, une réduction des richesses produites. Comme le soulevaient les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, le pain fait maison ou un buisson taillé soi-même ne produit pas de richesse, alors que l’appel à un tiers professionnel pour cette tâche en produit. Or cette intermédiation a une empreinte carbone importante ne serait ce qu’au regard des transports et de l’occupation d’infrastructures. Là encore, il est question d’indicateurs et de pertinence de la mesure.

Donner un autre sens aux investissements et à l’innovation

Le progrès est assimilé à une visée productiviste. Pour le dire rapidement, l’innovation industrielle a permis une évolution quantitative – consommer moins de matières premières lors de la production afin de produire plus d’unités – et qualitative – l’innovation permet d’ajouter de la valeur à une production, d’organiser une montée en gamme qui génère un accroissement de richesse. Que le progrès prenne en compte le principe de ressource limitée pour optimiser son utilisation n’est pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui l’objectif est celui de la rentabilité.

Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus.

Le progrès ne signifie pas pourtant nécessairement l’augmentation des richesses. Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos logements et de leur isolation, de nos moyens de transports, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus. L’innovation réellement verte ne sera vraisemblablement pas rentable.

Un avenir fait de la réduction de notre production et de notre consommation est de plus en plus envisageable et envisagé. Tout est à faire : réduction drastique d’emballages, objets plus durables et solides, désintermédiation et concentration des chaînes de production. C’est à cette fin que doit s’atteler le progrès technique. C’est même présent dans notre constitution, à l’article 9 de la Charte de l’environnement : la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Selon cette perspective d’avenir, chaque pas dans cette direction constitue alors un progrès. Un progrès décroissant donc, qui fait aujourd’hui figure d’oxymore, alors qu’en réalité, il existe déjà, à petite échelle, tous les jours.

La démarche nécessaire n’est donc pas de se poser la question pour ou contre le progrès technique, mais celle de définir la trajectoire du progrès, et son lien avec le modèle de société souhaité.

[1] Et si le changement climatique nous aidait à sortir de la crise ? Anais Delbosc Christian de Perthuis (2012)

[2] «  La gauche décroissante rejette le progrès et abandonne son humanisme » https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/11/la-gauche-decroissante-rejette-le-progres-et-abandonne-son-humanisme_5407563_3232.html?xtmc=decroissance&xtcr=18&fbclid=IwAR3dE0XBaOb6Vh1VztxREQThk2L4SCJo0nibusOwTE6mR3I3X02ynVc3DZ0

[3] Jean-Marc Jancovici est un ancien élève de l’École polytechnique (1981) et ingénieur civil diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications  1986). Il collabore de 2001 à 2010 avec l’ADEME pour la mise au point du bilan carbone dont il est le principal développeur. Il fut ensuite membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, avant de fonder son cabinet de conseil Carbone4. Site internet : https://jancovici.com/

[4] Pour passer de l’énergie primaire à l’énergie finale, il faut alors faire intervenir le rendement de l’installation de conversion (typiquement une centrale électrique dans le cas de l’électricité) et éventuellement du transport.

[5]La comptabilité nationale” de Jean-Paul Piriou, Editions La Découverte (2003).

Défaire la capture capitaliste de l’industrie

Travail de soudure @pxhere

L’industrie renvoie aujourd’hui de manière quasi-inéluctable à des connotations négatives, renforcées par des constructions substantives telles que « l’industrie pharmaceutique », « l’industrie agro-alimentaire », « l’industrie nucléaire » et autres. Celles-ci servent bien à désigner un certain empire de grandes puissances économiques privées, pernicieuses pour le bien commun. Toutefois, si ces expressions incluant l’industrie ont certes une teneur évocatrice et performative pour notre camp, leur composition est en réalité incorrecte, et leur recours, mutilant.


De l’assimilation de l’industrie au capitalisme

A l’instar d’autres formes nominales, l’industrie est trop souvent personnifiée telle un ensemble unifié. Elle se voit associée à une période de l’histoire, contemporaine et certes très courte, mais provoquant continûment des transformations majeures, faisant se constituer selon certains une « civilisation industrielle »(1) manifeste. Dès lors, étant donné que beaucoup d’éléments constitutifs de notre société nous écœurent, notre époque est automatiquement confondue avec l’industrie. Pourtant, il nous faudrait en vérité l’appréhender, en soi, en tant qu’activité humaine neutre de production (telle que définie dans la partie suivante). La principale raison se trouve dans le fait que l’industrialisation atteint aujourd’hui un stade avancé et intensif dans l’ensemble des territoires mondiaux. D’autre part, qu’elle se dynamisa profondément à une période – dite « âge industriel » – où les préoccupations écologiques et revendications sociales étaient peu prégnantes et/ou pas assez structurées. Cette évolution a permis la fortification hégémonique du capitalisme en tant que modèle de production et d’organisation des sociétés. Comme l’a analysé Marx, l’expansion capitaliste trouve sa genèse dans une histoire longue (l’accumulation primitive), mais s’est ardemment cristallisée via l’inédite dynamisation industrielle. Par répercussion, l’industrie a rapidement et fortement été assimilée à tout ce qui institue depuis l’hyper-domination capitaliste : immenses quantités de production et automatisation substituant l’Homme, division et aliénation du travail, déconsidération sociétale (c’est-à-dire sociale et environnementale) des activités. C’est cela qui a puissamment appuyé – et appuie de plus en plus – la proximité analogique de la terminologie des deux notions-mouvements dans les représentations.

Ainsi, souvent, l’industrie, en tant que boîte à outils, ou l’industrialisation, son processus de croissance, servent en réalité à désigner le capitalisme comme système de production particulier ou plus précisément comme mouvement d’expansion capitalistique dans les activités économiques. Dès lors, s’il est certain que le capitalisme a depuis incorporé presque toutes les activités économiques (intégration des fondements capitalistes cités précédemment), c’est pourtant souvent « l’industrialisation » de toutes ces activités qui est l’expression utilisée avant toute autre pour évoquer cette évolution.

Le « Houston Express », cargo porte-conteneur de fret, au port d’Hambourg

En effet, l’incorporation capitalistique dans l’industrie s’est-elle rapidement constituée à partir de l’« âge industriel », fort notamment d’une mécanisation en effusion. Or, nous avons longtemps et clairement distingué l’industrie et l’agriculture, jusqu’à ce que l’automatisation et surtout la mécanisation ainsi que la chimie surgissent significativement dans le secteur primaire. Les exploitations se sont agrandies conséquemment et de grandes organisations marchandes se sont formées, intensifiant et complexifiant les échanges qui s’internationalisent, etc. Cette dynamique ainsi présentée est souvent qualifiée « d’industrialisation de l’agriculture », à laquelle on adosse une pensée sous-jacente de réprobation. De ce fait, on assimile le processus d’industrialisation à l’intégration dans les activités agricoles des logiques capitalistes, déconnectant les travailleurs de l’appréciation de leur manière de produire et des finalités de leurs productions. Pourtant, s’il est incontestable que certaines de ces évolutions techniques et physico-chimiques dénaturent le métier agricole, déshumanisent les agriculteurs en usant de produits nocifs pour la santé et stimulent la catastrophe écologique par le gigantisme productif, il est tout aussi irréfutable qu’en même temps certaines de ces évolutions ont améliorées les conditions de travail générales.

L’industrialisation en tant que processus cohérent est toujours associée à une idéologie politique motrice et dominante qui oriente l’usage des évolutions techniques et chimiques et transforme les activités. Il s’agit ici du capitalisme comme il aurait pu s’agir en d’autres temps d’une idéologie politique tout autre (2). De la même manière, l’activité industrielle agro-alimentaire renvoie elle encore davantage le discrédit sur l’industrialisation, lorsque c’est encore le capitalisme qui est véritablement en cause. Les opinions sociales critiques à propos des industries agro-alimentaires s’orientent souvent sur l’origine insignifiante des aliments commercialisés (allongement et intensification des échanges et des circuits alimentaires), sur la déshumanisation de la production alimentaire (immenses quantités de productions dans des usines automatisées), et la transformation des aliments (par des procédés physiques et chimiques). Sans le savoir, ce que nous dénonçons dans le cadre de ces exemples, et à juste titre, n’est donc pas l’activité agricole ni l’industrie agro-alimentaire en tant que telles, c’est en réalité l’industrialisation capitaliste des activités agricoles et agro-alimentaires (dans le sens de l’incorporation des logiques et finalités économiques capitalistes).

« Il s’agit bien via la terminologie ‘‘industrie’’ d’une dénonciation du capitalisme lui-même comme modèle destructeur dont toutes les rationalités sont guidées par le sacro-saint profit »

En sus, l’industrie est également attachée en soi à des activités prédatrices sans limites des ressources, responsables de l’artificialisation immodérée des sols et de la destruction sans pénitence des espaces naturels et de leur espèces vivantes (faunes et flores). Le rapide processus expansionniste de l’industrialisation n’a pas permis d’apprécier au plus tôt les externalités sociales et environnementales de leur activité. Cette représentation est l’une des plus ancrées socialement car longtemps dans le développement industriel de nos sociétés, l’environnement notamment n’était qu’une variable négligeable pour tous. L’industrie se rapporte aussi quasi-exclusivement à une idée de la grande échelle, à de grandes infrastructures de productions et des productions de masse, à de grands groupes souvent internationalisés et désencrés territorialement et conjoncturellement. Or, ici encore, l’idéologie capitaliste induit cette déconsidération de l’environnement, mais ce qui fait sa spécificité, c’est l’obstination systémique de ces éminents acteurs (États, institutions internationales financières et commerciales ainsi que multinationales) à freiner tant que faire se peut toute volonté de mutations majeures qui devraient raisonnablement s’imposer pour préserver l’écosystème actuel.

Par ailleurs, le mot industrie renvoie également à une certaine organisation-type, à des normes et à des conditions de travail propres aux organisations du capitalisme. Elle se rattache ainsi souvent dans l’imaginaire commun à des films ou photographies plus ou moins dépassés où figurent des ouvriers (parfois mineurs) assujettis à des postes individualisés (spécialisation) et des tâches répétitives (rationalisation), et dans des lieux peu salubres (les exemples les plus évocateurs étant les mines ou bien les grands ateliers de construction automobile). L’industrie renvoie ainsi à cette structuration-type, bâtit sur la rupture hiérarchique élémentaire mais éminemment conventionnée entre un sommet stratégique (pouvoir décisionnel) et un centre opérationnel (masse des travailleurs enrôlés). Cette division du travail aliénant les travailleurs, initiée dans les modèles tayloristes et fordistes est-elle aussi adossée à l’industrie dans son identité-même, bien que ce soit l’industrialisation comme nature et forme capitaliste de ces activités qui demeure en réalité réprouvée.

En somme, l’industrie est assimilée aux acteurs économiques privés, dont les activités, les organisations et/ou les externalités nous repoussent. Généralement ces acteurs sont des grands groupes, certains pouvant se situer dans plusieurs branches et/ou secteurs d’activité. Ces acteurs s’adonnent à d’intenses campagnes de lobbying, effectuées sur les institutions politiques nationales, européennes, mondiales et dont les intérêts ne se recoupent que peu avec l’intérêt général des sociétés. Associé dans l’inconscient à ses acteurs, il est donc certain que le substantif « industrie » sert bien à nommer et qualifier quelque chose. Ce signifiant dispose même d’une grande puissance performative et totalisatrice. Mais en fin de compte, il s’agit bien via la terminologie « industrie » d’une dénonciation du capitalisme lui-même comme modèle destructeur dont toutes les rationalités sont guidées en premier lieu par le profit, au détriment d’une organisation sociétale à visée égalitaire, raisonnable et harmonieuse avec la nature. Autrement dit, avec une rigueur diachronique, nous avons une confusion entre un outil multiforme qu’est l’industrie et son fonctionnement actuel porté par des logiques propres au capitalisme.

Alors, pour concrétiser définitivement le dévoilement de cette inexacte signification terminologique du signifiant « industrie », il nous faut maintenant étayer notre approche en remettant en perspective l’origine sémantique du terme. Comment vraiment appréhender l’industrie ?

Réhabiliter l’industrie en tant que substantif neutre

Nous le verrons dans l’article prochain, cette entreprise de signalisation et de réhabilitation de l’industrie est inévitable pour que nous puissions tout reconstruire et tout réinventer dans le cadre de l’édification d’un projet politique authentiquement progressiste. Le substantif neutre d’industrie a subi un engloutissement idéologique comparable à celui subi par certains signifiants historiquement plus ou moins rapportés à une voie politique particulière (exemple : la « gauche »). Le capitalisme investit ces signifiants pour décontenancer et affaiblir les discours hétérodoxes. Dès lors, la reconstruction du camp progressiste ne passera pas seulement par l’investissement de signifiants vides, mais aussi par la reconquête de la neutralité de certains substantifs prépondérants, sans quoi, nous finirons bouche bée. Notre ambition ne doit donc pas être d’investir à notre tour dangereusement le substantif industrie dans un sens orienté, quel qu’il soit, mais bien de rétablir préalablement sa neutralité étymologique afin d’en dévoiler l’enjeu politique que constitue justement son inscription dans un projet politique à proposer. 

L’industrie se définit telle « l’habilité à réaliser un travail, à exécuter, à faire quelque chose »(3). Pourtant, ce terme s’affirme dans l’espace occidental en tant que signifiant seulement à partir de la seconde partie du XVIIIème siècle(4), lorsque Diderot la présente ainsi dans son encyclopédie : « ce mot signifie deux choses ; ou le simple travail des mains, ou les inventions de l’esprit en machines utiles, relativement aux arts & aux métiers ; l’industrie renferme tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux choses, et souvent les réunit toutes les deux. »(5). À partir de cette linéature, l’industrie s’identifie à une histoire bien plus lointaine que la représentation dominante à laquelle elle renvoie aujourd’hui et à rebours de ce que l’on croit, englobe évidemment l’artisanat.

L’industrie a bien entendu une existence pré-capitaliste, marquée par des innovations et des fabrications en petites ou grandes échelles. Disons-le, elle a incessamment été à travers l’Histoire humaine l’un des facteurs du progrès humain : des premiers outils de la Préhistoire à la fabrication du feu, de la confection des vêtements et des armes blanches aux activités de poteries dans l’Antiquité, l’édification des moulins au Moyen-âge, de l’imprimerie typographique mobile de la Renaissance aux premières manufactures, des innovations techniques incroyablement transformatrices au cours des révolutions industrielles jusqu’à aujourd’hui (vapeurs, charbon, électricité, internet) et de l’ensemble de nos objets d’usages et de conforts quotidiens (vélos, vaisselles, parapluies, stylos, literies etc.). Comme le disait justement Jaurès : « L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution n’est que création ». Et s’il doit y avoir un terme pour désigner cette activité incessante de création, c’est bien l’industrie.

Travail ouvrier de découpe de carrelage à l’aide d’une meuleuse

Il ne s’agit cependant pas là d’affirmer niaisement que l’évolution (entraînée récemment par l’évolution industrielle) mène naturellement au progrès, les reculs sociaux et colères populaires liées aux politiques contemporaines mettent en branle cette idée. Mais, si cette illusion a pu s’ancrer socialement, c’est surtout du fait qu’au moins trois générations successives post-Seconde Guerre mondiale ont vu leurs conditions matérielles d’existences être considérablement améliorées au cours de leurs vies-mêmes via un important développement industriel (qui a façonné géographiquement et culturellement des territoires). Cependant, nous en convenons, ceci s’est produit à défaut d’une lente prise de conscience écologique, arrivée tardivement dans le processus. Néanmoins, il serait aussi incorrect et ridicule de dire que l’industrie dans l’ère de domination capitaliste n’a orienté l’évolution humaine que négativement ou de façon inerte. Et même lorsqu’elle a pu le faire, elle n’a pu totalement empêcher le mouvement progressiste d’y trouver des failles pour avancer.

L’obligation qui nous incombe n’est donc pas de dissocier fondamentalement ère capitaliste et ères de progrès possibles. Il s’agit de déconstruire l’idée que seul le capitalisme pourrait s’accaparer les possibilités d’engendrer des progrès, surtout d’un point de vue matériel. Ce, même s’il nous semble que les plus prégnants ont surgi dans une période concomitante au développement de l’industrie et du capitalisme. Le terme « industrie » ne se rapporte aucunement par nature à des processus techniques, à de grandes proportions de fabrications, à des structurations de travail type ou à des finalités idéologiques. Il est pluriel et neutre politiquement, facteur potentiel et intemporel d’évolutions (progrès ou décadence). Il ne s’agit donc pas aujourd’hui de « la » civilisation industrielle comme certains s’y trompent par mésaventure(7) mais « d’une » civilisation industrielle essentiellement appariée au capitalisme, formant une alliance désastreuse sur le plan social et écologique et menaçant le politique.

« Leur schème tactique est le suivant : si nous réfutons le capitalisme, nous réfutons par lui-même l’industrie et par conséquent les progrès réels qu’elle a apporté et pourrait apporter »

Le risque qu’entraine l’assimilation d’une équivalence entre l’industrie et le modèle économique de la société actuelle est précisément de construire une représentation de l’industrie telle qu’un constitutif exclusivement apparenté à une économie capitaliste (dans un régime néo-libéral prédominant) appuyée par les activités productives et servicielles des grands groupes privés. Cela ne peut que nous enfermer dans une geôle et nous empêcher toute idée alternative de ce que pourrait être l’industrie, en termes d’organisation, de culture et de finalité, au service d’un certain progrès (fait d’urgences sociales et écologiques). Pire, ceci appuie le propos de nos adversaires lorsqu’ils nous catégorisent comme hostiles à l’idée même de progrès qu’ils seraient les seuls à porter, nous renvoyant à des reculs passéistes, donc des désirs régressifs. Leur schème tactique est le suivant : si nous réfutons le capitalisme, nous réfutons par lui-même l’industrie et par conséquent les progrès réels qu’elle a apporté et pourrait apporter. C’est une combinaison fourbe mais pour le moins performative aujourd’hui.

Il est désormais impérieux d’opérer dans les discours cette distinction, souvent absente. Elle est nécessaire pour déconstruire sa représentation dominante ( appariée au capitalisme productif et financier) et l’industrie entendue comme activité neutre, pouvant s’adapter organiquement à tout autre régime de production, potentiellement plus souhaitable. Si nous ne l’affirmons pas et continuons à entretenir l’illusion d’une indissociabilité de celle-ci au capitalisme, nous légitimons par-là l’idée que ce dernier constitue le mode de développement intemporel et donc indépassable de l’humanité. Prisonnier de cette confusion idéelle, nous resterons éternellement enfermés dans un camps supposé opposé au progrès, nourrissant la construction macronienne à l’œuvre(8) d’un clivage scabreux et sclérosant entre progressistes et nationalistes. À l’inverse, si nous comprenons alors la confusion régnante et grandissante, nous nous permettrons d’envisager un développement fort d’une industrie pouvant se reconnecter aux nécessités sociétales. Nous pourrons donner de la légitimité et une aura à un discours ambitieux renvoyant à la fois à la modernité et au progrès tels que nous les entendons.

L’histoire longue de l’industrie doit nous permettre et nous forcer à penser une existence industrielle post-capitaliste. Ainsi réentendue dans l’imaginaire collectif, une conception apolitique de l’industrie, par abstraction de tout contexte, doit nous permettre de dévoiler le caractère idéologiquement intéressé de son usage confus. Elle doit surtout nous permettre de projeter un développement industriel responsable et salvateur, ancré aux territoires et à la conjoncture mondiale.

À suivre.

Références :

[1] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[2] http://www.revues.msh-paris.fr/vernumpub/1-Ribeiro.pdf

[3] http://www.cnrtl.fr/definition/industrie

[4] http://manifestepourlindustrie.org/quelques-remarques-sur-les-sens-des-mots-industrie-et-ses-derives/

[5] http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/page/v8-p706/

[6] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[7] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[8] http://lvsl.fr/macron-et-salvini-meilleurs-ennemis

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Vous avez dit progressiste ?

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L’adjectif est furieusement à la mode. On l’entend sur toutes les ondes, dans les meetings, les interviews, les réunions. Jean-Christophe Cambadélis, Manuel Valls et, surtout, Emmanuel Macron, s’en sont, entre autres, faits les chantres. “Progressiste”. Elle est comment, ta politique ? Elle est progressiste. Cela sonnerait presque comme un un slogan du MJS ; c’est désormais un leitmotiv chez bon nombres d’hommes et de femmes politiques tantôt classés à gauche de l’échiquier, tantôt plus hybrides (suivez mon regard). On ne le rappellera jamais assez : en politique, les mots ont toujours un sens et leur utilisation est souvent révélatrice de certaines logiques. Que se cache-t-il donc derrière cette notion si floue qui, sous couvert d’une infaillible modernité, ne date pas d’hier ? De quelles manoeuvres politiques est-elle le symptôme ? De quoi le progressisme version XXIème siècle est-il le nom ?

 

L’héritage ambigu des Lumières

Le Progrès, cette grande idée. Le XVIIIème siècle, les Lumières, ont provoqué un séisme dans la vie des idées dont les répliques se sont enchaînées durant les siècles suivants. Parmi elles, cette idée de progrès, que l’humanité avance inexorablement vers du meilleur, que toute avancée est bonne à prendre puisqu’elle témoigne d’une marche incessante et salutaire : progrès de la science, de “l’esprit humain” (formule empruntée à l’ouvrage de Condorcet[1]) avant tout. Lentement, mais sûrement, l’Homme – en tant qu’individu bien plus qu’en tant qu’élément d’une société – s’acheminerait vers un environnement plus clément, des conditions de vie améliorées et toujours perfectibles. Séduisant, et pour cause : le progrès en tant qu’amélioration nous apparaît presque naturellement comme quelque chose de souhaitable. Ne vivons-nous pas mieux qu’il y a deux cents ans ?

Le progressisme s’incarne pourtant dans une ambiguïté absolue. Le cas français est à cet égard particulièrement intéressant. Depuis la IIIème République, la notion est mobilisée par des familles politiques très éloignées les unes des autres, englobant de façon apparemment surprenante les libéraux les plus forcenés et les staliniens les plus convaincus. L’historien Maurice Agulhon a parfaitement montré que les Républicains modérés de la IIIe République se réclament constamment de cette idée de progrès[2]. En parcourant ainsi les discours de Léon Gambetta, on s’aperçoit qu’il n’a de cesse de se référer au progrès, porté, évidemment, par l’instruction publique. Les radicaux, le centre, en tant que famille politique qui s’est voulue héritière de cette tradition, tout en épousant entièrement le libéralisme, a totalement adopté cette notion de progressisme – Emmanuel Macron en est aujourd’hui l’exemple le plus saillant.

Parallèlement, et de plus en plus dans le premier XXème siècle, le progressisme s’incarne dans une gauche plus affirmée : on le retrouve fièrement porté par les communistes et les socialistes. Précisons néanmoins tout de suite les choses : ici, le progrès n’est pas érigé comme une valeur en soi ; ce qui compte, c’est le progrès social. On attribue forcément un adjectif à la notion, on la précise. On se bat certes pour le progrès, mais pas n’importe lequel : celui qui se façonne en faveur des plus faibles, des couches populaires, des ouvriers. Ainsi, seront qualifiés de “progressistes” les politiques ou les actions qui prennent position en faveur de l’émancipation du peuple. Littérature prolétarienne, réalisme socialiste (Aragon, Nizan, Barbusse…), tous ces écrits qui fleurissent notamment dans l’entre-deux-guerres sont par exemple regroupés sous l’expression “littérature progressiste” par le PCF et ses proches en France. Cette vision du progressisme s’est solidement ancrée dans la culture politique française, plaçant le concept à gauche de manière visiblement durable, l’associant même le plus souvent dans l’entre-deux-guerres et durant la Guerre froide aux partisans de l’Union soviétique et de ses zones d’influence. Je suis progressiste car je défends le progrès social, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs : rien de plus naturel pour un homme ou une femme de gauche.

Un écran de fumée pour masquer l’abdication face au néolibéralisme

Et pourtant, l’ambiguïté ne s’est pas évaporée ; aujourd’hui, plus la notion est mobilisée, plus l’opacité de son sens s’épaissit. Une grande partie de la gauche non-radicale la brandit comme un étendard, dans des formules préconçues et vides de sens. Cette soupe sémantique nous est servie pour masquer (inefficacement) les concessions et renoncements réguliers d’une partie de la gauche face au rouleau-compresseur du libéralisme économique. Mais quel progrès nous vendent ces autoproclamés progressistes ? Il ne faut pas chercher bien loin pour le trouver : ce progrès se traduit dans les “réformes”, constamment présentées comme des nécessités asbolues, qu’il faut mettre en place pour faire avancer le pays. Être progressiste, ce serait donc soutenir la loi El-Khomri, au nom de la réforme, au nom du mouvement. Comme si la réforme était une valeur en soi, et non pas une notion neutre qui peut s’incarner à droite comme à gauche. A cet égard, l’exemple de Macron est encore une fois emblématique : il multiplie les envolées lyriques totalement creuses sur la nécessité de réformer, de se mettre en marche, et brille parallèlement par son absence de programme. On assiste alors à la naissance d’une étrange idéologie qui manque cruellement de substance puisqu’elle poursuit un objectif précis : ne pas affirmer trop fort son affiliation au libéralisme afin de ne pas brusquer à gauche. Mais le message demeure clair : le progressisme, c’est la réforme, c’est le mouvement, quelle qu’en soit la direction. Vous vous battez contre la réforme ? Vous êtes donc un méchant et obscur conservateur – on flirte avec le sophisme.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la tentative de déplacement du clivage politique – ou du moins de ses représentations – d’une division “droite-gauche” à une dualité “conservateurs-progressistes”, qui ne résiste pas à une étude plus approfondie des forces en présence. La réalité politique est autrement plus complexe : on peut évidemment être très conservateur sur les plans social et sociétal, et libéral à l’extrême économiquement (François Fillon l’illustre parfaitement) ; à l’inverse,  il est tout à fait possible et cohérent de défendre le progrès social tout en refusant le système économique libéral. Cette tendance va de pair avec une déstabilisation profonde de la gauche, de son identité et de son socle de valeurs. Elle constitue surtout un véritable écran de fumée qui occulte l’opposition de plus en plus saillante entre, d’un côté, ceux qui s’accommodent de la pensée néolibérale dominante voire la promeuvent, et, de l’autre, ceux qui pensent qu’il est encore possible de la combattre pour transformer la société (ne touche-t-on pas ici à l’essence de la gauche ?). Le progressisme, en tant que notion fourre-tout, imprécise qui remplace peu-à-peu l’utilisation du terme “gauche” comme identification politique des individus, symbolise parfaitement la confusion qui règne dans cette famille politique ; il est l’autel sur lequel une partie de la gauche sacrifie ses idéaux en renforçant la position hégémonique du néolibéralisme.

La gauche doit renouer avec elle-même pour retrouver son électorat

Mais pourquoi cette notion semble-t-elle rencontrer une telle popularité ? Le progressisme est à certains égards efficace car il semble porter en lui l’idée d’un rassemblement de diverses forces politiques qui se retrouvent dans leur volonté d’une amélioration de la société. Cependant, il oublie l’essentiel, c’est-à-dire de préciser quel progrès, quelles améliorations nous voulons. Le progrès, est-ce baisser les “charges” ou obtenir de nouveaux droits pour les travailleurs ? Le progressisme, si tant est qu’il incarne un projet politique, peut séduire un électorat sociologiquement défini, celui des grandes villes, d’une partie des classes moyennes et supérieures, des “gagnants de la mondialisation” pour qui le progrès social n’est pas nécessairement une priorité par rapport au progrès sociétal par exemple. Notion floue, mais toujours connotée positivement, le progressisme séduit ceux qui se reconnaissent dans certaines valeurs perçues comme liées à la gauche tout en s’accommodant plutôt bien des effets du néolibéralisme. Bref, une fraction de la population relativement éloignée de ce qui est à l’origine l’électorat des forces de gauche, électorat abandonné qui vote aujourd’hui pour le clan Le Pen.

Il ne s’agit pas ici de rejeter catégoriquement la notion de progrès – laissons à Christopher Lasch et Jean-Claude Michéa l’analyse approfondie des rapports entre progrès et abandon de la lutte contre le système capitaliste à gauche[3]. Leurs travaux ont notamment mis en lumière la nécessité de remettre en cause le progrès en tant que valeur suprême pour sa participation à l’avènement de l’ère individualiste, au démantèlement de certaines solidarités : on retrouve ici l’importance de l’individu au coeur d’une certaine philosophie des Lumières.

Mais l’urgence réside ailleurs : ce que la gauche doit entreprendre, c’est la réaffirmation du progrès qu’elle vise et pour lequel elle se bat ; un objectif qui est le produit de décennies de luttes sociales pour l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et intermédiaires et la réduction des inégalités qui deviennent de plus en plus criantes. Que la gauche ne s’excuse plus d’être elle-même ; qu’elle abandonne les sophismes et les terminologies vides de sens, qu’elle réaffirme son identité et elle renouera avec son électorat. On lui conseillerait bien, pour cela, de se replonger dans sa propre histoire pour y puiser son inaltérable richesse. Au risque d’être traitée de conservatrice.

[1] Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795.

[2] La République de 1880 à nos jours (I), 1990.

[3] Michéa, Les Mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, 2013 

Crédits photos

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