La guerre commerciale de Trump a semé le chaos économique à travers le monde. Mais la tentation des libéraux de revenir simplement aux « beaux jours » du libre-échange n’est pas une solution. [1]
La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a provoqué une panique sur les marchés mondiaux, envoyant des ondes de choc dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Les marchés boursiers sont en chute libre, les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse, et une récession économique avec une montée du chômage se profile. Cela a poussé beaucoup à regretter les temps plus ordonnés d’avant Trump — une nostalgie pour la mondialisation libérale des années 2000, avec un libre-échange mondial sans entrave et une économie mondiale régie par des règles prévisibles. Le géopolitiste Ian Bremmer affirme ainsi avec confiance que « la mondialisation a contribué à faire des États-Unis le pays le plus prospère de l’histoire », et dans le New York Times, l’éditorialiste Thomas Friedman écrit que notre époque a été « l’une des plus relativement paisibles et prospères de l’histoire… grâce à un réseau toujours plus serré de mondialisation et de commerce ».
À première vue, cette réaction est compréhensible. Il y a en effet de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre tarifaire de Trump est contre-productive. Les droits de douane sont une forme de taxe principalement payée par les consommateurs. Ce sont des taxes non progressives, qui frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, car ils consacrent une plus grande part de leur revenu à des biens de consommation courante désormais soumis à ces nouveaux droits. Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, cela pourrait devenir l’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.
Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, il s’agirait d’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.
Mais la nostalgie de l’ère du libre-échange n’offre pas d’avenir, peu importe ce que l’on pense de Trump et de son programme. La vague de mécontentement qui a conduit à la victoire de Trump est intimement liée aux tensions provoquées par la mondialisation. L’ordre mondial néolibéral, dominant depuis la chute de l’Union soviétique, a combiné libre-échange et déréglementation financière, entraînant une augmentation des inégalités, une désindustrialisation et des pertes d’emplois. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les électeurs de la classe ouvrière des régions les plus touchées du Midwest américain qui aient fait basculer l’élection de 2016 en faveur de Trump, car il promettait de s’attaquer à la mondialisation et aux accords de libre-échange qui leur avaient coûté leurs emplois et ravagé leurs communautés.
La sortie de cette guerre commerciale ne devrait donc pas consister simplement à revenir au statu quo ante, puisque c’est précisément ce qui nous a menés ici.
Les problèmes du libre-échange
Lorsque l’on parle de libre-échange mondial, il est important de comprendre que celui-ci n’est pas le résultat naturel des forces du marché. Au contraire, le régime commercial mondial est le fruit de politiques étatiques actives, façonnées par les acteurs les plus puissants de la planète. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne a ouvert des marchés dans le monde entier à coups de canons. En Chine, les empires européens ont mené deux guerres sanglantes — connues sous le nom de guerres de l’opium — pour empêcher les Chinois d’interdire le commerce de l’opium sur leur territoire.
Le régime commercial actuel a été façonné lors des « Uruguay rounds » dans les années 1980, culminant avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Il s’agit d’un produit de la domination unipolaire américaine après la chute du mur de Berlin. Ce régime s’est concentré sur la réduction des droits de douane, mais aussi sur l’interdiction faite aux pays de mettre en place d’autres formes de réglementation — appelées « barrières techniques au commerce », comme les normes environnementales ou les conditions de travail. Les syndicats occidentaux mettent en garde depuis les années 1990 contre les menaces que ce système fait peser sur les emplois locaux, tandis que les pays en développement ont dénoncé le fait qu’ils se voyaient refuser les mesures de protection que les pays riches avaient utilisées pour se développer.
Ce régime a largement profité, depuis quarante ans, aux grandes entreprises des États-Unis et de l’Occident, qui pouvaient réduire leurs coûts salariaux et éviter les réglementations en délocalisant leur production vers les pays du Sud. Certains pays asiatiques ont utilisé cette mondialisation des chaînes de production pour renforcer leur secteur industriel et réaliser leur développement économique. Dans les années 2000, la Chine en particulier a combiné une forte planification étatique avec les règles du libre-échange pour gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale, vers une production technologique plus avancée.
Le mythe des avantages comparatifs
La théorie qui sous-tend les avantages du libre-échange remonte à l’économiste du XIXe siècle David Ricardo, dont la théorie des avantages comparatifs fait toujours référence aujourd’hui dans la pensée économique dominante. L’idée est que les pays — peu importe leur niveau de développement — peuvent bénéficier du commerce en se spécialisant dans les secteurs où ils sont relativement les plus efficaces. Cela signifie qu’un pays A, plus pauvre, qui n’excelle que dans quelques domaines, peut tout de même tirer profit d’échanges avec un pays B, beaucoup plus compétitif dans tous les secteurs.
L’idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles.
Mais cette idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles. L’économiste Ha-Joon Chang a démontré que les pays qui ont réussi à utiliser le commerce comme moteur de développement économique — comme la Corée du Sud, son pays natal — ont activement utilisé l’intervention de l’État pour modifier leurs avantages comparatifs. Si la Corée du Sud avait suivi aveuglément la théorie de Ricardo, elle ne compterait pas aujourd’hui de géants industriels comme Samsung et Hyundai. Son économie serait encore dominée par le riz et le poisson.
Mais avec la mondialisation financière, toute politique allant à l’encontre des intérêts du capital était immédiatement sanctionnée par les marchés. Cela a conduit à une compétition salariale entre travailleurs, les entreprises pouvant facilement délocaliser vers des régions à faibles coûts. Cela a aussi engendré une concurrence fiscale, les pays abaissant leurs impôts pour attirer les investissements. Les résultats sont clairs : des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, les salaires étant perdants face au capital. Dans les pays riches, la délocalisation a touché de plein fouet la classe ouvrière, tandis que dans des pays comme la Chine ou l’Inde, les fruits de la croissance ont principalement profité aux chefs d’entreprise. Cette course vers le bas fiscale a également mis à mal les systèmes de protection sociale.
Pour la gauche, la véritable question dans la politique commerciale n’est pas tant la circulation des biens que la mobilité sans restriction du capital. Depuis les années 1980, la libéralisation des flux financiers et des réseaux de production a permis aux entreprises de se relocaliser avec une grande facilité, utilisant la menace des délocalisations pour discipliner le travail et restreindre la prise de décision démocratique. Cette mobilité est devenue une caractéristique structurelle de l’économie mondiale, déséquilibrant profondément le rapport de force en faveur du capital.
Le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États.
Dans ce contexte, le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États. La peur de la fuite des capitaux a sapé la négociation collective, érodé les bases fiscales, et forcé les États à participer à une course vers le bas en matière de salaires, de réglementations et de prestations sociales. La rhétorique de la compétitivité a remplacé les questions de justice, et la politique économique a été réduite à ce que les marchés considèrent comme acceptable.
Ce que l’on oublie souvent lorsqu’on appelle à « relocaliser » l’industrie, c’est que les acquis sociaux des économies industrielles de l’après-guerre étaient le fruit d’institutions syndicales fortes, et non de la seule activité manufacturière. Sans un haut niveau de syndicalisation et d’organisation politique, le retour de la production industrielle n’améliorera probablement pas les conditions de la classe ouvrière.
Le véritable défi n’est ni de restaurer une ère révolue de la mondialisation, ni de se replier derrière des frontières nationales. Un débat sérieux sur le commerce mondial à gauche doit commencer par l’ambition de transformer les règles du jeu globales, afin que le commerce ne soit plus un outil de coercition au service du capital.
La reconduction de la Commission présidée par Ursula von der Leyen a ouvert la voie à la ratification du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et les pays d’Amérique du Sud, réunie dans le MERCOSUR. Les protestations des responsables français ont peu d’effets face aux intérêts industriels. Alors que le protectionnisme est de retour, l’Union Européenne s’accroche plus que jamais à la mondialisation, au risque de sacrifier des intérêts économiques vitaux et d’accélérer la déforestation en Amazonie. S’il aboutit, cet accord sera une déflagration pour le monde agricole et un nouveau camouflet pour la démocratie, après le non-respect du référendum de 2005.
Plus rien ne semble pouvoir empêcher la ratification du traité de libre échange entre l’Union européenne et le MERCOSUR. En déplacement en Uruguay le 6 décembre dernier, Ursula von der Leyen a annoncé la fin des négociations avec le marché commun d’Amérique du Sud regroupant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, ainsi que plusieurs pays associés. Ce sujet fondamental aurait dû être au cœur du débat des élections européennes. Pourtant le camp gouvernemental, déjà en difficulté, l’a totalement escamoté. Tandis que les Commissaires européens, Ursula von der Leyen en tête, l’ont passé sous silence. Cette dernière étant désormais réélue, la voie vers une ratification de cet accord discuté depuis un quart de siècle est donc ouverte.
L’accord commercial avec le MERCOSUR a en réalité déjà été signé en 2019, après 20 ans de négociations. Toutefois, suite à d’immenses incendies en Amazonie encouragés par le Président brésilien de l’époque Jair Bolsonaro, qui y voit de nouvelles terres pour l’agro-industrie, le processus de ratification est alors gelé. Depuis le retour au pouvoir de Lula, l’accord est relancé. Si Emmanuel Macron se dit opposé « en l’état » au traité, entendant qu’il pourrait le soutenir moyennant quelques évolutions, la Commission européenne entend au contraire profiter du moment pour passer en force et enclencher la ratification au plus vite. Pour contourner un potentiel veto de Paris, elle entend d’ailleurs scinder l’accord en deux, ce qui permet un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 15 pays membres représentant 65% de la population) sur le volet commercial.
L’Union européenne dans une frénésie libre-échangiste
Construite autour du marché dès l’origine et imprégnée de l’idéologie néolibérale dans ses traités, l’Union européenne souhaite en effet cet accord depuis longtemps. Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste : la chute du mur de Berlin a ouvert d’énormes marchés à la mondialisation, les Etats-Unis ont mis en place l’ALENA avec leurs voisins mexicain et canadien en 1994, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est créée l’année suivante et la Chine rejoindra cette organisation deux ans plus tard, en 2001. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international libre de toute entrave apparaissait comme un horizon indépassable et inéluctable.
Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international apparaissait comme un horizon indépassable.
Alors que le monde a profondément changé depuis, la Commission européenne reste viscéralement attachée à ce credo libre-échangiste. Si l’OMC est aujourd’hui complètement bloquée, l’Union européenne consacre des moyens très importants pour lever tous les obstacles à la circulation des marchandises et des services dans le monde entier, via des accords bilatéraux : accord avec la Corée du Sud en 2011, avec le Canada (CETA) en 2016, avec le Japon (JEFTA) en 2019, avec le Kenya et le Chili en 2023, avec la Nouvelle-Zélande cette année… D’autres sont également en cours de négociations, avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines… Mais celui avec le Mercosur, qui donnerait naissance à la plus grande zone de libre-échange du monde, est sans doute le plus important pour Bruxelles, tant il est important symboliquement.
Pour convaincre des prétendus bienfaits de ces accords de plus en plus contestés, la Commission européenne parle d’accords « gagnant-gagnant », de nouveaux débouchés pour les PME ou encore de garanties environnementales ou pour les droits des travailleurs. Elle met aussi en avant le fait que l’UE a renoué avec les excédents commerciaux en 2023, après une année 2022 marquée par une flambée du coût des importations énergétiques, qui ont engendré un déficit commercial de 436 milliards d’euros pour l’ensemble du bloc. Outre notre dépendance aux importations d’énergies fossiles, ces résultats de façade masquent une situation bien contrastée. En séparant les échanges intra et extra européens, elle considère indifféremment de fortes disparités entre les pays. Alors que l’Allemagne, la Suède ou l’Italie sont de forts exportateurs hors UE, traduisant notamment l’importance de l’industrie automobile, la Belgique, l’Espagne ou la Pologne présentent des déficits importants dégagent des excédents au sein du bloc, mais sont en déficit vis-à-vis du reste du monde. La France a quant à elle un énorme déficit commercial, de presque 100 milliards d’euros en 2023.
Un traité qui fédère les colères
Malgré la présentation très enthousiaste de la Commission européenne, la colère de nombreux acteurs apparaît bien légitime. La poursuite de la politique libre-échangiste obéit à une vision purement libérale des échanges, qui remonte aux travaux de l’économiste David Ricardo il y a plus de 200 ans. D’après sa théorie des « avantages comparatifs », la multiplication des échanges ne peut être que bénéfique, chaque zone étant amenée à se spécialiser au maximum afin de gagner en efficacité. Cette vision est pourtant largement datée et se heurte à une série d’objections. Surtout, elle ne prend pas en compte d’autres aspects des échanges commerciaux, pourtant essentiels à la souveraineté nationale, aux relations internationales ou à la préservation de la planète.
La récente pandémie de Covid-19 a violemment rappelé aux nations développées leur très forte dépendance et leur vulnérabilité, les nations européennes n’étant plus souveraines dans nombre de productions essentielles. Les traités de libre échange, en introduisant massivement des importations moins coûteuses, en sont les principaux responsables. Par ailleurs, la vision portée par les élites depuis les années 1990 d’une économie centrée sur les services et les productions à haute valeur ajoutée est également remise en cause. Outre la concurrence accrue des pays émergents sur ce segment, elle apparaît très vulnérable au cycle économique et laisse de côté toute une partie des salariés. Enfin, l’impact climatique du commerce mondial et la pollution supplémentaire entraînée par la délocalisation d’activités dans des pays à la réglementation environnementale très faible sont à contre-courant de l’indispensable bifurcation écologique.
En pleine crise, un nouveau traité ouvre certes des relais de croissance pour quelques secteurs. Mais dans le même temps, il risque de frapper plus durement encore les secteurs fragilisés, encore mal remis de la crise du Covid et de ses conséquences. Or l’ouverture indistincte des marchés, malgré quelques restrictions prévues, risque de mettre en péril des secteurs entiers. L’agriculture, et l’élevage plus particulièrement, souvent présentée comme une « monnaie d’échange », et sacrifiée pour le développement industriel et du tertiaire. Ainsi, si les quotas d’importation, représentant une faible part de notre production, sont présentés comme des garanties, il ne faut pas négliger qu’au fil de ces accords, les différents quotas se cumulent. De plus, ces quotas sont généraux (porc, bœuf…) et des importations ciblées peuvent compromettre un segment de la production plus fragile, comme le jambon par exemple.
Le mirage des « clauses miroirs »
Enfin, le cœur de la contestation porte sur la réciprocité du respect des normes. Souvent présentée comme une opportunité, par exemple sur la reconnaissance des AOC/AOP, elle s’avère in fine quasi inopérante. Ainsi, si l’accord précise bien que l’Union Européenne souhaite respecter les accords de Paris, il n’existe aucun mécanisme contraignant en cas de non-respect. De même, les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs. Or, le secteur alimentaire est coutumier des scandales sanitaires ou de défauts de traçabilité.
Les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs.
Ainsi, les « clauses miroirs » ne sont qu’un miroir aux alouettes destiné à faire passer la pilule de tels accords, avec presque aucun effet concret. Si l’autarcie alimentaire n’est pas un horizon envisageable, et pas forcément souhaitable, l’ouverture totale aux produits de l’autre bout du monde cultivés n’importe comment est en revanche certaine de continuer à décimer l’agriculture française. Autant d’éléments qui invalident les doubles discours consistant à s’opposer à l’accord « en l’état », tout en demandant des ajouts principalement symboliques et largement inapplicables.
Dès lors, ouvrir davantage les vannes du commerce international apparaît au cœur d’un cruel dilemme. La préservation de puissantes industries exportatrices ou de services doit-elle se faire au détriment des pays ou filières les plus fragiles ? La reconquête d’une souveraineté technologique suppose-t-elle de renoncer à des productions vitales ? Alors que leur modèles industriels sont en difficulté, l’Allemagne et l’Italie sont ainsi fortement incitées à ouvrir de nouveaux débouchés à leur industrie automobile grâce à cet accord. En face, l’accord devrait aussi faciliter l’accès à des matériaux stratégiques indispensables à l’électrification des usages comme le cuivre et le lithium, dont la Bolivie et l’Argentine sont d’importants producteurs. Pour Lula, qui essaie tant bien que mal de ne froisser ni l’agro-business ni le mouvement des paysans sans terre, et pour les autres États sud-américains, le surplus de croissance apportée par les nouveaux débouchés agricoles est prometteur. Dans ce vaste marchandage, le secteur agricole européen, déjà en grande difficulté, semble être condamné par la concurrence des géants du Mercosur.
Dans ce contexte, les protestations d’une partie de la classe politique, soudainement opposée à un accord qu’elle a longtemps soutenue, sont largement teintées d’hypocrisie. En octobre 2020, un amendement pour s’opposer à l’accord avec le Mercosur a ainsi été rejeté par le Parlement européen : les macronistes et les Républicains ont soutenu l’accord, tandis que le RN s’abstenait. Quant au PS, s’il s’est effectivement opposé à l’accord, son groupe le soutient très largement. Seuls les écologistes et le groupe de la gauche européenne, auquel appartient la France insoumise, se sont mobilisés pleinement contre cet accord depuis le début.
Désormais, la seule option pour empêcher la conclusion de l’accord est de réunir une minorité de blocage suffisante, rassemblant au moins quatre Etats membres représentant plus de 35 % de la population européenne. Si la Pologne, les Pays-Bas, l’Autriche et l’Irlande ont eux aussi émis des doutes sur l’accord, leur poids combiné à celui de la France ne suffit toujours pas. Seul un basculement de l’Italie contre l’accord est encore susceptible d’inverser les choses. Mais le crédit d’Emmanuel Macron sur la scène européenne étant plus faible que jamais, notamment en raison de son manque de cohérence, sa capacité à conduire une coalition des opposants semble presque nulle. Si tout doit être fait pour éviter la mise en œuvre de ce traité délétère, encore faut-il savoir à qui faire confiance pour mener ce combat.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche annonce de nouvelles perturbations dans les rapports entre Pékin et Washington. Nommé secrétaire d’Etat, le sénateur Marco Rubio entend durcir le ton face à la Chine. Il se dit prêt à armer Taiwan et à renforcer les barrières douanières contre les produits chinois. Il faut cependant aller au-delà de ces déclarations menaçantes : les lubies de l’administration Trump ne peuvent pas expliquer la rivalité sino-américaine. Dans son dernier ouvrage, intitulé Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024 – recensé sur LVSL par Baptiste Galais-Marsac), Benjamin Bürbaumer revient sur les origines économiques de cette confrontation. D’abord intégrée à la mondialisation pour satisfaire les intérêts du capital américain, la Chine a su sortir de sa position subordonnée et concurrencer directement la première puissance mondiale. Extrait.
La formation d’un marché véritablement mondial trouve ses origines dans la crise structurelle des années 1970. C’est dans la « solution spatiale » impulsée par le capital transnational américain qu’il faut comprendre la libéralisation de la Chine et son entrée dans le capitalisme mondialisé. La question maintenant est de savoir si et comment les multinationales américaines, soumises à l’impératif de redresser leurs profits, en ont réellement bénéficié, sachant qu’elles ont investi sur le territoire chinois en conférant à la Chine une place de subordonnée dans la mondialisation.
Cet état de fait pouvait convenir pendant un certain temps mais, dans la mesure où les objectifs fondamentaux associés à la participation de la Chine au marché mondial ont divergé dès le départ – relancer la profitabilité des grandes firmes d’un côté, accélérer le développement national de l’autre –, la complémentarité des régimes d’accumulation des deux côtés du Pacifique fut une source d’instabilité latente, car d’emblée porteuse de contradictions susceptibles de générer des tensions.
La vache à lait des multinationales américaines
Les premiers investisseurs étrangers en Chine étaient des Chinois de la diaspora, principalement situés à Hong Kong et Taiwan. Retardataires impressionnées par les affaires mirobolantes à réaliser dans une Chine où les usines tournent à toute vapeur, les firmes japonaises, européennes et américaines se sont empressées de suivre le mouvement dans les années 1990. Les IDE entrants ont explosé. En seulement deux ans, entre 1991 et 1993, leur valeur a été multipliée par plus de six, et ce n’était que le début d’une dynamique à la hausse spectaculaire.
Alors pourquoi investir en Chine ? La perspective pérenne d’un faible niveau salarial a exercé un pouvoir d’attraction incontestable. Le magazine The Economist célébrait ainsi « une offre quasi illimitée de main-d’œuvre bon marché. Selon certaines estimations, les zones rurales comptent près de 200 millions de travailleurs sous-employés qui pourraient se tourner vers l’industrie. Il faudra peut-être au moins deux décennies pour absorber ce surplus de main-d’œuvre, ce qui contribuera à maintenir les salaires des travailleurs peu qualifiés a un niveau faible ».
Mais paradoxalement, les effets de la révolution de 1949 ont également joué. Car ce qui distingue la Chine d’autres pays périphériques disposant également d’une force de travail bon marché et ayant lancé de vastes programmes de libéralisation, c’est l’héritage socialiste, qui donne aux gigantesques réserves de main-d’œuvre des qualités supplémentaires en termes d’éducation et de santé. A ce contraste s’ajoute le fait qu’en procédant à une libéralisation plus maitrisée, la Chine a pu éviter les effets dévastateurs de la thérapie du choc. Enfin, elle se démarque aussi par rapport à d’autres pays périphériques par des mesures assurant un approvisionnement énergétique stable (et polluant) en dépit d’une croissance vertigineuse de la production industrielle. En somme, les investissements étrangers ont conduit le pays a une intégration particulièrement poussée dans les circuits économiques mondiaux. Sans surprise, les Etats-Unis figurent parmi les premiers investisseurs étrangers en Chine.
Ainsi la Chine représentait-elle bel et bien un nouveau terrain d’accumulation significatif pour le capital transnational américain. Et cette accumulation s’est révélée hautement profitable. Les multinationales américaines pouvaient se féliciter d’un retour sur investissement en Chine de 33 %, tandis que l’ensemble des multinationales étrangères dans ce pays, tous pays d’origine confondus, devaient se contenter de 22 %. Dans une veine similaire, les IDE des multinationales américaines généraient des retours supérieurs aux investissements nationaux et surtout aux investissements étrangers réalisés sur le sol américain. Aussi édifiantes qu’elles soient, ces données ne dévoilent pourtant pas l’ampleur réelle de l’engagement du capital transnational américain en Chine.
Cette pression déflationniste sur la rémunération du travail, organisée par le biais des délocalisations en Chine, a conduit les ménages américains à financer une part croissante de leur consommation par la dette
Car ce dernier n’a pas seulement procédé à ses propres investissements, il s’est aussi greffé, grâce à la sous-traitance, sur des entreprises d’Etat et des réseaux de production mis en place par les hommes d’affaires de la diaspora. Ce phénomène de désintégration verticale, que les économistes appellent les « chaines globales de valeur », peut être mesuré le plus exhaustivement en retraçant les importations américaines depuis les pays à salaire faible.
Derrière l’apparence d’une simple réorganisation technique de la division géographique du travail se cachent des changements majeurs dans les rapports de forces entre capitaux des pays avancés et capitaux des pays périphériques, mais aussi, plus généralement, entre travail et capital, rendus possibles par le nœud financiarisation-mondialisation. En effet, les protagonistes des chaines globales de valeur sont les firmes leaders. Elles supervisent la fabrication d’un bien à partir d’une série d’usines souvent dispersées dans différents pays, chacune fournissant un bien intermédiaire indispensable à l’assemblage du bien final, qui a lieu dans des pays où le coût de la main-d’œuvre est faible. Loin d’homogénéiser le monde, la mondialisation consiste en l’exploitation de son hétérogénéité par les multinationales.
Les délocalisations ont un effet important sur les profits dans la mesure où elles réduisent les coûts de production de 20 % à 40 %, selon les estimations. Ce n’est en rien surprenant. La constitution de chaines globales de valeur étant prioritairement une question de pouvoir de coordination, elle n’exige qu’un minimum de dépense de capital – contrairement aux fournisseurs – tout en favorisant une baisse des prix des intrants. A ce titre, elle est un outil particulièrement efficace pour augmenter les profits. Grâce aux chaines globales de valeur, les multinationales réalisent des profits sans accumulation, ou plutôt des profits fondés sur une accumulation par correspondance, qui impose aux fournisseurs la charge de l’investissement.
Des conflits transpacifiques en gestation
Sous couvert d’harmonie transpacifique, les contradictions se sont amoncelées. La crise de 2007‑2008 a exprimé la fragilité inhérente à la complémentarité entre les Etats-Unis et la Chine. Tout en mettant en évidence la volatilité spécifique de la finance américaine et la multiplicité des liens tentaculaires sur lesquels reposait l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, cette crise a aussi résulté d’une relation transpacifique singulière, construite sur les stratégies de profitabilité des multinationales. Commençons par analyser l’imbrication financière entre les deux pays. En plaçant les revenus tirés de son excèdent commercial sur les marchés financiers américains, la Chine a contribué à faire baisser les taux d’intérêt auxquels les agents américains, et notamment l’Etat, s’endettaient. De plus, en achetant massivement des bons du Trésor américain, la Chine a encouragé les sociétés financières occidentales à se déporter vers des titres financiers plus rémunérateurs, et donc plus risqués, comme les crédits subprimes, c’est-à-dire des crédits accordés à des ménages à faibles revenus. La complémentarité entre les régimes d’accumulation chinois et américain a donc aussi gonflé la bulle immobilière.
Tout comme la crise des subprimes ne fut pas purement financière mais inséparable de la distribution de plus en plus inégalitaire des richesses aux Etats-Unis, la contribution transpacifique à la formation de cette crise a dépassé le domaine financier. Comme nous l’avons constaté, la pression à la baisse des salaires en Chine s’est transmise au reste du monde du fait de son orientation extravertie. Cette pression déflationniste sur la rémunération du travail, que les multinationales ont organisée par le biais de la délocalisation, a conduit les ménages américains à financer une part croissante de leur consommation par la dette. De plus, la faible progression des prix à la consommation, rendue possible par l’importation massive de produits bon marché, a aidé la FED à mener une politique des crédits faciles. Une autre contribution crisogène de la symbiose transpacifique a donc consisté à rendre les agents économiques américains plus enclins à retenir l’option de l’endettement sur laquelle le secteur financier avait prospéré jusqu’à l’éclatement de la bulle.
le capital chinois ne se mélange pas avec le capital transnational occidental et se trouve particulièrement en phase avec les priorités politiques de l’Etat-Parti
Toutefois, les contradictions produites par la complémentarité sino-américaine n’étaient pas seulement de nature économique, elles étaient aussi bien politiques. Face à un déficit commercial croissant, des voix se sont élevées aux Etats-Unis pour déclarer que la Chine manipulait sa devise, et qu’il convenait de lui imposer des sanctions commerciales. Dans les années 2000, des dizaines de propositions de loi en ce sens ont été débattues au Congrès. Les performances décevantes sur le marché chinois et le rattrapage technologique bien réel mais encore modéré des producteurs chinois ont donc aussi contribué à conduire des fractions diverses du capital américain à demander une révision des règles régissant le commerce bilatéral.
Là où la fraction nationale craignait plutôt la concurrence des importations chinoises, certains groupes du capital transnational semblaient inquiets du succès des exportations chinoises sur des marchés tiers. Ce dernier aspect est particulièrement important : si le capital transnational américain redoutait la perte de parts sur le marché mondial, son attitude bienveillante à l’égard de la Chine était susceptible d’évoluer et pouvait entrainer un changement de position de Washington. C’est donc de l’intérieur même de la prétendue symbiose transpacifique qu’ont surgi les forces visant un remaniement des relations économiques entre les deux plus grandes économies du monde.
Si les fissures se sont multipliées au cours des années 2000, la crise économique a touché les fondements de l’édifice transpacifique. Elle a atteint la Chine par le canal du commerce. Les consommateurs occidentaux ayant dû se serrer la ceinture, les exportateurs chinois ont perdu des clients. Le gouvernement chinois a alors mis en place un plan de relance gigantesque. Ce faisant, il a compensé dans un premier temps la perte de marchés internationaux, mais il a surtout amplifié in fine l’orientation extravertie de son économie, au point de concurrencer de plus en plus les multinationales américaines sur les marchés internationaux. La symbiose transpacifique se faisant de plus en plus conflictuelle, une question s’est mise à tarauder la pensée libérale : pourquoi l’interdépendance économique entre les Etats-Unis et la Chine ne produit-elle pas des relations durablement harmonieuses ?
L’introuvable interdépendance pacificatrice
Nous voilà enfin parvenus à l’énigme que pose l’orientation plus oppositionnelle du PCC : après tout, l’interdépendance croissante entre la Chine et les Etats-Unis n’a-t-elle pas justement été un gage de relations pacifiques et mutuellement bénéfiques, sur fond d’intérêts partagés ? C’est du moins ce que pensaient les présidents américains, imprégnés de la vision libérale du « doux commerce ». Comme l’écrit l’historien Adam Tooze, « les mondialistes des Partis démocrate et républicain ont parié que la force puissante et impersonnelle de l’intégration commerciale ferait en temps voulu de la Chine une “partie prenante” docile et sympathique de l’ordre mondial ». Or ce cadre analytique pèche par une appréhension figée des relations internationales – pourtant par essence dynamiques et politico-économiques – et un rationalisme démesuré. La guerre en Ukraine a fait voler en éclats la croyance dans les effets pacificateurs des relations commerciales. Même le Financial Times s’est interrogé : « Pourquoi le commerce n’a-t-il pas permis d’acheter la paix ? »
En réalité, c’est plutôt la persistance de cette croyance qui surprend au vu des travaux empiriques contestant depuis longtemps cette « illusion libérale ». Néanmoins, notre lecture en termes de groupes sociaux nous oblige à examiner de plus près l’idée d’un effet pacificateur associé aux flux de capitaux. En effet, dans le premier chapitre, nous avons souligné que les IDE transformaient politiquement les pays destinataires. Ils y favorisent la montée en puissance d’une fraction du capital intégrée dans les circuits transnationaux, qui conçoit la stabilité internationale, en général, et les bonnes relations avec le pays d’origine de l’investissement, en particulier, comme une priorité. C’est par ce mécanisme que les pays ouest-européens se sont alignés sur la politique internationale des Etats-Unis. On aurait donc pu supposer que l’arrivée d’IDE américains en Chine aurait produit le même résultat : une convergence des intérêts économiques et des affinités politiques entre les deux plus grandes puissances du monde. Or cette convergence n’est pas à l’œuvre. Pourquoi ?
Tout d’abord, parce que les IDE américains en Chine sont nettement inférieurs aux IDE américains en Europe. Cela tient au fait que la Chine s’est ouverte aux capitaux étrangers beaucoup plus tardivement que l’Europe. Le stock de capital américain y est incomparablement plus bas. Mais ce n’est pas la seule raison. L’autre raison, c’est que, à travers les chaines globales de valeur, le capital transnational américain a accédé à la puissance productive chinoise sans investir sur place. C’est une option particulièrement rentable, mais qui s’est faite au prix d’une influence politique amoindrie en Chine puisque la force d’un groupe social repose sur sa présence matérielle.
Certes, dans une économie fortement encadrée par des réglementations publiques et un niveau important d’allocation des ressources en dehors du marché, les entreprises ont un intérêt évident a les façonner en faveur de leur profitabilité. De ce fait, les multinationales étrangères présentes ont recruté d’anciens membres du gouvernement et se sont regroupées dans des associations sectorielles et des chambres de commerce nationales, comme l’American Chamber of Commerce. Mais généralement, et au-delà de leur relative faiblesse matérielle, elles ont jugé l’environnement institutionnel satisfaisant et hésité à contester en cas de différend.
La faiblesse politique du capital transnational américain en Chine ne repose toutefois pas seulement sur ses stratégies de rentabilité. Les politiques de l’Etat chinois ont également joué un rôle décisif. A la différence des pays ouest-européens qui ont accueilli à bras ouverts les investissements américains, la Chine a exercé un contrôle étroit sur l’ouverture économique. Tout d’abord, seule une partie de l’économie chinoise a pu faire l’objet d’une acquisition étrangère.
Tout au long de la libéralisation, les autorités ont procédé à une restructuration des entreprises d’Etat qui a abouti à la formation de conglomérats monopolistiques dans des secteurs cruciaux, comme les ressources naturelles, les télécommunications, la finance et les travaux publics. Parmi les 500 plus grandes entreprises chinoises en 2012, on comptait 310 entreprises publiques, qui représentaient 80 % du chiffre d’affaires et 90 % des profits de cette liste. Les trente premières places de ce classement étaient toutes occupées par des entreprises sous contrôle étatique qui faisaient partie des plus grandes firmes mondiales. Les dirigeants de ces entreprises stratégiques sont membres du PCC et soumis à un système de rotation. Le chercheur Kevin Lin souligne a ce propos que « cette rotation constante entre les entreprises d’Etat et les postes au sein de l’Etat-Parti pour les cadres dirigeants vise précisément à empêcher la formation d’une classe de cadres capitalistes qui identifie ses intérêts avec ceux de ses homologues du secteur privé et des sociétés transnationales ».
Les travaux empiriques sur les conseils d’administration confirment cette analyse. Tandis que, dans les multinationales occidentales, les dirigeants siègent fréquemment dans plusieurs entreprises en même temps, la Chine se tient à l’écart de telles pratiques. Au contraire, « la mondialisation des sociétés transnationales chinoises et de l’élite des affaires chinoise a été modeste », et on observe « une relation inextricable entre les firmes transnationales chinoises et l’Etat-Parti chinois ». En somme, le capital chinois ne se mélange pas avec le capital transnational occidental et se trouve particulièrement en phase avec les priorités politiques de l’Etat-Parti. Reste le capital privé. Dès les débuts de la libéralisation, le PCC a accordé une attention particulière à ce groupe social dont il soupçonnait que les intérêts étaient en décalage par rapport à sa politique. Le PCC ne s’y trompait pas totalement.
C’est précisément du fait de l’importance de la règlementation sur l’environnement économique que beaucoup de propriétaires d’entreprises ont choisi de peser de l’intérieur, depuis que le PCC leur a ouvert l’adhésion en 2001. Désormais, un milliardaire chinois sur trois est membre du Parti et presque tous disposent d’excellents contacts informels avec l’Etat. Plus généralement, 95 des 100 plus grandes firmes privées sont sous le contrôle d’une personne impliquée dans l’Etat-Parti. Mais les relations entre le capital chinois et son Etat ne sont pas que formelles et purement instrumentales. Elles sont aussi affectives. Cette double dimension est au cœur de ce que le politologue Christopher McNally appelle l’ « encastrement épais » des détenteurs de capital dans l’Etat-Parti.
Le résultat, c’est que des « interactions fréquentes, des sentiments de familiarité et de confiance, ainsi qu’un sentiment d’appartenance à un même groupe […] ont permis d’aligner étroitement les intérêts des détenteurs de capitaux prives chinois sur ceux de l’Etat-Parti ». On note bien le lien de subordination : les entreprises sont encastrées dans l’Etat-Parti. A ce titre, ce dernier est en mesure de déjouer des tentatives de coalition entre sociétés privées. Le PCC semble donc bien avoir réussi à canaliser les intérêts des entreprises privées. Finalement, la profondeur des échanges économiques transpacifiques n’a pas produit le rapprochement politique espéré par les présidents américains. Aucun organe de planification commun ni fraction transpacifique du capital, sur laquelle un tel rapprochement pourrait s’appuyer, n’a émergé. Au lieu d’être organiquement imbriquées comme le sont l’Europe et les Etats-Unis, les grandes puissances pacifiques restent extérieures l’une à l’autre. Chacune conserve ses intérêts propres, qui se situent de plus en plus sur une trajectoire de collision. Et la Chine, tenue par l’impératif de stabiliser sa propre dynamique d’accumulation par la conquête des marches mondiaux, en est venue à questionner l’organisation même de la mondialisation.
Déjeuners avec les grands patrons français, positionnement géopolitique de plus en plus atlantiste, opposition au libre-échange largement adoucie… Porté par d’excellents sondages, le Rassemblement National prépare activement sa potentielle arrivée au pouvoir en se rapprochant des milieux économiques et en tournant définitivement la page de l’ère Philippot. Qu’il s’agisse de rencontres avec des figures du monde des affaires, de changements programmatiques ou de refonte des alliances avec les autres partis d’extrême-droite, le RN est toujours discret sur ces évolutions. Il sait en effet que son électorat populaire en sera la première victime.
Mais où était Jordan Bardella ? Pendant des semaines, l’ultra-favori de l’élection européenne a séché tous les débats télévisés, envoyant ses lieutenants à sa place. Certes, en acceptant les invitations, il aurait été la cible de toutes les attaques et avait donc plus à perdre qu’à gagner. Bien sûr, il a aussi fait quelques meetings et tourné des vidéos pour ses réseaux sociaux. Mais le dauphin de Marine Le Pen semble surtout s’être employé à convaincre un groupe jusqu’alors assez réticent à l’arrivée du pouvoir du RN : le patronat.
Certes, les motivations des intéressés divergent : certains sont déçus par Macron – qui a pourtant redoublé d’efforts depuis 10 ans pour séduire ce groupe social – tandis que d’autres cherchent surtout à nouer des contacts « au cas où ». Habitués à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, les grands chefs d’entreprises ont longtemps entretenu des contacts tant avec le Parti Socialiste (PS) qu’avec la droite (UMP/Les Républicains), avant que Macron ne rassemble ces deux écuries autour de sa personne. Mais cette ère semble sur sa fin : ne pouvant se représenter, le chef de l’Etat fait face à une guerre des égos entre ses successeurs potentiels. Édouard Philippe, Gabriel Attal, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire… les candidats sont nombreux, mais aucun ne se détache vraiment du lot. Pour les grands patrons français, qui ont toujours vécu en grande partie de la commande publique, il serait donc hasardeux de tout miser sur le camp macroniste. Dès lors, prendre attache avec le Rassemblement National est une façon d’assurer la préservation de leurs intérêts.
De Pierre Gattaz, ancien président du MEDEF, à Henri Proglio, ancien PDG d’EDF et Veolia, en passant par des membres du clan Dassault, de plus en plus de personnalités du monde de l’entreprise veulent échanger avec les deux têtes du Rassemblement National.
Pour les séduire, le parti d’extrême-droite redouble d’efforts. Sur les salaires d’abord, le parti s’oppose résolument à leur hausse, alors qu’il prétend pourtant défendre le pouvoir d’achat des Français. Le parti s’est ainsi systématiquement opposé à la hausse du SMIC ou à l’indexation des salaires sur l’inflation et préfère promettre une hausse des salaires obtenue en baissant les cotisations sociales qui assurent pourtant le bon fonctionnement de la Sécurité sociale. Une position identique à celle du camp présidentiel. Toujours en matière de pouvoir d’achat, le groupe s’oppose aussi au blocage des prix proposé par la France insoumise et ses alliés et s’est abstenu lors du vote sur l’instauration d’un prix minimum sur les produits agricoles, demande centrale des paysans mobilisés début 2024. Citons également la ferme opposition du RN à la loi Zéro Artificialisation Nette et plus largement aux règles environnementales, dont les patrons ne cessent de se plaindre qu’elles entravent leur business. Le parti s’est aussi fait le relai à de très nombreuses reprises des demandes des lobbys, par exemple dans les domaines de la santé, du bâtiment ou de l’automobile. Enfin, bien qu’il se déclare pour le retour partiel à la retraite à 60 ans, le RN n’a jamais soutenu les mobilisations syndicales pour s’opposer à la réforme conduite par Macron.
Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.
Avec cette équipe de grandes fortunes et d’obsédés de la dérégulation, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont enfin parvenus à tourner la page de l’ère Florian Philippot. Fidèle lieutenant de Marine Le Pen jusqu’en 2017, cet énarque n’avait pas seulement contribué à la fameuse « dédiabolisation » : il avait aussi lourdement pesé sur le programme du RN en l’articulant autour du souverainisme, avec une volonté explicite de dépasser le clivage gauche-droite et de réunir le camp du « non » au référendum de 2005. Jusqu’en 2017, le FN défend donc une forme de sortie de l’euro, un référendum sur le Frexit ou encore le retrait du commandement intégré de l’OTAN. Sans défendre explicitement une sortie du cadre européen et atlantiste, le parti est alors, avec la France Insoumise, très critique de ces pertes de souveraineté monétaire, militaire, économique et politique. Cet héritage est désormais très largement liquidé. Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.
L’opposition au libre-échange, qui a toujours été une des craintes majeures des patrons vis-à-vis du RN, notamment ceux tournés vers l’export, est elle aussi en train d’être largement adoucie. Certes, le parti est contraint à un jeu d’équilibriste sur cette question, tant elle est fondamentale pour les milieux populaires victimes de la mondialisation. Dans son programme européen, le RN plaide ainsi pour une « concurrence loyale » au sein du marché européen, sans préciser ce que recouvre cette notion, ainsi que pour la « priorité nationale » dans la commande publique, formellement interdite par les traités de l’UE. Une profonde réforme de ces derniers sera donc nécessaire pour appliquer ces promesses. Le RN ne manque certes pas d’idées sur la question, notamment un référendum pour faire à nouveau primer la Constitution française sur le droit européen et la transformation de la Commission européenne en secrétariat du Conseil, institution réunissant les chefs d’Etats. Des propositions plutôt intéressantes pour que l’Union européenne soit une véritable « Europe des nations » plutôt qu’un proto-Etat supranational, mais qui nécessitent d’avoir des soutiens dans les autres Etats pour aboutir.
Ce tournant atlantiste et pro-européen est une forme de retour à la ligne originale du parti lorsqu’il était dirigé par Jean-Marie Le Pen. Se présentant alors comme le « Reagan français » et assumant un programme très libéral sur le plan économique, le père de Marine Le Pen était également un fervent défenseur de l’OTAN et de la construction européenne, qu’il voyait comme des remparts contre le communisme alors en place à l’Est de l’Europe. A l’époque, cette opposition frontale à la gauche permet au Front National de sortir brièvement de l’isolement politique, entre 1986 et 1988, lorsque le parti obtient ses premiers députés et apporte un soutien décisif à la droite traditionnelle pour gouverner cinq régions, qui lui offre quelques vice-présidences en échange. Excepté ce bref interlude, et malgré un affaiblissement continu depuis l’ère Sarkozy, le « cordon sanitaire » empêchant l’union des droites tient toujours de manière officielle.
La présence remarquée de Marine Le Pen au forum « Viva 2024 » à Madrid indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox.
Face à cet allié encombrant dont les outrances desservent sa stratégie de notabilisation, le RN a décidé de quitter le groupe ID et de rejoindre les CRE après le 9 juin, tout comme la Lega et le Fidesz de Viktor Orban. Des ralliements qui ont été mis en scène lors d’un grand rassemblement à Madrid le 19 mai, où les leaders de l’extrême-droite européenne étaient rejoints par des figures latino-américaines dont le Président argentin Javier Milei et un ministre du gouvernement Nethanyahou. Intitulée « Viva 2024 », cette démonstration de force a permis de renforcer les liens autour d’un agent réactionnaire commun. La présence remarquée de Marine Le Pen sur place indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox, ce qui peut rassurer un certain pan de l’électorat jusqu’alors inquiet des accointances russes du RN.
Un électorat moins populaire mais toujours plus large
Cette stratégie de respectabilité s’est également incarnée par l’arrivée de plusieurs personnalités sur la liste européenne du Rassemblement National, notamment Fabrice Leggeri, ancien directeur de l’agence de gestion des frontières extérieures de l’UE Frontex, énarque, normalien et haut-fonctionnaire au Ministère de l’intérieur. Ce ralliement largement médiatisé a été mis en avant par le RN comme une preuve de plus de sa capacité à gouverner grâce à des profils expérimentés et donc supposés « sérieux ». Sauf que cette « expérience » pose question : Fabrice Leggeri est visé par des plaintes pour complicité de crimes contre l’humanité et complicité de tortures en raison de la coopération de Frontex avec les gardes-côtes libyens, qui appartiennent pour beaucoup à des milices pratiquant le trafic d’êtres humains. Pour le sérieux, on repassera aussi : le RN demandait la suppression de Frontex, qu’il qualifiait de «supplétif des passeurs », lorsque Leggeri la dirigeait…
Si le rejet viscéral du macronisme et l’argument du « le RN, on a pas encore essayé » jouent bien sûr un rôle important, résumer l’addition de votes populaires et de votes bourgeois en faveur du parti lepéniste à la seule volonté de « renverser la table » est trop simpliste. Comme l’explique le chercheur Félicien Faury, qui a interrogé nombre d’électeurs frontistes dans le Sud de la France, le parti parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ». Ainsi, le parti refuse par exemple de construire plus de logements sociaux, mais entend en expulser les immigrés pour que davantage de Français en bénéficient. Au-delà du racisme, la popularité croissante de ce genre de thèses est directement corrélée à la résignation des Français : quoi que l’on fasse, les réformes libérales finissent par s’appliquer.
Le RN parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ».
Pour convaincre les Français qu’une autre société est possible, la gauche aura donc fort à faire. Avec une telle popularité des idées défendues par Bardella et Le Pen, invoquer la peur de l’inconnu et l’histoire du parti ne fonctionne plus. Plus que jamais, il lui faut pointer les contradictions du RN et son agenda anti-social afin de démontrer quels intérêts l’extrême-droite défendra réellement si elle parvient au pouvoir. Mais pour cela, encore faut-il que la « gauche » en question soit crédible. Les trahisons et attaques anti-sociales des parangons de la « mondialisation heureuse », du « rêve européen » et autres sociaux-démocrates rêvant de renouer avec le hollandisme sont en effet les premières raisons de l’essor initial du RN.
Si les mesures annoncées par le gouvernement Attal ont, semble-t-il, satisfait la FNSEA et les Jeunes agriculteurs, l’essentiel des revendications du mouvement paysan ont été balayées. Revenu minimum garanti, fin de la concurrence internationale ou meilleure répartition de la PAC : ces sujets ont été ignorés par la majorité, qui a préféré s’attaquer aux normes administratives et écologique. Rien qui permette de résorber la crise structurelle que traverse l’agriculture française, et qui ne fera que s’accroître.
Déclin démographique et concentration des exploitations
La crise agricole n’a pas subitement débuté avec le mouvement des agriculteurs : elle trouve ses racines dans la fin du 20e siècle. La baisse du nombre d’exploitations a débuté dans les années 1970, sans jamais être contrecarrée par les différentes mesures politiques.
Le dernier rapport décennal de 2019 est sans appel : sans politique de rupture, l’agriculture française irait droit vers la catastrophe. Environ 100 000 exploitations ont disparu depuis le précédent rapport de 2010, soit 20% au total. Entre 2000 et 2010, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de 3% alors qu’entre 2010 et 2020, cette baisse s’évaluait à 2,3%. La baisse du nombre d’exploitations se traduit par l’extension des cultures restantes. Alors que les exploitations mesuraient en moyenne 55 ha en 2010, en 2019 elles atteignaient 69 ha.
Corollaire : une crise démographique aiguë. Les résultats du rapport décennal sont édifiants : 58% des propriétaires d’exploitations sont âgés d’au moins 50 ans, soit 6 ans de plus en moyenne que dans le rapport décennal de 2010. Si la part des agriculteurs âgés de moins de 40 ans reste stable – 20% -, elle ne suffira pas à absorber la masse des agriculteurs qui partiront d’ici peu à la retraite, soit 55% d’entre eux en 2030 selon une étude de l’INSEE de 2019. Des chiffres qui établissent l’ampleur du manque d’attractivité du secteur…
Malgré la modernisation de l’agriculture, la pénibilité du métier demeure. Cette profession nécessite une attention de tous les jours. Il existe bien un système de remplacement, mais son coût avoisine les 130 euros la journée, et il demeure inaccessible pour une grande partie des agriculteurs – dont 18% vivent sous le seuil de pauvreté. Si les paysans vivent dans une grande précarité, ils subissent également une profonde solitude. Selon un sondage Ipsos, 45% des agriculteurs « se sentent plus isolés que jamais ». Rien n’indique que la tendance puisse s’inverser tant le métier apparaît peu attractif pour les jeunes générations qui ne se voient pas endurer les mêmes sacrifices que leurs aînés. Aussi ne s’étonnera-t-on guère que, selon la Mutualité sociale agricole, un agriculteur se suicide tous les deux jours – ceux qui possèdent moins de 50 hectares et vivent seuls étant les plus susceptibles de se donner la mort.
De la PAC étatiste à la PAC néolibérale
Le mouvement des agriculteurs a été l’occasion pour la FNSEA et les Jeunes agriculteurs de présenter les normes écologiques comme la première cause de la crise agricole. S’il est évident que de telles normes pèsent (par principe) sur sur les agriculteurs les plus précaires, une telle focalisation résulte d’abord d’un calcul politique. Elle permet de reléguer au second plan une dimension fondamentale du mouvement paysan : l’arrêt de la concurrence par les prix, dont la politique européenne est grandement responsable.
C’est la PAC qui est en cause. Si elle était censée assurer les revenus des agriculteurs, favoriser la transition vers une agriculture « durable » et garantir la souveraineté alimentaire des États européens, aucun de ces objectifs n’a été rempli. Il fut un temps – dès sa conception en 1962 – où la PAC était conçue comme un instrument régulateur, inspirée par le New Deal américain. Les prix étaient alors contrôlés pour protéger les agriculteurs de la variation des cours mondiaux, et l’UE constituait des stocks de produits, qui permettaient de renflouer le marché en période de vaches maigres. Des quotas de production étaient fixés, et des taxes douanières maintenues aux frontières. Longtemps, cette politique protectionniste – aujourd’hui hérétique – était peu contestée.
Cette période a permis de relever les agricultures françaises et italiennes, et de faire de l’Europe une puissance exportatrice. Elle a pris fin avec le tournant néolibéral de 1992, gravé dans le marbre du Traité de Maastricht. Une nouvelle PAC apparaît alors, apparaît, démunie des principes régulateurs qui ont pourtant fait son efficacité passée. De nombreux filets de protection disparaissent : les quotas sur le lait, le sucre et d’autres produits agricoles disparaissent, les prix garantis sur le blé et les bovins sont abaissés de 30%, les droits de douanes sont réduits et des accords commerciaux internationaux commencent à être discutés. La production agricole européenne est désormais alignée sur les cours mondiaux, ce qui conduit à une grande volatilité. Les revenus des agriculteurs en font les frais.
La PAC de 1992 a conduit à un modèle extensif de production, et à une évolution rentière du capitaliste agraire. D’un instrument de régulation, la PAC est devenue une prime du foncier, puisque indexée à l’hectare et non à la production. Il est plus intéressant pour un agriculteur de s’endetter pour accroître son domaine que d’améliorer ses rendements.
Les récentes orientations de l’Union européenne n’ont fait qu’accroître ces maux. En témoignent les multiples traités de libre-échange récemment signés, et sa volonté d’intégrer l’Ukraine en son sein. Un tel choix amplifierait mécaniquement la concurrence avec les agriculteurs français – qui perçoivent en moyenne 1500€ bruts, contre une somme estimée entre 200 et 300€ par mois en Ukraine…
Un modèle de production néfaste
Le mouvement des agriculteurs a mis en lumière l’inconséquence du gouvernement Attal. Après avoir repoussé la loi sur le renouvellement des générations en agriculture, les réponses aux paysans français se sont limitées au détricotage des normes écologiques et à quelques exonérations fiscales. De quoi satisfaire l’agro-industrie mais pas la majorité des agriculteurs.
La « mise en pause » du plan Écophyto – initialement pensé pour réduire de moitié l’usage de pesticides en France à l’horizon 2025 – est emblématique. Véritable trophée pour la FNSEA, l’abandon du plan est un recul conséquent pour l’écologie, sans être une victoire du mouvement paysan. La question des normes environnementales n’est devenue un sujet majeur que lorsque la FNSEA est parvenue à phagocyter le mouvement des agriculteurs, quelques jours après son surgissement dans le Sud-Ouest.
Si sur le court terme la répudiation de telles normes peut fournir un mince bol d’air aux paysans les plus précaires, ses impacts au long cours sont catastrophiques – notamment parce qu’elle conduira à une réduction drastique de la qualité des sols. La baisse continue de la fertilité des terres, conjuguée aux risques sanitaires encourues par l’usage des produits phytosanitaires, indiquent combien un changement de modèle agricole est nécessaire.
Dans son rapport de 2022, l’association Terre de liens sonne l’alarme concernant l’état des sols. En plus de subir une artificialisation galopante sous l’effet de l’agriculture intensive, ils perdent en fertilité. Les terres cultivées subissent deux phénomènes conjoints : tassement et érosion. L’utilisation d’engins de plus en plus lourds conduit au tassement des sols – soit la diminution de l’espace entre les différentes couches de terres nécessaires à la libre circulation de l’air et de l’eau. Dès lors, en cas de précipitations l’eau ne parvient plus à imprégner suffisamment les sols : elle ruisselle ainsi en surface, ce qui ne fait qu’intensifier leur érosion. Une diminution significative de la quantité de matière organique ainsi qu’une diminution de leur biodiversité en résulte. Selon l’ADEME, à l’échelle européenne, l’érosion causerait une perte de production estimée à 1,25 milliards d’euros par an…
Le Réseau de Mesures de la Qualité des Sols (RMQS) démontrait dans une enquête de 2008 que 20 à 25% des terres arables françaises subissent une érosion qui ne pourra être supportée durablement – depuis 1950, le taux de matière organique des sols ayant été divisé par deux en Europe. La population de vers de terre, élément fondamental de la qualité des sols, a chuté de 2 tonnes à seulement 100 kg par hectares en l’espace de 50 ans. Les pertes en termes de qualité nutritive des produits alimentaires sont conséquentes.
Refuser d’opposer agriculture et écologie
Transformer le modèle productif de l’agriculture française n’a jamais été aussi impérieux. L’agriculture est l’un des secteurs les plus polluants puisqu’il représente 19% des émissions de gaz à effet de serre en France. L’agriculture moderne, pour être compétitive dans un marché toujours plus mondialisé se doit de produire toujours plus et toujours plus vite. Fatalement, les parcelles cultivées s’agrandissent au détriment des arbres, des haies, soit de tout un écosystème pourtant profitable aux rendements – plus un écosystème est riche, plus le rendement sera important. Ainsi, les monocultures représentent un modèle en contradiction avec le fonctionnement même des écosystèmes.
Conformément aux demandes de la Confédération paysanne, il serait nécessaire de poser les bases d’une agroécologie française de rupture avec le libre-échange, adaptée aux petites et moyennes exploitations familiales – à rebours d’une agriculture d’entrepreneurs orientée vers l’export et des grands groupes agroalimentaires qui captent la plus-value du travail des paysans.
Une telle rupture ne pourrait avoir cours sans refonder le marché de l’alimentation. La logique baissière des prix induite par le modèle de l’hypermarché est néfaste pour les agriculteurs et pour la santé des consommateurs. L’institution d’une sécurité sociale alimentaire permettrait aux consommateurs d’acheter des produits de qualité tout en garantissant aux agriculteurs d’écouler leur production à des prix décents – ce qui transformerait l’alimentation en bien commun régulé par les institutions publiques, et lui ferait perdre son statut de marchandise.
Seuls des prix planchers permettront de fixer des prix agricoles décents. À l’inverse des annonces du gouvernement, ÉGALIM doit être abandonné. Si cette mesure était appliquée stricto sensu, elle ne parviendrait pas à annihiler les logiques concurrentielles de l’agriculture mondiale. À la merci des rapports de force économiques, ce dispositif juridique n’induit aucun encadrement des marges de l’agro-industrie. En effet, les négociations entre les industriels et les distributeurs priment sur celles des producteurs, qui se déroulent en bout de chaîne.
D’autant plus que le gouvernement a annoncé faire respecter les lois ÉGALIM en multipliant les contrôles des contrats entre industriels et exploitants. Mais avec seulement 100 contrôleurs pour 400 000 exploitations, la tâche semble irréalisable. Sur les 35 contrôles menés par la Direction générale de la concurrence envers les acheteurs de viande, dans 43% des cas aucun contrat n’encadre la relation commerciale entre l’exploitation et l’industriel – pire : ce sont seulement 20% des industriels qui seraient conformes à la loi. Les mêmes chiffres sont constatés dans la filière laitière.
Alors qu’une politique de rupture serait nécessaire pour résoudre la crise paysanne, le système future loi d’orientation agricole ne contribuera qu’à renforcer ÉGALIM et le système qui y a conduit. La crise agricole risque de s’aggraver à mesure que le dérèglement climatique s’exacerbera. Tant qu’écologie et agriculture seront opposées, tant que les syndicats agricoles majoritaires défendront une agriculture capitaliste orientée vers le tout export, cette contradiction structurelle ne pourra être dépassée.
Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.
LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ?
Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.
Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream.
« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »
Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique.
LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?
P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.
Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.
Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.
LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?
P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande.
Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.
« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »
En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ». Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.
LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?
P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrageIdéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner…
C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.
Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale.
LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?
P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.
La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.
Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.
La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…
« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »
Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.
LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?
P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution.
D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme.
« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »
Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.
Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.
LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?
P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».
La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.
LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?
P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.
En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune.
« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »
Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.
LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?
P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.
Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.
Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation.
LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.
P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.
Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.
LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?
Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.
C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.
LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?
AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.
Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.
Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.
LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?
AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.
« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »
La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.
LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?
AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.
LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?
AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.
Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.
LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?
AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.
LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?
AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.
LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?
AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !
« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »
On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.
LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?
AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.
LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?
AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.
Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.
LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…
AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.
LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?
AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.
LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?
AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.
LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?
AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !
LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?
AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.
Le made in France est à la mode. Aux côtés du protectionnisme économique et des relocalisations industrielles, il signe son grand retour médiatique en pleine crise économique et sanitaire. Il est invoqué comme un mantra aux allures de prophétie autoréalisatrice. Suffirait-il de ressasser cette formule magique pour voir l’industrie française renaître de ses cendres ? En réalité, une poignée d’entreprises et de militants porte à bout de bras le made in France. Sur le plan culturel, leur bilan est considérable et le made in France a bel et bien gagné les coeurs ; sur le plan économique, il est négligeable. En cause, – outre un pouvoir d’achat trop faible – une information insuffisamment transparente pour le consommateur. Les institutions de l’Union européenne font office de verrou ; plusieurs dispositifs européens entravent en effet l’affichage de l’origine des produits. Il convient donc de considérer les réformes nécessaires et les obstacles réglementaires à faire sauter.
Jean 1083 et slip français portés avec élégance. Boîte à histoire Lunii et blanc bonnet sur les oreilles. La carte française pour tous à Noël… Les produits fabriqués en France sont en retour de hype, au point que la matinale de France Inter les chronique. Derrière les filtres Instagram, les usines françaises ont du talent. Elles plaisent aux dandys métropolitains et autres consommateurs du bon goût. Face à une crise économique d’une violence inégalée, le made in France passe la sur-multiplié du « click and collect ». La filière tente de survivre face à la déferlante. Le secteur peut s’appuyer sur les 89% des Français souhaitant que la production des industriels français soit relocalisée, même si cela augmente le prix final pour le consommateur 1. Le made in France a gagné dans les têtes.
L’Union européenne est un obstacle à l’affichage de l’origine des produits. L’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 25 avril 1985 a jugé que les réglementations nationales prévoyant l’obligation de mentionner l’origine d’un produit étaient incompatibles avec l’article 30 du traité de Rome.
Plus rien ne s’oppose au made in France, vraiment ?
Les Français ont raison. Acheter français, c’est donner un travail à son voisin et à son cousin. En 2018, le conseil d’orientation pour l’emploi estimait que si les français achetaient seulement 10% de produits français parmi les biens consommés, 150.000 emplois nets seraient créés. Plus de 11Md€ de chiffres d’affaires seraient également générés.
84% des français pensent favoriser le respect de l’environnement en achetant des produits français 2. Et pour cause, 60 % des émissions de l’empreinte carbone en 2011 provenaient de la chaîne amont de produits dont la dernière transformation a lieu en France 3. Le made in France permet de mieux maitriser les émissions de cette empreinte carbone amont, en grande partie générées par les transports internationaux.
Le marketing du made in France tourne à plein, surfant sur l’envie de produits français. Mais dans les faits, le désir de consommation peine à se traduire en acte d’achat. La bataille, gagnée dans les têtes, n’a pas encore conquis les portefeuilles. En 2015, l’INSEE estimait que le made in France représentait 36% des biens manufacturés consommés dans le pays et cette part tombait à 15% sans les produits agro-alimentaires.
Cette difficulté à traduire la volonté des Français en actes d’achat s’explique par la faiblesse de l’offre. En effet, créé en 2010, le label Origine France Garantie a été élaboré avec sérieux pour distinguer les produits réellement fabriqués sur le territoire national. Après près d’une décennie d’existence et malgré l’énergie déployée par ses promoteurs de l’association ProFrance, seuls 600 entreprises se sont engagées dans le label. Le made in France peine à sortir du segment de niche et des métropoles heureuses.
On pourrait arguer que les labels, logos et autres certifications des produits fabriqués en France constituent un maquis difficilement déchiffrable pour le consommateur. C’est sans doute vrai, même s’il existe des labels clairs, exigeants et facilement reconnaissables, comme Origine France Garantie justement. Cette raison n’est pas suffisante. Il existe des causes davantage structurelles à cette timide expansion du made in France.
Le catenaccio juridique européen du made in France
La traçabilité de l’origine des produits consommés en France fait l’objet d’un cadenas juridique puissant. L’Union européenne est un obstacle à l’affichage de l’origine des produits. Un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 25 avril 1985 a jugé que les réglementations nationales prévoyant l’obligation de mentionner l’origine d’un produit constituaient une mesure équivalente à une restriction quantitative aux échanges, incompatible avec l’article 30 du traité de Rome. Cet arrêt traitait d’une affaire au Royaume Uni. Cependant, mécaniquement, la France qui disposait depuis 1979 d’une mesure imposant l’obligation de marquage de l’origine des produits textiles et d’habillement a dû abroger celle-ci en 1986.
L’imposition de l’origine des produits n’est aujourd’hui possible, en vertu du droit européen, que sur certaines denrées alimentaires périssables (légumes, fruits, oeufs, viande bovine, …) dans l’optique de la préservation de la sécurité sanitaire.
L’origine des produits manufacturés importés n’est donc pas connue du consommateur, mais uniquement de l’administration.
Cette connaissance administrative permet d’appliquer au produit importé les droits douaniers et les mesures de politique commerciale, en vertu des règles d’origine préférentielle (pays disposant d’un accord douanier avec l’UE) ou non préférentielle (ne disposant pas d’accord). Pourquoi la traçabilité des produits connue de l’administration ne pourrait-elle pas l’être du consommateur ?
Modifier le droit européen en la matière – et le rejeter si cela s’avérait impossible – conduirait donc à favoriser les relocalisations industrielles. Le made in France n’aura d’avantage concurrentiel que lorsque le consommateur sera en mesure de connaître l’origine de son produit. Il est ainsi probable qu’il privilégiera un produit qui maximise la production d’emplois locaux et minimise l’impact environnemental.
Le Yuka du made in France ?
Pour bien comprendre le levier que constitue l’information du consommateur, prenons le cas de l’éducation nutritionnelle. Celle-ci a été largement accélérée par les applications d’évaluation des aliments, à l’instar de Yuka qui a séduit 20 millions de consommateurs dans le monde. Muni de son smartphone et de cette application, chaque français a désormais la possibilité de faire ses courses, en pleine conscience de l’impact sur sa santé des produits choisis. La collecte patiente de données relatives aux compositions nutritionnelles a permis de créer ces applications. Yuka a en effet longtemps utilisé une base de données ouverte, l’Open Food Facts, qui répertoriait la composition des aliments. Ce répertoire de données s’est construit grâce à l’obligation de mentionner la composition des produits sur les emballages alimentaires.
Or, le lancement d’une application d’évaluation globale du made in France n’est aujourd’hui pas possible. À l’exception de l’agroalimentaire, nous ne connaissons pas l’origine des produits manufacturés. Nicolas Chabanne, fondateur de C’est qui l’patron?! a récemment annoncé le lancement de “l’appli des consos ». Ce dispositif permet l’évaluation des produits agro-alimentaires à l’aune de plusieurs critères, dont l’origine. Pour tous les autres produits français, la censure de la traçabilité interdit la création d’une telle application.
Seules les marques volontaires mentionnent leurs origines françaises sur leurs emballages. Le made in France devient ainsi un supplément d’âme marketing, pas un critère de choix pour le consommateur. Le consommateur ne peut connaitre la part de « fabriqué en France » qui rentre dans la composition de ses achats. Seule une évaluation fine et personnalisée de l’origine, à travers une application dédiée, permettrait pourtant de massifier l’éducation des consommateurs au made in France. Cet outil constituerait un atout décisif pour emporter cette bataille culturelle, celle de l’entrée du made in France dans l’âge de la maturité.
Porter le combat pour et par la transition écologique
Soutenir la production nationale, au-delà des slogans, impose donc de rouvrir le dossier de la traçabilité. Le contexte environnemental rend impérieuse la prise en compte des obstacles à celle-ci. Si la sécurité sanitaire du consommateur justifie l’imposition de la traçabilité des produits alimentaires, le péril écologique la légitimerait à plus forte raison sur d’autres produits. En effet, dans de nombreux secteurs – pas dans tous -, le made in France permet de réduire substantiellement la part du transport international et donc les émissions de CO2 attenantes.
La relocalisation industrielle porte en son sein une sécurité environnementale et donc sanitaire supplémentaire pour le consommateur. La France pourrait dès lors imposer légalement la traçabilité des produits manufacturés. En cas de contestation juridique, la France plaiderait devant les instances européennes, notamment la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), la sécurité environnementale et donc sanitaire du consommateur inhérente à cette mesure, comme les règlements européens le permettent sur les denrées périssables. En cas d’échec, le rétablissement de la suprématie du droit national sur le droit européen s’imposerait.
Dans de telles circonstances, il y a fort à parier qu’une réorientation de la consommation se produirait, à la faveur des produits nationaux. Un cercle vertueux de création d’emplois locaux, doublé d’une décarbonation de l’économie, pourrait s’enclencher. La création d’applications numériques dédiées permettrait de l’accroître encore.
Notes :
1 Sondage Odoxa-Comfluence pour les Echos-Radio Classique, réalisé en avril 2020. 2 Sondage IFOP pour ProFrance « les Français et le made in France », réalisé en septembre 2017. 3 Rapport du Haut Conseil pour le climat, « maîtriser l’empreinte carbone de la France », publié en octobre 2020.
« Le protectionnisme c’est la guerre » déclara Emmanuel Macron au cours d’un meeting à Arras en 2017, dans une volonté de faire écho à la formule de François Mitterand. Nationalisme et protectionnisme constitueraient ainsi les deux faces d’une même pièce, comme il en est question dans la suite de son intervention. La filiation historique et idéologique de ce genre de discours est aisément discernable. Des célèbres adages de Montesquieu aux poncifs en vogue aujourd’hui sur la nécessité de faire tomber les barrières commerciales pour œuvrer à la paix entre les peuples, la logique en est bien connue. Un examen historique des conditions d’introduction du libre-échange en Asie du Sud-Est au XIXe siècle suggère pourtant bien autre chose…
Opium et obus, le prix du libre-échange
Si le protectionnisme dispose d’un imaginaire associé au nationalisme des années 1930, les conflits liés à la diffusion du libre-échange en Asie du Sud-est, déterminants pour l’histoire récente, sont méconnus en Occident. C’est dans cette période d’internationalisation économique naissante que l’on soumet la Chine à la dépendance1de l’importation de produits étrangers, notamment l’opium, que les Britanniques acheminent depuis leurs colonies indiennes.
Avec la modernisation navale et l’opportunité croissante de la demande étrangère ayant eu cours dans la première moitié du XIXe siècle, les capitaux occidentaux se dirigent vers des pays de plus en plus lointains. La Grande-Bretagne, désireuse de rétablir sa balance commerciale déficitaire avec l’Empire du milieu, voit l’opium comme une opportunité d’inverser cette tendance. Devant les mesures de rétorsion que met en place l’empereur Daoguang pour endiguer ce fléau qui mine la société chinoise, les passeurs et trafiquants anglais initient un trafic d’opium, entraînant son lot de corruption, alors que la Compagnie britannique des Indes orientales s’efforce de contourner les interdits chinois.
Suite au transfert des réseaux marchands de la Compagnie britannique des Indes orientales à la couronne anglaise, l’opium devient une affaire d’État. Les country traders fomentent une véritable contrebande étatique et leurs convois sont directement placés sous escorte navale britannique, le tout sans grande discrétion. Face aux tentatives chinoises de juguler l’afflux d’opium, les marchands privés réclament depuis un moment déjà une intervention militaire de leur pays au nom du droit à commercer librement.
L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine, ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.
Mais le prétexte à la guerre advient le 3 juin 1839 lorsque les autorités chinoises saisissent et détruisent un stock d’opium de 1188 tonnes et proclament son interdiction. Le port de Canton est fermé aux Anglais. Le 4 septembre de la même année, la première escarmouche navale entre les deux belligérants éclate lorsque les navires britanniques forcent le blocus chinois du port de Kowloon, lieu de ravitaillement pour la contrebande d’opium. À la grande satisfaction des country traders, l’Angleterre cautionne alors une intervention militaire officielle qui se fixe pour but d’obtenir un dédommagement sur la perte de marchandise d’opium, mais également l’ouverture de plusieurs ports aux Anglais, l’occupation d’îles côtières (notamment Hong-Kong) et enfin la ratification d’un traité de commerce plus équitable. En réalité, le traité de Nankin est largement à la faveur des Anglais et reflète bien la dissymétrie des relations sino-britanniques de l’époque. Des relations pourtant revendiquées sous l’égide d’un libre-échange théorisé comme le moyen de maximiser des intérêts mutuels marchands, auquel nous prêtons aujourd’hui la vertu de lisser les rapports de force et de stériliser toute politique nationaliste agressive.
Après une expédition militaire qui tourne rapidement à l’avantage de la flotte anglaise, la Chine est contrainte au versement d’une réparation de 21 millions de dollars, ainsi qu’à l’ouverture de cinq de ses ports au commerce international (Shanghai, Ningbo, Amoy, Canton, Fuzhou). L’île d’Hong-Kong est cédée aux Anglais, des consulats sont imposés un peu partout, seuls compétents à juger les commerçants étrangers au nom d’un principe d’extra-territorialité qui restera un terrible affront pour la souveraineté chinoise.
Une seconde campagne sera menée contre la Chine en 1858, à laquelle s’ajoutent les Français, qui conduit à la prise de Pékin et au pillage du Palais d’été. De nouveaux ports sont ouverts au commerce étranger et le commerce d’opium se voit officiellement légalisé par les traités de Tianjin (1858) et la convention de Pékin (1860). C’est l’avènement des concessions étrangères avantageant les marchands occidentaux par rapport aux marchands locaux. Les cessions progressives des douanes impériales aux intérêts anglais2, la constitution au sein de la capitale chinoise d’ambassades étrangères, les missionnaires chrétiens dans les campagnes, seront autant de facteurs déstabilisants pour la culture, la souveraineté et l’industrie chinoise. Pendant ce temps, le commerce d’opium se révèle plus prospère que jamais et prolifère jusqu’à atteindre les 10 % d’opiomanes dans la population adulte chinoise en 1905.
L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.
Commodore Perry et la Gunboat diplomacy3, une autre facette du libre-échange
En juillet 1853, le plus gros navire de guerre de son temps, avec à son bord l’amiral américain Matthew Perry, s’approche de la baie d’Edo au Japon, escorté par quatre autres navires. Rapidement surnommés « bateaux noirs » par les locaux, ces navires de guerre débarquent 300 fusiliers marins sur les côtes japonaises. Cette démonstration de force accompagne une lettre destinée au shôgun d’Edo. Le président américain enjoint vivement le shôgun à ouvrir des relations diplomatiques et économiques avec le pays, dont la fermeture aux Occidentaux est en vigueur depuis 1641.
Début 1854, l’amiral Perry est de retour avec sept navires de guerre, dont trois frégates, 1700 matelots et une centaine de canons. Le shogunat Tokugawa cède à la demande des Américains et signe le 31 mars de la même année un traité d’amitié nippo-américain, stipulant l’ouverture des ports de Shimoda et de Hakodate aux étrangers, faisant ainsi des États-unis d’Amérique la nation étrangère la plus favorisée des relations diplomatiques japonaises – ce qui ne manque pas de déstabiliser la cour impériale et son dogme autarcique. Cette victoire audacieuse et agressive de la gunboat diplomacy américaine connaît un fort retentissement. Devant l’appât du gain, les Russes ne tardent pas à leur emboîter le pas en signant en 1855 un traité semblable proclamant l’ouverture du port de Nagasaki et glanant au passage l’archipel d’Ouroup. Suivront naturellement la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Prusse et la France.
Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji5et à la chute du régime shôgunal.
Les Américains obtiennent finalement l’ouverture d’un consulat permanent à Shimoda, dans un temple désaffecté. Au départ réticente, la cour impériale japonaise finit par céder sous la pression et la nouvelle de bombardements franco-britanniques à Canton, sur les côtes chinoises, en 1858. De nouveau, les grandes puissances occidentales signeront une à une des accords semblables. De nouveaux ports s’ouvrent aux étrangers (Edo, Osaka), qui ne sont plus obligés de traiter avec les représentants et fonctionnaires du shogunat pour mener à bien leur commerce. Parallèlement aux traités sino-britanniques ratifiés après les deux guerres de l’opium, les autorités consulaires sont seules compétentes à juger un acte délictueux commis sur le sol japonais par un étranger et ce selon les lois de son propre pays. Les concessions habitées par ces mêmes étrangers deviennent de véritables zones d’extraterritorialité. Les navires occidentaux amarrés dans les ports japonais qui leur sont ouverts ne sont soumis qu’à l’autorité de leurs pays respectifs, transformant de fait ces ports en quasi-bases militaires occidentales. Le droit de douane relatif à l’exportation est plafonné à 5% (ceux relatifs à l’importation doivent passer par une négociation) pour le bakufu4. Ces traités qui placent le Japon dans un état de mi-sujétion sont en vigueur pour une durée indéterminée.
Dès 1867, l’afflux de produits étrangers désorganise profondément les circuits commerciaux et plonge le pays dans une crise économique. La forte demande en soie rompt le marché intérieur, l’inflation explose et le prix du riz se voit multiplié par six de 1864 à 1867. La vampirisation économique que provoquent les concessions étrangères entraîne le contournement de l’activité et des circuits ruraux, et la concurrence ruine les marchands de cotons. Devant le risque d’une guerre impossible à remporter, les autorités japonaises cèdent à des demandes étrangères aussi dégradantes qu’impopulaires, qui provoquent une instabilité politique et des actions de terrorisme visant à la fois des dirigeants politiques japonais et des occupants étrangers. Après des tentatives politiques d’opposition aux concessions étrangères, les flottes françaises, anglaises et américaines ripostent et obtiennent gain de cause. Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji et à la chute du régime shôgunal.
À qui le libre-échange profite-il ?
Ces épisodes du XIXe siècle illustrant la mise au pas et la conversion de la région est-asiatique au libre échange, au moyen de la force militaire, remettent en question les lieux communs érigeant cette doctrine comme aboutissement de la communication et des relations apaisées entre les peuples. Les idéologues et promoteurs de ce qui est présenté de nos jours comme un truisme adossé au sens de l’histoire se trouveront ici en prise avec deux sérieux contre-exemples.
Le caractère extatique et presque religieux de la foi en un libre-échange vertueux, que l’on retrouve partout aujourd’hui, du FMI jusqu’à l’OMC, se trouve déjà chez Richard Cobden, industriel et homme d’État anglais lorsqu’il s’exprime dans un discours adressé à la chambre des Lords en 1846 : « Je regarde plus loin ; je vois le principe du libre-échange jouant dans le monde moral, le même rôle que le principe de la gravitation dans l’univers : attirant les hommes les uns vers les autres, rejetant les antagonismes de race, de croyance et de langue ; et nous unissant dans le lien d’une paix éternelle ».
L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposant alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer.
Le libre-échange ne débouche pas nécessairement sur des tensions commerciales, pas plus qu’il n’endigue les conflits armés, mais il peut être le prolongement économique d’une politique agressive, le cheval de Troie d’une relation commerciale inégale, comme cela a été le cas lors de ces deux événements historiques. La réduction des obstacles au commerce ne produit pas nécessairement le cercle vertueux de l’échange favorisant la paix, la communication et la compréhension mutuelle entre les peuples. À l’opposé, les mesures de protection économique peuvent se muer en un rapport de force garantissant une certaine équité et limitant un éventuel déséquilibre dans les relations commerciales entre pays.
Cette propagation du libre-échange en Asie du Sud-Est intervient dans un contexte diplomatique et international bien précis, celui d’une domination et d’une soif d’expansion marchande de l’Occident, dont le libre-échange incarnera la traduction économique. C’est parce que le libre échange est un vecteur possible de domination quasi-colonial qu’il a été promu comme fer de lance de la volonté de conquête du marché chinois par les Britanniques, plus que par idéologie pure. L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposait alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer. C’est ce que les Anglais ont compris en faisant de la défense d’un principe libéral le moyen d’étendre leur assise économique dans la région. L’accord de Nankin finalise une position de faiblesse chinoise dans les négociations, exploitée par les britanniques, au moyen du free-trade.
De quoi la doctrine libre-échangiste est-elle le nom ?
L’assimilation du commerce au seul libre-échange, comme cela est couramment orchestré de nos jours, constitue un tour de force et une victoire idéologique des libre-échangistes. L’alternative présumée entre politique commerciale protectionniste ou libre-échangiste se réduirait, nous dit-on, à choisir entre une autarcie régressive et une ouverture philanthropique et progressiste.
Ce schéma se heurte à l’histoire des politiques commerciales. Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique. Il s’agit d’un cas extrême d’absence de protections douanières, auquel s’oppose l’autarcie, c’est-à-dire la fermeture totale au monde extérieur. L’espace entre ces deux extrémités balaye tout le champ de la politique commerciale protectionniste. Dès lors, il est incorrect d’opposer cesdeux doctrines, libre-échange et protectionnisme, comme le pendant l’une de l’autre. Le protectionnisme, en fait ostracisé comme mesure extrême et déraisonnable, couvre au contraire un pan large et ajustable de freins douaniers qui s’apparente plutôt à un niveau intermédiaire dans le spectre des politiques économiques.
Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique.
Un examen historique des revirements de politiques commerciales oblige à tirer des conclusions plutôt pragmatiques. En réalité, l’alternance entre politique tantôt fondée sur le protectionnisme, tantôt sur le libre échange découle davantage d’une analyse des circonstances économiques d’un pays donné. Le choix d’une politique au détriment d’une autre est donc le fruit d’une réflexion sur les avantages qu’en tirera le pays, et non d’une volonté de défendre une certaine vision de l’économie. Comme l’affirme Paul Bairoch (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Gallimard, 1994, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Gallimard, 1997) : « dans l’Histoire, le libre-échange est l’exception et le protectionnisme la règle ». De façon plus notable encore, il observe qu’au long du XIXe siècle, le monde occidental s’apparente à « un océan de protectionnisme cernant quelques îlots libéraux » si ce n’est pour une courte période de libre-échangisme entre 1860 et 1870. Tandis que seuls la Grande-Bretagne et les Pays-Bas prônent clairement le libre-échange au sein des pays développés, Bairoch remarque que les pays du Sud constituaient « un océan de libéralisme sans îlot protectionniste ». C’est même pour lui, l’imposition de traités libre-échangistes qui a appauvri les pays du Sud, et le protectionnisme en vigueur chez les Occidentaux, en particulier aux États-unis, qui a permis à ces derniers de se développer au cours de cette période.
Le libre-échange adoucit les mœurs ?
Pour Montesquieu (Montesquieu, De l’esprit des lois, GF, 2019),« l’histoire du commerce est celle de la communication des peuples » ; « le commerce guérit des préjugés destructeurs », ajoutait-il : « et c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ». Il s’agit d’interroger le subtil amalgame qui s’est insinué au fil du temps par la juxtaposition de la notion même de commerce à celle, exclusivement, de libre-échange. Le commerce auquel fait référence Montesquieu recouvre une signification plus vaste que l’on ne veut bien admettre aujourd’hui. Lorsqu’il affirme que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », il s’agit aussi bien d’un commerce culturel que d’un échange exclusivement marchand.
Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, il peut devenir l’instrument d’une domination économique.
Cette maxime reste justifiée et peu s’avérer intéressante pour peu qu’on l’épure d’un certain usage moderne, dévoyé et subverti. Si toutefois l’argument de l’échange culturel subsiste de nos jours, c’est qu’il n’est qu’un masque posé sur le visage d’une pensée économique radicale qui se drape de bonnes intentions pour se faire accepter. De plus, cette vision candide du libre-commerce qui faitdire à l’économiste Frédéric Bastiat que : « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront6» ignore totalement la dissymétrie qu’instaure le libre-échange dans une relation économique entre partenaires inégaux, subordonnant toute possibilité « d’échange culturel » à un déversement à sens unique de soft-power aux vertus d’acculturation. Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, peut devenir l’instrument d’une domination économique.
1Une dépendance au sens strict du terme, puisqu’il s’agit pour les marchands anglais d’inonder le marché chinois d’un produit addictif auquel beaucoup de consommateurs deviendront physiquement dépendants.
2 Qui débouchent sur des impositions de tarifs douaniers
Avant de devenir une personnalité publique d’envergure nationale suite au succès de son film Merci Patron ! et à son élection dans la première circonscription de la Somme, François Ruffin était l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages portant sur divers thèmes, souvent à mi-chemin entre l’enquête journalistique et l’essai politique (on peut citer notamment Faut-il faire sauter Bruxelles ? ou encore La guerre des classes.). En 2011, il signe Leur grande trouille. Journal intime de mes pulsions protectionnistes, une lecture particulièrement intéressante pour comprendre le positionnement de François Ruffin au sein de l’espace progressiste.
La thèse développée par François Ruffin est la suivante : il faut comprendre le protectionnisme comme un instrument de politique économique au service des gouvernements, au même titre que n’importe quel autre mode d’action sur l’économie (politique budgétaire, fiscale…). Le protectionnisme consiste à limiter la concurrence des produits étrangers en mettant en place des tarifs douaniers, rendant ces mêmes produits plus chers une fois arrivés sur le marché national, ou des contrôles aux frontières empêchant les produits qui ne respectent pas certaines normes de rentrer sur le territoire.
Pourtant, à un débat d’ordre technique se substitue souvent un jugement moral sans appel les rares fois où le protectionnisme est évoqué dans la sphère médiatique. Il est alors associé à des termes tels que « repli » ou « nationalisme » et donc condamné sans autre forme de procès. Il est bien-sûr difficile de contester l’importance de la rhétorique protectionniste dans le discours de personnalités d’extrême-droite comme Marine Le Pen ou Donald Trump. Est-ce une raison suffisante pour que le protectionnisme soit exclu de tout discours ou programme politique se voulant critique vis-à-vis système économique actuel ?
A ce titre, la Picardie – département dans lequel est élu François Ruffin – est typique des conséquences du libre échange. Les Picards ont particulièrement souffert des délocalisations au cours des dernières décennies. Le taux de chômage y est bien supérieur à la moyenne nationale. Chaque fois qu’une usine ferme, le même argument implacable revient : pourquoi produire en France quand on produit pour moins cher ailleurs ? Systématiquement, les responsables de ces délocalisations présentent la concurrence internationale comme un fait de nature, inévitable et permanent, au même titre que la “loi de la gravitation universelle”, pour reprendre l’analogie d’Alain Minc. Il est nécessaire d’étudier la façon avec laquelle cette concurrence internationale s’est accrue au cours de l’histoire récente pour détricoter ce genre d’affirmation.
On découvre ainsi que l’abaissement des tarifs douaniers a été constant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, conformément au GATT signé par 23 pays en 1947. Ce processus a conduit à la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, regroupant la grande majorité des États du monde. On parle donc ici de choix politiques assumés par les gouvernements successifs et non pas d’une tendance “naturelle” de l’économie mondiale. Ruffin met également en avant le rôle de la construction européenne qui a largement contribué à l’ouverture des économies nationales, en particulier à partir des années 90. En effet, l’Europe telle qu’elle s’est construite depuis les années 50 n’a pas été pensée autrement que comme un vaste marché, et la liberté de circulation des marchandises est instituée comme liberté fondamentale en 1986 dans le cadre de l’Acte unique européen. Il est par ailleurs étonnant de constater que, dans le cas de la France, les alternances politiques ont très peu d’influence sur la politique commerciale.
Comment s’étonner alors que l’entreprise Whirlpool préfère faire fabriquer ses sèche-linge, pourtant majoritairement destinés au marché français, en Pologne plutôt qu’à Amiens ? Cette délocalisation n’est d’ailleurs pas la première : avant cela, Whirlpool avait déjà déplacé sa production de lave-linge à Poprad en Slovaquie. Chaque mobilisation en réaction à la fermeture d’une usine voit alors deux logiques s’affronter : d’un côté la sauvegarde des emplois pour les travailleurs et de l’autre le maintien, voire l’augmentation, du taux de rentabilité du capital pour les actionnaires.
Sur ces bases, on comprend mieux pourquoi ceux-ci, ainsi que leurs nombreux défenseurs, sont les premiers à chanter les louanges du libre-échange et de la concurrence internationale. En octobre 2008, alors que la crise financière vient de démarrer, Laurence Parisot déclare ainsi devant un rassemblement de patrons issus des pays du G8 : “nous attendons aujourd’hui des responsables politiques et institutionnels […] qu’ils écartent toute mesure protectionniste.” Les propos de l’économiste libéral Gary Becker valent aussi son pesant d’or : “Le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en développement.”
Une question sociale et écologique
Les délocalisations constituent la partie visible de l’iceberg. En plus de faciliter celles-ci dans le cas de la France, la concurrence internationale constitue un puissant instrument de justification pour les gouvernements qui souhaitent abaisser certains impôts ou revenir sur certains avantages sociaux au nom de la sacro-sainte compétitivité. Le cadre de la mondialisation marchande se révèle alors une bénédiction pour qui veut mettre en place des politiques favorisant les actionnaires, fût-ce au détriment du reste de la société. Au chômage produit par les délocalisations viennent donc s’ajouter la stagnation des bas salaires, la précarité de l’emploi et l’abandon des services publics justifiés par la diminution des rentrées fiscales.
François Ruffin choisit également d’évoquer dans son livre l’impact écologique du libre-échange. Si la situation actuelle est le résultat de politiques d’ouverture commerciale délibérées, l’élimination des « barrières physiques » et le rôle des transports sont également à prendre en compte. Dans les années 90, en pleine période pré-Maastricht, le président de la Commission européenne, Jacques Delors, prône la construction de douze mille kilomètres d’autoroutes en se basant sur le rapport « Missing Links » produit en 1985 par un groupe d’industriels européens. Ce choix visant à fluidifier la circulation des marchandises en Europe a évidemment conduit à l’augmentation des émissions de gaz carbonique, et cela au mépris des infrastructures ferroviaires dont disposaient déjà des pays comme la Pologne. En suivant cette logique, des mesures protectionnistes pourraient ainsi faire partie d’un programme plus vaste visant à réduire l’impact de certaines activités économiques sur l’environnement.
L’entretien d’un tabou
Comment expliquer alors que le protectionnisme ait pu devenir un tel tabou chez les défenseurs d’un ordre économique alternatif ? À la fin de son ouvrage, François Ruffin livre une réflexion particulièrement stimulante sur la construction du discours libre-échangiste et sur les impensés des mouvements opposés au néolibéralisme. Année après année, à force de répétition, une idée semble s’être imposée : s’opposer à la libre-circulation des produits équivaut à s’opposer au métissage et à l’amitié entre les peuples. Derrière la moindre augmentation des tarifs douaniers se cacherait en réalité le spectre du nationalisme et de la xénophobie.
Encore une fois, un retour à l’histoire permet de contredire ces affirmations. Ruffin cite notamment les travaux de Paul Bairoch qui démontre que pendant une bonne partie du XIXème siècle dans les pays occidentaux, le protectionnisme n’était pas l’exception mais bien la règle, sans que celui-ci ne soit adossé à des discours chauvins ou va-t-en-guerre. C’est pourtant l’argument qui est souvent opposé à ceux qui évoquent la possibilité d’une politique commerciale plus restrictive.
Il est plus inquiétant de constater que ce genre de raccourci soit également repris par des courants politiques se revendiquant de l’anticapitalisme. François Ruffin évoque ainsi sa brève rencontre avec Olivier Besancenot en 2010 qui affirmait alors que le protectionnisme était susceptible de « réveiller le nationalisme » en plus de « renforcer les actionnaires ». On retrouve d’ailleurs le même Olivier Besancenot campé sur ses positions sept ans plus tard au cours d’un débat l’opposant justement à François Ruffin sur ce thème précis.
La question du protectionnisme comporte également une dimension stratégique. Les enquêtes d’opinion ont mis en lumière l’attrait que présente le protectionnisme auprès d’un grand nombre de Français (53 % selon un sondage réalisé en 2006) parmi lesquels on trouve en majorité les ouvriers et les jeunes. Il devient alors difficile de ne pas mettre ces chiffres en relation avec le succès du Front national qui n’a pas hésité à faire rapidement sien le thème du protectionnisme et qui réalise actuellement ses meilleurs scores dans les régions les plus touchées par la désindustrialisation. Faut-il alors voir dans le refus d’une certaine gauche d’intégrer le protectionnisme à son discours l’une des causes de sa rupture avec les classes populaires qu’elle prétend défendre ? C’est la thèse défendue par Ruffin, mais également par Aurélien Bernier dans son livre La gauche radicale et ses tabous.
On peut cependant reprocher à l’auteur de ne pas prendre en compte l’internationalisation des chaînes de production. Dans plusieurs secteurs économique, les produits passent désormais par plusieurs pays avant d’être mis sur le marché. C’est par exemple le cas de l’industrie automobile allemande dont les pièces sont majoritairement fabriquées dans les pays d’Europe centrale mais sont finalement assemblées en Allemagne (certains parlent judicieusement d’un passage du Made in Germany au Made by Germany). De ce fait on imagine mal des pays comme la Pologne ou la République tchèque mettre en place des restrictions commerciales pour protéger leur économie, celle-ci étant largement dépendante de leur voisin allemand. Penser le protectionnisme implique donc de prendre en compte cette aspect de la mondialisation qui limite les possibilités de certains États en termes de relocalisation de la production.
Il faut finalement reconnaître un mérite à François Ruffin, celui de ne pas proposer de solution miracle et de considérer le protectionnisme pour ce qu’il est, c’est-à-dire un simple outil. Ce qu’il souhaite, c’est qu’un débat s’ouvre sur l’utilisation de cet outil et surtout sur son intégration à un programme plus vaste de rupture avec le fonctionnement actuel de l’économie. Alors que Ruffin affichait une certaine lassitude quant à la faible audience de l’idée protectionniste, celle-ci semble avoir fait du chemin dans les esprits depuis la parution de Leur grande trouille.
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L’illusion économique de Emmanuel Todd La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance de Maurice Allais Mythes et paradoxes de l’histoire économique de Paul Bairoch Bad Samaritans: the Myth of Free Trade and the Secret History of Capitalism de Ha Joon Chang
Crédit photo Une, François Ruffin à la fête de l’Humanité 2016 : Ulysse GUTTMANN-FAURE